Dictionnaire de théologie catholique/LÉON XIII, pape
LÉON XIII, pape du 20 février 1878 au 20 juillet
1903.
I. Léon XIII avant son pontificat.
II. Œuvre doctrinale (col. 338).
III. Action politique (col. 341).
IV. Léon XIII et l’expansion catholique (col. 319).
V. Action intellectuelle, sociale, internationale (col. 353).
I. Léon XIII avant son pontificat.
1o Jeunesse et débuts.
Le 2 mars 1810, à Carpincto, dans les monts volsques, naissait — le sixième d’une famille de sept enfants — Joachim-Vincent-Raphaël-Louis Pecci, qui sera plus tard Léon XIII. Par son père, le colonel comte Ludovic Pecci, il se rattachait, très vraisemblablement, à cette ancienne famille des Pecci, qui avait au Moyen Âge donné des hommes politiques a l’État siennois, et donné à l’Église un bienheureux et une bienheureuse, Pierre Pecci, fondateur des ermites de Saint-Jérôme, et Marguerite Pecci, servite de Marie. Par sa mère, Anne Prosperi. — « mère des pauvres, femme d’une sainteté antique », lit-on dans son épitaphe, il était le lointain descendant du célèbre tribun Cola da Rienzi. Il fut élève du collège des jésuites à Viterbe, puis du Collège romain. Docteur en théologie en 1832, il devint membre de l’Académie des Nobles ecclésiastiques, et remporta en 1835 un prix, devant l’Académie théologique de la Sapience, pour un travail sur les appellations directes au pontife romain. La bienveillante amitié du cardinal Sala, qui avait jadis aidé le cardinal Caprara dans les négociations du Concordat avec Bonaparte, dirigea de bonne heure Joachim Pecci vers des postes de prélature ; dès 1837, Grégoire XVI le nommait prélat domestique, référendaire du tribunal de la Signature, ponent de la congrégation du Buongoverno ; et dans la seconde quinzaine de décembre de cette même année, Joachim Pecci devenait coup sur coup sous-diacre, diacre et prêtre.
Trois grands ordres religieux s’étaient rencontrés à l’origine de son éducation intellectuelle et morale. Les traditions de sa famille étaient de nature à lui inspirer une grande ferveur pour l’ordre franciscain : on y parlait volontiers de l’instante neuvaine à saint Louis de Toulouse à la suite de laquelle Charles et Anne-Marie Pecci avaient obtenu un fils, le propre père de Léon XIII. Les jésuites avaient fait de lui un humaniste, qui dès sa prime jeunesse se complaisait au jeu des vers latins et qui, toute sa vie, avec amour, cultivera cette discipline. Et, sur les bancs du Collège romain, Léon XIII s’était orienté, par un attrait décisif, vers celui qu’il appelait l’archimandrite des théologiens, vers saint Thomas, gloire de l’école théologique dominicaine.
Il fut, de 1838 à 1841, délégat à Bénévent. Contrebandiers et bandits inquiétaient cette lointaine dépendance de l’État pontifical, enclavée dans le royaume de Naples ; le carbonarisme y paraissait exercer quelque influence occulte ; et les hobereaux de la province, s’abandonnant volontiers à des actes de demi-brigandages, essayaient d’intimider, en le menaçant de se plaindre au Vatican, le jeune délégat. Léon XIII fit savoir à l’un d’entre eux que sur le chemin du Vatican il rencontrerait la prison du château Saint-Ange. Une petite armée, organisée par ses soins, traqua les malfaiteurs.
Et la récompense de ces succès fut sa nomination, en 1841, à la délégation de Pérouse, où il fit acte d’initiative sociale par la création d’une caisse d’épargne. À titre de haut fonctionnaire temporel de l’État pontifical, c’est-à-dire d’un État menacé par l’émeute et protégé par l’Autriche, Joachim Pecci, à cette époque de sa vie, nous apparaît animé d’un état d’esprit plutôt légitimiste — de ce même état d’esprit qui, dix ans plus tôt, l’avait amené à applaudir l’intervention autrichienne dans les Romagnes et à demander en ses prières la victoire des prétendants Carlos et Miguel, en Espagne et en Portugal. Mais sa nomination à la nonciature de Bruxelles, en janvier 1843, allait le mettre en présence d’autres horizons politiques. « C’est mon fils de prédilection », disait de Joachim Pecci le cardinal Lambruschini, secrétaire d’État de Grégoire XVI ; et le cardinal, dans ses instructions au nouveau nonce, lui recommandait, comme un « strict devoir », de protéger la « liberté » dont jouissait en Belgique « la religion catholique et l’exercice de l’autorité épiscopale », et de « ne pas se montrer animé d’un zèle indiscret et beaucoup moins encore d’un esprit quelconque de parti. » Un souverain protestant et d’ailleurs animé de dispositions bienveillantes pour la foi catholique ; un peuple dont il célébrait, en ses lettres, la bonté et la solide religion ; des Chambres où le sentiment catholique était encore prépondérant, mais où le parti catholique, si nombreux qu’il fût, était mal organisé ; un ministère « unioniste », le ministère Nothomb, ministère qui comprenait à la fois des libéraux et des catholiques, et qui, fortement attaqué par les éléments anticatholiques du parti libéral, effrayait les catholiques par le dépôt d’un projet de loi confiant au gouvernement central la nomination de tous les membres des jurys d’examen, dont jusque-là les deux tiers étaient nommés par les Chambres : tel fut le spectacle qu’offrait à Mgr Pecci la Belgique religieuse et politique. Contrairement aux suggestions de son prédécesseur Mgr Fornari, devenu nonce à Paris, et qui se montrait favorable au projet Nothomb, et contrairement à l’exemple que lui donnaient les ministres de Prusse, de France et d’Autriche, qui travaillaient activement pour ce projet, Mgr Pecci, d’accord avec les évêques et le parti catholique, s’y montra hostile : il agit auprès de Léopold Ier pour obtenir le retrait du projet auquel fut substituée une combinaison plus favorable aux intérêts catholiques. Mgr Pecci fut également d’accord avec le roi, en même temps qu’avec les évêques, pour faire prévaloir une interprétation nettement catholique de la loi scolaire de 1842, à [’encontre de l’esprit de neutralité que voulait introduire Nothomb dans l’application de cette loi.
L’influence qu’avaient prise à Louvain le traditionalisme et l’ontologisme commençait de préoccuper l’autorité romaine ; Mgr Fornari, prédécesseur de Mgr Pecci, avait, dès 1842, envoyé à Rome les œuvres d’Ubaghs et de Tits, pour les faire examiner par les congrégations compétentes ; Mgr Pecci saisit de la question les évêques belges ; un seul, l’évêque Delebecque, de Gand, en avait aperçu la gravité. Ce péril doctrinal avait amené les jésuites à fonder un cours de philosophie au Collège de la Paix à Namur ; des protestations s’élevèrent de la part de l’Université de Louvain et de la majorité des évêques. Mgr Pecci agit en pacificateur en faisant décider que le cours de Namur aurait le caractère d’un cours préparatoire aux études universitaires, et que le Collège de la Paix ne posséderait pas une faculté complète.
Mgr Pecci, sans redouter des conflits de compétence avec les évêques, souhaita et obtint du Saint-Siège les pouvoirs nécessaires pour la réforme des ordres religieux, et il y procéda lui-même, activement, par la visite de plusieurs abbayes. Non moins soucieux des développements du ministère paroissial, il obtint, durant sa nonciature, la création d’environ soixante nouvelles succursales. Il contribua en 1844, par son intervention à la réunion annuelle des évêques belges, à faire créer à Rome le collège ecclésiastique belge, et il sut les convaincre, à l’encontre de leur projet primitif, que ce collège devait être soustrait à leur direction et être confié par le Saint-Siège à un protecteur choisi parmi les cardinaux résidant à Rome. « Je supplie votre Sainteté, écrivait Léopold Ier à Grégoire XVI, de demander à l’archevêque Pecci un compte exact des impressions qu’il emporte sur les affaires de l’Église en Belgique. Il juge toutes ces choses très sainement. » Ce témoignage d’un souverain protestant sur l’activité diplomatique de Mgr Pecci attestait la souplesse d’intuition avec laquelle, dans cet État belge issu de la Révolution de 1830. l’ancien fonctionnaire de l’État pontifical avait su s’adapter aux mœurs politiques d’un régime parlementaire, et garder la confiance de l’État sans rien abdiquer, nous l’avons vii, des intérêts de l’Église.
2o L’épiscopat à Pérouse ; le conclave.
Dans le consistoire du 19 janvier 1846, Grégoire XVI préconisait Mgr Pecci évêque de Pérouse, dont naguère il avait été délégat. Il allait occuper ce siège épiscopal trente-deux ans durant. Les premières années de son épiscopat furent très agitées : c’était l’époque où Pie IX, après avoir été salué par l’opinion publique italienne comme un libérateur, avait le double chagrin de voir l’émeute se dresser contre lui et l’Autriche intervenir, en dictatoriale protectrice, sur certains points de ses États, parmi lesquels était Pérouse. Mgr Pecci, qui peu de mois auparavant, avait accueilli dans son évêché l’abbé Gioberti, partagea tour à tour les joyeuses espérances et les âpres chagrins du pontife.
L’expérience politique qu’il rapportait de Belgique le désignait aux évêques de la province de Spolète pour rédiger, à la fin de 1849, le rapport collectif qui leur était demandé par le pape sur les mesures propres à raffermir la loyauté des sujets pontificaux. Dans le rapport il insista sur deux points : 1. le rôle de la presse catholique, et la nécessité de créer des journaux religieux placés sous la discipline immédiate des Ordinaires ; 2. la nécessité de développer l’instruction primaire, secondaire et supérieure, et d’instruire spécialement les ecclésiastiques dans les sciences profanes, en face des incrédules qui, « pour la perte de plusieurs, abusent de la physiologie, de la chimie, de la géologie, et des autres sciences naturelles. » Déjà se dessinait, dans ce programme, la tendance du futur pape Léon XIII, toujours prêt à inviter les fidèles à manier au nom même de leur Credo, et pour l’avantage de l’Église, ces deux armes dont les partis hostiles à l’Église se seraient volontiers attribué le monopole : l’arme de l’école et l’arme de la presse. Pie IX, quatre ans plus tard, dans le consistoire du 19 décembre 1853, créait Mgr Pecci cardinal-prêtre de la sainte Église romaine, du titre de Saint-Chrysogone.
Les années 1857-1860 furent pour Pérouse des années tragiquement sanglantes : l’émeute révolutionnaire fut l’objet, en juin 1859, d’une répression terrible, due aux Suisses de l’armée pontificale ; et non moins terribles, ensuite, furent, en septembre 1860, les représailles des Piémontais, maîtres de la ville, et l’atroce exécution du curé Santi. Entre ces deux événements, entre le dernier effort du pouvoir pontifical pour se maintenir à Pérouse et les premiers succès piémontais qui représentaient l’annexion de la ville au jeune royaume subalpin, se place une lettre pastorale du cardinal Pecci, du 12 février 1860, sur le pouvoir temporel : il y démontrait que la légitimité de ce régime était égale, en droit, à celle des autres souverainetés ; que, seule, la souveraineté du pape pouvait garantir l’indépendance du Saint-Siège et l’unité de l’Église ; que le pape autrefois avait été contraint, par la volonté des souverains et des peuples, de devenir roi ; et que, s’il était le sujet d’une puissance, il serait facile d’opposer à la publicité de ses actes spirituels l’argument de la raison d’État, et d’étouffer ainsi la vérité à sa naissance. Quelques mois plus tard, le cardinal se trouvait devenu le sujet d’une puissance hostile à la papauté, et qu’il considérait comme usurpatrice : il allait cependant, comme évêque, comme citoyen, entrer en rapports avec cette autorité de fait, et, tout en réservant les droits du Saint-Siège à sa souveraineté temporelle, écrire au commissaire royal, au nom des évêques de sa province, pour protester contre la suppression des juridictions ecclésiastiques, contre la laïcisation de l’état-civil et l’institution du mariage civil, contre la spoliation et le bannissement des ordres religieux. Pas d’invectives dans cette lettre, pas de menaces, mais des invitations pressantes, éloquentes à l’autorité civile, pour qu’au nom même des intérêts moraux et sociaux elle corrige et réforme ses propres abus. Telle sera la tactique et la méthode de Léon XIII à l’endroit des divers États de la chrétienté : sa politique ne sera jamais une politique de protestations violentes, mais visera, bien plutôt, à combattre les gouvernements sur leur propre terrain, avec leurs propret principes de liberté, par eux affichés, mais par eux aussi souvent violés. Neuf fois de suite, le Cardinal Pecci fut amené : ; adresser aux nouveaux maîtres de Pérouse des protestations solennelles contre leur politique religieuse : jamais dans ces protestations il ne se départit de cette méthode, plus persuasive que belliqueuse. Mais il ne laissait pas périmer la protestation primordiale, celle qui visait l’attentat commis contre les États pontificaux ; et lorsqu’une circulaire du ministre Minghetti, le 26 octobre 1861, invita les évêques à se prononcer en faveur du régime piémontais, le cardinal Pecci rédigea, tout au contraire, une adresse de fidélité à Pie IX, que signèrent avec lui tous les évêques d’Ombrie.
En dépit des angoisses politiques, le cardinal ne négligeait pas, dans Pérouse, les préoccupations strictement religieuses de son office, et en particulier l’éducation du clergé. Sous les auspices de son frère Joseph Pecci, ancien jésuite, devenu professeur de philosophie au séminaire de Pérouse, ce séminaire devint l’un des premiers foyers du renouveau de la philosophie thomiste ; et Mgr Pecci, pour accélérer ce renouveau, y établit en 1859 l’Académie de Saint-Thomas, destinée aux ecclésiastiques désireux d’approfondir les doctrines de la Somme.
Son mandement de 1864, quelques mois avant le Syllabus, condamnait la plupart des erreurs contre lesquelles Pie IX allait s’élever ; il revenait à la charge, dans son mandement de 1867, sur les prérogatives de l’Église et ses rapports avec la société civile. Pie IX avait condamné cette proposition d’après laquelle l’Église doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ; et le cardinal Pecci, pour expliquer et justifier l’anathème, distinguait entre la civilisation véritable, qui était l’union des deux sociétés civile et religieuse, et « la civilisation moderne qui est leur séparation, la religieuse demeurant cependant subordonnée à la civile. » Les idées contenues dans cette lettre se rapprochaient singulièrement du schéma de Ecclesia, qui devait être voté, trois ans plus tard, au concile du Vatican.
Le cardinal Pecci ne joua pas dans ce concile un rôle notoire : il vota, avec la majorité des Pères, pour l’infaillibilité pontificale. Les deux lettres pastorales de 1877 et 1878 sur les harmonies de l’Église et de la civilisation marquèrent, peu de temps avant la mort de Pie IX, le testament de l’épiscopat du cardinal Pecci et la préface de son pontificat ; on y sentait le souffle de charité sociale qui l’avait amené, en 1875, à organiser dans sa ville épiscopale, sur le modèle de l’Œuvre française des cercles catholiques d’ouvriers, les jardins de saint Philippe de Néri, et qui plus tard inspirera l’encyclique sur la condition des ouvriers ; et déjà l’on y trouvait cette cordialité d’accent à l’égard de la saine civilisation et du vrai progrès, cet esprit d’hospitalité à l’endroit de toutes les légitimes conquêtes du génie humain, cette aspiration de l’Église à devenir l’instigatrice de toute campagne généreuse, qui caractériseront le pontificat de Léon XIII.
Le 21 septembre 1877. Pie IX nommait le cardinal Pecci camerlingue de l’Église romaine : à ce litre le cardinal, au lendemain de la mort de Pie IV (7 février 1878) dut s’occuper de la préparation du conclave, et tout d’abord, de sauvegarder, durant l’interrègne, les droits du Saint-Siège vis-à-vis du gouvernement italien. Le conclave se déroula sans trouble ; aucune puissance laïque n’eut l’inconvenance de faire usage de ce prétendu droit de veto qui, vingt-cinq ans plus tard, manié par l’Autriche, devait exclure de la Chaire de Pierre le secrétaire d’État de Léon XIII. Le 20 février, le cardinal Pecci fut élu pape et prit le nom de Léon XIII.
II. L’œuvre doctrinal de Léon XIII
1o Le « début » du pontificat.
Du jour même de son élection furent datées trois lettres adressées à l’empereur d’Allemagne, au tsar de Russie, au président de la Confédération helvétique : elles réclamaient liberté et justice pour les catholiques qui, dans ces trois pays, étaient persécutés : aller au-devant des pouvoirs hostiles pour tenter de les désarmer par de pacifiants pourparlers, telle devait être la tactique favorite de ce pontificat. La première allocution consistoriale de Léon XIII, le 28 mars, déplora hautement que le Siège apostolique, dépouillé de son principat civil par la force, en fût réduit à ne pouvoir absolument jouir de l’usage plein, libre et indépendant de la puissance qui lui est propre. La première encyclique (encyclique Inscrutabili) recherchait les maux dont souffrait la société humaine et en signalait les principaux remèdes : ainsi l’Église s’affirmait-elle, dès le début de ce règne, comme préoccupée de se pencher sur toutes les détresses morales de la famille humaine, pour les soigner et les guérir. Elle dira sans cesse à l’humanité, par la bouche de Léon XIII : Vous avez besoin de moi ; et sans cesse, en ses documents successifs, elle travaillera à susciter, dans l’âme moderne, la conscience de ce besoin. Les prophètes superficiels qui, se grisant de formules sommaires, avaient rêvé d’un pape « libéral » succédant à un pape « intransigeant » furent déçus ; on retrouvait dans les documents de Léon XIII toute la substance doctrinale des encycliques de Pie IX, avec je ne sais quelle nouveauté d’accent, qui mettait la mère Église, ses lumières, ses grâces, son dévouement, à la disposition du genre humain, et qui d’ailleurs proclamait avec instance (lettre du 27 août au cardinal Nina) qu’en l’Église seule résidait la vertu suffisante pour restaurer les ruines de la société. Ce fut pour les imprudents prophètes une déception nouvelle, que cette lettre au cardinal Nina, qui venait de succéder, comme secrétaire d’État, au défunt cardinal Franchi : le pape y énumérait les griefs du Siège apostolique contre le gouvernement italien, sans en omettre aucun. Mais tout en même temps son esprit de paix s’attestait dans la phrase où il se réjouissait des « négociations amicales » entamées avec l’Allemagne du Culturkampf ; et les beaux songes d’apôtre qui seront l’honneur de son pontificat commençaient de se laisser entrevoir lorsque Léon XIII parlait du réveil religieux des Églises d’Orient. « Toujours disposé, dirat-il au Sacré Collège le 31 janvier 1879, à tendre une main amie à quiconque, revenant avec bonne volonté et repentir au sein de l’Église, cesse de l’attaquer, nous continuerons à combattre contre ceux qui lui font la guerre, et nous persévérerons avec fermeté et constance dans la défense de ses droits, de son indépendance et de sa liberté. » Ainsi s’attestait, dès la première année du pontificat, l’esprit qui toujours l’animera.
Dès le printemps de 1879, Léon XIII aura la joie de recevoir la soumission de Mgr Kupelian, chef du schisme arménien qui avait succédé à la proclamation de l’infaillibilité. « Oh ! combien nous sont chères les Églises d’Orient ! s’écriera le pape. Combien nous admirons leurs antiques gloires. Combien nous serions heureux de les voir resplendir dans leur grandeur première ! »
Des attentats en Allemagne, en Espagne, en Italie, avaient ému partout l’opinion publique. Léon XIII, dès le 28 décembre 1878, dirigea contre la fausse philosophie des apôtres socialistes l’encyclique Quod apostolici. En face de l’esprit d’égalité qui refuse l’obéissance à l’autorité, il montre ce qu’est l’égalité chrétienne, égalité de nature et de fin, qui n’exclut pas l’inégalité de droits et de puissance. Il signifie à la famille humaine qu’en s’écartant de la doctrine chrétienne sur le respect et sur l’exercice du droit de propriété, elle retourne à l’esclavage ou se condamne à de perpétuelles révolutions.
On voit sur quelle largeur d’horizons s’étend, dès le lendemain de son avènement, le regard de Léon XIII. Parce que la presse laïque insistera surtout sur ses rapports avec les chefs d’État et sur le rôle qu’il jouera dans la politique générale, des formules sommaires feront de lui un pape politique, un pape diplomate. Prendre ces formules pour des définitions adéquates de la personnalité de Léon XIII, pour des résumés exacts de son action, ce serait oublier ou méconnaître son rôle de docteur religieux et social, ses besognes de restauration philosophique, ses actives et ardentes ambitions de souverain spirituel, désireux d’unifier toutes les Églises dans l’Église même dont il est le chef.
2o Les enseignements doctrinaux de Léon XIII.
On peut tirer, du recueil des encycliques de Léon XIII, une doctrine de la vie chrétienne. Elle s’énonce, le 25 décembre 1888, dans l’encyclique Exeunte anno, où Léon XIII déclare que « le moyen de guérir les plaies dont le monde souffre, c’est de revenir, dans la vie publique comme dans la vie privée, à Jésus-Christ et à la loi chrétienne de la vie. »
Sœur Marie du divin Cœur, née Marie de Droste-Vischering, petite-nièce du célèbre archevêque de Cologne, religieuse du Bon Pasteur d’Angers, et supérieure du couvent de Porto en Portugal, fit savoir à Léon XIII, en 1898 et 1899, qu’elle avait reçu du Christ une mission surnaturelle : le Christ voulait qu’elle suggérât au pape l’idée de consacrer au Sacré-Cœur le monde entier, et non seulement les baptisés, mais tous les autres êtres humains, « pour lesquels le Christ a donné aussi sa vie et son sang. » Les informations prises sur sœur Marie du divin Cœur et les avis recueillis par Léon XIII auprès de certains théologiens éminents, spécialement auprès du cardinal Mazzella, sur le caractère universel de l’œuvre rédemptrice, amenèrent Léon XIII, le 25 mai 1899, à consacrer l’humanité tout entière au Sacré-Cœur par l’encyclique Annum Sacrum.
Cette encyclique Annum sacrum, les encycliques Tametsi (1900) sur le Christ rédempteur, Miræ caritatis (1902) sur l’Eucharistie, précisèrent les avances du Christ au chrétien, et les méthodes d’union de l’âme avec le Christ. Les encycliques Provida matris (1895) sur la Pentecôte et Divinum illud (1897) sur le Saint-Esprit rappelèrent à l’attention des fidèles le rôle de la grâce dans la vie chrétienne. Léon XIII insista, dans neuf encycliques successives, sur la dévotion à la Vierge et sur la pratique du rosaire ; son encyclique Quanquam pluries (1889) recommanda la dévotion à saint Joseph. Le renouveau de l’esprit fransciscain fut puissamment favorisé par son encyclique Auspicato, du 17 septembre 1882, sur le Tiers Ordre de saint François ; les nouvelles constitutions données au Tiers Ordre, le 5 juin 1883, en adoucirent les règles, pour qu’il s’adaptât mieux aux nécessités présentes ; et les congrès du Tiers Ordre qui succédèrent à ces actes pontificaux favorisèrent l’épanouissement, sous les auspices de la règle franciscaine, du mouvement catholique social. La vie congréganiste, sous Léon XIII, fut encouragée par d’importants documents : tel le bref du 12 juillet 1892, qui décida que toutes les congrégations bénédictines seraient désormais placées sous la juridiction suprême d’un abbé primat, qui résiderait à Rome, à Saint-Anselme ; telle la constitution apostolique du 4 octobre 1897, qui unifia en un seul corps les diverses branches de l’Observance franciscaine.
Il n’est aucune question intéressant la vie familiale, civique, sociale, qui n’ait attiré le regard de Léon XIII. L’encyclique Arcanum (14 février 1880) sur l’organisation de la famille rappela la doctrine de l’Église sur le mariage chrétien, et tenta d’opposer une digue aux campagnes qui, dans divers pays, s’ébauchaient en faveur du divorce.
L’encyclique Diuturnum (29 juin 1881), trois mois après l’assassinat du tsar Alexandre II, rappela les doctrines de l’Église sur l’autorité politique. Léon XIII protestait contre ceux qui considéraient toute autorité comme déléguée par le peuple et révocable par le peuple. Que les chefs de la société pussent en certains cas être choisis par la multitude, il l’admettait volontiers ; mais par le fait de ce choix, précisait-il, « les droits du principat ne sont pas conférés ; l’autorité n’est pas donnée ; on désigne seulement qui doit l’exercer. » Ainsi maintenait-il, tout ensemble, la liberté pour les peuples de se donner le genre de gouvernement qui leur convient, et le principe primordial : Omnis potestas a Deo. En même temps qu’il affirmait les droits de l’autorité, il rappelait que si elle se met en opposition manifeste avec le droit naturel ou la volonté de Dieu, ses ordres sont sans valeur. « L’autorité des princes est nulle, là où manque la justice. » Et Léon XIII proclamait que l’Église, « jamais ennemie d’une honnête liberté, avait toujours et en tous lieux détesté la tyrannie. »
L’encyclique Humanum genus (21 avril 1884) dénonça les sectes franc-maçonniques comme un péril social : Léon XIII établissait qu’elles traduisaient en acte les principes du naturalisme, qu’elles combattaient non seulement l’Église, mais les vérités que la raison naturelle fait connaître.
L’encyclique Immortale Dei (19 novembre 1885) sur la Constitution des États définit la distinction des deux pouvoirs, marqua la nécessité de leur harmonieuse coordination, rappela l’influence exercée par l’Église sur la société civile pour le bonheur des peuples, et expliqua que les condamnations portées par Grégoire
XVI et Pie IX contre les théories du droit nouveau n’impliquent la condamnation d’aucune forme de gouvernement, ni de la participation du peuple à la direction des affaires, ni d’une juste liberté populaire, ni d’une tolérance de fait à l’endroit des autres religions, lorsque cette tolérance est légitimée par la nécessité d’obtenir un grand bien ou d’éviter un grand mal.
L’encyclique Libertas (20 juin 1888) définissait la nature de la liberté et précisait ce qu’il y a d’admissible et ce qu’il y a de faux dans les idées et dans la phraséologie contemporaine relative à la liberté de conscience, à la liberté des cultes, à la liberté de la presse, à la liberté de l’enseignement.
L’encyclique Sapientiæ christianæ (10 janvier 1890) complétait l’encyclique Libertas en développant les principaux devoirs du citoyen.
On pouvait tirer du Syllabus et des autres enseignements de Pie IX la théorie de ce que n’est pas l’État, de ce que ne peut pas l’État, et de ce que ne doit pas l’État : les enseignements de Léon XIII, non moins inspirés par la théologie traditionnelle, expliquèrent ce qu’est l’État, ce qu’il peut, ce qu’il doit ; et de part et d’autre on reconnut la même doctrine, mais elle était, si l’on peut ainsi dire, différemment campée ; immuable en son essence, elle avait, d’un règne à l’autre, changé d’attitude, non de contenu. Pour ce qui est des directives se rapportant à l’étude de la Bible, voir ci-dessous, col. 354.
III. Action politique de Léon XIII.
1o Ses directions politiques.
Ce fut l’une des idées fondamentale de Léon XIII que les intérêts de l’Église et de la défense catholique ne doivent ni se laisser compromettre par les partis politiques, ni se laisser solidariser avec les intérêts de ces partis.
« Il faut, écrivait Léon XIII en 1882 aux évêques d’Espagne, fuir la fausse opinion de ceux qui unissent la religion avec un parti politique, et la confondent avec lui au point de déclarer que ceux qui appartiennent à un autre parti ont à peu près renié le nom catholique. C’est là faire entrer à tort les factions politiques dans l’auguste champ de la religion, vouloir détruire la concorde fraternelle et ouvrir la porte à une multitude d’inconvénients funestes. »
Ces lignes définissent avec une exacte précision l’esprit dont s’inspirait sa politique dans les divers pays. Ses avis répétés aux journalistes catholiques, sa doctrine sur le respect dû à l’autorité des nonces, étaient comme les corollaires de ce principe souverain : liberté de l’Église à l’endroit des partis politiques,
Le 2 février 1879, recevant un millier de journalistes, Léon XIII leur traçait leur ligne de conduite : il leur recommandait un langage « grave et tempéré qui d’une part n’offensât pas le lecteur par une âpreté intempestive, et qui, de l’autre, ne se mît pas au service d’un parti pris ou d’intérêts particuliers aux dépens du bien commun », et il regrettait que certains « voulussent définir à leur gré des controverses publiques de grande importance relatives à la condition du Siège apostolique lui-même, et parussent avoir des sentiments divers de ceux qu’exigent la dignité et la liberté du pontife romain. » Léon XIII voulait que la presse religieuse, en tant que militant pour le catholicisme, défendît le Saint-Siège comme le Saint-Siège voulait être défendu.
Un des documents les plus importants de la politique pontificale au xixe siècle fut la note du cardinal Jacobini sur le pouvoir des nonces (13 avril 1885) ; cette note relevait les allégations erronées du publiciste espagnol Ramon Nocedal, qui insinuait que, la mission des nonces étant purement extérieure et diplomatique, les évêques n’avaient pas à tenir compte de leurs instructions. « Les actes du nonce que le Saint-Siège n’a ni ignorés ni réprouvés, protestait le cardinal, peuvent être considérés avec raison comme appartenant au Saint-Siège lui-même. » Et le cardinal Pasca, dans une lettre à un journaliste hollandais, s’étant montré propice aux tendances de Nocedal, Léon XIII lui-même prit la plume, dans une lettre au cardinal Guibert, pour blâmer les catholiques qui, par des voies obliques et dissimulées, résistent à la direction du pape et de ses évêques, ceux qui, tout en défendant les droits du pape, méprisent les évêques qui lui sont unis, ceux qui opposent un pape à un autre pape.
La théorie même de la bonne ordonnance sociale et non point seulement un considérant d’opporennisé — induisait Léon XIII à réclamer des catholiques, « tant que les exigences du bien commun le demanderaient », l’acceptation des régimes établis. Ni ombrageux, ni boudeur, ni perturbateur, ni frondeur, ni révolté, ni retardataire, mais activement dévoué à l’harmonie naturelle des deux sociétés religieuse et civile, tel devait être le catholique, d’après le catéchisme civique de Léon XIII.
2o L’action de Léon XIII dans les divers États.
1. Léon XIII et l’Italie.
Les désordres douloureux auxquels donna lieu dans les rues de Rome, en une nuit de juillet 1881, se transfert à Saint-Laurent hors-les-Murs de la dépouille mortelle de Pie IX amenèrent Léon XIII à protester solennellement, dans l’allocution du 4 août 1881, puis dans l’encyclique Etsi nos du 15 février 1882, contre la situation faite au pape à Rome. Léon XIII, en 1882 et 1884, considéra comme des attentats contre sa souveraineté le droit que s’attribuèrent les tribunaux italiens de juger eux-mêmes un conflit survenu entre le Vatican et l’un de ses fonctionnaires, l’ingénieur Martinucci, et le droit que s’attribua le gouvernement italien, malgré les protestations du Saint-Siège auprès des divers États, de convertir en rentes italiennes les biens de la Propagande, institution éminemment catholique et Internationale. De pareils actes officiels rendaient singulièrement ingrate et décevante la campagne poursuivie par certains éléments « conciliateurs », qui souhaitaient un rapprochement entre le Vatican et le Quirinal. Les livres du P. Curci, qui plaidaient avec une certaine véhémence en faveur d’une politique de compromis, furent frappés de condamnation ; l’existence du journal l’Aurora, qui ressemblait un peu au lancement d’un ballon d’essai, fut éphémère.
La pensée définitive de Léon XIII au sujet du pouvoir temporel trouva son expression la plus complète dans la lettre publique qu’il adressa, le 16 juin 1887, au cardinal Ramposta, son nouveau secrétaire d’État, pour définir les grandes lignes de sa politique. « Il faut qu’il soit évident pour tous, y disait-il, que la liberté du Pape n’est pas entravée. » Ce mot résumait sa constante sollicitude : il ne voulait pas seulement que le Pape fût libre, mais qu’aux yeux de tout l’univers il apparût libre. « Ni électeurs ni élus ! » Telle était la consigne par laquelle Léon XIII défendait aux catholiques d’Italie de prendre part aux élections politiques, consigne qu’observaient avec quelque docilité les catholiques du nord de l’Italie et ceux des anciens États romains, mais à laquelle se dérobaient, dans le midi de l’Italie, un très grand nombre d’électeurs. Dans les régions où cette discipline s’observa, les catholiques qui se tinrent à l’écart du terrain politique se tournèrent avec d’autant plus de zèle vers les œuvres sociales et se préparèrent ainsi, par l’activité déployée dans l’Œuvre des congrès, à devenir des chefs de l’opinion publique, le jour où la papauté déclarerait que l’heure aurait enfin sonné, pour eux, de s’orienter vers l’arène parlementaire. Sous la direction de Léon XIII, le comte Medolago Albani et le professeur Giuseppe Toniolo présidèrent à cette tâche préparatoire de l’éducation civique et sociale des catholiques, qui devait, dans la pensée du pape, devancer, avec une sage lenteur, leur éventuelle entrée dans la vie publique.
2. Les difficultés de Léon XIII avec les souverainetés laïques.
Il y a comme deux étapes dans l’histoire de la diplomatie pontificale sous Léon XIII. Dans la première étape, il vise à rentrer ou à se maintenir en bons rapports avec les diverses puissances, quelque hostiles à l’Église, parfois, que soient les courants dont s’inspirent leurs décisions. Puis, dans une seconde étape, profitant de la cordialité même de ses rapports avec elles, il cherche et réussit à jouer un rôle dans les questions internationales, rôle conforme à l’office de pacificateur, de médiateur, qui est tout naturellement celui du pontife romain.
Au cours de la première étape, il était inévitable que parfois s’accusassent des divergences, ou même des débuts de conflit, entre les habitudes politiques des partis catholiques, dans les divers pays, et les nouvelles directions du Saint-Siège.
a) Allemagne. — Ce que voulait le Centre, en Allemagne, c’était l’abolition pure et simple des fameuses lois de mai. Mais on sentait Léon XIII tout prêt à chercher et à envisager avec Bismarck les compromis ou les atténuations d’où pourrait résulter provisoirement une application tolérante, plus aisément acceptable pour l’Église, de certains articles des lois de mai. Ce fut pour Léon XIII une première victoire, au lendemain de la démission du ministre Falk, que la déclaration faite par son successeur Puttkamer invitant la police, en cas d’infractions commises contre les lois de mai par les prêtres catholiques, à informer simplement le président de la province au lieu de les déférer aux parquets (20 janvier 1880). Le 24 février suivant, Léon XIII écrivait à l’archevêque Melchers, de Cologne, que, pour hâter l’accord, il était disposé à souffrir que les noms des curés inamovibles fussent communiqués au gouvernement par les évêques avant l’instruction canonique. Le projet de loi que déposait Bismarck le 20 mai 1880 accordait au gouvernement un pouvoir discrétionnaire dans l’application des lois de mai : à la dictature draconienne de ces lois devait se substituer, désormais, la dictature capricieuse de l’administration. Ni la papauté ni le parti du Centre ne pouvaient considérer le règne de l’arbitraire comme un progrès vers la paix. Mais des progrès notables s’accomplirent lorsque le chancelier annonça que les administrateurs ecclésiastiques ou vicaires capitulaires préposés aux diocèses dont les évêques étaient déposés ou décédés seraient dispensés de tout serment de docilité aux lois de mai, et lorsque, dans l’été de 1881, le baron de Schloezer fut accrédité comme ministre de Prusse auprès de Léon XIII. La nomination de Mgr Korum à l’évêché de Trêves fut un pas décisif : pour la première fois depuis les lois de mai, Rome et Berlin s’entendaient pour faire un évêque. En vertu de la loi prussienne du 31 mai 1882, l’État pouvait, s’il le voulait, rappeler les évêques déposés ; il ne pouvait plus, à lui seul, installer des curés ; et la nécessité pour les clercs de subir un examen d’État était supprimée. La loi prussienne du Il juillet 1883 permettait au gouvernement de tolérer que, dans certains districts, les cures fussent, provisoirement et à titre précaire, confiées à des prêtres auxiliaires, sans que leur nomination fût soumise à une notification préalable. Ce fut seulement trois ans plus tard que Bismarck consentit à envisager une révision formelle des lois de mai : elle fut réalisée par la loi du 21 mai 1886 et par la loi du 29 avril 1887. Léon XIII, entre le vote de ces deux lois, fit une concession au sujet de la présentation des noms des curés désignés pour les cures vacantes ; il tenta d’obtenir que le Centre se montrât favorable au projet de septennat militaire que Bismarck voulait faire voter par le Reichstag : enfin, tandis que le Centre trouvait que le second projet de loi laissait encore une trop grande marge à l’arbitraire gouvernemental, Léon XIII insista pour que le Centre le votât, et c’est à quoi consentit "Windthorst, pourvu que son parti ne prît aucune part à la discussion même de la loi. Quelle que fût, à certaines minutes, la tension des rapports entre le pape et le Centre, on peut dire que Bismarck, qui tantôt cherchait à rétablir la paix religieuse à l’écart de Rome par une collaboration avec le Centre, et qui tantôt cherchait à la rétablir à l’écart du Centre par une collaboration avec Rome, fut déçu dans ses calculs, et que, du Culturkampf, ainsi pacifié, ni la papauté ni le parti du Centre ne sortirent vaincus.
b) France . — Tandis qu’en Allemagne la paix religieuse s’était lentement rétablie, on constatait au contraire qu’en France elle était de plus en plus compromise par les votes parlementaires et les mesures administratives. Léon XIII, en 1880, essaya d’épargner à l’ensemble des congrégations les mesures d’expulsion qui avaient frappé les jésuites, en invitant les supérieurs de ces congrégations à signer une déclaration attestant qu’elles n’étaient pas hostiles aux institutions établies ; des indiscrétions prématurées firent malheureusement obstacle à l’efficacité politique de cet acte. L’expulsion des congrégations et les autres dangers dont était menacé le catholicisme français, loi scolaire, loi du divorce, service militaire des clercs provoquèrent plusieurs protestations successives de Léon XIII, d’abord dans une lettre publique au cardinal Guibert (22 octobre 1880), puis dans une lettre à Jules Grévy (mars 1883) qui ne fut publiée qu’en 1894 par Mgr de T’Serclaes, enfin dans l’encyclique Nobilissima Gallorum gens, de 1884. Ce fut une bonne fortune pour la papauté, en ces années 1879-1882. où l’extrême gauche aurait souhaité une séparation immédiate entre l’Église et l’État, d’être représentée à Paris par le diplomate accompli qu’était Mgr Czacki. Lorsqu’en septembre 1879 Léon XIII avait nommé ce prélat à la nonciature de Paris, le marquis de Gabriac, alors ambassadeur à Rome, écrivait à son gouvernement : « C’est un véritable cadeau que, dans sa pensée, le Saint-Père fait à la France, en se séparant d’un homme qui possède sa confiance entière et en nous le donnant. Le nouveau nonce a les intentions les plus larges. Les violents seuls auront le droit de le haut. » Le jeune prélat Domenico Ferrata, secrétaire de la nonciature aux côtés de Mgr Czacki, sera à son tour, dix ans plus tard, nonce à Paris, et s’inspirera du même esprit dont s’inspirait Mgr Czacki ; et de même que celui-ci avait réussi à empêcher une rupture entre la République et le Saint-Siège, de même, les succès épisodiques que remportera la politique de ralliement seront dus à Mgr Ferrata.
Léon XIII, qui avait en 1885 invité le comte Albert de Mari à s’abstenir de fonder un parti catholique avec programme contre-révolutionnaire, et qui, en 1889, demeura à l’écart de la campagne boulangiste soutenue par de nombreux catholiques, fut convaincu, par l’échec même de cette campagne, qu’il était opportun d’inviter les catholiques de France à se grouper sur le terrain constitutionnel : le cardinal Lavigerie fut chargé par Léon XIII d’être le messager des idées de « ralliement ». Lavigerie choisit lui-même les circonstances et la forme dans lesquelles il allait accomplir son message : le toast d’Alger, du 12 novembre 1890, provoqua tout de suite, parmi les catholiques de France, de violentes polémiques. Léon XIII, après beaucoup de temporisations, publia, le 16 février 1892, l’encyclique Au milieu des sollicitudes, dans laquelle il affirmait de nouveau la distinction entre les pouvoirs établis et la législation et conviait les catholiques à adhérer, en fait, à la République, pour combattre de toutes leurs forces, par tous les moyens honnêtes et légaux, la législation antichrétienne. La dissolution de l’Union de la France chrétienne, où le cardinal Richard avait voulu grouper catholiques monarchiques et catholiques constitutionnels sur un terrain de neutralité politique, eut lieu en mars 1892 sur l’ordre de Léon XIII. Les déclarations du ministre Spuller sur l’esprit nouveau (3 mars 1894) parurent un instant acheminer la politique française vers cet idéal de paix religieuse qui obsédait la pensée de Léon XIII ; et toute l’action du nonce Ferrata tendait à réaliser cet idéal. Mais les catholiques demeuraient divisés, et la prétention qu’émirent certains d’entre eux, en 1898, de ne voter que pour des candidats qui répudieraient formellement les lois militaire et scolaire, priva d’un certain nombre de voix catholiques les candidats de la gauche modérée et favorisa le succès des éléments radicaux. Ce succès eut pour conséquence le vote, en 1901, d’une loi sur les associations qui mettait les congrégations hors du droit commun, et les dernières années du pontificat de Léon XIII furent attristées par les prodromes de la persécution « combiste » qui devait aboutir à la séparation des Églises et de l’État.
c) Belgique. — Dans cette Belgique où quarante ans plus tôt il avait été nonce, Léon XIII, dès le début de son pontificat, se heurta à des difficultés graves.
Le ministère Frère-Orban voulut donner à croire à l’opinion belge que les démarches temporisatrices du Saint-Siège au cours dis débats sur la loi scolaire et les conseils de modération qu’il donnait à l’épiscopat, équivalaient à un désaveu de l’attitude très hostile qu’avaient prise les évêques à l’endroit du projet de loi : c’était de tenir aucun compte des condamnations de principe que maintenait Léon XIII contre la neutralité scolaire, et des plaintes très significatives que, dans trois lettres successives, il avait adressées au roi des Belges. Un jour vint, en juin 1880, où le mini Frère-Orban, ne pouvant maintenir ces interprétations erronées et constatant que le Vatican ne se dissocierait pas d’avec les évêques, rompit avec le Saint-Siège les rapports diplomatiques.
En dépit de cette rupture, Léon XIII se montra toujours hostile à la tendance qu’avaient certains catholiques belges de blâmer comme trop libérale la constitution sur laquelle reposait depuis le lendemain de 1830 le jeune État belge. Dans une lettre aux évêques belges, Léon XIII rappela que « si l’Église maintient et défend dans toute leur intégrité les doctrines sacrées et les principes de droit, dans les coutumes du droit public comme dans les actes de la vie privée, elle garde néanmoins en cela la juste mesure des temps et des lieux ; et comme il arrive ordinairement dans les choses humaines, elle est contrainte de tolérer quelquefois des maux qu’il serait presque impossible d’empêcher sans s’exposer à des calamités et à des troubles plus funestes encore. »
Quatre ans plus tard, le rétablissement des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la Belgique faisait grand honneur au nonce Ferrata.
d) Suisse. — La Suisse religieuse, lorsque Léon XIII prit la tiare, était très troublée : l’esprit du Culturkampf avait passé d’Allemagne en Suisse. Les diocèses étaient veufs d’évêques : Mgr Lachat était expulsé de Bâle, Mgr Mermillod de Genève. Léon XIII supprima le vicariat apostolique de Genève, nomma Mgr Mermillod évêque de Lausanne et Genève avec résidence à Fribourg, amena Mgr Lachat à renoncer au siège de Bâle, et lui confia l’administration apostolique du canton du Tessin : ces diverses mesures rétablirent en Suisse la paix confessionnelle, et Léon XIII scella cette paix en appelant à Rome, comme cardinal, Mgr Mermillod, dont la personnalité avait été trop directement engagée dans des luttes qui n’étaient plus qu’un souvenir.
e) Autriche-Hongrie. — Le pontificat de Léon XIII marqua, pour l’empire austro-hongrois, si longtemps éprouvé par la crise joséphiste, les débuts d’un réveil religieux. Ni le pape ni le cardinal Ramposta ne furent jamais dupes du « catholicisme de cour » qui régnait à Vienne, façade trompeuse, à l’abri de laquelle une bureaucratie souvent incroyante gênait et paralysait, dans le pays, tout épanouissement de la vie catholique. Le mouvement de congrès catholiques auquel donna lieu, en Hongrie, la lettre apostolique du 2 septembre 1893, la résistance qu’opposèrent les catholiques hongrois à la loi de 1894 sur le mariage civil, les encouragements donnés par le Saint-Siège, malgré la cour de Vienne et l’aristocratie viennoise, au parti des chrétiens sociaux créèrent, en Hongrie et en Autriche, une atmosphère nouvelle, dont les intérêts religieux profitèrent. La Hosburg, d’ailleurs, continua de s’isoler de cette atmosphère, et lorsque, au lendemain de la mort de Léon XIII, l’empire des Habsbourg, qui n’avait plus que quinze ans à vivre, fera son dernier acte de politique religieuse en empêchant le conclave d’élire le cardinal Ramposta, il soulignera d’un trait plus décisif que jamais le contraste qui avait toujours existé entre l’esprit joséphiste régnant à Vienne et les directions politico-religieuses de Léon XIII.
f) Russie. — À la mort de Pie IX, les rapports étaient rompus entre le Saint Siège et la Russie. Un premier rapprochement s’ébaucha la 31 octobre 1880, par un acte relatif à la nomination des évêques catholiques et a l’instruction du jeune clergé : mais la prétention de la Russie de considérer les uniates connue schismatiques, et les cruelles souffrances de 310 uniates polonais exilés à Kierson, continuaient de faire barrière entre la Russie et le Vatican. Cependant les dispositions relativement conciliantes qu’avait montrées durant les derniers mois de son existence le tsar Alexandre II parurent se prolonger sous Alexandre III.
Les évêques Borowski et Felinski, depuis longtemps exilés, recouvrèrent la liberté ; des accords supplémentaires furent conclus pour régler l’instruction des clercs et la nomination des évêques, et plusieurs des entraves qui gênaient en Pologne la vie catholique furent supprimées. Le Saint-Siège et la Russie, sans renouer immédiatement des rapports officiels, continuèrent de ne se point perdre de vue, et ces rapports furent définitivement établis, en 1894, par M. Isvolski.
3. Léon XIII et la Grande-Bretagne.
Léon XIII caressa l’idée de nouer des rapports réguliers entre le Saint-Siège et le gouvernement anglais : la lettre dans laquelle le 3 janvier 1881, à l’occasion des troubles d’Irlande, il insistait auprès de l’archevêque de Dublin sur l’importance de la modération et de la légalité, amena la reine Victoria à envoyer à Rome, pour une mission épisodique, M. Errington. Lorsque, en 1887, Léon XIII chargea Mgr Ruffo Scilla, nonce à Munich, de porter à la reine Victoria, à l’occasion de son jubilé, les compliments du pape, le cardinal Manning se sentit inquiet : il lui parut que si l’on accréditait à la cour d’Angleterre un légat permanent du pape, l’Église de Rome perdrait une partie de sa force en paraissant s’appuyer sur les cours, non sur le peuple. « La présence permanente d’un légat, disait Manning, serait la ruine en Angleterre de toute mon œuvre des trente dernières années. »
La question de l’union entre l’Église anglicane et l’Église romaine entra, sous Léon XIII, dans une phase décisive. La lettre apostolique Ad Anglos, du 15 avril 1895, affirma l’ardente volonté du pontife de ne point rebuter les anglicans qui, à la suite du vicomte Halifax et des quatre mille clergymen faisant partie de l’English Church Union, aspiraient à s’unir collectivement à Rome. Mais sur quel terrain pouvait se faire cette union ? Le volume sur les ordinations anglicanes, publié en 1894 par M. F. Portal, lazariste, sous le pseudonyme de Fernand Dalbus, suggérait l’idée que, si les ordinations anglicanes étaient reconnues valides, le rapprochement entre les deux Églises serait singulièrement facilité. La perspective d’une telle déclaration de validité mit en émoi les catholiques anglais, notamment le cardinal Vaughan. On apprit en 1895 que Léon XIII donnait audience à Lord Halifax, et qu’il instituait une commission pour l’étude des ordres anglicans. Avant même que cette commission n’eût rendu son verdict, Léon XIII jugea nécessaire de rectifier l’erreur où se complaisaient certains anglicans qui niaient que l’évêque de Rome eût en Angleterre aucune juridiction : par une lettre apostolique du 29 juin 1896, il exposa ce qu’était la hiérarchie catholique. Trois mois plus tard, le 15 septembre, une lettre apostolique nouvelle publiait la décision de la commission, d’après laquelle les ordinations anglicanes devaient être considérées comme entièrement invalides et nulles. Cette décision, de toute évidence, ajournait la réalisation du rêve auquel se complaisait Lord Halifax, lorsqu’il souhaitait qu’un début d’union collective, d’union en corps, pût s’ébaucher entre une fraction importante de l’Église anglicane et l’Église romaine. Durant les dernières années du pontificat de Léon XIII la méthode des conversions individuelles prit le dessus : le 22 août 1897, le pape créa une association universelle de prières et d’apostolat pour hâter l’union de l’Angleterre avec l’Église romaine : cette association devint une archiconfrérie ayant son siège à Saint-Sulpice, à Paris ; et le cardinal Vaughan, en 1903, l’année même où mourut Léon XIII, créa une société de missionnaires chargée de travailler à la conversion des Anglais non catholiques.
4. Léon XIII et l’Amérique.
La préparation du concile national de Baltimore, qui, en 1884, réorganisa la vitalité de l’Église catholique américaine, se fit à Rome sous les yeux mêmes de Léon XIII ; elle fut l’œuvre des archevêques des États-Unis réunis à Rome et présidés par les cardinaux Simeoni et Franzelin. Entre autres décisions, le concile résolut que l’on devrait, dans un délai de deux ans, fonder des écoles catholiques dans toutes les provinces qui n’en possédaient pas encore. La Propagande, en 1891, fut saisie de plaintes contre l’archevêque Ireland, de Saint-Paul de Minnesota, qui, n’ayant pas les ressources pour subvenir à l’entretien de nombreuses écoles, avait laissé à l’administration civile la direction des écoles catholiques, en y faisant maintenir les congréganistes à titre de professeurs, et les emblèmes religieux à titre d’objets d’art ; le Propagande décida que la convention conclue par Mgr Ireland pouvait, toutes les circonstances étant pesées, être tolérée. Les polémiques s’étant poursuivies, Léon XIII écrivait au cardinal Gibbons, le 31 mai 1893 : « Sans condamner tout à fait les écoles publiques, car il est des cas où il peut être permis de les fréquenter, des efforts doivent être faits pour la création d’écoles catholiques de plus en plus nombreuses. »
À peu près à la même époque, une autre question troublait la catholicité américaine : les nationaux allemands fixés en Amérique et pour lesquels s’était fondée, en Allemagne, l’Association de Saint-Raphaël, destinée à leur assurer des soins spirituels dans leur propre langue, souhaitaient d’avoir, dans les villes américaines où ils étaient nombreux, des évêques de nationalité allemande : une lettre du cardinal Ledochowski, préfet de la Propagande, déclara que c’était là une prétention susceptible d’entraver l’organisation de la hiérarchie et contraire d’ailleurs aux décisions des précédents conciles de Baltimore. Léon XIII redoutait que les catholiques de diverses nationalités ne pussent être accusés de vouloir former sur terre américaine des États dans l’État : il sentait que les autorités de la grande république d’outre-mer désiraient voir se fondre, dans le creuset de la nationalité américaine, tous les éléments immigrés, il ne voulait pas que l’Église catholique, en favorisant certaines tendances particulières, devînt suspecte au patriotisme américain.
L’attachement de Léon XIII pour la grande république d’outre-mer s’exprima dans plusieurs documents significatifs. En 1888, le président Cleveland lui ayant fait remettre un exemplaire de la Constitution des États-Unis, Léon XIII répondait : » L’archevêque de Philadelphie m’assure que l’on jouit chez vous de la liberté dans le vrai sens du mot, garantie qu’elle est par la Constitution. Chez vous la religion est libre d’étendre toujours davantage les limites du christianisme, et l’Église de développer sa bienfaisante action. Votre pays a devant lui un avenir plein d’espérance. » En 1892, lorsqu’à l’occasion du quatrième centennise de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb fut organisée l’exposition de Chicago, Léon XIII se fit représenter par Mgr Satolli et déclara qu’il voulait établir à Washington, « pour rendre en quelque sorte perpétuelle sa présence au milieu de ses enfants d’Amérique », une délégation apostolique. Cette délégation fut créée en 1893 avec Mgr Satolli comme titulaire. Enfin la lettre Longinqua Oceani adressée par Léon XIII, le 6 janvier 1895, au clergé des États-Unis, fut accueillie avec un respectueux enthousiasme non seulement par le clergé catholique, mais par certains représentants des autres confessions chrétiennes.
La publication d’une traduction française de la Vie du P. Hecker, fondateur des Paulistes américains, provoqua en France d’âpres polémiques, qui amenésent Léon XIII à mettre en garde les fidèles, par la lettre Testent bénévolentiæ (22 janvier 1899) contre les erreurs auxquelles « certaines personnes, disait-il, attribuaient le nom d’américanisme. » Il notait entre autres erreurs : « 1o la tendance à taire certains articles de doctrine ou à les atténuer, au point de ne plus leur laisser leur sens traditionnel, en vue de ramener plus facilement les dissidents à la foi catholique ; 2o le désir de restreindre la puissance et la vigilance de l’autorité dans l’Église, pour permettre à chaque fidèle de développer plus librement son initiative et son activité ; 3o le rejet de toute direction extérieure, comme superflue pour ceux qu’inspire le Saint-Esprit par un secret instinct ; 4o le dédain des vœux prononcés dans les ordres religieux, considérés comme convenant seulement aux âmes faibles ; 5o le mépris des vertus dites à tort vertus passives, telles que l’obéissance et l’humilité. » À la suite de cette lettre, Mgr Isoland fit savoir qu’il répudiait et condamnait, sans exception et littéralement, toutes ces opinions fausses et dangereuses, et qu’au demeurant jamais, pour un instant, sa foi catholique ne lui avait permis d’ouvrir son âme à de pareilles extravagances.
Au Canada, Léon XIII créa plusieurs évêchés et archevêchés ; et l’encyclique Affari vos, du 24 décembre 1897, bien qu’elle blâmât la légiétation scolaire du Manitoba, qui violait le droit reconnu par les lois du Canada aux enfants catholiques de recevoir une éducation confessionnelle, fut saluée par le premier ministre, Sir Wilfrid Laurier, comme un message de paix.
Le pontificat de Léon XIII fut décisif pour la vitalité religieuse de l’Amérique du Sud, grâce au concile plénier tenu à Rome, en 1899, par les Églises de ce continent. Ce concile, préparé par le futur cardinal Vives, organisa la discipline catholique dans l’Amérique latine, et préluda à un sérieux renouveau religieux. L’adoption dans la république brésilienne, fondée en 1889, du régime de la séparation de l’Église et de l’État, amena Léon XIII à adresser aux évêques du Brésil, en 1899, une lettre importante réglant les nouvelles conditions de vie de l’Église, la formation du clergé, et l’action catholique ; et le grand développement de la vie congréganiste dans la République brésilienne cotation avec ce changement de la condition de l’Église.
IV. Léon XIII et l’expansion catholique.
1o Léon XIII et les missions.
De même que Léon XIII, comme nous le verrons ci-dessous, insistait pour le respect des rites traditionnels des Églises orientales et slaves, de même il témoigna d’une sollicitude constante pour la formation, la plus rapide possible, de clergés indigènes dans les pays de mission. Volontiers eût-il souhaité que les missionnaires tendissent à s’effacer, peu à peu, devant les prêtres autochtones formés par leurs soins, et qu’ils prissent l’habitude, en voyant se développer un clergé indigène, de répéter le mot du Baptiste levant le Christ : « Il faut que celui-là croisse, et que moi je diminue. »
L’Église de Chine subit, durant le pontifical de Léon XIII, de douloureuses épreuves, dues à l’esprit de haine contre les étrangers ; elles s’inaugurèrent. 1883, par le martyre de plusieurs prêtres des Missions étrangères dans le Se-tchouan, et elles atteignirent leur point culminant en 1900, au moment de la meurtrière insurrection des Boxers. Léon XIII souhaitait d’établir à Pékin une nonciature apostolique ; ce désir parut finalement incompatible avec le protectorat traditionnel de la France sur les catholiques de l’empire chinois ; mais Léon XIII regretta toujours de n’avoir pu le réaliser. Il lui semblait que, pour progresser en chine, la propagande catholique devait affecter, aux yeux des Chinois, un caractère supranational, qui serait comme indiqué et ratifié par l’établissement d’une nonciature. L’Église d’Indo-Chine subit en 1885 une violente persécution, marquée par des martyres, mais gagna deux cent mille nouveaux fidèles dans les quinze années qui suivirent.
Le Concordat avec le Portugal (1886) régla la situation religieuse de l’Hindoustan : la prérogative du patronat que, depuis le xvie siècle, les rois de Portugal possédaient sur toutes les Églises des Indes, et la juridiction archiépiscopale de l’archevêque de Goa furent restreintes aux territoires portugais ; et Léon XIII créa dans le reste de l’Hindoustan une hiérarchie catholique, qui bientôt put enregistrer, comme un succès de l’Église romaine, la conversion d’un certain nombre de Brahmes dans le Maduré.
À la faveur de la constitution de 1889, par laquelle le Japon accordait à ses sujets la liberté de croyance, Léon XIII, en 1891, établit au Japon la hiérarchie catholique ; et l’on calcula que le chiffre des catholiques japonais, qui était de 20 000 à son avènement, avait triplé lorsqu’il mourut.
La Corée, où de 1866 à 1876 l’apostolat catholique avait été impossible, fut rouverte à cet apostolat, sous Léon XIII, et le nombre des catholiques, en 1898, y dépassait 36 000
L’apostolat catholique en Océanie fut illustré par le P. Damien, belge d’origine, propussien, qui aux îles Havaï, dans la léproserie de Molokaï, mourut héroïquement, en 1889, au milieu du millier de lépreux qu’il soignait.
L’apostolat catholique en Afrique fit sous Léon XIII de gigantesques progrès. Quelques jours seulement après son avènement, il instituait pour les Pères Blancs de Mgr Lavigerie deux missions nouvelles ; en restaurant, sur la demande de Lavigerie devenu cardinal, le siège archiépiscopal de Carthage, il encourageait hautement les ambitions africaines du prélat ; et le martyre des noirs de l’Ouganda attesta la vitalité de la jeune chrétienté. Mgr Augouard et les Pères du Saint-Esprit installaient l’apostolat catholique dans le vaste bassin du Congo. Et l’évangélisation de l’Afrique centrale, telle que la concevait Léon XIII, telle que l’organisaient un Lavigerie, un Augouard, était liée au mouvement antiesclavagiste. L’encyclique de mai 1888, par laquelle Léon XIII se réjouissait de la suppression de l’esclavage au Brésil, insistait, à la demande même de Lavigerie, sur les détresses qu’suffigeait à l’Afrique le fléau de l’esclavagisme ; et la campagne de discours entreprise par le cardinal à Paris, à Londres, à Bruxelles, à Rome, à Milan, la fondation dans les divers pays de comités antiesclavagistes, le départ de troupes de volontaires qui s’en allèrent dans l’Afrique centrale combattre les traitants, furent dus à l’initiative souveraine de Léon XIII. Ainsi s’accomplit avec l’appui des États, sous la bannière de la croix, une œuvre vraiment rédemptrice, au cœur de cette Afrique où d’année en année le pontificat de Léon XIII multipliait les terrains de mission : préfecture du Sénégal et vicariat apostolique de la Côte d’Or en 1879, préfecture du Dahomey en 1882, préfecture de Fernando Po en 1883, préfecture du Haut-Niger en 1884, vicariat apostolique du Congo français en 1886, préfecture du Bas-Niger en 1889, préfecture de l’Oubanghi en 1890, préfecture de la Guinée française en 1897.
2o Léon XIII et les Église slaves et orientales.
« On découvre dans les régions orientales, disait Léon XIII dans l’allocution consistoriale du 13 décembre 1880, des indices permettant d’espérer que les peuples d’Orient, si longtemps séparés du sein de l’Église romaine, rentreront, sous l’inspiration divine, en grâce avec elle. » L’élévation au cardinalat de Mgr Hassoun. patriarche des Arméniens, fut un sourire de Léon XIII aux peuples d’Orient ; et dans son encyclique Sancta Dei civitas, du 3 décembre 1880, l’œuvre des Écoles d’Orient, destinée à porter à ces peuples le message de Rome, était l’objet de spéciaux encouragements.
L’encyclique Grande Munus, du 30 septembre 1880, rappelait tout ce qu’avaient fait les papes pour le bien spirituel et temporel des Slaves et l’approbation qu’avait donnée le Saint-Siège à la méthode d’apostolat des saints Cyrille et Méthode. On sentait, dans ce document, un accent de tendre respect à l’endroit des vieilles liturgies slaves : il n’était plus permis, après l’avoir lu, d’accuser la papauté de vouloir remplacer les rites nationaux des Slaves par le rite latin ; et la décision prise par Léon XIII de faire célébrer annuellement dans toute la chrétienté la fête des saints Cyrille et Méthode, l’accueil qu’il fit, en 1881, au pèlerinage amené par Mgr Strossmayer, le grand apôtre slave, furent des témoignages décisifs de l’esprit qui animait la papauté.
Cet esprit s’attesta avec éclat par l’organisation, en 1893, du congrès eucharistique de Jérusalem. Pour la première fois depuis les croisades, un légat du Saint-Siège paraissait dans la Ville Sainte : le sultan, pressenti par l’ambassadeur de France à Constantinople, était consentant. Le cardinal Langénieux engagea les Orientaux non unis à venir s’associer aux catholiques dans un commun hommage à l’Eucharistie ; pendant tout le congrès, la messe fut célébrée dans les divers rites orientaux ; parmi les vœux votés on relevait ceux-ci : « Que des séminaires soient formés sur place pour donner des apôtres à l’Orient ; que des revues théologiques et scientifiques s’occupent des questions relatives à l’union des Églises, et que des associations de prières se multiplient à cette intention. » Déjà, dans cette Palestine où s’acclamaient ces vœux d’union, fonctionnait, depuis 1882, le séminaire Sainte-Anne de Jérusalem où les Pères Blancs du cardinal Lavigerie s’occupaient de former des prêtres indigènes pour les rites orientaux.
La politique de Léon XIII à l’endroit des Églises slaves et orientales trouva sa charte, le 30 novembre 1894, dans l’encyclique Orientalium. « Il importe souverainement, redisait-il six mois plus tard, de dissiper et de déraciner complètement l’opinion de certains Orientaux, que les latins veulent porter atteinte à leurs droits et privilèges ou à leurs traditions historiques. » Anthime VIII, patriarche grec de Constantinople, ayant, dans l’hiver de 1894-1895, dirigé contre les appels de Léon XIII à l’union une encyclique patriarcale, Léon XIII répliqua, dans une allocution du 2 mars 1895, où s’il s’opposait à ce que « cette douce et certaine promesse du Sauveur : Fiet unum ovile et unus pastor, » fût traitée d’utopie.
Sur plusieurs points du vaste Orient, Léon XIII vit l’Église romaine recueillir des conversions. Conversions parmi les Coptes d’Égypte, grâce à l’apostolat des jésuites. Conversions en Arménie, par suite de la soumission du patriarche Kupelian et de l’installation des jésuites dans la Grande Arménie ; mais la lettre apostolique qu’adressa Léon XIII, le 25 juillet 1888, aux prélats du rite arménien ne désarma pas les susceptibilités monophysites. Conversions en Chaldée, où le patriarche Mgr Chimoun abjura le nestorianisme et fit passer ses fidèles au rite chaldéen uni, et où le chiffre des catholiques, qui n’était en 1850 que de 30 000 à 40 000, s’élèvera à 66 000 en 1900. En revanche dans cette Bulgarie où les assomptionnistes, dans leur mission de Monastir, travaillaient à faire connaître Rome, le passage du prince Boris au schisme, sous l’inspiration de son père Ferdinand de Saxe-Cobourg, fut un chagrin pour Léon XIII.
3o L’appel à l’union : la lettre Præclara (1894).
La lettre Præclara, écrite par Léon XIII, en 1891, au lendemain de son jubilé épiscopal, et adressée aux princes et aux peuples, apparaît, dans le recul de l’histoire, comme le point culminant de son pontificat, et subsiste comme le testament de sa pensée. La phraséologie en est nouvelle. Bien que la moitié du document concerne les Églises orientales et la Réforme, le nom de schisme n’est pas prononcé ; on chercherait vainement aussi celui d’hérésie. Léon XIII s’abstient de toute qualification désagréable pour désigner les hommes extérieurs à l’Église ou les credos étrangers à la foi romaine ; les multiples confessions protestantes sont appelées, d’un terme fort impartial, congrégationes, et le mot secta, réputé défavorable, est exclusivement réservé à la maçonnerie. Le nom de Photius est mentionné avec une sereine froideur ; le ton du pontife est celui d’un historien. Il semblerait que Léon XIII évite de rechercher les responsabilités ; c’est « la misérable calamité des temps qui arracha à la foi romaine une partie des Slaves, et ce sont d’« insolites renversements du temps et des choses » qui ont séparé de Rome les peuples réformés. Le souvenir de la séparation est susceptible de creuser les fossés ; le spectacle du présent laisse espérer qu’ils seront un jour comblés. C’est donc sur l’époque présente que Léon XIII, plus soucieux de ce qui rapproche que de ce qui disjoint, attache ses regards et ceux des chrétiens. Il note les « dispositions plus conciliantes et même une certaine propension à la bienveillance », récemment témoignées aux catholiques romains par les Orientaux ; il signale la communauté de la foi grecque et de la foi romaine ; il apprécie avec impartialité cette féconde entente pour le bien et la charité, par laquelle les réformés des diverses confessions rachètent leurs divergences dans la recherche de la vérité. « Permettez que nous vous invitions, leur dit-il, et qu’avec une effusion d’amour nous vous tendions les mains. »
Paternel pour les chrétiens exotiques qu’il voudrait ramener à l’Église. Léon XIII, dans cette lettre, inclinerait à la sévérité, plutôt, contre certains chrétiens de la maison, contre ce groupe de fidèles qui se traînent à la suite du pape avec une apparente correction, mais avec défiance et déplaisir. « Obéir en toutes choses, non point avec des dispositions étroites et avec défiance, mais avec l’âme tout entière et une volonté empressée » ainsi définit-il le devoir de tous les catholiques.
Léon XIII, rappelant ses précédents enseignements, maintient, dans cette lettre, que rien n’est plus étranger à l’Église que d’accaparer pour elle-même quoi que ce soit des droits du pouvoir civil. Mais il signale les théories « régalistes », léguées par l’Ancien Régime au xixe siècle, comme une exagération des droits de l’État, une source de discordes et un attentat contre l’unité. C’est le même reproche qu’il suffige tout d’abord à la maçonnerie : « De même, écrit-il, un grand péril pourl’unitérésulte de cette sorte d’hommes, qu’on appelle maçonnique. » « Je demande que tous ne forment qu’un seul corps : Il y aura un seul troupeau et un seul pasteur. Ces citations de saint Jean ouvrent et ferment la lettre Præclara. Elle est destinée à l’universalité des gouvernants et des peuples. Que cette universalité devînt unanimité : tel était le vœu de Léon XIII. Il rajeunissait, en l’appropriant aux temps nouveaux, la vieille conception de la chrétienté. « Les dernières années du xviiie siècle, écrivait-il, ont laissé l’Europe fatiguée de désastres, tremblante de convulsions. Ce siècle qui marche à sa fin ne pourait-il, en retour, transmettre comme un héritage au genre humain quelques gages de concorde et l’espérance des grands bienfaits que promet l’unité de la foi chrétienne ? » On observait un silence dans cette lettre : sur la question romaine, le mutisme était complet. Léon XIII indiquait qu’il avait besoin d’une « consolation » : il laissait deviner sa douleur innommée. Mais il s’abstenait de toute revendication, même de toute plainte. Si l’unification catholique du monde, dont il développait le plan grandiose, était un jour réalisée, comment la question romaine attendrait-elle longtemps une solution ?
Deux ans après avoir ouvert ces avenues entre l’Église romaine et les chrétientés séparées, Léon XIII, en 1896, dans l’encyclique Satis cognitum, définissait, dans toute la plénitude de leur rigueur théologique, les exigences de l’unité catholique, et faisait comprendre, bien nettement, que ceux qui concevaient l’unité chrétienne comme une fédération d’Églises ne pouvaient être d’accord avec Rome. Les deux documents Præclara et Satis cognitum marquaient, à la veille du xxe siècle, l’attitude exacte de la Papauté en face des aspirations du monde chrétien vers l’union des Églises.
V. Action intellectuelle, sociale, internationale de Léon XIII.
1o Action intellectuelle : philosophie, histoire, sciences, études biblingues.
Ce qui distingue l’action intellectuelle de Léon XIII, c’est qu’il a confiance dans la vérité ; confiance dans la science. « L’âme, disait Léon XIII, le 2 février 1879, au pèlerinage des journalistes, désire naturellement la vérité, et telles sont la force, l’excellence, la beauté de la vérité, qu’en apparaissant à l’esprit elle attire facilement l’assentiment de ceux mêmes qui voudraient le lui refuser. » Dans l’encyclique Æterni Patris, cette même année, il déclarait qu’il est dans l’ordre de la divine Providence que, « pour ramener le peuple à la foi et au salut, on recherche le concours de la science humaine. » Il approuva, par un bref du 20 mars 1887, le projet de congrès internationaux de savants catholiques qu’avait conçu le chanoine Duilhé de Saint-Projet et que Mgr d’Hulst réalisa dans les assemblées successives de Paris (1888 et 1891), Bruxelles (1894), Fribourg en Suisse (1897) et Munich (1900).
Le pontificat de Léon XIII mit en honneur la philosophie thomiste et fit de cette philosophie le point de départ d’un vaste mouvement intellectuel. Recevant, le 27 novembre 1878, les élèves de l’Université Grégorienne, Léon XIII leur disait déjà : « La vraie sagesse, c’est celle qu’ont enseignée les Pères et les docteurs scolastiques et à leur tête saint Thomas d’Aquin. » Le 4 août 1879, paraissait l’encyclique Æterni Patris. Léon XIII recommandait qu’on étudiât saint Thomas et qu’on recherchât sa doctrine à ses propres sources ou dans les interprètes autorisés, en se gardant de ceux qui prétendant relever de saint Thomas, n’en ont pas réellement la doctrine. Il déclarait expressément, d’ailleurs, que si les docteurs scolastiques ont parfois montré trop de subtilité en certaines questions, s’ils enseignent des choses qui ne soient pas d’accord avec les doctrines certaines des temps postérieurs, enfin s’ils soutiennent des opinions improbables à quelque titre que ce soit, il n’avait nullement l’intention de proposer ces choses à l’imitation de notre temps. Mais dans l’ensemble ils proclamait : « Distinguant avec soin la raison de la foi, et unissant amicalement l’une avec l’autre, saint Thomas a sauvegardé les droits et la dignité de chacune, en sorte que la raison, élevée par saint Thomas aux plus hauts sommets, ne peut en quelque sorte s’élever davantage, et que la foi ne peut guère attendre de la raison des secours plus nombreux ou plus grands que ceux qu’elle a reçus par saint Thomas. »
Le 15 octobre 1879, Léon XIII, par une lettre au cardinal de Luca, annonçait son projet de fonder : Rome une Académie destinée a défendre le thomisme, et de faire publier une édition nouvelle et complète des œuvres de saint Thomas. L’Académie s’inaugura le 8 mai 1880, sous la présidence du cardinal Pecci, frère du pape : elle comptait trente membres, dix romains, dix italiens, dix étrangers. La préparation de l’édition nouvelle fut confiée par Léon XIII aux dominicains. Les deux brefs de décembre 1880 et de novembre 1889, relatifs à l’Université de Louvain, amenèrent la création, dans ce grand centre intellectuel, d’une chaire de philosophie thomiste, et insistèrent sur les liens qui devaient être établis entre cette philosophie et l’enseignement des sciences naturelles. Le bref Gravissime nos, adressé le 30 décembre 1892 à la Compagnie de Jésus, invita les membres de cette compagnie à suivre la doctrine de saint Thomas dans toutes les questions de quelque importance et à s’attacher à ceux de leurs théologiens qui se rapprochent le plus de cette doctrine.
La condamnation par le Saint-Office, le 14 décembre 1887, de quarante propositions extraites des œuvres de Rosmini et relatives à l’origine des idées, à l’ontologie et à la théologie naturelle, porta le dernier coup aux oppositions qui, dans certains diocèses du nord de l’Italie, faisaient obstacle à la diffusion du thomisme ; et Léon XIII, par un bref à l’archevêque de Milan, souligna la portée de cette condamnation.
La lettre adressée, le 18 août 1883, aux cardinaux de Luca, Pasca et Hergenrœther sur les études historiques, fut un magnifique acte de confiance dans le témoignage que l’Église peut et doit attendre de l’histoire, dans une étude consciencieuse et forte, faite par des savants sincères, dans la recherche des sources. Léon XIII chargeait les trois cardinaux destinataires de réorganiser les études historiques à la Bibliothèque Vaticane en s’adjoignant des savants. Les archives du Vatican s’ouvrirent, une école de paléographie et de critique appliquée fut installée au Vatican. « Puisez le plus possible aux sources, disait le pape le 24 février 1884 aux membres du cercle allemand d’histoire : nous n’avons pas peur de la publicité de documents, nous ne craignons pas la lumière dans nos archives. » À côté des archives fut ouverte, en 1892, une précieuse bibliothèque de consuitation.
Léon XIII, en 1888, ressuscita l’observatoire du Vatican et en confia la direction au barnabite Denza. heureux de montrer ainsi, comme il le disait dans l’acte de fondation de l’observatoire, « que l’Église et ses pasteurs ne haïssent pas la vraie et solide science, tant des choses divines que des choses humaines, mais qu’ils l’embrassent, la favorisent et la font progresser avec amour, autant qu’il est en eux. »
Les discussions, souvent passionnées, auxquelles donnaient lieu les questions d’exégèse biblique, amenèrent Léon XIII à publier, le 18 novembre 1893, l’encyclique Providentissimus Deus. Il y proclamait ce principe que l’idée d’inspiration exclut nécessairement l’idée d’erreur ; et d’autre part il admettait que les copistes et les éditeurs ont pu se tromper dans les transcriptions des manuscrits de la Bible ; qu’en ce qui concerne les sciences naturelles, les écrivains inspirés s’expriment en « décrivant simplement les apparences sensibles et en se conformant aux façons de parler de leur temps : et que, même dans les livres historiques, les auteurs de la Bible parlent souvent un langage populaire, il rappelait enfin que, pour ce qui concerne la foi et les mœurs, l’interprétation des textes bibliques doit être faite suivant l’opinion commune des Pères de Église. La création de la Commission biblique en 1902 et les décisions qu’elle rendit sur de nombreux points de détail furent un corollaire pratique des enseignements de l’encyclique Providentissimus. Voir l’art. Inspiration de l’Écri ture, t. vii, col. 2160-2162, 2235-2237, et Interprétation de l’Écriture, ibid., col. 2320, 2333, 2342.
2o Léon XIII et la question sociale.
Léon XIII, à la fin de son épiscopat de Pérouse, dans son mandement pour le carême de 1877, avait dénoncé les abus du régime économique contemporain et signalé deux remèdes : d’une part, l’intervention des lois civiles, d’autre part la fidélité aux lois de Dieu et de son Église. Dès son avènement sur le trône de Pierre, la question sociale le préoccupa. Les attentats commis contre les souverains d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie lui inspirèrent, dès le 28 décembre 1878, l’encyclique Quod apostolici, qui condamnait le socialisme. Mais Léon XIII voulut, en face du socialisme, tracer les grandes lignes de ce que doit être un ordre social chrétien, fondé sur la justice. D’Amérique et d’Europe des appels survenaient, qui sollicitaient la papauté de faire entendre sa voix pour l’apaisement des conflits entre capital et travail. La grande association ouvrière des Chevaliers du Travail (Knights of sabour) était, au Canada, condamnée par l’unanimité de l’épiscopat et rencontrait au contraire, chez la plupart des évêques des États-Unis, une neutralité bienveillante : de part et d’autre, on se tourna vers Rome pour obtenir un verdict. Sept cent trente mille travailleurs, divisés en trois mille sections, et ayant pour président général un catholique, M. Powderley, attendaient ce verdict avec impatience. Un mémoire du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, plaidait auprès du Saint-Siège pour les Chevaliers du Travail. Le 29 août 1888, le cardinal Simeoni, préfet de la Propagande, informa le cardinal Gibbons que le Saint-Siège « tolérait, pour le moment, la Société des Chevaliers du Travail », à la seule condition qu’on fit disparaître de ses statuts certains mots sentant le socialisme et le communisme.
Cette décision du Saint-Siège fit grand bruit. D’une façon plus discrète, un travail s’accomplissait, à Rome et à Fribourg en Suisse, qui devait aboutir à des conclusions plus importantes encore. À Rome siègea, de 1881 à 1883, une commission de théologiens, chargée d’examiner les conséquences de la morale catholique dans le domaine économique. Plusieurs années de suite, des sociologues de divers pays, réunis à Fribourg, dans une union d’études sociales, élaborèrent des thèses sur la question sociale, thèses qui s’appuyaient sur la philosophie de saint Thomas ; Mgr Mermillod portait ces thèses à Rome, pour qu’elles fussent examinées par le Saint-Siège et pour qu’elles fussent retenues, éventuellement, comme des documents. Tandis que la sociologie catholique, représentée par des spécialistes comme les Français La Tour du Pin, Henri Lorin, Louis Miseent, comme les Autrichiens Blome, Kuefstein, Vogelsang, Lichtenstein, frappait ainsi à la porte du Vatican, les ouvriers de France, amenés en pèlerinage, dès 1889, par Albert de Mari et Léon Harmel, prenaient contact avec le pape, et Melchior de Vogüe, commençant ce spectacle, regardait « entrer solennellement dans Saint-Pierre le nouveau pouvoir social, les nouveaux prétendants à l’empire, ces ouvriers venus là, comme y vinrent Charlemagne, Othon et Barberousse, pour y chercher le sacre et l’investiture. »
Ces diverses démarches trahissaient un besoin de la chrétienté : Léon XIII, le 15 mai 1891, publia l’encyclique Rerum Novarum sur la condition des ouvriers, dont Spuller déclara qu’elle était un grand événement dans l’histoire des sociétés modernes. Léon XIII, dans cette encyclique, affirmait le droit de propriété privée, mais il en marquait les limites, et définissait le devoir de l’aumône. Passant aux rapports du travail et du capital, il expliquait qu’un salaire insuffisant, consenti par la prétendue liberté de l’ouvrier, n’est pas un salaire juste ; et le contrat de travail, même accepté par l’ouvrier, ne lui paraissait pas conforme à l’équité, s’il contenait des clauses nocives pour la santé de l’ouvrier, ou pour sa vie domestique, ou pour sa vie religieuse. Les catholiques, à la lumière de cette encyclique, devaient désormais, au delà du phénomène de la production économique, envisager l’agent producteur, l’homme, et se préoccuper de l’établissement d’un régime du travail conforme à toutes les exigences de la dignité humaine.
Pour faire régner la justice sociale, Léon XIII préconisait deux moyens : 1. les associations professionnelles (associations patronales, associations ouvrières, associations mixtes) qui, jouant dans le métier une sorte de rôle législateur, résoudraient les questions relatives au salaire, à la durée de la journée de travail, à l’hygiène des mines ; 2. la législation ouvrière. Pour repousser les abus et pour écarter les dangers, Léon XIII invoquait l’autorité des lois. Il signalait, spécialement, à l’attention du législateur, le relâchement des liens de la famille parmi les travailleurs, le refus du repos dominical à l’ouvrier, la promiscuité des sexes dans les usines, la violation de la dignité du travailleur par des conditions indignes et dégradantes ; l’attentat à la santé de l’adulte chargé d’un travail excessif ; l’attentat à la santé de la femme et de l’enfant, chargés de travaux qui devraient être réservés aux hommes. Et faisant allusion à la plaie des grèves, il déclarait : « Il appartient au pouvoir public de porter un remède. Il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons. » L’encyclique se terminait par cette déclaration qu’il faut principalement attendre le salut d’une grande effusion d’amour (caritas) ; et par caritas, Léon XIII entendait la loi qui résume tout l’Évangile, totius Evangelii compendiaria lex, loi qui comprend la vertu de justice, qui en implique et en facilite l’observation.
Le sociologue suisse Gaspard Decurtins avait, en 1890, présenté au Conseil fédéral helvétique un vœu en faveur d’une réglementation du régime du travail par une législation internationale, et Léon XIII, témoin par ailleurs des efforts que tentait, dans le même sens, la conférence internationale réunie à Berlin par Guillaume II, avait fait féliciter Decurtins par Mgr Jacobini. En avril 1893, au congrès ouvrier de Bienne, où les socialistes étaient en majorité, Decurtins fit voter un vœu ainsi conçu : « Le congrès exprime le vœu que le prochain congrès ouvrier international à Zurich s’occupe de la question de la législation internationale sur la protection des travailleurs. On compte également que les sociétés catholiques ouvrières défendront avec énergie les postulats concernant la protection ouvrière énoncés dans l’encyclique de Léon XIII. » En réponse à cette manifestation, Léon XIII, dans une lettre à Gaspard Decurtins, déclara approuver en principe le projet d’une législation internationale protégeant « la faiblesse des femmes et des enfants qui travaillent. »
Quelques années seulement s’écoulaient, et l’on constatait, en tous pays, un mouvement catholique social issu de l’encyclique Rerum novarum, mouvement dont M. Max Turmann se faisait l’historien. Les polémiques auxquelles donna lieu l’école dite de la démocratie chrétienne amenèrent Léon XIII à déclarer, le 18 janvier 1901. dans la lettre Graves de communi, que la dénomination de démocratie chrétienne ne devait pas s’entendre d’une action politique, et que ce mot « ne doit pas signifier autre chose que la bienfaisante action chrétienne à l’égard du peuple », action qui peut, comme l’Église, s’accommoder de tout régime politique, pourvu qu’il soit honnête et juste.
3o Le rôle international de la papauté sous Léon XIII.
Le rôle des papes au Moyen Âge, pacifiant les conflits entre les divers États, hantait la magnifique imagination de Léon XIII ; et son pontificat marqua, dans l’histoire de l’Église, les débuts de la réaction contre cette laïcisation du droit international qui datait des traités de Westphalie, et qui tendait à dénier au Saint-Siège toute compétence dans les questions relevant du droit des gens. Bismarck, en 1885, sollicita de Léon XIII, d’accord avec l’Espagne, l’intervention pontificale dans l’affaire des Carolines. Léon XIII, tout en faisant acte de médiateur, affecta de parler en pape docteur. Ce fut le trait caractéristique de son verdict de trancher le différend politique en étudiant, à la lumière de la théologie, les données du problème. L’Espagne avait, la première, abordé jadis dans les îles Carolines ; elle les avait, à plusieurs reprises, fait évangéliser. Mais l’Allemagne objectait : « Ces îles, depuis un siècle ou deux, ne senspas occupées, donc je m’y installe. » Léon XIII, dans cette compétition, fit intervenir la théorie catholique du droit de propriété. De même que ses prédécesseurs avaient insisté près des grands propriétaires des États romains pour qu’ils cessassent de laisser en friche les terres qui nominalement leur appartenaient, sous peine d’être déchus de leur droit de propriété, de même en reconnaissant, à l’encontre de Bismarck, les droits antérieurs de l’Espagne à la possession des Carolines, il insista pour que l’Espagne fît un usage effectif de ce droit de domaine politique, et pour que cette possession cessât d’être abandonnée, inutilisée. La sentence papale au sujet des Carolines ne marqua pas seulement la rentrée de la papauté dans le jeu des affaires humaines, mais la rentrée de la doctrine morale et sociale de l’Église dans le règlement de ces affaires.
L’encyclique de 1888 aux évêques brésiliens, commençant les textes de saint Paul sur la fraternité humaine, disait de ces textes : « Ce furent là comme des greffes divines qui réussirent à merveille et qui furent fécondes en promesses, fécondes pour le bonheur public, lorsque au cours du temps, l’effort de l’Église se poursuivant, la Societas civitatum, renouvelée à la ressemblance d’une famille, se resserra, chrétienne et libre. » C’est ainsi que, trente ans avant le traité de Versailles, le mot de Société des États apparaissait dans une encyclique de Léon XIII.
Le 11 février 1889, Léon XIII, dans une allocution consistoriale sur la mission pacificatrice de l’Église, évoquait le péril d’une guerre européenne et dénonçait les charges et les dommages de la paix armée ; cette même préoccupation, et son désir de trouver pour la paix des peuples des garanties chrétiennes, réapparaissaient dans sa lettre Præclara de 1894.
Lorsque en 1898, le comte Mouraview, au nom du tsar Nicolas II, entretint Léon XIII d’une conférence internationale qui étudierait le problème du désarmement et la solution pacifique des conflits entre les États, le cardinal Ramposta répondit au comte Mouraview, le 15 septembre 1898, dans une note préparée par Mgr della Chiesa, le futur Benoit XV : — On a voulu régler les rapports des nations par un droit nouveau, fondé sur l’intérêt utilitaire, sur la prédominance de la force, sur le sucrés des faits accomplis, sur d’autres théories qui sont la négation des principes éternels et immuables de justice ; voilà l’erreur capitale qui a conduit l’Europe à un étal désastreux. » En réponse à un nouveau message de Mouraview, envoyant le programme des questions qui devaient être soumises a la conférence Internationale, le cardinal Ramposta déclarait : il manque dans le consortium international des États un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir le droit de chacun. Il ne reste dès lors qu’à recourir immédiatement à la force… L’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun. Elle répond à tous égards aux aspirations du Saint-Siège. Peut-être ne peut-on pas espérer que l’arbitrage, obligatoire par sa nature même, puisse devenir, dans toutes les circonstances, l’objet d’un acceptation et d’un assentiment unanimes. Une institution de médiation, investie d’une autorité revêtue de tout le prestige moral nécessaire, munie des indispensables garanties de compétence et d’impartialité, n’enchaînant point la liberté des parties en litige, serait moins exposée à rencontrer des obstacles. »
Malgré cet échange de messages, aucune convocation à la Conférence de la paix ne fut adressée par la Hollande au pape Léon XIII, le gouvernement italien ayant exigé que le pape ne fût pas invité. Le 29 juillet 1899, dernier jour de la conférence, lecture fut donnée d’une lettre de Léon XIII à la reine Wilhelmine, sur le rôle pacificateur qu’avait joué la papauté dans l’histoire, et sur la façon dont « elle sait incliner à la concorde tant de peuples au génie divers. » Mais quelle que fût la déférence qui accueillit cette lecture, l’hostilité italienne avait atteint son but : les conventions adoptées par la conférence de la Haye au sujet du droit de paix et de guerre ne portaient pas la signature du pape. Ce fut là l’une des plus grandes douleurs causées à Léon XIII par l’Italie ; il lui apparut que la situation créée à la papauté par la journée du 20 septembre 1870 empêchait la papauté d’exercer les fonctions qu’attendaient d’elle, non seulement ses fidèles de tout l’univers, mais même des puissances séparées de l’Église, comme celle du tsar.
On vit, en 1900, le congrès international pour la protection légale des travailleurs traiter Léon XIII comme un législateur social. « L’existence de la papauté, déclara M. Keuser, son influence sur nombre de patrons et sur une portion de la classe ouvrière, sont des faits qu’il serait puéril de nier et dont il n’est pas possible de ne pas tenir compte. » Le pape fut invité, comme les autres gouvernements, à envoyer un délégué au comité de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs ; et le congrès que cette association tint à Cologne en 1902 entendit une lettre du cardinal Ramposta accréditant ce délégué. Ainsi, tandis que les diplomates européens avaient laissé s’accomplir les mesures d’ostrascisme qui exilaient la papauté des conférences de la Haye, une assemblée internationale qui s’occupait des problèmes ouvriers ratifiait, au contraire, l’éclat de l’intervention pontificale dans le domaine social en demandant à Léon XIII la présence d’un représentant du Saint-Siège. Le pape qui naguère avait accueilli les pèlerinages ouvriers trouva dans cet appel une de ses dernières joies.
Léon XIII mourut le 20 juillet 1903, âgé de quatre-vingt-treize ans.
1o Documents épiscopaux et pontificaux. — Œuvres pastorales de S. Ém. le cardinal Pecci, trad. Lury, 2 vol., Lille, 1888 ; Discours du souverain pontife Léon XIII, 1878-1883, trad. De Francisou, Paris, 1884 ; Acta Leonis XIII, Rome, 1878-1903 ; Leonis XIII carmina, éd. Bach, Rome, 1908
2. Mémoires. — Cardinal Ferrata, Mémoires, 3 vol., Rome, 1922 ; Papiers du cardinal Galimberti dans Crispolto Crispoli e Guido Aureli, La politica di Leone XIII da Luigi Galimberti a Mariano Rampolla, Rome, 1912.
II. Travaux. Mgr de T’Serclaes, Le pape Léon XIII, sa vie, son action religieuse, politique et sociale, 8 vol., Paris, 1894-1904 ; Mourret, Les directions politiques, intellectuelles et sociales de Léon XIII, Paris, 1920 ; Mourret, L’Église contemporaine, IIe partie, 1878-1903 (t. ix de l’Histoire générale de l’Église), Paris, 1921; Martin Spahn, Léo XIIIRampolla del Tindaro, Rome, 1923 ; G. Goyau, Le pape Léon XIII (dans Autour du catholicisme social, IIIe série), Paris, 1907 ; Boyer d’Agen, La jeunesse de Léon XIII, Tours, 1896 ; du même, Un prélat italien sous l’ancien État pontifical, Paris, 1907 ; H. des Houx, Joachim Pecci, 1810-1878, Paris, 1900 ; Raffaello de Cesare, II conclave di Leone XIII, Citta di Castello, 1887 ; Anonyme, Léon XIII devant ses contemporains, Paris, 1892 ; Julien de Narfon, Léon XIII intime, Paris, s.d. ; Viscount Halifax, Léo XIII and anglican orders, Londres, 1912 ; Lefebvre de Béhaine, Léon XIII et Bismarck, Paris, 1898 ; G. Goyau, Bismarck et l’Église, t. iii et iv, Paris, 1912 ; Jean d’Arros, Léon XIII d’après ses encycliques, Paris, 1894 ; Fiou, Le comte Albert de Mun, Paris, 192-1 ; Lecanuet, La France religieuse sous la troisième république, t. ii, Paris, 1907 ; Meester, Léo XIIIe la Chiesa greca, Rome, 1905 ; Léon Grégoire, Le pape, les catholiques et la question sociale, 5e édit., Paris, 1922 ; G. Goyau, Lendemain d’unité, Rome, royaume de Naples, Paris, 1900 ; Yves de la Brière, L’organisation internationale du monde contemporain et la papauté souveraine, Paris, 1924.