Dictionnaire de théologie catholique/JUSTIFICATION : Doctrine dans la Sainte-Ecriture I. L'Ancien Testament

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 316-318).

JUSTIFICATION. — Sous le nom de justification la théologie désigne l’acte par lequel Dieu lait passer une âme de l’état de péché à l’état de grâce. Le même mot s’applique encore à l’état même où l’acte divin constitue l’âme, jusque-là pécheresse et devenue par la justification amie de Dieu. Mais ce second aspect n’est pas celui que l’on étudiera principalement ici ; c’est au mot Grâce sanctifiante qu’il a été surtout envisagé. Toute l’attention doit se concentrer à présent sur le processus par lequel l’âme, d’abord ennemie de Dieu, en devient l’amie. Qu’implique de la part de Dieu cet acte ? Que suppose-t-il dans celui qui en est l’objet ? On sait, en bref, que la doctrine de la justification est le point essentiel de divergence entre catholiques et protestants ; et il est impossible de l’exposer sans entrer dans le vif de la querelle entre les deux confessions. Pourtant l’exposé que l’on trouvera ici évitera volontairement toute allure de polémique. Il se contentera d’exposer la manière dont s’est précisée au cours des âges la doctrine de la justification. Il suivra donc cette doctrine :


I. Dans la Sainte Écriture. —
II. A l’époque patristique (col. 2077). —
III. Chez les scolastiques du Moyen Age (col. 2106). —
IV. A l’époque de la Réforme (col. 2131). —
V. En Hn il étudiera cette doctrine telle qu’elle s’est développée à la suite du concile de Trente (col. 2193).
C’est dans cette dernière partie que l’on trouvera l’exposé de la doctrine actuelle des théologiens catholiques.

I. LA DOCTRINE DE LA JUSTIFICATION DANS LA SAINTE ÉCRITURE.

Il faut en venir à saint Paul pour rencontrer enfin une doctrine explicite et systématisée de la justification. C’est cette doctrine que l’Église a prise pour base toutes les fois qu’elle a voulu définir sa loi, et spécialement au concile de Trente. C’est en elle, pareillement, que la théologie catholique a toujours cherché la matière principale de ses analyses et les principes directeurs de sa synthèse sur cet important sujet. C’est elle, en conséquence, qui fera l’objet direct de cette étude. Il sied néanmoins de tenter, au préalable, un relevé sommaire des données :
1° de l’Ancien Testament ;
2° de la théologie juive au I er siècle de notre ère (col. 201 G) ;
3° des Évangiles relativement à la justification (col. 2047) ; pour accorder
4° à saint Paul toute l’attention qui convient (col. 2049) ;
5° on terminera enfin par un court exposé de la doctrine de saint Jacques (col. 2075).

I. L’Ancien Testament. - —

Les termes : juste, justice, justifier se rencontrent partout dans l’Ancien Testament. Ils appartiennent au fonds commun du langage biblique, dont ils constituent l’un des éléments caractéristiques.

Juste se dit de Dieu. Il n’est pas d’attribut que l’Ancien Testament célèbre en lui avec plus d’insistance. La formule type est celle-ci, Tob., iii, 2 : « Tu es juste, Seigneur, et tous tes jugements sont justes. » On dit, Deut., xxxii, 4 : « C’est un Dieu fidèle et sans iniquité, il est juste et droit ; » auPsaume cxvi (cxiv), 5 : « Jahvé est miséricordieux et juste, notre Dieu est compatissant. » Ce terme de juste appliqué à Dieu ne semble donc pas avoir, dans l’Ancien Testament, le sens rigide qu’il prendra dans le judaïsme postérieur. — Juste se dit aussi de l’homme et au regard même de Dieu, de l’homme lui même, de ses paroles et de ses actes. Le mot s’entend parfois au sens restreint qu’il a dans l’usage courant. Mais le plus souvent c’est un terme de signification très ample, qualifiant la vie entière. Nous le trouvons associé à des mots comme : parfait, innocent, bon, excellent, saint, simple, miséricordieux, sage, sans rep che, fidèle, doux, termes dont, pour le sens, il ne d, iïère pas essentiellement. Il a pour contraires : impie, pécheur, et autres termes de connotation religieuse. Juste nous apparaît donc comme un terme de signification étendue et d’ordre religieux. Les mêmes observations valent pour le mot justice. Quant au radical verbal : justifier, le texte hébreu et plus encore les Septante L’emploient sous « les formes et avec des significations diverses que nous étudierons plus utilement a propos de la langue de saint Paul. Disons seuli ment qu’il est fort éloigné de comporter, toujours et de soi, un ser.s fon nsique ou même purement déclaratif.

La justification, c’est, pour saint Paul, le passage-, suivant une procédure appropriée, d’un état antérieur de non justice à l’étal de justice. L’idée qu’il s’en fait est nettement solidaire de sa doctrine du péché originel. L’état initial de non-juslice, d’où l’on passe a

l’état de Justice, est toujours et nécessairement pour

lui un étal positif de péché. Comment les choses

nous apparaissent-elles dans l’Ancien Testament ?

1° Etat initial de non-justice. -- Cet état demeure très Imprécis.

Les textes où l’on pourrait soupçonner la présence de la notion de péché originel sont peu nombreux et

bien connus. — 1. Job., xiv, 4. L’hébreu porte simplement : « Qui peut tirer le pur de l’impur ? Personne. » (C’est Job qui parle et il s’agit de l’homme). Les Septante insistent : « Qui sera pur venant de l’impureté ? Mais personne, n’eût-il vécu sur terre qu’un seul jour. » La Vulgate enfin est plus explicite : Quis potest lacère mundum de immundo conceplum semine ? Xonne lu qui solus es ? Bien difficile à discerner dans la brève interrogation de l’hébreu, très indistincte encore dans les Septante, l’idée de péché originel n’apparaît un peu clairement que sous la plume de saint Jérôme. — 2. Ps., li (l), 7 : Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum et in peccatis concepit me mater mea. Deux phrases parallèles et de sens équivalent, mais que l’on peut interpréter, soit : Je suis né de pécheurs, soit : Je suis né pécheur. — 3. Sagesse, ii, 23 (Vulgate) : Quoniam Deus creavit hominem incxterminabilem et ad ima(jinem simililudinis sux fecit illum. Invidia autem diuboli mors inlroivit in mundum. IM1TANTVR autem illum qui sunt ex parte illius. Pris en lui-même, ce texte s’interpréterait aussi bien de Gen., iv, que de Gen., m. Les Septante nous offrent une leçon un peu différente et qui évoque l’histoire rapportée Gen., in : « Car Dieu a créé l’homme pour l’immortalité (ère’àcpOocpoîa ) et il l’a fait à l’image de sa propre nature. C’est par l’envie du diable que la mort est venue dans le monde. Ils en font l’expérience (7rsip(xÇoucH aùxôv) ceux qui lui appartiennent. » Il n’est pas impossible qu’il faille entendre l’immortalité de la vie bienheureuse et la mort de la mort spirituelle en même temps que de la mort corporelle. Mais la restriction finale écarte l’idée d’un héritage transmis à la postérité d’Adam tout entière. — 4. Eccli., xxv, 24 (Vulgate, 33) : « De la femme vient le commencement du péché ; c’est à cause d’elle (de son péché) que nous mourons tous. » Pour la mort, point de doute ; mais il n’en va pas de même pour le péché.’Apj(T) est communément interprété au sens chronologique plutôt que causal. — 5. En revanche, Sagesse, x, 1 : « C’est (la Sagesse) qui le tira (Adam) de son (îSiou) péché » ne saurait être entendu comme excluant positivement l’idée d’une transmission héréditaire de la faute d’Adam. "ISioç vaut le possessif : son, sans plus.

Sur quoi le P. Lagrange conclut : « Le péché originel n’est pas enseigné clairement dans l’Ancien Testament, » Épitre aux Romains. 1916, p. 144. De même le P. Frey, L’étal originel et la chute de l’homme d’après les conceptions juiues au temps de J.-C, dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1911, p. 516 sq. Le P. F. Prat conjecture que les Juifs ont dû conclure de l’universelle participation au châtiment d’Adam l’universelle participation à sa faute. Il n’en reste pas moins que cette conclusion n’est clairement énoncée nulle part. Saint Paul nous éclairera davantage, sans toutefois nous étonner.

Sans doute, le sens du péché apparaît très vif dans l’Ancien Testament. Cependant l’absence d’une doctrine claire et explicite du péché originel laisse la notion de l’état initial de non-justice dans une grande indétermination, dont la doctrine de la justification ne peut manquer de se ressentir.

2° L’état (/c justice. - - L’Ancien Testament abonde en paroles laudatives sur le juste et la justice. Mais de les recueillir ne nous mènerait pas loin. Il s’en faut qu’elles soient de mil nie ù nous donner une idée positive et précise de l’état de justice. Disons seulement que cet état nous apparail comme réel cl actuel, non point comme une fiction Juridique et qui n’aurait d’existence qu’après la sentence finale prononcée par Dieu au jour du jugement. Cette senti née ne fera que constater la réalité. Ps., i.xii (i.xi), 13 : i Car tu rends ù chacun selon ses œuvres. »

Il importe davantage de remarquer que l'état de justice, tel que l’envisage l’Ancien Testament, se trouve encadré dans une économie religieuse très positive et supposée d’ordre surnaturel, à laquelle il est intimement relié. Inaugurée au Paradis terrestre, cette économie a pris sa forme propre lors de la vocation d’Abraham et trouvé son organisation complète dans la législation mosaïque. L’Israélite y est introduit par la circoncision. Il y devient héritier des promesses faites à Abraham, dont la foi doit passer en lui. Membre du peuple élu, il vit désormais sous la Loi mosaïque et bénéficie avec tous ses frères d’un gouvernement spécial de Dieu. Il s’achemine ainsi vers la réalisation de la grande promesse messianique, objet de son espérance. L'état de justice se définit en fonction de tout cela et se trouve conditionné par tout cela. En gros, c’est l'état de l’Israélite circoncis, qui croit en Dieu, qui observe la Loi, qui vit dans l’attente du Messie et qui, ce faisant, s’assure des titres certains à la bienveillance de Dieu et se range, de plein droit, parmi ceux qui auront part au salut.

Comment s’acquiert la justice.

L’Ancien Testament ne distingue pas, comme le fera plus tard saint

Paul, la première acquisition de la justice du développement subséquent de la vie dans la justice. Il considère l'état de justice et la justification en gros et en bloc. Cela fait une notable différence. A proprement parler, l’Ancien Testament ne nous fournit pas une doctrine précise de la justification au sens de saint Paul. Nous retrouvons ici la même indétermination que l’absence d’une notion explicite du péché originel a laissé subsister dans la conception de l'état initial de non-justice. D’ailleurs, tout cela se tient. Sous le bénéfice de cette remarque, relevons les facteurs divers auxquels l’Ancien Testament rapporte l’acquisition et la possession de la justice.

Nous rencontrons d’abord toute une suite d’affirmations du type de celle-ci que saint Paul lui-même a rapportée d’après Lev., xviii, 5 : « Vous observerez mes lois et mes ordonnances ; l’homme qui les mettra en pratique vivra par elles. » Ce qu'Ézéchiel, xviii, 5 sq. commente en ces termes : « Si un homme est juste et pratique le droit et la justice ; s’il ne mange pas sur les hauts lieux et n'élève pas les yeux vers les idoles infâmes de la maison d’Israël ; s’il ne déshonore pas la femme de son prochain et ne s’approche pas d’une femme pendant sa souillure ; s’il n’opprime personne, s’il rend au débiteur son gage, s’il ne commet pas de rapines, s’il donne son pain à celui qui a faim et couvre, d’un vêtement celui qui est nu ; s’il ne prête pas à usure et ne prend pas d’intérêt ; s’il détourne sa main de l’iniquité et juge selon la vérité entre un homme et un autre ; s’il suit mes préceptes et observe mes lois, celui-là est juste ; il vivra, dit le Seigneur Jahvé. »

Un deuxième type de déclarations a été pareillement relevé par saint Paul d’après Habacuc, ii, 4 : Justus autem in fide sua vivet. La Genèse, xv, 6 nous offre de ce principe une application célèbre : Credidit Abram Deo et reputatum est illi ad justiliam, que saint Paul encore a largement exploitée. De façon générale nous voyons la foi jouer un rôle décisif dans la vie des Pères. La louange qui leur est décernée de ce chef, Hebr., xi, ne fait que traduire de façon explicite la pensée de l’Ancien Testament.

Enfin un troisième facteur apparaît en maintes pages de l’Ancieh Testament, par ex., Ps., cxliii (cxlii), 2 : « N’entrez pas en jugement avec votre serviteur, car aucun homme vivant n’est juste (Vulg. non justificabitur) devant vous. » Cf. Is., lix, 5 sq., lxiv, 5, etc. L’appel à la miséricorde de Dieu est fréquent, Ps., xxv (xxiv), 11 ; xxxii (xxxi), 1 sq., etc. En résumé, la doctrine de la justification n’a assurément pas dans l’Ancien Testament la précision qu’elle a prise chez saint Paul. Mais, si de l’un à l’autre il y a détermination croissante et approfondissement, l’on n’est pas fondé à parler d’antagonisme positif ni même de véritable hétérogénéité. La différence qu’on remarque entre eux semble tenir principalement au développement de la notion du péché originel dans saint Paul et à la distinction nette de la justification au sens de passage de l'état de péché à l'état de justice d’avec la vie subséquente dans la justice. L’on n’a cependant aucune peine à entrer dans la pensée de saint Paul qui assure que le régime institué par l’Ancien Testament était beaucoup moins favorable que le régime chrétien..