Dictionnaire de théologie catholique/JUSTIFICATION : Doctrine au Moyen Age

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 348-361).

III. LA DOCTRINE DE LA JUSTIFICATION AU MOYEN AGE.

De ces matériaux épais que lui fournissait la tradition patristique, le Moyen Age allait progressivement réaliser la synthèse. Non que la justi2107 JUSTIFICATION, LE MOYEN AGE : DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE

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lication y fût traitée comme un problème spécial : aucune controverse ne mettait encore en évidence ce point ; mais cette question ne pouvait que bénéficier peu à peu. comme les autres, de l’effort qui s’accomplissait dans l’Ecole pour classer les données traditionnelles et en préciser le sens.

I. Développement historique. Sans avoir

proprement une histoire, la théologie de la grâce, dont la justification n’est qu’une partie, apparaît en dépendance des courants généraux qui ont agi sur la pensée médiévale.

Période positive.

Il fallut longtemps, après la

ruine de l’empire romain, pour que s’éveillât le goùl de la recherche théologique. La longue période qui s’étend du viie au xie siècle est, à cet égard, si l’on excepte la trop brève éclaircie de la renaissance carolingienne, une des plus effacées. Tout l’enseignement s’y bornait à la lecture et au commentaire des Livres saints. Encore ce commentaire consistait-il surtout â rapprocher les unes des autres les « sentences des Pères, dont les compilateurs successifs se transmettaient la série sans guère l’enrichir.

Cette méthode impersonnelle avait au moins l’avantage de maintenir le contact avec le passé. Et ce contact, sans soulever encore le problème de la justification, en rappelait en tout cas les principaux éléments. La lecture de la Bible faisait forcément rencontrer les textes, au relief si accusé, de saint Paul et de saint Jacques, et la nécessité s’imposait aux moins exigeants d’en expliquer la lettre ou d’en harmoniser la teneur. Pour cela on s’adressait aux Pères : saint Augustin et Y Ambrosiaster étaient les sources préférées, complétées au besoin par le commentaire de Pelage qu’on lisait sous le nom de saint Jérôme. Ainsi, jusqu’en ces époques si pauvres de pensée personnelle, se constituait autour du texte sacré un petit dossier de citations positives, où se révèlent les tendances des glossateurs et, par là-même, la doctrine générale de l’Église dont ils étaient l’écho.

En réponse à une bravade de Luther, le P. Denitle a réuni dans un volume compact, Luther und Luthertum, t. ir, 2e part. : Die abendldndischen Schriftausleger bis Luther, les extraits des commentaires imprimés ou inédits sur l’Épître aux Romains propres à éclairer le sens que l’exégèse médiévale donnait à la fustitia Dei, Rom., i, 17, et, en général, â la justification d’après saint Paul. l’ne bonne partie de ces textes sont relatifs à la période préscolastique, savoir n. 4-19, du pseudo-Primasius au pseudo-Gilbert de la Porrée, p. 9-49. On y peut voir que les paroles de saint Paul provoquaient déjà quelques explications sur la nature ou les conditions de la grâce justifiante. Et il faudrait en rapprocher ce qu’on disait ailleurs, à propos par exemple de Jac, ii, 14-26, sur les œuvres qui la précèdent OU l’accompagnent, Ainsi se conservaient au moins les matériaux traditionnels et parfois même

s’ébauchait un commencement d’analyse pour en tirer parti.

Il > ; i là du reste une indication à retenir pour les périodes suivantes. Les œuvres exégétiques du Moyen Age sont toujours une source précieuse a consulter, surtout en une matière comme celle-ci qui n’a pas retenu spécialement l’attention de l’École. ( >n j t rouve, suivant les cas, la préparation, La répercussion ou le Complément des expositions plus didactiques contenues dans les traités spéculatifs.

2° Débat » <tr la scolastlque. - 1. L</ dialectique. — Cependant, à partir du r siècle la théologie proprement dite commençait à se constituer, qui ne manqua pas de s’appliquer au problème surnaturel. Inaugurée par saint Anselme, développée par Abé lard et son école, l’investigation rationnelle de la foi

s’est portée sut d’autres points du dogme, sans toucher

directement la doctrine de la justification. Cependantces débuts de la méthode scolastique devaient indirectement lui profiler.

Ainsi le Cur Deus homo de saint Anselme, en accen tuant l’aspect objectif de la rédemption, ne devait-il pas faire penser â son appropriation subjective qui en est Le couronnement ? De fait, ce traité se termine, il, 20-21, P. /… t. ci.viii, col. 428-430, par quelques considérations rapides sur la manière dont les mérites infinis du Sauveur nous obtiennent le salut. En niant la satisfaction du Christ et ramenant toute son œuvre salutaire à l’efficacité psychologique de son amour pour nous, Abélard mettait au centn de sa sotériologie le point précis de la justification individuelle, dont son erreur même invitai ! à mieux préciser les rapports avec l’œuvre rédemptrice. Il n’est pas indifférent de remarquer que cette t licoldu salut est justement par lui développée dans son commentaire de l’Épître aux Romains et que déjà, dans sa langue, les deux termes de n rédemption » et de « justification » sont employés comme synonymeou équivalents. In Rom., ii, 3, P. L. t. clxxviii, col. 833 et 83C.

2. La mystique.

Tandis que la dialectique commençait ainsi son travail méthodique de précision et d’analyse, la mystique s’attachait a vivre es réalités du christianisme.

On a voulu souvent et systématiquement opposer entre i lies ces deux tendances : elles se complètent, en réalité, l’une l’autre. D’autant que le même auteur h s associe plus d’une fois toutes deux. A. Ritschl, Die ehristliche Lehre von der liechtfertigung lùid Ver nung, 2e édit., Bonn, 1882, t. i. p. 4C-47, a déjà fait observer que les Méditations de saint Anselme montrent sous un jour d’expérience et de vie la doctrine abstraite du Cur Drus homo. Il en est de même des lettres d’Abélard par rapport â sa théologie.

Encore plus importants sont les auteurs dont le mysticisme, au lieu de s’affirmer par occasion, constitue, si l’on peut dire, la note dominante. Le plus célèbre et le plus in Huent de tous est saint Bernard. Où pourrait-on, semble-t-il, trouver un témoin plus qualifié de la foi et de la piété médiévales ? Cependant on n’oubliera pas que Luther s’est réclamé de lui et que volontiers les historiens protestants du dogme lui accordent, de ce chef, une place â part comme représentant du i subjectivisme pieux. » Voir R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. m. 2 1’édit.. Leipzig, 1913, p. 127-131.’après Ritschl, op. cit., p. 109-117. Prétention d’où résulte tout au inoins le devoir de consacrer un examen spécial au courant religieux dont la littérature mystique est l’expression.’.'<. l.cs premières synthèses. Car c’est en dehors de lui. d’une manière générale, que l’école entreprenait son œuvre de synthèse.

Le xii siècle a vu naître les premiers essais de Sommes théologigucs ; mais la question de la justification n’y a pas encore de place. Kn vain chercherait-on un traité de la grâce chez Hugues de Saint-Victor, voir t. vii, col. 280. Il n’existe pas davantage dans les

divers ouvrages issus de l’école d’Abélard. tels que la

Summa sententiarum, l’Epitome theologite christianse ou

les Sentences de Roland 1 iandinelli. El rien ne montre mieux que cette lacune de la théologie l’absence

commune de toute préoccupation relative â cet ordre

de problèmes.

Seul Pierre Lombard fait légèrement exception, quand, a propos du premier homme, il réunit quelques i sentences de saint Augustin sur les rapports du

libre arbitre el <ie la grâce des bonnes œuvres, par conséquent, et de la foi dans l’économie du salut. // Sent., dist. l’-l. P. /… t. i soi, col. 701720. Ailleurs, parmi les effets de l’œuvre rédemptrice, J

il fait entrer la justification, /// Sent., dist. XIX, 1, col. 795. Chemin faisant, dans une glose qui devait susciter plus tard beaucoup de commentaires, il semble donner le Saint-Esprit comme principe formel de la grâce sanctifiante, // Sent., dist. XXVI 1, 6, col. 715. Cf. /, dist. XVII, 2 et 18, col. 564 et 569. Par où il a donné une puissante impulsion à l’approfondissement de cette doctrine. Schwane, Dogmengeschichte, t. iii, p. 448, traduction Degert, t. v, p. 178-179.

Mais, dans l’ensemble, ces premiers débuts de la scolastique n’offrent encore, pour la théologie de la justification, que des indications et des éléments dispersés.

Apogée de la scolastique.

Ici encore la situation

reste pour une bonne part la même, et pour les mêmes raisons. Non seulement la justification n’est généralement pas traitée, dans les Sommes, sous forme de problème spécial ; mais les données relatives à la doctrine de la grâce restent le plus souvent éparpillées en divers endroits. Cependant le développement général de la méthode et l’effort de systématisation qui en est le résultat arrivent, ici également, à faire sentir leurs effets.

1. Causes.

D’une part, un des principaux progrès

de la scolastique sur l’ancien augustinisme est la distinction plus nette des deux ordres, naturel et surnaturel. Voir Augustinisme, t. i, col. 2531.

Il devait en résulter un besoin général et croissant de mieux délimiter les rapports entre le premier et le second, d’analyser, par conséquent, la portée de notre libre arbitre et de ses œuvres quant à l’acquisition de la grâce en général et particulièrement de la première grâce. C’est ainsi que le P. Stufler a pu réunir, à travers les écrits de saint Thomas, tous les éléments d’une étude sur sa doctrine de la préparation éloignée à la justification. Zeitschrift fur kalh. Théologie, 1923, p. 1-24 et 161-184. Et l’on en trouverait autant chez les autres scolastiques. D’une manière générale il est reconnu que c’est alors que s’élaborèrent les notions, si importantes pour notre problème, du mérite de condigno et de congruo. Voir Mérite. On commence même à rencontrer en ces matières, autour des certitudes communes de la foi, ces divergences d’école qui ne cesseront plus dans la théologie de la grâce, en connexion avec l’idée qu’on se fait de la chute et de ses conséquences sur les forces de notre nature. Voir Péché originel.

En même temps l’étude de la rédemption devait amener celle de la justification qui en est. le fruit et l’on ne pouvait parler de grâce, dans un siècle d’analyse gagné aux catégories d’Aristote, sans en chercher la nature intime, les relations avec le péché qu’elle fait disparaître, la position ontologique par rapport aux facultés de l’âme et l’influence dynamique sur l’ensemble de notre activité. C’est ainsi que se constitue une technique de l’état surnaturel, dont devait profiter l’étude de l’acte justificateur qui en est le premier moment.

2. Résull it littéraires.

Les matériaux groupés par le maître des Sentences et les commentaires qu’il y ajoute forment ici la première base, sur laquelle le travail méthodique de l’École élèvera peu à peu l’édifice.

Il est déjà très avancé chez Alexandre de Halès, dont l’importance historique, bien mise en évidence par K. Heim, Dus Wesen der Gnade bei Alexander Halesius, Leipzig, 1907, p. 35-63, tient à ce qu’il a réalisé, la première et sans doute la plus complète application de l’aristotélisme à cette matière. Cf. Seeberg, Dogmengeschichte, p. 326. Mais ici encore la place d’honneur revient à saint Thomas d’Aquin, à qui les pages consacrées par lui à l’état surnaturel ont mérité, même aux yeux des protestants, d’être

appelé le « docteur de la grâce par excellence ». Harnack, Dogmengeschichte, t. m. 4e édit., p. 621. Ces pages constituent pour nous la meilleure synthèse de la théologie du temps.

3. Résultats théologiques.

Il en résulte pour le problème de la justification un double progrès : progrès formel, par le groupement d’un certain nombre de questions connexes auxquelles chaque docteur devra désormais s’efforcer de rér ondre ; progrès réel parla précision des idées elles-mêmes.

C’est ainsi que le commentaire des Sentences amène saint Bonaventure à disserter de gratinquidditate et de gratia in comparatione ad alium habitum. In II Sent., dist. XXVI et XXVII, édition de Quaracchi, t. ii, p. 630-661, et que saint Thomas consacre à la justifîcatio impii une étude assez poussée parmi les « effets de la grâce ». Sum. theol., Ia-IIæ q. cxiii. De cette technique on retrouve les traces jusque chez les exégètes, témoin le thème classique des « causes de la justification » qui reparaît chez un si grand nombre à partir du xme siècle. Voir Jean de la Rochelle, dans Denifle, op. cit., p. 129 ; Pierre de Tarentaise, p. 149 ; Agostino Trionfo, p. 168 ; Alexandre d’Alexandrie, p. 184 ; Nicolas de Lyre, p. 191, etc.

Trop de facteurs présidaient à ce travail pour que le résultat pût en être uniforme. Aussi bien, en cette matière comme en toutes les autres, voit-on se dessiner, sur le fond commun du christianisme traditionnel, des courants provoqués par les tendances philosophiques et théologiques propres à chaque école. Leur variété et parfois leur hardiesse ont donné le change à certains historiens, qui ont voulu transformer en contradictions ou hésitations sur la foi ce qui n’était que divergence dans les conceptions spéculatives. Mais, à ce point de vue, grand est leur intérêt, puisqu’on en retrouve partout l’influence à pa.tir du xme siècle et jusque dans la rédaction des décrets du concile de Trente.

Pour faire leur juste part à ces divers éléments sans en fausser l’importance respective, il y a donc lieu d’étudier séparément la tradition dogmatique telle qu’elle s’affirme à travers le Moyen Age et les principaux systèmes qui s’efforcèrent en même temps d’en réaliser l’élaboration.


II. Tradition dogmatique. —

Il n’est pas de période qui soit plus sévèrement jugée que le Moyen Age chez les polémistes protestants. Ce serait, dans la doctrine aussi bien que dans la pratique, le règne complet de la Loi et des œuvres au détriment du vrai christianisme. Thomasius, op. cit., p. 432. Et l’auteur d’ajouter, ibid., p. 439-440, que cette décadence était le fait d’une disposition providentielle pour préparer les âmes, par l’expérience de ce nouveau pharisaïsme, à la prédication du pur Évangile que Luther devait leur offrir. C’est dire combien est indéniable, pour qui regarde les faits sans parti pris, la continuité de la tradition catholique à cette époque.

Les protestants ont essayé de s’en consoler en cherchant quelques lueurs jusque dans cette nuit obscure. Et ils ont cru les trouver dans quelques textes où s’affirmerait l’idée de la justification par la seule foi ou de la justice imputée qui en est la conséquence. Ces sortes de dossiers tiennent une place considérable chez les controversistes du xvr’siècle. Voir en particulier H. Hamelmann, Unanimis… consensus de vera justificatione hominis, p. 45-53 et 72-80 ; Gerhard, Confessio catholica, t. II, pars III, art. xxii, c. 3, 4 et 6, Francfort, 1679, p. 1465-1474, 1485-1494, 15161518. Chemnitz écrivait avec une absolue confiance, Loci theologici, pars II ?, De justificatione, C. 4, Francfort, 1653, p. 285 : Particula « sola fide » in articula justipcationis non a nosiris primum excogilata est, sed in iota antiquitale summo consensu in hoc

articulo semper fuit usurpata. Et il se croyait en droit d’ajouler : Veteres in eamdem plane sententiam usurpasse particulam « sola » sicut in nostris Ecclesiis usurpatur.

Mais aujourd’hui les historiens protestants les imins prévenus renoncent à ces sortes d’anticipations. « On s’efforcerait en vain de trouver chez aucun théologien du Moyen Age le concept protestant de la justification, c’est-à-dire la distinction intentionnelle entre justificatio et regeneratio… Si parfois ils semblent parler le langage de la Réforme, c’est dans un tout autre sens, et la tentative de réunir ces expressions au profit de la doctrine réformée, telle qu’elle s’affirme dans Gerhard, est fortement suspecte d’illusion par suite d’observation inexacte. On dit aussi, au Moyen Age, que la foi seule appartient à la justification, que celle-ci est accordée gratuitement, qu’elle n’est pas conditionnée par nos mérites… : mais ce langage recouvre de tout autres conceptions théolo< : iques que les formules similaires des réformateurs. » A. Ritschl, op. cit., t. i, p. 105-107. De tels aveux autorisent à considérer la question comme jugée et permettent, en tout cas, de s’en tenir à une enquête rapide pour constater la permanence de la tradition catholique à travers les sources diverses où la pensée médiévale se montre à nous sous la variété de ses aspects.

Chez les exégètes.

Luther a prétendu qu’il lui

fallut de longues méditations pour trouver le sens de cette « justice de Dieu » qui, d’après saint Paul, Rom., i, 17, est le grand bienfait de la révélation évangélique. Usu et consuetudine omnium doetorum, assure-t-il, doctus eram philosophice intelligere de justifia, ut vocant, formali seu activa, qua Deus est justus et peccatores injustosque punit. A rencontre de cette unanimité, il aurait fini par découvrir le sens tout contraire de ce texte capital : Ibi justitiam Dei cœpi intelligere eam qua justus dono Dei vivit…, scilicet passivam qua nos Deus misericors jusli/ical per fidem. Et cette découverte l’aurait acheminé vers la véritable doctrine de la justification. Préface générale à l’ensemble de ses œuvres écrite par Luther en 1545, Opéra latina var. argum., édit. d’Erlangen, 1. 1, p. 22-23. Cf. Exegelica opéra latina, même édit., t. vii, p. 74.

Or le P. Déni fie, après avoir brièvement relevé cette allégation, Luther und Lutherlum, 1. 1, p. 387-388 et 413-414, trad. Paquier, t. ii, p. 316-318 et 366-367, n’a pas craint de mettre formellement en cause la bonne foi de Luther sur ce point. Pour en faire la preuve.il a publié en volume tout le dossier exégétique relatif à ce texte ou aux textes apparentés, d’après une soixantaine environ de commentateurs qui se succi dent à travers tout le Moyen Age. Ses conclusions ont été aigrement discutées par G. Kawerau, Studien und Kritiken, 1904, t. lxxvii, p. 614-619, et, plus tard par K. IIoll dans la Festgahe consacrée au 70e anniversaire du professeur A. Harnack, Tubingue, 1921, p. 73-92. Quoi qu’il en puisse être de quelques détails, et abstraction faite de ses tendances polémiques, la publication documentaire du P. Déni lie garde toute sa valeur pour montrer que l’unanimité existe en effet, dans l’exégèse médiévale de saint Paul, mais dans le sens exactement opposé à celui que prétendait l’initiateur de la Réforme. Voir l’hommage que lui rend A. Harnack, Dogmengeschichte, t. m. p. 033.

1. Sature de lu justification. Son loquitur hic

(apostolus) de juslitia acquisiia que ex operibus gèneratur, sed loquitur de juslitia infusa que a solo Dca est causaliter effective, que est gratia gratum faciens sive cari tas infusa. Ipsa enim secvndum qmnes a solo Dca creatur… et creando anime injunditur. (’.'est ainsi que s’exprime sur la justice, à propos de II Cor, iii, 9, le viennois Nicolas de Dinkelsbûhl († 1433). Denitle,

p. 246-217. Non moins formel est son contemporain Denys le Chartreux, à propos de Rom., x, 3, Enarr. in Rom., a. 14 : COMMUNITER enim dicunt doctores non esse intelligendum hoc de increata justifia qua ipse in se justus est, sed de justifia quam efficit in nobis per /idem formatam. Opéra omnia, t. xiii, Montreuil, 1901, p. 82. et Déni fie. p. 258.

Un langage aussi ferme atteste que ces témoins du xv siècle sont l’écho d’une longue tradition, dont il est facile, en effet, de vérifier l’existence. Hase est justifia Dei quie, in testamento vetere velata, in novo revelatur, quæ ideo justifia Dei dicitur quod impertiendo eam justos facit, écrit, au IXe siècle, Claude de Turin, précisément sur Rom., i, 17, Denifie, p. 13. Formule qui reparaît chez Rémi d’Auxerre, au xe siècle, ibid., p. 19, et est reproduite par Pierre Lombard, ibid., p. 58. Chez Lanfranc, au xie, la justice signifie également qualiter Deus justos faciat credentes ; Denifie, p. 28. Justifia dicitur quia quos continet justos efficit, dit pareillement Guillaume de Saint-Thierry, au xii e. P. L., t. ci. xxx, col. 557, et Denifie, p. 53. Non qua justus est Deus, précise son contemporain Hervé de Rourg-Dieu, sed qua induit hominem cum jusiificai impium. Denifie, p. 55, et P. L., t. clxxxi, col. 638. Pierre Lombard appuie la même interprétation sur l’autorité de saint Augustin : Non qua Deus justus est, sed qua’homini est ex Deo, id est quam Deus dat homini, Denifie, p. 63, et P. L., t. cxci, col. 1473. Saint Thomas, tout en rappelant d’après l’Ambrosiaster que la justice de Dieu peut désigner ici la fidélité à ses promesses, ne manque pas d’ajouter qu’elle s’entend aussi de justifia Dei qua Deus homines justifical. Denifie, p. 137.

Ces témoignages n’ont pas seulement un intérêt exégétique. En montrant comment le Moyen Age a compris saint Paul, ils attestent aussi que ces divers auteurs se rattachent unanimement à la conception augustinienne, qui fait de la justification une propriété inhérente à l’âme et comme une extension en nous de la sainteté même de Dieu.

2. Conditions de la justification. — Bien qu’elle soit d’origine essentiellement divine, cette grâce requiert le concours de notre volonté. Non quod sine voluntate nostra fiai, sed voluntas nostra ostenditur infirma per legem ut sanet gratia voluntafem, avait dit saint Augustin, De spir. et litt., ix, 15, P. L., t. xi.iv, col. 209. Cette expression est reproduite littéralement par Guillaume de Saint-Thierry, Denifie, p. 54, et P. L., t. clxxx, col. 578, par Pierre Lombard, P. L., t. cxci, col. 1361, et encore, au xve siècle, par Augustin Favaroni, Denifie, p. 229-230. Ailleurs elle est synthétisée en une formule encore plus énergique : Non quod sine Doluntate nostra, sed quod non ex ea, que l’on trouve chez Gilbert (de Saint-Amand ?) au xie siècle. Denifie. p. 33.’Quand ils envisagent la part qui revient à l’initiative divine, nos auteurs font ressortir avec saint Paul, le bienfait de la rédemption et il leur arrive de dire alors que nous ne sommes sauvés que par la foi. Dans ces perspectives dogmatiques, l’expression sola fuie est courante. Voir par exemple l’abbé Smaragde, Coll. in Ep. et Evang., 1’. L., t. en, col. 1 15 et 526 ; Diadema monach., 51, col. 649 : Sedulius Scotus, Coll. in Rom.. iv, P. L., t. ciii, col. 17 : Raban Maur, Enarr, in l-.p. ad Rom., n. P. L., t. < :.i, col. 1313, et Denifie, p. 16 ; Lanfranc, dans Déni lie, p. 29 : saint Bruno, Exp. in Rom., iii, P. L. t. ci.iii, col. 1 1 : et encore, au u f siècle, les Glosulæ Glosularum. Denitle, p. 85. Cette formule, prise la plupart du temps chez les Pères et toujours inspirée de leur langage, n’a pas d’autre portée que chez eux.

D’autant que nos auteurs ont grand soin d’expliquer avec saint Paul qu’ils entendent parler de la

foi seule par opposition aux œuvres de la Loi. Ainsi saint Bruno : Fides sola justificat sine opère Legis, col. 41-42, et Denifle, p. 35-36 ; saint Thomas, In Rom., x, 13, ibid., p. 143 ; Gilbert de Saint-Amand, p. 31 et 32. Quand ils se réfèrent aux conditions subjectives de la justification, la foi est pour eux celle qui opère par la charité Ps. -Gilbert, dans Denifle, p. 41. La foi seule n’est admise que pour le cas des enfants Raoul de Laon, ibid., p. 37. Quant aux autres, ils doivent y ajouter les œuvres ; Glosulæ, p. 85 : Pueris sola fides suffîcil ; si autem uixerint, ornare debent fidem operibus, quia fuies sine operibus mortua est. Cf. Claude de Turin, ibid., p. 13 ; Hayinon, p. 20 ; Thietland, p. 27. Jusiitia. id est exsecutio bonorum operum per quam justitiam habetur salus seterna, précise saint Bruno, ibid., p. 34. et P. L., t. cliii, col. 23. On trouvera toutes ces explications réunies et harmonisées chez Hervé de BourgDieu, Expos, in Epist. ad Rom., i, 16-17, P. L., t. clxxxi, col. 608.

Est-il besoin d’ajouter, puisqu’elles sont subordonnées à la foi, qu’il s’agit d'œuvres surnaturelles ? Tout en reconnaissant que ces vieux exégètes de l'époque carolingienne se rattachent aux principes de saint Augustin en matière de grâce, F. Loofs a parlé à leur sujet de « crypto-semipélagianisme ». Leitfaden der Dogmengeschichte, p. 460-462. Ce reproche tombe devant des déclarations aussi précises et aussi équilibrées que celles de Walafrid Strabon, dont la glose fut le bréviaire de tout le Moyen Age : Justifieari hominem sine operibus legis. Non quin credens post per dilectionem debeat operari… ; sed sola flde sine operibus præcedentibus homo fit justus… et non meritis priorum operum ad justitiam fidei venitur… Bona opéra etiam unie fidem inania sunt. Doctrine que quelques mss. résument en cette formule : Sine operibus præcedentibus, non sequentibus, sine quibus inanis est fides, ut ait Jacobus. Denifle, p. 18, et P. L., t. cxiv, col. 481. Cf. In Jac, ii, 19-21, ibid., col. 674-675. Même précision, à la fin du xiie siècle, chez l’auteur anonyme des Quæstiones super epistolas Pauli, q. 246 : Justitiam per gratiam esse, quia non solum gratia venitur ad fidem, sed etiam post fidem gratia necessaria est, ut fides bonis operibus adimpleatur quorum adimpletio jusiitia dicitur. Denifle ; p. 71. Et l’on explique, au besoin, par l’analyse psychologique comment la foi peut devenir la source de la justice ou de la charité. Voir Ps. -Gilbert, ibid., p. 43 ; Qusesl. lxxxviii et i.xxxix, p. 74 ; Robert de Melun, p.80 ; Pierre deCorbeiI, p.92-93 ; glose anonyme sur P. Lombard, p. 96-37

Jusque dans l’inévitable dispersion de l’exégèse, les éléments constitutifs de la doctrine traditionnelle en matière de justification ne manquent pas de se retrouver.

Chez les scolastiques.

Il n’entrait point dans

l’esprit et les méthodes de l'École d'étudier la justification, ainsi que devait le faire la Réforme, comme le phénomène psychologique par lequel l'âme coupable a le sentiment de retrouver l’amitié de Dieu. C’est sous son aspect dogmatique, c’est-à-dire comme opération de Dieu en nous, que les théologiens l’ont toujours envisagée. A ce titre elle a sa place bien déterminée dans leur synthèse de l’ordre surnaturel.

1. Agents de la justification.

En toute rigueur, la justification étant, dans son acception la plus générale, motus ad justitiam, ce terme pourrait convenir.abstraclion faite de tout péché, au don initial de la grâce, per modum simplicis generationis qui est ex privatione ad jorinam. Mais la langue chrétienne l’applique d’ordinaire au rétablissement de l’amitié divine, secundum ralionem motus qui est de contrario in contrarium et secundum hoc juslificatio importât transmutationem quamdam de statu injustifiée ad slatum justitiæ prædiclæ. Cette analyse de saint Thomas, Sum. theol., I » IL*,

q. cxiii, a. 1, répond à la pensée de toute l'École.

De ce chef, la justification est corrélative à la rédemption. Le premier agent de l’une comme de l’autre est nécessairement Dieu. Car la justification a pour terme la grâce, et la grâce est une réalité intrinsèquement divine. Ibid.. q. cxii, a. 1. De même elle suppose la rémission du péché que Dieu seul peut accomplir. Ibid., q. cix. a. 7. Voir Grâce, t. vi, col. 16331634. C’est pourquoi la justification est une œuvre divine dont l’importance ne saurait se comparer qu'à la création. Ibid., q. cxiii, a. 9.

Néanmoins Dieu a voulu qu’elle nous fût acquise par les mérites du Rédempteur. Saint Anselme avait mis en évidence la nécessité d’une satisfaction poulie péché et la valeur surabondante à cet égard de la mort du Fils de Dieu. Un moment compromise par Abélard, cette base objective de notre salut avait été énergiquement défendue par saint Bernard, et Pierre Lombard avait fixé l’essentiel de la foi traditionnelle en maintenant que le Christ nous a mérité la grâce de notre réconciliation. /// Sent., dist. XVIII, P. L., t. cxcii, col. 792-795. Voir J. Rivière, Le dogme de la Rédemption. Essai d'é udes historiques, p. 346-351. Il ne restait plus à l'École qu'à recueillir paisiblement les résultats de la controverse. Ainsi le docteur angélique note-t-il, parmi les effets de la passion, non seulement que par elle nous fûmes liberati a potestate diaboli, mais liberati a peccato, a peena peccati et, d’un mot, Deo reconciliati. IIP, q. xlix, a. 1-4.

C’est pourquoi, lorsque les docteurs commencent à élaborer le schéma des causes de la justification, l'œuvre rédemptrice du Christ reçoit le rang de cause efficiente : per rcdenjptionem tanquam per causam unioersalem et eflicientem. Pierre de Tarentaise, dans Denifle, p. 149. D’une manière plus exacte et plus complète, Jean de la Rochelle précise qu’il s’agit là de la cause -secondaire, la première et la principale étant Dieu lui-même. Ostendil causam efficientem justificationis, que triplex est : principalis sive prima, scil. Deus, que notatur cum dicitur « quem proposuit Deus » ; med.a Christus, que notatur cum dicitur « propitiatorem » e/conj. ncla, cum dicitur « per fidem in sanguine ipsius », id est per fidem passionis ejus. Dans Denifle, p. 129.

2. Nature de la justification.

Tout le monde convient que, pour la scolastique, la justification signifie un changement réel introduit dans l'âme du pécheur. A. Ritschl, op. cit., p. 106. Il n’est pas, en effet, de vérité plus intimement liée à la tradition médiévale. Mais une doctrine aussi centrale, et qui est, à vrai dire, le confluent de toute l’anthropologie surnaturelle, mettait en jeu des éléments tellement nombreux et divers qu’on peut s’attendre à ce qu’elle ne soit pas saisie du premier coup dans toute sa perfection. De fait, un développement s’y manifeste, dont la scolastique du xme siècle représente l’apogée.

a) Première scolastique. — La théologie des xie et xiie siècles reste dominée, dans son ensemble, par un augustinisme des plus rigides.

Un des points qui intéressent la, question présente, c’est que le péché originel y est encoie plus ou moins étroitement' confondu avec la concupiscence. Voir Péché originel, et J.-N. Espenberger, Die Elemente der Erbsiinde nach Augustin und der Frùhscholastik, Mayence, 1905, p. 85-154. D’où non seulement une sorte de tare congénitale qui emporte la dépréciation de la nature humaine et de ses œuvres natives, mais des conséquences sur l’idée même de la justification. Celle-ci ne consiste pas dans la rémission entière de la faute originelle, puisque la concupiscence subsiste toujours en nous, mais dans le fait que ce désordre ne nous soit plus imputé comme coupable.

Hugues de Saint-Victor, qui admet cette conception du péché originel, voir t. vii, col. 276-277, et que la

concupiscence reste un mal que te mariage a seulement pour Imt d’atténuer et d’excuser. De suer.. Il, xr, 7. P. L., I. ci. xxvi, col. 194, n’en étudie pas expressément le rapport avec la grâce de la régénération. Des théologiens de son école le complètent sur ce point, en expliquant que la concupiscence demeure, non tamen ail reatum quia in his qui renati suul non imputatur. Sam. sent., III. ii, ibid., col. 107. Cl. Quiest. in Epist. Pauli, q. 159, P. /… t. clxxv, col. 171-472 : Xon plenarie adhuc ablalus [velus homo), porro secundum reatum originalem ci lato non imputât us ; Robert Pullus, Sent., ii, 27. V. ].., t. clxxxvi, col. 755 : Reatus erg.) originis, licei non habeat undc diluiilnr, luibet unde exeusetur. Voir encore ibid., vi, 1, col., sii : ’, , s(i l : Post baptismam… habet utique (homn peccatum concupiscentiæ et motuum, sed non imputafur. VA l’on voit combien est encore déficient ce concept d’une justification censée compatible avec un reste aussi effectif de péché.

Dans ces conditions, ce n’est plus seulement avant la grâce de la régénération, mais encore après, que l’œuvre humaine est foncièrement imparfaite et inadéquate aux vouloirs divins sur nous. Le contact de saint Paul était bien fait pour développer le pessimisme qui découle des princ pes augustiniens.

Ainsi, par exemple, Hervé de Bourg-Dieu, pour qui cependant universus reatus særamento baptismalis est solutns, appuie-t-il, après l’apôtre, sur le poids de la concupiscence qui ne cesse de peser sur nous, alors même que nous lui refusons notre consentement : Fil ex atiqua porte bonum quia concupiscentiæ malee non consent itur, et ex atiqua porte remanet malum quia eoncupiseitur… Quod donge in nobis eompleatur (ut non concupisceremus) semper nos debemus agnoscere peccatores et in bono imperjecto. Com.in Epist. ad Rom., vn, P. L., t. ci.xxxi. col. 692-693. Aussi insiste-t-il ailleurs ut quidquid habet homo non sibi sed Deo adscribat. ibid., iii, col. 639.

Le pessimisme est beaucoup plus accentué chez l’auteur anonyme de ces Qusestiones in Epistolas Pauli que tout le Moyen Age lut sous le nom de Hugues de Saint-Victor.

Il admet que « Dieu nous défend ce que nous ne pouvons pas éviter » (savoir la concupiscence) « et nous ordonne ce que nous ne pouvons pas accomplir » (savoir l’aimer de tout notre cœur) : en un mol, que, depuis la chute, l’homme reste impolens non concapiseere vel Deam per/eete diligere. Aussi n’y a-t-il pour lui d’autre ressource que de recourir à la miséricorde divine : Quid enjo restât nisi ut homo amplius de se non pro sumeiis ad gratiam Confugiai et dicat : Domine respomie pro me. In Rom., q. 17 : 5, 1’. I… I. clxxv, eo). 471-17.">. Cf. in Gal., q. 47, col. 565. Heureusement nous avons pour suppléer a noire déficit la grâce du Rédempteur : Quod minait agimus ip$e supplet et pro nobis respondet. In Rom., q. 188, col. 17<S. C’est la foi (pu nous l’approprie et Dieu nous l’impute à justice : liens per gratiam suam dot komini /idem, quant item />er eumdem gratiam reputai pro illa perfectione, ac si justifia perfeetionem haberet. Ibid.. q. loi. col 159.

b) Scolasliq’M nu 1 1 / s.iie. Mais l’École n’a pas persévéré dans ces voies où la grâce de la justification tendait : i nous devenir de plus en plus extrinsèque. Elle a progressivement élimine la concupiscence du

concept de péché originel, VOÎr Arcrsnisii. I. i, col., 530-2531, el conçu des lors la grâce comme une

puissance effective de régénération.

De cette Ihéologie plus optimiste sailli Thomas

d’Aqnin est le meilleur représentant. Après l’avoir longtemps ignoré, les protestants oui parfois entrepris de s’en réclamer et luthérien strasbourgeois

du xviie siècle. I (, . Dnrsche, écrivit un volume sous

ce titre tendancieux : Thomas Aquinas eon)essor veritatis evangeliese, Francfort, 1656. La doctrine de la justification y figure naturellement en bonne place, sert. vin. dist. u. p. 495-518, bien que l’auteur, au lieu de citer des preuves directes, ne fasse guère que se référer au témoignage des théologiens nominalisles, p. 512. qui mettaient leurs opinions sous le patronage de saint Thomas.

En réalité, celui-ci conçoit la justification comme une transformation profonde de notre être : transmutatio qua aliquis transmutatui a statu injustitis ad statum justifia per remissionem peeeati. Sum. theol.. D IP, q. cxiii. a 1. l’n peu plus loin, ibid., a. (i, il dislingue dans cet acte quatre éléments logiques : seilieet gratias infusio. motus liberi arbitrii in Deum per /idem, et motus liberi arbitrii in peecatum, et remissio cul pas. Or cette quadruple distinction est un élément traditionnel, qui se rencontre déjà chez Pierre de Poitiers, Sentent., t. III, c. ii, P. 1.., t. c.cxi. col. 1044, et Guillaume d’Auxerre Vo.r R. Seeberg, Dogmengesehiehte. t. iii, p. 422.

La rémission du péché en constitue l’aspect négatif. Car, rendue plus attentive depuis saint Anselme au poids du péché », Cor Deus homo, i, 21, P. L., L ci. viii, col. 393-394, l’École s’habituait à n’en plus considérer seulement la peine, mais aussi la coulpe. Voir Péché. Dès lors, la remissio peeeati, qui autrefois signifiait surtout l’adoucissement de la peine, Richard de Saint-Victor. De pot. ligandi et solvendi, 24. P. L., t. exevi, col. 117(>, s’applique maintenant à l’effacement de la faute, qui doit faire disparait re le désordre constitutif du péché. Et comme celui-ci consiste essentiellement dans une macula inlerior. Alexandre de Halès. Sum. theol., FV », q. i.xx, m. 2. ou encore dans un detrimentum nitoris, S. Thomas. Sum. theol., L II », q. i.xxxvi, a. 1, la rémission du péché doit s’entendre d’un acte divin qui efface la tache contractée et rend à l’âme l’éclat surnaturel que lui procure le rayonnement divin. Voila pourquoi la justification est et doit être, de ce chef, une modification ontologique de notre état spirituel, comme le précise fort bien saint Thomas, ibid., q. cxiii, a. ti : Jastifieatio es quidam motus quo anima movetur a Deo a statu eulpain statum justiliiv. lui quoi le docteur angélique est l’écho fidèle de la théologie du temps. Vote.1. Gottscllick, Zeitsehri/t fur Kirchenæsiiiiiiile. t. xxiir, p. 203-211. et K. Ileim, Dos Wesen der Gnode bei Alexundcr Ilulesius. p. 52-58.

Mai :, la justification comporte aussi le rétablissement de notre dignité surnaturelle. Cet aspect positif est réalisé par l’infusion de la grâce, el la grâce est conçue connue une réalité qui crée ou restaure eu nous la ressemblance de Dieu. Voir Grâce, t. vi, col. 16-12-1615. Qu’il suffise de citer Alexandre de Halès, Sum. theol., lit’, q, i.xi, m. 2, a. 1 : Gratin qua aliquis dieitur esse i/ralus lien neiessurin ponit aliquid bonum in i/rulificato quo est grains Deo : itlud autem quo est gratus Deo est itlud quo est dei/ormis rel ussimilatus Deo. Voir Ileim, op. cit., p. 50-52. Habitas tnfBSUS, enseigne saint Honavenluie en pariant de la grâce par opposition au péché, eoneurrit ad hoe quod fiai morbi curalio et imaginis reformalio. In II Sent., dist. XXVIII, a. 1, ([. 1, édition de Quaracchi, p. 676. Pour saint Thomas également, la grâce de la jusliliealion rentre dans la catégorie de la gratta ijratum læiens. parce que, dit-il, fier hane homo justifieutur et iliijnus elJieitttr voeari Deo i/ralus. Sum. theol.. L 1 1’, q, exi, a. 1, ad l » 1°.

(. Essence de la justification. — Un seul point de

pure spéculation avait suscité quelques controverses

dans l’I'.colc. depuis que P. Lombard avait compris la grâce connue une action directe du Saint Esprit dans l’âme sans intermédiaire créé. Voir ci-dessus 211 ;

    1. JUSTIFICATION##


JUSTIFICATION, LE MOYEN AGE : TRADITION DOGMATIQTJ

2 ils

col. 210’.). Mais la majorité de l’École refusait de suivre te Maître des Sentences dans cette voie.

L’échelle des certitudes à cet égard est bien marquée par saint Bonaventure. II commence par établir quod graliu divina aliquid ponit circa gralificalum sive acceptation. La raison en est que la grâce, qui signifie une disposition bienveillante de la part de Dieu, doit répondre à une réalité et, comme cette réalité, quand il s’agit du pécheur, ne saurait être un changement en Dieu même, il s’ensuit qu’elle doit être un changement dans l’âme du justifié. Cum aliqais de novo incipit approburi vel aeceptari, et nulla cadit mutatio ex parte Dei acceptants vel approbantis, necesse est quad uliqua cadat mutatio ex parte aceeptati et approbati. Sed hoc non est quia aliquid ei aufertur : est ergo mutatio quia aliquod donuin sibi a Deo conjertur. In IV Sent., disl. XXYI, a. unie, q. i, p. 631.

Mais cette réalité est-elle aliquid creatum vel inerealum ? Le docteur séraphique connaît et respecte la diversité des opinions sur ce point : circa banc quæsttonem sapientes opinantur conlrarium sapienlibus. Il faut, d’après lui, tenir pour certain, au nom de la foi et de l’Écriture, que l’on ne peut plaire à Dieu sans le don de la grâce et que celle-ci vient du Saint-Esprit. Quant à la question de savoir s’il faut admettre en outre un don créé, elle relève de la libre discussion. Pour lui, il admet l’existence d’un don créé pour ne pas abaisser le rôle de Dieu : quoniam nec est possibile nec decens Deum esse jormam perfectivam alieujus creaturse. Et il ajoute ce renseignement précieux au point de vue historique, c’est que cette opinion est la plus commune dans son milieu : Doclores enim parisienses communiler hoc sentiunt et senscrunt ab antiquis diebus. Ibid., q. ii, p. 635.

Saint Thomas se rallie à la même conception. A la différence de l’amour humain, qui est provoqué par un objet préexistant, l’amour divin est créateur. Quamlibet Dei dilectionem sequitur aliquod bonum in creatura causatum quandoque, non tarnen dileetioni seternæ coxternum. Et ce « bien » ne peut être qu’une qualité, c’est-à-dire un principe permanent par lequel il est mû vers le bien surnaturel, comme il l’est vers le bien naturel par des formes inhérentes à son être. Crealuris autem naturalibus sic providel ut…etiam largiatur eis formas et virtutes quasdam qu.se sunt principia aetuum… Multo igitur mugis illis quos movet ad consequendum bonum supernaturede aiernum infundit aliquas formas seu qualilates supcrnaturales secundum quàs suaviter et prompte ab ipso moveantur ad bonum œternum consequendum. Où l’on voit que cette conception n’intéresse pas seulement la notion de la Providence divine, mais aussi celle de l’anthropologie surnaturelle. D’autant que cette qualité ne doit pas s’entendre seulement d’une vertu, mais d’une participatio divina naturse. Sum. theol., I » H*, q. ex, a. 1-3.

En vertu du même principe, il s’oppose nettement dans la suite à la conception de F. Lombard. Xullus actus perfecle producitur ab aliqua potentia activa nisi sil ei connaturalis per aliquam formam quæ sil principium actionis. S’il en est ainsi dans l’ordre naturel, l’ordre surnaturel ne saurait lui être inf rieur ; Unde maxime necesse est quod ad actum caritalis in nobis existât aliqua habilualis forma superaddita potentiæ nathrali, inclinons ipsam’ad caritatis actum. IIa-IIæ, q. xxiii, a. 2. Voir de même Qusest. disp., de caritale, a. 1.

De cette controverse et des précisions qui en furent la conséquence il y a lieu tout d’abord de retenir le scrupule avec lequel les docteurs du Moyen Age avaient soin de maintenir la réalité ontologique de la grâce et, par conséquent, de la justification qui en est le point de départ. Elle montre aussi comment l’ÉCole utilisait les cadres aristotéliciens pour exprimer la théologie du surnaturel.

4. Conditions de la justification.

Quoiqu’elle soit un acte proprement divin, la justification n’en demande pas moins une certaine préparation de notre part, dont le même système allait permettre de faire plus rigoureusement la théorie.

a) Nécessité d’un, - préparation humaine. - — Du moment que la grâce est conçue comme une forme, ce que le sens chrétien avait toujours affirmé devient une nécessité scientifique. Car la forme ne saurait être reç-e que dans une matière préalablement bien disposée. Heim, op. cit., p. 69-70. Aussi Alexandre de Halos enseigne-t-il, Sum. theol., II 1, q. xevi, m. 1 : Deus secundum legem communem requirit aliquam pnvparationem et dispositionem ex parle noslra ad hoc quod infundat alicui gruliam. Et ceci est une loi de nature ; car toute infusion de forme réclame, non seulement, à titre éloigné, une possibililas in maleria ail suscipiendam formam, mais encore des dispositiones quæ disponunt materiam ad susceptionem illius formæ. Ibid., I ! l, q. xi, m. 6.

Saint Thomas recueille le même principe, en précisant bien que cette préparation même est l’œuvre de Dieu. Agenr infinitif virtutis non exigit materiam vel dispositionem materiæ quasi prsesuppositam ex alterius causæ actione ; sed tamen oportet quod secundum condilionem rei causandæ in ipsa re causet et materiam et dispositionem debitam ad formam. D’où suit une importante distinction : c’est que la grâce habituelle, étant seule une « forme », demande seule une préparation du côté du sujet, tandis que la grâce actuelle, qui n’est qu’un secours, est due à la seule initiative de Dieu. Sum. theol., I a Ilæ, q. cxii, a. 2.

Cette préparation comporte une action volontaire de notre libre arbitre ; car Dieu meut toujours les êtres suivant leur nature. Et ideo in eo qui habet usum liberi arbitrii non fit molio a Deo ad justiliam absque motu liberi arbitrii, sed ita infundit donum gratiie justificantis quod etiam simul cum hoc movet liberum arbitrium ad donum gratine acceptandum. S. Thomas, ibid., q. cxiii, a. 3. Le premier mouvement du libre arbitre est de se tourner vers Dieu par la foi ; mais, sous peine d’être stérile, la foi doit être informée par la charité. C’est pourquoi elle s’accompagne d’un cortège d’autres vertus : crainte de Dieu, humilité, charité pour le prochain, contrition pour les péchés commis, ibid., a. 4-5. En un mot, toute l’activité morale de l’homme est requise pour attirer en lui le don divin.

b) Videur de lu préparation humaine. — D’où surgit la grosse question de savoir quelle est la valeur de nos actes humains en regard de la justification. L’École a connu l’adage traditionnel : Facicnli quod in se est Deus non denegat gratiam, qu’Alexandre de Halès semble rapporter à Origène, Sum. theol., IIP, q. lxix, m. 1, a. 1, et a pris soin d’interpréter : ce qui l’amenait à préciser la relation de nos œuvres naturelles par rapport à la grâce.

On avait pu reprocher à Abélard d’enseigner quod liberum arbitrium per se sufficit ad aliquod bonum, Denzinger-Bannwart, n. 373, voir Abélarp, t. 1, col. 47, et saint Bernard trouvait en lui comme un relent de pélagianisme. Epist., cxcii, P. L., t. clxxxii, col. 358. Par réaction, Pierre Lombard avait inséré dans ses Sentences nombre de textes de saint Augustin sur l’impuissance du libre arbitre et la nécessité de la grâce prévenante. II Sent., dist. XXVI, P. L., t. exen, col. 709-714. Mais il s’agissait de concilier ce principe avec cet autre non moins certain que la première grâce comporte et appelle même une préparation. L’École a utilisé pour cela la distinction entre le mérite de condigno et de congrue Voir Mérite,

Il est évident que la justification ne saurait être l’objet d’un mérite de condigno, qui suppose la grâce ; mais elle peut être méritée de eongrao. Chez les pro 2119 JUSTIFICATION, LE MOYEN AGE : TRADITION DOGMATIQUE 2120

testants, on a souvent donné cette doctrine comme caractéristique de l’école franciscaine. R. Seeberg, op. cit., p. 415. De fait, Alexandre de Halès est formel là-dessus, Sum. theol., II a, q. xcvi, m. 1 : Noluit dure graliam nisi prseambulo merilo congrui per bonum usum naturee. Ce qu’il précise ailleurs en ces termes, III a, q. i.xix, m. 3, a. 3 : Non præcedit gratiam ut meritum seu meritoiïe… ; prævenit tamen actio illa gratiam ut disponens ad illam… Non præcedit ipsam sicat causa gratiæ sed sicut dispositio habiliians ad recipiendam graliam. Cꝟ. 111% q. lxi, m. 5, a. 3, et IV a, q. xvii, m. 5, a. 2. Voir Heim, op. cit., p. 71-74. Saint Bonaventure admet, lui aussi, le meritum congrui, comme étant aliqua dispositio congruitatis respectu cjus ad quod illa dispositio ordinatur, In II Sent., dist. XXVII, a. 2, q. 2, p. 6C5, et ne craint pas de l’appliquer aussitôt a la première grâce : Et sic peccator per bona opéra in génère facta extra carilatem meretur de congruo primam gratiam. Cf. ibicl., dist. XXIX, a. 2, m. 2, p. 703.

Mais on aurait tort d’imaginer, comme le font Seeberg, ibid., p. 415-416, et A. Harnack, Dogmengeschichte, t. iii, p. 643, une opposition de saint Thomas sur ce point. Le P. Stufler a pris soin de réunir, Zeitscliri/t fur kath. Théologie, 1923, p. 161-184, tous les textes où ce dicteur s’explique surla préparation loinlaine de la justification. Il résulte de cette enquête que saint Thomas admet l’adage Facienti quod in se est dès son Commentaire sur les Sentences, In II Sent. dist. XXVIII, q. i, a. 4, Opéra omnia, t. viii, p. 381, et qu’il le conserve encore dans la Somme théologique, I" II*, q. cxii, a. 3, en marquant bien qu’il s’agit d’un mérite de convenance : Yidetur enim congruum ut homini operanli secundum suam virtutem Deus recompenset secundum e.rcellentiam suse virtutis. Ibid., q. exiv, a. 3.

c) N iture des icwres préparatoires. - - Encore peut-on se demander s’il s’agit d’œuvres préparatoires purement naturelles. Ainsi l’entendent volontiers les historiens protestants, qui reprennent à ce sujet leurs accusations familières. Il ne s’agirait pas seulement d’un « erypto-semipélagianisme », mais d’un véritable « néo-pélagianisme ». Loofs, op. cit., p. 539-547. A. Harnack parle également de « semipélagianisme » à propos de P. Lombard, op. cit., p. 619, et laisse entendre dans la suite que le même reproche pèse à bon droit sur ses successeurs, ibid., p. 621-623 et 644, y compris Scot, bien entendu, mais encore saint Thomas, p. G50-054. D’autres ont rendu meilleure justice à la pensée médiévale et reconnu que tout le processus de la préparation à la grâce s’accomplit lui-même sous l’action d’une première grâce. Seeberg, op. cit., p. 404-405, 415-417, et Heim, p. 117122.

Ainsi Alexandre de Halès s’approprie ce mot de saint Augustin : Ipse ut velimus operatur incipiens qui volentibus cooperatur perficiens, qu’il commente de la sorte : Dicendum juxla auctoritates sanctorum quod liberi arbitrii conatus ad bonum otiosi sunt si a gratia non adjuvantur, nulli si a gratia non excilantur. Et parmi ces auctoritates, il se réclame, outre saint Augustin, de saint Anselme et de saint Bernard, à qui tes derniers mots sont empruntés. Sum. theol., III », q. lxix, m. 1, a. 2. Cf. S. Bernard, De gratia et libero arbitrio, xiii, 42, I’. I… t. clxxxii, col. 1021. Saint Bonaventure cite également le même texte, In II Seul., dist. XXVIH, a. 2, q. 1, p. 682, dont il adopte formellement la doctrine : Sine hac (gratia gratis data) concedendum est libcrum arbitrium nunquam sufficienter disponi nec posse se disponere ad gratiam gratum facienlem. Cf. In IV Sent., dist. XVII, pars i, a. 1, q. 2-3, et a. 2, q. 2-3, t. iv, p. 121-122 et 428-430. Voir également le petit irai lé De gratia et jusiifleatione hominis du franciscain Robert Grossetête, qui se I

résume en cette thèse : Nullum est bonum quod ipse (Deus) non velil esse, et ejus velle est jacerc ; non est igitur bonum quod ipse non facial…, sali’o tamen jure liberi arbitrii quod in homine creauit. Publié par Ed. Brown, Appendix ad fasciculum lerum expelendarum et fugiendarum, Londres, 1690, p. 282.

Dans ses écrits de jeunesse, saint Thomas d’Aquin ramenait volontiers cette grâce excitante, soit aux événements providentiels de la vie, soit au libre arbitre lui-même, qui est en nous un don de Dieu : Islam gratiam (gratis datam) ponere non videtur necessarium, nisi ipsa libertas arbitrii gratia dicatur, quæ procul dubio nobis a Deo est, vcl aliquie occasiones quæ quandoque dantur hominibus a Deo ad conversionem. In II Sent., dist. V, q. ii, a. 1, t. viii, p. 80. Cf. ibid., dist. XXVIII, q. i, a 4, p. 380-381 ; In I Sent. dist. XVII, q. a, a. 3, t. vii, p. 219 ; In IV Sent., dist. XVII, q. i, a. 1, sol. 4 et a. 2, sol. 2, t. x, p. 470172 ; De veritate, q. xxiv, a. 15, t. xv, p. 235.

-Mais, dans la suite, il précise que nos bons mouvements intérieurs procèdent d’un secours divin spécial. Quodl., i, a. 7, t. xv, p. 364, et In Rom., x, lect. iii, t. xx, p. 531. C’est cette doctrine qui est fixée dans la Somme théologique, I » -IIæ, q. cix, a. 6 : Ad hoc quod se præparet homo ad susceptionem (gratia’habitualis), … oportet præsupponi aliquod auxilium gratuitum Dei intrrius animam moventis sire inspirantis bonum propositum. Cf. ibid., a. 2-3 et q. exiv, a. 5. Sur son évolution à cet égard, voir Stufler, loc. cit., p. 161-184, qui ne craint pas de dire, p. 180, après Scheeben, Handbuch der kath. Dogmatik, Pribourg-en-B., 1878, t. il, p. 413, que le docteur angélique a commencé par se mouvoir « dans une ligne qui se rapproche notablement des erreurs semipélagiennes. ».Mais, au terme de sa pensée, la lumière s’est faite dans son esprit sur le caractère entièrement surnaturel des œuvres qui préparent le pécheur à sa justification, et c’est pourquoi F. Loofs lui fait la grâce de ne lui imputer qu’un « erypto-semipélagianisme. op. cit., p. 552. Ce qui est une manière embarrassée de reconnaître que saint Thomas est l’interprète correct et mesuré du catholicisme traditionnel. En quoi d’ailleurs on a pu voir qu’il est substantiellement d’accord avec toute la théologie de son temps. Voir les textes réunis dans Denifle, trad. Paquier, t. iii, p. 109-175, et Augtjsti NISMK, t. I, col. 2.~>.">.~).

Ici encore l’aristotélisme fournissait ses cadres aux docteurs chrétiens. Quand il veut préciser le rapport exact de nos œuvres à la première grâce, Alexandre de Halès parle de disposition, Sum. theol., IIP, q. lxix, m. 3, a. 3 : Prsevenit actio illa gratiam ut disponens ad illam. Ce qui s’entend au sens d’une disposition matérielle, comme de celui qui en se tournant vers le soleil se met en mesure de recevoir sa lumière. Ibid., m. 5, a. 3. Voir Heim, p. 115-116. Or saint Thomas, au moment où il accorde le plus à la nature, ne parle pas un autre langage : Sicut enim natura humana se habet in potentia materiali ad gratiam, ita actus virtutum naturaliùm se habent ut dispositiones materiales ad ipsam. In II Sent., disl. XXVIII, q. i, a. I. Aussi n’y a-t-il en définitive, entre nos dispositions et le don de la grâce, aucun rapport de nécessité, niais seulement un lien extrinsèque fondé sur l’immutabilité de la Providence divine. Sum. theol., Ia-IIæ, q. cxii, a. 3. Ce qui rentre encore dans le système aristotélicien : l’.tiam in rébus naturalibus dispositio materise non ex necessitute consequitur jonnam. nisi per virtutem agentis qui dtspbsitionem causal. Ibid., ad 3wn.

.’! " Chez les mastiques. - Au milieu d’un ensemble doctrinal aussi nettement caractérisé les mystiques feraient-ils exception ?

Renouvelant la tactique de Tertulllen, déjà les anciens protestants en appelaient à l’âme naturel

lement chrétienne » du Moyen.Age, lorsqu’elle ne s’exprime pas en discussions d'école mais s'épanche en sentiments pieux devant les grands problèmes de la vie et de la mort. Voir Chemnitz, Examen concilii Trid., pars I a, De justifie, Francfort, 1596, p. 144 : …Doctrinam nostram de justificatione habere testimonia omnium piorum qui omnibus temporibus fuerunt, idque non in declamatoriis rhetoricationibus, nec in oliosis dispulationibus. sed in seriis exercitationibus ptenitentiæ et ftdei. Cf. Loci theol., pars II 3, De justif., ci, Francfort, 1653, p. 227 : … quando conscientia sensu peccati et iræ Dei pressa quasi ad tribunal Dei rapta est. Des théologiens modernes entretiennent encore à cet égard la même confiance. Thomasius, op. cit., p. 432, et Harnack, op. cit., p. 346-347. Tandis, en effet, que la théorie exigeait pour le.salut les mérites et les œuvres de l’homme, la piété tendait à s’appuyer sur la seule miséricorde de Dieu. Mais un examen objectif des textes invoqués s’oppose au parti qu’en veulent tirer les protestants.

1. Saint Anselme.

Comme preuve de cette tendance, on aime citer la célèbre exhortation où saint Anselme invite le pécheur mourant à s’abriter derrière la mort du Christ. In hac » OLA morte totam ftduciam tuam constitue, in nulla alia re fuluciam habeas. Adm. morienti, P. L., t. ci.vin, col. 686.

Lui-même exprime pour son compte personnel, en termes des plus pathétiques, la terreur que lui causent ses péchés à la pensée du jugement, et il n’a plus d’espoir qu’en Jésus. Quid est enim Jésus nisi Salvator ? Ergo, Jesu, propter temetipsum esto mihi Jésus… Rogo, piissime, ne perdat me a iniquitus quod fecit tua omnipotens bonitas. Médit., ii, ibid., col. 725. Et encore, Médit., iv, col. 740 : Cum respicio ad mala opéra quaoperatus sum, si me judicare vis secundum quod merui. cerlus sum de perditione mea ; cum vero respicio ad mortem tuam quam pro redemptionc peccalorum passus es, non despero de misericordia tua. Mais il faut aussi tenir compte qu’Anselme ajoute aussitôt : Unum tantummodo est quod vis… ut de malis noslris pœniteamus et in quantum possumus emendare curemus. Cf. Merf17., iv, col.730, où il exhorte le pécheur aux œuvres réparatrices par cette assurance : Secundum eamdem justitiam qua persévérantes in meditia punit (Deus), resipiscentes a malis bonaque opéra jacientes œlernu mercede rémunérât.

C’est dire que les sentiments d’entier abandon au Christ dont débordent ces textes, ainsi que les Méditations ix-xi, ibid., col. 749-769, s’entendent sous le bénéfice de notre lo aie collaboration et qu’Anselme est bien toujours le même docteur qui demande pour bénéficier de l'œuvre rédemptrice qu’on se l’applique sicut oportet. Cur Deus homo, ii, 20, ibid., col. 429. 1 arce que cette application est toujours imparfaite, il y a lieu de ne pas compter sur ses propres mérites ; mais elle n’en est que plus nécessaire pour cela. Le mysticisme chez Anselme vient suppléer le déficit de notre œuvre morale, non supprimer celle-ci, et il ne s’en reprocherait pas l’insuffisance s’il ne la tenait pour indispensable. En quoi il associe très heureusement cette part de Dieu et de l’homme que l'Église ne voulut jamais séparer.

2. Saint Bernard.

Il en est de même chez le mystique par excellence du Moyen Age, savoir l’abbé de Clairvaux, dont l’autorité fut si grande en son temps et l’influence si considérable dans la suite.

Aucun docteur médiéval n’a été davantage exploité par les protestants. Luther invoquait déjà son patronage contre Cajétan, Acta augustana, 1518, dans Opéra latina var. argum., Erlangen, 1865, t. ii, p. 381-383. Jusque dans les temps modernes, ce ne sont pas seulement des théologiens, comme Thomasius, op. cit.. p. 135-137, qui le veulent inscrire au Catalogua te

iium verilatis, mais des historiens qui découvrent en lui des pensées parallèles à celles des réformateurs. Loofs, op. cit., p. 524-525, après Ritschl, op. cit., p. 112-115, et Theol. Studien und Kritiken, 1879, p. 317-331.

a) Nature de la justification. — Quelques textes de lui, qui semblent ramener la justification à la simple non-imputation des péchés, ont été discutés à l’art. Bernard (Saint), t. ii, col. 777-778. Il en résulte que saint Bernard ne conçoit pas la justification du pécheur sans la communication intime d’un don divin qui sanctifie et régénère son âme. Aux passages cités on ajoutera le beau parallèle qu’il établit entre l’action du premier et du second Adam, pour montrer que la justice de celui-ci a pu et dû devenir nôtre, plus encore que la faute de celui-là : Justum me dixerim, sed illius justitia… Quæ ergo mihi justifia fada est(l Cor., i, 30) mea non est ? Si mea trad.cta culpa, cur non et mea indulla justitia ? Tract, de err. Abœlardi, vi, 16, P. L., t. clxxxii, col. 1066.

Les endroits où Bernard paraît tenir un langage contraire s’expliquent par ces réminiscences bibliques dont son style est toujours rempli et aussi par la tournure mystique de son esprit, qui le porte à marquer, soit pour rappeler l’homme à l’humilité, soit pour rendre à Dieu ce qui lui est dû, que la grâce, loin d'être un produit de notre nature, lui est en somme étrangère tout en devenant sienne.

b) Conditions de la justification. — Cette même tendance se retrouve en ce qui concerne les conditions du salut.

A n’en pas douter, saint Bernard aime dire, avec saint Paul, que nous sommes justifiés gratuitement par la foi. In festo Annunt., serm. i, 3, t. clxxxiii, col. 384. II ajoute même une fois que c’est par la foi seule. In Cantica, serm. xxii, 8, col. 881. Et il ne semble pas moins catégorique pour exclure nos mérites : Non est quo gratia inlret ubi jam meritum occupavit… Nam, si quid de proprio inest, in quantum est gratiam cedere illi necesse est. Deest gratia' quidquid meritis députas. Ibid., serm. lxvii, 10, col. 1107. Mais l’orateur de continuer tout aussitôt par ces paroles qui donnent la clé de sa pensée et que les protestants oublient trop souvent de reproduire : Nolo meritum quod gratiam excludat. C’est dire que l’abbé de Clairvaux a ici en vue un mérite qui serait l'œuvre naturelle de l’homme. Mais condamner, avec saint Augustin et toute l'Église, le mérite qui exclut la grâce, n’est-ce pas déjà sousentendre qu’avec la grâce le mérite devient possible et nécessaire ?

Saint Bernard s’en explique formellement dans un sermon voisin, où sont équilibrées en ingénieuses antithèses les doubles données de ce problème : Sujficit ad meritum scirc quod non suffeiant mérita. Sed, ut ad meritum satis est de meritis non præsumere, sic carere meritis satis ad judicium est… Mérita proinde habere cures ; habita, data noveris… Perniciosa paupertas penuria meritorum ; præsumptio autem spiritus, fallaces divitise. Félix Ecclesia, cui nec meritum sine prœsumptione, nec præsumptio absque meritis deest. In Cantica, serm., lxviii, 6, col. 1111. Cf. De gratia et lib. arbitrio, xiii, 43. et xiv, 49-51, t. clxxxii, col. 1024 et 1028-1030. L'évidence de ces textes finit par s’imposer aux plus impartiaux des protestants eux-mêmes, qui reconnaissent que, pour saint Bernard, la grâce appelle le mérite, loin de l’empêcher. Deutsch, art. Bernhard, dans Realencyclopàdie, t. ii, p. 635. Il n’est pas jusqu'à Ritschl, op. cit., p. 111, qui ne soit obligé d’admettre que les principes fondamentaux de saint Bernard sont parfaitement catholiques.

Aussi l’abbé de Clairvaux réclame-t-il pour le salut la foi au rédempteur, mais une foi qui se développe en charité. Ni.m nec Spiritus datur nisi credentibu*….

ncr /ides valet si non operetur ex dilectione. Epist., i.vn, 9, ibid., col. 217. C’est-à-dire que la loi comporte tes œuvres, sous peine d’être morte. Tract, de moribus et offlcio tpise., iv, 1 i. ibid., col. 619. Cf. in tempore rrectionis, serin, ii, 1-3, t. CLXxxiii, col, 283-284 : Pidei vitam opéra aUestantw… Fidei vilain… in charitatf conslituitqui fldem perdilet lionem perbibuit operari. Voir encore De diversis, senn. xlv, 5, col. 668-669 ; /// cantica, serm. xxiv, 7-8, col. 897-899 ; senn. xi.vm, 7. col. 1015 ;.serin, i.i. 1-1. col. 1025-1027. Ailleurs le ne me docteur a des avertissements sévères et pathétiques à l’adresse des chrétiens qui abusent de la confiance en Dieu sous prétexte de leur baptême : Vereor ne dore mm (fiduciam) incipiant in occasionem carnis, bkmdientes sibi plus quam oporteat sine operibns de baptismo et credulitate. In Ase. Domini, serm. i, 2, col. 300.

ïl reste d’ailleurs que nos œuvres sont toujours insuffisantes et qu’il y a lieu de nous confier à la miséricorde divine plus qu’à nos propres mérites. Meum proinde meritum miseratio Domini. In canlica, senn. i.xi..">. col. 1073. Cf. In via. Nat. Domini, senn. ii, 4, et senn. v, 5, col. 92, 108 ; In Ps.xc, serm. i, 1 : ix. L-5 ; XV, 54 xvi, 1. col. 187. 216-218, 2-16 et 217..Mais il n’en est pas moins vrai que ceux-ci sont possibles et nécessaires moyennant la grâce divine. On les voit réclamés dans ce sens jusque dans le célèbre passage dont se prévalait Luther, In Annunl.. serm. i, 1-2. col. 383 : Necesse est primo cmnium credere quod remissionem peccalorum haàere non jinssis nisi per indulgentiam Dei : deinde quod nihil prorsus liabac queas operis boni, nisi et bac dederil ipse ; pvstremo quod aeternam vitam nullis potes operibus promereri nisi gratis libi detur et illa… Neque enim talia sunt bominum mérita ut propterea vHa seierna debeatur ex jure… Nam, ut taceam quint mérita omniu dt, na Dei SUnl…, qui// sunt mérita omnia ad lantum gloriam ? Cf. De diversis. senn. xxvi, 1 : Qu.idqv.id in aliis minus bubemus, (restât) de ea (bumilitate) sup/dere, col. 610.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que, moraliste e( mystique, saint Bernard éprouve le 1 esoin de souligi < r plus souvent et en termes plus vifs que les purs spéculatifs les limites de l’œuvre humaine, en la ramenant à sa source divine et accentuant son insuffisance notoire. Ce que ces derniers énonçaient en quelques lignes didactiques prend chaleur et vie sur ses lèvres d’orateur. Mais les principes sont de part et d’autre les mêmes : savoir la double obligation indissoluble d’une bonne volonté sincère et d’une non moins sincère humilité. C’est sur eux que tout le christianisme est bâti eL les docteurs du.Moyen Age en ont respecté l’harmonie, tout en portant de préférence leur attention sur l’un ou l’autre de ses aspects.

Il n’est pas jusqu’à l’École elle même où le mysticisme ne trouve marquée sa place légitime. Car non seulement le mérite y est toujours rapporte- à la grâce, mais on en souligne l’inévitable déficit. Tel est le sens évident de la doctrine classique, si souvent mal comprise, aux tenues de laquelle notre justification

demeure toujours incertaine ici-bas. Humus de Saint Yiclor n’admet, a cet égard, qu’une suinta queedam

priesiun) Ho, De suer., I. [I, pars m. 2. P. /… i. < i xxvi,

col. 555, et tout de même saint Bernard, In Septuag*,

serin, i. 12, P. L., t. CJ xxxiii, col. 1 63.’tous le-, grands

scolastiques sont d’accord sur ce point : pour les réfié renees. voir art. GBACE, t. VI, col. 1617-1618. C’est

dire que la doctrine catholique des ouvres n’a lien

d’incompatible, ni en thé >ie ni en pratique, avec cette

défiance de soi et ces.sentiments d’humilité dont les

tiques se QrenI toujours les échos.

. Mystiques postérieurs. Sur (cite littérature

mmenee et mal connue il nous faut au Rioill ! fier

i ( oup d’oeil.

n) Prétentions protestantes. Depuis que Luther s’est réclamé de la Théologie germanique, éditée par ses soins en 1516, il lut longtemps à la mode de chercher parmi le-, mystiques du bas Moyen Age les ancêtres, sinon les inspirateurs, île la Réforme.

Spi ncr recommandait fort aux polémistes < !. son temps l’élude de cette cujas nuthoribus

Megalànder noster Lulherus majore ex parle faclus est. theol., 1. I. c. n. a. l. n. 19, Francfort, L709, p. 270. Tailler lui inspirait une particulière confiance, Theol. Iicdenl.cn. t. i, c. i, sect. 67, Halle. L702, p. 313314. Cꝟ. 1. III. p. 71 I et 828 ; I. IV, p. 67. Le fait, la Théologie germanique jouit de nombreuses éditions et traductions qui attestent son immense popularité. Voir Theologia deulsch, édit. Fr. Pfeiffier, Stuttgart, 1855, p. x-xviii. Et l’on parlait volontiers encore, au milieu du XIX’siècle, de réformateurs avant la Réforme >. Ainsi C. Ullmann, Re/ormatoren vor det Reformation, Hambourg, 1841-1842, où. avec les théo-Iogi < us a tournure mystique tels que Jean de Goch et Wcsscl. sont exploités les mystiques proprement dits, les uns et li —, autres spécialement pour leur opposition au « pélagianisme catholique et leurs appels à la loi qui justifie. Vue générale dans A. Harnack. op. cit., t. 1 1 1. 1 1. I’< 1 -4 "> I.

b) Discussion. Ces prétentions sont aujourd’hui n connues sans fondement.

Non pas que li mysticisme n’ait parfois pris au coins du Moyen Age uni’tournure désordonnée, oit l’union à Dieu tendait à supprimer l’action morale de l’homme, où l’assurance du salut inspirée par la foi au Rédempteur se développait en antinomisme et parfois en véritable immoralité. Dciizinger-Baimwart, n. 472-473 et 171). Voir Béghabds, t. u. col. 531-534 ; Fjbèbes ne 1 11 : 1 : 1 esprit, t. vi. col. 800-809. Parmi les propositions de maître Eckart condamnées par Jean XXII. quelques-unes manifestent à l’égard des œuvres humaines une indifférence plus quc suspecte. Benzinger-Bamrwart, n. 504-506, 514-519. Voir Eckaht, t. vi. col. 2062 2079, et P. Pourrai. La spiritualité chrétienne, I. ri, Le Moyen Age, Paris, 1921, p. 339-378. Mais l’Église ne saurait être tenue pour responsable de déviations qu’elle a condamnées, ni la mystique médiévale de tendances contre lesquelles dans son ( nseinble elle a réagi.

Seules les préventions invétérées de la Réforme contre la piété catholique expliquent qu’on ait voulu tain état des formules d’humilité qui parsèment, par exemple, les colloques de saint François d’Assise ou les sermons de saint Antoine de Padoue, que saint Bonaveiilurc ait paru exceptionnel pour les élans d’amour et de confiance au Christ Sauveur qui s’affirment dans ses écrits mystiques.

Chez Tauler comme chez saint Bernard. A. Ritschl reconnaît, « Pcit., p. 120-121, « l’originalité du catholicisme latin, savoir l’appréciation des bonnes œuvres comme mérites et la neutralisation de ces mêmes œuvres par la considération de la grâce, i et il ajoute avec raison que ce dernier sentiment n’est possible que chez Ceux-là seulement qui se sont acquis des mérites Le premier tort de Spener, à son sens, est de considérer comme une exception cet abandon à la grâce qui est une des directions normales de la pensée catholique. I u second i n découle, celui d’assimiler ce mysticisme

a la justification luthérienne qui en est profondément différente. Car Luther exclut tout mérite, tandis que’I aider, comme les autres ascètes et mystiques du Moyen Age, quand il suggère de renoncer a la valeur de uns mérites, s’adresse a des chrétiens avancés eu sainteté (t par là-même précisément chargés de mérites. » Il Suffit de ces observations pour annuler le dossier repris encore une fois par Alph. Yict. Muller,

J.ullier und l’aulcr. Heine. 1918, p. (i.’i K8.

  • 26

L’existence de prétendus « réformateurs avant la

Réforme » est due à la même illusion d’optique. Fr. Pfeifïcr, op. cit., p. xxiii, déclare expressément, contre l’ilmann, op. cit., t. ii, p. 251-256, que « la Tlicologie germanique n’a rien de protestant. > Et il en faut dire autant desautresmystiqu.es. Aucun d’entre eux, pas même Wesscl, constate mélancoliquement Thomasius, op. cit.. p. -139, n’a saisi la doctrine de la justification dans sa pleine pureté. Pour l’ilmann luimême, op. cit., t. i, p. 90, « la doctrine de la justification par la foi ne se présente pas encore chez Goch comme le point central qui domine tout, ainsi qu’elle le sera chez les Réformateurs. » Et Ritschl, op. cit., p. 132, a beau jeu de lui opposer que les extraits qu’il en donne, t. i. p. 77-79, parlent de la grâce comme de l’amour de Dieu infusé en nos âmes et devenant le principe de nos œuvres saintes, c’est-à-dire qu’ils reflètent la pure doctrine catholique de la sanctification.

Chez Wessel également, « on rencontre la même double direction que chez tous les théologiens pratiques du Moyen Age, savoir que la justification rend les mérites possibles et qu’on doit en faire abstraction pour s’abandonner à la grâce de Dieu. » A. Ritschl, op. cit., p. 129-130. Et l’auteur de faire plus loin, p. 132-133, la même démonstration pour Savonarole, WicJef et Jean Hus, dont les protestants se sont tant de fois réclamés. Quoi qu’il en soit des hardiesses de leur pensée sur d’autres points, leur doctrine de la justification ne sort pas de la ligne catholique. Voir dans le même sens Loofs, op. cit., p. 636 et 658.

r) Pessimisme des mystiques. — Il n’est pas douteux cependant que les mystiques en général étaient portés à déprécier l'œuvre de l’homme au profit de la grâce de Dieu. Quelques-uns ne semblent pas, à cet égard, avoir échappé à toute exagération.

Témoin libertin de Casale. qui parle ainsi de luimême : « Le Seigneur l’a relevé de ses chutes presque malgré lui. Il ne pouvait rien de lui-même, le péché lui commandait en maître. Aussi ne songe-t-il pas à s’attribuer le mérite du peu de bien que Dieu lui a permis de faire : tout l’honneur en revient au divin Maître, qui aime à manifester sa toute-puissance et sa miséricorde inlassable en faisant coopérer à sa gloire même les plus méchants. » Autobiographie spirituelle. analysée dans P. Callacy, Étude sur Ubcrtin de Casale, Louvain. 1911, p. 14. Sur quoi le biographe de remarquer : « libertin suit en tout point la théorie de l’impuissance pratique de l’esprit humain en face de la chair et du péché qui l’habite exposée par saint Paul, Rom., vii, 20 sq. »

On trouverait sans doute bien d’autres passages de ce genre et ce mysticisme, plus ou moins associé aux théories augustiniennes de la concupiscence, atteste l’existence d’un courant pessimiste qui n’a jamais cessé dans l'Église et qui a pu entraîner parfois quelques écoles ou quelques individus à de véritables excès. Mais il serait non moins excessif de transformer en doctrines arrêtées ce qui n'était que de simples tendances, et ces poussées extrêmes ne doivent pas, au demeurant, donner le change sur les perspectives de l’ensemble. Ces tableaux poussés au noir de la misère humaine ont leur contre-partie dans ce que d’autres mystiques moins sombres, et souveut les mêmes, nous « lisent de la noblesse et de la puissance d’une âme régénérée par le Christ.

Au Moyen Age comme auparavant, et chez les mystiques non moins que chez les théologiens, il reste vrai que « l’appel à la grâce et le renoncement au mérite s’associent dans l'Église catholique avec le souci d’une conduite correcte. > Et loin de présenter un caractère exceptionnel, cette association constitue, « dans un certain sens, un des traits perpétuels et caractéristiques du catholicisme romain. » A. Ritschl, op. cit.,

p. 135. Pour la preuve, voir le dossier liturgique réuni dans Denifle, trad. Paquier. t. ii, p. 327-303, avec les commentaires extraits des auteurs du Moyen Age qui en font déjà ressortir la valeur.


III. Systèmes d'école. Ces données tradition nelles communes à tous soulèvent cependant bien des problèmes auxquels l’esprit spéculatif du Moyen Age ne manqua pas de s’appliquer et qui reçurent, comme il arrive à peu près toujours, des réponses diverses en fonction des prémisses rationnelles adoptées par chaque école.

École thomiste.

De toutes la plus connue est

l'école thomiste, qui s’est tellement incorporée avec la théologie moderne que beaucoup n’en soupçonnent pas d’autre. Il sullïra d’en rappeler ici les principaux traits d’après l’enseignement de saint Thomas.

Son caractère dominant est d’accorder à la grâce son maximum de réalisme et de l’encadrer dans les catégories du système aristotélicien. Le plan divin du salut consistant dans la régénération spirituelle de l’humanité, la grâce est et doit être aliquid in anima, Sum. theol., Ia-IIæ, q. ex, a. 1, c’est-à-dire une réalité qui se caractérise par une participation d’un ordre absolument surnaturel à la divinité. En raison de cette surnafuralité essentielle, la grâce ne saurait être en nous une substance, mais seulement 'forma accidentalis ipsius anima-, forme d’ailleurs permanente, qui dépasse la simple « vertu » et répond à la catégorie de la qualité : Gratin redui -itur ad primam speciem quulitatis, nec tamen est idem quod virlus, sed hubitudn qua-dam quas præsiipponitur virhilibus in/usis. Ibid., a. 2 et 3.

De ce chef, sa place est dans l’essence de l'âme, d’où son influence s’exerce ensuit.' sur nos diverses facultés, ibid., a. 4 : ReUnquitur quod gratia. sicut est prjus virliilc, ila habeat subjectuin prius potentiis animée, ita scilicet quod sit in essenlia anima'… Sicut ab esseptiu anima' e/jluunt ejus potentise qu.se sunt opcrumprineipia, ita eliam ab ipsa gratia cfjhiunt virtutes in potentias animée per quas polenU.se movenlw ad actns.

Les cfîets de la grâce sont conformes à son être. Étant une participation à la nature divine, non seulement, elle exclut le péché, mais elle l’exclul essentiellement comme la lumière les ténèbres. Ibid., q. cxiii, a. 8, ad lura. Réciproquement le péché qui ; 'st son contraire ne peut être remis que par l’infusion de la grâce : Non posset intelligi remissio culpæ si non adesset in/nsio gratise. Ibid., a. 2. Aussi la justification du pécheur est-elle un acte unique dont les divers aspects ne sont distincts qu’au regard de la raison : Gratiainjusio et remissio culpæ dupliciler considérai i possunt : uno modo secundum ipsam substanliam actus, et sic idem sunt… ; alio modo possunt considerari ex parle objectorum, et sic differunt secundum difjen nliam culpse quæ tollitur et gratise quas in/unditur. Ibid., a. <i, ad 2um. Il s’ensuit également que la justification se fait in instanti et que l’abstraction logique en peut seule distinguer les divers moments. Ibid., a. 7 et 8.

C’est aussi parce que la grâce est d’ordre essentiellement surnaturel qu’aucun acte naturel ne peut proprement la préparer. On a marqué plus haut, col. 2120, comment saint Thomas a progressivement modifié sur ce point ses opinions de jeunesse et est arrivé à poser nettement en thèse que toute préparation à la grâce est et doit être elle-même un fruit de la grâce. Ibid., q. c : xii, a. 5. Aucune autre conception ne pouvait être logiquement en harmonie avec son. éné

rai du surnaturel.

2° École nominalislc. Tandis que l'école fhon est à base de réalisme, d’autres a côté appliquaient le iiominalisme à la théorie de la grâce et aux problèmes qui en dérivent. Ici. par conséquent, les liensvon ! progressivement se distendre entre le concept du don

créé et de sa source incréée, entre la rémission du péché et la sanctification de l’âme qui forment le double aspect de la justification.

1. Nature de la justification. a) Déjà saint Bonaventure ne conçoit pas que la grâce se puisse attacher à la substance de l’âme, abstraction faite de ses puissances. Non videtur posse intelligi quomodo yratia sit in anima abstracla potentia. VA il est frappant qu’il se réfère pour cela aux « paroles de saint Augustin », qui met toujours la grâce en rapport avec le libre arbitre. Même position chez Henri de Gand. Schwane, Dogmengeschichle, t. iii, p. 463, trad. Degert, t. v, p. 202. Où l’on aperçoit un petit point particulier du grand conflit de tendances qui sépare, au Moyen Age, l’augustinisme traditionnel de l’aristotélisme nouvellement introduit.

Pour son compte, le docteur séraphique se rallie à une* conception intermédiaire, qui situe la grâce dans la liberté, mais en tant qu’elle prolonge l’essence de l’âme. Gratta est una, sicut et substantia, et est semper in actu continuo ; et primo dicitur respicere subslantiam, non quia sit in illa absque potentia vel prias quam in potentia, sei ! quia habet esse in potentiis ut eonlinuantur ad unum essentiam. In II Sent., dist. XXVI, a. unie, q. 5. t. ii. i). 643. Cf. dist. XXVII, a. 1, q. 2, p. 057, et le scholion des éditeurs, p. 658-659.

Cette manière plus souple de comprendre le réalisme surnaturel explique sans doute que saint Bonaventure ne voie plus entre la grâce et le péché qu’une opposition de l’ait, mais non plus de principe. Ad illud quod objicitur quod Deus possil… delere culpam absque gratia, dicendum quod hoc cstverum ; sed largilas divinæ misericordiir sic decrevit au/erre malum, per quod homo Deo displicet, ut simul daretur bonum per quod homo Deo placeret, née unquam expellit culpam quin sanctificet ipsam animam et in ea habitet per gratiam. Ibid., dist. XXVIII, a. 1, q. 1, ad Gara, p. 677.

b) Le même attachement à l’augustinisme et un esprit critique encore plus prononcé allaient fixer en doctrine chez Scot les vues occasionnelles de saint Bonaventure et créer le système qui sera désormais classique dans l’école franciscaine, en regard du thomisme exposé ci-dessus. Voir Uuns Scot, t. iv, col. 1901-1904.

Ici la grâce est identifiée avec la charité, de telle façon qu’il n’y ait plus entre elles qu’une distinction formelle : Habitas… qui est gratta, et ipsa est carilas, In Il Sent., dist. XXVII, n. 35. En conséquence, la grâce a son siège dans la volonté, où elle se développe en amour surnaturel de Dieu. Cette grâce s’oppose évidemment au péché ; mais il n’y a pas entre eux une opposition intrinsèque ou de nature. Le péché, en effet, n’a pas de réalité physique habituelle dans l’âme : il est seulement queedam relatio rationis, c’est-à-dire une ordinulio ad pœnam, mais qui dépend du vouloir divin. Report. Paris., t. IV, dist. XIV, n. 7. De même la grâce ne sanctifie pas précisément comme entité physique, mais en vertu d’une acceptatio bci. In l Sent., dist. XVII, q. ii, n. 23.

D’oii il suit que, dans le jeu de leurs rapports mutuels, il faut toujours faire intervenir la volonté de Dieu. Absolument parlant, Dieu pourrait donc effacer le péché sans nous donner la grâce et, réciproquement) infuser la grâce sans remettre le péché. Report., I. IV, disl. XVI, q. il et In I Y Sent., dist. I. q. i. De la sorte, au lieu délie un acte simple, la justification se décompose en deux éléments logiquement distincts : la rémission du péché, qui consiste a nous dispenser de la peine qu’il comporte, et l’infusion de la grâce, qui se traduit par le don positif et surnaturel de la charité. Voir Schwane, trad. Degert, t. v. p. 202 206,

c) Telles sont les positions sur lesquelles l’école noininalfste s’esl de plus en plus fermement établie a ira vers les xrv’e1 w siècles. El l’on sali qu’elle compte

les noms les plus brillants du second âge scolastique. Voir ici même, pour la France, les articles Durand de Saint-Pourçain, t. iv, col. 1965 : Ailly (d’), t. i, col. 650-652, et Gersok, t. vi, col. 1318-1323 ; pour l’Italie, Grégoire de Rimini, ibid., col. 1853 ; pour l’Allemagne, Biel, t. ii, col. 816 et 821-S25. En attendant l’art. Occam, on trouvera un exposé très substantiel et très documenté de l’occamisinc dans Denifle, trad. l’aquier, t. iii, p. 196-201.

Il est d’ailleurs acquis à l’histoire que Luthei 1 n’a guère connu du Moyen Age que cette école nominaliste, Denifle, op.cù*., p. 155-156, 193, 201-202, et, depuis longtemps, les défenseurs de l’orthodoxie protestante ont pris l’habitude de se tourner vers ces théologiens quand ils ont voulu se chercher des ancêtres. Voir Dorsche, Thomas Aquinas, … con/essor veritalis evange. lica’, p. 507-522. Seulement il leur faut pour cela déformer la pensée de ces vieux maîtres en donnant comme réel ce que ces auteurs se contentaient d’envisager par manière d’hypothèses spéculatives. Il n’en est pas moins vrai que l’école nominalist-, quelques textes de saint Paul aidant, s’avançait parfois bien loin dans la voie qui menait à une justification tout extrinsèque. Témoin cette exégèse théologique du viennois Pierre Tzech de Pulka († 1425), qui écrivait sur Boni., ii, 13 : Justi ficubuntur, … ici est justi hibebuntur vel justi reputnbuntur apud Deum et homines. Dans Denifle, Die abendlàndischen Schrijlausleger, p. 237.

2. Conditions de la justification.

- Étant à ce point soumis au bon plaisir divin, il semblerait que le processus de la justification dût être d’autant plus énergiquement ramené à l’ordre surnaturel. Cependant c’est l’école nominaliste qui paraît avoir le plus accordé aux forces humaines sur ce point et contre laquelle les historiens protestants dirigent le plus volontiers leurs accusations de néo-pélagianisme. Voir Loofs, op. cit., p. 613-615 ; Seeberg, op. cit., p. 648, et Bitschl. op. cit., p. 138.

Seul, en réalité, Durand de Saint-Pourçain semble établir une corrélation stricte entre le bien moral et la justification, sans aucune intervention d’un secours divin spécial. Voir S. Bonaventure, édition de Quaracchi, scholion des éditeurs, t. ii, p. 081. Scot, qui fut suspect autrefois à beaucoup de théologiens catholiques, par exemple Scheeben, Handbuch dur kath. Dogmatik, t. ii, p. 411, est seulement responsable de quelques impropriétés de langag.’. l.e 1’. Parthénius Minges a longuement démontré que l’influentia communis dont paraît se contenter le docteur subtil est déjà une grâce et exclut seulement l’intervention d’une Providence extraordinaire, Die Gnadenlehre des Dans Scolus, Munster, 1906, p. 10-31 ; que Scot réclame expressément, contre le seini-pélagianisme, la nécessité de la grâce pour le commencement du salut et qu’il en souligne suffisamment, sans être toujours très clair à cet égard, le caractère gratuit. Ibid., p. 56-102. Cette démonstration n’est pas adoptée seulement par des théologiens catholiques, voir Duns Scot, t. IV, col. Pton, mais aussi par les protestants impartiaux, par exemple Seeberg, p. 588.

Il reste que, d’une façon générale, l’école nominaliste appréciait d’une manière assez optimiste les forces de la nature déchue pour admettre la possibilité sans la grâce d’un amour naturel de Dieu par-dessus foutes choses, voir Occam, dans Denifle, » />. cit., p. 122, ainsi que Biel, Ibid., p. 1 17-1 18, et, ce qui en est le principe ou la conséquence, d’une suffisante observation de la loi morale. Actes qui deviennent tout naturellement dispositio ultimata et suffleiens de congruo ad gratta tnfusionem. Biel, cité ibid., p. 149. C’est pourquoi l’adage traditionnel se présente ici « gène ralement parlant », Denifle, ibid., p. 171, avec une

addition caractéristique : Facienti quod in se est Deus injallibiliter dat graiiam.

Mais cette infaillibilité signifie seulement la continuité du plan divin et s’entend, comme chez Scot, d’actes accomplis avec les secours généraux de la Providence, par opposition à la grâce proprement surnaturelle. Témoin ces formules de Biel, qui en cela se réfère expressément à Alexandre de Halès : Qui removel obicem, qui est consensus in peccatum, et eliciendo per liberum arbitrium molum in Deum, bonum facil quod in se est, ultra enim ex se non potest, suppo SITA SEMPER GENERALI INFLUENTIA DEI SIM qud

omnino nihil potest… Hsec facienti Deus graiiam suam tribuit necessario, necessitaie non coactionis sed immutabilitatis. Textes réunis avec d’autres non moins formels dans Altenstaig, Lexicon theologicum, Anvers, 1576, ꝟ. 109-110, art. Facere quod in se est. On voit que la part nécessaire de Dieu dans l’œuvre du salut reste suffisamment sauve et que l’homme ne peut par lui-même rien mériter que de congruo.

Ainsi donc, jusque dans la hardiesse de ses spéculations et sa confiance dans les forces du libre arbitre, l’école nominaliste respectait les données du christianisme traditionnel. On peut discuter ses théories,

— et la théologie catholique ne s’en fit jamais faute — constater historiquement l’influence qu’elles ont pu avoir sur les origines de la Réforme ; mais il serait contre toute justice de la mettre en opposition avec la foi.

3° École augustinienne. — A côté de ces écoles classiques, peut-être faudrait-il faire place à une autre, moins aperçue jusqu’à présent, moins déterminée surtout, sur laquelle de récentes recherches ont attiré l’attention : savoir l’école augustinienne, ainsi dite à cause de l’attachement qu’elle portait aux principes de l’évêque d’Hippone et aussi à cause du crédit qu’elle semble avoir eu dans l’ordre des augustins. Voir J. Paquier, dans Recherches de science religieuse, 1923, p. 293-313, 419-437, et Revue de philosophie, 1923, t. xxiii, p. 197-208.

1. Existence.

C’est un fait connu de tous qu’au concile de Trente le général des augustins, Jérôme Séripando, se fit le défenseur ardent d’une théorie dite de la double justice. Voir plus bas, col. 2183 sq. Elle consiste à dire que la justice intérieure à laquelle l’homme peut aboutir est absolument insuffisante aux yeux de Dieu et que nous ne sommes vraiment justifiés que par l’application extérieure que Dieu nous fait des mérites du Christ. Doctrine qui suppose une appréciation très pessimiste des œuvres et mérites de l’homme, en conformité avec les vues de saint Augustin sur la corruption de notre nature, et tend à développer une conception de la grâce à la fois nominaliste et mystique, mais toujours opposée à cet habitus intérieur qui était admis dans l’École.

Or de nombreux théologiens, augustins et autres, surtout de nationalité italienne, adhérèrent aux théories de Séripando. Des historiens hostiles au catholicisme se sont déjà prévalus de ce fait pour imaginer dans l’Église une ancienne tradition favorable à la Réforme, par exemple Alph. Vict. Millier, Luthers theologische Quellen, Giessen, 1912, p. 176-178, et, plus tard encore, dans Theol. Sludien und Kriliken, 1915, p. 154-172 ; Luther und Tauler, Berne, 1918, p. 9-14 ; Luthers Werdegang bis zum Turmerlebnis, Gotha, 1920, p. 103-114. Mais ces affirmations laissent également sceptiques, parce que trop généralisées, des historiens protestants, tels que W. Kôhler, Zeilschrift fur Kirchengeschichte, 1918, t. xxxvii, p. 21-22, et des catholiques comme M. Grabman, Der Katholik, 1913, p. 157-164 ; H. Grisar, Luther, Fribourg-en-B., 1912, t. iii, p. 1011-1016 et, depuis, dans Zeitschrijt fur k. Théologie, 1920, t. xuv, p. 591-592, ou J. Paquier,

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

Revue de philosophie, 1923, p. 197-198. Le critique novateur y est justement suspect de donner, sous la pression de ses préjugés confessionnels, pour jfavorables au luthéranisme des propositions parfaitement catholiques, comme le lui a déjà reproché le protestant O. Scheel, Theol. Literaturzeitung, 1913, t. xxxviii, p. 752.

Des catholiques cependant ont fait observer à leur tour que l’extension de cette théologie augustinienne au xvie siècle, et cela chez des adversaires de la Réforme qui ne sauraient, par conséquent, lui emprunter leurs inspirations, ne s’explique raisonnablement que si elle répondait à un courant antérieur que le grand nom de saint Augustin aurait accrédité et que son ordre aurait eu souci de maintenir. On comprendrait même aisément que ces doctrines aient particulièrement trouvé bon accueil dans cette Italie du xve siècle, où le divorce était si grand entre la foi et les mœurs, où, par conséquent, la disproportion devait être sentie plus qu’ailleurs entre l’œuvre de l’homme et celle de Dieu. J. Paquier, Recherches de se. rel., 1923, p. 295-301.

2. Principaux témoins.

A défaut de preuves positives, on a du moins quelques indices propres à appuyer cette induction.

Comme autorités, Séripando invoquait, non seulement les théologiens de Cologne que nous rencontrerons plus tard, col. 2159 sq, ou les noms vénéiésde saint Bernard et de saint Augustin, mais un de ses maîtres immédiats et qui avait avant lui gouverné l’ordre de Saint-Augustin, le cardinal Gilles de Viterbe (1465 ?1532). Le commentaire qui nous est resté de celui-ci sur le premier livre des Sentences, sans justifier cette opinion, permet de comprendre qu’elle se soit formée. Voir Paquier, loc. cit., p. 431-436. Il révèle une théologie platonicienne, très opposée en conséquence à l’aristotélisme reçu. Toute la grâce s’y ramène à une extension de l’amour de Dieu en nous, qui provoque de notre part une union d’amour envers Dieu. Et ceci suggère une justice intérieure ; mais cette psychologie du surnaturel, où tout se réduit à des actes, ne pouvait-elle facilement donner lieu à des méprises ? Par ailleurs le dédain qu’il devait à Platon pour la matière et le corps était une amorce au pessimisme. On s’explique par là que Séripando ait cru lire dans son maître ses propres doctrines. Mais, « en somme, conclut J. Paquier, p. 435, en faveur de l’enseignement d’une double justice par Gilles de Viterbe, les présomptions restent très peu précises et très peu fondées. »

De cette école Alph. Vict. Muller a cru trouver un plus ancien témoin dans la personne d’un autre théologien, lui aussi général des augustins au début du xve siècle, Augustin Favaroni (1365 ?-1443). Voir son article Agostino Favaronie la teologia di Lutero, dans Bilychnis, n. de juin 1914, p. 373-387. Mais un doute plane a priori sur le bien-fondé de cette découverte, en raison des tendances bien connues de son auteur à l’exagération. En tout cas, si l’on en juge par les extraits de son commentaire inédit sur l’Épître aux Romains largement publiés dans Denifle, Die abendlândischen Schriftausleger, p. 223-235, Favaroni oppose seulement la justice par la foi à la justice légale et la gratuité de la grâce aux mérites purement naturels de l’homme. Il y est d’ailleurs question de la o justice de Dieu » qua justificatur impius et fit juslus, p. 230, ou, plus nettement encore, p. 227, qua nos formaliter interne justificat. Cependant il reste vrai pour lui que nous ne pouvons pas atteindre la « justice parfaite » et que « c’est Dieu qui est notre justice formelle. » J. Paquier, d’après A. V. Muller, Revue de philosophie, 1923, p. 204. Toutes formules empreintes d’un pessimisme mystique et d’un nominalisme doc VIII. — 68

trinal où la tradition représentée par les augustiniens du xvi c siècle risque d’avoir son germe lointain.

Il en est de même pour un autre docteur du même ordre, Grégoire de Rimini († 1358), célèbre pour son augustinisme. Son opposition à l’école nominaliste en matière de grâce lui valut les sympathies de Luther et, encore aujourd’hui, l’attention des historiens protestants. C. Stange, Neue kirchliche Zeilschri/l, 1900, t. xi, p. 574-585 et 1902, t. xiii, p. 721-727. Mais il est reconnu que sa doctrine ne va jamais qu’à réclamer, avec toute la tradition catholique, contre le pélagianisme, les droits de Dieu dans l’affaire de notre salut. Voir Denifle, trad. Paquier, t. iii, p. 150-155. Encore

  • st-il qu’il les pousse un peu loin, jusqu’à dire que, sans

la grâce, aucun de nos actes ne peut être moralement bon. Le péché originel étant d’ailleurs par lui identifié avec la concupiscence et celle-ci conçue comme une qualité morbide inhérente à l’âme, le baptême n’en enlève pas l’essence, mais seulement la responsabilité. J. Paquier, Revue de philosophie, 1923, p. 203. Cet augustinisme n’est pas sans présenter quelques rapports, sinon avec les pensées, du moins avec le langage de Luther.

De ces théologiens A. V. Millier propose de rapprocher ces déclarations des exégètes et des mystiques sur la vanité des œuvres humaines dont on a rapporté plus haut, col. 2124, les spécimens les plus caractéristiques, mais en marquant aussi qu’elles n’ont pas toute la portée doctrinale qu’on se plaît à leur attri-, buer. Ces divers indices ne suffisent donc pas pour établir proprement l’existence et la continuité d’une école augustinienne. La question ne pourrait être résolue que par la publication, souhaitée par J. Paquier, Recherches de science religieuse, 1923, p. 298-299, de tant d’oeuvres théologiques encore inconnues des xive et xve siècles, pour « y trouver la filière des idées qui se manifestèrent au concile de Trente. »

En attendant, ce qui semble bien acquis, c’est la persistance, à côté de l’optimisme théologique dont s’inspire la grande école, d’une tendance pessimiste dont les représentants, parce qu’ils aiment souligner l’impuissance de l’homme, arrivent à donner la grâce de la justification comme de plus en plus extrinsèque à son être moral. Il ne faudrait pas exagérer la signification de ces systèmes jusqu’à méconnaître les données traditionnelles de la foi qui en sont la base commune et qui imposent à tous d’affirmer une participation réelle de l’âme régénérée à la grâce du surnaturel. Mais il est indéniable que ces notions fondamentales furent inégalement comprises et diversement systématisées.

C’est dans ces conditions complexes que se trouvait, à la fin du Moyen Age, la doctrine de la justification et qu’elle aurait sans nul doute continué le cours paisible de son développement, lorsque la Réforme vint tout à coup déchaîner un vent d’orage qui, avec les systèmes théologiques en cours, menaçait d’ébranler le dogme même dont ils essayaient de réaliser l’interprétation.