Dictionnaire de théologie catholique/JUSTICE ORIGINELLE

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 305-316).

JUSTICE ORIGINELLE. -
I. Définition.
II. Problème apologétique (col. 2021).
III. Problème dogmatique (col. 2024)
IV. Problème théologique (col. 2081).

I : Définition. —

Il est impossible de donner une définitions exacte de la justice originelle, avant d’en avoir précisé le concept théologique. Or, ce concept théologique est des plus controversés. On devra donc, en toute hypothèse, se contenter d’une définition assez large pour englober dans le concept de justice originelle les éléments qu’y placent d’un commun accord tous les théologiens, sans toucher cependant aux discussions d’écoles.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’état de justice originelle, c’est-à-dire l’état d’innocence où se trouvait Adam avant sa chute, voir Innocence (Étal ci’), t. vii, col. 1939, comporte tout un ensemble de dons naturels et préternaturels destinés à élever l’homme au-dessus de sa condition, c’est-à-dire, d’une part, à l’ordonner à une fin surnaturelle et. d’autre part, à corriger les défauts du composé humain qui pouvaient faire obstacle. à cette fin. Ces dons communiquaient ainsi à l’homme l’harmonie et l’ordre entre ses différentes parties et ses diverses puissances, le corps étant soumis à l’âme, les facultés inférieures aux facultés supérieures, la raison et la volonté à Dieu. La justice originelle était donc un principe rectificateur dans l’homme, et, parce que ce principe rectificateur n’était pas dû à la nature humaine en vertu de ses éléments constitutifs, on peut la définir d’une manière générale : la rectitude parfaite gratuitement accordée par Dieu à l’homme avant le péché.

De quels éléments se compose cette rectitude parfaite : tel est le problème de la justice originelle, envisagé sous son aspect di g not q te. Comment doit-on concevoir le rapport mutuel de ces différents éléments et leur relation avec la nature humaine, tel est le problème envisagé sous son aspect proprement théologique. Ces deux problèmes eux-mêmes ne sauraient être abordés qu’après la solution d’une difficulté d’ordre scientifique : étant données les affirmations de la préhistoire et de l’ethnologie, un état de justice originelle est-il possible, est-il probable aux débuts de l’humanité ? c’est là le côté apologétique du problème de la justice originelle.

II. Problème apologétique. —

1° La difficulté à résoudre. —

Il faut avant tout expliquer comment l’enseignement catholique touchant l’élévation de l’homme primitif au-dessus des conditions de sa nature est compatible avec les données de la science sur les conditions de l’humanité à ses origines. D’après la préhistoire, la civilisation plus que rudimentaire de l’homme primitif témoigne d’une évidente faiblesse intellectuelle et vraisemblablement d’une absence totale d’idées morales ou religieuses. L’homme a pu, a dû se perfectionner, mais le point de départ a été infime, sinon inférieur à l’homme lui-même. C’est le point de vue évolutionniste, soutenu par G. de Mortillet et son école. Cf. G. de Mortillet, Le Préhistorique, 2e édit., Paris, 1883, p. 475, 603. L’ethnologie, venant à l’aide de la préhistoire, voit dans lespeuples sauvages actuels, une reproduction attardée des vrais primitifs, et par là nous montre l’homme à ses origines dans un état voisin de l’animalité.

A vrai dire, jusqu’en ces derniers temps, les théologiens se sont montrés assez peu préoccupés de cette difficulté. Ils y répondaient par une sorte de fin de non recevoir, reléguant l’objection parmi les assertions rationalistes, voir Adam, 1. 1, col. 370, et considéraient les sauvages actnels, non comme des arriérés ou des retardataires, mais comme des dégénérés, déchus d’un état supérieur. Cette thèse s’appuyait sur le dogme du péché origin-1, en vertu duquel il existe dans l’homme une dégénérescence morale rejaillissant en dégénérescence intellectuelle d’ordre pratique. Cf. S. Thomas, Sam. theol., Ia-IIæ, q. lxxxv, a. 3. On sait d’ailleurs que saint Thomas considère, au simple point de vue philosophique, les infirmités humaines, corporelles et spititnelles, comme des indices probables du péché originel. Contra Gentes, t. IV, c. lu. D’autre part, les apologistes ont cherché dans l’ethnologie elle-même une démonstration scientifique de la dégénérescence des sauvages actuels. Leur thèse se résume en trois points : 1. le sauvage actuel est un dégénéré, un dégradé et non un retardataire ; 2. de multiples causes, parmi lesquelles il faut mettre au premier rang les dillicultés de la vie matérielle, font rétrogader l’homme déjà civilisé jusqu’à l’état sauvage ; ?>. sous l’influence de cette action dégradante, les hommes sont voués à la dégénérescence intellectuelle et morale jusqu’à leur complète disparition. Guibert-Chinchole, Les Origines, Paris, 1923, p. 624-642. Cf. Tanquerey, Synopsis thalogiæ dogmalicee specialis, Paris, 1913, t. i, n. 893

Cette solution est vraie en substance ; mais elle a grand besoin d’être nuancée. D’une part, en effet, l’hypothèse évolutio miste, qui ne mêle à ses conclusions aucune prétention antireligieuse, doit reconnaître que ni la préhistoire, ni l’ethnologie ne lui permettent de conclure au caractère inférieur de la vie intellectuelle chez les hommes de l’époque paléolithique : les premiers hommes connus sont déjà des hommes. Cf. Schmidt-Lemonnyer, La révélation pri* milive, Paris, 1914, p. 150-160 ; Th. Mainage, Les religions de la préhistoire, Paris, 1921, c. ii, m. Mais. d’autre part, la doctrine apologétique de la dégénérescence n’est pas plus scientifiquement établie que’la doctrine antireligieuse de l’évolutionnisme absolu. Le P. Schmidt n’hésite pas à conclure ainsi une discussion sur cet objet : « Sans doute, l’hypothèse d’une régression vers l’état sauvage et la barbarie se vérifie pour un assez grand nombre de peuples non civilisés actuellement existants. Toutefois, ces dégénérés ne représentent, parmi les.non civilisés, qu’une minorité. La grande masse des non civilisés ne sont pas des dégénérés ; ce sont des retardataires, qui se sont immobilisés à l’une des étapes anciennes de l’évolution humaine. » Op. cit., p. 78. En tout état dee a se, il nous faut donc tenir compte, dans la solution à proposer, de ces nouvelles dispositions des savants catholiques.

Esquisse d’une solution.


La conciliation entre la thèse catholique de l’élévation primitive et les affirmations de l’ethnologie reste néanmoins encore possible. Les ethnologistes font tout d’abord observer que les différences profondes existant entre peuples non civilisés et peuples civilisés n’intéressent guère, après tout, que la civilisa/ion matérielle, et qu si l’on regarde la civilisation spirituelle, c’est-à-dire la possession des forces intellectuelles, les non civilisés sont des hommes aussi bien que les civilisés. Ils sont des hommes, non pas à moitié ni au quart, mais complètement, et cette assertion représente une des conquêtes les plus précieuses de la nouvelle ethnologie par rapport aux théories évolutionnistes absolues. Toutefois, la civilisation matérielle apporte elle-même un progrès notable dans le domaine de la civilisation spirituelle ou intellectuelle, parce que cette civilisation matérielle amène forcément l’esprit à une connaissance plus parfaite et plus complète de ses ressources et de ses énergies. La découverte de l’écriture, l’habitude de la réflexion et de l’abstraction dans le raisonnement contribuent aussi à amener à son dernier perfectionne ? ment la civilisation intellectuelle. Et, en tout cela, il faut accorder qu’il y a eu, dans l’humanité, non pas régp ssion, mais progrès.

Néanmoins, les progrès réalisés par les peuples dans le domaine de la civilisation maténVIle at intellectuelle n’ont pas réussi à enrayer un mouvement parallèle de dégénérescence, de décroissance, que l’ethnologie elle-même constate, dans le domaine, moral / religieux : I mouvement qui a commencé à se faire sentir dès les premiers débuts de l’histoire humaine et qui n’a cessé de prendre de plus vastes proportions. Seules les forces extranaturelles de la religion de l’Ancien Testament, puis de la révélation chrétienne, se sont trouvées capables d’arrêter cette décadence et d’inaugurer un mouvement ascensionnel vers des sommets plus élevés. Ce que nous trouvons au début de l’évolution descendante, ce sont des Tonnes d’une extrême et enfantine simplicité. Mais plus nous nous rapprochons de ce début lui-même, moins nous rencontrons d’absurdités et de déformations, et plus nous découvrons d’éléments réellement purs et élevés. Les données de la préhistoire sont corroborées sur ce point par les remarques de l’ethnologie. Chez les peuples non civilisés, au milieu de la cruauté, de l’immoralité, de la grossièreté, signes non équivoques d’une décadence morale accentuée, se rencontrent néanmoins de nombreux traits de moralité véritable et élevée. Cf. Mgr Le Roy, La relit /ion des primitifs, Paris, 1909. Ces traits sont aussi des signes non équivoques d’un état moral antérieur plus élevé et plus parfait. Depuis longtemps la philosophie catholique avait noté que le progrès de la civilisation intellectuelle et matérielle n’allait pas nécessairement de pair avec le progrès de la civilisation morale et religieuse, et que même, dans les deux ordres, il pouvait y avoir marches opposées. N’est-ce pas à cela, en fin de compte, qu’aboutit la célèbre distinction faite par saint Thomas entre la raison supérieure et la raison inférieure dans l’homme ? La raison supérieure étant celle qui porte sur les choses éternelles pour les contempler ou pour les consulter en vue d’en tirer une règle pratique de conduite, n’est-ce pas le principe de la civilisation religieuse ou morale. La raison inférieure, qui porte sur les choses temporelles, n’est-elle pas la source du progrès intellectuel et matériel ? Or, bien que ce soit la même faculté qui s’applique à la considération des choses éternelles et à celle des choses temporelles, il ne s’ensuit pas qu’elle s’y applique également. CA.Sum. theol., I’. q. lxxix, a.9 ; Dc veritalc. q. xv, a. 2 ; In IV Sent.. t. II, d. XXIV, q. ii, a. 2.

Les données de l’ethnologie en effet, nous montrent l’évolutionnisme impuissant à expliquer l’origine de la religion, et en particulier du monothéisme. Voir, sur ce point désormais acquis, V Introduction du H. I’. Lagrange à ses Etudes sur les Jieligions sémitiques, résumée ici même, voir Idolâtrie, t. vii, col. 609-622. Mais, de plus, la science elle-même conduit à penser que, selon toute vraisemblance, le monothéisme a précédé historiquement les autres formes de religion. Ce ne serait pas trop dire qu’affirmer du monothéisme qu’il a élé la religi m des hommes de l’époque paléolithique, à condition, bien entendu, de ne pas mettre sous ce mot des concepts philo ophiques trop arrêtés. Cf. Th. Mainage, op. cit., c. ix. Les paléolithiques auraient donc eu l’idée de Dieu, et (affirmation en apparence paradoxale, mais en réalité, profondément vraie) dans les millénaires que comprend l’âge paléolithique, les peuplades qui semblent avoir eu de Dieu une idée assez pure sont précisément cilles que leur culture matérielle place au dernier rang. Et ainsi, dans le domaine moral et religieux, se trouve rétablie, au nom de la science même, la doctrine de la dégénérescence, que les catholiques avaient eu le tort d’étendre, sans distinction, à toute espèce de civilisation. Après avoir exposé les causes de la dégénérescence du monothéisme : animisme, mythologie astrale, vicissitudes de la politique (voir, sur ces points, Mainage, op. cit., p. 373, s<|. ; Schmidt, op. cit., p. 115), le P. Mainage COncluI ainsi son étude sur le monothéisme de l’âge paléolithique : « Ainsi l’homme quaternaire, tout animiste et niagiste qu’il fût, a pu garder le souvenir fidèle de Dieu. Et lorsqu’on a pesé, mûri, coin paré les raisons capables d’éclairer le débat. « ni est en droit de conclure qu’au temps des glaciers, la décadence religieuse était peut-être moins prononcée qu’elle ne l’est parmi nombre de peuplades de Primitifs actuels. Le germe morbide était semé. Il n’avait pas encore donné tous ses fruits. Le totémisme, la mythologie astrale, le culte des morts et des ancêtres n’avaient pas encore surgi à l’horizon de cette humanité plus saine, plus vigoureuse que l’humanité sauvage d’aujourd’hui. Et si l’on réunissait, dans un seul chœur, les %oix de tous les primitifs du présent et du passé, celle de l’homme préhistorique monterait, sans doute, plus puissante et plus pure, vers le Dieu créateur. » Op. cit., p. 381. Bien plus, fait observer le P. Schmidt, « ces peuples eux-mêmes, pour primitifs qu’ils soient, ne représentent déjà plus l’état initial de l’humanité. Ils sont eux-mêmes le fruit d’une évolution. D’autre part, tout ce que nous pouvons connaître en matière d’évolution naturelle de l’humanité sur le terrain religieux représente un mouvement de décadence… Nous avons donc le droit, sans quitter le terrain purement scientifique, de supposer chez ces peuples eux-mêmes un certain degré de décadence religieuse par rapport à l’état initial. En d’autres termes, les débuts proprement dits ne sauraient être conçus à la mesure précise de l’état religieux de ces peuples. Ils doivent avoir été plus élevés, plus purs, plus parfaits encore. > Op cit. p. 188.

Il convient enfin de faire remarquer qu’il est téméraire de juger l’état d’une civilisation morale et religieuse par les vestiges d’industrie qu’elle nous a légués. M. Carthaillac rappelle que l’ethnographe Tylor avait comparé naguère les Tasmaniens avec les hommes de l’âge paléolithique. Pourquoi ? Les Tasmaniens « avaient laissé dans des monticules de coquillages, interminables amas de débris de cuisine, quantité de pierres simplement taillés, d’aspect analogue à celles des chasseurs de rennes et de mammouths. » Cet outillage était « très sauvage, le plus sauvage connu. » Donc, pensait-on, on avait là « quelque survivance de nos civilisations paléolithiques, » « Or, il se trouve que cet outillage jugé des plus inférieurs appartenait a des hommes doués d’une intelligence remarquable, d’une grande douceur, de sentiments élevés. » Ils avaient c leurs terrains de chasses., rigoureusement délimités. Ils axaient leurs chefs. Les règles observées pour le choix des épouses étaient compliquées, l’adultère puni… Inutile d’ajouter que les Tasmaniens avaient leurs croyances surnaturelles et leurs su]) rstitions. » Grottes de Grimaldi, Monaco, 1912, t. ii, p. 245-246.

On peut donc conclure que les indications des sciences préhistoriques et de l’ethnologie ne nous interdisent pas de considérer le premier homme comme capable de recevoir de Dieu une révélation surnaturelle d’ordre religieux et moral ; que, dans l’ordre des connaissances naturelles, ces disciplines, tout en nous montrant comme assez limité l’objet de ces connaissances (les besoins de l’homme primitif ne sont pas tels qu’ils nécessitent une science extraordinaire), n’élèvent aucune objection irréfutable contre l’idée de placer, tout au début de l’évolution de l’humanité, l’apparition d’une sorte de génie dans l’intelligence du premier homme, génie lui permettant d’acquérir facilement, au contact de l’expérience, les notions dont il pouvait avoir besoin ; qu’enfin la civilisation intellectuelle et matérielle, ti ue rudimentaire qu’1 fil.de l’homme primitif ne s’oppose en rien a sa parfaite droi turc morale. Ces conclusions sont absolument indépendantes de l’hypothèse d’une déchéance prononcée par Dieu en punition d’une faute originelle, et ne font que recevoir une valeur plus considérable d’une telle hypothèse.


III. Problème dogmatique. —

L’enseignement dogmatique de l’Eglise, louchant l’élévation du pic mier homme à un état supérieur à sa condition naturelle, porte sur deux points :

1° Élévation de l’homme à l’ordre divin de la grâce et de la vie surnaturelle. —

Voir Adam, t. i, col. 372-374.

2° Rectification des défauts naturels par des dons préternaturels. —

1. L’immortalité. —

La mort est corrigée par le don d’immortalité, véritable exemption de la nécessité naturelle de mourir. — a) Cette vérité est révélée dans l’Écriture. Symbolisée peut-être dans l’arbre de la vie, Gen., ii, 9, iii, 24, elle est clairement exprimée dans les textes où la mort est représentée comme le châtiment du péché. Gen., ii, 16, 17 ; iii, 3, 19 et surtout Sap., i, 13 sq. ; ii, 23 sq., cf. Gen., ni, 1-6 ; Rom., v, 12 ; viii, 10 ; ICor., xv, 21. — b) La tradition, c’est-à-dire le magistère ordinaire de l’Église, l’a toujours considérée comme telle et les Pères ont présenté comme une vérité appartenant au fond de l’enseignement chrétien l’immortalité concédée à Adam. Ils marquent expressément que cette immortalité est simplement un pouvoir d’immortalité, conditionné par la fidélité du premier homme à observer le précepte porté par Dieu. Théophile d’Antioche enseigne que l’homme, dès le principe, devait être immortel ou mortel suivant qu’il obéirait ou désobéirait à Dieu. Ad Autolycum, t. III, n. 27, P. G., t. viii, col. 1093. Saint Irénée est très allirmatif sur le caractère absolument gratuit de l’immortalité concédée à l’homme. Cont. Hær., t. III, c. xix, P. G., t. vii, col. 939. Voir Irénée (saint), t. vii, col. 2457. Saint Justin, vingt ans avant saint Irénée, enseignait déjà que, depuis le péché d’Adam, la race humaine est tombée au pouvoir de la mort. Dial., c. Lxxxviii, P. G., t. vi, col. 688. Tatien est plus précis encore : L’homme créé immortel, écrit-il, a perdu par son péché, le privilège que Dieu lui avait accordé. Oralio adv. Grœcos, n. 11, P. G., t. vi, col. 829. L’affirmation que la mort est la suite du péché se retrouve chez Tertullien, De anima, c. lii, P. L., t. ii, col. 738 ; S. Cyprien, De bono patientiæ, n. 17, P. L., t. iv, col. 633 ; Méthodius d’Olympe, Convivium, or. III, c. vi, P. G., t. xviii, col. 69. Saint Athanase déclare que la peine de mort n’a été que la suite du mépris que nos premiers parents ont fait du précepte divin ; naturellement mortels, xaxà cpuaiv cpâapxoî, ils avaient été appelés à la vie par la grâce du Verbe, qui ne peut mourir. De incarnalione Verbi, n. 4, 5, P. G., t. xxv, col. 104. La doctrine des Cappadociens ne diffère pas, sur ce sujet, de celle d’Athanase. Voir S. Basile, Homil. quod Deus non est auctor malorum, n. 6, 7, P. G., t. xxxi, col. 344-345 ; S. Grégoire de Nazianze, Orat., xlv, n. 8, P. G., t. xxxvi, col. 632 ; S. Grégoire de Nysse, Oratio catechcUca, c. vi, P. G., t. xlv, col. 28. Saint Jean Chrysostome marque nettement d’une part l’immortalité primitive, Si’ôXov acp6a ?TOt. x-ci-s0évrsç xai àQâvaToi, In Gen., homil. xv, n. 4, P. G., t. lui, col. 123 ; d’autre part le lian de causalité qui existe entre le péché d’Adam et l’introduction de la mort dans l’humanité. In episl. ad Iîomanos, homil. x, n. 1, P. G., t. lx, col. 474. Saint Hilaire énonce très exactement le dogme de l’immortalité conditionnée par l’obéissance et perdue par la prévarication d’Adam. Traclatus super psalmos, In ps. I, n. 18, 13 ; UX, n. 4, P. L., t. ix, col. 258, 585. La doctrine catholique est couramment exprimée par saint Ambroise et l’Ambrosiaster, et quand saint Augustin dut prendre à partie l’hérésie pélagienne, la tradition lui avait déjà, sur le chapitre de l’immortalité primitive, tracé très fermement la voie.

c) Le dogme catholique trouve sa formule théologique avec saint Augustin, dont le texte célèbre du De Genesi ad litleram est classique : « Selon une double cause qu’on peut envisager, on doit dire que l’homme avant le péché était mortel et immortel : mortel, parce qu’il pouvait mourir ; immortel, parce qu’il pouvait ne pas mourir. Autre chose est ne pouvoir mourir (prérogative des natures que Dieu a faites immortelles), autre chose est pouvoir ne pas mourir. C’est de cette dernière façon que le premier homme a été créé immortel : l’immortalité ne lui venant pas de la constitution de sa nature, mais bien de l’arbre de la vie. Après son péché, il fut éloigné de cet arbre, afin qu’il put mourir, lui qui, s’il n’avait pas péché, aurait pu ne pas mourir. Il était donc mortel, eu égard à sa condition de corps animal, mais immortel par un bienfait de son créateur. » > L. VI, n. 36, P. L., t. xxxiv, col. 354. Cf. De correplione et gralia, c. xii, n. 34, P. L., t. xliv, col. 936 ; Opus imperf., t. VI, c. xxv, P. L., t. xlv, col. 1159. Cette immortalité conditionnelle entraînait avec elle l’exemption des maux, des maladies, de la vieillesse, ne corpus ejus vel infirmilale vel setale in détenus mutaretur aul in occasum cliam laberetur. De Genesi ad lillerum, t. VIII, n. Il ; cꝟ. t. IX, n. 6, ; De Gen. contra manichœos, t. II, n. 8, P. I.., I. xxxiv, col. 377, 395, 200.

Augustin mêlait déjà au dogme les explications théologiques que lui emprunteront les écrivains postérieurs. Mais déjà aussi les controverses avaient suffisamment précisé le dogme, pour que le magistère extraordinaire de l’Église pût le formuler authentiquement. Cette formule se résume en deux mots : immortalité conditionnelle. On la retrouve en trois conciles :

XVIe concile de Carthag Can. 1. Placuit omnibus episcopis… in sancta synodo Carthaginiensis Ecclesice constitutis : ut quicumque dixerit, Adam primum hominem mortalem factum, ita, ut, sive peccaret, sive non peccarct, moreretur in corpave, hoc est de corpore exiret non peccati merito, sed necessitate naturæ a. s. Denzinger-Bannwart, n. 101.

e, en 418 :

Il a plu aux évêques… réunis dans le saint concile de l’Église de Cartilage, d’établir ceci : Quiconque dit qu’Adam le premier homme a été fait mortel, de telle sorte que, soit qu’il péchât, soit qu’il ne péchât pas, il dût mourir corporellement… par nécessité de sa nature, et non en punition du péché, qu’il soit anathème.

IIe Concile d’Orange, en 529 :

Can. 2. — Si quis soli Adae preevaricationem suam, non et ejus propagini asserit nocuisse, aut certe mortem tantum corporis, quæ peena peccati est, non autem et peccatum, quod mors est anima ; , per unum hominem in omne genus humanum transiisse testatur, inj istitiam Deo dabit, contradicens Apostolo dicenti : per unum hominem peccatum intravit in mundum, et per peccatum mors, et ita in omnes ho mines mors pertransiit, in quo omnes peccaverimt (Rom. v, 12). DenLingcr-Bannwart, n. 17.").

Si quelqu’un affirme que la prévarication d’Adam a nui à lui seul et non à sa postérité, ou déclare que seule la mort du corps, laquelle est la peine du péché, mais non le péché lui-même, a passé par un seul homme en tout le genre humain, celui-là fait injure à Dieu, en contredisant l’Apôtre qui dit : Par tut seul homme, le /léché est entré dans le monde, et, par le péché, la mort, et ainsi la mort a passé dans tous tes hommes, parce que tous ont péché.

Concile de Trente, en 1546, sess. v, can. 1

Si quelqu’un ne confesse pas que le premier homme Adam… a encouru, par s.i prévarication, la colère et l’indignation divines, et, par là, la mort dont Dieu l’avait auparavant menacé, … qu’il soit anathème.

Si quis non confttetur, primum hominem Adam… incurrisse per offensam prævaricationis hujusmodi iram et indignationem Dei atque ideo mortem, quam antea ï Il x comminatus fuerat Deus, a. s. Denzinger-Bannwai t, n. 788.

Le car », suivant reproduit à peu près le canon 2 du concile d’Orange. De plus le caractère préternaturel du don d’immortalité est enseigné par l’Église dans la condamnation de la proposition 78 de Baïus. Denzinger-Bannwart, n. 1078. Cf. Prop. 16 du synode dePistoie, condamné par Pie VI. Id., n. 1517.

2. L’intégrité. - —

La concupiscence, au sens propre du met, voir (. iii, col. 805, est corrigée par le don d’intégrité. Cf. Intégrité (État <P), t. vii, col. 2266. En ce sens précis, l’intégrité peut être définie : la rectitude des (if>pétits inférieurs, parfaitement soumis à la raison.

Sans appartenir à la foi, la doctrine de l’intégrité d’Adam avant sa chute, a des fondements si apparents dans l’Ecriture et a reçu du magistère des confirmations si explicites, qu’elle doit être tenue comme au moins théologiquement certaine : à ce titre elle appartient à l’enseignement officiel de l’Église.

a) Les fondements scripturaires de cette doctrine se trouvent dans Gen., ii, 25 et iii, 7. Avant le péché, Adam et Eve sont nus et ne rougissent pas ; après le péché, leurs yeux s’ouvrent et, ayant connu qu’ils étaient nus, ils tressent des feuilles de figuier pour s’en faire des ceintures. Dieu lai-même leur fait remarquer que, s’ils n’avaient pas péché, leur nudité ne leur eût point paru inconvenante. L’unique raison du changement d’attitude en nos premiers parents relativement à la nudité de leurs corps ne peut être que l’éveil soudain de la concupiscence en leur chair. D’ailleurs saint Paul considère la concupiscence comme un résultat du péché. Cette idée remplit les c. vi et vu de l’Épître aux Romains. Voir surtout vi, 12 ; vii, 19-20, 25. Paul parle manifestement de la concupiscence qui prévient la raison et résiste à la raison. Il désigne par métonymie cette concupiscence sous le nom de péché, parce que, comme l’explique le concile de Trente, sess. v, can. 5, « elle vient du péché et incline au péché. »

b) L’Église, par l’organe des Pères a sanctionné cette doctrine. Jusqu’au péché, un « manteau de justice » couvrait la nudité d’Adam. S. Ambroise, Apol. prophétie David, t. II, c. viii, n. 41 ; De N’oe et arca, c. xxx, n. 115 ; P. L., t. xiv, col. 903, 411 : S. Maxime de Turin, Itomilia : de diversis, lxxx, P. L., t. Lvn, col. 426. Ce manteau de justice est le don d’intégrité. Saint Jean Chrysostome tient la même doctrine. In Gen., homil. xiv, n. 4 ; xvi, n. 1, P. G., t. un. col. 123, 126, voir ci-dessus, col. 677. Même doctrine chez saint Jean Damascène, Homil. in ficum are/actam, n. 3, P. G., I. x( vi, col. 560 : ce 1 ère, attribuant à Adam innocent rdwtôBeiK, l’imp ssibilité, entend par là l’exemption de toute concupiscence, de toute passion troublante, de toute inquiétude, de tout souci. Voir ci-dessus, col. 726. C’est surtout saint Augustin qui a traité

  • r professa du don gratuit d’intégrité dans le premier

homme. Sa controverse avec le.s pélagiens est remplie de ce sujet, que l’on retrouve maintes fois abordé dans le De nuptiis ri concupiscentia et dans les écrits contre Julien (l’Éclane. Voir en particulier : Contra Julianum, t. IV, c. xvi, n. 82 ; Contra duas episl. pelug., t. I, c. xvi, n. 32, P. L., t. xliv col. 781, 564. Et ailleurs : De civil. Dei, t. XIV, c. ix-xi, xvii-xviii, t. xi.i, col. 413418, 425 ; De Genesi ad litteram, . XI, c. i, n. l, t.xxxiv, col. 429. L’unanimité des théologiens vient corroborer le sentiment des Pères. Voir S. Thomas, Sum. thcol., [ », q. xr v, a. 2 ; I" ID, q. i.xxxii, a. 3 ; Suarez, De opère sex dicrum, t. III, c. xii, n. 4 sq.

On trouve une confirmation de cette doctrine dans le e< ncile de’I rente, sess. v, can 5. i Dans les baptisés, déclare le concile, la concupiscence ou foyer du péché, demeure, » biem que le Cbrisl nous ronde ce que uns premiers parents avaient perdus. Cela suppose que la concupiscence n’existait pas dans l’état d’innocence. Bien plus, en déclarant dans le même canon, « que la concupiscence vient du péché, le concile enseigne ouvertement qu’elle n’était pas avant le péché ; car si elle avàll existé auparavant, elle ne serait en aucune manière eflei « lu péché, b Suarez, op. cit., n. 6. Le caté chisme du concile de TVeirte commente cette doctrine

Dinars motus animi idi/ac appctiliants (l)eiis) ita in en

(Adamo) temperavlt ut ralionls imperto numptam non

parèrent. Et la Commission biblique parle explicitement de l’intégrité primitive. Réponse du 30 juin 1909, ad.’ « un. Denzinger-Bannwart, n. 2123.

Est-il besoin de le faire remarquer ? Les Pères et l’Église supposent toujours que ce don d’intégrité est préternaturel, c’est-à-dire gratuitement donné par Dieu et non dû à la nature humaine en vertu de ses éléments constitutifs. Voir les textes dans Casini, S. J.. Quid est homo, a. 4, en appendice aux œuvres de IV tau, édit. de Bar-le-Duc, 1868, t. iv, p. 604 sq. Nous avons d’ailleurs, sur ce point précis, une attestation explicite de l’enseignement de l’Eglise dans la condamnation des propositions 21 et 26 de Baïus ; voir ce mot, t. ii, col. G7-68. Et la raison elle-même démontre le caractère préternaturel du don d’intégrité, puisque la concupiscence est un défaut naturel de l’humanité. Voir Concupiscence, t. iii, col. 811-812.

Bellarmin ajoute à la doctrine traditionnelle une précision nouvelle, tout au moins dans sa formule. « On ne saurait nier, .écrit-il, que, depuis la chute, il existe même dans la partie supérieure de l’âme un défaut semblable (à la concupiscence). Car cette partie supérieure de l’âme est aussi inclinée à convoiter les honneurs, la vaine gloire et autres vanités : et qii’irjue nous ne le voulions pas, ces désirs se produisent en nous. Aussi saint Paul, après avoir dit (Gai. v, 17) : La chair convoite contre l’esprit, énumérant aussitôt les œuvres de la chair, ne nomme pas seulement : la fornication, l’ivrognerie, et autres péchés de ce genre, mais aussi Yidolâtrie, les hérésies, les inimitiés, etc. Saint Augustin a soigneusement remarqué cela au 1. XIV de la Cité de Dieu, c. ii, iii, iv, où il démontre que parfois la chair signifie tout l’homme tel qu’il est sans la grâce de Dieu après le péché d’Adam ; et que celui-là est dit charnel qui vit selon lui-même, et non selon Dieu. C’est pourquoi le vice de la concupiscence, bien que résidant principalement dans l’appétit sensitif, a aussi son siège dans la volonté. Et si saint Augustin, dans ses livres contre les pélagiens. parle surtout du vice de la sensualité, ce n’est pas qu’il ignorât que ces tendances déréglées ont Heu aussi dans la volonté, mais c’est parce qu’elles se manifestent davantage dans l’appétit sensitif. <> De amissione graliæ, t. V, c. xv. Les théologiens contemporains, reprenant cette précision doctrinale de Bellarmin, parlent de concupiscence spirituelle. Van Noort, De Deo créante, n. 199.

3. La science. —

L’ignorance, défaut naturel à l’homme, était corrigée en Adam, créé par Dieu à l’état adulte, par le don de science. Le sentiment universel des Pèreset le commun enseignement des theo logiens donne à l’existence du don de science en Adam une valeur doctrinale certaine. Cette doctrine, théologiquement certaine, a son fondement dans l’Ecriture. Le Genèse nous montre Adam appelé par Dieu lui-même à donner des noms aux êtres vivants, n. 18-20 ; ce qui suppose, au dire de saint Augustin, une science excellente en Adam. Opus imperf., t. V, c. i. P. /… t xlv, col. 1432. L’Ecclésiastique Célèbre aussi la science de nos premiers parents. Eccli.. xvii. 5-11. Mais la nature de cette science, son étendue, sou objet sont difficiles à déterminer. Les témoignages srriplui aires sont peu explicites ; les Pères, tout en affirmant l’existence d’une sagesse Communiquée par Dieu au premier homme (voir, en particulier, S. Jean Qhryaostonie. In Gcnesim, boni I. xv, n. 3 ; cf. xtv. n. 5. P. f ;.. I. i iii, col. 122. 116 ; S. Cyrille d’Alexandrie. In Joan., t. I, c. ix, P. G., t. i.xxiu, col. 127), ne précisent pas grand chose sur la nature et l’objet de cette sagesse. C’est par voie de déduction que les théologiens sont arrivés a affirmer la science infuse per accidens en Adam, voir Adam, I. 1. col. 371. et s’il semble qu’on ne puisse rejeter sans témérité l’existence d’une telle science en Adam, il reste encore à en délimiter l’objet et l’étendue. Nous pouvons, sur ces points, accepter le principe a priori posé par les théologiens du Moyen Age, à savoir qu’Adam, créé par Dieu à l’état d’homme adulte, a dû recevoir de Dieu les connaissances nécessaires à sa vie personnelle et à son rôle de chef de l’humanité. Mais on peut rejeter les applications exagérées de ce principe indiscutable. Sans revenir sur les conclusions déjà formulées à Adam, col. 371, nous Considérons avec les meilleurs théologiens contemporains que le don de science communiqué à Adam comporte Vraisemblablement trois prérogatives, qui s’harmonisent sans trop de p’ine avec les exigences de la préhistoire et de l’ethnologie. Tout d’abord il faut admettre une révélation surnaturelle d’ordre religieux et moral (sur le contenu de cette révélation, voir Idolâtrie, t. vii, col. 607). Cette révélation non seulement comporte en Adam l’infusion de la -grâce sanctifiante et de son cortège de vertus, notamment la vertu de foi, mais encore implique une véritable perfection de l’intelligence. La préhistoire et l’ethnologie ne sauraient contredire ces affirmations. On peut reconnaître aussi en Adam une sorte de génie, puissance extraordinaire d’intelligence, lui permettant d’acquérir rapidement la science qui lui était nécessaire pour avoir une vie

  • vraiment humaine : et ce génie, qui s’allie fort bien

avec les premiers tâtonnements de l’inexpérience, est très admissible chez le premier homme, sans qu’il lui ait pour cela conféré du premier coup la science très parfaite à laquelle il pouvait, en mettant en œuvre cette puissance intellectuelle, parvenir dans la suite. « Avoir du génie n’est pas la même chose que savoir beaucoup de choses et être matériellement prêt sur tout. Il n’était pas besoin qu’Adam fût initié à tout le détail de la science. Mais il devait posséder un esprit ouvert pour’tout ce qu’exigeait sa situation. Il lui fallait le tact et l’habileté requises pour faire droit à toutes les exigences de cette situation. Il devait faire les premiers pas dans la bonne voie. Mais il appartiendrait à ses descendants de s’engager plus avant. Il ne pouvait entrer dans le plan de Dieu de marquer les débuts de l’humanité par une communication surnaturelle de science et de puissance telle qu’elle eût rendu superflu tout effort vers un perfectionnement ultérieur. » Ch. Pesch, Gotl und Gôlter, Fribourg-en-Br., 1890, p.’62. Cf. Prætectiones dogmalicæ, t. iii, n. 212. Enfin, il ne faut pas pour autant exclure du premier homme, sorti des mains de Dieu, une certaine communication d’idées toutes faites, et qui lui auraient été infusées, pour ainsi dire, d’un seul coup et en bloc, par Dieu lui-même. Privé de l’éducation des parents, créé à l’état d’homme fait, Adam du recevoir de Dieu immédiatement et toute faite l’éducation nécessaire à un homme de son âge et de sa condition ; et Dieu a dû la communiquer d’autant plus largement que le premier couple humain avait à remplir dans la suite, pour la première fois et dans des conditions propres à servir d’exemple, 1e rôle nécessaire d’éducateur à l’égard des hommes <mi naîtraient de lui. Cf. SchmidL op. cit., p. 203. Ces principes permettent de réduire à ses justes proportions la solution théologique de l’origine du langage. Voir Langage (Origine du). Sur l’inerrance du premier homme, voir Adam, t., col. 371.

4. Bonheur. —

Les théologiens considèrent que l’ensemble de ces dons préternaturels constituait pour Adam l’état de félicité relative du paradis terrestre. Gen., ii, 8. Bien plus, grâce à la science par laquelle Adam pouvait connaître sans difficulté tout ce qui, dans l’ordre temporel comme dans l’ordre spirituel, lui était nuisible, utile ou nécessaire, grâce à l’intégrité qui facilitait l’usage complet de cette science, sans obstacle du côté des appétits inférieurs, grâce à l’immortalité qui excluait tout principe intérieur ou extérieur de corruption et, il faut l’ajouter, grâce à la providence spéciale de l’état d’innocence, nos premiers parents pouvaient éviter les peines, les maladies et les épreuves spirituelles et corporelles. Saint Thomas n’hésite pas à considérer comme un enseignement catholique la doctrine de cette félicité relative de nos premiers parents : Habet enim hoc traditio fidei, quad nullum nocumentum creatura rationalis potuissel incurrere, neque quantum ad animam, neque quantum ad corpus, neque quantum ad aliqua exleriora, nisi peccalo prœcedente. De malo, q. i, a. 4.

5. Caractère héréditaire de ces dons. —

Un dernier point appartient encore à l’enseignement officiel de l’Eglise, et constitue une conclusion théologiquement certaine du dogme de la transmission du péché originel et des peines de ce péché. C’est que les dons préternaturels qui, avec la grâce sanctifiante, constituaient les éléments de la justice originelle, devaient passer aux descendants d’Adam, si l’obstacle du péché ne s’opposait pas à leur transmission.

Aucun doute n’est possible pour la grâce elle-même. Car le Christ est venu, nous rendre la grâce, Joa., i, 12, 16 ; Rom., v, 5, 9 ; viii, 14-17, nous rétablir en l’état primitif. Cette idée est implicitement contenue dans les concepts de réconciliation, Rom., v, 10, de rachatde l’esclavage du démon, Rom., viii, 23 ; cf. Joa., viii, 36 ; plus explicitement dans ceux de rénovation ou nouvelle création, II Cor., v, 17 ; de récapitulation, de restauration du genre humain dans le Christ Jésus ; voir surtout les textes si expressifs, Eph., iv, 23-24 ; i, 10 ; Col. i, 20. De là la comparaison paulinienne du « premier Adam », principe de la vie naturelle et du « nou /el Adam », principe de la vie surnaturelle. I Cor., xv, 45 sq. ; Rom., v, 15 sq. Or, on ne peut réparer, restituer, donner à nouveau, récapituler, restaurer que ce qui existait ou aurait dû précédemment exister. 11 est bien évident que la mort, dont Adam avait été menacé par Dieu s’il péchait, Gen.. ii, 15, 17 ; iii, 17, n’est entré dans le monde que par le péché, Rom., v, 12, dont elle est la rançon, vi, 23 ; cf. Sap., i, 13 ; ii, 23. Il faut en dire autant de la concupiscence qui est représentée comme la suite du péché, Gen., ni, 7, 11, au point que saint Paul l’appelle péché. Rom., vi-vii. Quant à l’ignorance, l’Écriture semble l’attribuer à l’homme par suite du péché, Sap., ix, 14-16 ; Eccli., vu, 30, et les Pères n’hésitent pas à en faire, comme ils le font pour la concupiscence et la mort, la suite du péché originel. Voir, en particulier, S. Augustin, Opus imperjectum, t. V, c. i, P. L., t. xlv, col. 1432, et, tout aussi explicite, S. Jean Chrysostome, dans un texte trop souvent négligé. In Joannem. homil. xxwi, n. 2, P. G., t. lix, col. 205. Toutefois, le don de science, en partie communiqué à Adam pour suppléer à l’absence d’éducation, Adam ayant été créé à l’état d’homme fait, ne paraît pas susceptible d’une transmission intégrale, puisque les enfants, nés de la race d’Adam, eussent reçu de leurs parents cette bienfaisante et nécessaire éducation : mais ces enfants, dépourvus de la science infuse, eussent cependant hérité d’Adam la facilité d’acquérir la science et d’utiliser, au temps marqué par la nature, la lumière des principes intellectuels qu’ils auraient reçue plus abondante que dans l’état présent. Cf. S. Thomas, Sum. theol., i, q. ci, a. 1, et ad 3’"Q.

L’enseignement officiel de l’Église corrobore indirectement toutes ces assertions. D’après les conciles, en effet, c’est Adam qui nous a transmis, à tons, par sa faute initiale, non seulement le péché et la mort. mais encore la concupiscence, un véritable amoindris sèment des forces de l’âme et du corps, la corruption du corps, la captivité sous le joug du démon, les peine-, corporelles : signe évident de la vérité de la proposition inverse : Adam ne péchant pas nous aurait transmis son état de félicité relative, c’est-à-dire la justice originelle tout entière. Cf. le XVIe concile dé Carthage. cun. 1 ; Denzinger-Bannwart, n. 101 ; le IIe concile d’Orange, tan. 1, 2 ; id., n. 174, 175 ; le concile de Trente, sess. v. can. 1, 2, 5 ; sess. vi, c. i, id., n. 788, 789, 793. Voir également le concile de Quierzy, c. ii, id., n. 317 ; et l’allocution Singulari quadam de Pie IX. id., n. 1043.

On est en droit de conclure que, dans l’état de justice originelle, les dons préternaturels, dépendaient en quelque façon de la grâce sanctifiante et devaient être transmis avec elle par Adam à la nature humaine en ses descendants. Comment concevoir le rapport mutuel de ces différents éléments et leur relation avec la nature humaine, tel est enfin le problème théologique de la justice originelle.


IV. Problème théologique. —

1° S. Augustin. —

A proprement parler, la théologie de la justice originelle a commencé à saint Augustin qui, le premier, a été amené, dans la controverse antipélagienne, à préciser le dogme de l’élévation originelle. Toutefois, la construction théologique d’Augustin n’est pas achevé ; c’est encore un système fragmentaire avec une terminologie parfois imprécise : un certain nombre de textes doivent être replacés dans la synthèse générale, formulée à propos du péché originel, afin d’être compris dans leur sens véritable. Nous suivrons ici de préférence les interprétations du R. P. Kors, La justice primitive et le péché originel, Kain, 1923.

1. Concept de la justice originelle. —

C’est la rectitude qui assurait à l’homme la paix et le bonheur, par la subordination de l’inférieur au supérieur, c’est-à-dire du corps à l’âme, de la concupiscence à la volonté, de la volonté à Dieu. De peccalorum meritis et remissioncA. II, c. xxiii, De nupliis et concupiscentia, t. I, c. v ; t. II, c. ii, n. (> ; c. xxxv, n. 59, P. L., t. xi.iv, col. 173, 416, 439, 471. La justice primitive consistait donc à obéir à Dieu et à ne pas sentir dans les membres la loi de la chair se rebellant contre la loi de l’esprit. De peccat. mer. et rem., loc. cil. Là, en effet, où l’on ressent la révolte de la chair contre l’esprit, il ne saurait y avoir de justice parfaite (habituelle et plus encore actuelle). De perfectione justitise hominis, c. viii, n. 19, P. L., t. xuv, col. 300. Dans cette rectitude des facultés humaines, la prépondérance appartient à la volonté : en désobéissant à Dieu, l’homme appela la désobéissance de la chair a l’égard de l’esprit. De peccat, nier, et rem., t. II, c. xxii, P. L., t. xuv, col. 173. Fecil… Deus… homincm rectum ac per hoc voluntatis borne. Non enim reclus esset bonam non habens voluntatem. De civit. Dei, t. XIV, c. xi, 1, P. L., t. xli, col. 418. Le siège de la justice est donc l’âme, seul ; capable d’être juste ou injuste au sens moral du mot, et non pas le corps : justus autem in homine non est nisi animus ; cl cum homo justus dicitw, ex animo dicitur, non ex corpore. Est enim pulchrilud > animi justifia. De TriniUde, I. VIII, c. vi, P. L., t. xlii, col. 954. Cependant, dans sa description de la justice primitive, Augustin insiste beaucoup plus sur l’état des appétits inférieurs que sur celui de la raison et de la volonté ; il rel ve suit mit la subordination de ces appétits, et. fout spécialement de l’appétit sexuel, lii"f l’obéissance de la chair a l’esprit. « Il ne faudrait pas conclure de là que, pour lui, la justice originelle consistât principalement dans la soumission de la partie sensitive, ri que la rectitude de la volonté était seulement une propriété personnelle. Kn réalité, les textes cités le prouvent, la pensée de saint Augustin était tout autre, et si parfois ses expressions demeurent obscures, c’est qu’il n’a guère parlé de la justice originelle qu’à l’occasion du péché originel et dans sa relation avec lui ; et puisque le péché originel, pour Augustin, consistait dans la concupiscence, on s’explique pourquoi, dans ses écrits antipélagiens, il relève surtout l’absence de concupiscence dans la nature humaine au sortir des mains du Créateur. » Kors, op. eit.. p. 9. I.a concupiscence et l’ignorance ayant un caractère moral au premier chef, les dons qui les corrigeaient, en Adam appartenaient à la justice primitive’; mais la mort n’étant qu’une suite du péché, l’immortalité accompagnait la justice, sans en faire partie intégrante. D’ailleurs l’immortalité, d’après Augustin était bien plutôt un pouvoir de ne pas mourir, dont la cause, tout extérieure a l’homme, était en l’arbre de vie. Voir les textes cités col. 2026.

2. Dans quelle relation était la justice primitive par rapport à la nature humaine ? —

Il est hors de doute que la justice primitive avait été donnée à la nature humaine en la personne d’Adam ; car, de même que nous ne faisons qu’un avec Adam dans le péché et ses suites, nous sommes un avec lui dans la justice originelle qu’il eût transmise, innocent, à ses descendants : tales omnino qualis Adam factus est, (partmli) gignerentur. Opus imperL, t. III, c. cxcviu : cf. I. II, c. ex ; P. L., t. xi.v, col. 1332, 1187. Mais la difficulté d’établir la pensée d’Augustin est sur un autre point : cette justice originelle, était-elle due à la nature humaine qu’elle corrigeait ? Saint Augustin n’hésite pas à écrire qu’il était convenable (decebat) qu’avant le péché, la nature de l’homme fût établie dans la paix : in natura hominis ante peccatum pacem decebat esse, non bellum. Contra Julianum. t. III, c. xi, n. 23. P. L., t. xuv, col. 714. Dieu, en effet, est l’auteur des natures, mais non de leurs vices. De civitate Dei, 1. XIII. c. xiv, P. L., t. xli, col. 386. Qu’on ne se méprenne pas toutefois sur le sens de ces expressions d >nt abuseront au xviii siècle les augustiniens ; la nature humaine est ici considérée par Augustin non sous son aspect philosoph que, c’est-à-dire dans ses éléments constitutifs, mais sous son aspect hislor^qie, c’est-à-dire telle qu’en fait I)ieu l’a créée et constitu Se. La nature f innée par Dieu est sans vice et sans péché. R’tract., 1. L c. x. n. 3, P. L., t. xxxii, col. 000 ; De perfectione justitise hominis, c. viii, n. 18, P. L., t. xliv, col. 300. Tout ce qui est au-dessous de cette perfection est réputé vice, péché, iniquité, et ne vient pas de Dieu, mais du démon et du monde. C’est sous ces aspec ; tqu’Augustin parle de la concupiscence comme d’un péché nécessaire. Voir Augustin (Saint), t. i. col. 2405. Ce point de vue spécial n’empêcherait pas saint Augustin de reconnaître, si la question lui était posée d’après les catégories de la théologie moderne, que ni la grâce sanctifiante, ni les dons préternaturels n’étaient dus à la nature et qu’ils furent, dans l’état de justice primitive, absolument gratuits. Voir Augustin (Saint), t. i. col. 23.(3.

3. Rapports mutuels des différents éléments de la justice primitive. —

Ils sont plus didiciles à préciser. La grâce sanctifiante appartenait-elle à cette rectitude primitive dans laquelle fut établie la nature ? S’en distinguait-elle ? Et comment ? Autant de questions auxquels certains auteurs estiment impossible de donner une réponse ; voir Espenberger, Die Eléments der Erbsùnde nach Augustin und der Frilhscholaslik dans Forschungen : ur christlichen IÀtleratur-und D >gmengeschichte, t. v, fasc. 1, p. 57. D’autres auteurs, notamment le P. Kors, estiment que saint Augustin donne, même sur ce sujet, des indications précieuses ; il semble, en effet, distinguer la rectitude de la nature dans laquelle 1)ieu créa l’homme de la grâce par laquelle il l’aidait à faire le bien : tune ergo dederat homini Dca* bonam l’oluntatem ; in illa quippe cum /ccerut, qui fecerat rectum ; dederat adjutorium sino quo in ea non passe ! permanere si vellet. Et un peu plus loin, il dit qu’en l’état <Ie rectitude, le pouvoir de ne pas pécher fut donné au premier homme, et qu’à ce don s’ajouta la grâce de la perses élance, par laquelle il pourrait, s’il le voulait, perses crer. Primo itaque homini qui in eo bono quo factus fuerat rectus, acceperal posse non peccare. .. datum est adjulorium perseverantiee non quo fierel ut perseveraret, sed sine quo per liberum arbitrium perseverare non posset. De correplione et gralia, c. xi, n. 32 ; xii, n. 34, P. L., t. xliv, col. 935, 936. « Si l’on rapproche ces paroles de la conception augustinienne de la nature, à savoir que la nature telle qu’elle a été créée dans la rectitude est la vraie nature humaine, il semble légitime, à notre avis, de concevoir cette rectitude, non pas comme proprement et substantiellement surnaturelle, mais comme un don spécial surajouté, qui n’élevât pas à l’ordre surnaturel, comme le ferait la grâce sanctifiante. La justice originelle est donc réellement distincte de la grâce. » Kors, op. cit., p. 14. Vouloir aller plus loin serait peine inutile, et déjà peut-être les précisions que l’on vient de donner introduisent-elles dans la pensée d’Augustin des nuances trop accentuées.

Saint Anselme.


La théologie de saint Augustin règne en maîtresse jusqu’au xie siècle. A cette époque, saint Anselme introduit dans l’enseignement catholique une direction, non point opposée à celle d’Augustin, mais plus rationnelle et partant d’un point de vue plus personnel. Dieu ne pouvait créer une nature raisonnable qui ne fût pas juste, autrement la qualité de raisonnable n’aurait plus de sens, la raison nous étant donnée pour discerner le bien du mal. CurDeus homo, t. II, ci. Or, pour être juste, la volonté de la créature raisonnable doit être soumise à la volonté de Dieu : c’est là le devoir, quod solvendo nullus peccat, et quod omnis, qui non solvit, peccat. Id., t. I, c. xi, P. L., t. clviii, col. 399, 376.

1. Concept de la justice originelle. —

Tandis qu’Augustin avait insisté surtout sur l’exemption de concupiscence, dans son concept de la justice originelle, Anselme marque que cette justice, conformément à la célèbre définition qu’il a donné de la justice : rectitude » voluntatis propler se servata, est exclusivement une vertu de la volonté : Voluntas jusliliæ est ipsa juslilia. De concordia præscientiæ Dei cum libero arbitrio, c. xiii, col. 538. L’usage de la raison est donc requis pour posséder la justice, quæ nec servari potest, nec haberi non intcllecta. De conceptu virginali, c. viii, col. 442. La concupiscence n’est de soi ni bonne ni mauvaise ; elle est injuste seulement parce qu’elle provient de la prévarication d’Adam, laquelle a rompu l’équilibre moral de la nature humaine. Cf. De conceptu virginali, c. iv ; De concordia præscientise Dei, c. vii, xin ; De nuptiis consanguineorum, c. v, col. 436, 529, 533, 559. L’intégrité, corrigeant la concupiscence, n’est donc qu’un effet de la justice, non la justice elle-même. Moins encore l’immortalité qui a sa cause au dehors, relève-t-clle de la justice : elle l’accompagne. Sur ces points, la formule anselmienne est toute augustinienne. Cur Deus homo, t. I, c. xviii ; t. II, c. xi, col. 383, 410. La justice d’Adam est dite originelle parce qu’elle a été reçue par le premier homme en même temps que sa nature. De conceptu virginali, c. i, col. 433. Mais qu’est-elle en elle-même ? Vertu d’ordre naturel, ou grâce sanctifiante ? Sur ce point, la pensée d’Anselme est obscure ; le principe de sa théorie, à savoir qu’une créature raisonnable ne peut être créée que juste, pourrait l’entraîner à des confusions regrettables. Voir Anselme (Saint), t. i, col. 1346-1347 ; Kors, op. cit., p. 27-28.

2. La justice originelle et la nature humaine. —

L’obscurité du concept anselmien de la justice originelle empêche qu’on puisse donner une solution ferme à la question des rapports de cette justice avec la nature. Si la justice n’est qu’une vertu naturelle de la volonté, elle serait due à la nature et, par là, tout au moins dans ses expressions, saint Anselme pourrait être rapproché de Baius. Le mot « grâce » qu’il emploie pour désigner la rectitude de la volonté, De conceptu virginali, c. x, xxiii, xxiv, peut être entendu en un sens très large, la création elle-même étant en ce sens une grâce. Toutefois, la grâce sanctifiante n’est pas formellement exclue et peut-être est-il encore possible d’interpréter en bonne part les assertions d’Anselme. De plus, grâce à la conception ultra-réaliste de saint Anselme, la nature, étant unique sous les multiples individualités, offre un moyen facile de transmission, soit de la justice primitive, soit du péché originel : Iota natura humana in Mis (parentibus) erat, et extra illos de Ma nihil erat. De conceptu virginali, c. n ; cf. Cur Deus homo, t. I, c. xviii, P. L., t. clviii, col. 434, 337. Anselme pense toutefois que si Adam avait résisté aux sollicitations du démon, la nature humaine, en lui et par conséquent en ses descendants, eût été confirmée dans la justice. Cur Deus homo, t. I, c. xviii, col. 387.

3° La justice originelle chez quelques théologiens antérieurs à saint Thomas. —

Nous nous arrêterons aux noms de ceux qui firent vraiment progresser la notion théologique de justice originelle. La tendance générale est la conciliation des idées de saint Augustin et de celles de saint Anselme. Le progrès théologique est dans le sens d’une distinction plus marquée entre le don surnaturel de la grâce et la justice « naturelle », c’est-à-dire la rectitude communiquée à la nature par les dons préternaturels.

1. Honorius d’Autun paraît faire de la justice originelle une simple rectitude naturelle de la volonté et, par la volonté, de tout l’homme soumis à Dieu ; cette rectitude est distincte, semble-t-il, de la grâce sanctifiante. Elucidarium, t. II, n. 11, 12 ; Inevitabile, P. L., t. clxxii, col. 1142, 1143, 1212.

2. Le progrès est plus marqué chez Hugues de Saint-Victor et dans la Summa Sententiarum, qui lui a été attribuée. Sur la question de l’origine, voir t. vii, col. 253, et compléter par les indications de M. Chossat, La Summa Sententiarum, œuvre d’Hugues de Mortagne, vers 1155, Louvain, 1924. La thèse d’Hugues sur la justice originelle et la grâce sanctifiante a été suffisamment exposée à l’art. Hugues de Saint-Victor, t. vii, col. 274-276. En distinguant nettement la justice originelle de la grâce sanctifiante et des vertus surnaturelles, au point de douter si Adam a jamais eu ces dernières dans l’état d’innocence, Hugues a eu le mérite de poser les deux termes dont la comparaison s’imposera aux théologiens postérieurs. Mais il a obscurci le problème des rapports de la justice et de la grâce. Bien plus, en distinguant la justice originelle, vertu de la volonté, et la rectitude de la nature, il a singulièrement embrouillé la notion de la justice primitive. Quxstiones in epist. S. Pauli, Epist. ad Romanos, q. ci ; q. clxxiii, P. L., t. clxxv, col. 459, 474. La Summa Sententiarum serre de plus près la question, puisque, sans admettre qu’Adam ait reçu avec la justice originelle la grâce et les vertus surnaturelles, elle affirmî cependant que cette sanctification et cette élévation à l’ordre surnaturel se produisirent avant la chute, mais après la création. Pierre Lombard sanctionnera cette théorie de son autorité.

3. Pierre Lombard. —

Tout en restant fidèle disciple de saint Augustin, le Maître des Sentences suit fréquemment et précise la doctrine d’Hugues. Il distingue la justice originelle ou rectitude naturelle, due cependant à un don gratuit de Dieu, de la grâce sanctifiante et des vertus surnaturelles. L’homme fut créé dans la rectitude naturelle, qui lui permettait de ne pas pécher c’est-à-dire, selon l’adage alors attribué, à saint Augustin, de « se tenir debout ». La grâce — opérante et coopérante — ne vint qu’ensuite, permettant à l’homme de « mouvoir le pied », c’est-à-dire de mériter et de progresser dans le bien. Voir surtout, t. II, dist. XXII, XXIV, XXIX. Les défauts exclus par la justice originelle elle-même sont la concupiscence et l’ignorance ; la mort est corrigée par une cause extérieure à la justice, l’arbre de vie. C’est, on le voit, la conception augustinienne. Une génération pure, sans concupiscence, eût transmis aux enfants la justice originelle, t. II, dist. XX. Pierre Lombard est muet sur les rapports mutuels de la justice originelle et de la grâce.

4. Un progrès plus sensible s’affirme chez les théologiens du début du XIIe siècle, et quant à la terminologie plus précise, et quant au concept de justice originelle et quant aux rapports de la justice et de la grâce.

Prépostin de Crémone, à rencontre de Pierre Lombard, et sous le patronage de saint Anselme et de saint Grégoire le Grand inaugure la doctrine qui deviendra commune après saint Thomas : l’homme n’a pas été créé seulement in naturalibus, mais encore in gratuitis. Summa (ms. 71 de la bibliothèque de Todi), fol. 89, col. a : fol. 92, col. a-b. Naluralia désigne la justice naturelle primitive, produite dans l’homme grâce aux dons préternaturels ; gratuila se rapporte à la grâce proprement dite et aux dons surnaturels qui l’accompagnent et élèvent l’homme à un ordre supérieur à celui de la nature. L’autorité d’Augustin à qui l’on attribuait faussement l’adage : Adam stare poterat, pedem movere non poterat, empêche la plupart des théologiens de se ralliera l’opinion de Prépostin. L’opinion de Pierre Lombard est défendue par Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, t. II, tract, i ; tract, x, cm ; Alexandre de Halès, Summa Sentent., part. II’, q. xix, memb. n : Pierre de Tarentaise, // ! IV Sent., t. II, dist. XXIX, q. i, a. 2 ; S. Bonaventure, Id., a. 2, q. ii, concl. Seul Albert le Grand formule une restriction significative : non fuit homo, écrit-il, creatus in gratuitis, quod tamen non credo, licet sustineam propter Magistrum. In IV Sent., t. II, dist. XXIV, a. 1, sol.

Le concept de justice originelle se trouve précisé. On ne se demande plus si c’est une vertu de la volonté, ou une disposition de la nature ; il devient très clair que la justice originelle n’est autre que cette disposition ajoutée par Dieu à la nature et qui donne la rectitude naturelle à l’homme, dès sa création : Justitia autem originalis dicitur ordo reclus virium inferiorum ad superiores, et superioris ad Dcum, et corporis ad animant, et mundi ad corpus. Et in hoc ordine creatus est homo, Albert le Grand, In IV Sent., t. II, dist. XVI, a. 5 sol, . Même conception chez Alexandre de Halès, Summa Sententiurum, part. II, cj. cxxii, memb. x, §4 ; S. Bonaventure, In IV Sent., t. II, dist. XIX, a. 3, q. i, ad 3um ; q. n ; Brcuiloquium, part. II, c. x ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3 ; dist. XIX, q. iii, a. 3.

La justice naturelle ou originelle est constituée par une grâce, c’est-à-dire un don gratuit ajouté à la nature. Justitia ex gratia Adse fuit addita super principia naturalia, qua se per ingrtilitudinem privavit : unde. cum essct gratia, nulla injuria posteris fil, si non reddatur ris juslilia ab Adam deperdita. Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XXX II, q. ii, a. 3 ; cf. dist. XXXI, q. i, a. 2, où cet auteur stipule que la justice originelle fut une grâce grutis data, mais non une ^râce gratum faciens. Voir même doctrine et menus expressions dans Alexandre de Halès, op. cit-, pari. II, (j. xr.vi, memb. ii, a. 2 ; q. xtm, memb. m : Albert le Grand, In IV Sent., t. II, dist. XX, a. Lad lum (pour l’immortalité) ; cf. Sum. theol., II », tract, un, q, lxxix, q. 3 ; tract, xiv, q. xxx, memb. ii, ad 2um ; et, pour l’expression gratia gratis data, Ibitl., memb. i. sol. ; S. Bonaventure, In 1 V Sent., I. II, dist. XIX, a. 3, q. i, concl. qustice originelle dunum gratia).

La justice originelle, appelée Justice de la nature qustice naturelle) est une propriété « le la nature et non de la personne ; tandis que la grâce sanctifiante est infusée immédiatement par Dieu à la personne, la justice naturelle suit la nature, et eût été transmise par voie de génération. Alexandre de Halès, op. cit., part. 1 1, q. xcv, memb. i, a. 1 ; q. xevi, memb. i ; Albert le Grand, In I V Sent., t. II, dist. XXX, a. 2 ; Sum. theol., IP-, tract, xiii, q. lxxvi, qu. 3 ; tract, xiv, q. lxxxv, qu. 2, ad 2um ; qu. 4 ; S. Bonaventure, In IV Sent., dist. XIX, a. 2, q. i, ad lum ; dist. XXX, a. 1, q. n ; dist. XXXIII, a. 1, q. Lxxxviii, ad lum ; Breviloquium, part. III, c. vi ; Pierre de Tarentaise, In IVSent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3 ; dist. XXXII, q. i, 1. 2 ; dist. XXIX, q. i, a. 2, ad 3um ; dist. XX, q. ii, 1. 3, ad 3um. Propriété de la nature, la justice originelle pour ces auteurs, affecte d’abord les puissances, et par les puissances, la substance de l’âme : du moins, on le déduit de leurs ailirmations touchant le sujet du péché originel. S. Bonaventure, In IV Sent., t. II, dist. XXXI, a. 1, q. n ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XXXI, q. iii, a. 1, ad lum et ad 3um.

Notons enfin que l’immortalité elle-même est rattachée par ces théologiens à la justice originelle ; la cause n’en est plus seulement l’arbre de vie, car son fruit n’agit que dépendamment d’une cause intrinsèque à l’âme, vertu particulière, produisant la conservation de la vie. Alexandre de Halès, op. cit., part. II, q. lyiii, memb. ii, a. 1 ; Albert le Grand, In IV Sent., t. II, dist. XIX, a. 4, sol. ; dist. XX, a. 1, ad lum ; Sum. theol., part. II, tract, xiii, q. lxxix, qu. 3 ; S. Bonaventure, In 1 V Sent., t. II, dist. XIX, a. 3, q. i, ad 2 ; a. 2 ; q. ii, ad lum ; Breviloquium, part. II, c. x ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XXIX, q. iii, a.2.

La transmission de la justice originelle eût été par voie de génération, en tant que la chair engendrée par les parents dans l’état d’innocence eût comporté une disposition véritable à la justice originelle, que Dieu, en raison de cette disposition, aurait accordé à l’âme créée par lui dans cette chair. Alexandre de Halès, op. ciï., part. II, q. xcv, memb. i, a. 1 ; Albert le Grand Sum. theol., II", tract, xiv, q. lxxxv, qu. 3, ad lum ; S. Bonaventure, In IV Sent., t. II, dist. XXXIII, a. 1, q. ii, ad lum ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3.

Saint Thomas d’Aquin.

La doctrine de saint

Thomas touchant la justice originelle, encore hésitante au début, est plus personnelle dans ses derniers écrits. — 1. Dans ses premiers ouvrages, saint Thomas retient la notion de justice « naturelle », In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3, disposition ajoutée à la nature pour la rectifier. Cette disposition comporte la subordination des puissances inférieures aux puissances supérieures, du corps à l’âme, des puissances supérieures, volonté et raison, à Dieu. Ibid. ; cf., dist. XXIII, q. ii, a. 2, ad lum ; dist. XXIX, q. i, a. 2, ad 5um ; dist. XXX, q. i ; dist. XXXI, q. i, a. 1 ; dist. XXXIII, q. ii, a. 1 ; De veritate, q. xxv, a. 7 ; q. xxiv, a. 12 ; Contra Génies, t. IV, c. LU ; De malo, q. iv, a. 1 ; a. (>, ad 4um ; a. 7, ad 5um ; a. 8. Cette disposition ne découlait pas des principes intrinsèques de la nature, mais était ajoutée par un don gratuit de Dieu. In IV Sent., t. II, dist. XIX, q. i, a. 2 ; dist. XX. q. ii, a. 3, dist. XXI. q. i, a. 1 ; a. 2, ad 3>im ; dist. XXXIII, q. i, a. 1, ad 3um ; Contra Génies, loc. cit. ; De veritate, q. xviii, a. 2 ; xxv, a. 7 ; De malo, q. iv, a. 1 ; a. 8 ; q. v. a. 1 ; a. 4, ad 7 « ua ; q. vii, a. 7, et ad 9um. La justice originelle n’est pas seulement l’intégrité de la nature, c’est-à-dire le principe rectiflcateUl de la concupiscence, par lequel Les appétits sensibles sont parfaitement soumis à la direction de la volonté, cf. In IV Sent., I. II. dist. XXIV, q. i, a. 1 ; dist. XXX, q, i. al : dist. XXIX, q. i, a. I. ad 2nm ; De malo, q. v, a. 1 ; mais elle implique encore la subordination parfaite de la raison et de la volonté à Dieu, laquelle ne pouvait se produire, si une science naturelle plus parfaite que celle que nous possédons en l’état présent n’eût existé en l’homme innocent, dont l’esprit ne devait pas être distrait de la contemplation de la vérité par les révoltes de la concupiscence, l’influence des passions, les indispositions du corps. In IV Sent., t. II, dist. XXIII, q. ii, ad 3um ; dist. XXX, q. i, a. 1 ; De veritale, q. xviii, a. 8, ad lum ; De mulo, loc. cit. On voit par là l’étroite union du don de science et de celui d’intégrité dans la justice primitive. Mais ce n’est pas tout : en vertu de la domination de l’âme sur le corps, celui-ci devait, en l’état de justice, être immortel et impassible, et la source de cette impassibilité et de cette immortalité est une vertu intrinsèquement ajoutée par Dieu à l’âme, bien plus que le fruit de l’arbre de vie. In IV Sent., t. II, dist. XXIX, q.i, a. 4, ad 5um ; dist. XXIX, q. i, a. 5, ad 6um ; De malo, q. iv, a. 6, ad 4<im ; q. v, a. 4, ad 7um ; a. 5, ad 9um et 16um. Ainsi la synthèse des dons préternaturels autour de la notion de justice originelle est complète : saint Thomas corrige ici saint Augustin. Pour saint Thomas comme pour ses prédécesseurs, la justice originelle appartient proprement à la nature et est transmise avec elle, comme il a été expliqué : toutefois, à rencontre de l’opinion du Maître des Sentences, saint Thomas n’admet pas que la nature engendrée en l’état d’innocence eût été confirmée en grâce même si Adam l’eût été personnellement. In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3 et ad 5um ; dist. XXIII, q. ii, a. 2 ; De verilate, q. xviii, a. 2 ; Contra Gentes, t. IV, c. lu ; De malo, q. iv, a. 8. Sur la question du sujet de la justice, saint Thomas professe une opinion différente de celle de saint Bonaventure et de Pierre de Tarantaise : la justice a son siège immédiat dans l’essence de l’âme et non dans les facultés : De malo, q. iv, a. 4, ad lum. C’est qu’elle doit se propager avec la nature, dont elle est une disposition entitalive et non opérative.

En tout cela, rien de bien original. Si la pensée de saint Thomas est en progrès marqué sur celle des théologiens du début du xine siècle, c’est sur d’autres points. Tout d’abord, dans les diverses subordinations qui constituent la « justice naturelle » ; la première, c’est-à-dire celle de la raison et de la volonté à Dieu est cause de la seconde ; et ainsi de suite. In IV Sent., t. II, dist. XXI, q. ii, a. 3 ; dist. XXIII, q. ii, a. 3 ; dist. XXXIII, q. i, a. 1 ; De malo, q. ni, a. 7. Cet ordre de causalité, qui est une conception propre à saint Thomas, conduit ce docteur à une détermination plus exacte du rapport de la grâce et de la justice originelle. Dans cette justice, saint Thomas appelle partie formelle la subordination de la volonté de Dieu, et partie matérielle la sujétion des autres puissances de l’âme et du corps à la volonté. In IV Sent., t. II, dist. XXXII, q. i, a. 1, ad lum. Ce n’est pas tout. La rectitude de la volonté ne peut être conçue sans la grâce, qui en est comme la source et qui seule lui donne la consistance et la fermeté. De malo, q. iv, a. 2, ad 17um ; q. v, a. 1. Et, à ce propos, saint Thomas commence à prendre position contre ceux qui pensent qu’Adam fut créé in puris naturalibus, c’est-à-dire, selon la terminologie reçue, dans la seule rectitude naturelle des dons préternaturels. Pour lui, Adam a été créé avec la grâce sanctifiante. Et cette création avec la grâce est bien plus conforme à la destinée de l’homme, appelé par Dieu à une fin surnaturelle, et à ces dons préternaturels, qui sont accordés à la nature précisément pour corriger les défauts qui pourraient s’opposer à la poursuite de la fin surnaturelle. La grâce doit donc être la raison primordiale des autres dons, lesquels convergent tous vers la grâce à laquelle ils disposent l’homme. In IV Sent., t. II, dist. XXX, q. i, a. 1 ; dist. XIX, q. i, a. 2 ; De malo, q. v, a. 1. .2. C’est là le point précis où s’aflirme surtout le progrès théologique dans la Somme. La justice originelle et la grâce sanctifiante y apparaîtront plus étroitement unies qu’ailleurs. La justice originelle, œuvre de Dieu dans l’homme, devient l’objet d’un traité spécial de la Somme (1% q. xciv-cn), séparé du traité du péché originel (P lise, q. lxxxi-lxxxiii, et lxxxv). Cette justice est ici encore conçue comme l’ordre des subordinations diverses de la nature humaine, se commandant l’une l’autre. P, q. xcv, a. 1. Elle est un don gratuit et surnaturel de Dieu. P, q. xcv, a. 1 ; Compendium theologise, c. cliii, cxci, ce, cen, cciv ; In Epist. ad Rom., c. iii, lect. 3. Ce don gratuit est avant tout un don fait à la nature comme telle, l’espèce et sa conservation occupant la première place dans l’intention du Créateur. I », q. xcviii, a. 1. Sur le donum naturæ, voir : P, q. c, a. 1 ; p Ilæ q. lxxxi, a. 2 ; lxxxiii, a. 2, ad2um ; lxxxv, a. 1 ; Compend. theol., c. cxcii, ce, cen ; Ad Rom., c. v, lect. 3 ; Quodl., xii, q. xx, a. 32. Ce caractère de la justice primitive est la raison de sa transmission. Don fait à la nature, celle-ci accompagne la nature, comme une propriété qui lui est surajoutée par Dieu, partout où la nature se retrouvera ; et comme la nature se propage par voie de génération, c’est par la génération qu’aurait dû se transmettre la justice originelle. Toutefois, comme la justice originelle est une propriété de l’âme, l’action séminale, dans la génération, ne peut être qu’une cause dispositive ; et pourtant il est exact de dire que, la justice serait transmise, tout comme est transmise l’humanité, bien que l’âme soit créée directement par Dieu selon l’exigence de la matière. P, q. c, a. 1 ; cf. P Use, q. lxxxhi, a. 1, ad 5am, etc.

Le seul point qui reste encore mal défini dans la théorie de saint Thomas est celui du rapport de la justice originelle à la grâce sanctifiante : il est de quelque importance, en raison du concept correspondant du péché originel, lequel est précisément défini par le docteur angélique : deslitulio justitiæ originalis. Cf. P Ihe, q. lxxxii, a. 3 ; De malo, q. iv, a. 2 ; In IV Sent., t. II, dist. XXX, q. i, a. 3. La justice originelle, d’après saint Thomas, est-elle distincte de la grâce sanctifiante, et faut-il comprendre cette distinction comme une distinction adéquate ou inadéquate ? — -Un autre problème sera posé dans la suite par de nombreux théologiens : comment faut-il comprendre le donum naturæ dont parle saint Thomas à propos de la justice originelle. Faut-il le concevoir comme le résultat d’un pacte passé entre Dieu et Adam, ou comme la conséquence du choix que Dieu fit d’Adam comme chef moral et juridique de l’humanité, ou bien encore plus simplement comme une propriété réelle et physique de la nature, insérée pour ainsi dire dans la nature par une volonté expresse de Dieu ? Parce que ce second problème est commun à la justice primitive et au péché originel, nous en renvoyons l’examen et la solution à l’art. Péché originel.

5° La controverse ultérieure sur le rapport de la justice originelle à la grâce sanctifiante. —

Aucun théologien n’identifie purement et simplement justice originelle et grâce sanctifiante. Par le seul fait que les dons préternaturels se rapportent en quelque façon à la justice originelle, il est impossible de faire cette identification d’une façon absolue. L’assertion de certains manuels attribuant à plusieurs théologiens notamment, D. Soto Valencia, Médina, une identification de ce genre n’est pas conforme à la vérité. Cf. Chr. Pesch, Prælectiones dogmaticæ, t. iii, n. 223.

1. La première interprétation est celle de Cajétan, In Sum. S. Thomæ, P, q. xcv, a. 1, et de Sylvestre de Ferrare, In Sum. contra Gentes, t. IV, c. ni, dont on peut, dans une certaine mesure, rapprocher Durand de Saint-Pourçain, In IV Sent., t. II, dist. XX, q. v (ce dernier faisant de la justice originelle la rectification des seules puissances sensitives). Grâce sanctifiante et justice originelle, quoique concédées par Dieu à l’homme simultanément et en fait inséparables, sont néanmoins formellement et adéquatement distinctes entre elles. La grâce place l’homme dans l’ordre surnaturel ; la justice originelle, quoique don gratuit de Dieu et au-dessus des exigences de la nature, ne fait que rectiiier la nature dans son ordre propre sans l’élever à un ordre supérieur. La grâce sanctifiante est une grâce gratum /aciens ; la justice originelle est une grâce gratis data. Ce sont donc deux réalités physiques différentes, tout comme les concevaient les théologiens antérieurs ù saint Thomas : la première est la racine et la cause de la seconde ; la seconde dispose l’homme à recevoir la première. L’on assure d’ailleurs que cette doctrine est celle de saint Thomas, car : a) Saint Thomas distingue en termes exprès grâce et justice originelle, In IV Sent, , 1. If, dist. XX, q. ii, a. 3 ; De malo, q. v, a. 1 ; Contra Génies, t. IV, c. lit. —

b) Si la grâce était incluse formellement dans la justice originelle, elle en serait, comme l’affirment ceux qui tiennent cette opinion, la partie formelle ; or, saint Thomas ne dit jamais que la grâce sanctifiante est la partie formelle de la justice originelle ; mais bien que l’élément formel est constitué par la rectitude de la volonté, laquelle procède de la grâce comme de sa racine, de sa cause, de sa source. Id., ibid. —

c) La grâce est un don personnel au premier chef puisqu’elle inclut l’adoption et ne saurait être incluse dans la justice originelle, qui est le don de la nature ; on conçoit que le don de la nature, transmis par voie de génération, comme il a été expliqué, appelle nécessairement dans la personne à qui se trouve communiquée la nature, le don personnel de la grâce ; on ne conçoit pas que la grâce sanctifiante puisse être transmise par voie de génération. Aussi saint Thomas ne dit pas que dans l’hypothèse où la grâce donnée à la vierge Marie aurait causé la subordination totale de la partie inférieure de l’âme à la raison et à la volonté, cette grâce aurait restitué la justice originelle ; mais qu’elle aurait eu la vertu de la justice : vim habuil justifiée originalis, Sum. Theol., IIP, q. xxvii, a. 3. —

d) Enfin, dans le Commentaire sur Rom, , c. v, lect. 3, saint Thomas dit que la justice originelle fut concédée à l’âme, « à cause de sa dignité d’âme raisonnable » : n’est-ce pas équivalemment affirmer que son effet était de rectifier l’homme seulement dans l’ordre naturel ? Telles sont les raisons qu’on peut invoquer en faveur de l’interprétation de Cajétan. On ne peut nier que cette théorie présente des avantages pour expliquer plus rationnellement la transmission du péché originel, privation de la justice naturelle, Impliquant comme conséquence la privation de la grâce. Mais on ne doit pas dissimuler qu’elle offre une difficulté considérable en ce qui concerne le rapport de causalité de la grâce vis-à-vis de la justice originelle ? Causalité formelle ou efficiente ?

2. Aussi, l’école thomiste a-t-elle généralement interprété la pensée de saint Thomas d’une façon différente. Sans doute la justice originelle est réellement distincte de la grâce sanctifiante, mais, elle en es1 distincte comme le tout l’est de sa partie, la justice incluant formellement la grâce : la distinction réelle n’est donc plus adéquate, mais simplement inadéquate. C’est l’interprétation de Capréolus, In IV Sent., t. II, disl. XXI, a. ; i : non sola gratin gratum faciens erat justilia originalis, sed ultra eam aliud includebat. Gonet l’expose, Clypeus, tract, viii, disp. I, a. 5, en deux affirmations : d’abord, adéquatement considérée, la justice originelle n’est pas une simple qualité ou disposition de l’âme, niais tout un ensemble de qualités et de dispositions ; elle Importait en effet, outre la grâce sanctifiante, les dons préternaturels rectifiant les diverses puissances de l’homme. En second lieu, inadéquatenient considérée, c’est-à-dire considérée dans l’élément primordial qu’elle communique à l’âme et qui est la source, la racine, l’origine de tous les autres, la justice originelle est proprement la grâce sanctifiante, de même nature sans doute que la nôtre, mais avec des effets plus étendus et des propriétés que l’état de nature réparée ne connaît plus. Ces effets, elle les produisait par une vertu particulière que lui avait annexée Dieu dans l’état d’innocence, ralione cujusdam accidentis annexi, dit saint Thomas. In IV Sent., t. II, dist. XXXII, q. i, a. 2, ad 2um. Tous les auteurs modernes, depuis le xvie siècle, se recommandant du patronage de saint Thomas, admettent, du moins dans ses lignes générales, cette interprétation. Les raisons alléguées en faveur du patronage du docteur angélique sont les suivantes :

a) Déjà dans le Commentaire sur les Sentences, saint Thomas parle de la grâce sanctifiante comme de la racine de la justice originelle, à laquelle elle est si intimement liée qu’elle en paraît être l’élément principal ; et. il n’hésite pas à déclarer qu’elle aurait été, dans l’état d’innocence, transmise par la génération, comme un don, non de la personne, mais de la nature. In IV Sent., t. II, dist. XX, q. 2, a. 3, et ad lum. Mais dans la Somme, I 1, q. xcv, a. 1, la justice originelle est présentée comme un effet préternaturel, qui ne peut être causé que par la grâce sanctifiante. C’est dire implicitement que la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justice originelle ; — b) Partout où saint Thomas parle de l’effet du baptême dans l’âme régénérée, il explique que le péché originel (privation de la justice originelle) est enlevé quant à sa partie formelle, par la restitution de la grâce sanctifiante, De malo, q. v, a. 6, ad 4um ; q. iv, a. 2, ad 2 « m (e terlia série obj.) ; cf. In IV Sent., I. II, dist. XXXII, a. 1, ad fum et ad 2um. On trouvera dans Gonet les objections soulevées contre cette interprétation et résolues par lui dans la mesure du possible. On ne peut nier que, si cette interprétation offre une solution facile aux difficultés des protestants contre l’essence du péché originel (lequel consisterait surtout dans la privation de la grâce sanctifiante), elle impliquerait en saint Thomas une rupture complète avec les thèses généralement admises de son temps : or, il semble bien que saint Thomas ne se sépare pas d’Alexandre de Haies, de Pierre de Tarentaise, de saint Bonaventure, sur la nature de la justice originelle, mais simplement sur le moment de la sanctification d’Adam. De plus, on peut observer que les conciles ont parlé de la « sainteté » et de la « justice », dans lesquelles Adam avait été constitué : cette double expression implique une nuance à laquelle le théologien ne saurait être insensible.

3. Cette seconde interprétation de la pensée, de saint Thomas, a donné elle-même naissance à deux courants dissemblables.

Le premier, fidèle à la lettre de saint Thomas, considère que la justice originelle consiste essentiellement dans la rectitude complète de toute la nature humaine, la soumission de la raison et de la volonté à Dieu (issue de la grâce sanctifiante) étant l’élément formel, la soumission des puissances inférieures aux parties supérieures étant l’élément matériel de cette rectitude. A l’opposé, on concevra le péché originel, comme essentiellement constitué par la privation de la justice originelle, c’est-à-dire, formellement par la privation de la réel i lude de la raison et de la volonté et matériellement par la concupiscence (avec toutes ses conséquences dans l’intelligence et dans la sensibilité). Cf. S. Thomas. In IV Sent., I. II. dist. XXXII, q. I, a. 1, ad lum ; De malo, (|. iii, a. 7. Sans doute, la justice originelle considérée dans son élément primordial qui est la grâce sanctifiante (mais la grâce sanctifiante de l’état d’Innocence, avec toute la vigueur particulière à cet état) est un « habitus » unique, dont les effet ! sont les multiples sujétions des puissances, sujétions réalisées dans la nature humaine grâce aux multiples vertus surnaturelles et dispositions naturelles émanant de la grâce et rectifiant les défauts naturels des puissances en vue d’orienter l’homme vers sa fin dernière surnaturelle, Dieu. Mais précisément cette orientation de l’homme vers sa fin surnaturelle donne aux diverses sujétions inférieures leur véritable portée : elle se présente donc, dans la justice originelle, comme l’élément déterminant. Or, elle se trouve formellement réalisée dans la subordination de la raison et de la volonté à Dieu, tandis que la subordination du corps à l’âme, des puissances inférieures aux supérieures n’est qu’une matière qui doit recevoir de la première subordination sa signification et son orientation. Par là se trouve justifiée, dans un sens aussi strict que possible, la double considération de l’élément formel et de l’élément matériel, dans la justice originelle. Ces deux éléments sont inséparables ; l’un appelle l’autre, comme la matière et la forme s’appellent mutuellement dans le composé physique. Voir Gonet, Tract, de vitiis et peccatis, disp. VII, a. 5, § 1, n. 84 ; Salmanticenses, Id., disp. XVI, dub. iv, § 3, n. 104 ; Billuart, De gratia, dissert. II præambula, § 3 ; et parmi les contemporains, Janssens, De homine, part. II, Rome, 1910, p. 635 ; Pignataro, De Deo creatore, Rome, 1914, th. xlix, et coroll. ; Billot, De peccato originali et personali, th. xii ; Pègues, O. P., Commentaire littéral, t. v, p. 121 sq.

Le deuxième courant identifie l’élément formel de la justice originel avec l’essence de cette justice. Sans doute le don de science et d’intégrité appartiennent encore en quelque sorte à la justice originelle, mais comme les propriétés découlent de la nature, unies indissolublement à elle, sans appartenir à ses éléments constitutifs. Ainsi, par voie d’opposition, le péché originel, dans cette interprétation, consistera essentiellement dans la privation de la grâce sanctifiante de l’état d’innocence ; la privation de l’intégrité, de la science, de l’immortalité, c’est-à-dire la concupiscence avec toutes ses conséquences dans l’ordre physique, physiologique et moral, n’appartiendra plus à l’essence du péché originel, mais n’en sera qu’une suite nécessaire. On voit aussitôt tout le parti que la théologie peut tirer de cette interprétation, soit pour réfuter l’erreur de ceux qui prétendent que le péché originel n’est pas un vrai péché, soit pour expliquer plus facilement l’assertion du concile de Trente relativement à la concupiscence qui, chez les baptisés, n’est dite péché que parce qu’elle vient du péché ou y dispose. Sess. v, can. 5. Mais on ne peut s’empêcher de constater que cette interprétation est étrangère à la lettre et à l’esprit de saint Thomas et, à plus forte raison, de saint Augustin. L’initiateur de ce courant paraît avoir été Dominique Soto, De natura et gratia, t. I, c. v, suivi par Grégoire de Valencia, In Jam p. Sum. S. Thomas, <tisp. VII, q. n ; Médina, In //am-J/æ Sum. S. Thomse, q. Lxxxiir, a. 2. Suarez, bien qu’il se défende de suivre l’opinion de Soto, soutient en réalité une interprétation assez semblable. De opère sex dierum, t. III, c. xx, surtout n. 21, Les théologiens modernes et contemporains, à l’exception de l’école strictement thomiste, suivent assez généralement cette opinion. Citons, principalement dans leurs traités du péché originel, Palmieri, Mazzella, Tanquerey, Hurter, Jungmann, Labauche, etc.

Ces diverses interprétations de la pensée de saint Thomas peuvent d’ailleurs parfaitement s’harmoniser avec le dogme catholique du péché originel ; elles ne présentent un intérêt particulier qu’au point de vue de l’explication théologique à en fournir. Pour le reste, on doit conclure avec Bellarmin : sive gratia gralum faciens dicenda sit pars originalis justitiæ, sive tantum radix et causa, non mullum referre videtur. De gratia primi hominis, t. I, c. m.

I. Problème apologétique. — Schmidt-Lemonnyer, La révélation primitive et les données actuelles de la science, Paris, 1914 ; Th. Mainage, Les religions de la préhistoire, Paris, 1921 ; Guibert-Chinchole, Les origines, Paris, 1923, c. viii ; E. Hugueny, Adam et le péché originel, dans Revue thomiste, 1911, p. 64 sq. ; H. Breuil, A. et J. Bouyssonie, art. Homme, dans le Dictionnaire apologétique de la Foi catholigue, t. ii, col. 462-492 ; et parmi les auteurs plus anciens, mais toujours utiles à consulter, Hamard, L’âge de pierre et l’homme primitif, Paris, 1883 ; de Quatrefages, Introduction à l’étude des races humaines, Paris, 1889 ; Hommes fossiles et hommes sauvages, Paris, 1884 ; de Nadaillac, Le problème de la vie, Paris, 1893.

II. Problème dogmatique.

S. Thomas, Sum. theol., 1*, q. xciv-ci, et les commentateurs, Suarez, De opère sex dierum, t. III, De hominis creatione ac statu innocenlix ; Bellarmin, De gratia primi hominis, Opéra, Vives, t. v, p. 169-207 ; Bipalda, De ente supcrnaturali, Paris, 1871, t. v, 1. I ; Petau, Theologica dogmata, De sex primorum mundi dierum opificio, t. II, avec l’appendice du P. Casini, S. J., Quid est homo, Bar-le-Duc, t. iv, p. 353, 362, 587, sq. ; et parmi les auteurs plus récents, Palmieri, Tractatus de ordine supernaturali, Prato, 1910 (3e partie du De Deo créante et élevante), c. n ; Mazzella, De Deo créante, disp. IV, Borne ; Pignataro De Deo creatore, Borne, 1904 ; Janssens, De homine, part. II, Borne, 1919 ; Chr. Pesch, Prælectiones dogmalicæ, c. ni, Fribourg-en-B., 1880, 1914, p. 113 sq. ; Lepicier, Tractatus de prima hominis formatione, Paris, s. d. (1910) ; et, en langue française, Hugueny, O.P., Critique et catholique, Paris, 1914, t. ii, c. vii ; Labauche, Leçons de théologie dogmatique, Paris, 1911, t. ii, c. i, La justice originelle ; L. Grimai, S. S., L’homme, Paris, 1923, 1. 1, c. xii-xiv.

III. Problème théologique.

Gonet, Clypeus theologiee thomisticæ, De homine, disp. I, a. 5 ; Suarez, De opère sex dierum, t. III, c. xx ; Mazzella, op. cit., n. 651-661 ; Palmieri, op. cit., th. xxvin ; et, très récemment : a) dans le sens de l’opinion de Cajétan, Martin, O. P., La doctrine sobre el pecado original en la « Summa contra Gentiles » dans Ciencia thomista, Madrid, 1915 ; J. Bittremieux, La distinction entre la justice originelle et la grâce sanctifiante, d’après S. Thomas d’Aquin, dans Revue thomiste, avril-juin 1921, et surtout J.-B. Kors, O. P., La justice primitive et le péché originel, d’après S. Thomas, Kain, 1922 ; &)dans le sens de l’opinion de Capréolus, Gonet, etc. : A. Michel, La grâce sanctifiante et la justice originelle, dans Revue thomiste, 1922, p. 424, et surtout J. Van der Meersch, De distinctione inler justitiam originalem et gratiam sancti ficantem, dans Collationes Brugenses, 1922 ; G. Huarte, Justifia originalis et gratia sancti ficans, dans Gregorianum, juin 1921 ; c) dans un sens plus large, les critiques du B. P. Stufler, S. J., sur le livre du B. P. Kors, dans Zeitschrift jiïr kathoUîche Thea’76, 1923, p. 79-82.

A Michel.


JUSTIFICATION. — Sous le nom de justification la théologie désigne l’acte par lequel Dieu lait passer une âme de l’état de péché à l’état de grâce. Le même mot s’applique encore à l’état même où l’acte divin constitue l’âme, jusque-là pécheresse et devenue par la justification amie de Dieu. Mais ce second aspect n’est pas celui que l’on étudiera principalement ici ; c’est au mot Grâce sanctifiante qu’il a été surtout envisagé. Toute l’attention doit se concentrer à présent sur le processus par lequel l’âme, d’abord ennemie de Dieu, en devient l’amie. Qu’implique de la part de Dieu cet acte ? Que suppose-t-il dans celui qui en est l’objet ? On sait, en bref, que la doctrine de la justification est le point essentiel de divergence entre catholiques et protestants ; et il est impossible de l’exposer sans entrer dans le vif de la querelle entre les deux confessions. Pourtant l’exposé que l’on trouvera ici évitera volontairement toute allure de polémique. Il se contentera d’exposer la manière dont s’est précisée au cours des âges la doctrine de la justification. Il suivra donc cette doctrine :


I. Dans la Sainte Écriture. —
II. A l’époque patristique (col. 2077). —
III. Chez les scolastiques du Moyen Age (col. 2106). —
IV. A l’époque de la Réforme