Dictionnaire de théologie catholique/JUDÉO-CHRÉTIENS I. A l'âge apostolique

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 136-142).

JUDÉO-CHRÉTIENS Chrétiens d’origine juive, qui associent les observances de la religion mosaïque aux croyances et aux pratiques chrétiennes.

Les premières recrues du christianisme étaient des juifs, qui crurent au Messie déjà venu, rédempteur et sauveur de son peuple, qui virent en lui l’accomplissement des oracles prophétiques. Or ces oracles s’adressaient spécialement à la race élue. Si le règne du Messie devait être universel, c’était, pensait-on, par la soumission, par l’incorporation des nations à Israël. Jésus avait donné l’ordre d’annoncer la bonne nouvelle à tous les peuples, Matth., xxviii, 19 ; mais il n’avait pas spécifié comment s’opérerait la conversion des gentils, quelles seraient leurs obligations vis-à-vis des prescriptions mosaïques. Il avait d’ailleurs proclamé qu’il était venu non pour abolir la Loi, mais pour l’accomplir, TrXyjpwaou, Matth., v, 17 ; il avait été envoyé aux brebis perdues de la maison d’Israël, Matth., xv, 24. « Car, je vous le dis en vérité, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas, que tout ne soit accompli. » Matth., v, 18,

Étroitement interprétées, ces paroles pouvaient laisser supposer que la Loi subsistait toujours, et que les espérances chrétiennes s’ajoutaient aux promesses de l’ancienne alliance, que les deux lois formaient un tout inséparable. Les gentils qui croiraient au Christ ne devraient-ils pas avant tout adhérer au judaïsme et se soumettre aux observances légales ? Comment d’ailleurs les juifs convertis, que la Loi avait strictement séparés des païens, consentiraient-ils à communiquer avec des àfz.apTcoXo£ ?

Ainsi deux questions se posaient dès l’abord ; il fallait premièrement déterminer dans quelles conditions les gentils entreraient dans l’Église, préciser ensuite l’attitude des juifs eux-mêmes à l’égard de la Loi : problème de la plus haute importance, dont la solution intéressait l’existence et l’unité de l’Église : son existence, car contraindre les gentils à « judaïser », c’était faire du christianisme une secte juive, entraver sa diffusion ; son unité, car si l’on accordait la liberté aux gentils, en maintenant l’obligation de la Loi pour les juifs, il y aurait deux catégories de chrétiens, les uns pratiquant un christianisme intégral, les autres un christianisme diminué.

Les chefs de l’Église n’hésiteront pas longtemps sur le parti à prendre, persuadés qu’ils sont que le sacrifice du Calvaire a substitué un nouvel ordre de choses à l’ancien. Sans doute, ils devront aller progressivement pour ne pas heurter les préjugés de leurs frères

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

en Israël. Jésus avait eu de ces ménagements, lorsqu’il enseignait les foules. Les apôtres ne proscriront pas tout d’un coup des pratiques devenues inutiles, mais qui avaient été imposées par Dieu, qui avaient été observées par leurs ancêtres, que Jésus lui-même avait respectées. Sous l’inspiration du Saint-Esprit, suivant les circonstances, ils s’efforceront de faire prévaloir l’idée de l’inefficacité de la Loi, de son inutilité, ils feront le nécessaire pour amener leurs compatriotes à l’abandonner, en se confiant uniquement dans le salut apporté par le Christ.

Mais à côté d’eux, des juifs turbulents, ne tenant aucun compte ni de l’enseignement ni des décisions apostoliques, travailleront à maintenir dans son intégrité l’observation complète de la Loi, à l’imposer non seulement aux juifs, mais aux païens convertis. Ce sont les manifestations de cet état d’esprit que nous étudierons :
1° à l’âge apostolique :
2° dans la période suivante (col. K194).

I. Les manifestations judéo-chrétiennes a l’âge apostolique. —
1° Les convertis d’Antiochc et le concile de Jérusalem.
2° Le conflit d’Antioche entre saint Pierre et saint Paul.
3° Les judaïsants de Galatie.
4° Autres manifestations judaïsantes.
5° Conclusion.

1° Les convertis d’Antioche et le concile de Jérusalem. (Act., xv, 1-34 ; Cal., ii, 1-10.)

1. Le conflit et sa nature.

Le premier voyage missionnaire de Paul et de Barnabe avait été marqué par de nombreuses conversions de gentils. De retour à Antioche les deux apôtres, rendant compte devant les disciples assemblés de l’œuvre accomplie, étaient heureux de montrer quel accueil les païens avaient fait à l’évangile, et comment Dieu avait ouvert aux nations la porte de la foi. Act., xiv, 27.

Ce succès provoqua l’intervention de certains juifs : >< Quelques gens venus de Judée enseignaient aux frères cette doctrine : si vous n’êtes circoncis selon la loi de Moïse, vous ne pouvez être sauvés. » Act., xv, 1. Les Actes ne désignent pas autrement ces perturbateurs : « tivèç xoctîXOôvteç àrcô ttjç’IouSaîocç ». Ce sont ces zélateurs de la Loi que nous rencontrerons plus loin, Act., xxi, 20. Us venaient de l’Église mère de Jérusalem ; ils prétendaient avoir mandat des apôtres, ce qui leur donnait une autorité particulière. Leur doctrine était nette : nécessité absolue de la loi mosaïque. L’Évangile se surajoutait ainsi à la Loi, le christianisme devenait une secte juive. Tout autre était la pensée de Paul : il avait largement admis les païens dans l’Église, sans se préoccuper des observances. La religion de Jésus était différente du judaïsme : elle s’y rattachait comme à son point de départ, mais en était indépendante ; elle suffisait à procurer le salut ; par elle seule, sans passer par la Synagogue, on pouvait se sauver.

On mettait ainsi Paul en opposition avec les autres apôtres et avec la pratique de Jérusalem. Et cependant ce n’était pas Paul qui avait pris l’initiative d’admettre des gentils dans la communauté chrétienne sans les astreindre à la circoncision. Pierre l’avait fait à Césarée. Mais il avait dû justifier son acte par une intervention spéciale de Dieu, Act., x, 15 ; xi, 2 sq. ; la conversion de Corneille pouvait passer pour un fait isolé qui ne constituait pas un précédent. Les chrétiens de Jérusalem, qui avaient reproché à Pierre d’être entré en relations avec des incirconcis à Césarée, Act., xi, 3, continuaient de se soumettre religieusement aux pratiques traditionnelles. Apôtres et fidèles fréquentaient le temple aux heures fixées pour la prière, Act., ii, 46 ; iii, 1 ; v, 42 ; x, 9 ; s’abstenaient des mets interdits par la Loi, Act., x, 14, faisaient des vœux qu’ils accomplissaient dans le temple, Act.. xxi, 23, célébraient le sabbat et les fêtes" religieuses.

VIII.

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JUDÉO-CHRÉTIENS, A LAGE APOSTOLIQUE

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Act., ii, l : wiii, l. Bref, ils demeuraient juifs, tout en étant devenus chrétiens. Ce que les apôtres faisaient par habitude, par piété, ou pour avoir plus facilement accès auprès de leurs compatriotes, d’autres se l’imposaient comme absolument obligatoire, comme faisant partie essentielle de la nouvelle religion.

C’est ce dernier état d’esprit qui s’oppose à la conception de Paul, et c’est ce qui donne au conflit toute sa gravité. On allait voir si la société chrétienne revendiquerait l’universalité que son fondateur lui avait promise ou si, s’obstinant à rester secte juive, elle disparaîtrait dans l’oubli après quelques années de stérile agitation Maintenir la circoncision, avec l’observation intégrale de la Loi qu’elle implique, c’était renoncer à l’espoir de conquérir le monde..Jamais le monde ne se serait lait juif. Et la question de principe était plus grave encore. Faire d’une pratique mosaïque, une condition essentielle de salut, c’était nier virtuellement le caractère transitoire de l’ancienne économie, la suffisance de la rédemption, la valeur du sang et des mérites du Christ, l’efficacité de la grâce ; c’était renverser le dogme fondamental du christianisme. > Prat. La théologie de saint Paul, 1. 1, p. 71.

2. La solution du conflit.

A la suite d’une révélation, Paul décida de se rendre à Jérusalem. Gal., ii, 2. La communauté d’Antioche ne put qu’approuver, et i ! fut résolu que Paul et Barnabe, avec quelques-uns des leurs, iraient vers les apôtres et les anciens pour traiter cette question. Act., xv, 2. La thèse des rigoristes fut exposée par « quelques-uns du parti des pharisiens qui avaient cru, » Act., xv, 5 : il faut circoncire les gentils, et leur enjoindre d’observer la loi de Moïse. Ils firent un effort pour faire prévaloir leur thèse à propos de Tite. Ce dernier avait accompagné Paul à Jérusalem. C’était un païen converti, "EXXyjvûv, Gal., ii, 3. Les « faux-frères », se refusant à communiquer avec un incirconcis, voulaient le contraindre à se soumettre au rite mosaïque. Dans une autre circonslaticc, Paul aurait peut-être cédé : peu après il fit circoncire Timothée, Act., xvi, 3, plus tard lui-même se soumit à Jérusalem à la pratique du nazirat, Act., xxi, 20-26, et il avait pour règle de conduite de se faire tout à tous, juif avec les juifs, gentil avec les gentils. I Cor., ix, 19-21. Mais ici une question de principe était en jeu : il s’agissait de la liberté des gentils, toute com ession aurait été funeste. Il résista énergiquement, et « Tite ne fut pas obligé, de se faire circoncire. » Gal., ii, 3.

Les chefs de l’Église de Jérusalem, Pierre, Jacques c’Jean, n’ayant pas insisté sur ce point auprès de Paul, s’écartaient déjà du groupe des intransigeants. Bien plus, ils prirent nettement son parti, désavouèrent les meneurs, Act., xv, 24, donnèrent la main à Paul en signe de communion, lui confiant l’apostolat des païens et se réservant celui des circoncis. Gal., ii, ! >. Pierre se fil le défenseur de la liberté des gentils : il exposa comment il avait prêché l’Évangile a des incirconcis, à qui Dieu avait donné le Saint-Esprit, et il conclut en disant : « N’allons pas imposer aux dis ciples un joug que nos pères, ni nous-mêmes, n’avons pu porter. « Act., xv, 7-11. La réponse de Pierre est un ortanle, elle va plus loin que ne Le demandait la question. Il estime que la Loi est périmée : elle ne s’impose pas plus aux juifs qu’aux gentils. Puisque Dieu < a purifié le cœur des gentils par la foi », Act., xv, 0, puisque « c’est par la grâce du Seigneur Jésus-Christ que nous croyons être sauvés, de la même manière qu’eux, Act., xv, 11, la Loi est donc inutile, elle’i i ii Joug Insupportable, même pour les juifs. Pourquoi devrait-on encore en tenir compte V C’était entrer pleinement dans les idées de Paul.

Jacques, dont la fidélité aux observances tradinelles ne se démentira pas jusqu’à la fin de sa vie.

ne veut pas sortir des limites de la question posée : les gentils et la Loi. Il lui donne une solution pratique : on ne doit pas inquiéter les incirconcis qui se convertissent à l’Évangile ; qu’on leur prescrive seulement de s’abstenir des viandes immolées aux idoles, de la fornication, des viandes étouffées et du snng. Cf. Coppieters, Le décret des Apôtres, Revue biblique, 1907, p. 341-358.

La liberté l’emportait complètement : les gentils convertis sont exempts de la loi mosaïque : ils ne sont, au point de vue du salut, nullement inférieurs aux convertis du judaïsme. On leur impose seulement quatre défenses qui, étant donné la signification religieuse qu’on leur attribuait, pouvaient avoir une portée universelle. C’était une concession faite aux judéo-chrétiens modérés. Ces interdits étaient particulièrement importants aux yeux des juifs ; ils étaient imposés comme un minimum à ceux qu’on a appelés prosélytes de la porte, qui acceptaient le monothéisme et la morale juive, avaient même accès dans les synagogues, mais sans se faire parfaits Israélites par la circoncision. On comprend que les apôtres, qui n’avaient pas encore pu dégager complètement l’Église de la Synagogue, aient demandé ces concessions qui impliquent, non pas un acte positif d’adhésion au judaïsme comme eût été la circoncision, mais l’abstention de certains actes, condamnés par la loi naturelle, la fornication, ou d’autres particulièrement odieux pour des juifs, manger des viandes immolées aux idoles, des viandes étouffées et du sang. On évitait ainsi de scandaliser ceux qui continuaient de lire et de pratiquer la loi de Moïse, Act., xv. 21. et les convertis du judaïsme n’auraient pas à rougir de leurs frères de la gentilité.

M. Loisy pense que l’auteur du livre dos Actes, faisant des adversaires de Paul à Antioche et à Jérusalem des judaïsants intransigeants, qui représentaient la circoncision comme étant nécessaire pour le salut, a forcé la note, ou bien que les termes employés ne sont pas à prendre avec trop de rigueur. A. Loisy, L’É pitre aux Gcdates, p. 27. Cette catégorie de judaïsants, selon lui, n’aurait jamais existé. Les zélateurs de la Loi, qui sont partout les mêmes, à Jérusalem, à Antioche et en Galalie. voulaient simplement recommander la circoncision et la Loi comme une plus grande perfection. Ceux que Paul qualifie de « faux frères intrus » étaient « des judaïsants pénétrés de respect pour la Loi et persuadés que l’on ne pouvait en faire absl raclion complète dans la proposition de l’Évangile aux païens ». A. Loisy, Les Actes des Apôtres, p. 564. S’il s’était agi uniquement de perfection, les paroles si nettes et si décisives de Pierre auraient perdu toute leur signification. Loin de vouloir arracher le fardeau de la Loi des épaules des disciples, ne les aurait-il pas engagés à le supporter ? (’.'eût clé acceptable à la ferveur des premiers chrétiens. Du inoins les chefs de l’Église auraient-ils dû les inviter à remplir ce qu’ils pouvaient des œuvres de la Loi, afin de se rendre plus r réàbles à Dieu. Dans le discours tic Pierre, comme dans celui de Jacques, c’est uniquement le salai qui est en jeu : il est déclaré possible même a ceux qui ne veulent point passer par le judaïsme. Les paroles des deux apôtres sont la réponse directe à la prétention des gens de Jérusalem :  ; < Si vous n’êtes circoncis, selon la loi de Moïse, vous ne pouvez être sauvés. > Recevant toute liberté pour son action auprès des gentils. Paul n’a pas à leur parler de la Loi. On aurait donc fait de la pcile lion le monopole des juifs, et jugé qu’elle t il il impossible pour les gentils : les textes n’aulo riseni pas celle interprétation.

Le cas des gentils était ainsi réglé en principe : (eux ci peuvent entrer dans l’Église, êlre sauvés, sans passer par la circoncision. L’existence de l’Eglise, un

instant compromise, était des lors assurée, puisqu'à Israël s’adjoindraient les nations Toutes les difficultés néanmoins n'étaient pas aplanies : là où les communautés chrétiennes étaient composées exclusivement de convertis du judaïsme, ou uniquement d’incirconeis, aucune complication n'était à craindre. Mais dans les localités où les deux éléments étaient mêlés, quels allaient être les rapports de ces deux catégories de croyants ? L’observation fidèle des défenses, par lesquelles les apôtres et les presbytres de Jérusalem restreignaient la liberté des gentils, n'était pas suffisante pour permettre à ceux qui tenaient encore strictement à la Loi de communiquer avec eux : trop d’obstacles les séparaient, surtout lorsqu’il s’agissait de prendre des repas en commun. Il suffit d’ouvrir l'Évangile pour saisir sur le vif la répugnance des pharisiens à manger avec des gens légalement impurs. Or la fraction du pain se célébrait à la suite d’agapes fraternelles. Les chrétiens circoncis devront-ils donc tenir à l'écart, dans cet acte le plus important du culte, leurs frères incirconcis, impurs à tant de titres ? Ou seront-ils exposés à enfreindre la Loi, à encourir des impuretés légales, en se mêlant à eux ? Traiterontils ceux de la gentilité comme des chrétiens d’un rang inférieur, sinon comme des parias, alors que tous sont les disciples du Christ ? Situation angoissante pour des âmes de bonne volonté, qui sont mises dans l’alternative de violer la loi, ou de manquer à la charité fraternelle ! Un conflit devait se produire. Il eut lieu à Antioche. Son apaisement donnera une nouvelle solution au problème judéo-chrétien.

2° Le conflit d' Antioche entre saint Pierre et saint Paul (Gal., ii, 11-21).

1. La cause du conflit.

La paix fut en effet de nouveau troublée à Antioche, par l’entrée en scène de certains personnages dont Paul affirme qu’ils venaient de Jérusalem, èX0sîv -nvàç àrcô 'Iaxwêou. D’après Cornely, ces Tivèç àizb 'Iaxo)60u faisaient partie de l’entourage de Jacques, ils étaient ses familiers, comme lui zélateurs de ! a Loi, sed ab eo in totius quirstionis intelligentiam nondum eranl introducti. Comment, in S. Pauli Epist., t. iii, p. 446. Us seraient donc venus sans mission, et auraient mal rendu les idées du chef de l'Église hiérosolymitaine. Il est difficile, en suivant cette interprétation, qui est également celle du P. Lemonnyer, Épîlres de saint Paul, I" partie, p. 64-65, et du P. Prat, La théologie de saint Paul, t. i, p. 79, d’expliquer l’autorité et l’influence de ces personnages, qui en arrivent à intimider Pierre et Barnabe. Il est préférable de rattacher à.it6 à è>.6sïv, comme le font, à la suite de saint Augustin et de saint Jean Chrysostome, plusieurs modernes. Cf. Toussaint, Épîlres de saint Paul, 1. 1, p. 194 : Lagrange, Épiire aux Galates, p. 42. Ces gens viennent de la part de Jacques ; ils sont envoyés par lui. Sans doute Jacques n'était pas le chef de l'Église ; mais il s’occupait spécialement avec Pierre des Églises judéochrétiennes. Il avait très bien pu apprendre les relations étroites qui s'établissaient à Antioche entre les convertis du judaïsme et ceux de la gentilité. Moins large que Pierre dans la question judéo-chrétienne, demeuré fidèle observateur de la Loi, il pouvait difficilement admettre que les judéo-chrétiens d’Antioche s’affranchissent des prescriptions légales au point de prendre leurs repas avec les pagano-chrétiens : les restrictions imposées à ces derniers lors de l’assemblée de Jérusalem n'étaient pas suffisantes à ses yeux pour autoriser un tel contact, où il était impossible que toute la Loi fût observée. Sans donc penser faire une opposition directe à saint Paul, à qui il avait laissé toute liberté pour son apostolat auprès des gentils, Jacques veut du moins maintenir les communautés judéo-chrétiennes, dont il a la charge, dans le respect

de la Loi, et il envoie dans ce but une mission à Antioche.

Que prétendaient ces personnages ? Il ne faut pas les confondre avec les faux frères qui avaient déjà troublé les Églises fondées hors de la Palestine, Act.. xv, 24, et qui voulaient imposer le joug de la Loi aux païens convertis. Venant de Jacques, surtout s’ils étaient envoyés par lui, ils ne pouvaient avoir des idées aussi intransigeantes et aussi contraires à la récente décision de Jérusalem. En somme, pense Cornely. les judaïsants de Jérusalem avaient depuis lors modifié leur attitude. S’appuyant sur le décret apostolique ils pensaient que les convertis du paganisme étaient vis-à-vis des judéo-chrétiens dans une situation semblable à celle qu’occupaient vis-à-vis des juifs les prosélytes, qui n’avaient pas accepté la circoncision. S’autorisant de la pratique des apôtres qui continuaient d’observer la Loi, ils prétendaient que cette dernière était obligatoire pour les juifs, qu’elle constituait pour eux une plus grande perfection, que par suite les pagano-chrétiens devaient s’y soumettre, s’ils ne voulaient pas demeurer à un rang inférieur dans le peuple chrétien. Op. cit., p. 364. On ne voit pas cependant que l’action des émissaires de Jacques se soit directementexercée sur les gentils : ils interviennent uniquement auprès des juifs convertis, pour les ramener à l’observation intégrale de la Loi. Car, pour eux, chrétiens de la circoncision, celle-ci n’a rien perdu de sa force obligatoire. Dans l’attachement de ces personnes aux prescriptions légales, il semble bien qu’il y eût autre chose qu’une idée de perfection. La Loi était pour elles, non pas seulement une règle morale et religieuse, mais comme une charte politique, qui faisait des juifs un peuple à part, le peuple élu de Dieu. A une époque où les espérances messianiques étaient très vives, il était difficile, même à des juifs convertis, de renoncer complètement aux anciens rêves nationalistes. Sans doute, ils avaient reconnu le Messie en Jésus de Nazareth. Mais ce Messie, mort sur la croix, avait annoncé qu’il reviendrait dans sa gloire. Ne serait-ce pas alors qu’aurait lieu la restauration tant désirée d’Israël, gouverné par le Roi-Messie ? Ne convenait-il pas, n'était-il pas nécessaire, pour cet avènement, que beaucoup espéraient prochain, de demeurer fortement attaché à la nation élue par une inviolable fidélité à tous les préceptes que Dieu avait imposés ?

C’est bien cet état d’esprit que nous constatons à Antioche : sans remettre en question ce qui a été jugé, des chrétiens ne veulent rien laisser tomber de la Loi pour les convertis de la circoncision. Des autres, ils ne s’occupent pas. C’est l’affaire de Paul. Leur intervention, appuyée par l’autorité de Jacques qu’ils revendiquaient, ramena dans la stricte observance des pratiques traditionnelles un nombre considérable de chrétiens. Pierre et Barnabe se laissèrent, sinon convaincre, du moins intimider. Pierre, en effet, qui se trouvait à Antioche, y avait vécu en gentil, sans se soucier des impuretés légales, qu’il aurait pu contracter en mangeant avec les païens. Gal., ii, 12. Sous la pression des nouveaux venus, il recommença à vivre en juif. Une pareille attitude des judéo-chrétiens, la défection de Pierre et de Barnabe devaient atteindre indirectement leurs frères de la gentilité ; on exerçait sur eux une contrainte morale très puissante, puisqu’elle venait d’autorités incontestées. S’ils voulaient continuer à communiquer avec le chef de l'Église, prendre part avec lui et les autres membres de la communauté chrétienne au repas eucharistique, ils devaient se plier aux exigences juives. S’ils acceptaient cette sorte d’excommunication, ils constitueraient en fait une Église à part, une Église inférieure. N'était-ce pas porter une nouvelle atteinte à leur liberté, mettre en péril l’unité de l'Église ? Paul ne pouvait demeurer

indi fFémit : il devait intervenir pour maintenir à ses convertis dans l’Église une place égale à celle des convertis du judaïsme.

2. Intervention de saint Paul.

La qualité et l’influence de ses adversaires n’arrêtèrent pas un instant l’Apôtre des gentils. Au contraire, le fait que les judéo-chrétiens pouvaient revendiquer l’autorité de Jacques, ainsi que l’attitude nouvelle adoptée par Pierre et Barnabe, rendit plus urgente son intervention.

C’est l’inconséquence de sa conduite que Paul reproche à Pierre : les deux apôtres sont d’accord sur les principes ; le concile de Jérusalem l’a montré ainsi que la conduite subséquente de Pierre. Il n’y a pas entre eux opposition de doctrine, comme a vainement essayé de le prétendre l’École de Tubingue. C’est par faiblesse, par crainte de « ceux de la circoncision » que le chef des apôtres a modifié son attitude. A Césarée, il avait appris par révélation qu’il ne fallait pas tenir pour profane ce que Dieu avait purifié, Act., x, 15 : il avait reconnu, par la grâce du Saint-Esprit descendu sur Corneille, que Dieu ne fait pas acception de personnes. Act., x, 34. A Jérusalem, il avait aflirmé que le salut s’obtient uniquement par la grâce du Seigneur Jésus. Act., xv, 11 ; Gal., ii, 15-16. C’est la thèse même de Paul : « Sachant que l’homme n’est point justifié par les œuvres de la Loi, mais plutôt par la foi du Christ Jésus, nous aussi nous crûmes en le Christ Jésus, pour être justifiés par la foi au Christ, et non par les œuvres de la Loi, car par les œuvres de la Loi aucune chair ne sera justifiée. » Gal., ii, 16. Paul dépasse ici le décret de Jérusalem : il proclame la déchéance complète de la Loi, même pour les frères du judaïsme : si le Christ est mort pour nous obtenir la justice, c’est donc que la Loi est impuissante à la produire. Impuissante à justifier, elle ne saurait plus être considérée comme obligatoire pour le chrétien. Son rôle, qui était de nous conduire au Christ, est terminé. Par le Christ nous sommes morts à la Loi. En reprenant le joug qu’il avait d’abord secoué, le juif se fait pécheur et transgresseur de la Loi. Gal., ii, 19-21. On reconnaît ici la thèse que l’Épître aux Romains développera dans toute son ampleur.

L’opposition est nette entre les deux thèses, celle de Paul et celle des judaïsants. Pierre ne saurait être rangé parmi ces derniers ; Paul ne lui reproche aucune erreur, il dit même clairement que Pierre et lui sont d’accord sur le fond du débat ; mais Pierre n’a pas tenu constamment une conduite conforme à ses principes. Il s’est laissé intimider, il a été cause que d’autres juifs ont dissimulé avec lui, et que Barnabe lui-même s’est laissé gagner à leur dissimulation, aùroiv Tfl ôîtoxplæi. Gal., ii, 13. C’est la seule chose qui lui soit reprochée.

Qu’cst-il advenu de cette intervention de Paul ? L’auteur de l’Épître aux Galates ne nous le dit pas. De ce silence de la lettre, l’école de Tubingue a conclu à une rupture entre Pierre et Paul. D’après M. Loisy, Paul aurait échoué dans sa tentative auprès de Pierre : ne pouvant parler dans son épître d’un insuccès qui aurait compromis son autorité, il le passe sous silence. A. Loisy, L’Épître aux Galates, p. 13fi. Rupture, insuccès, c’est déjà ce que laissaient entendre les judaïsants de la fin du iie siècle, qui attribuaient à Pierre une réponse victorieuse aux reproches de l’Apôtre des gentils : « Si lu m’appelles condamnable, font-ils dire à Pierre, tu accuses par là le Dieu qui m’a révélé le Christ, et tu dégrades celui qui m’a appelé bienheureux à cause de cette révélation. » Hom. Clan., xvii, P. G., t. ii, col. 101-102. Ce que nous savons de l’attitude de Pierre dans toutes les manifestations judéo-chrétiennes, soit à Jérusalem, soit à Antioche, ne peut justifier pareille hypothèse. Il est

au contraire bien plus vraisemblable que Pierre a humblement reconnu son erreur de conduite, et que, l’intervention de Paul l’ayant délivré de l’influence néfaste des perturbateurs, il a repris comme auparavant ses relations avec les pagano-chrétiens.

3° Les judaïsants de Galatie (Épître aux Galates).

Malgré leur insuccès à Antioche et à Jérusalem, les judaïsants continuèrent avec une singulière énergie de poursuivre l’Apôtre dans son évangélisation des gentils, de combattre partout l’œuvre qu’il accomplissait. Paul avait fondé des communautés parmi les populations païennes de la Galatie du nord. Les juifs s’y trouvaient en nombre insignifiant ; l’apôtre n’avait imposé aucune obligation légale aux nouveaux convertis. Les Galates avaient mis un grand empressement à accepter l’Évangile, ils avaient montré une parfaite soumission à Paul. Cette fidélité cependant ne devait pas durer longtemps. Dans un second voyage, Paul avait dû déjà insister sur la nécessité de s’en tenir à ce qu’il leur avait prêché une première fois. Gal., i, 9, sur l’obligation qu’ils s’imposaient d’observer toute la Loi, s’ils se faisaient circoncire, v, 3. Le mal empira après cette seconde visite, si bien que vers les années 53 ou 54, cf. Lagrange, Épître aux Galates, p. xiii-xxviii, Paul dut intervenir pour défendre son enseignement contre les entreprises des nouveaux docteurs. Ce fut l’occasion de l’Epitre aux Galates. L’auteur ne dit pas quels sont ses adversaires ; il ne les désigne pas spécialement, n’insinue rien de leur origine, ne rapporte aucune de leurs paroles. C’est donc uniquement par la réfutation qu’il fait de leurs doctrines qu’on peut les caractériser. Ce laconisme a permis une double interprétation des doctrines professées par ses adversaires.

1. La plupart des exégètes modernes voient dans les opposants de Paul des judéo-chrétiens mitigés, faisant de la circoncision, non une nécessité pour le salut, mais un moyen de perfection, et c’est dans ce sens que les nouveaux docteurs l’auraient recommandée aux convertis de Galatie.

Lighfoot suppose que ces judaïsants, essayant d’échapper au décret de Jérusalem, sans le contredire en face, pouvaient bien représenter le rite de la circoncision, non plus comme une condition de salut, mais comme une observance spécialement recommandable. Saint Pauls Epislle to Galalians, 2e édit., p. 307. Cornely passe de la conjecture à l’affirmative, et prête à ces judéo-chrétiens les idées de ceux qui avaient soulevé l’incident d’Antioche entre Pierre et Paul : ils professaient que la Loi n’était pas nécessaire au salut, mais très utile et assurant une plus grande perfection : Legem ergo, licet ad salutem adipiscendam necessaria non esset, utilissimam tamen esse, quandoquidem per eam filii Abrahw, cuidatv essent promissions, consliluercntur. Op. cit., p. 365.

Avant Cornely, la même thèse avait été soutenue par J. Thomas, dans la Revue des questions historiques, en 1889 : « Leurs prédications doctrinales ne vont pas directement contre le décret des apôtres à Jérusalem, mais le tournent et en profitent même. Si on n’exige plus la circoncision pour être admis dans l’Église, on la prescrit comme nécessaire pour entrer en pleine participation des promesses données à Abraham et de l’alliance conclue avec lui. La Loi constitue pour les juifs qui lui demeurent soumis un privilège dont on ne peut jouir qu’en les imitant. » Mélanges d’histoire et de littérature religieuse, p. 174. C’est également le sentiment du P. Prat et de M. Toussaint. « Le premier article de cet « autre évangile », écrit le premier, était la nécessité de la circoncision pour les païens convertis, soit comme condition essentielle de salut, selon la doctrine extrême « les judaïsants d’Antioche et de Jérusalem, soit plutôt comme perfection dernière et

complément indispensable du christianisme ». Il s’appuie sur le sens du verbe ÈTUTsXsTaôe de Gal., m, 3. « Qu’on prenne le verbe èiziTzXzlaQz au passif, « vous êtes conduits à la perfection », avec la Vulgate et les Pères grecs, ou à la voix moyenne, « vous achevez, vous couronnez l’ouvrage, » avec la plupart des exégètes modernes, la circoncision est opposée au baptême comme la fin au commencement, et le chefd'œuvre à l'ébauche. » La théologie de saint Paul, 1. 1, p. 225. « Dans la controverse présente, dit M. Toussaint, le point de vue des judaïsants s’est déplacé. On ne prêche plus la nécessité de la circoncision, mais seulement les prérogatives qu’elle confère à ceux qui la reçoivent, » Épîtres de saint Paul, t. i, p. 174. C’est encore l’interprétation donnée par Ramsay : les judéochrétiens insistaient sur l’existence de deux catégories de chrétiens ; ils faisaient remarquer que Paul, en publiant et en recommandant le décret de Jérusalem, avait reconnu cette distinction des frères en forts et en faibles, exemptant ces derniers du fardeau de la Loi, par concession à l’humaine faiblesse. Les Galates le croyaient d’autant plus aisément que Paul avait fait circoncire Timothée ; on leur montrait dans cet acte une preuve que la Loi plaçait ceux qui s’y soumettaient à un rang supérieur dans l'Église, une inconséquence dans la conduite de Paul qui, après leur avoir prêché la liberté, prêchait aux autres la circoncision. Aussi les judaïsants les pressaient-ils de s’efforcer, en acceptant toute la Loi, d’atteindre le plus haut degré de perfection. SI Paul the Iravellcr and the roman citizen, 10e édit., p. 183 ; Historical commentanj on the Galatians, p. 256 sq.

Enfin pour M. Loisy, ces judaïsants sont les mêmes que ceux d’Antioche et de Jérusalem : ils représentent la pensée de l'Église hiérosolymitaine et de leur chef Jacques. La Loi n’est pas obligatoire pour les païens convertis, « mais ils feront bien de s’y conformer, la 'loi divine, qui est censée contribuer à la perfection du croyant juif, ne pouvant manquer de contribuer aussi à la perfection du païen converti ». L'Êpîtrc aux Gâtâtes, p. 132. Pour les juifs, elle demeure obligatoire ; elle est en quelque manière une condition de leur salut, mais elle n’en est pas le principe. « Il s’agit donc d’une sorte de contre-apostolat, très délibérément organisé pour corriger l’enseignement de Paul et réformer sa méthode d'évangélisation chez les gentils. Ces gens ne se sont pas trouvés par hasard dans les communautés fondées par les missionnaires de l'Évangile en pays païen, ils y sont venus tout exprès pour voir comment ces communautés avaient été constituées, parce qu’il leur déplaisait qu’on usât envers les païens convertis de la « liberté » dont parle Paul, c’est-à-dire qu’on les admît à la communion de l’espérance chrétienne sans souffler mot des observances légales et sans les agréger en aucune manière au judaïsme. Réagissant contre cette « liberté », les judaïsants voulaient « asservir » et les apôtres et les convertis, contraindre les premiers à vivre plus exactement selon la Loi et ù recommander la pratique de cette Loi à leurs fidèles, amener ces derniers à suivre les règles de la vie juive et notamment a accepter la circoncision, ces règles étant la forme supérieure de la justice à laquelle est promis le royaume de Dieu. » I.oc. cit., p. 18 sq.

Ainsi les judaïsants de Galatie ne seraient plus aussi intransigeants que ceux de Jérusalem, qui voulaient imposer la circoncision aux païens convertis, comme moyen de salut. Cette attitude ne paraissant plus possible après le décret de Jérusalem, on suppose que les zélateurs de la Loi ont modifié leur point de vue, et qu’ils se contentent de recommander les pratiques mosaïques comme un moyen de perfection, comme une justice plus grande. Les chrétiens incirconcis ne peuvent pas être égaux à ceux de la circoncision : s’ils

ne se soumettent pas au rite essentiel du judaïsme, il leur est impossible d’avoir part aux prérogatives spéciales, aux bénédictions réservées aux descendants d’Abraham. Pour être complètement chrétien, il faut être incorporé à Israël.

2. Cette évolution du parti judaïsant est séduisanteMais elle a le tort de s'écarter des affirmations catégoriques de Paul qui met en cause le salut, et non la perfection. M. Loisy reconnaît que l’auteur de l'Épître aux Galates établit nettement l’antithèse entre le salut par la Loi et le salut par la foi. Mais cette antithèse existerait seulement dans l’esprit de l’Apôtre, loc. cit., p. 27. — Forçant la note, prêtant à ses adversaires des idées qu’ils n’avaient pas, Paul n’aurait-il pas provoqué une réponse facile chez ceux qu’il combattait ? Il aurait enlevé toute force à ses arguments, risqué de n’obtenir aucun résultat, sinon un résultat opposé à celui qu’il cherchait.

Si nous faisons confiance au texte de l'Épître aux Galates, nous reconnaîtrons dans les adversaires de son auteur des intransigeants, professant les mêmes doctrines que ces chrétiens de la secte des pharisiens, dont il est question, Act. xv, 5, tenant toujours la circoncision, et avec elle toute la loi de Moïse, comme obligatoire non seulement pour les juifs, mais pour les païens convertis au christianisme. Cette interprétation, qui est celle des Pères, a été reprise par le P. Lemonnyer, Épîtres de S. Paul, l r0 partie, p. 51, E. Tobac art. Galates, (Épîlre aux), t. vi, col. 1033-1036, et le P. Lagrange, Épîlre aux Galates. C’est bien ainsi, en effet, que Paul envisage ceux contre qui il met en garde les chrétiens de Galatie. Il s'étonne que ces convertis soient passés si vite de celui qui les a appelés dans la grâce du Christ à un autre évangile, « non que c’en soit un autre, ce sont seulement des gens qui portent le trouble parmi vous et qui veulent pervertir l'Évangile du Christ. » Gal., i, 7. Dès le début, on voit qu’il y a opposition entre l'Évangile de Paul et ce qu’on a prêché aux Galates, opposition si grande que l’apôtre prononce par deux fois l’anathème contre de tels prédicateurs. Gal., i, 8-0.

Or l'Évangile de Paul, c’est l'évangile du salut par le Christ, par la foi du Christ sans la Loi. « Quant à moi, je suis mort à la Loi par une (autre) loi, afin de vivre à Dieu. Je suis crucifié avec le Christ ; ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ; si je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré pour moi. Je ne tiens pas pour nulle la grâce de Dieu ; car si (on acquérait) la justice au moyen de la Loi, c’est donc que le Christ serait mort pour rien. » Gal., ii, 19-21. Le verset 21 précise ce qu’affirmaient ceux qui prêchaient un autre évangile, qui dénaturaient l’enseignement de Paul : ils prétendaient acquérir la justice (et non pas seulement la perfection) au moyen de la Loi. Admettre cet enseignement, c’est reconnaître que le Christ est mort pour rien. Maintenir une telle vertu à la pratique de la Loi, c’est diminuer, sinon détruire, l’efficacité du baptême chrétien. Revenir à la Loi, c’est rétrograder de l'état de fils, d’héritier, à celui d’esclave. Gal., iv, 7. C’est donc bien un changement complet qui commence à s’opérer parmi les Galates : après avoir commencé par l’Esprit (christianisme), ils finissent par la chair qudaïsme), Gal., iii, 3 ; après avoir été connus de Dieu, ils reviennent à des éléments infimes et indigents, iv, 9 ; ils observent les jours et les mois, les saisons et les années, iv, 10 ; ils retournent en arrière, ils reviennent à une religion périmée. En acceptant la circoncision, ils s’engagent à observer toute la Loi, et le Christ ne leur servira de rien, v, 2-3. Ils se sont séparés du Christ, en cherchant leur justification dans la Loi. v, 4. Pourquoi ? sinon parce qu’ils mettront leur espoir dans les œuvres de la Loi et non plus dans le Christ, seulu

source de justification, parce que du christianisme ils seront passés au judaïsme.

Il est bien vrai, ces judaïsants se mettent en opposition avec le décret de Jérusalem, ils n’en tiennent aucun compte. Mais ce n’est pas une raison pour contester l’existence de cet état d’esprit. Il ne suffit pas qu’une décision soit prise, pour qu’elle soit universellement acceptée et mise en pratique, qu’une condamnation soit portée, pour que l’erreur disparaisse immédiatement. Ces personnes en appelaient aux apôtres, disciples du Sauveur, qu’elles opposaient à Paul, lequel n’avait pas vu le Christ ; mais ne se montraient-elles pas plus exigeantes sur ce point que ceux qu’elles invoquaient ? Et n’est-ce pas à dessein que Paul, au début de sa lettre, insiste sur l’accord qui s’opéra entre lui et les apôtres à Jérusalem, et sur la liberté qui lui fut laissée dans son action auprès des Gentils ? Gal., ii, 1-10. Les judaïsants objectaient à Paul son attitude parfois favorable à la Loi, allant jusqu'à prêcher la circoncision. La réponse est nette : il ne prêche pas la circoncision, v, 11 ; la circoncision n’est rien, vi, 15. Il a refusé de laisser circoncire. Tite. ii, 3 sq. Il est sur ce point intransigeant ici comme dans l’affaire de Tite. Il ne l’a pas toujours été, puisqu’il a fait circoncire Timothée, Act., xvi, 3, puisqu’il dit se faire juif avec les juifs. I Cor., ix, 19-22. Riais dans ces derniers cas, il pouvait le faire sans danger, il agissait pour le bien de l'Évangile, alors que pour Tite et les Galates, une question de principe était en jeu. Si l’on ne parlait que de perfection, pourquoi cette intransigeance absolue ? pourquoi ces paroles dures contre la circoncision, Gal., v, 12, et contre la Loi, qu’il aurait pu regarder comme choses indifférentes ? C’est que les œuvres de la Loi n'étaient pas considérées simplement comme des actes de vertu, dont l’exercice aurait été recommandé, des actions surérogatoires, aptes à faire acquérir une plus grande sainteté. Les pseudo-apôtres semblent d’ailleurs avoir insisté spécialement sur la circoncision, qui n’a pas, en somme, le caractère d’acte vertueux, mais bien celui d’initiation, laissant dans l’ombre les obligations qui incomberaient aux nouveaux circoncis. Gal., v. 3. Paul n’aurait pu protester contre un effort vers la sainteté, par l’accomplissement de certains actes vcrliicux. Lui-même recommandait d’accomplir le Loi dans ce qu’elle a d’essentiel, la charité. On accomplit toute la Loi dans un seul précepte, à savoir : tu aimeras ton prochain comme toimême. » Gal., v, 14. Ce qui a excité son indignation, c’est que les Galates considèrent la foi du Christ comme insuffisante, ses mérites comme dépourvus d’efficacité, le baptême comme sans effet.

Le but de ces judaïsants était « de faire bonne figure auprès des juifs, en éliminant ce qui les choque le plus, le scandale de la croix. » Lagrange, op. cit., p. 38. L’idée que la Croix avait réalisé tous les oracles des prophètes, et mis un terme aux espérances messianiques, était difficilement admise par ces juifs convertis. Pour eux, tout n'était pas fini : la nation choisie par Dieu devait avoir encore ses jours de gloire, sous le règne du Roi-Messie ; et ils considéraient l’expansion du christianisme comme un utile auxiliaire de leur prosélytisme. C’est pourquoi ils tenaient tant à la circoncision et a la Loi ; c’est pourquoi ils estimaient que les païens convertis, pour avoir part aux promesses d’Israël, devaient être étroitement attachés à la nation juive, par le rite de la circoncision. Ils étaient ainsi amenés à diminuer Je rôle du Sauveur, à mesure qu’ils exaltaient l’importance de la Loi. Et « les Galates allaient s’imaginant que leur christianisme était insuffisant, n'étant qu’un élément du judaïsme intégral, la seule voie qui conduisîl a Dieu, l’aul a cru qu’ils étaient perdus pour le Christ, c’est-à-dire que leurs nouveaux docteurs les trompaient, et les orien taient délibérément vers une religion dont le Christ n'était plus le centre. Et en effet le Messie n'était pas le centre des espérances du judaïsme pharisaïque. On attendait de lui qu’il fît triompher le peuple, et qu’il fît régner la Loi sur les gentils. Il serait ainsi son plus illustre serviteur. Les Galates conquis à la Loi par Jésus-Christ auraient réalisé ces aspirations juives. C’eût été un autre évangile, et Paul, avons-nous dit, a prononcé le mot. » Lagrange, op. cit., p. xii,

Autres manifestations judaisantes.

Se heurtant partout aux menées des judaïsants, Paul y

fait de fréquentes allusions dans ses épîtres. Constamment, il met les chrétiens en garde contre eux, parfois en termes très violents, comme lorsqu’il écrit aux Philippiens : « Prenez garde à ces chiens, prenez garde à ces mauvais ouvriers, prenez garde à ces mutilés. Car c’est nous qui sommes les vrais circoncis, nous qui, par l’Esprit de Dieu, lui rendons un culte, qui mettons notre gloire dans le Christ Jésus, et ne nous confions point dans la chair. » Phil., iii, 2-3. Ce sont eux encore qui sont visés dans la IIe aux Corinthiens. On ne saurait admettre que ces perturbateurs « vendaient l'évangile, mais ne l’altéraient pas. » Prat, La théologie de saint Paul, p. 212. Car Paul laisse bien entendre qu’il s’agit de doctrine, d’un enseignement différent du sien. « Mais je crains bien que comme Eve fut séduite par l’astuce du serpent, ainsi vos esprits acceptent de fausses doctrines et se détournent de la simplicité de la foi au Christ. Qu’il vous arrive, en effet, quelqu’un prêchant un autre Jésus que celui prêché par nous, ou vous apportant, soit un Esprit différent île celui que vous avez reçu, soit un Évangile autre que celui auquel vous aviez d’abord adhéré, vous risquez de vous en accommoder fort bien. » II Cor., xi, 3-4.Un peu plus loin, il revendique les mêmes titres que ces étrangers, ces archiapôtres, qui se vantent d'être hébreux, israélites, de la postérité d’Abraham, ministres du Christ. Pourquoi donc, s’il est tout cela autant et plus qu’eux, donner la préférence a leur enseignement ? Ils sont de faux apôtres, des ouvriers astucieux qui se déguisent en apôtres du Christ, xi, 13 sq. Ils font à Corinthe ce qu’ils avaient fait à Antioche, à Jérusalem, en Galatie et partout où ils couraient sur les brisées de Paul, pour annoncer un autre Évangile, apportant dans cette œuvre des vues d’intérêt. II Cor., xi, 20, 7-12 ; xii, 13-17.

Le même esprit d’opposition se manifesta jusqu'à Home, i Je vous recommande, frères, de prendre garde à ceux qui causent les dissensions et les scandales, à rencontre de l’enseignement que vous avez reçu, et évitez-les ; car ces gens-là ne sont point au service de Notre-Seigneur le Christ, mais de leur ventre ; et par des discours édifiants et des paroles flatteuses, ils séduisent les cœurs des simples. > Rom, , xvi. 17-18. Ces simples, exposés à la séduction, sont vraisemblablement les mêmes que les faibles dont il est question, Rom., xiv, et que les forts doivent ménager. Ces faibles s’adonnent à certaines pratiques : abstinence de la chair et du viii, préférence donnée à certains jours. Diverses interprétations sont données de ces faibles. « Cependant, on tient en général et probablement avec raison, que le gros des abstinents était d’origine juive. » Lagrange, Épttrt aux Romains. p. 339. Mais le ton de douceur avec lequel Paul en parle, les recommandations qu’il adresse aux forts de ne pas les scandaliser montrent bien que nous ne sommes pas ici en face d’une manifestation de l’esprit judaïsant intransigeant, que les scrupuleux en question, loin île faire du prosélytisme, sont plutôt portes à succomber, et à agir contre leur conscience. Ils ajoutaient aux pratiques de la Loi certaines prescriptions alimentaires et autres observances empruntées à divers milieux philosophiques et religieux. « Ce

pouvait être simplement l’application au christianisme de principes répandus un peu partout. On regardait ces abstinences comme le l’ait des parfaits, orphiques et pythagoriciens chez les gentils, esséniens et thérapeutes chez les juifs : la philosophie elle-même s’inserivait contre l’usage des chairs (Plutarque, deux discours). » Lagrange, op. cit., p. 339.

C’est un groupe du même genre qui est caractérisé, dans l’Épître aux Colossiens, ii, 16, comme se préoccupant d’observances alimentaires, de la célébration de fêtes, de néoménies et du sabbat. C’est la même tentative de syncrétisme religieux. Il est impossible de rattacher les membres de ce groupe aux judaïsants intransigeants, recrutés surtout dans la secte des pharisiens : ces derniers étaient trop fermés aux influences du dehors. Leurs tendances sont « d’un judaïsme tempéré et à petite dose, , d’un judaïsme bénin, capable de transactions et de compromis. » Prat, La théologie de saint Paul, p. 392.

Conclusion.

Il y avait donc à l’époque néotestamentaire,

avant la ruine de Jérusalem, deux groupes, ou plus exactement deux tendances, parmi les judéo-chrétiens.

1. Les judaïsants intransigeants, qui soulevèrent la question de la circoncision, à Antioche et à Jérusalem, et que l’on retrouve plus tard en Galatie. Ils se recrutaient surtout parmi la secte des pharisiens. Pour eux, la Loi continue à s’imposer non seulement aux juifs, mais aux païens convertis. Le salut ne peut être obtenu uniquement par le baptême et la foi au Christ. Seule la pratique du judaïsme intégral, du judaïsme perfectionné par la reconnaissance du Messie, peut faire participer aux privilèges et aux bénédictions d’Israël. Le christianisme est la perfection du judaïsme : il n’a pas supprimé la Loi.

2. Les judéo-chrétiens modérés, ceux qui ont suscité le conflit d’Antioche entre saint Pierre et saint Paul, sont encore fermement attachés à la Loi, la considèrent comme obligatoire, mais seulement pour les juifs. Ils ne contestent pas la liberté accordée aux gentils à l’assemblée de Jérusalem. Mais leur attachement à la Loi les empêche de se mêler aux pagano-chrétiens, les amène par le fait à se considérer comme constituant un élément supérieur dans le christianisme, supérieur par son appartenance à la race élue, supérieur par sa fidélité à accomplir les ordonnances de Moïse. Us ne comprennent pas encore que l’ancienne Loi a été abrogée par la nouvelle. Ils s’enferment étroitement dans le judaïsme, situation qui leur sera néfaste et qui amènera leur ruine. C’est la tendance générale des communautés judéo-chrétiennes qui se rattachent à l’Église de Jérusalem, dont Jacques est le chef. On ne dogmatise point ; on n’affirme pas que la Loi soit une condition nécessaire de salut ; nulle part, ni Jacques ni d’autres de ces judéo-chrétiens n’apparaissent comme l’ayant soutenu. Si les païens pouvaient être sauvés sans la Loi, et cela Jacques l’admettait, pourquoi la Loi aurait-elle été pour les Juifs une condition nécessaire de salut ? Dans ce cas le salut aurait été plus difficile pour les juifs que pour les gentils. Mais en fait, dans ces milieux scrupuleux, on restait fidèle à toutes les prescriptions légales, on les observait minutieusement ; on voulait les voir observées de la sorte par tous les convertis du judaïsme, avec peut-être un secret désir de les proposer aux gentils comme une condition de progrès religieux et moral.

A côté de ces deux grandes tendances, nous avons constaté les premières manifestations d’un syncrétisme religieux, à base de judéo-christianisme. Ce syncrétisme ira s’accentuant, et donnera naissance aux n « et iiie siècles à la secte des elcésaïtes, tandis que les deux tendances primitives se perpétueront pendant plusieurs siècles avec des noms nouveaux. Les

judéo-chrétiens modérés, demeurés orthodoxes, seront appelés nazaréens ; les judaïsants intransigeants, s’écartant de la foi chrétienne, constitueront la secte des ébionites.