Dictionnaire de théologie catholique/I. ABÉLARD (Vie et Œuvres d’)

E. Portalié
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 24-28).

I. ABÉLARD (Vie et Œuvres d’). — I. Vie. II. Œuvres. III. Critique.

I. Sa vie. — Né en Bretagne dans la seigneurie du Palet (en latin Palatium) à quatre lieues de Nantes, Pierre avait hérité de son père Bérenger, gentilhomme instruit, un goût très vif des lettres et, tout jeune encore, selon l’usage du temps, il parcourut les provinces en quête d’école de dialectique. Le surnom d’Abélard parait dû à une plaisanterie de Thierry de Chartres qui lui enseignait les mathématiques. Cf. Clerval, Les écoles de Chartres au moyen âge, 1895, p. 192. Il eut pour maîtres en philosophie les chefs des deux écoles rivales: Roscelin d’abord, le fougueux nominaliste qui, condamné à Soissons en 1092, après un court exil en Angleterre, avait repris ses leçons dans la collégiale de Sainte-Marie de Loches ; puis, vers 1100 à Paris, Guillaume de Champeaux, chef des réalistes, alors dans tout l’éclat de sa gloire. On admira partout les succès du jeune Breton, sa subtilité merveilleuse, sa facilité dans toutes les branches du trivium et du quadrivium, sans en excepter la musique où il excellait.

Mais bientôt se révéla son esprit inquiet et présomptueux. Il se posa en rival de Guillaume et engagea contre lui sa première lutte. A vingt-trois ans, il fonde une école à Melun, résidence de la cour (1102), puis la transporte à Corbeil, et revient enfin à Paris harceler Guillaume jusque dans sa retraite de Saint-Victor, où, dans des disputes publiques, il l’oblige, raconte-t-il lui-même, Historia calamilatum, P. L., t. clxxviii, col. 119, à modifier sa doctrine. Cette victoire sur celui qu’on nommait « la colonne des docteurs » illustra le jeune maître qui ne tarda pas à fonder à Sainte-Geneviève une école fameuse. Mais, les triomphes dialectiques ne lui suffisant plus, il va chercher la science sacrée à Laon où l’attire l’immense réputation d’Anselme. Il ne trouva, dit-il encore, « qu’un arbre chargé de feuilles sans fruits, un foyer d’où s’échappait beaucoup de fumée et point de lumière. » Ibid., col. 123. Les inimitiés qu’il souleva, en élevant une chaire rivale en face de celle d’Anselme, le chassèrent de Laon ; mais il n’en partit que pour recevoir à Paris, avec le titre de chanoine (sans être dans les ordres), la direction de la grande école de Notre-Dame (1113). Alors commence pour l’écolâtre de trente-quatre ans une période de gloire dont l’éclat, attesté par tous les contemporains, parait fabuleux. Cf. de Rémusat, Abélard, t. i, p. 44. De l’Angleterre, de la Bretagne, « du pays des Suèves et des Teutons, » de Rome même accouraient jusqu’à cinq mille auditeurs, parmi lesquels on compta plus tard dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évoques ou archevêques et un pape (Célestin II), sans parler du célèbre tribun Arnaud de Brescia.

Ces succès inouïs enivrèrent Abélard : l’orgueil indompté qui l’avait fait nommer « le rhinocéros » le poussa à des nouveautés téméraires ; en même temps il s’abandonnait aux plus honteuses passions, ainsi que l’attestent les reproches de son ami Foulques de Deuil, I Epist., xvi, P. L., t. clxxviii, col. 373, et ce triste aveu d’Abélard lui-même : Cum totus in superbia et luxuria laborarem. Historia calam., ibid., col. 126. Mais, ajoute-t-il, le châtiment était proche. Il fut terrible et désormais la vie d’Abélard ne sera plus qu’une suite ininterrompue de luttes, de déboires et de condamnations.

La première catastrophe éclata en 1118. On sait la séduction d’Héloïse, sa fuite en Bretagne, la naissance d’Astralabe, le mariage secret exigé et ensuite divulgué par le chanoine Fulbert, oncle d’Héloïse, enfin la retraite de celle-ci au monastère d’Argenteuil et la barbare vengeance exercée sur Abélard. Sous le coup de cette humiliation, Abélard va s’ensevelira l’abbaye de Saint-Denys, où il embrasse la vie monastique. Loin d’y trouver le repos, il s’y fit de nouveaux ennemis. Ayant, sur les instances de ses disciples, repris ses leçons à Saint-Denys et ensuite à Saint-Ayoul près de Provins, il aggrava encore ses erreurs et, sous prétexte de réfuter le trithéisme de Roscelin, il ressuscita le sabellianisme. Il en résulta d’abord une polémique d’une violence inouïe entre Abélard et son ancien maître, Epist., xiv, xv, P. L., t. clxxviii, col. 356-372, puis la dénonciation, peut-être par Roscelin, ibid., col. 357, sûrement par Albéric et Lolulphe de Reims, de l’opuscule d’Abélard De unitate et Trinitate divina, récemment publié par Stolzle. Au concile de Soissons (1121) présidé par le célèbre cardinal légat Conon d’Urrach, Abélard fut condamné à jeter lui-même son livre au feu, et à être enfermé au monastère de Saint-Médard. Délivré par le légat, il regagna Saint-Denys, ulcéré mais toujours opiniâtre.

Nous ne pouvons que mentionner la tempête qu’il excita à Saint-Denys en niant l’origine aréopagitique de l’abbaye ; sa retraite dans une solitude déserte près de Nogent-sur-Seine où il fonde l’école du Paraclet bientôt peuplée de milliers de disciples ; ses nouveaux démêlés de doctrine avec Clairvaux et les prémontrés ; son séjour à Saint-Gildas de Rhuys (Morbihan) dont les moines l’ont élu abbé (1225) sans se douter qu’il laisserait d’eux le plus affreux portrait, Hist. calam., ibid., col. 179 ; enfin son retour au Paraclet (1229) pour y recueillir Héloïse après la dispersion du monastère trop relâché d’Argenteuil, et l’établir première abbesse du monastère qu’il fonde pour elle, et auquel à sa prière il donne une règle. Epist., viii, col. 255-326. Cf. Epist., vii, ix.

En 1136, Jean de Salisbury nous montre de nouveau Abélard dans sa chaire de la montagne Sainte-Geneviève, luttant contre la secte des cornificiens et enlevant la palme de la logique à tous ses contemporains. Metalogicus, l. II, c. x ; l. I, c. v, P. L., t. cci, col. 867, 832. C’était son dernier triomphe. Son enseignement et les ouvrages composés dans ses années de solitude avaient ajouté de nouvelles erreurs aux anciennes sur la Trinité. En 1139, un abbé cistercien, Guillaume de Saint-Thierry, jette le cri d’alarme en transmettant à saint Bernard et à Geoffroy, évêque de Chartres, les propositions les plus hardies du novateur. En vain Bernard, dans une visite amicale, essaie de le ramener ; Abélard demande à l’archevêque de Sens, Henri Sanglier, de se justifier publiquement dans un synode.

Le concile, composé des évêques et abbés des deux provinces de Sens et de Reims, se réunit à Sens dans l’octave de la Pentecôte, en présence du roi Louis VII accompagné de nombreux seigneurs (1141 et non 1140, comme on l’avait cru jusqu’ici). V. Deutsch, Die synode zu Sens 1141 und die Verurtheilung Abâlards, in-8o, Berlin, 1880 ; Denifle, Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, 1885, t. i, p. 418. Abélard eût voulu discuter. Mais Bernard, lisant les propositions extraites de ses écrits, le somma de les désavouer ou de les rétracter. Décontenancé, le novateur en appelle au pape et se retire. Le concile alors condamne les propositions en réservant au pape le jugement sur la personne de l’auteur. Celui-ci part pour Rome, où il compte sur de puissants amis. Mais à Lyon il apprend qu’Innocent II a confirmé la sentence et le condamne lui-même à être enfermé dans un monastère (16 juillet 1141). Cf. Jaffé-Loewenfeld, Regesta pont, rom., 1885, n. 8148 [5767] et 8149 [5767].

Mais, à son passage à Cluny, la providence lui ménageait un consolateur. Pierre le Vénérable l’accueille avec bonté, l’arrête dans son abbaye, l’adoucit, le réconcilie avec saint Bernard, obtient du pape de le garder près de lui, et lui inspire une rétractation qui, malgré des traces visibles d’amertume, est sincèrement catholique. Professio fidei, P. L., ibid., col. 178. Abélard vécut encore quelques mois dans le recueillement, la prière, l’étude et la pénitence, méritant, par sa soumission à l’Église et ses austères vertus, un magnifique éloge de Pierre le Vénérable. Voir Petri Venerabilis Epistolæ, P. L., t. clxxxix, l. III, epist. iv, Ad Innocentium II, col. 304 ; l. IV, epist. xxi ; l. VI, epist. xxii, Ad Heloisam, col. 347, 428. Il avait été envoyé pour se reposer au prieuré de Saint-Marcel, quand la mort le frappa à l’âge de 63 ans (12 avril 1142). A la prière d’Héloïse, Epist. ad Petrum Ven., ibid., col. 427, les cendres d’Abélard furent ensevelies au Paraclet, d’où elles ont été portées, en ce siècle, à Paris, au cimetière du Père-Lachaise.

II. Œuvres d’Abélard. — i. œuvres dogmatiques. — Quatre traités constituent la partie la plus intéressante de l’héritage théologique d’Abélard : 1o l’ouvrage découvert et publié par le Dr Remigius Stolzle ; sous ce titre : Abælards 1121 zu Soissons verurtheilter Tractatus de unitate et Trinitate divina, in-8o, Fribourg-en-Brisgau, 1891, p. xxxvi-101 ; 2o la Theologia christiana, éditée en 1717 par dom Martène dans le Thesaurus novus anecdotorum, t. v, col. 1139 ; 3o l’Introductio ad theologiam, publiée en 1616 par d’Amboise ; 4o la Somme des sentences publiée par Reinwald, sous le titre d’Epitome theologiæ christianæ, in-8o, Berlin, 1835, Tous ces ouvrages, sauf peut-être l’Epitome, sont incomplets, du moins sous leur forme actuelle. Les divisions en livres et en chapitres sont postérieures et troublent le plan de l’auteur, spécialement dans l’Epitome. De nombreux passages, parfois des chapitres entiers, sont à peu près identiques dans ces divers traités : de là des problèmes de critique jusqu’ici très discutés. Une comparaison attentive des quatre ouvrages amène pourtant à des conclusions certaines :

1. L’ordre chronologique de composition est l’ordre même dans lequel nous les avons énumérés. L’étude des modifications apportées aux fragments communs prouve que le De unitate a précédé la Theologia, et celle-ci l’Introductio. Cf. par exemple un long passage commun au De unitate, etc., édition citée, p. 43-54, à la Theologia, P. L., t. clxxviii, col. 1241-1247, et à l’Introductio, ibid., col. 1059-1065. On constate, de l’un à l’autre de ces ouvrages, le progrès de la pensée et de l’expression (voir les modes d’identité dans De unitate, p. 50, Theologia, col. 1247, et Introductio, col. 1065), de nouvelles lectures (cf. Theologia, col. 1170 ; Introductio, col. 1039), des phrases intercalées sans corriger les anciennes transitions (cf. Theologia, col. 1246, et Introductio, col. 1064, quas tamen, etc.). Il n’est plus possible de croire avec dom Martène et Hefele, Histoire des conciles, trad. Delarc, t. vii, p. 161 ; 2e édit. allem., 1886, t. v, p. 358, que l’Introductio, composée avant 1120, a été condamnée à Soissons : d’après Abélard lui-même, le livre de Soissons était un « opuscule sur la Trinité », Epist., xiv, P. L., t. clxxviii, col. 357, tandis que l’Introductio est une Somme sur toute la théologie. De plus, elle est sûrement postérieure à l’année 1133, puisqu’elle parle de Pierre de Bruys. Introductio, l. II, ibid., col. 1056. Le P. H. Denifle, O. P., approuve les conclusions de Goldhorn sur ce point. Voir Abælards Sentenzen und die Bearbeitungen seiner Theologia, dans Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, 1885, t. i, p. 612, 603, etc.

2. Le De unitate et Trinitate divina n’est donc pas un abrégé de la Theologia, et encore moins « une expression plus complète de la pensée d’Abélard sur la Trinité », comme l’a pensé un savant critique. Mignon, Les origines de la scolasique et Hugues de Saint-Victor, in-8o, Paris, 1896, t. i, p. 167. C’est bien, ainsi que l’a prouvé Stolzle, dans la préface de son édition, op. cit., p. x sq., le traité spécial sur la Trinité dont Abélard était si fier et qui fut brûlé à Soissons. Le R. P. Mandonnet, O. P., pense avec raison que « cet ouvrage forme, avec la lettre apologétique de Roscelin, la partie la plus importante du dossier relatif à ses démêlés avec Abélard ». Revue thomiste, 1897, p. 300. — La Theologia christiana n’est qu’une seconde édition, avec de nouveaux développements, du De Unitate et Trinitate divina, dont elle reproduit le plan, les nombreuses objections et le texte intégral, sauf de très courts fragments (15 pages environ) jugés inutiles ou obscurs. C’est la revanche d’Abélard contre le concile de Soissons : dans le portrait si peu flatteur d’Albéric de Reims, Theologia christ., l. IV, P. L., t. clxxviii, col. 1285, est et alius in Francia…, il y a une allusion à la scène de Soissons racontée dans l’auto-biographie d’Abélard. Hist. calamit., ibid., col. 147. L’ouvrage paraît se terminer à la fin du livre IV, comme l’indiquent le plan, l’expression même de novissima quæstio, Theologia christ., l. IV, ibid., col. 1313, et surtout la conclusion finale Hæc nos… Ibid., col. 1713. L’ouvrage ne paraît incomplet que par l’addition malencontreuse du livre V, emprunté mot pour mot au livre III de l’Introductio pour laquelle il a dû être composé.

3. L’Introductio ad theologiam est la plus importante des œuvres d’Abélard. En dépit du titre ajouté par un copiste, elle est une vraie Somme de théologie composée à l’usage des écoles : Scholarium nostrorum petitioni, prout possumus, satisfacientes, aliquam sacræ eruditionis summum quasi divinæ scripturæ introductionem conscripsimus, lit-on dans le prologue. Ibid., col. 979. Le P. Denifle établit fort bien, loc. cit., Archiv, t. i, p. 589, 601, 611, que cette œuvre, commencée par Abélard dès sa retraite à Saint-Denys, n’a pu être continuée que plus tard. Mais dès le début paraît ici pour la première fois cette division de la théologie en trois parties, qui, bientôt suivie dans le Sic et non, sera célèbre dans l’école abélardienne : 1o de la foi (et des mystères) ; 2o des sacrements (et de l’Incarnation) ; 3o de la charité. C’est à l’Introductio que viendront puiser toutes les Sommes de sentences publiées par les disciples d’Abélard. Voir III Abélard (école d’). Elle est aussi très certainement cet ouvrage désigné sous le nom de Theologia Abailardi, auquel Guillaume de Saint-Thierry, et après lui saint Bernard, ont emprunté les textes incriminés à Sens. Le tableau suivant facilite la vérification : la première colonne indique les citations faites par Guillaume, la deuxième les passages de l’Introductio, d’où elles sont extraites :

Disput. c. Abailardum. (P. L., t. clxxx.) Introductio ad theologiam. (P. L., t. clxxviii.)

Cap. i, col. 249. L. I, c. i, col. 981 (édit. Cousin, t. ii, p. 5).

Cap. ii, col. 250. L. I, c. v-ix, col. 987-989 (Cous., t. ii, p. 10-13).

Cap. iii, col. 244. L. II. c. xiii, col. 1068 (Cous., t. ii, p. 97).

Cap. iv, col. 257. L. II, c. xiv-xv, col. 1072 (Cous., t. ii, p. 100).

Cap. v. col. 265. L. I, c. xix, col. 1020 (Cous., t. ii, p. 45).

Malheureusement la comparaison ne peut plus se poursuivre : il nous reste seulement de l’Introductio la première partie sur la foi et la Trinité. Sur ce sujet, Abélard puise dans la Theologia christiana des chapitres entiers, en même temps que, par d’interminables digressions, il détruit l’harmonie de son plan et cette rapide précision si nécessaire à une Somme de théologie.

4. L’Epitome, mieux nommé dans le manuscrit d’Admont Sententiæ Petri Baiolardi, cf. Gietl, Die Sentenzen Rolands, 1891, p. 22, est au contraire un compendium de théologie méthodique, clair et précis. Le P. Denifle en conclut, non sans vraisemblance, qu’il n’est pas d’Abélard lui-même, bien qu’il reproduise partout très exactement son système, ses divisions et ses formules. Op. cit., Archiv, etc., t. i, p. 402, 420, 592. Encore moins est-ce un simple cahier d’éleve, comme le supposaient Gieseler et Hefele : le second manuscrit découvert par le P. Gietl exclut cette hypothèse. C’est donc un manuel de théologie abélardienne, résumant toute l’Introductio ad theologiam, telle qu’elle a dû exister avec les trois parties annoncées au début. De là le prix de cet abrégé qui supplée les parties perdues du grand ouvrage et dont la fidélité nous est garantie par ce fait que douze chapitres (sur 37) se retrouvent mot pour mot dans la partie conservée de l’Introductio. L’Epitome est donc par rapport à celle-ci ce qu’est relativement aux Sentences de Pierre Lombard le fameux abrégé de Bandinus. D’après la conjecture du P. Denifle, quand saint Bernard parle des sentences d’Abélard, Epist., cxc, seu tract, de erroribus Abailardi, c. v, P. L., t. clxxxii, col. 1062 ; cf. Epist., clxxxiii, ibid., col. 353, peut-être avait-il sous les yeux cet Epitome.

5. Le Sic et non, publié en partie par V. Cousin (1835), mais dont la première édition complète a été donnée à Marbourg en 1851, par Henke et Lindenkohl, n’est, d’après Abélard lui-même dans le prologue, P. L., t. c, col. 1349, qu’une compilation de textes, en apparence contradictoires, tirés de l’Écriture ou des Pères, sur 158 questions importantes de la religion. Soulever tant de difficultés sans en résoudre aucune, c’est certainement un jeu d’esprit aussi téméraire que dangereux. Des savants en ont conclu qu’Abélard déjà sceptique voulait jeter dans les esprits des ferments de doute. Cf. Vigouroux, Les Livres saints et la critique rationaliste, 3e édit., 1890, t. i, p. 347. Mais un calcul si pervers ne s’accorde ni avec le prologue de cet ouvrage, ni avec la foi qui, chez Abélard, survécut toujours à ses erreurs.

ii. œuvres exégétiques, morales, apologétiques. — 1. À l’exégèse appartiennent l’Expositio in Hexameron et les Commentariorum super S. Pauli epistolam ad Romanos libri quinque, cf. Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, art. Abélard, t. i, col. 30 ; il y est fait mention d’une Expositio super Psalterium, et d’une autre super epistolas Pauli (Bibl. nat., ms. I. 2543). Le second ouvrage mérite seul l’attention parce qu’il renferme la doctrine d’Abélard sur la prédestination, la rédemption, le péché originel et la grâce. — 2. Le Scito te ipsum seu Ethica, publié par B. Pez dans le Thesaurus anecdotorum novissimus, t. ii, 3e part., p. 626 sq., est un traité de morale plus philosophique que religieuse dont les graves erreurs ont été relevées par saint Bernard. Voir II Abélard (Articles condamnés par Innocent II). Abélard a exposé la même doctrine dans le poème moral, Carmen ad Astralabium filium, que M. Ilauréau a publié intégralement (1040 vers, au lieu de 461 déjà connus), dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 1893, t. xxxiv, 2e partie, p. 153 sq. On y trouve une preuve de l’authenticité des lettres controversées d’Héloïse et des tristes faiblesses qu’elle y révèle, même après sa profession. Notice, par Hauréau, loc. cit., p. 156 : — 3. Le Dialogus inter philosophum, judæum et christianum, édité par Reinwald en 1831, est une apologie du christianisme à la fois originale et obscure. Au jugement fortement motivé de M. Vigouroux, Les Livres saints, t. i, p. 339, ce livre, à cause de ses tendances rationalistes, est « une des compositions les plus téméraires » du novateur. — 4. À l’ascétisme se rattachent, avec les hymnes et autres opuscules, les Sermones (34), conférences assez froides adressées pour la plupart aux religieuses du Paraclet. — 5. Mentionnons aussi les 17 Lettres, intéressantes surtout pour l’histoire d’Abélard. La première est un récit de sa vie que Duchesne a savamment annoté.

iii. œuvres philosophiques. — Le public ne connaissait pas le plus petit écrit philosophique d’Abélard, quand V. Cousin publia les Ouvrages inédits d’Abélard pour servir à l’histoire de la philosophie scolastique en France, in-4o, Paris, 1836. Ce volume renfermait, avec de longs extraits des gloses sur Aristote, Porphyre et Boèce, la Dialectica, adressée par Abélard à son frère Dagobert, pour l’éducation de ses neveux. Cette Dialectique n’est plus un commentaire de la pensée d’un autre, mais une œuvre personnelle, un traité complet de logique, régulier et méthodique. Les confidences de l’auteur sur ses ennuis et sur sa mort prochaine, l’abandon d’erreurs autrefois caressées font supposer que l’ouvrage a été revu après le concile de Sens. Cousin, Introduction aux ouvrages inédits, p. 31-37. Le fragment sur Les genres et les espèces est, d’après Cousin, ibid., p. 17, « la pièce la plus intéressante du grand procès du nominalisme et du réalisme, dans le siècle d’Abélard. »

III. Critique. — Peu d’écrivains ont eu à la fois des censeurs plus sévères et des admirateurs plus enthousiastes. Cf. les Épitaphes d’Abélard recueillies dans P. L., t. clxxviii, col. 103-106 ; édit. Cousin, t. i, p. 717. Dom Clément était assurément trop dur quand il concluait que, grâce à sa passion pour les nouveautés, Abélard, « homme de beaucoup d’esprit… n’est devenu qu’un sophiste orgueilleux, un mauvais raisonneur, un poète médiocre, un orateur sans force, un érudit superficiel, un théologien réprouvé. » Histoire littéraire de la France, t. xii, p. 248. Mais les réhabilitations tentées, autrefois par d’Amboise et dom Gervaise, multipliées en ce siècle par les écrivains rationalistes, dépassent bien autrement la mesure. Il est de mode de glorifier dans Abélard un représentant de la libre-pensée, une victime des rancunes de saint Bernard, cf. de Rémusat, Abélard, t. i, p. 214, le grand rénovateur de la philosophie et « le Descartes du xiie siècle », Cousin, Introduction aux ouvrages inédits, p. 6, enfin « le créateur de la méthode scolastique ». Picavet, Abélard et Alexandre de Halès, créateurs de la méthode scolastique, Paris, 1896, p. 1-14. Il y a là des calomnies et des exagérations.

1o Abélard ne fut jamais libre-penseur ou incrédule : ses explications des dogmes sont, il est vrai, trop souvent empreintes de rationalisme ; mais il a été et a voulu être un croyant sincère. D’avance il s’est toujours soumis an jugement de l’Église. Cf. Introductio ad theologiam, prologus, P. L., t. clxxviii, col. 980 ; édit. Cousin, p. 3 ; Theol. christ., l. II et III, P. L., t. clxxviii, col. 1171, 1218 ; édit. Cousin, t. ii, p. 406, 454. Au plus fort de la lutte il adresse à Héloïse cette énergique profession de foi où on lit : Nolo sic esse philosophus ut recalcitrem Paulo ; non sic esse Aristoteles ut secludar a Christo. Epist., xvii, P. L., t. clxxviii, col. 375 ; édit. Cousin, t. i, p. 680. Après la décision de Rome, sa soumission a édifié Pierre le Vénérable. — 2o La justice et même la nécessité urgente de la condamnation d’Abélard ne peut plus être contestée aujourd’hui. Depuis la publication de ses œuvres, il n’est plus possible de dire que de simples imprudences de langage ont été transformées en hérésies monstrueuses et chimériques. « Les propositions condamnées, avoue de Rémusat lui-même, Abélard, t. i, p. 215, sont en général authentiques et les apologistes d’Abélard ont eu tort de les contester. » Les dénégations violentes du novateur, cf. Apologia, P. L., t. clxxviii, col. 106 ; édit. Cousin, t. ii, p. 719, prouvent seulement son embarras ou encore, d’après le P. Denifle, la faiblesse de son caractère ; hardi dans l’affirmation, il louvoyait dans la défense. Quant au danger que ces erreurs faisaient courir à la foi, il a été mis en lumière par la découverte récente des manuscrits de l’école d’Abélard. Denifle, O. P., Abælards Sentenzen, etc., dans Archiv, loc. cit., t. i, p. 592 et passim. Ce n’est plus un penseur isolé, mais toute une légion de docteurs qui renversaient les dogmes fondamentaux. À mesure que les écoles du xiie siècle sont mieux connues, il devient évident que, sans les condamnations d’Abélard et de Gilbert de la Porrée, le paganisme menaçait d’y régner en maître. Cf. Clerval, Les écoles de Chartres au moyen âge, in-8o, Chartres, 1895, sect. vi, p. 244 sq. — 3o En philosophie, Abélard créa-t-il un système nouveau ? Nous n’avons pas à le décider. Notons seulement que, serait-il vraiment l’inventeur du conceptualisme, ce système bâtard n’est après tout qu’un nominalisme déguisé et, selon le mot de C. Jourdain, Dictionnaire des sciences philosophiques, art. Abélard, « dissimule la difficulté plutôt qu’il ne la résout. » D’ailleurs, nombre de critiques doutent qu’Abélard soit conceptualiste et prétendent qu’à la suite de Cousin, les philosophes français se sont mépris sur sa pensée. Les contemporains avec Jean de Salisbury ont vu plutôt en lui un nominaliste. Metalogicus, l. II, c. xvii, P. L., t. c, col. 874. D’après Stöckl, Lehrbuch des Geschichte der Philosophie, 2e édit., Mayence, 1875, p. 404, et le cardinal Gonzales, Histoire de la philosophie, traduite de l’espagnol par le P. de Pascal, in-8o, Paris, 1890, t. ii, p. 153, en vain chercherait-on chez lui une solution précise et expresse du problème des universaux. Aussi de Rémusat convient-il lui aussi qu’Abélard « ne fut pas un grand homme ; ce ne fut même pas un grand philosophe, mais un esprit supérieur, d’une subtilité ingénieuse, un raisonneur inventif et un critique pénétrant… » Abélard, t. i, p. 273. — 4o La vraie gloire d’Abélard est d’avoir contribué pour une large part au développement de la méthode scolastique. Certes il n’en fut pas le créateur, comme le prétend M. Picavet : Anselme avait déjà paru, et Hugues de Saint-Victor ne se montre pas moins avide que lui de philosophie et d’explication rationnelle. Mais l’Introductio ad theologiam semble bien être la première Somme entreprise pour coordonner en un seul ouvrage tout l’enseignement de la foi. Hugues n’a écrit qu’après lui son grand ouvrage De sacramentis. Cf. Mignon, Les origines de la scolastique, t. i, p. 166. De plus, passionné à la fois pour la dialectique et pour l’érudition sacrée, Abélard inspira à son école le goût pour la discussion des textes patristiques, recueillis dans le Sic et non, et cette méthode plus sèche dans sa sévérité didactique, mais plus précise, qui la distingue de l’école de Saint-Victor. Cf. Denille, op. cit., dans Archiv, t. i, p. 613-620. Citons pour finir le jugement bienveillant du P. de Régnon, Études de théologie positive sur la sainte Trinité, in-8o, Paris, 1892, t. ii, p. 87 ; après avoir montré le Protée, tour à tour s’inspirant de sa foi ou s’abandonnant au rationalisme qui le hante, il conclut en ces termes : « Tel fut Abélard ! grande figure devant laquelle on ne peut rester indifférent. On admire l’homme de génie, on aime le grand enfant, on condamne le novateur, on respecte le pénitent. »

I. Éditions des œuvres d’Abélard. — La première et la plus incomplète parut à Paris, in-4o, 1616, sous ce titre : Petri Abelardi filosophi et theologi… et Heloissæ conjugis ejus… opera etc. Elle est attribuée par certains exemplaires a André Duchesne, et par d’autres à François d’Amboise, l’auteur de la Préface apologétique. La deuxième a été donnée par Migne en 1855 au t. clxxviii de la P. L. Il y manque seulement les ouvrages philosophiques, publiés par Cousin, et le De unitate et Trintate divina. Victor Cousin, après les ouvrages inédits d’Abélard (1836, voir plus haut), publia, avec le concours de C. Jourdain et d’E. Despois, les P. Ab. opéra hactenus seorsim edita, 2 in-4o, Paris, 1859. Ces trois volumes réunis forment la meilleure édition : mais encore ni l’Epitome ni le Sic et non n’y sont aussi complets que dans les éditions allemandes reproduites par Migne. L. Tosti (voir plus bas) a publié, d’après un manuscrit du Mont-Cassin, des fragments nouveaux et importants du Sic et non.

II. Sources contemporaines. — Elles sont indiquées avec soin par de Rémusat, Abélard, t. i, p. 13, et résumées dans les savantes notes de Duchesne sur l’Historia calamitum. Le Recueil des historiens des Gaules a réuni les fragments concernant Abélard de Jean de Salisbury, t. xiv, p. 300, d’Othon de Freising, t. xiii, p. 654, des Vies de saint Goswin et de saint Bernard, t. xiv, p. 327, 370, 442.

III. Monographies. — Voici les plus importantes, par ordre chronologique : dom Gervaise, La vie de P. Abeilard, abbé de Saint-Gildas de Ruis, O. de Saint-Benoit, et celle d’Héloise son épouse, 2 in-12, Paris, 1720 ; Jos. Berington, The history of the lives of Abeillard and Heloïsa…, in-4o, Londres, 1784 ; Ign. Aur. Fessler, Abàlardund Heloise…, 2 in-8o, Berlin, 1807 ; Luigi Tosti, Storia di Abelardo e dei suoi tempi, in-8o Naples, 1851 ; Ch. de Rémusat, Abélard, sa vie, sa philosophie et sa théologie, 2 in-8o, Paris, 1855 ; le même, Abélard, drame, publié par Paul de Rémusat, in-8o, Paris, 1877 ; l’abbé Vacandard, Abélard, sa lutte avec saint Bernard, sa doctrine, sa méthode, in 12, Paris, 1881 ; cf. le même, Vie de saint Bernard, t. ii, p. 140-176 ; S. Mart. Deutsch, Peter Abälard, ein kritischer Theologe des zwölften Jahrhunderts, in-8o Leipzig, 1883.

IV. Recueils généraux. — Dom Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés, 1758, t. xxii, p. 153-192 ; dom Clément, Histoire littéraire de la France, 1763, t. xii, p. 86-152 ; Morin, Dictionnaire de philosophie et de théologie scolastiques, in-4o, Paris (Migne) 1856, col. 179-367 ; Hetele, Conciliengeschichte, 2e édit. (Knöpfler), § 610 et 616, t. v, p. 358, 451 ; trad. franc. Delarc, t. vii, p. 161. 250.

V. Sur Abélard philosophe. — Voir les Histoires de la philosophie au moyen âge : Cousin, Introduction (aux ouvrages inédits), p. v-203, reproduite dans les Fragments de philosophie au moyen âge ; Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, in-8o, 1850, t. i, p. 267-287 ; Rousselot, Études sur la philosophie dans le moyen âge, t. ii, p. 1-109. Sur le théologien, cf. l’article suivant.

E. Portalié.