Dictionnaire de théologie catholique/ESPÉRANCE VIII. Comment l'espérance est une vertu théologale

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 5.1 : ENCHANTEMENT - EUCHARISTIEp. 335-338).

{ » al ce ferme propos, qu’il soit renouvelé dans l’acte même ou qu’il y persévère virtuellement eu vertu d’un acte qui a précédé. Il affecte d’une modalité spéciale l’amour d’espérance, comme aussi l’amour de charité ; par lui l’amour de Dieu devient, comme disent les théologiens, amor apprelialive summiis. Seulement ce super omnia, cette souveraineté de préférence, se diversifiera dans l’espérance et la charité, suivant la diversité fondamentale et la valeur inégale des deux amours de convoitise et d’amitié. Voir col. 623.

Dans l’espérance, où nous aimons Dieu comme notre bonheur, nous préférons ce bonheur ineffable et nécessaire, ce « salut » , malgré son éloignement, son mystère et son incertitude relative, à tous les faux bonheurs de la vie présente ; en dépit de toutes leurs séductions, nous ne voulons pas renoncer pour eux à notre bonheur éternel. En dépit aussi de toutes les difficultés qui tendent à nous décourager, nous ne renonçons pas à ce bonheur, appuyés que nous sommes sur le secours divin, que nous préférons à toutes les forces purement humaines, et à tous les secours trompeurs. Préférer au secours de la grâce nos forces naturelles serait la présomption, funeste à l’espérance théologale ; renoncer au ciel à cause des difficultés serait le désespoir, également destructeur de l’espérance ; tant que nous ne renonçons pas au ciel, ni par conséquent aux moyens de l’acquérir, tels que le pardon et le secours divin, l’espérance vit encore. Elle se propose de faire, avec l’aide de la grâce, tous les sacrifices nécessaires au salut : de les faire, sinon maintenant, du moins plus tard ; ce minimum peut suffire à l’espérance théologale, nous le savons par les documents positifs : car le pécheur, qui ne se sent pas encore le courage de faire les sacrifices nécessaires pour se réconcilier aussitôt avec Dieu, peut cependant faire un véritable acte d’espérance. Voir ci-dessus, col. 607, 637. Le désespoir ne détruit donc l’espérance que parce qu’il renonce complètement au travail du salut, non seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir. Ainsi la doctrine catholique reconnaît dans le pécheur non seulement la possibilité de la foi, mais encore celle de l’espérance salutaire avec son super omnia, et par suite, la possibilité de la prière surnaturelle, qui est un fruit de cette espérance, et qui lui obtient des grâces de conversion. Cette doctrine est consolante ; elle n’éteint pas la mèche qui fume encore ; elle encourage les premiers essais de retour, les velléités mêmes, et permet, avec le secours de la grâce, une disposition graduelle de la volonté au pardon divin.

Souvent, il est vrai, le motif intéressé de l’espérance ou de la crainte, grâce aux prédications, aux méditations sur les fins dernières, et surtout à l’action de la grâce, agira de façon si intense, qu’il amènera le pécheur à faire sur-le-champ tous les sacrifices, à renoncer dès maintenant à tout péché mortel, à toute occasion de pécher à laquelle il faut renoncer pour que le ferme propos soit sincère. Il ne voudra plus remettre sa conversion à un avenir incertain ; il voudra ne rien négliger, ne rien retarder. C’est alors que l’attrition, en « excluant la volonté de pécher » , atteindra le point d’efficacité nécessaire pour obtenir le pardon en vertu du sacrement de pénitence. Voir col. 608, et Attrition. Mais ce ferme propos d’éviter tout péché mortel, quoique souvent produit par le motif de l’espérance ou de la crainte, n’est pas essentiel à l’espérance théologale ; l’acte d’espérance peut se trouver dans le pécheur qui n’a pas encore ce ferme propos, qui reste attaché à sa mauvaise habitude, ou à l’occasion du péché. Et la raison en est que le péché mortel présent ne détruit pas absolument, mais conditionnellement, la future béatitude : il privera de la fin dernière, si avant la mort il n’est pas effacé par la pénitence. Platel, loc. cit., n. 319. De plus, les grâces nécessaires à la conversion ne sont pas refusées même au pécheur qui a retardé sa pénitence. Il peut donc, à la rigueur, faire ce raisonnement : < Plus tard je puis et je veux me convertir ; je ne renonce donc pas à mon bonheur éternel. » D’autre part, la crainte des surprises de la mort tend à le détourner de ce calcul comme dangereux.

Ici apparaît de nouveau la supériorité de la charité sur l’espérance, I Cor., xiii, 13 ; non seulement comme noblesse de motif et union plus parfaite avec-Dieu, voir col. 623 sq., mais encore comme efficacité d’influence sur toute la vie morale. Quand on aime Dieu pour lui-même comme un ami, et que cet amour est suffisamment maître de l’âme, un nouveau principe vient combattre ces tristes calculs, outre leur danger pour nous. « Oui, dira la charité, l’affection gardée pour un temps au péché mortel te laisserait encore des chances de salut ; elle ne détruirait absolument ni l’objet spécifique de ton espérance, la béatitude céleste, ni l’espérance elle-même : mais, ce qui te touche plus que ton propre bonheur, elle irait absolument contre la volonté du céleste ami, elle le peinerait et le crucifierait de nouveau, Heb., vi, 6, elle prolongerait un état d’inimitié avec Dieu : c’en est assez pour n’en vouloir à aucun prix. » Ainsi le motif désintéressé de la charité, s’il a cet inconvénient pratique que le commun des chrétiens en est moins touché, a cet immense avantage d’exclure le péché d’une manière plus radicale ; sa chaîne d’or peut rattacher à Dieu plus puissamment que tous les autres liens. Cf. Rom., VIII, 35. Ainsi la charité est incompatible avec tout péché mortel quel qu’il soit, parce que tout péché mortel rompt ramitié avec Dieu ; et le ferme propos de ne commettre, dès maintenant, aucun péché grave, d’observer tous les commandements, bien qu’il ne soit pas essentiel à l’acte parfait d’espérance, est essentiel à l’acte parfait de charité. Ainsi la charité, comme une reine, commande des actes à toutes les autres vertus, I Cor., XIII, 4 sq., et par là devient « la plénitude de la loi » . Rom., XIII, 10. « Si vous m’aimez, gardez mes commandements… Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime. » Joa., XIV, 15, 21. Voir Charité, t. ii, col. 2234.

Ces considérations confirment deux propositions que nous avons énoncées plus haut : 1. Quand il s’agit de distinguer la charité et l’espérance, la différence vraiment fondamentale est celle de l’amour désintéressé et de l’amour intéressé. Voir col. 623. 2. L’espérance préfère Dieu à tout, mais à son point de vue particulier, in sua linea ; le super omnia essentiel à l’espérance est différent de celui qui est essentiel à la charité, et lui est très inférieur. Et l’on voit ce qu’il faut penser de ces deux assertions de Schiffîni : l’amour de concupiscence n’aime en aucun sens Dieu par-dessus tout, et donc ne peut être un acte théologal. De viriuiibus, p. 396. Si l’espérance théologale était un amour de Dieu et avait pour objet sa bonté relative à nous, y adhérant par-dessus tout, il faudrait dire d’elle, comme de la charité, qu’elle est incompatible avec tout péché mortel, ce qui est faux, p. 384. Voir Cli. Pesch, Prælectiones theol., 3e édit., t. VIII, n. 496, p. 235.


IX. Valeur morale de l’espérance chrétienne ; son apologie à travers les siècles.

Cette question est la principale au point de vue de l’apologétique et de l’histoire des dogmes. A diverses époques et encore de nos jours, on a dénié à l’espérance chrétienne sa valeur morale à cause de l’amour intéressé qu’elle implique ; on l’a blâmée soit parce qu’elle ose adresser un tel amour à Dieu lui-même, soit parce qu’elle subordonne la pratique de la vertu à la récompense, c’est-à-dire à notre propre intérêt. D’autres, au contraire, ont exagéré la valeur morale de cet amour intéressé, au point de n’en pas reconnaître d’autre en nous à l’égard de Dieu. Après avoir rapporté ce que dit à ce sujet l’ancienne tradition des Pères, nous aborderons les développements de la théologie catholique, et nous noterons, en citant les documents ecclésiastiques, l’attitude de l’Église en face des erreurs qui ont attaqué l’espérance. L’histoire de cette grande et difficile question n’a pas encore été faite : nous voudrions l’esquisser à grands traits ; chemin faisant, nous ferons remarquer les réponses données à toutes les principales objections.

L’ancienne tradition.

1. En Orient.

Au ive siècle, nous y trouvons nettement affirmée la légitimité du motif intéressé et celle du motif désintéressé, avec leur inégale valeur. C’est une tradition recueillie par les grands docteurs cappadociens, et qu’on pourrait reprendre de plus haut, par exemple, chez Clément d’Alexandrie. Slrom., IV, c. xxii, P. G., t. VIII, col. 1346, 1347 ; cf. viii, col. 1270 ; VII, c. XII, xiii, P. G., t. IX, col. 507, 516 ; voir Freppel, Clément d’Alexandrie, xix" leçon, p. 457461. Cette ancienne tradition, les trois docteurs cappadociens la mettent vivement en lumière, en énumérant trois catégories d’élus, ou de chrétiens qui font leur salut.

|< Parmi ceux qui sont sauvés, dit saint Grégoire de Nazianze, je sais qu’il y a trois classes : les esclaves, les mercenaires et les enfants. Si tu es esclave, crains les coups ; si tu es mercenaire, regarde ce que tu recevras en récompense ; si tu es plus que tout cela, si tu es fils, respecte Dieu comme ton père ; fais le bien parce que c’est bien d’obéir à ton père, ne dût-il rien t’en revenir : ta récompense même, c’est de lui faire plaisir. » Or., xl, n. 13, P. G., t. xxxvi, col. 373.

Saint Basile voit aussi trois états d’âme, 5ta8£T£i. :, qui poussent à obéir à Dieu : « Ou bien par crainte du châtiment nous fuyons le mal, c’est l’état d’esprit servile, ou, cherchant le gain qui provient de la récompense, nous accomplissons les commandements en vue de notre propre utilité, et en cela nous ressemblons aux mercenaires ; ou bien nous obéissons en vue du bien lui-même, et par amour pour le législateur, joyeux de pouvoir servir un Dieu si glorieux et si bon, et nous sommes ainsi dans l’esprit filial. » Régulas fusius tractatæ, proœmium, P. G., t. xxxi, col. 896. « La plus parfaite manière de se sauver, dit enfin saint Grégoire de Nyssc, c’est par la charité. Quelquesuns se sauvent par la crainte, amenés par la menace de l’enfer à se séparer du mal. D’autres se rangent à Ja vertu par l’espérance de la récompense réservée aux justes ; ce n’est pas la charité, mais l’attente de la rémunération qui les fait s’attacher au bien. «  Homil., I, in Canlica, P. G., t. xuv, col. 765.

Cette manière de parler, pour accentuer le contraste et frapper les esprits, force évidemment la note. Tous ces élus ne sont-ils pas < des (ils » , puisque, d’après la doctrine même de ces Pères, on ne peut être sauvé sans être fils adoplif de Dieu ?.Mais parce que l’esprit filial apparaît parfaitement dans les troisièmes, on leur réserve par excellence le nom de « fils » . De même, on ne doit pas entendre la division en ce sens extrême, que les deux premières classes se sauvent sans faire pendant une longue vie aucun acte de charité, et que l’acte de charité soit réservé à une élite : ce serait contredire la doctrine de ces Pères sur le précepte universel de la charité. Ce n’est quaccidintellement qu’un adulte converti et régénéré par le sacrement <le baptême ou de pénitence avec la seule attrition, puis surpris parla mort, pourrait être sauvé sans l’acte <le charité. Concluons qu’il faut entendre cette triple division en un sens large, en ce sens que dans les premiers, plus fréquente est la crainte, dans les seconds, l’espérance, dans les troisièmes la charité ; les trois états d’esprit, dont on nous parle, sont des états prédominants, mais non pas exclusifs.

Au point de vue de la tradition catholique, ce qui augmente beaucoup la valeur de cette théorie large et compréhensive des docteurs cappadociens, c’est d’abord que nous ne voyons aucun autre Père qui la rejette, aucune controverse à ce sujet ; c’est ensuite que nous la retrouvons positivement adoptée par d’autres Pères après eux, en Orient et en Occident. Quelques exemples : Cassien met cette triple division dans la bouche de l’abbé Chérémon, Co//., XI, c.vi sq., P. L., t. XLix, col. 852 sq. ; S. Jean Climaque, Scala paradisi, 1°^ gradus, P. G., t. lxxxviii, col. 638 ; S. Maxime abbé, Mijsltigogia, c. xxiv, P. G., t. xci, col. 710 ; S. Bède, In Luc, c. xv, P. L., t. xcii, col. 524 ; Eadmer, Liber de S. Anselmi siniilitiidinibus, c. CLXix, P. L., t. CLix, col. 693.

2. En Occident.

C’est surtout saint Augustin, dont il faut étudier ici la doctrine, soit parce que les Latins l’ont beaucoup suivi, soit parce que sa théorie sur ce point n’est pas des plus claires, et la preuve en est qu’on l’a prise dans deux sens diamétralement opposés et également faux, comme l’observe le P. Poitalié. Voir Augustin, t. i, col. 2437.

Saint Augustin s’est attaché à relever et à inculquer l’amour d’espérance, par lequel nous cherchons en Dieu notre bonheur. Il l’a appelé un amour pur, chaste, un amour de Dieu pour lui-même, par opposition à l’amour qui n’aimerait Dieu que pour obtenir de lui les biens de cette vie, comme l’aimaient les Juifs « charnels » . Cette opposition est très fréquente chez lui, soit que ses diocésains d’Hippone eussent une dévotion trop semblable à celle de ces Juifs, soit l)our toute autre raison. Il leur dit, par exemple : « Le ca’ur est pur devant Dieu, quand il cherche Dieu, à cause de Dieu, £ » « ! /) ! propter Dcum.^’On a faussement cru qu’il parlait ici du motif absolument désintéressé de la charité, et qu’il donnait au Dcus umalus propter se le même sens que les théologiens modernes. Lisez ce qui suit : « Le cœur des fidèles lui parle ainsi : Je me rassasierai, non pas des viandes de l’Egypte, ni des melons et des oignons… qu’une génération perverse préférait même au pain descendu du ciel, ni même de la manne visible ; mais je me rassasierai, quand votre gloire me sera manifestée. Ps. xvi, 15. Voilà l’héritage du Nouveau Testament… Mais cette génération perverse, même lorsqu’elle semblait chercher Dieu, l’aimait par des paroles mensongères, et son cœur n’était pas droit devant Dieu, puisque son amour portait plutôt sur ces choses, en vue desquelles elle cherchait le secours dcDieu. » /i/irt/r. ( ; i /j.s. /..y.w/ ;, n. 21, /’. L., t. xxxvi, col. 996. Et ailleurs : " Aimons-le gratuitement. Qu’est-ce à dire ? Ainu)ns le pour lui-même, et non pour autre chose. Si tu sers Dieu, pour qu’il te donne quelque autrechosc, tu nel’aimes plus gratuitement. Tu rougirais si ta femme l’aimait à cause de tes richesses, > etc. In ps. i.iii, n. 10, col. 626. Cet amour’gratuit » (on dirait aujourd’hui désintéressé ) n’em])êche nullement de chercher Dieu comme utile pour nous : « N’attendons pas de lui autre chose que lui-même, qui est notre souveraine utilité et notre salut : c’est ainsi que nous l’aimons gratuitement, selon celle parole de l’Écriture : Il m’est bon de m’atlachcr à Dieu. > De Gencsi ad litt., I. VIII, c. XI, P. L., t. XXXIV, col. 382. Pour d’autres exemples, voir Augustin, t. i, col. 2436, 2437.

.Ainsi quand il parle d’amour pur, d’amour gratuit, d’anu)ur de Dieu pour Dieu, d’ordinaire il oppose au plus grossier intérêt un amour relativement désintéressé. En prêchant ce désintéressement initial et fondamental il relève déjà les âmes au-dessus des choses de la terre, il les oriente vers leur fin dernière Mais il ne faut is dire-, ; i(C liolKcni et qiu’k|ues iiutres, qu’Augusliii ne connail pas d’aiiUe désinléressement que celui-là ; que c’est là l’amour le plus sublime, celui qui caractérise la charité théologale ; que chez Augustin, l’expression propter Deiiin n’a jamais un sens plus élevé. Le sens plus élevé est du moins esquissé dans un livre fait pour tous les chrétiens, où il veut qu’en définitive l’amour que nous avffns pour nous-mêmes soit rapporté à Dieu, et que nous nous aimions proplcr Dciim : « Car l’homme est meilleur lorsqu’il est tout entier attaclié au Bien immuable et resserré en lui, que lorsqu’il desserre ce lien, même pour faire un retour sur soi… Il faut qu’il rapporte tout l’amour de soi et du prochain à cet amour de Dieu, qui ne souffre pas qu’on détourne rien de son cours. >. De docliina clirisliaiui, 1. I, c. xxii, P. L., t. xxxtv, col. 26, 27, Voir Charité, t. ii, col. 2221. De plus, saint Augustin s’est demandé si l’homme, en aimant Dieu, pouvait s’oublier lui-même. S’il ne le peut pas d’une manière permanente, il le peut du moins par moments, par éclairs ; et le saint docteur veut que nous y tendions dans la mesure du possible : Amandus est Deiis ila ut, si fleri potest, nos ipsos obliviscamur. Serin., cxi.ii, c. iii, P. L., t. xxxviii, col. 779. Décrivant « l’holocauste spirituel » , il s’écrie : « Que tout mon cœur soit brûlé de la flamme de votre amour : que rien en moi ne me soit laissé, pas même un regard sur moi. » /n ps.’A-V.yi//, n. 2, P. L., t. XXXVII. col. 1775. Des textes comme ceux-là montrent que saint Augustin a compris le désintéressement complet de l’acte de charité ; ils servent aussi à mettre au point les passages où il semble dire que l’homme ne peut faire aucun acte libre sans avoir sa propre béatitude comme motif, et à justifier les interprétations adoucies qu’en ont données les scolastiques. Voir É/iu/es du 20 mai 1911, p. 486-489.

Entre les Pères grecs et saint Augustin, il n’y a donc pas de différence essentielle, L’Occident, comme l’Orient, reconnaît deux formes légitimes de l’amour de Dieu : l’amour intéressé ou mercenaire (relevé pourtant par un remarquable commencement de désintéressement qui le purifie), qui caractérise l’espérance chrétienne ; l’amour pleinement désintéressé avec son esprit filial, qui caractérise la cliarité. Nous avouons toutefois que le style spécial de saint Augustin rend sa pensée difficile à saisir, qu’il a fourni à plusieurs de ses disciples, à travers les âges, une occasion de se tromper ; soit parce qu’il gratifie l’amour semidésintéressé, celui de l’espérance, des mêmes qualifications que l’usage a, plus tard, réservées à la charité et qu’elle mérite à plus juste titre, « amour gratuit, amour pur, amour de Dieu pour lui-même ; » soit à cause de sa célèbre antithèse friii et uti, où le mot fnii, à première vue, signifie spécifiquement un amour de convoitise, mais en réalité pour Augustin signifie d’une manière plus générale l’amour que l’on a pour la fin, pour Dieu, par opposition à l’amour que l’on a pour un pur moyen, uti, voir.igustix, t. i, col. 2433 ; soit parce qu’il étend souvent le sens du mot cavilus à toute affection suffisamment honnête, surtout si elle provient de la grâce. Ibid., col. 2435, 2436.

La théologie scolastique à partir de ses origines, jusqu’à la fin du XIIIe siècle.

Saint Anselme oppose nettement, dans les actes de la créature raisonnable, le motif intéressé et le motif désintéressé. L’ange, au moment de sa chute, dit-il, « n’a pu vouloir que l’une de ces deux choses, la justice ou l’intérêt propre, justitiam aul comnioduin, car c’est de nos intérêts qu’est composée la béatitude que désire toute nature raisonnable, > ex commodis constat beaiiludo. De casu diaboli, c. iv, P. L., t. clviii, col. 332. " La volonté, dit-il ailleurs, a deux aptitudes ou affections ; l’une à vouloir sa commodité, l’autre à vouloir la rectitude, » etc. De concordia præscientiie, etc., q. iii, c. xi, col. 536. Le saint docteur est j loin de regarder comme immoral tout acte libre dont le motif est intéressé : « Cette volonté, qui consiste à vouloir son intérêt (commodum), n’e^X. pas toujours mauvaise, mais seulement quand elle cède à la chair en révolte contre l’esprit ! « Loc. cit., col. 537.

Au XXIe siècle, Abélard, appuyé sur le Cariias non queerit quae sua sunt et d’autres textes, fait du complet désintéressement la caractéristique de l’acte de charité. Les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, tout en reconnaissant que cette doctrine n’est pas de celles qui ont été condamnées dans ses écrits, la regardent comme singulière, t. xii, p. 86. Leur jugement est en général assez dur pour ce puissant esprit souvent dévoyé.’Voir Abélard, t. i, col. 41. Mais ici, c’est vraiment dépasser les bornes et craindre le quiétisme où il n’est pas à craindre. Voir Études du 20 mai 1911, p. 499. La doctrine d’Abélard continue en ce point la tradition des Pères grecs. « L’homme qui aime Dieu, dit-il, doit compter sur une magnifique récompense d’un tel amour. Toutefois ce n’est point par cette intention qu’il agit si son amour est parfait, autrement il se chercherait lui-même, et serait comme un mercenaire, bien que dans les choses spirituelles.

Ce ne serait pas la charité, si nous aimions Dieu plutôt à cause de nous qu’à cause de lui, c’est-à-dire pour notre utilité, pour la félicité céleste que nous espérons, de lui, mettant en nous la fin de notre intention et non pas dans le Christ. » Expositio in Epist. ad Rom., vil, 13, P. L., t. CLxxviii, col. 891. Il reconnaît à l’espérance chrétienne ce désintéressement partiel qui la relève sans doute : « Vous me direz que Dieu se donne en récompense lui-même, et non pas des j biens étrangers, comme l’observe saint Augustin : qu’en le servant pour la béatitude, c’est donc vraiment pour lui-même que nous agissons, d’un amour pur et sincère. » Mais ce demi-désintéressement de l’espérance ne suffit pas à la charité, Abélard en fait la remarque : « Nous aimerons Dieu purement pour lui-même, si nous agissons seulement pour lui, non pour notre utilité ; si nous ne regardons pas ce qu’il nous donne, mais ce qu’il est en lui-même… Tel est le véritable amour d’un père pour son fils ou d’une chaste épouse pour son mari ; la personne qu’ils aiment lors même qu’elle leur est inutile, est aimée davantage que d’autres plus utiles ; et tout ce qu’elle leur fait souffrir ne diminue pas leur amour… Puissions-nous avoir pour Dieu une affection aussi pure, et l’aimer plutôt parce qu’il est bon en lui-même, que parce qu’il nous est utile ! » A propos de ce texte du psalmiste : « C’est à cause de la récompense que j’ai incliné mon cœur à observer vos lois, » Abélard ne blâme pas cet amour intéressé, mais il le montre comme une première étape aidant l’âme à monter plus haut ; David a « commencé par l’espérance et le désir de la récompense, » pour arriver à la charité. Loc. cit., col. 893. Nous ne lui reprocherons pas non plus de nous montrer dans le Christ, à notre égard, le modèle de l’amour désintéressé, col. 891. Même en regardant sa nature divine, on peut y trouver le désintéressement en ce sens que Dieu nous aime sans avoir besoin de nous. Mais ailleurs, dans ses théories sur la Trinité, Abélard est allé trop loin : il semble n’avoir admis en Dieu qu’un amour désintéressé pour sa créature ; il n’a pas compris la perfection infinie de l’amour que Dieu a pour lui-même ni comment, centre de toutes choses, il est juste et nécessaire qu’il fasse tout converger vers soi. Loc. cit., col. 1299. Cf. Pierre Rousselot, Pour l’histoire du problème de l’amour an moyen âge. Munster, 1908, dans les Beitràge zur