Dictionnaire de théologie catholique/ESPÉRANCE I. Sources théologiques d'une théorie de l'espérance

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 5.1 : ENCHANTEMENT - EUCHARISTIEp. 315-350).

ESPERANCE.
I. Sources théologiques d’une théorie de l’espérance.
II. Analyse de l’espérance d’après le langage et le sens commun.
III. L’espérance comme principe d’action ; espérance et patience.
IV. Aspect intellectuel de l’espérance.
V. L’espérance comme acte affectif, analyse plus approfondie.
VI. Matière de l’espérance chrétienne.
VIl. Motif de l’espérance chrétienne ; trois principaux systèmes.
VIII. Comment l’espérance est une vertu théologale.
IX. Valeur morale de l’espérance chrétienne et de son motif intéressé.
X. Nécessité de l’espérance.

I. Sources théologiques d’une théorie de l’espérance.

L’espérance dans l’Écriture.

1. Ancien Testament.

L’espérance religieuse y tient une grande place. Espérer en Dieu » ou « se confier en lut » , est souvent lié à son attribut de puissance, de force : « Jéhovah, en loi j’ai placé mon refuge… Tu es mon rocher, ma forteresse… C’est en Jéhovah que je me confie. Ps. xxxr (xxx), 2 7. Cf. Is., xxvi, 4. Souvent aussi, à son attribut de bonté, de miséricorde qui le porte à nous secourir : « Je me confie dans la bonté de Dieu éternellement et à jamais… i : i j’es pércrai en ton nom, car il est bon, en présence de tes fidèles. » P8, LU (li), lii, ll ; cf.xii, G ; xxxiii, t » ; Sap., XII, 22 ; Judith, ix, 17. Dans l’Ancien Testament, on espère beaucoup plus souvent les biens temporels que la béatitude éternelle. ]Iais Dieu ayant promis à sou peuple des biens temporels comme sanction de la loi mosaïque, c’était un acte religieux que d’espérer de sa main les biens promis, la délivrance et la prospérité d’Israël.

2. Nouveau Testament.

1) Évangiles.

Ici, les biens temporels s’effacent devant les biens spirituels et célestes que Jésus présente au désir et à l’espérance : Si scires donum De/… Joa., iv, 10. Il fait espérer la descente du Saint-Esprit, sa perpétuelle assistance jusqu’à la fin des siècles, la résurrection de la chair, et surtout la vie éternelle, objet suprême de l’espérance religieuse, plus voilé dans l’Ancien Testament, dévoilé dans le Nouveau. On a dit que nos Évangiles ne contiennent ni le nom d’espérance, ni, au sens religieux, le verbe « espérer » . Hastings, A Dictioncuy of Christ and ihe Gospels, Edimbourg, . 1906, t. i, p. 747. Mais, qu’importe le mot, si en réalité Jésus fait souvent appel à l’espérance religieuse, en présentant les objets qui l’excitent ? S’il remplace le verbe « espérer » par des équivalents, par la négation du contraire « ne pas craindre » ; par exemple : a Cherche : le royaume de Dieu… A’e craignez point, . petit troupeau, car il a plu ; i votre Père de vous donner le royaume, » Luc, xii, 31, 32 ? S’il remplace le terme abstrait par le geste expressif, comme dans cette phrase : « Quand ces choses commenceront ; i arriver, redressez-vous et relevez la tête, parce que votre déhvrance approche, » Luc, xxi, 28 ? La tête, abattue par la tristesse ou le découragement, est relevée par l’espérance. Enfin, Jésus recommande souvent, même sous la forme abstraite si on y tient, la confiance, cet élément le plus caractéristique de l’espérance. Voir plus loin.

b) Épîtres.

Soit parce que le nom d’espérance ( ;).-. ;) se trouve chez saint Pierre, et en bonne place, I Pet., i, 3, 21 ; iii, 15, soit surtout à cause de la tendance générale de son enseignement, il a pu être nommé l’apôtre de l’espérance. — On pourrait dire de saint Paul qu’il en est le théologien. C’est lui qui présente aux fidèles la célèbre triade, foi, espérance et charité. I Thess., v, 8, etc. Et bien qu’il insiste davantage sur la foi et sur la charité, il pose dans ses Épitres les fondements révélés d’une théorie de l’espérance. Voir surtout Rom., v, 2-5 ; viii, 18-25 ; I Cor., xiii, 13. Nous y reviendrons plus bas.

L’espérance chez les Pères.

Dans leurs homélies, ils prêchent l’espérance, et encore en passant, et n’ont pas de traité didictiqiie. Le texte le plus important pour la théorie de l’espérance est ce passage de saint Augustin : « Pr( ; /-o/î espérer un objet sans le f/oire ?Mais on peut croire un objet sans l’espérer ; car tout fidèle croit les peines des impies et ne les espère pas. « Ainsi, tout acte de l’espérance chrétienne présuppose un acte de foi ; mais l’acte de foi n’entraîne pas nécessairement un acte d’espérance. La foi, ajoute-t-il, a un objet plus vaste : « La foi s’étend aux maux comme aux biens ; car on croit des biens et des maux. La foi s’étend au passe, au présent et à l’aNcnir ; nous croyons que le Christ est mort, c’est du passé ; nous croyons qu’il est assis à la droite du Père, c’est du présent ; nous croyons qu’il viendra nous juger, c’est de l’avenir. De même, la foi se porte sur des choses qui nous concernent, et aussi sur des objets qui nous sont étrangers : tout fidèle croit avoir eu un commencement de son existence, et n’avoir pas été éternel ; il en croit autant des autres personnes et du monde créé ; et, parmi les vérités religieuses que nous croyons, plusieurs se réfèrent non seulement aux autres hommes, mais encore aux anges. Au contraire, Vcspérance ne se parle que sur un bien, et sur un bien futur. et sur le bien personnel de qui qui espère. En somme, la foi et l’espérance ont une différence non seulement nominale, mais réelle aux yeux de la raison. Quant à l’invisibilité de l’objet, elle est commune à la foi et à l’espérance. Dans l’Épître aux Hébreux…, la foi est appelée une conviction des choses que l’on ne voit pas… L’apôtre dit de même au sujet de l’espérance : Quand on voit (le bien présent), on ne l’espère plus. Nous espérons ce que nous ne voyons pas. Rom., VIII, 24. » Enchiridion de fide, spe et caritate, c. VIII, P. L., t. XL, col. 234.

Le saint docteur achève en montrant les trois vertus inséparablement unies dans le juste : « L’apôtre recommande la foi animée par la charité, Gal., v, 6, qui ne peut être sans l’espérance. Donc, pas d’amour sans espérance, pas d’espérance sans amour, et ni l’un ni l’autre sans la foi. » Ibid., col. 235. Mais, de ces paroles, les jansénistes ont mal conclu que dans le pécheur l’espérance ne peut se trouver sans la charité parfaite ; Augustin lui-même dit plus bas au c. cxvii : « Quoiqu’on ne puisse espérer sans aimer, il peut arriver qu’on n’aime pas un moyen nécessaire à la fin qu’on espère. Ainsi, l’on espérera la vie éternelle, (qui ne l’aimerait pas ?) mais on n’aimera pas la justice sans laquelle personne ne peut y parvenir. » Ibid., col. 286. L’espérance théologale, d’après lui, inclut donc un certain amour de Dieu, mais elle n’a pas toujours avec elle cet amour parfait et conforme aux volontés et aux commandements de celui qu’on aime, qui à l’instant même change le pécheur en juste.

Ainsi, saint Augustin explique suffisamment cette inséparabilité des trois vertus, dont il semble avoir emprunté le principe à saint Zénon de Vérone, qui le premier a fait un essai de théorie de l’espérance. Zénon dit que « si on leur refuse la charité, la foi et l’espérance cesseront. » Tract., II, de spe, fide et caritate, n. 1, P. L., t. xi, col. 269. Mais, comme le remarquent les frères Ballerini dans une dissertation sur la doctrine de saint Zénon, P. L., ibid., col.128, l’évêque de Vérone prend ici la charité dans un sens très large, puisqu’il l’attribue à tous les hommes, même à ceux qui n’ont pas la foi, et qu’il en retrouve l’image jusque chez les animaux. Il veut dire simplement que l’espérance inclut un certain amour, comme le dira aussi saint Ambroise : « Celui qui espère, ne désire-t-il pas et n’aime-t-il pas ce qu’il espère ? » Serm., ix, in ps. cxviii, n.3, P. I, ., t. xv, col. 1321. Saint Augustin n’est donc pas le premier à avoir pris le mot de « charité » dans un sens souvent très large, ce qui a jeté tant d’obscurité sur sa doctrine de la charité, et a donné occasion à plus d’une erreur janséniste. Voir Augustin, t. i, col. 2436.

L’espérance dans les documents de l’Église.

Voici les principaux, d’autres seront ajoutés au cours de cet article.

1. Le concile de Trente, énumérant les divers actes par lesquels les pécheurs, avec le secours de la grâce, se disposent à la réconcihation avec Dieu, à la « justification » , décrit ainsi l’acte d’espérance, avec l’objet spécial qu’il a dans ce cas particulier :

[Tableau à insérer]Par la considération delà
miséricorde de Dieu, ils sont
animés, encouragés à l'espé
rance, ayant confiance que
Dieu leur sera propice à
cause du Christ.

… Ad considerandam Dei
misericordiam se conver
tendo, in spem erigimtur
fidentes Deum sibi propter
Christum propitium fore.

Sess. VI, c. VI, Denzinger Bannwart, n. 798 (680).

Ainsi, l’espérance s’élance vers un bien futur et personnel (ici, le pardon). Elle a pour éléments, soit cet effort courageux (eriguntur) que les théologiens appellent erectio animi, soit la confiance (fidentes).

2. Dans la même session, parlant non plus des pécheurs, mais des justes, le concile ajoute :

Quant au don de persévérance.
.., que personne ne se
promette quelque chose de
certain d’une certitude absolue,
bi en que tous doivent
avoir une espérance très ferme
dans le secours de Dieu.

De perseverantiae munere
... nemo sibi certi aliquid
absoluta certitudine
polliceatur, tametsi in Dei
auxilio firmissimam spem
collocare et reponere omnes
dobent.
Sess. VI, c. xiii, Denzinger, n. 806 (689).

Nous parlerons plus bas de la fermeté ou certitude de l’espérance.

3. Ailleurs, après avoir parlé de la contrition « que la charité rend parfaite >>, et qui, sur-le-champ, réconcilie avec Dieu, le concile fait la déclaration suivante sur la contrition imparfaite ou attrition, motivée par la crainte de l’enfer :

Illam contritionem imperlectam.
.., si voluntatem
peccandi excludat cum spe
veniae, déclarat… donum
Dei esse et Spiritus Sancti
impulsirm, non adhuc quidem
inhabitantis, sed tantum
moventis, quo pœnitens
adjutus viam sibi ad justitiam
parat.
Sess. XIV, c. iv, Denzinger, n. 898 (778).

Cette attrition, si elle
exclut la volonté de pécher,
et si elle est accompagnée
de l’espérance du pardon, le
concile déclare… qu’elle est
un don de Dieu et une impulsion
du Saint-Esprit, qui
n’habite pas encore l’âme,
mais déjà l’actionne, et aide
ainsi le pénitent à se disposer
à la justification.

Nous voyons ici la séparabilité de l’espérance et de la charité : un pécheur qui n’a pas encore fait l’acte de charité, et en qui l’Esprit-Saint n’habite pas encore, peut faire utilement un acte d’espérance. — Ce qui résulte aussi de la condamnation de la 57e « proposition de Quesnel : « Il n’y a pas d’espérance en Dieu, où il n’y a pas amour de Dieu. » Denzinger, n. 1407 (1272). Par amour de Dieu, Quesnel entendait l’amour parfait ou charité théologale.

4. Le concile de Trente définit que :

In ipsa justificatione cum
remissione peccatorum hœc
omnia simul infusa accipit
homo…, fidem, spem et cari
tatem.
Sess. VI, c. VII, Denzinger, n. 800 (682).

Dans la justification elle-même,
avec la rémission
des péchés, l’homme reçoit
toutes ces choses infuses en
même temps…, la foi, l’espérance
et la charité.

Le mot d’espérance ne peut ici, comme dans les textes précédents, signifier un acte. Que serait cet acte ? Une disposition à la justification ? Mais ici, il n’est plus question des dispositions à la justification, comme au chapitre précèdent, mais de la « justification elle-même » . S’agirait-il de nouveaux actes à faire au moment même de la justification ? Mais l’Église ne nous dit pas de refaire au moment de la justification les actes préparatoires faits un certain temps auparavant ; au contraire, elle baptise ou absout le moribond inconscient, en vertu des seules dispositions antérieures, sans aucun acte présent. Force est donc d’entendre ici le mot espérance non pas d’un acte passager (auquel, d’ailleurs, ne conviendrait guère le mot infusa), mais d’un principe permanent de cet acte, d’une « vertu infuse ", qui n’est pas nécessairement en acte au moment où on la reçoit. Ce n’est pas simplement une fiction logique, une sorte de catégorie, une formule abstraite où nous recueillerions et enregistrerions nos actes d’espoir. Nous n’espérons pas seulement par des opérations isolées, nous espérons par une puissance habituelle et féconde, d’où émanent en leur temps les mouvements successifs mais non continus, qui s’appellent actes d’espérance. » J. Didiot. Morale surnaturelle spéciale, Paris, 1897, p. 311. Notre interprétation de ce passage du concile de Trente est prouvée aussi par l’Histoire du concile, de Pallavicini, l. VIII, c. xiv, n. 3.

II. Analyse de l’espérance d’après le langage et le sens commun, telle que l’a donnée II. Analyse de l’espérance d’après le langage et le sens commun, telle que l’a donnée saint Thomas.

L’Écriture, et à sa suite la tradition, employant le langage usuel pour se faire comprendre, a dû entendre comme tout le monde les mots « espérer, espérance », sauf quelques différences qui pourront résulter de la suréminence de l’espérance chrétienne, et qui viendront perfectionner, sans la détruire, la notion générale à établir d’abord. Or, si vous passez en revue les circonstances diverses où le langage humain parle d’espérance, cette induction vous montrera que l’objet ou événement « espéré » réunit toujours quatre conditions, comme l’a si bien remarqué saint Thomas. Il est, ou, du moins, on le croit :


1o Un bien… Par là l’espérance diffère de la crainte, qui a pour objet un mal. —
2o Futur. Car l’espérance ne roule pas sur un bien présent que déjà l’on possède : et par là elle diffère de la joie, qui naît d’un bien présent et possédé. —
3o D’acquisition difficile. Quand (au contraire) il s’agit de quelque chose de peu de valeur, qu’on peut se procurer ù l’instant (on peut dire qu’on le désire), on ne dit pas qu’on l’espère. Par là l’espérance diffère du désir (quelconque). —
4o D’acquisition possi’ft/p. On n’espère pas non plus ce que l’on croit impossible ; et par là l’espérance difïère du désespoir. Sum. theol., Ia-IIæ, q. xl, a. 1.

A chacune de ces nuances de l’objet espéré, répondent autant de nuances dans l’acte qui espère. Seciindum di versas raliones abject i apprehensi, siibscquuntur diversi motus in vi appetitiva. S. Thomas, ibid., a. 2. Parce que l’objet paraît un bien, nous l’aimons. Parce que nous ne le possédons pas encore, notre amour prend la forme spéciale du désir. Parce ^l^qu’il est difficile à acquérir (arduum), notre désir, quand il est assez fort pour persister, s’élance vers lui malgré les difficultés, et se nuance d’un certain courage (erectio animi). Parce que son acquisition nous paraît néanmoins possible, notre courageux désir se teinte de confiance. On peut sans doute désirer l’impossible, mais ce désir, non accompagné de confiance, n’est pas l’espoir ; on peut même s’élancer contre l’obstacle avec le’< courage du désespoir ; >, mais cette sorte de courage ne peut évidemment entrer dans l’espérance : la confiance est donc un quatrième clément qui s’impose. En résumé, amour, désir, cournqe, confiance, voilà ce que renferme, dans son complet développement, l’acte qu’on nomme « espérance ».

Remarques sur la 2o condition. — L’objet espéré a pour condition d’être futur, non pas en ce sens positif qu’il sera de fait, souvent l’avenir ne répond pas à nos espérances ; mais en ce sens négatif qu’il n’est pas présent pour nous. Pour nous : car, fiU-il déjà présent, il suffit à rcspérance qu’il ne soit pas connu comme tel, et qu’ainsi sa présence soit pour nous comme siw^e n’était pas encore. Une mère qui attend le retour de son fils en voyage, continuera à espérer, quoiqu’il soit déjà revenu à son insu. Même, lorsqu’une vague rumeur lui fera soupçonner ce retour, elle espérera : il n’y a pas encore possession parfaite de l’objet aimé, il n’y a pas encore cette joie qui succède au désir et fait cesser l’espérance ; car la possession parfaite suppose la certitude de la présence, la conscience de l’union avec l’objet. Voir S. Thomas, Sum. theol., I" II », q. XXXII, a. 1, 2 ; Ilaunold, Theologia, Ingolstadt, 1670, p. 421.

De là vient qu’une âme réconciliée avec Dieu, mais qui ne le sait pas avec certitude (c’est le cas ordinaire), peut espérer, peut avoir confiance qu’elle est en état de grâce, que ses péchés lui ont été pardonnés. Ainsi l’espérance, la confiance peuvent aussi se porter sur le présent ou même sur le passé, à condition que l’événement heureux ne soit pas connu avec certitude. — Conséquence grammaticale : quoi cju’en disent certains grammairiens, on peut, après le verbe espérer », mettre le présent et le passé, quand il n’y a pas de certitude. C’est l’avis de Littrc dans son Dictionnaire, et il cite M""^ de Sévigné : « J’espère que Pauline se porte bien. »

Remarques sur la 3o condition. — Si l’incertitude peut suppléer le lointain de l’avenir, cette deuxième condition de l’objet, elle peut aussi suppléer la difficultc (ardnitas), qui est la troisième. Tendre à l’incertain malgré son incertitude, voilà une difficulté suffisante pour que se produise l’acte qu’on nomme « espérer ». Ne dit-on pas couramment que l’on espère un événement (par exemple de gagner à la loterie), quoiqu’il n’y ait là, pour celui qui espère, aucun effort à faire, aucune difficulté particulière à vaincre, hormis le découragement qui peut naître de l’incertitude ? Et inversement que l’objet soit tout à fait certain, on ne dira plus qu’on espère. On ne dira pas : « J’espère que l’éclipsé annoncée aura lieu, » on dira seulement, d’un mot plus général : « J’attends l’éclipsé annoncée. » Un catholique croit que, s’il meurt en état de grâce, il sera sauvé : il ne peut pas croire d ; foi divine qu’il mourra en état de grâre, parce que cet événement n’est ni révélé ni cert un ; mais précisément à cause de cette incertitude, il peut l’espérer. Cf. Arriaga, D(sp. theol. in ! « ’« IJf, Anvers, 1644, p. 338.

Ce rôle important de l’incertitude dans l’espérance avait été remarque par Sénèque : Spes incerli boni nomen est, Epist., x, et par saint Thomas : « Un bien dont nous possédons déjà la cause inévitable (c’est-à-dire qui la produira infailliblement), n’a pas relativement à nous cette condition de difficulté : si quelqu’un désire un objet et peut avec son argent se le procurer aussitôt, il ne serait pas correct de dire qu’il l’espère. » Sum. theol., I^ II, q. i.xvii, a. 4, ad 3°™. Et, quand il énumère les conditions de l’objet espéré, saint’Thomas se garde bien d’exiger qu’il soit d’acquisition certaine, mais se contente de demander qu’il soit d’acquisition possible, probable. Les protestants qui ont voulu en ce point opposer l’espérance religieuse à l’espérance vulgaire seront réfutés plus loin.

A propos de la nuance de courage (erectio animi) qui, dans l’acte d’espérer, répond à cette troisième condition, on pourrait objecter que nous confondons la vertu d’espérance avec la vertu de force à laquelle le courage appartient. On peut répondre : a) Le courage de l’espérance est tout affeclif, nonencorceffectif : l’espérance s’élance vers l’objet malgré les obstacles, mais en désir seulement. La vertu de force passe à l’exécution, attaque réellement les obstacles qui barrent le passage, h) La difficulté requise pour espérer n’est souvent, nous l’avons vii, que l’incertitude de l’objet ; nous n’avons alors d’autre effort à faire que contre notre propre découragement ; ainsi nous espérons qu’il fera beau, que la navigation sera heureuse, quoique nous n’y puissions rien. La force lultc contre des difficultés extérieures, sur lesquelles elle a une prise et qu’elle peut vaincre par ses efforts, f) La vertu de force vise uniquement ; perfectionner l’activité personnelle ; l’espérance peut très bien s’appuyer sur le secours d’autrui. C’est de Dieu, et non pas de nos propres forces, que respérancc chrétienne attend la victoire sur des difficultés insurmontables sans la grâce. Spes, secundum quod est virtus theoloqica, dit saint Thomas, respieit arduum allerius au.Tilio assequendum. Sum. theol., 11 » l^, q. xvii, a. 5. ad 4’"". Objectum spei est arduum cnn.iequendum, non autem arduum faciendum. Quwst.disp., De potentia, q. vi, a.’,), ad 11’"".

Confirmation de noire anali/se par quelques passages de r Écriture. — Saint Paul assigne à l’espérance, pour objet, un bien « que nous ne voyons pas. » Hom., VIII, 21, 2.5. La vue suppose un objet présent, et certain: en excluant la vue, l’apôtre exclut donc de l’objet espéré la présence et la possession, peut être aussi a certitude; et l’espérance implique un désir,

Le psalmiste nous signale ce fermé courage, aulic éléinent de l’espérance : « Ayez courage, et que votre cœur s’affermisse, vous tous qui espérez en Jéhovah. » Ps. XXX, 25. Le nom d’erectio animi, que les théologiens donnent à ce courage, se rattache à notre Vulgate ; Judith dit aux anciens du peuple : « Relevez leurs cœurs par vos paroles, n corda erigile, viii, 21. Ailleurs, le même sentiment est exprimé par son effet organique, par une tension des nerfs et des muscles que la crainte et le découragement ont amollis : Remissas maints, et soluta geniia erigitc, Heb., xii, 12 ; c’est une citation d’Isaïe, xxxv, 3 : n Fortifiez les mains défaillantes, et affermissez les genoux qui chancellent I Dites à ceux qui ont le cœur troublé : Prenez courage, ne craignez point I »

La confiance, ce dernier élément, est souvent demandée par Jésus. Matth., ix, 2 ; Marc, vi, 50, etc. Elle est rattachée à l’espérance par saint Paul. II Cor., i, 9, 10 ; cf. Heb., iii, 6. Dans la Vulgate, sperare et confiderc sont souvent pris l’un pour l’autre, ce qui suppose une identité au moins partielle. Ainsi cet axiome, que l’espérance en Dieu ne fait jamais rougir celui qui a espéré, spes non confundit, Rom., v, 2 ; cf. Ps. xxi, 0 ; XXX, 2 ; Eccli., ii, 11, etc., est également rendu en remplaçant sperare par confidere : Non est confusio confidentibiis in te. Dan., iii, 40 ; cf. Ps. xxiv, 2. Nous donnerons plus loin une analyse approfondie de cette confiance, comme aussi de l’amour qui est à la base de l’espérance.


III. L’espérance comme principe d’action ; espérance et patience

Nous plaçons ici cette considération comme facile, avant d’entrer dans de plus subtiles questions. Si la patience aida à la continuation et à la durée de l’espérance, per patientiarn cxpectamus, Rom., viii, 25, en retour, l’espérance aide à patienter, à résister, à lutter ; c’est une influence réciproque.

Courageuse en son désir, sereine en son courage, l’espérance est un principe d’action. Elle soutient l’âme dans les tristesses et les combats de la vie, lui fait prendre patience dans la fatigue et l’insuccès. Même quand elle n’est fondée que sur une illusion, on observe son heureuse influence : ce qui a souvent porté les humains à réhabiliter les illusions, faute de mieux. « L’illusion féconde, » dit A. Chénier dans la Jeune captive… Et tandis que les Danaïdes se lassent dans leur tâche folle, la jeune Espérance, au dire de Sully-Prudhomme, « chante et leur rend la force et la persévérance, » disant toujours : « Mes sœurs, si nous recommencions ? »

Que sera-ce, quand l’espérance sera basée non sur une illusion fragile, mais sur une raisonnable et invincible foi ? quand cette foi lui montrera au loin un bien infini, le vrai bonheur auquel l’âme aspire, et, dès maintenant, le secours divin pour y arriver, ce secours si puissant, si bon, auquel s’appuie notre faiblesse ? Aussi, l’apôtre regarde-t-il « l’espérance du salut > comme une pièce essentielle de l’armure du chrétien pour les grandes luttes, avec la foi et la charité. I Thess., V, 8. Énumérant ailleurs ces trois vertus, il désigne l’espérance par ces mots sustincntia spei, pour montrer que l’espérance chrétienne nous fait tout supporter avec patience. Ibid., i, 3.

Mais c’est surtout l’Épître aux Hébreux, soutenant les premiers chrétiens contre un retour de persécution, qui signale l’espérance comme un puissant ressort de patienceetd’action. « Rappelez-vous ces premiers jours, où, nouveaux baptisés, vous avez soutenu un grand combat de soufl’rances… Vous aviez un soin compatissant des prisonniers, vous acceptiez avec joie le pillage de vos biens, sachant qu’il vous restait une richesse meilleure et qui durera toujours. Ne laissez donc pas tomber votre confiance ; une grande récompense y est attacliée. » Heb., x, 32-36. Cet appel à l’espérance se complète alors par l’éloge de la foi, qui l’excite en lui montrant le ciel. Entre autres exemples de foi et d’espérance réunies, nous voyons Abraham, s’exilant de son pays, aller sur la promesse de Dieu dans une terre inconnue, vivre sous la tente, incommode et frêle demeure. « C’est qu’il attendait la ville solidement bâtie dont Dieu est l’architecte et le constructeur. » Ibid., XI, 10. Comme lui vécurent ses descendants. « C’est dans la foi que ces patriarches sont morts, sans avoir reçu l’effet des promesses ; mais ils l’ont vu et salue de loin, confessant qu’ilsétaientétrangers et voyageurs sur la terre… Ils auraient pu retourner dans leur pays ; mais ils aspiraient à une patrie meilleure, à la patrie du ciel, » xi, 8-16, cꝟ. 20, 35.

Le stoïcisme, lui aussi, a fait de la patience, ainsi que du détachement, sa leçon favorite : susline et abstine. Mais de parti pris, il n’a pas voulu l’appuyer sur l’espérance ; et c’est un des points où l’on voit combien il diffère du christianisme, malgré une apparente ressemblance. C’est que cet ascétisme étroit et glacé comprimait également tous les mouvements de l’âme, au lieu d’utiliser, comme le christianisme, ses nobles élans. Se rendre insensible à la douleur, même à celle d’autrui ; tuer en soi toute passion, toute espérance, toute aspiration ardente, c’était l’infaillible moyen de ne sentir aucune poignante douleur, aucun aiguillon de désir inassouvi, et d’arriver ainsi à un bonheur négatif, à une sorte de nirvana égoïste, but suprême de la vie ; c’était ce que l’on appelait chercher le bonheur dans la vertu. Sénèque commente et admire ce paradoxe d’un stoïcien grec sur le remède de la crainte : « Tu cesseras de craindre, quand tu auras cessé d’espérer. » Sénèque observe que » ces affections, quoique si dissemblables, marchent de compagnie : après l’espérance, la crainte. Quoi d’étonnant ? Toutes deux supposentl’âmecommeen suspens, toutes deux ont la sollicitude de l’avenir. Mais, ce qui surtout les fait naître, c’est que, sans nous borner au présent, nous portons au loin nos pensées. Ainsi,

la prévoyance, l’un des plus grands biens de l’homme,

s’est tournée en mal. L’animal fuit le danger qu’il voit ; le danger passé, il est tranquille : nous, l’avenir nous torture en même temps que le passé…. Les misères du présent ne nous suflisent pas. » Epist., v. Conclusion pratique : si nous voulons être heureux, comme la bête, ne pensons jamais à l’avenir. Vraiment on a eu tort d’imaginer Sénèque à l’école de saint Paul.


IV. Aspect intellectuel de l’espérance.

1° Préambule intellectuel de l’espérance ; ses rapports avec la foi. —

Pour que les quatre conditions de l’objet, énumérées par saint Thomas, voir plus haut, col. 609, puissent influer sur l’acte affectif et volontaire de désir et d’espérance, il faut qu’elles soient perçues : nil volitum quin prwcognitnm. Donc, nécessité d’un préambule intellectuel, d’un jugement complexe que l’on pourrait appeler « de spérabilité » , par analogie avec le » jugement de crédibilité » dans la foi. Voir Crédibilité.

Les trois premières conditions sont généralement faciles à constater. Prenons pour exemple le succès final d’une entreprise qui nous attire. Que ce succès soit un bien, nous n’en doutons pas ; qu’il ne soit pas présent encore, qu’il soit sujet à des difficultés, tout cela n’est que trop évident. Mais ce succès est-il possible, probable ? C’est ici le point qui décidera de l’espérance, et où sont nécessaires les réflexions et les calculs. « Quel roi, au moment d’en venir aux armes avec un autre roi, ne commence pas à calculer à son aise .< ! ’// peut, avec dix mille hommes, faire face à un ennemi qui vient l’attaquer avec vingt mille ? » Luc, XIV, 31.

Aussi, l’espérance, pour être possible demande avant tout un jugement de possibilité sur son olrjet : et, pour être prucjente, elle exige que ce jugement soit fondé sur une preuve sérieuse. Saint Thomas l’a très bien vii, et observe que, dans l’espérance théologale, c’est la foi, autre vertu théologale, qui doit porter ce jugement de possibilité. « L’objet de l’espérance, dit-il, est un bien futur, difiicile, mais possible à obtenir. Ainsi, pour que l’on espère, il faut que l’objet soit proposé comme possible. Or, l’objet de l’espérance (chrétienne) est la béatitude éternelle et le secours divin… L’un et l’autre nous sont proposés par 2a foi, (jni nous fait connaître que nous pouvons parvenir à la vie éternelle, et que le secours divin nous a i : té préparé pour cela… Il est donc manifeste que la foi précède l’espérance. » Snm. IheoL, II » II, q. xvii, a. 7.

C’est en ce sens que la foi est appelée le fondement de l’espérance, Heb., xi, 1 ; aujourd’hui des protestants mêmes inclinent à traduire CiTroTTÔui :, par /ondenunt, soutien. Cf. Hastings, Dictionary of the Bible,

art. Hiipe, t. ii, col. 412. C’est en ce sens que la foi

est le fondement et la racine de tout le processus de la justification. Concile de Trente, scss. vi, c. vi et viii. Voir Foi. Les païens, n’ayant pas la foi, ne pouvaient avoir l’espérance. Eph., ii, 12. La foi, pour fonder l’espérance, nous fait reconnaître, d’une part, les attributs divins de toute-puissance, de miséricordieuse Jjonté, de fidélité aux promesses ; de l’autre, les promesses divines contenues de fait dans la révélation que Dieu a bien voulu nous donner. Les premières vérités sont nécessaires, les secondes contingentes. Toutes nous sont présentées par la foi avec une certitude souveraine, et servent de base solide au « jugement de possibilité » antérieur à l’espérance.

Mais la foi, n’ayant pour objet que ce qui est révélé, ne peut projeter sa certitude spéciale sur le fait déterminé de notre salut personnel, parce que ce fait n’a pas été révélé. La foi anirme bien cette proposition conditionnelle : > Je serai sauvé, si je ne manque à aucune condition du salut, telle, par exemple, qiie la persévérance finale. » ÎVIais elle n’affirme pas, purement -et simplement, d’une manière déterminée et absolue : " Je serai sauvé. » Et cependant, c’est bien ce salut personnel, pris d’une manière absolue et déterminée, que l’espérance doit avoir pour objet : j’espère mon salut, purement et simplement. Comme objet, l’espérance déliasse donc la foi. Conséquence : le préambule intellectuel de l’espérance ne consistera pas en un simple acte de foi, mais sera plus complexe. Voici, à peu prés dans tout son développement explicite, la série d’actes qui se dérouleront dans l’intelligence du chrétien, du moins si son esprit est cultive et exigeant ; et doit répondre aux objections du décou-Tagement :

Quoique mon saint soit un bien surnaturel, où ma nature ne peut atteindre, la révélation me dit que Dieu a promis à tous les hommes cette béatitude surnaturelle, I Tim., ii, 1, et il est fidèle en ses promesses : donc, mon salut est pratiquement possible.

On peut m’objecter que la promesse du salut est seulement conditionnelle, ( t qu’ainsi tout demeure en suspens..Mais si la promisse du salut est conditionnelle, la promesse du secours de la grâce ne l’est pas : je suis si’ir d’avoir en toute hypothèse le secours divin sufllsant pour pouvoir me sauver. On peut m’objecter encore les tentations terribles qui viendront m’assaillir. Mais, là aussi, le secours divin ne manquera pas. I Cor., X, 1.3. On peut m’objecter enfin que le secours de la grâce demande m.i coopération pour arriver au but ; que cette coopération n’est pas certaine comme le secours lui-même, et qu’elle finira par manquer, vu la faiblesse et la mobilité de ma volonté. Je « uis bien forcé « l’avouer que ma coopération future n’est pas certaine : mais elle est possible, ce qui suffit au jugement de possibilité, préambule sulïisant de l’espérance. F.t puis, je me rejette du côté de la miséricorde inlime de Dieu, des dons ineffables qu’il m’a déjà faits, en me donnant son Fils, etc., Rom., viii, 32 ; de la puissance de sa grâce qui triomphe de nos faiblesses, du don de persévérance accordé à la prière… Alors, sous l’influence de ces vues de foi, mon désir du salut se nuance de cette confiance qui calme le trouble et les angoisses exagérées de la crainte et qui n’a pas besoin pour cela de la certitude de l’événement, ni même de sa très grande probabilité.

Mais, dira-t-on, un simple jugement de possibilité ne nous avance guère. Le chrétien même qui désespère de son salut peut en reconnaître pourtant la possibilité : car, perdant l’espérance, il ne perd pas nécessairement la foi, et il peut continuer à admettre les promesses et la grâce de Dieu, qui rendent le salut possible. Conmient un jugement, compatible avec le désespoir, peut-il servir de base suffisante à l’espérance ? Ou bien, quelle modification ce jugement de possibilité subit-il dans le désespéré ? — Réponse. — Il peut se faire, c’est vrai, que le désespéré admette spéculatiL’cnient son salut comme possible. : Mais, souvent il en ient mal à propos à s’imaginer que, de fait, il ne sera pas sauvé ; ce jugement sur le fait détruit prutiquenunt le jugement de possibilité. « Car, en matière d’espérance, remarque Théophile Raynaud, la conviction que l’événement n’aura pas lieu, d’où qu’elle vienne, équivaut (pratiquement) à un jugement sur son impossibilité : jugement qui, comme on sait, est un obstacle absolu à l’espérance. » (^pe ; a, Lyon, 16155, t. iii, p. 488. D’autres fois, le désespoir peut venir d’une exigence déraisonnable : on voudrait à tout prix avoir la certitude de son salut, quand on n’en peut avoir que la probabilité ; la volonté a le tort de se buter ; et, sans perdre une estime toute spéculative pour le bien désiré, on arrive, à cause de son incertitude, à en faire pratiquement peu de cas, et à le néi ; lii ; er complètement, en quoi consiste proprement ! e désespoir. « Alors, nous ne voulons plus employer aucun moyen pour l’obtenir. Tant que nous sommes disposés à employer encore quelque moyen, ce n’est pas le complet désespoir. » Ilaunold, Theologia, p. 422.

Concluons que le jugement de possibilité est un terrain sulfisant pour faire germer l’espérance, en y ajoutant, toutefois, cette condition négative, qu’il n’y ait pas alors dans l’esprit une idée arrêtée que l’événement n’aura pas lieu (ou une exigence déraisonnable de certitude). Tanner, Theologia scholastica, Ingolstadt, 1627, p. 516. Que notre jugement sur l’-ivénement dépasse souvent ce minimum, qu’il alfirme (à tort ou à raison) une très grande probabilité, une certitude morale de notre salut, soit : mais ce n’est pas là une condition requise pour l’espérance chrétienne, et ce n’est qu’une conjecture humaine et faillible, qui ne repose pas sur la révélation, et ne doit pas se confondre avec la certitude souveraine de la foi.

Intellectualisme â éviter.

Le préambule intellectuel, du moins dans son minimum, est absolument nécessaire à l’espérance. II lui est tellement enchaîné, que parfois, passant aisément d’un bout de la chaîne à l’autre, et les confondant entre eux, nous appelons « espérance n ce jugement lui-même, cette prévisiou de l’avenir, comme si « espérer » était un acte intellectuel. « Qu’espérez-vous de cette démarche ? » c’est-à-dire que pensez-vous de son ulilité.de son résultat ? « l’n événement inespéré, » c’est-à-dire imprévu. " Il a peu (l’espoir qu’il retrouve son argent, » c’est-à-dire peu de probabilité. Ces abus de langage ont déconcerté quelques théologiens peu connus, qui ont pris l’espérance pour un acte de connaissance, tandis que le sentiment commun de l’École la met dans la partie affective. Écoutons, là-dessus, saint Bonaventure : » Espérer, disent-ils, c’est croire fermement qu’on obtiendra quelque chose. Oui, au sens large, « espérer » signifie une assez ferme croyance, qu’un bien sera obtenu par nous-mêmes ou par autrui ; ainsi, voyant un enfant de bon caractère, on « espère » qu’il sera un jour un excellent homme. Alors « espérer » équivaut à estimer probable, ce qui est bien un acte intellectuel. Mais, l’acception est impropre. » In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, a. 2, q. v, adS"-™, Opem, Quaracchi, 1889, t. III, p. 580.

Si l’espérance théologale était réellement un acte intellectuel, elle ferait double emploi avec la foi, qui suffit par elle seule à fonder, aussi solidement que faire se peut, la prévision de notre salut. On ne verrait donc pas pourquoi Dieu nous a donné deux vertus infuses différentes, la foi et l’espérance ; c’est la remarque de saint Thomas. In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, q. ii, a. 4. Encore si cette espérance prétendue intellectuelle pouvait ajouter à la foi quelque perfection appartenant h l’ordre de la connaissance. Mais elle n’ajoute ni plus de certitude du salut, nous venons de le voir, ni plus de clarté de vision ; saint Paul nous dit que celui qui espère ne voit pas l’objet espéré. Rom., VIII, 24. Il faut donc, avec l’unanimité morale des théologiens, maintenir cette différence fondamentale entre la foi et l’espérance, que la première, bien qu’aidée par la volonté, est dans l’intelligence, tandis que la seconde, bien qu’aidée par l’intelligence, est dans la volonté. Voir Foi.

Le protestantisme a beaucoup contribué à brouiller ces deux notions, à confondre ces deux vertus. On écrit encore aujourd’hui : « L’espérance est le visage de la foi tourné vers l’avenir… Elle n’est pas quelque chose de surajouté à la foi. L’espérance est foi, et la foi est une assurance et une certitude de ce que l’on espère. Heb., xi, 1. La charité est aussi espérance, puisqu’il est dit qu’elle espère tout. I Cor., xiii, 7. » Herzog-Hauck, Bealencyklopàdic fiir protestantische Théologie, 1900, t. viii, p. 233. Sans doute la foi soutient l’espérance ; et la charité régnant dans un cœur pousse à pratiquer toutes les vertus, et, en ce sens, saint Paul dit que la charité souffre tout patiemment, qu’elle croit, qu’elle espère. Mais ces liaisons étroites entre les vertus ne détruisent pas leur individualité propre, et n’en font pas une seule chose, quand saint Paul, avec insistance, en compte plusieurs. I Cor., xiix, 13. Au reste, d’autres protestants modernes distinguent un peu mieux l’espérance de la foi : « On peut définir l’espérance, le désir d’un bien futur, accompagné de la foi en sa réalisation. » Hastings, Dictionani of ihe Bible, 1899, t. ii, col. 412.

Une autre espèce d’intellectualisme moins radical, mais qu’il faut fuir aussi dans la théorie de l’espérance, serait de vouloir établir une équation parfaite entre la probabilité plus ou moins grande qui nous apparaît en faveur de l’événement futur, et la force ou l’intensité plus ou moins grande de l’espérance : comme si l’accroissement de cette force ne pouvait venir que d’une conclusion mieux prouvée. Il faut un préambule intellectuel, nous l’accordons : il faut arriver à ce jugement pratique que nous pouvons prudemment nous livrer à l’espérance. Mais, une fois cette condition posée, la force du désir, la force du courage et de la confiance ne dépendra pas uniquement de la perfection intellectuelle de nos raisonnements, de l’étude complète que nous aurons faite de la question. Cette force peut s’augmenter autrement, par exemple, de ce fait, que je m’absorbe dans la contemplation des raisons d’espérer, sans regarder attentivement les raisons de craindre. Et cette méthode, de ne regarder qu’un côté de la question, est légitime, quand il s’agit non pas d’un acte intellectuel, d’un jugement spéculatif à porter sur le fait futur, jugement qui, certes, devrait tenir compte de tous les éléments de la question, mais d’un acte de désir et de volonté. On ne demande pas à l’amour d’être impartial et d’apporter des preuves. Vous avez le droit, par exemple, de préférer votre patrie à toutes les autres, c’est-à-dire de l’aimer davantage. Mais si vous venez à transformer cette préférence toute affective en préférence intellectuelle, si, par jugement, vous considérez votre patrie comme étant objectivement au-dessus de toutes les autres, c’est alors qu’on peut vous reprocher le manque de preuves et d’impartialité. De même, en face des difficultés, vous pouvez grandir à volonté votre courage et votre confiance, comme si vous étiez sûr du succès ; on ne peut vous reprocher cet optimisme du cœur, il est peut-être héroïque. Mais, si vous passez de là à l’optimisme du jugement, si, d’après la vivacité de vos impressions, vous prétendez prédire la réussite comme certaine, on pourra vous traiter non pas de héros, mais de naïf.

Ainsi, pour l’espérance chrétienne : nous avons le droit d’en faire croître la force et la fermeté, non pas seulement par un surplus de preuves, mais aussi en nous absorbant dans la pensée des attributs divins qui montrent, soit l’excellence de la possession de Dieu, soit la possibilité de l’atteindre, et en laissant dans l’ombre, pour le moment, les raisons de craindre notre défaut de coopération à la grâce. Oublions-nous nous-mêmes, et notre espérance grandira. Ce procédé ne saurait être trop recommandé aux âmes craintives, tourmentées par l’incertitude du pardon de leurs fautes, ou de leur persévérance et de leur salut. Ce qu’il leur faut, ce n’est pas un raisonnement introuvable qui rende certain ce qui reste incertain c’est la distraction, l’oubli des sujets de crainte, les paroles et les lectures qui portent à la confiance. Mais si nous voulions transporter dans l’ordre intellectuel ce procédé unilatéral et partial, et déclarer qu’il n’y a rien à craindre de notre faiblesse, qu’elle est dans l’affaire du salut une quantité négligeable, nous sortirions de nos droits et de la vérité.

Certitude de l’espérance. —

Ce que nous venons de dire peut servir à montrer le vice du système de Luther. Encore moine, agité par les anxiétés de sa conscience, il cherche le repos dans la confiance du pardon. Mais, en simpliste et en outrancier qu’il est, il veut faire de cette confiance le tout de l’âme, exclure tout ce qui devrait l’accompagner et la mettre au point, la crainte salutaire, les bonnes œuvres, la contrition des péchés, le sacrement de pénitence, toutes choses qu’il finira par attaquer ouvertement comme inutiles et nuisibles. Pour exalter ainsi la confiance aux dépens de tout le reste, il arrive à lui donner des proportions démesurées ; et, comme il la confond, par un fâcheux intellectualisme, avec le jugement qui la précède et la conditionne, il veut que ce jugement sur le pardon divin n’en exprime pas seulement la possibilité, la probabilité bien grande, mais l’absolue certitude. D’après lui, nous devons croire comme article de foi que nos péchés nous sont pardonnes. C’est même l’unique article important à croire pour que Dieu nous pardonne, en effet, et nous sauve : c’est la » foi justifiante » , qui tient lieu de tout.

Nous n’avons pas à relever ce que cette théorie a de compromettant pour le vrai concept de la foi. Voir Foi. Nous ne la jugeons ici que dans son rapport avec le préambule intellectuel de l’espérance, et nous disons : Quand il s’agit d’un jugement absolument certain, il faut des preuves proportionnées : où sont-elles ? Il est certain, dites-vous, il est de foi divin e que Dieu me pardonne en ce moment. Est-ce qu’il vous le dit ? Le concluez-vous d’une révélation générale et conditionnelle, qui vous montre le pardon attaché à certaines conditions de votre part ? Êtes-vous sûr de réaliser ces conditions ? Ou bien, le concluez-vous de quelques émotions qui peuvent n’avoir d’autre origine qu’une excitation nerveuse. Il ne vous reste qu’à recourir à cet illuminisme qui, à toutes les époques, a sévi parmi les protestants. Aujourd’hui encore, dans plusieurs sectes, chaque fidèle doit avoir son grand jour de conversion, où Dieu est censé lui apparaître, lui certifier son pardon ou son salut. William James, dans son livre des Variétés de l’expérience religieuse, en donne de curieux exemples. Cf. Études du 20 octobre 1907, p. 2Il sq.

Le concile de Trente a donc sauvegarde le bon sens aussi bien que la foi, par cette défmition :

Nemini fiduciamet certiOn nedoitpasdirequeles

tudinem reniissionis peccapéchés sont pardonnes à qui torum suorum jactanti et in conque vante sa confiance

ea sola quiescenti peccata et la certitude de la rémis dimitti vel dimissa esse dision de ses péchés et se re cendum est… Vana hîec et poseuniquementlà-dessus…

ab omni pietate remota fiCette confiance est vaine et

ducia. Sed neque illud assebien loin de la piété. Il ne

rendum estoportere eos.qui faut pas dire non plus que

vcrejustificati sunt, absque les vrais justes doivent se

ulla omnino dubitatione persuader sans le moindre

apud semetipsos statiiere se doute.qii’ils sont justifiés…,

esse justificatos… quasi qui comme si, en dehors de cette

hoc non crédit, de Dei propersuasion, on doutait des

inissis deque mort i s et repromesses de Dieu et de l’ef surrectionisChristi efficacia ficacitédelamortetdelaré dubitet. Nam, sicut nemo surrection du Christ. Car, si

piusdeDei misericordia, de l’on ne peut sans impiété

Christi mcrito deque sacradouter de la miséricorde de

mentorum virtute et efficaDieu, du mérite du Christ et

cia dubitare débet : sic quide la vertu des sacrements,

libet, dumseipsum suamque on peut toujours, quand on

propriam infirmitatem et se regarde soi-même et sa

indispositioncm respicit, de propre faiblesse et son peu

sua gratia formidarc et tide disposition, craindre et

merepotest.cumnuUusscire redouter de n’être pas en

valeat certitudine fidei, oui état de grâce, personne ne

non potest subesse falsum, pouvant savoir d’une certi se gratiam Dei esse consetude infaillible de foi, qu’il

cutum. Sess. VI.c. ix, Denest en grâce avec Dieu, zinger, n. 802 (684).

Aux yeux du simple bon sens, quand il s’agit d’un jugement certain, il faut tenir compte de tous les cléments de la question. Le fait de mon pardon ne dépend pas seulement des promesses de Dieu et des mérites du Christ, mais aussi des obstacles que je puis y mettre, de la valeur réelle de ma foi et de mes autres dispositions, ce qu’il m’est difficile d’apprécier. A fortiori pour mon avenir et mon salut : je ne puis sa-oir avec certitude si ma cooiiération à la grâce ne jnanqucra pas un jour. Aussi, le concile ajoute :

Si quis magnum usque in Siquelqu’unditqu’ilaura

fincm persevoranli.Tdonum certainement, d’une ccrti sc certohabiturum absoluta turic absolue et infaillible,

et infallibili certitudine dice grand don de la pcrsévé xerit, nisi hoc ex spcciali ratice finale, hors le cas ex revelatione didicerit, anaceptionnel d’une révélation

thema sit. Sess. Vl.can. 16, particulière, qu’il soit ana Dcnzinger, n. 820 (708). Cf. thème, can. 15.

Ces définitions mettent au point la formule devenue commune parmi les théologiens : « L’espérance est certaine. » Elles nous disent au moins dans quel sens il ne faut pas la prendre : aucun jugement absolu ment certain sur le fait de notre salut personnel ne doit être exigé pour l’espérance ou la confiance, de quelque manière que ce soit ; soit que l’on confonde un (cl jugement avec l’espérance ou la confiance, soit que l’on en fasse seulement un préambule nécessaire, i

Quant à l’explication positive de cette formule théologique, saint Bcnaventure nous avertit qu’elle n’est pas facile. La difficulte vient de ce que l’espérance en général est regardée plutôt comme ayant un objet incertain, voir plus haut, col. 610, et de ce que l’espérance chrétienne elle-même, d’après la doctrine de l’Église, a un objet incertain, le pardon et le salut de celui qui espère. De plus, tout le monde entend par’< certitude » une perfection purement intellectuelle ; or, l’espérance n’est pas un acte intellectuel mais alTectif, voir plus haut, col. 615 ; comment donc peut-elle être certaine ? Il y a deux réponses à cette difficulté, deux explications de cette « certitude de l’espérance » . Elles ne se contredisent point d’ailleurs, et peuvent s’additionner.

La première explication, qui nous pnrait la meilleure, c’est qu’il y a une certaine analogie entre la certitude proprement dite et certaines qualités de l’espérance, comme la fermeté du courage en face des difficultés et dans ce courage, la sérénité, la sécurité, le calme de la confiance. Voir plus haut, col. 609. La certitude n’a-t-elle pas, elle aussi, sa fermeté opposée au doute ? Comme repos de l’intelligence dans le vrai, n’a-t-elle pas sa tranquillité, sa sécurité ? L’analogie est incontestable. Or, si l’on peut, à cause d’une pareille analogie, transporter ; un de nos cinq sens les mots qui ne conviennent proprement qu’à un| autre, et parler de la « gamme des couleurs, de la blancheur de la voix » , etc., on pourra aussi transporter le nom de « certitude » d’une faculté à l’autre, de l’intelligence à la volonté, pour signifier la sereine fermeté d’un mouvement affectif. I^e chrétien qui espère n’a pas de son salut la certitude proprement dite, qui chasse de l’esprit la trépidation du doute : mais il a quelque chose d’analogue, le courage tranquille et confiant qui chasse de la partie affective le trouble, la trépidation de la terreur, l’abattement du désespoir. Son intelligence peut douter quand il considère sa faiblesse, son courage ne chancelle pas.

Cette explication est indiquée par saint Thomas, quand il nous dit que la certitude est premièrement et proprement dans la connaissance, mais qu’elle peut se trouver ailleurs pcr simililiidinem ; que « la certitude de la foi est intellectuelle, mais la certitude de l’espérance est affective » : qu’à la certitude de la foi s’oppose le doute, à la certitude de l’espérance, la défiance ou l’hésitation. » 7 ; i IV Sent., 1. III, disl. XXVI, q. III, a. 4. Saint Bonaventure ajoute ; i Quoique ces deux certitudes soient différentes, cependant elles ont ceci de commun, qu’elles ont chacune une certaine fermeté. La foi affermit l’intelligence contre l’incrédulité ; l’espérance affermit la partie affective contre la défiance… c’est une certaine adhésion virile. » In IV Sent., I. III, dist. XXVI, a. 1, q. v. « La certitude de l’espérance, disent les Salmanticenses, consiste dans la fermeté et la détermination de la volonté à atteindre le salut, et non dans la détermination d’un jugement énonçant qu’on sera sauvé. La perte du salut, qui arrive à plusieurs de ceux qui l’ont espéré, convaincrait de fausseté un tel jugement s’il avait précédé, mais elle n’empêche nullement la détermination et la fermeté de ciiur, tant que dure l’es ;) v.mce (ainsi, le malheur final ne jirouve nullemeiii. qu’on n’ait pas véritablement espéré, ni qu’on ailvspcrésansmotif, ou sans fermeté) » . Disp. II, n..3.3.

Seulement, après cette explication, on peut se demander si les anciens théologiens n’auraient pas mieux fait de parler d’espérance « ferme » , expression plus générale et convenant aussi à la volonté, plutôt que d’espérance « certaine n. expression réservée à l’intelligence. Que voulez vous ? Commentant le texte du Maitre des Sentences, ils y prenaient la définition de l’espérance. Et le Lombard, qui ne semble pas avoir eu de l’espérance une notion bien approfondie, et ne la touche qu’en passant, leur offrait cette définition : « L’espérance est une attente certaine de la future béatitude, » etc. S. Bonaventurc, Opéra, Quaracclii, t. iii, p. 553. Il avait pour lui un mot de saint Augustin sur « l’espérance certaine » . Et puis, les grands docteurs de la scolastique ne pouvaient prévoir l’abus que feraient un jour les protestants de cette certitude de l’espérance ou de la confiance.

Ce qui est remarquable, c’est que le principal texte scripturaire apporté pour la « certitude i’de l’espérance, ne dit rien de plus que la » fermeté » en général. C’est le texte qui a donné à l’art chrétien le pittoresque emblème de cette vertu, une ancre de navire : « L’espérance, qui est jjour notre âme une ancre sûre et ferme. » Heb., vi, 19. La fermeté de l’ancre qui s’agrippe au fond des eaux n’est pas forcée de signifier quelque chose d’intellectuel, et peut aussi bien symboliser le désir courageux du ciel, qui dans les grandes épreuves empêche la volonté de se laisser entraîner à la dérive, la tranquille confiance qui fixe ses inquiétudes. Ce qui est non moins remarquable, c’est que le concile de Trente évite le mot de « certitude » pour employer le mot plus vague de « fermeté » , flrmissimam spem. Voir plus haut, col. 608. L’Église n’a pas autrement défini cette qualité de l’espérance chrétienne.

La seconde explication, qui est très répandue, prend la certitude au sens propre du mot : seulement, elle n’en fait pas une qualité intrinsèque de l’espérance, mais ime pure dénomination qui lui vient de l’acte de foi précédent, en qui réside la certitude. De même que nous appelons « volontaire » un mouvement du corps fait sous l’influence d’un acte de la volonté, ainsi, semble-t-il, nous pouvons dénommer < certain " un mouvement de la volonté fait sous l’influence d’un jugement certain de la foi.

C’est l’explication de saint Thomas, dans II » II’q. xviii, a. 4. Ailleurs, il explique de même comment le nom de fîdiicia vient de fides, quoique la confiance, fidiicia, soit dans la volonté et non dans l’intelligence : « De cette croyance, fides, qui précède, dans l’intelligence, le mouvement qui suit dans l’appétit, reçoit le nom de fiducia. Le mouvement appétitif reçoit une dénomination tirée de la connaissance qui précède, comme un effet tire son nom de sa cause plus connue que lui : car la force qui connaît saisit mieux son acte propre que celui de la force appétitive. > Aperçu profond qu’indique en passant le grand docteur. Il est naturel que notre force de connaître, en se réfléchissant sur elle-même, voie mieux ce qui se passe en elle, ce qui sort d’elle, et au contraire analyse moins bien ce qui est le fait d’une autre force. De là. sans doute, la précision que met notre raison dans l’analyse de ses opérations logiques, et le vague qu’elle rencontre dans l’analyse de ce qui est sentiment, amour, volonté. De là aussi cette tendance ultra-intellectualiste dont doivent se défier le psychologue et le théologien, et qui consiste à transposer dans l’ordre intellectuel, pour les analyser plus facilement, des actes purement aflectifs ; c’est ce qui est arrivé à l’espérance elle même. Voir plus haut, col. 614 sq.

Conciliation de l’espérance avec la crainte salutaire.

Les auteurs nombreux qui donnent cette seconde explication font remarquer avec raison que l’espérance est « certaine du côté de Dieu, incertaine du côté de l’homme, » en d’autres tcrii ; c$, que le jugement infafllible de la foi, d’où l’expérience tire cette dénomination de certitude, porte imiquement sur les promesses divines, sur les attributs divins, toutes choses inébranlables qui ne peuvent faire défaut, Heb., VI, 17, 18, mais qu’il ne porte pas sur la persévérante coopération des hommes, qui peut manquer par leur faute ; et, dans ceux-là mêmes où elle se rencontrera un jour, elle n’est pas révélée, et, par suite, n& peut être l’objet de foi infaillible et divine. De là, à côté d’une possibilité d’espérer, une possibilité de craindre. S’il est essentiel à l’espérance de supprimer les anxiétés troublantes, les terreurs exagérées et nuisibles, il ne lui est nullement essentiel de sujiprimer toute crainte. Et si l’on est libre, pour mieux espérer, de s’absorber dans la contemplation des promesses divines et des divins attributs qui les caractérisent, en oubliant pour le moment sa propre faiblesse, voir plus haut, col. 614, on est libre aussi déconsidérer, à d’autres moments, cette faiblesse humaine qui peut tout perdre, et de redouter les sanctions que Dieu a voulu joindre à sa loi, apparemment pour qu’elles nous ser’ent quelquefois à nous éloigner du mal par une crainte salutaire. C’est ce qu’indiquait plus haut le concile de Trente. Voir col. 617. L’espérance et la crainte, bien qu’elle ? fassent sur l’âme des impressions contraires, pensent se coordonner au même but : la crainte peut s’employer à rendre plus sûre l’acquisition de l’objet espéré. « Poursuivre un bien comme fait l’espérance, fuir un mal comme fait la crainte, voilà qui paraît opposé, dit Guillaume d’Auvergne, et cependant, on n’a pas l’un sans l’autre. Personne n’arrive au bonheur des divines promesses sans échapper au malheur des divines menaces… De plus, la crainte est un remède contre la présomption : ce contrepoids, ce régulateur retient l’espoir et le préserve d’une élévation ruineuse. » De moribus, c. m. Opéra, Paris, 1674, p. 196.

En somme, l’incertitude de notre salut met notre âme entre deux courants contraires d’espérance et de crainte, auxquels elle peut se livrer successivement. Ces deux courants se tempèrent l’un par l’autre : l’espérance retient la crainte dans de justes bornes, pour qu’elle n’amène pas le trouble ou le désespoir : la crainte empêche l’espérance de dégénérer en présomption et en laisser-aller. Suivant qu’une âme fait prédominer dans sa vie normale l’un de ces deux, courants, ou fait prédominer sur tous les deux le motif de la charité parfaite, il y a lieu de distinguer avec les Pères différentes catégories de chrétiens.

Luther et Calvin, parce qu’ils voyaient dans la confiance l’unique moyen de salut dont on ne saurait abuser, et qu’ils y faisaient entrer la certitude absolue du salut personnel, sont arrivés logiquement à condamner la crainte. Sur ! a légitimité et l’utilité de la crainte de l’enfer, voir Crainte, Attrition.

Quand saint Paul dit que l’espérance ne fera pas honte, où —/aTattr/ûvei, spes non confundit, Rom., v, 5, faut-il en conclure que l’événement espéré, le salut, arrivera infailliblement ? Non ; mais lors même que le chrétien qui a espéré sera couvert de confusion à cause des péchés qui l’auront perdu, il restera VTai que son espérance surnaturelle ne lui fera pas de honte. Quand est-ce que l’espérance fait’rougir ? Quand elle a été futile, mal fondée, imprudente ; quand elle a désiré un faux bonheur, poursuivi comme but de la vie un vain fantôme ; quand elle s’est fiée, pour atteindre son but, à des secours débiles, à des promesses trompeuses. Si telle est l’espérance du mondain et de l’impie, Jer., xvii, 5 sq. ; Sap., v, 15, 16, ce n’est pas le cas de l’espérance surnaturelle, prudente, bien motivée, poursuivant le seul vrai bonheur, avec l’aide puissante de la grâce divine. Il n’y a pas à rougir d’un tel acte, quoi qu’il advienne. Cf. Ripalda, —De spe, . dist. XXV, n. 68, Paris, t. viii. p. 135.


V.L’espérance comme acte affectif, analyse plus approfondie

Théorie de l’amour ; nature de l’amour qui est à la base de espérance. Voir plus haut, col. 609. —

C’est un amour intéressé, en ce sens que celui qui espère aime un bien pour soi, et cherche son intérêt personnel. Le langage usuel attache cette idée au mot « espérance » et, c’est ainsi qu’« espérer » est pris dans ce texte où Jésus prêche le désintéressement : « Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. » Luc, vi, 35. Saint Augustin, dans le passage de son Enchiridion que nous avons cité, est formel : « L’espérance ne porte que sur un bien, et sur un bien futur et sur le bien personnel de celui qui espère. » Voir col. 606. Saint Thomas l’affirme clairement, nous le verrons bientôt. Saint François de Sales dit de l’espérance théologale : « L’amour que nous pratiquons en l’espérance, Théotime, va certes à Dieu, mais il retourne à nous ; il a son regard en la divine lîonté.mais il a de l’égard à notre utilité… Et partant, cet amour est vraiment amour, mais amour de connoilise et intéressé. » Traité de l’amour deDieu, 1. II, c. y.u, Œuvres, Annecy, 1891 » t. IV, p. 1-13. C’est bien ainsi, d’ailleurs, que les fidèles pratiquent l’espérance chrétienne. Enfin, la condamnation des propositions de Fénelon ajoute à tout cet ensemble de preuves le suffrage de l’Église. Voir plus loin, col. 662.

Pour se rendre bien compte de cet amour intéresse il faut remonter à la théorie générale de l’amour, telle que l’établit saint Thomas ; nous résumons ici cette théorie, qui n’est pas donnée ailleurs dans ce dictionnaire.

Avant tout le saint docteur remarque en nous, comme en tout être, des inclinations naturelles et nécessaires vers certaines fins proportionnées à notre nature : atteindre ces fins, c’est notre bien. « Le bien de chacun, c’est ce qui répond à sa nature et lui est proportionné. » Sum. Iheol., I » II^’, q. xxvii, a. 1. Écoutons un de ses commentateurs : « D’où vient que tous les êtres ont des inclinations particulières et diflérentes, sinon parce qu’ils ont des fins particulières auxquelles ces inclinations, qui sont comme leur poids et leur amour, les déterminent infailliblement ? Sans cette détermination, ce rapport et cette convenance, tous les êtres demeureraient comme en suspens, et ils ne pourraient se tourner d’un côté plutôt que de l’autre. » Massoulié, O. P., Traité de l’amour de Dieu, part. I, c. iii, Bruxelles, 1806, p. 36. Ces inclinations permanentes, racines de l’amour, notre conscience ne les atteint qu’indirectement par leurs effets, leurs actes ; nous sommes obligés de nous les figurer à l’image de ces actes, mieux connus de nous ; aussi les appelons-nous des appétits, des amours. « La correspondance naturelle (conniduralitas ) qu’il y a entre le sujet et le terme de sa tendance peut être appelée un amour naturel. » Sum. theoL, I’II » , q. XXVI, a. 1. « Naturel y évoque ici l’idée d’innéité et de nécessité. — Os inclinations naturelles, bien que perfectionnant le sujet, vont à divers objets. Elles ne peuvent se résumer toutes dans l’amour de soi ; mais, à côté de l’amour de soi, il y a l’amour naturel de l’ordre et de la justice, l’amour naturel de Dieu, etc. Voir.Xitktit, t. i, col. 1692, 1603, 1606.

Quant à l’amour proprement dit, qui est un acte véritable dont nous avons conscience, il ne commencera qu’A la rencontre fl’nn sujet capable de connaître et d’aimer, avec un objet bon, c’est-à-dire répondant à ((uelqu’une de ses inclinations innées. Le bien, en eflet, ne dépend lias simplement d’un caprice actuel qui jugerait bon n’importe quoi. Le bien, c’est ce qui correspond aux tendances mesurées à la nature de l’être par la sagesse « lu créateur ; et si, comme il arrive dans l’homme, ces inclinations multiples peuvent se trouver en conflit les unes avec les autres, le bien réel et moral sera dans leur subordination, clans le sacrifice de l’une à l’autre, accompli par la liberté humaine, d’après l’ordre objectif manifesté à la raison. C’est en ce sens qu’il faut entendre ces paroles de saint Thomas : « L’essence du bien consiste en ce qu’un objet réponde à l’appétit, sil appetibile.’Sum. IheoL, I » , q. v, a. 1. < L’objet qui meut la volonté, c’est le bien convenable conmi. -. De iiicdo, q. VI, a. 1. Voir Bien. t. ii, col. 836.

Le sujet rencontrant ainsi le bien par la connaissance, s’y complaira. « L’amour n’est que la complaisance dans un bien… L’amour implique une complaisance de celui qui aime en ce qu’il aime. » Siun. theol., I^ II » , q. XXV, a. 2 ; q. xxvii, a. 1. Cette cr.mplaisance est un acte si simple qu’on ne peut le résoudre en éléments, l’analyser, quoique l’expérience nous en donne une idée claire. Saint Thomas cherche à la décrire par « une sorte d’adaptation » vitale, « une sorte de consonance » , le sujet se sentant comme à l’unisson de l’objet. Sum. theol., I" II-’-, q. xxvi, a. 2 ; q. xxix, a. 1. L’amour peut s’arrêtera cet acte incomplet ; mais il peut aussi aller plus loin, comme nous allons voir.

Jusqu’ici, l’amour ne supposait que deux termes : le sujet qui aime, le bien où il se conjplaît. Dans son plein développement, il en aura trois, suivant cette autre définition de raint Thomas eiuDruntée à Aristote : Amare nihil aliud est quam velle bonum alicui. Sum. theol., I » , q. xx, a. 2. Voilà les trois termes : une volonté qui aime, et deux objets diversement atteints par son acte unique, à savoir, un bien qui est directement voulu (finis qui), et tine personne à l’avantage de laquelle ce bien est voulu (finis cui, ou subiectnm cui). J’entends voulu d’une manière réfiéchie et libre, car c’est l’arte libre qui nous intéresse au point de vue moral qui nous occupe. C’est ce dernier terme qui manquait ; la simple complaisance : grâce à une abstraction facile, on se passionnait pour un bien (le savant pour la science) sans le rapporter à l’intérêt de personne. Ce bien, maintenant, on le dirige vers l’intérêt de quelqu’un. C’est à une personne qu’aboutit ainsi l’amour dans son plein dévelo|)pement.

Quelle sera cette personne ? La nôtre, ou celle d’autrui : et de là deux espèees d’amour. Supposons, par exemple, que nous aj’ons remarqué en quelqu’un une grande générosité de cœur. La simple complaisance que nous avons prise d’abord dans cette aimable qualité, peut aboutir ensuite à l’un ou à l’autre de ces deux actes.

1. Amour intéressé.

Voyant que nous pouvons profiter de cette générosité d’autrui, nous la tournons à notre profit, nous la voulons pour nous-mêmes. Alors c’est la même personne (eqo) qui est le sujet voulant et le sujet à qui le bien est voulu. Quant à celui dont nous aimons la générosité, il est aimé, sans doute, à cause de l’intinie union entre lui et sa qualité qu’on aime, mais aimé d’un amour de convoitise, antorc coicupisccntin’. « Amour intéressé ", pouvons-nous (lire en français, pour être compris de tout le monde. Évitons seulement d’attacher à ce mot quelque chose d’essentielh’ment odieux ; ce serait préjuger la question. Ce sens péjoratif ne se rencontre pas toujours en notre langue : par exemple, quand nous disons à quelqu’un que nous lui faisons une visite intéressée, et nous avons entendu saint François de Sales appeler l’amour surnaturel d’espérance’amour de convoitise et intéressé >

2. Amour désintéressé. —

Si cette qualité d’un autre, cette générosité, par exemple, nous pénètre jusqu’à nous enthousiasmer pour lui, jusqu’à concevoir pour lui ce mystérieux élément de l’amour qui échnppe à l’analyse, et que saint Tlionuis aiipelle unio (iffertus, Sum. theol., I » H*’, q. xxvit. a. 2, nous en viendrons à c(nisidérer sa générosité non pas comme utile à nous-mêmes, mais comme bonne et glorieuse à celui qui en est ennobli et embelli. Alors, nous la voudrons pour lui, nous souhaiterons qu’il la garde toujours, nous désirerons d’autres biens encore à la personne aimée, bonilas c/iis (url vent, vcl (rslimata) provocal nmorcm, quo ci l’olunnis et bomim conscriwri quod habcl, et midi qiiod non habcl, et ad hoc opcromur. Surn. lltcol., I » , q. xx, a. 2. C’est l’amour désintéressé, où la personne à qui on veut le bien est différente tle la personne qui aime. Les scolastiques le nomment « amour de bienveillance » , ou plutôt « amour d’amitié » . Cette dernière appellation part de ce principe, que toute amitié digne de ce nom postule le désintéressement au moins dans une certaine mesure, comme le dit le bon sens, et saint Thomas avec lui : « Mcme dans l’amitié humaine, le véritable ami cherche plus le bien de son ami que le plaisir de sa présence. » In IV Sent., I. III, dist. XXXV, q. i, a. 4, sol. 2-’. « L’amitié ne ramène pas à soi le bien qu’elle désire à autrui ; car nous aimons nos amis, quand même nous ne devrions rien en retirer. » /6îV/., dist. XXIX, q. I, a. 3, ad 2°’". « L’amitié dite d’intérêt et celle dite de plaisir, par le seul fait que, tout en voulant du bien à l’ami, elles rapportent ultérieurement ce bien au plaisirou au profit de celui qui aime, tournent à l’amour de convoitise, et pourautant s’écartent de la véritable amitié. » Snm. tlwol., I" II*, q. xxvi, a. 4, ad 3°"". Ces textes condamnent d’avance la triste théorie de La Rochefoucauld : n Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts et qu’un échange de bons officcs ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » A/ax/mes, LXXX II I.

L’espérance et charité ; leur différence. —

C’est en comparant l’espérance avec les deux autres vertus théologales, que l’on arrive surtout à en préciser la notion. En la comparant avec la foi, nous avons constaté que l’espérance est un acte affectif et volontaire, et qu’elle présuppose un acte intellectuel de foi, ce qui explique pourquoi l’Écriture la nomme après la foi, et la fonde sur la foi. Voir plus haut, col. 615. Mais si l’espérance est un acte affectif et volontaire, si elle implique un amour de Dieu, ne risque-t-elle pas de se confondre avec la charité ? Et cependant, elles doivent rester réellement distinctes, d’après les documents positifs. Voir plus haut, col. 608. Établir rationnellement leur distinction, voilà le problème qui s’impose au théologien.

Saint Thomas l’a résolu par la distinction célèbre de l’amour intéressé et de l’amour désintéressé, ou, en termes scolastiques, de l’amour de concupiscence et de l’amour d’amitié, telle que nous venons de l’expliquer avec lui. A l’un appartient l’espérance, à l’autre la charité. « Il y a, dit-il, un amour parfait et un amour imparfait. Le parfait consiste à aimer quelqu’un pour lui-même, c’est-à-dire à vouloir du bien à quelqu’un pour lui-même, comme un ami aime son ami. L’imparfait consiste à aimer un objet, non pour lui, mais pour que ce bien nous revienne à nous-mêmes, comme on aime une chose que l’on convoite (concupiscit). Or, le premier amour appartient à la charité, qui s’attache à Dieu pour lui-même ; mais l’espérance appartient au second amour : car quiconque espère, a l’intention d’obtenir quelque chose pour soi. » Sum.. Iheol., Il » II"^, q. xvii, a. 8.

Cette différence rationnelle ainsi posée entre les deux vertus rend compte de toutes les données de la révélation, c’est-à-dire de la supériorité de la charité sur l’espérance, major autem horum est caritas, de leur distinction réelle, tria hœc, de l’ordre dans lequel -elles sont énumérées, spes, carilas. I Cor., xiii, 13.

1. La supériorité de la charité sur l’espérance trouve son explication facile dans la supériorité de l’amour désintéressé sur l’amour intéressé, reconnue de tout le monde, et dont saint Thomas donne cette raison profonde. Il est de la nature de l’amour en général, dit-il, de nous faire sortir de nous-mêmes, soit par la pensée, car « l’amour nous fait songer à l’objet aimé, avec une intensité qui nous détourne d’autres pensées, » soit par l’affection et la volonté, car la volonté fait en quelque manière sortir de soi pour aller chercher au dehors, et se porter vers un autre. » Or, c’est dans le seul amour désintéressé que s’accomplit franchement et pleinement cette « sortie de soi » , au jugement du saint docteur : « Dans l’amour de convoitise, celui qui aime est d’une certaine façon transporté hors de soi, en ce sens que, non content de jouir du bien qu’il a en lui, il cherche au dehors. Mais, comme c’est pour lui-même qu’il cherche ce bien extérieur à lui, il ne sort pas franchement de lui-même : une telle affection, en définitive, se replie sur lui, et s’y renferme. Au contraire, dans l’amour d’amitié, on sort vraiment de soi par l’affection ; car c’est à l’ami qu’on veut du bien, c’est à lui qu’on s’efforce de procurer ce bien, c’est pour lui qu’on en a soin et souci. » Sum.. iheol., la Ilæ, q. XX VIII, a. 3.

Objection. — Cette « sortie de soi » ne donnerait de la valeur à l’acte qu’autant que le moi serait essentiellement mauvais : ce qui n’est pas. —
Réponse. — Le moi n’est pas essentiellement mauvais, mais il est encombrant. L’amour de soi, dans l’homme, dégénère trop facilement en égoïsme destructif de tout autre amour. Contre ce danger il fallait le spécial entraînement du cœur qu’est l’amour désintéressé ; il fallait, sinon la haine de soi, du moins l’oubli momentané. On ne sort donc de soi-même que pour mieux s’unir avec d’autres, avec Dieu. Aussi, saint Thomas joint-il ces deux qualités de l’amour : il est « extatique » , c’est-à-dire qu’il fait sortir de soi, et il est « unitif » ; extatique pour être unitif, pour faire mieux « adhérer » . Ibid., a. 1-3. La valeur morale de l’amour désintéressé ne vient donc pas simplement de l’oubli de soi, qui n’est qu’un moyen de plus grande union avec une autre personne, mais aussi et surtout de la valeur morale de cette union, qui vaut ce que vaut la personne à qui l’on s’unit. Subordonner toute sa vie à qui ne justifierait pas un pareil amour, et cela au prix de tous les sacrifices, serait une fausse chevalerie. Mais quand il s’agit de s’oublier et de se sacrifier pour mieux s’unir à Dieu, comme dans la charité théologale, alors l’amour désintéressé apparaît dans toute son excellence. — Il n’y a donc aucune connexion nécessaire entre la doctrine du désintéressement et une fausse théorie sur la dégradation de la nature humaine. Cf. É/ddes du 20 avril 1911, p. 193 sq. Voir Charité, t. iii, col. 2227.

2. La distinction réelle de la charité et de l’espérance trouve en même temps son explication facile dans ces deux espèces d’amour de Dieu, qui par leur profonde différence justifient l’infusion de deux vertus surnaturelles, distinctes et inégales comme ces deux amours. L’une aime Dieu en tant que bon et profitable pour nous (bonté relative) ; l’autre aime Dieu en tant que bon en lui-même et à lui-même (bonté que, par opposition à l’autre, on est convenu d’appeler absolue). Et qu’on n’objecte pas que, tout en Dieu étant infiniment parfait, ces deux bontés sont également parfaites, et par suite, les actes qu’elles spécifient, également parfaits. C’est vrai que l’objet divin est toujours aussi parfait ; mais, en morale, la spécification ne vient pas seulement de l’objet ; elle peut venir aussi de certaines circonstances : telle, dans l’amour, cette circonstance qu’on veut le bien à un autre, ou à soi-même (ce que l’on peut aussi considérer comme une sorte de fin, finis cui). Cette circonstance, comme nous l’avons expliqué, introduit une différence notable dans l’union du cœur avec Dieu, et sur cette différence est basée la diversité spécifique de l’amour désintéressé de charité et de l’amour intéressé d’espérance. Qu’au point de vue purement p/iysiçîip, on réduise ces deux amours A un seul, nous n’y voyons pas d’inconvénient. Qu’on affirme que saint Thomas a ramené cette dualité à l’unité physique, et qu’on s’efforce de le prouver par de hautes considérations, en partant d’une interprétation de sa métaphysique, comme l’a fait avec érudition M. Pierre Rousselot, nous l’admettons volontiers. Pour l’histoire du prohlcinc de l’amour au moyen âge. Munster, 1908, dans les Deilrdqe zur Gcschichle der Philosophie des Mittelaltcrs, t. vi. Toujours nous restcrat-il ce que saint Thomas appelle deux espèces morales, irréductibles l’une à l’autre dans l’ordre moral, sceunduni speeiem mnris, sccundum condiliones morales. Sum. theol., 1= II, q. i, a. 3, ad 3’"" ; q, xviii. a. 7, ad l""". Et cela nous suffit dans la question toute morale de la valeur des diverses formes de l’amour.

3. L’ordre dans lequel sont énumérécs les deux vertus dans la révélation, spes, caritas, ne va évidemment pas du plus parfait au moins parfait, puisque la charité est donnée comme la plus parfaite des vertus, mais au contraire du moins parfait au plus parfait ; c’est l’ordre de genèse et de dévelopement, ordo secundum viam generationis, dans lequel l’imparfait précède le parfait. Sum. UvoL, II> II’, <[. xvii, a. 8. L’espérance qui vient d’abord, est nécessaire au développement de la charité ; et saint Thomas en trouve l’explication dans ce fait, que le motif intéressé est le premier qui agisse sur nous, et que le motif désintéressé a moins de prise, et a besoin d’être introduit peu à peu. Le motif intéresse sert d’abord à nous purifier du péché et à préparer les voies : « Connne on est introduit à l’amour de Dieu par le seul fait qu’on cesse de l’oflenscr, grâce à la crainte des peines…, ainsi l’espérance sert d’introduction à la charité, en ce sens que celui qui espère la récompense que Dieu lui donnera est poussé à l’aimer et à garder ses commandements. » Ihid. La base de cette théorie est un fait psychologique indéniable, que les positivistes de nos jours ont exprimé par « le passage de l’égoïsme à l’altruisme. » Saint Thomas* l’a emprunté soit à la doctrine de saint Bernard sur les quatre degrés ou les quatre étapes de l’amour de Dieu, Liber de diligendo Dec, c. viu-x, J L., t. clxxxii, col. 987 sq., soit à celle parole d’Aristote : « Les sentiments d’aflection qu’on a pour ses amis, et qui constituent les vraies amitiés, semblent tirer leur origine de ceux qu’on a pour soi-même. » Morale à Xicomaque, 1. IX, c. iv, Irad. Barthélémy.Saint Hilaire, ISfiG, t. ii, p. 3>^2. Mais le saint docteur ne veut pas <|u’on entende cela comme si l’égoïsme était, non seulement le point de départ, mais aussi le jioint d’arrivée et hi (in suprême de toutes nos affections : " L’affection que l’on a pour « n autre, dil-il, est venue de l’amour de soi, non pas comme d’une cause finale, mais comme d’une chose qui précède dans la genèse de cette alTection, in via generationis. De même que chacun se connaît avant de connaître les autres et de connaître Dieu, de même l’amour que chacun a pour soi, précède l’amour quil a pour un autre, dans l’ordre péiiélîque. » In IV Sent.. J. III, dist. XXIX, q. i, a. 3. ad 3°™. Vient un moment oi’l « ce n’est ]<lus à cause de ses bienfaits que nous aimons l’ami, mais h cause de sa vertu. » Su.n. theol., II" II, q. XXVII, a. 3. S’attacher à lui pour qu’il nous fil du bien, c’était le motif intéressé ; mais s’attacher à lui parce qu’il nous a fait du bien et nous a ainsi montré sa vertu, c’est le motif désintéressé de la reconnaissance, bien voisine du plus noble amour. La générosité appelle la générosité ; les bienfaits reçus nous révèlent la bonté de son cœur, avec celle vivacité spéciale de l’expérience personnelle : comment ne pas nous enthousiasmer des lielles qualités de ce cœur, indépendamment de notre profil.’i nous ? Ainsi, Ja recherche intéressée des hienfails n’est qu’une préparation à l’amour d’amitié, et saint Thomas conclut : Spes et timor ducunt ad caritateni pcr modum dispositionis cujusdam. Ibid., ad 3° "’.

On voit dans quel sens saint Thomas prend ces formules, dont a parfois abusé contre l’amour désintéressé : « Si, par impossible. Dieu n’était pas le bien de l’homme, l’homme n’aurait pas de raison de l’aimer. » II" II’*, q. XXVI, a. 13, ad 3’"". « Personne n’irait à lui, s’il n’espérait de lui quelque rémunération. » Comment, in Heb., xi, 6. Voir Charité, col. 2220, 2223.

Théories fausses on incomplètes sur la différence de l’espérance et de la charité.

Ainsi, la différence fondamentale assignée par saint Thomas, que l’espérance appartient à l’amour intéressé, la charité à l’amour désintéressé, rend compte (comme il l’a montre lui-même) de toutes les données de la révélation sur les rapports de ces deux vertus. Il n’en est pas de même des autres différences, Sque certains théologiens ont voulu substituer à celle-là.

Quelques-uns, s’emparant d’un mot de saint Thomas dans son commentaire sur les Sentences, I. III, dist. XXVI, q. ii, a. 3, sol. 1% ad 4’"", disent : la charité a i)cur objet un bien considéré simplement comme bien, bouuni simpliciter ; l’espérance a pour objet le même bien considéré comme difficile, ut est ardnum et difficile. Saint Thomas n’entend pas donner ici la différence unique ou principale entre les deux vertus, ou du moins il a ensuite corrigé sa manière de voir, dans les endroits de la Somme que nous avons cités. « De plus, si l’espérance se distinguait ainsi de la charité, il faudrait que la chari’é précédât l’espérance, car on commence par aimer un bien simplement en lui-même avant de l’aimer (ou de le chercher), comme diflicile (ou malgré la dilTicultè). » Aversa, général des clercs réguliers mineurs, /)(.’fide, spe et caritate, Venise, 1660, p. 318.

D’autres ont représenté la charité comme plus simple, elle aime ; l’espérance comme plus complexe, elle ajoute à cet amour le désir, le courageux mépris des dillicultés et la confiance. Mais alors l’espérance aurait tout ce qu’a la charité, et quelque chose de plus : comment s’accorderait-(ui avec cette donnée delarcvity lation, que « la charité est plus grande » ?

D’autres s’appuient sur ces paroles de saint Thomas : Idem bonum est ohfcctum caritatis et spei : scd caritas importai unioncm ad illud bonum, spes autem distanticun giuundam ab eo. Et inde est quod caritas non respicii illud bonum ut arduum, sicut spes : quod enint fam unitum est, non habet ndionem ardui. Et ex hoc apparet quod carilas est perfectior sp.Suin. theol., II" II’, q..XXIII, a. C), ad 3°’". Cette différence, assignée ici par le saint docteur, montre pourcjuoi la vertu infuse d’espérance ne pourra subsister au ciel : parce « [u’clle tend essentiellement à un objet « distant, Dieu n’étant présent à nos facultés que par la vision intuitive. Hom., viii, 21 ; II Cor., v, (i, 7, 8 ; cf. I Cor., XIII, 8, 10, 12, 13. Au ciel cette « distance » finira. La charité, elle, subsistera avec la vision intuitive de Dieu, n’étant pas liée à la « dislance » de son objet. Et cette différence sullit au but que se propose ici saint Thomas, de montrer « pie la charité est plus parfaite. Mais si nous regardons l’espérance et la charité seulement en cette i’(e(et nous avons le droit de le faire. l)uisquc c’est ici seulement qu’elles existent toutes les deux), cette différence n’est pas la principale entre les deux vertus infuses. Car la charité n’y a pas davantage que l’espérance, cette union (uninnem od illud boiuim…, quod fam unitum est…), cette présence de son objet, qui ne peut être que par la vision intuitive. On dira ((uc la charité aime ce divin objet en faisant abstraction de son absence. Mais on ne xoit pas bien ce qu’une simple abstraction peut lui conférer de supériorité réelle. De plus, cette abstraction n’existe pas dans tous les actes de la charité. Elle peut très bien i désirer Dieu (ce qui sujjpose l’idée de l’absence), désirer sa gloire, etc. Car, d’après les principes de saint Thomas, et de tous les scolastiques, habilus virliilis idem est, qui inclinai ad diligendum, et desidcrandum bonum dileclum, et gandendum de eo. Siim. theol., IIa-IIæ, q. XXVIII, a. 4 ; cf. q. xxix, a. 4. Et en vertu des mêmes principes, ; la vertu d’espérance appartiendra non seulement le désir de Dieu absent, mais aussi l’amour qui fait abstraction de cette absence, ainsi que nous l’expliquerons plus loin. Voir col. 632.

Il faut donc toujours en revenir à la différence fondamentale assignée par saint Thomas, Sum. IheoL, IIa-IIæ ", q. XVII, a. 8. Seule elle résout toutes les difficultés. De nos jours, Schiffini a eu tort de l’abandonner. De virtiitibiis infiisis, Fribourg-en-Brisgau, 1004, p. 383.

Espérance et joie.

L’espérance suppose tout d’abord un amour, dont nous venons d’examiner la nature ; et cet amour, portant sur un objet absent, prend la forme d’un désir. Mais, du moment qu’on désire un objet, la question se pose : « Puis-je l’obtenir ? » Si la réponse est affirmative, c’est ce que nous avons nommé le « jugement de possibilité » . Voir plus haut, col. 613. Ce jugement, surtout quand il est bien fondé — comme dans l’espérance chrétienne où il est fondé sur une foi très certaine — demeurera-t-il sans aucun contre-coup affectif, sans aucune répercussion émotionnelle ? Non. Quand on désire vivement, et qu’au lieu de l’impossibilité qui semblait d’abord s’imposer, on voit apparaître la possibilité sérieuse et pratique, la probabilité d’atteindre l’objet tant désiré, comment ne pas s’en réjouir ? Le désir, qui suppose l’absence, résulte de l’objet aimé, non encore possédé : la joie, qui suppose la présence, résulte de la possibilité d’atteindre cet objet, du secours que déjà nous possédons pour cela. Lancés par le désir vers une fin aimée, nous nous réjouissons d’avoir en mains les moyens de l’obtenir. Cette joie, d’abord spontanée, peut, à la réflexion, être librement acceptée, librement entretenue, en maintenant l’attention sur les promesses et les secours qui la font naître ; tandis que nous pourrions, si nous voulons, la remplacer par la tristesse qu’éveillerait un regard trop fixé sur les difficultés, les obstacles et l’incertitude de l’heureux événement.

Saint Thomas a bien montré que cette joie ou « délectation » propre à l’espérance vient du jugement de possibilité. Ce n’est pas seulement le plaisir de saisir par la pensée et l’affection un objet lointain qu’on’aime : c’est surtout le plaisir de constater qu’on peut l’obtenir. Delectatio spci, in qua non solum est delectabilis conjunctio secundum apprehensioncm, sed etianr secundum facullatem vel possibilitatem adipiscendi [ bonum quod deleclat. Sum. theol., I^ll", q. xxxii, a. 3. C’est ce qui rend l’espérance essentiellement joyeuse, plus douce que le simple désir et que le souvenir du bonheur passé, où l’on trouve le premier plaisir, mais non pas le second qui est le principal. Ibid.

Déjà Philon, le juif d’Alexandrie, avait poétiquement décrit cette joie de l’espérance, avant-goût de la joie que donne la possession de l’objet : « Ne vois-tu pas le jeune oiseau, avant sa conquête de l’air, aimer à battre de l’aile et à sautiller gaîment, comme pour annoncer l’espérance de prendre son vol ?… Ainsi, notre âme, dans l’espoir d’un bien, se réjouit d’avance ; c’est, pour ainsi dire, l’allégresse avant l’allégresse… Regarde la vigne, comme elle est gracieusement parée de jeunes pousses, de rameaux et de pampres verts ; ils disent assez, dans leur muet langage, la joie qui précède l’arrivée du fruit. Avant le lever du soleil, voici le sourire de l’aurore ; la clarté prédit la clarté, la lumière plus obscure présage la lumière plus vive… La crainte n’est pas autre chose qu’une tristesse avant la tristesse, comme l’espérance une joie avant la joie : car ce que la crainte est à la douleur, l’espérance l’est à la joie. » De nominum mulatione, Londres, 1742, t. i, p. G02. Presque au même temps où Philon parlait ainsi, saint Paul signalait aussi la joie de l’espérance, TV-, ilTtlôi /apcivT£ :, spe gaudentes. Rom., xii, 12.

On pourrait dire de cette joie de l’espérance chrétienne, si recommandée par l’apôtre, qu’elle est le principal Ijonheur de cette vie ; et voici la preuve qu’en donne le cardinal Pnllavicini, S. J. Le présent n’est qu’un instant, qui, nous échappant aussitôt, n’a pas grande valeur pour nous si nous ne le regardons dens ses rapports avec l’avenir. Ainsi, quand nous cherchons à nous délivrer du tourment de la douleur, ce n’est pas pour le présent, car, an moment présent, il nous est impossible de ne pas la sentir : mais c’est ()our l’averiir. Il en est de même des plaisirs ; c’est vers l’avenir que l’âme humaine s’élance constammoit, en quête de bonheur. Sa principale joie ici-bas naîtra donc de la prévision d’un long avenir de bonheur, et encore plus, d’un éternel avenir de bonheur. Cette prévision, sans doute, appartient f.n présent, ainsi que la joie qu’elle excite ; mais elle n’a de valeur que par sa connexion avec un bien futur, comme un moyen n’a de valeur que par sa connexion avec la fin. Disputationes in / » ’" // « , Lyon, 1653, t. i, p. 53.

Nature de la confiance.

La confiance est souvent confondue, par un abus de langage, avec le préambule intellectuel qu’elle suppose, avec la prévision de l’heureux événement. Mais nous savons déjà que l’espérance est dans la partie affective ; donc, la confiance aussi, puisqu’elle est partiellement identifiée avec l’espérance, cet acte si complexe. Voir plus haut, col. 609. Que peut bien être la confiance comme acte affectif ? Essayons cette difficile analyse. Un acte affectif, s’il se rapporte au bien et non pas au mal, s’il est un amour et non pas une haine, devra rentrer dansune de ces trois catégories : simple amour, désir, joie : on ne peut concevoir autre chose. Dans laquelle rentrera la confiance ? Ce ne peut êlre dans le désir : l’idée de confiance n’est certainement pas celle d’un désir ; d’ailleurs, la confiance suppose l’espérance déjà commencée par un désir ; pourquoi viendrait-elle ajouter un désir nouveau ? Reste donc qu’elle soit une joie, ou un amour, ou peut-être les deux à la fois.

Pallavicini, que nous citions tout à l’heure, a proposé d’identifier la confiance avec cette joie de l’espérance que tout le monde admet, et dont parle saint Paul. Leur origine n’est-elle pas la même d’après les analyses de saint Thomas, c’est-à-dire ce » jugement de possibilité » , source de confiance et de joie ? Pourcfuoi la joie de l’espérance — ce qui shnplifierait les choses — ne serait-elle pas précisément cette confiance sereine, qui chasse la tristesse du découragement et les anxiétés de la crainte ? Et pourquoi la confiance — ce qui en donnerait enfin une explication claire — ne serait-elle pas précisément cette joie d’avoir les moyens d’acquérir l’objet désiré ? L’espérance est -donc, d’après Pallavicini, une alfection mixte, ajoutant au désir d’un objet la joie qui naît de la possibilité de l’acquérir ; et cette explication plaît pf, r sa simplicité même. Asscrtiones tlwologiea’, Rome, 1649, 1. II [, De fide, spe et carilate. Viva, S. J, reproduit la même théorie. Cursus theol., part. IV, p. 121.

Cette théorie, cependant, ne résout pas complètement le problème. Elle pourrait suffire, dans tous les cas où la^possibilité d’acquérir l’objet désiré dérive soit d’une chance probable (par exemple, gagner à la loterie), soit de nos propres forces, non sans quelque mélange de hasard (par exemple, gagner à un jeu d’adresse). Mais de ce groupe de faits, il y a lieu de distin.a ; ucr un autre groupe, où l’analyse de la connance, he peut pas être absolument identique. C"est lorsque la possibilité d’aequérir l’objet désiré dépend nécessairement du secours d’un autre ; l’espérance chrétienne rentre précisément dans ce cas. Arriaga, S.J., a eu le mérite de signaler cette vérité, qu’une ani-lysc plus approfondie de l’espérance et de la confiance ne peut pas être la même dans ces deux groupes différents de fairs. Cursus tlieol., Anvers, 1641. t. iir, p. 339.

Quand la possibilité d’acquérir l’objet dépend du secours d’un nuire, de sa puissance et de sa bonté, la confiance devient unacteaffectif bien plus compliqué, parce qu’une autre personne entre ici en jeu, c’est-à-dire un bienfaiteur. La cou tiance alors, outre la /oi’e dont parlait Pallavicini, renferme un commencement d’amour pour la personne de ce bienfaiteur secourable, comme l’a si bien observé saint Thomas : « L’espérance peut regarder deux choses. Elle regarde comme son objet le bien qu’elle espère. Mais comme ce bien est diflicilc et possible, et comme dans certains cas il nous devient possible non par nous-mêmes, mais par le secours d’autrui, l’espérance regarde aussi ce secours qui nous le rend possible. — En tant qu’elle regarde l’objet espéré, l’espérance dérpe de l’amour (d’un premier amour qui est à sa base) : on n’espère qu’un bien désiré et aimé. Mais, en tant qu’elle regarde la personne. grâce à laquelle l’acquisition d’un bien nous devient possible, l’amour (un second amour) dérive de l’espérance. Car, dès que nous espérons acquérir des biens par quelqu’un, nous allons à lui comme à notre bien, et ainsi nous commençons à l’aimer. » Suni. llieol., I" II » , q. XL, a. 7..mour intéressé d’abord, et rentrant par 1 ; dans l’espérance : puis vient peu à peu l’amour désintéressé, voir plus haut, col. 622 sq. De i)Ius, si le secours que nous attendons d’un autre est si important, si au-dessus de nos forces, qu’il éclipse ou semble presque éclipser notre part d’action (et tel est le cas du secours divin dans l’espérance chrétienne, oii il s’agit d’obtenir un bien surnaturel), alors la joie d’un tel secours, Vamonr d’un tel bienfaiteur, s’accompagne d’un humble sentiment de nous-mêmes, d’une défiance de nos propres forces qui est une sorte d’abandon. Le malade, convaincu de son impuissance, s’abandonne à la main puissante et bonne qui vient le guérir. Cette défiance de nous-mêmes est bien c(uekiue chose de négatif, mais c’est l’ombre qui fait valoir la lumière, c’est la suppression d’un grand obstacle au côté positif de la confiance. " Quand je suis faible, dit l’apôtre, c’est alors qv.e je suis fort. » II Cor., XII, 10. Le manque de moyens humains invite l’âme à se tourner vers Dieu avec confiance, et A obtenir par cette confiance la force divine. Avec cette force, tous les grands ohjets poursuivis par l’apôtre deviennent possibles, et par conséquent objets d’csjjérnnce : « .le puis tout en celui qui me fortifie. Phil., IV, 13. l.h encore, la liberté humaine doit coopérer à la grâce : il faut choisir entre cette humble défiance de soi, et une ortîueillcusc présomption qui aisément ninis empêcherait de demr.nder du secours, de tendre la main. Par là, l’espérance chrétienne, avec la prière qu’elle inspirera, est foncièrement aniipélagienne, et reconnaît pratiquement la nécessité de la grâce.

Voilà, dans son plein (lévcloi)pement, la notion de la confiance. Que les derniers éléments que nous venons d’énumérer soient réellement compris dans l’espérance théoloyale, nous pouvons le déduire de l’enseignement commun drs théologiens et des catéchismes, qui, lorsqu’ils assignent les ices directement opposés à la vertu (l’espérance, à côté du désespoir mettent toujours la présomption ; et l’une des formes de la présomption, la pire peut-être, est d’attendre de ses propres forces ce qu’on ne devrait attendre que de Dieu. L’Écriture elle-même nous montre tous ces di vers éléments de la confiance en Dieu. — Fille réprouve la présomption ou confiance exclusive dans lesforces humaines, comme opposée à l’espérance religieuse : « Ceux-ci mettent leur confiance dans leurs chars, ceux-là dans leurs chevaux ; nous, nous invoquons le nom de notre Dieu. » Ps. xx (xix), S. « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme… Béni soit l’homme qui se confie en Jéhovah.’» Jer.. xvi, 5, 7. Elle montre l’âme s’abandonnant à Dieu, se reposant sur lui ; abandon de l’enfant entre les mains de son père, abandon fait d’humilité et d’amour. « Beposetoi sur Jéhovah, et il te soutiendra. » Ps. i.v (i.iv). 23.’I Déchargez-vous sur lui de toutes vos sollicitudes, car lui-même prend soin de vous. « I Pet., v, 7. Elle rattache explicitement cet abandon à « l’espérance, à la « confiance » . « Oui, ô mon âme, à Dieu abandoni.etoi en paix, car de lui vient mon espérance… En tout temps, ô peuple, confie-loi en lui. " Ps. lxii (lxi), 0, Elle indique l’amour du bienfaiteur secourable, impliqué dans cette confiance. « Je Vaime, Jéhovah, ma force : Jéhovah, mon rocher, ma forteresse, mon libérateur. » Ps. X viii ( xvii), 2, 3. Elle signale la joie, caractère général de la confiance : « .Mors se réjouiront tous ceux qui se confient en toi ; ils seront dans une perpétuelle nllcr/resse, et tu les protégeras. « Ps. v, 12.

On voit combien le concept de confiance, quand il s’agit de l’espérance religieuse, est complexe, important et riche. Ce n’était pas toutefois une raison pour Luthcrderéduireàce concept toute la vie spirituellcet tout l’essentiel de la religion.


VI. Matière de l’espérance chrétienne

Son objet matériel en général.

Comme nous l’avons vu, l’acte d’espérance théologale reproduit les éléments qui entrent dans la composition de tout autre espoir. La différence essentielle est ici du côté de {’objet, qui est Dieu lui-même : d’un si sublime objet doit forcément rejaillir sur tous les éléments de l’acte une excellence plus haute : le désir, par exeiuple, devra se proportionner à nu objet placé infiniment au-dessus de tous les autres ; mais, enfin, ces éléments seront toujours de l’amour intéressé, du désir, du courage et de la confiance, et par là il y aura ressemblance avec tout autre espoir. Voir phis haut, col. 608. 622 sq. C’est donc’objeU donnera à l’acte religieux son caractère spécial, et qui distinguera de toute autre espérance celle que le théologien doit étudier, lixiiminons d’abord l’objet matériel, plus facile à déterminer, et sur lequel les théologiens sont d’accord.

L’objet matériel, ou matière de l’espérance, ce sont les choses espérées. A première vue, leur champ est immense. Voyez, dans l’Ancien’restamenl, combien de prospérités tenqiorelles espérait l’âme religieuse, pour elle même, pour sa famille, pour sa patrie, sur la foi des promesses divines ; ajoutez l’espérance de dons spirituels et moraux, l’espérance de la venue du Messie, et de son royaime plus ou moins v : guenicnt conçu. l’t l’espérance ne s’arrête pas à la limite de cette vie. « Sur la tombe, dit Schiller, l’espér.iuce croît encore. » Et c’est seulement sur la porte de l’enfer que Dante a pu lire : < Vous qui entrez, laissez toute espérance.

La matière de lespérancc chrétienne est aussi étendue que celle de la prière, suivant la remarque de .saint Augustin. Os deux actes religieux se correspondent : l’un produit l’aulre. l’espérance fait prier. Dr la prière, d’après les données de la révélation, que demande-t-elle à Dieu ? Des biens éternels, des biens spirituels en cette vie, et même des biens temporels. Voyez, par exemple, les diverses demandes de l’oraison dominicale. S. Augustin, IJnchiridion, c. r.xiv. cxv, P. I., t. XL, col. 28, 5.

Son objet matériel principal, on « d’attribution ".

Dans cette foule d’objets à espérer, il y a comme une liiérarchie. Au sommet, l’objet principal : c’est Dieu à posséder dans la béatitude, dans la gloire éternelle. Ainsi, dans la révélation plus parfaite du Nouveau Testament, quand il est question de l’espérance, ce grand objet est-il d’ordinaire seul présenté ; non pas qu’il soit le seul, mais parce qu’il domine tous les autres. « L’espérance de la gloire. » Col., i, 27. « L’espérance de la gloire des enfants de Dieu, » Rom., v, 2. « L’espérance du salut. » I Thess., v, 8. « Dans l’espérance de la vie éternelle, que nous a promise le Dieu qui ne ment pas. » Tit., i, 2 ; cf. ii, 13 ; iii, 7. « Ayant confiance d’entrer dans le saint des saints par le sang du Christ, … gardons inébranlable la confession de notre espérance. » Heb., x, 19, 23. « Par la régénération.. Dieu a mis en nous une vive espérance… pour l’héritage incorruptible et indestructible qui vous est gardé dans les cieux. » I Pet., i, 3, 4. « Nous le verrons tel qu’il est ; quiconque a cette espérance, se sanctifie. » I Joa., III, 3. « Si nous espérons recevoir du Christ des biens dans cette vie seulement, nous sommes les plus misérables de tous les hommes. » I Cor., xv, 19.

L’espérance de ce grand objet entraîne avec elle, nécessairement, l’espérance de plusieurs objets secondaires ; qui désire efficacement une fin désire, par une suite nécessaire, les moyens d’y parvenir. Les moyens directs de parvenir au salut, ce sont les grâces multiples, sans lesquelles nous ne pouvons être sauvés ; ainsi dans l’oraison dominicale sont énumérés le pardon des péchés, la protection contre les tentations ; saint Pierre, comme objet de l’espérance chrétienne, ne propose pas seulement la gloire céleste, mais encore la grâce. I Pet., i, 13. Quant aux biens temporels, leur nature les rend quotidiennement l’objet d’une espérance toute profane et toute mondaine ; ils ne pourront donc entrer dans le domaine propre de l’espérance religieuse qu’en une certaine mesure, et à un point de vue spécial : par exemple, comme soutiens nécessaires de nos forces, et moyens indirects de pouvoir travailler pour la vie future, et de pouvoir la mériter. D’ailleurs, le Nouveau Testament n’a plus les promesses temporelles de la loi mosaïque, et les remplace par l’abondance des promesses spirituelles.

Concluons, avec saint Thomas, que « l’espérance regarde principalement la béatitude éternelle, puis secondairement, et par rapport à cette béatitude, les autres choses demandées à Dieu. » Siim. theol., 11= 11-^=, q. XVII, a. 2, ad 2’"".

Dans une science, un art ou une vertu, quand on a ainsi toute une hiérarchie d’objets subordonnés à un seul d’entre eux, celui-ci est appelé en langage scolastique « objet d’attribution » , et sert à distinguer de toute autre, à « spécifier » cette science, cet art ou cette vertu. Au lieu d’un fouillis incohérent où se perdrait l’esprit, cette subordination des objets établit l’ordre, l’unité, la physionomie spéciale de chaque science. L’étude des objets secondaires n’est introduite dans une science qu’en tant qu’elle sert à mieux connaître l’objet principal. La botanique, la chimie et la physique ne sont pas de la médecine : cependant, comme la connaissance des propriétés de certaines plantes, de certains minéraux, de certains phénomènes physiques, sert à la guérison des maladies, objet principal de la médecine, il s’ensuit que le futur médecin devra faire des excursions dans ces diverses sciences en vue de son objet â lui, et en rapporter des subsides au point de vue médical ; il y aura ainsi, comme parties secondaires de la médecine, une botanique médicale, une chimie médicale, une physique médicale. Quand il étudiera l’une de ces parties, il ne pensera pas à chaque instant à la guérison des maladies ; cette perpétuelle intention de l’étudiant n’est pas nécessaire pour établir une subordination qui résulte de la nature même des choses. De même le fidèle qui espère de la bonté de Dieu une grâce particulière ou même un bien temporel, n’a pas besoin de songer à tout instant à la béatitude céleste, et de lui rapporter cet objet : par sa nature même, il s’y rapporte d’une certaine manière, directement ou indirectement, et fait ainsi partie du domaine de l’espérance chrétienne. Cf. Chr. Pesch, l’rselcclioncs Iheologicæ, t. viii, n. 483.

Ainsi l’objet d’attribution n’est pas seulement un objet matériel principal : puisqu’il peut servir à spécifier la science ou la vertu, à en déterminer le domaine et le caractère, puisqu’il est, pour les objets secondaires et purement matériels, la seule’raison de leur introduction dans cette science ou dans cette vertu, il a droit au titre d’objet formel ; l’objet formel étant par définition celui qui détermine les objets matériels, et qui donne à tout l’ensemble unité et caractère spécial.

Voilà donc l’espérance chrétienne assez bien caractérisée déjà, et reconnaissable aux fidèles, quoi qu’il en soit des subtilités où nous allons nous engager.


VII. Motif de l’espérance chrétienne.

Nous entrons dans une controverse singulièrement difficile, qui touche à des questions psychologiques fort délicates. Rappelons d’abord les notions indispensables.

Chaque vertu a comme un ressort essentiel qui fonctionne dans chacun de ses actes : c’est son « motif » (de movco, molum), c’est-à-dire l’objet spécial qui meut, qui met en mouvement la faculté. Si la vertu est inlcllectuelle, le motif sera une raison qui agit sur l’intelligence : ainsi, le motif de la foi chrétienne sera l’infaillible autorité du témoignage divin. Voir Foi. Si la vertu est affcctive, le motif ne sera plus un rayonnement du vrai, mais un rayonnement du bien qui (à travers l’intelligence cependant) attirera la volonté ; ce sera un idéal particulier de bonté morale, propre à chaque vertu ; ainsi la miséricorde est attirée par l’idéal du soulagement des misères, la justice par l’idéal du respect de tous les droits des autres, la tempérance par l’idéal d’une subordination de la matière à l’esprit, de l’homme animal à l’homme raisonnable. Cet idéal, ce motif propre, donne à chaque vertu son espèce, son unité, son degré spécifique de valeur morale dans la hiérarchie des vertus ; il est pour elle la raison d’atteindre les « objets matériels -> qui constituent bon domaine. Il peut donc s’appeler « objet formel » ; et même ce nom, que nous venons de rencontrer sur notre chemin, lui est plus ordinairement réservé. A bon droit cependant, nombre de théologiens préfèrent distinguer deux « objets formels » pour chacune des vertus théologales : objectum formule qiiod, c’est l’objet d’attribution, voir plus haut, col. 631 ; objectum formate quo, c’est le motif. L’un et l’autre, quoique d’une façon différente, contribuent à spécialiser, à caractériser la vertu.

De yjlus, il est telle condition générale à laquelle sont soumis tous les objets matériels d’une vertu, et qui sert à leur délimitation, sans pourtant se confondre avec le motif. « Il ne faut pas, dit Théophile Raynaud, prendre pour des motifs de l’aflection d’espérance toutes ces circonstances, requises dans la chose espérée. Elles doivent s’y rencontrer, parce qu’il est de l’essence de cette affection que son motif soit appliqué à une matière revêtue de ces conditions ; mais elles ne sont pas (toutes) des motifs. » Opéra, Lyon, 1665, t. iii, p. 48’, ). Schiffini fait la même réllexion. De virtutibus, p. 10, 180. Par exemple, une des conditions générales que doit revêtir tout objet d’espérance, c’est d’être difficile à acquérir. Cette difficulté, arduitas, parce qu’elle sert à déterminer la matière de l’espérance, à délimiter son domaine, est appelée par plusieurs théologiens « raison formelle » , ou même considérée comme faisant partie de 1’« objet formel » de l’espérance. Mais alors 1’< objet formel » est pris dans un troisième sens, distinct du motif, car la difficulté ne peut certainement pas faire partie du « motif » . I^e motif (expression très nette, que nous préférons pour cela) attire la volonté : or îa difficulté d’atteindre l’objet désiré n’attire pas, elle repousserait plutôt. Le motif agit, est la cause de l’acte : or la difficulté n’agit paSj ne cause pas l’acte d’espérance, elle est seulement pour celui qui désire un bien l’occasion, s’il le i ; eu/, de montrer un certaincourage en continuant de désirer ce bien malgré les diflicultés : alors son désir est dit " efficacc » , et c’est l’espèce de désir qu’il faut dans l’espérance. S’il le veut, ai-je dit : car en pareil cas on peut aussi, et plus aisément, se laisser repousser et décourager par la dilticulté ; et c’est là qu’apparaît le plus clairement la libellé ile l’acte d’espérance, qui, pour être vertueux et méritoire, doit être libre. La difficulté n’est donc pas un principe d’action, comme le motif : elle est inJilïérente à occasionner l’élan courageux de l’espérance, ou le lâche abattement du désespoir. « Le bien ardu ou dilTicile, dit saint Thomas, a d’une part une raison pour que l’on tende à lui en tant que bien, ce qui appartient à l’espérance, mais d’autre part une raison pour que l’on s’éloigne de lui en tant que difficilc, ce qui appartient au désespoir. » Suin. theol., I » 1I « , q. xxiii, a. 2. Tous les théologiens reconnaissent aujourd’hui que la difficulté ne figure pas dans l’espérance comme motif ; et si quelques anciens scolastiques, comme Henri de Gand, ont eu vraiment Topimon contraire, elle est définitivement abandonnée.

Mais en dehors de ce point, l’accord est loin d’être fait. La question du motif de l’espérance chrétienne a fait éclore quantité de théories ; c’est par vingtaines qu’il faudrait les compter 1 Eflrajés de cet apparent chaos, les auteurs qui traitent de l’espérance (traité assez souvent sacrifié) se bornent volontiers à donner ici leur opinion particulière, et passent. Ceux cqui ont cité les diverses opinions l’ont ordinairement fait sans ordre et sans exactitude, mêlant mal à propos l’objet d’attribution et le motif, présentant incomplètement la pensée de plusieurs théologiens, et surtout de saint Thomas. Essayons de débrouiller cet écheveau ; la question en vaut la peine : au fond, c’est la nature même de l’acte et de la vertu d’espérance qui est en jeu.

La multiplicité des théories peut d’ailleurs se réduire à trois systèmes principaux, comme on Ta parfois remarqué. Voir Marin, ’J ticologia, Venise, 1720, t. il, p. 447. Et nous verrons que les trois systèmes ont chacun approfondi avec sagacité un côté de la question très complexe. Par lii ils se font équilibrc, ils se com plètent mutuellement dans ce qu’ils ont de positif, en sorte qu’on peut dégager de l’ensemble une théorie satisfaisante de l’espérance et de son motif.

1er Système. Motif de l’espérance : le secours divin, ou Dieu comme puissance auxiliatrice.

Exposé et preuves.

1. Côté positif du système.

Espérer > est plus cpic > désirer’. C’est l’âme s’clevant contre les difficudés avec la confiance d’arriver à ce qu’elle désire. Voir plus haut, col. 609. Le motif du désir, c’est la bonté ou convenance de l’objet ; le motif de la confiance, c’est la possibilité d’aequérir l’objet. Voir plus haut, col. 612, 628. Or ce n’est pas la bonté dune chose qui la rend possible, qui lui donne plus de chances de se réaliser mous ne le savons que trop, le mal arrive plus facilement que le bien. H faut donc, pour exciter la confiance, des considérations nouvelles, un motif indépendant de celui du désir. Dans l’espérance chrétienne, ce fpii excite la confiance en montrant la possibilité d’atteindre la fin surnaturelle désirée. c’est le secours divin : c’est donc un motif de notre espérance. — L’Écriture nous fait arriver à la même conclusion : ne parle-t-elle pas sans cesse du secours divin, de la puissance et de la bonté de Dieu, quand elle excite à espérer ? Voir plus haut, col. 605-606. Et saint Thomas ne dit-il pas : « De même que l’objet formel de la foi (ici, son motif) est la vérité première, qui sert comme de moyen par lequel l’intelligence adhère aux vérités qui sont l’objet matériel de la foi : de même l’objet formel de l’espérance est le secours de la puissance et de la miséricorde divine, à cause duquel ce mouvement de l’âme, que Ton appelle espérance, tend aux biens espérés, qui sont l’objet matériel. » Quæst. de virtutibus, q. iv, a. 1.

2. Côté négatif ou exclusif.

Non seulement « espérer n’est plus que « désirer » , mais du concept d’espérance il faut exclure le désir. Il est vrai, l’espérance suppose le désir d’un bien, et dans ce désir un amour I de convoitise (ou amour intéressé) ; mais ce n’est là qu’un pur présupposé, une sorte de préface qui reste en dehors de l’espérance. On peut entendre ainsi saint Thomas, quand il dit que « l’espérance (théologale) appartient à l’amour de convoitise : » il ne dit pas qu’elle soit un amour. Voir col. 623. Ailleurs, il dit j clairement que « l’espérance présuppose le désir » (il ! est vrai qu’il s’agit là de l’espérance comme passion). I Surn. theol., I" II » , q. xl, a. 1. Preuves rationnelles : i Un même acte ne peut être dans deux facultés dilTcj rentes ; or le désir est dans l’appétit concupiscible, I l’espérance dans l’appétit irascible ; l’acte d’espéj rance ne peut donc renfermer le désir. Il vaudra donc i mieux dire avec saint Bonaventurc, que la foi, rési ! dant dans l’intelligence, atteint l^icu comme vrai ; la charité, résidant dans l’appétit concupiscible, l’atteint comme bien ; l’espérance, résidant dans l’appétit irascible, l’atteint comme difficile (arduuin, ad quod se erigit) : ou mieux encore, qu’elle l’atteint comme puissance auxiliatrice, en qui elle se confie. De plus, le motif de l’espérance, c’est ce qui répond à la question : « Pourquoi espérez-vous ? » Or, demandez d’abord à un malade : pourquoi désirez-vous votre guérison ? il répondra : parce que la santé est un grand bien. Demandez-lui ensuite : pourquoi V espérez-vous ? Il ne parlera plus d’un bien qu’il aime, mais des secours d’un habile médecin, et de tout ce qui rend sa guérison possible et probable..Ainsi, nous prenons sur le fait l’opposition outre le désir et l’espérance et la diversité de leurs motifs spécifiques : l’un n’est pas l’autre. Réduisons donc l’espérance à Verectio animi et à la confiance ; et son motif, à la puissance auxiliatrice de Dieu, qui suffit à les exciter.

Tel est le premier système, défendu au XIIIe siècle par saint Bonaventure contre certains docteurs qu’il ne nomme pas. In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, a. 2, (|. IV, Quaracchi, 1887, t. iii, p. 576. Pour saint Thomas, c’est très douteux, comme nous verrons. Les thoniistes « les derniers siècles se sont presque tous ralliés à ce premier système. Cf. Jean de Saint-Thomas, In // « » II’, dist. IV, a. 1, Paris. 1886, t. vu. p..330.sq. ; les théologiens deSalamanque, Dr spe, disp. I, n. 50, 51, Paris, 1879, t. xi, p. 473 s([. ; l.’illuart. De spe, a. 2, sect. II, Arras, 1868, t. iii, p. 451. En dehors de l’école thomiste, cjuelques autres, comme Vasquez, In / » ’", disp.LXXXIV, c. I, et surtout In /// » "’, dist. XL III, c. ii.Lugo, que Ton cite fiucUiuefois pf)ur ce système, et sans aucune référence, n’a rien de semblable dans ses ouvrages édités, où il ne touche même pas la question. Enfin, de nos jours, Schifllni, De virtutibus, p. 360, 377 sq.

Ce système admet nombre de variantes :
a) suivant qu’on semble faire entrer dans le motif la difficulté, nrdmim, ou qu’on l’en exclut, ce qui est l’ordinaire ;
b) suivant que ce mot vague » le secours divin » est cntemlu de la f^rficc considérée en nous, ou seulement, de Dieu venant à notre secours, Deiis ut auxilialor ; c) reste encore à déterminer quel attribut divin agit ici comme motif propre et essentiel de confiance. Les ims nomment la seule toute-puissance, d’autres la miséricorde, la bonté, fcc/n’(7nz7r(s, la libéralité, d’autres, ia fidélité aux promesses données ; d’autres groupent ensemble tous ces attributs, ou quelques-uns d’entre eux.

Critique du système.

La partie positive est en parfaite conformité avec l’Ecriture, la tradition et la doctrine de saint Thomas. La partie exclusive, au contraire, nous semble n’avoir que de faibles preuves, et de grands inconvénients.

1. Faibles preuves.

Telle est celle que l’on tire de la distinction réelle des deux appétits, concupiscible et irascible. Cette distinction péripatéticienne peut s’admettre quand il s’&git de l’appétit organique et inférieur, et c’est là que les scolastiqiies l’ont admise. Voir Apn’îTiT, t. i, col. ltJ95. Mais elle est hors de propos quand il s’agit de la volonté libre, qui est parfaitement une et n’a pas de raison de se dédoubler ;.Scot l’a bien prouvé. In IV Sent., 1. II, dist. XXVI, Paris, t. XV, p. 326 sq. Or, l’espérance théologale n’est pas une passion de l’appétit inférieur, comme cette espémnce dont on peut trouver l’ébauche dans les animaux mêmes, et que saint Thomas met dans l’irascible. Sum. theol., Ia-IIæ , q. XL, a. 1, 3. ("est un mouvement qui, par son objet spirituel et sa qualité d’acte de vertu, ne peut être que dans la volonté : « L’espérance est dans l’appétit supérieur ou volonté, et non pas dans l’appétit inférieur auquel appartient l’irascible, » dit saint Thomas, II » ir » , q. xviii, a. 1. Ainsi, le désir et les autres éléments de l’espérance théologale (voir plus haut, col. 6u9), étant dans la même faculté, n’ont rien qui les empêche de constituer un seul acte : soit que cet acte soit physiquement unique, soit plutôt qu’il se compose d’actes physiquement distincts, mais formant un tout moral par la tendance à une même fin prochaine. Voir col. 628. L’autre preuve ne vaut guère mieux. Quand on fait successivement ces deux questions : Pourquoi desirez-rous tel événement ? Pourquoi V espérez-vous ? opposant ainsi awtjenre désir l’espèce espérance — par cette opposition même on amène l’auditeur à répondre à la seconde question par le seul élément différentiel de l’espérance, avec son motif correspondant. De même, demandez successivement à quelqu’un : Pourquoi l’homme est-il un animal ? Pourquoi est-il un homme ? Ala première question il devra répondre par la vie organique et sensitive, à le seconde, par la raison : mais cette seconde réponse ne prouve pas que l’essence de l’homme soit uniquement la raison, et qu’il y ait en lui une dinérence sans genre. De plus, quand on demande : Pourquoi espérez-vous cet heureux événement ? la question, telle que tout le monde l’entend, revient uniquement à ceci : ji Quelles chances croyez-vous avoir en faveur de cet événement ? » Ce qui nous intéresse dans l’espérance d’un autre, c’est la question objective et intellectuelle de savoir si l’événement arrivera de fait, et quelles preuves il apporte pour confirmer sa prévision. Il n’est donc pas étonnant que la réponse s’accommode au sens très limité de l’interrogation ; ce qui montre la fausseté du principe invoqué : « On aura le motif (complet) de l’espérance par la réponse à la question : Pourquoi espérez-vous ? »

2. Inconvénients de cette exclusion.

a) Une fois le désir exclu de l’espérance, le courage en face des difficultés, ciectio cuiimi, ne peut plus être une simple nuance de ce désir, une efficacité particulière de ce désir : il faut que ce soit dans la volonté un acte à part, se suffisant à lui-même, et commençant l’espérance. Or cet acte à part est incompréhensible. Ce n’est pas une lutte effective contre les difficultés présentes ; elle appartiendrait à la vertu de force. Voir col. 611). Ce ne peut être qu’une simple alTeclion à l’occasion des difficultés futures, un mouvement affectif de l’âme. Quel mouvement ? Ce ne peut être un mouvement vers ces difficultés, amour, désir : qui espère n’aime pas les obstacles au bien qu’il espère, ne les désire pas. Ce n’est pas non plus un mouvement l)Our s’éloigner de ces difficultés, haine, fuite ; un tel mouvement n’a rien de courageux, et caractérise plutôt le découragement que l’espérance. Alors ? Tout mouvement affectif de la volonté ne rentre-t-il pas dans l’amour ou la haine, le désir^ou la fuite ? Conchions que Vercctio aninrti ne peut se comprendre séparément, mais seulement comme^une’modalité du désir, avec lequel elle ne constitue, même physiquement, qu’un seul acte. Tandis que la force, l’audace envi sagent directement les difficultés, l’espérance ne les regarde qu’indirectement, il faut donc bien qu’elle ait dans le même acte un objet direct, qui est l’objet désiré. « Tendre à l’objet désiré malgré les difficultés prévues, » voilà la formule de l’espérance : mais alors c’est un amour, un désir. Coninck, Z)eac/ ; fcus supwnaturalibas, p. 370 ; Viva, Cursus theol., part. IV, p. 125.

b) On n’explique pas davantage la confiance. Sans doute nous pouvons accorder que la confiance soit un acte physiquement distinct du désir de l’objet, quoique formant avec lui un tout moral. Qu’on en fasse donc un acte à part : mais c’est h la condition de l’expliquer par quelque élément affectif connu, par une foie de la possibilité d’atteindre l’objet désiré, par un commencement d’amour envers la personne qui nous promet son secours (quand il y en a une). Voir col. 628-629. Or, ces explications sont interdites au premier système, puisqu’il prétend vider l’espérance de tout amour, de toute joie, sous prétexte que ces affections douces « appartiennent au concupiscible, et non à l’irascible. » Alors, pour expliquer la confiance il a uniquement recours à des termes métaphoriques et vagues, par exemple, « s’appuijcr sur le secours divin, sur les promesses divines. » Mais pour une âme, qu’est-ce que « s’appuyer » , sinon un amour ou une joie ? A moins que « s’appuyer sur les promesses » ne soit croire fermement aux promesses, et fonder sur cette foi labonne opinion de son propre salut : mais alors la confiance serait un acte intellectuel et non affectif, ce que les théologiens rejettent d’un commun accord. Voir coi. 615.

Voici un spécimen de ces explications vagues : « Il n’est pas nécessaire, dit Billuart, que Vobjectum formate quo (le motif) de l’espérance, qui est la toute-puissance venant à notre secours, soit atteint par nous comme un bien ; car cette toute-puissance n’est pas l’objet que nous espérons, mais celui sur lequel l’espérance s’appuie pour surmonter les difficultés ; on peut l’appeler un bien ul quo, et non ut quod. Loc. cit. Mais comment un motif pourrait-il agir sur la volonté, si ce n’est en se présentant à elle comme un bien, en se laissant atteindre par elle comme un bien ? « Il y a une opinion, dit judicieusement Antoine Pérez, S. J., qui, après avoir distingué deux éléments dans l’espérance, l’objet espéré et le personnage puissant de qui l’on espère, concède que nous aimons le premier, et, quant au second, prétend que nous ne l’aimons ni le haïssons, mais que nous l’atteignons par la volonté d’une manière toute particulière à l’espérance… Mais il est incompréhensible que la volonté atteigne un objet sans l’aimer ou le haïr, puisque l’objet de la volonté est le bien ou le mal. » In // » "’part. S. Thomæ, Lyon, 1669, p. 272.

Saint Bonaventure distingue deux actes inséparables dans l’espérance, confulere, exspectarc : le premier, « qui est le principe et l’origine de l’autre, » regarde la personne en qui l’on espère ; le second, qui suit, regarde l’objet espéré. Loc. cit., q. iv, p. 577. Examinons maintenant le second, exspedarc. Si cet acte n’est pas purement intellectuel, que peut-il être qu’un amour, qu’un désir ? C’est ce qu’avoue en définitive le saint docteur, lorsqu’il est pressé par un adversaire qui voudrait faire de cet exspeclare un acte purement intellectuel : « Cette attente, lui répond-il, même dans l’immobilité du corps, est une sollicitude de l’âme : celui qu.i attend désire l’arrivée de la personne qu’il aime. Dans la définition de l’espérance (par le.Maître des Sentences), il s’agit d’une attente non pas corporelle, mais mentale, laquelle est une aspiration, une tension vers la fin à atteindre, » qiiœdam inhialio et proti^nsio respecta finis asseqneiuli. Loc. cit., dub. II, circa litlcram Magislri, p. 583. Ainsi le preniier système, sous la forme spéciale que lui donne saint Bonaventure, ne peut éviter ledésir, et finit par le mettre dans le dernier acte qui, d’après le Maître des Sentences, est la définition même de l’espérance.

c) Ce qui est commun à tous les partisans du système, c’est de faire du désir un simple préliminaire de l’espérance chrétienne. Considérons cet acte qu’on relègue ainsi dans le vestibule de l’espérance, et demandons-nous à quelle vertu il appartiendra. Ce désir de Dieu, renfermant un amour de Dieu, n’est-il pas l’acte surnaturel d’une vertu théologale, puisqu’il a pour objet la possession surnaturelle de Dieu, la (in surnaturelle, et qu’il atteint immédiatement Dieu présente par la foi ? Si cet acte ne procède pas de la vertu infuse d’espérance, il faudra donc qu’il procède de la vertu infuse de charité ; il n’y a pas de quatrième vertu théologale ; ainsi raisonne Suarez, r>e spe, dist. I, sect. iii, n. 1 l, Opcra, Paris, 1858, t. xii, p. G07. F.l c’est bien à la charité ((ue saint Bonaventureratlribue ; à la charité, selon lui, appartient tout amour de Dieu ; aussi bien l’amour de convoitise hase de l’espérance, que l’amour d’amitié. Voir Cha-RiTi ; , t. II, col. 2222. Parmi les thomistes, Billuart attribue aussi à la charité cet amour et ce désir de Dieu. C’est faire de la charité un préliminaire nécessaire de l’espérance ; et comme on peut lui objecter cjne le pécheur, qui doit faire un acte surn.turel d’espérance, n’a pas la vertu infuse de charité, Billuart répond que cette vertu est alors remplacée jiar une grâce actuelle pour produire le même amour. De spe, a. 2, sec !, ii, t. iii, p. 151.

Mais ces explications ont uii grave danger : celui d’enlever aux pécheurs, mémo repentants, tant qu’ils ne s’élèvent pas h l’acte de charité, tant qu’ils n’ont que l’attrition qui leur est plus facile -- de leur enlever, dis-je, loJite possibilité de faire un acte d’espéxance. Et pourtant l’espérance leur est recnnnnandée, elle est même exigée avec l’attrition par le concile rie Trente. Voir plus haut, col. 608. UA l’Iilglisc a condamné celle proposition (.’17*’) de Qucsnel : « Où il n’y a pas amour de Dieu, il n’y a pas espérance en Dieu. » .le l’avoue, tandis que le janséniste Qucsnel par t amour de Dieu » entend exclusivement la charité parfaite, , saint Bonaventure prend soin de nous avertir que cet amour de charité, qu’il « "xige de tous comme base de l’espérance, n’est pas nécessairement la charité parfaite, et que dans le pécheur c’est un amour imparfait, avec lequel l’état du pécheur est compatible. In IV Sent., 1. IJI, dist. XXVI, a. 2, q. III, ad 2’"", ’.'"", Quaracchi.n. 571. Mais cette néces saire impcrfeclirn de la charité, toutes les fois que dans le pécheur elle est censée précéder l’espérance, est admise ici pour le besoin de la cause. D’ailleurs, l’acte de charité, parfait ou non, reste dans ce système un préambule de l’espérance, aussi nécessaire que l’acte de foi : pourquoi donc alors le concile de’l’rcnle, < ?numérant dans leur ordre les dispositions du pécheur

la justification, ne signale-t il pas, après la foi, un

acte de charité avant l’espérance. Sess. VI> c. vi, Denzinger, n. 798 (G80) ? Enfin, faire entrer l’amour de concupiscence dans la charité, c’est aflaiblir le caractère désintéressé de cette vertu, si générr.Iemeiit admis comme trait caractéristique. Voir col. 623 sq. Aussi Bolgeni, qui va jusqu’à réduire la charité à un amour intéressé, se montra-t-il partisan du 1^ système sur le motif de l’espérance. Delta carità, Rome, 1788, t. I, p. 135. Sur la réfutation de Bolgeni, voir Ciixkitl :, col. 2220. Quant à Billuart, ce n’est pas la seule tendance ver » les doclrines jansénistes qu’on poiiirait relever dans ses écrits.

Les autres théologiens thomistes ont fort bien vu ce danger ; et pour l’éviter, ils enlèvent à la charité, aussi bien qu’à l’espérance, ce désir de Dieu, béatitude surnaturelle, dans le cas du pécheur. Mais alors il faut qu’ils nient arbitrairement le caractère théologal de. cul acte ; de plus ils sont très embarrassés pour assigner la vertu morale à laquelle il appartiendrait. « A cette difiiculté (de Suarez), dit Jean de Saint-Thomas, il est étonnant de voir combien de diverses manières de répondre sont mises en circulation. » Cursus theologicus, Paris, t. vii, p. 333. La seule qui le satisfasse, c’est de rattacher ce désir de la possession de Dieu au plus credulitatis affcctus qui est le commencement de la foi ; mais quelle raison solide de confondre ces deux actes en une même vertu ? Les Salmanticenses commencent par nier qu’il faille une vertu infuse pour produire le désir en question, parce qu’il n’a rien de difficile : comme s’il n’était pas difiicile à l’homme de tendre librement à la béatitude surnaturelle plutôt qu’à tous les faux bonheurs qui, si facilement, le séduisent ! Et d’ailleurs la difficulté n’est pas la seule raison de l’infusion des vertus. Les mêmes théologiens de Salamanque nous concèdent ensuite que ce désir de Dieu pourrait être un acte secondaire de la vertu d’espérance. Puio ils se ravisent, et donnent comme meilleure la solution de Jean de Saint-Thomas. Enfin, sentant le faible de cette solution, ils recourent, pour produire cet acte, à un habitas imperfcctas qui ne serait pas une vertu, et qui serait accolé à la vertu d’espérance : « Les théologiens, disent-ils, n’en ont jamais parlé, c’est vrai : mais ils ne l’ont pas nié non plus, et on ne voit pas de preuve que la chose soit impossible. » Cursus theol., Paris, t. xi, p. 468. Ne serait-il pas plus simple de ne pas laisser ce désir de Dieu à la porte de l’espérance, et de l’y faire entrer ?

II° Système. Motif d’espérance : Dieu considéré comme notre bien et comme puissance auxiliatrice

Exposé et preuves. —

Ce système a une partie commune avec le précédent, Dieu comme puissance auxilialrice. Il en diffère, en ce qu’il restitue à l’espérance l’amour ou désir, que le précédent en voulait détacher comme une simple condition préalable : ainsi l’espérance redevient avant tout un amour de Dieu, un désir de la possession de Dieu. — Preuves (le ce système. Pour la partie commune avec le précédent, voir le côté positif de celui-ci, col. 633. Pour la partie opposée, les preuves du second sont contenues dans la critique que nous avons donnée du premier.

En somme, le second système garde ce que le premier a de positif, et laisse ce ce qu’il a d’exclusif. Le résultat est un acte d’espérance plus complexe, auquel répond nécessairement aussi un molif plus complexe.. l’amour de concupiscence, s’èlançant sous forme de désir vers la béatitude surnaturelle, répondra comme motif Dieu en tant que notre bien, bonus nobis, ce qu’on appelle souvent la bonté de Dieu relative à nous. A la confiance, ou, si l’on veut, à Vererlio animi et à la fiduria, répondra la puissance auNiliatricc de Dieu, qui est déjà par clIc-méme un moUf complexe, un groupe d’atlrihuls divins, toute-puissance, miséricorde, etc. ; sur l’explication de ce groupement, le deuxième système, comme le premier, admet des variantes.

Saint Thomas ne favorise-t-il jias cette conception plus larjie et plus comprchensive de l’acte d’espérance et de son motif ? Lui-même en indique les quatre éléments. Voir plus haut, col. G09. Si parfois, selon les besoins du moment, il ne mentionne que la puissance auxiliatrice comme motif de l’espérance, ailleurs il se complète, en afllrmant que l’espérance est elle-même une tendance au bien comme bien, que le bien l’attire, et, par conséquent, est son motif : Spes est mollis in bonum secundum ralioncm boni, qiiod de sua raiione est attractimim. Sum. tlicol., Ia-IIæV", q. xxv, a. 3. Pour lui, la confiance (à laquelle répond comme motif la puissance auxiliatrice) n’est pas toute l’espérance ; elle en est comme un « mode » , un clément surajouté à un autre plus fondamental. Fiducia importât quoddam robur spei, proveniens ex aligna considerationc, quic facit vehementem opinionem de bono assequendo. IIa-IIæ"’, q. cxxix, a. 6. Fiducia importai quemdam modum spei : est enim fiducia spes roborala ex aliqua firma opinione. Loc. cit., ad 3°’". Enfin, il énumère deux objets formels de l’acte d’espérance : Spes facit tendere in Deum siciit in quoddam bonum finale adipiscendum, et sicut in quoddam adjiilorium cfficax ad subi’eniendum. Sed carilas proprie facit tendere in Deum uniendo affcctum liominis Deo, ut scilicel Iiomo non sibi vivat, sed Deo. II » II"’, q. xvii, a. 6, ad 3’"".

Ce dernier passage demande à être soigneusement pesé dans tous ses termes. Spes facit tendere in Deum, etc. C’est donc bien l’espérance elle-même, et non la charité ou une autre vertu précédant l’espérance, qui « fait tendre à Dieu comme à un bien : » voilà déjà saint Thomas contraire au premier système. Sicut in quoddam bonum finale… Il n’est donc pas question ici de Dieu comme objet purement matériel, mais formel et spécifique, car d’après les principes du saint docteur, « la diversité des fins diversifie les vertus. » I" II, q. Liv, a. 2, adS"". De plus, la fin attire la volonté, et est de sa nature un motif. Mais Dieu, fin dernière, peut être envisagé de deux façons : fin à obtenir pour l’homme, fin suprême, à glorifier et à aimer pour elle-même jusqu’à l’oubli de soi. L’espérance tend à Dieu de la première manière, d’après saint Thomas : sicut in bonum finale adipiscendum ; la charité, de la seconde : ut homo non sibi vivat, sed Deo. Voir ci-dessus, col. 623. Le cardinal Cajetan, dans son commentaire sur ce passage, a vu dans ces paroles la différence essentielle des deux vertus : « La charité, conclut-il, se porte vers la fin dernière (Dieu) à cause d’elle-même, l’espérance vers la fin dernière comme nôtre. » « La foi, dit-il encore, se distingue des deux autres comme le vrai se distingue du bien : l’espérance se distingue de la charité comme notre bien du bien de Dieu. » S. Thomas, Opéra, Rome, 1895, t. viii, p. 132. Cet illustre thomiste n’est donc pointpartisan du premier système, auquel plus tard les thomistes en général se sont rattachés. Baiiez non plus, semblet-il ; il esquisserait plutôt le second, autant qu’on en peut juger par ses explications trop brèves : Objectum spei est ipse Deus… sub rationc formali misericordiæ auxiliairicis et bonitatis bealificantis. In // » " //’, Douai, 1615, p. 311.

Le second système a été clairement proposé par Ripalda, De fuie, spe et caritate, dist. XXIII, n. 63 sq., 66 sq., Opéra, Paris, 1873, t. viii, p. 110. Il s’est fort répandu parmi les théologiens de la Compagnie de Jésus dans la seconde moitié du xvii<e siècle, et surtout au xviii<^ et au xix". Voici quelques noms : Oxéa, De spe c< car(iaie, Saragosse, 1662, p. 38, 54 ; Haunold, Theol. speculaliva, Ingolstadt, 1670, p. 422 ; Platel,

Synopsis cursus theoL, n. 310 sq.. Douai, 1706, p. 285 ; Mayr, Tlwotofjia sclwlusl., Ingolstadt, 1732, t. i b, p. 206 : les VVirceburgenses, Paris, 1852, t. iv, p. 200, ce système y est appelé communior jarn theotogorum sententia ; Viva, etc. Et de nos jours le cardinal Mazzella, De virtutibus infusis, prop. xlv, Rome, 1879, p. 632 ; BilIot, De wr/u<. ! n/fwis, Rome, 1901, p. 353 ; Ch.Pesch, Prælectioncs dogmaticæ, 3^ édit., Fribourg-en-Brisgau, 1910, t. VIII, p. 232 sq.

Critique. —

Une distinction qui n’a pas été assez faite nous semble ici capitale pour le jugement à porter sur le second système.’Si l’on demande le motif de Vacte, et de l’acte comj plet et parfait d’espérance, à cette question très préi cise, ce système semble être le seul qui donne une réponse satisfaisante. Il part de l’analyse la plus exacte de cet acte complexe, en y joignant ce sage principe : " Pour déterminer tous les éléments du motif total de l’acte, tenir compte de tous les éléments essentiels de cet acte. » Système moyen et conciliateur, il réunit ce que les autres ont de solide et de positif, et évite ce qu’ils ont d’outrancier et d’exclusif.

Mais, si l’on demande le motif de la vertu infuse d’espérance, à cette question plus générale il semble qu’on peut avantageusement donner une réponse moins compliquée, dans le sens du troisième système qu’il nous reste à discuter. Ce système est une réaction extrême contre le premier ; ou, si l’on veut, le premier est une réaction extrême contre celui-ci. De part et d’autre, on a dû être influencé par le même désir de simplification, le même besoin d’unité, si naturel à l’homme ; on a cherché à exprimer par un seul mot le motif de l’espérance, et on a rejeté en bloc l’opinion de l’adversaire, au lieu d’y prendre ce qu’il y avait de bon.

IIIe Système. Motif de l’espérance : Dieu considéré comme notre bien

Exposé et preuves.

1. Côté positif du système. —

Le désir de posséder Dieu par la béatitude surnaturelle dérive nécessairement d’une vertu théologale, et ne peut dériver que de l’espérance ; ce n’est donc pas un acte préliminaire à l’espérance, c’est l’acte d’espérance lui-même. Voir plus haut, col. 635. D’autre part, ce désir est intéressé. Voir col. 620 sq. Il a donc pour motif la bonté relative de Dieu, Dieu considéré comme notre propre bien.

2. Côté exclusif.

L’espérance n’a pas d’autre motif. Celui-là suffit, en effet, à la différencier de la charité, voir col. 624 ; et les autres différences que l’on a voulu imaginer entre ces deux vertus, ne suffisent pas, col. 626 sq. Les attributs divins de toute-puissance, de miséricorde, de fidélité aux promesses données, dont on a voulu faire des motifs de l’espérance, ne servent de motifs qu’au préambule intellectuel de l’espérance ; ils servent uniquement à fonder le « jugement de possibilité » , cette condition préalable (l’objet devant être jugé possible, pour être espéré). Suarez, loc. cit., sect. III, n. 3, p. 604 ; Ysambert, In Z/-’™ //"", Paris, 1648, p. 186. Ces attributs divins, quelle que soit leur nécessaire influence sur le jugement de possibilité, restent donc extra lineam spei. Lahousse, De virtutibus theologicis, Bruges, 1900, p. 348. Le secours divin est, de plus, nécessaire pour collaborer avec nous, pour exécuter ce que nous avons désiré et espéré ; mais cette exécution vient après coup, et reste en dehors de l’espérance qui n’est qu’un mouvement aflectif. Ainsi saint Thomas ne voit-il dans le secours divin qu’une cause efficiente : Bonum, quod aliquis sperat obtinendum, habcl ralioncm causse finalis ; auxiliiim aiilem, per quod aliquis sperat illud bonum oblinere, habet rationem causa ; effîcicntis… Spes autem respicit beatitudinem œternam sicut finem ullimum, divinum autem aiixilium sicut primam causam inducenlem ad bealituJinem, II’II, q. xvii, a. 4. Or, le motif, seule cause dont il soit maintenant question, n’est pas une cause efficiente et productrice de la béatitude, mais une cause finale, agissant sur notre volonté par l’intermédiaire de la connaissance ; le secours divin n’est donc pas un motif de l’espérance, d’après saint Thomas lui-même. On ajoute enfin, sur la vertu infuse d’espérance, des considérations que nous donnerons plus loin.

Ce système doit son origine à Duns Scot ; pour lui, l’espérance n’est qu’un désir de Dieu en tant que bon pour nous. In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, Opéra, Paris, 1894, t. xv, p. 331. L’espérance ne se distingue de la charité que comme l’amour de convoitise se distingue de l’amour d’amitié, p. 310. Voir Duns Scot, t. iv, col. 1907. C’est bien ainsi que l’ont entendu les scotistes, comme Mastrius, D/sp. theologicæ, in IV Sent., Venise, 1675, p. 398 ; Frassen, Scotus academicus, Paris, 1676, t. iii, p. 765. Suarez a suivi et développé ce système : Dico rationem formalem objecti spei esseDeum, ut est summum bonum nostnim et in hoc difjerrc ab objecto formait caritatis… ; non posse recle assignari in objectum hujus virtutis formate omnipotentiam Dei. De spe, dist. I, sect. iii, n. 20, 21, Opéra, Paris, 1858, t. xii, p. 609. Suarez a été suivi par un certain nombre de théologiens de son ordre, surtout dans la première moitié du xvii<e siècle, comme Coninck, De actibus supernaturalibus, etc., Anvers, 1623, p. 372 ; Arriaga, Dispnt. tlieologicee, Anvers, 1649, t. v, p. 381, où il atteste que cette opinion est commune de son temps ; Oviédo, De fide, spe et caritate, Lyon, 1651, p. 206. D’autres théologiens donnèrent leur adhésion au système de Scot et de Suarez, comme les docteurs de Sorbonne Ysambert, toc. cit., et Grandin, Opéra theologica, Paris, 1710, t. III, p. 156. De nos jours, semble-t il, Lahoussc, S. J. ; toc. cit.

Critique du système. —

Nous partirons de la distinction entre l’acte parfait d’espérance, et la vertu d’espérance, comme dans le système précédent.

1. En tant qu’il prétend assigner le motif de l’acte parfait d’espérance, le système de Scot et de Suarez est très défectueux par son côté exclusif. Le côté positif est bon : on prouve bien que l’acte d’espérance est tout d’abord un amour de convoitise, un désir de posséder Dieu, voir la critique que nous avons faite du premier système, et qui procède de Suarez ; on assigne bien le motif qui répond à cet amour de convoitise. Mais quand on veut ensuite s’en tenir à ce seul motif, et exclure la puissance auxiliatrice, on méconnaît ces magnifiques attributs de toute-puissance, de miséricorde, de fidélité, que l’Écriture et la tradition nous présentent si souvent comme des motifs d’espérer. Pour les écarter, on dit qu’ils ne servent de motif qu’a un acte intellectuel préalable, le jugement de possibilité..Mais le jugement de possibilité n’ayant d’autre but que d’obtenir en nous cet élément affectif essentiel qu’on nomme la confiance, il est clair que les attributs en question, présentés à l’intelligence, ne produisent pas seulement, ce jugement, mais, à travers ce jugement, excitent la volonté cIle-mtMue, l’attirent à un mouvement de confiance, et sont à ce titre un motif partiel de l’acte complet d’espérance. Cf. Oxéa, toc. cit., p..39, 40.

Mais en quoi consistera le mouvement affectif dérivant de ces attributs divins à travers le jugement de possibilité ? demande Mastrius.. La possibilité de l’événement futur, dit-il, est une chose présente ; nous pouvons donc nous en réjouir, mais non pas la désirer. Or, l’espérance n’est que le désir d’une chose absente. » Loc. cit., n. 457. On ne saurait mieux montrer le vice originel du système : trop simplifier l’acte d’espérance. Comme nous le disions avec Pallavicini et Viva, voir col. 628, c’est une affection mixte : au désir du bien absent vient s’ajouter la joie de sentir présente la possibilité de l’obtenir, et même un commencement d’amour pour celui qui, par son secours et ses promesses, constitue déjà cette possibilité. On peut admettre cette assertion de Mastrius : « Espérer n’est que désirer d’une certaine manière spéciale. » Mais cette « manière spéciale » consiste précisément à joindre au désir un autre acte affectif, qui n’est pas un désir, et qui fait un tout moral avec lui ; et c’est à cet autre acte, élément essentiel de l’acte complet d’espérance, que la puissance auxiliatrice de Dieu doit absolument servir de motif, dans l’espérance chrétienne.

Quand saint Thomas traite de « cause efficiente » le secours divin, il le considère en action, collaborant avec nous après l’espérance pour nous faire atteindre le but espéré ; mais cela n’empêche nullement de le considérer aussi avant l’action, nous apparaissant déjà comme assuré et provoquant ainsi un mouvement de confiance, voilà la causalité propre du « motif >. Ces deux espèces de causalité se concilient parfaitement et qui affirme l’une ne nie pas l’autre. Le bon médecin, pour un malade, est à la fois une cause efficiente de sa guérison et un motif de l’espérer. Cf. Billuart, loc. cit., les Salmanticenses, t. xi, p. 481.

Ainsi les défenseurs du troisième système, quand il s’agit de l’acte d’espérance et de son motif complet, n’apportent pas de bonnes preuves pour leur simplification exagérée. D’autre part, ils ne sont pas d’accord là-dessus avec les documents de la révélation, comme aussi avec les formules dont se servent les fidèles pour faire cet acte, et qu’on trouve dans tous les catéchismes et autres livres à leur usage.

2. En tant qu’il veut assigner le motif de la vertu infuse d’espérance, le système nous paraît, au contraire, très acceptable ; voici pourquoi. L’acte d’espérance, le seul appelé de ce nom par l’usage commun, étant très complexe, voir col. 609 ; il a forcément aussi un motif total composé de plusieurs motifs partiels, comme l’a bien établi le second système. Le chrétien commence par aimer la béatitude surnaturelle et la désirer, c’est comme le premier acte du drame. U continue à la désirer malgré les difficullés prévues, c’est le second acte : désir efficace. Il se demande alors s’il a vraiment et pratiquement la possibilité de l’atteindre ; et, constatant cette possibilité grâce à la puissance auxiliatricc de Dieu, il s’en réjouit, il commence à aimer Dieu, non seulement comme bien suprême mais encore comme prêt à lui donner un tel secours ; il s’abandonne à sa bonté, en un nu)t il a confiance en lui, c’est le troisième acte. Voir col. 628. Mais de cette succession d’actes divers, quoique reliés entre eux, résulte la possibilité d’un fractionnement. Le drame ne va pas toujours jusqu’au bout ; il peut rester incomplet ; l’homme peut s’arrêter à l’amour ou au désir. Son intelligence abstractive pourra parfois ne considérer quc la bonté relative de l’objet, motif fondamental de l’acte ; la question de difficulté, ou celle de possibilité pralique, ne se posera même pas, et par suite, il fera abstraction de la puissance auxiliatrice, motif subsidiaire. La volonté dépendant de la connaissance qui l’éclairé, et ne subissant l’influence d’un motif que s’il est connu, aimera Dieu surnaturellement d’un amour de convoitise sous l’influence de la grâce, ou désirera le posséder ; elle s’arrêtera là. Or, cet acte, surnaturel et théologal de sa nature, n’a pas d’autre vertu théologale pour le produire, que la vertu d’espérance. Voir critique du premier système, col. 635. La vertu d’espérance aura don un acte complet et un acte incomplet. Le motif du premier sera la bonté relative de Dieu avec sa puissance auxiliatrice ; le motif du second sera la bonté relative de Dieu sans la puissance auxiliatrice. Seule la bonté relative sera le motif général, qui ne fera jamais défaut dans aucun acte de la vertu, qu’il soit complet ou incomplet, qu’il porte sur la fin dernière (objet d’attrilnition, voir col. 631), ou sur les biens subordonnés ; tout cela est désiré comme bon et utile pour nous. Mais quand on parle du motif d’une vertu, on parle d’un ressort qui ne peut manquer dans aucun de ses actes ; ainsi Vaiiclorilcis Dci rcvclanlis est motif de la foi, et se retrouve absolument dans tous ses actes. Dans l’espérance, il n’y a que la bonté relative de Dieu qui joue ce rôle universel : disons donc que c’est le seul motif de la vertu. Par là nous avons une simplilication, et qui est suffisamment fondée ; nous pouvons, avec Scot et Suarez, distinguer l’espérance et la charité par la distinction très simple et très profonde que tous les théologiens reconnaissent entre l’amour de concupiscence et l’amour d’amitié. Cette distinction des deux vertus est donnée par saint Thomas, et rend compte de toutes les données de la révélation, voir col. 615, tandis que les autres différences cherchées entre les deux vertus sont plus ou moins insuffisantes. Voir col. 626 sq. lîUe est donnée par saint François de Sales, par Cajetan, voir col. 621, 639, et beaucoup d’autres théologiens.

Reste à répondre à quelques difficultés. Et d’abord est-elle légitime, cette distinction que, pour apprécier le second et le troisième systèmes, nous avons faite entre le motif de l’espérance-acte, et le motif de l’espérance-vertu ? N’est-ce pas un axiome en théologie, que chaque vertu nous est connue par son acte, et que le motif de l’acte est aussi le motif de la vertu ?

Réponse. — Cet axiome scolastique n"a qu’une vérité approximative. Il serait rigoureusement vrai d’une vertu qui n’aurait à tout point de vue qu’une seule espèce d’actes. Mais cette conception de la vertu est trop bornée et trop pauvre pour les vertus infuses, sortes de facultés surnaturelles greffées sur nos facultés naturelles, et s’étendant à des actes de diverses classes, entre lesquels on peut voir à un certain point de vue, des différences d’espèce. Cf. Lugo, De fide, dist. I, n. 236. — N’y a-t-il pas une différence spécifique entre aimer et détester ? Et cependant tous les théologiens admettent qu’une seule et même vertu infuse aime le bien qui est son motif, et déteste le mal opposé ; de là vient qu’un même péché, d’intempérance, par exemple, peut être détesté par la vertu de tempérance sous son propre motif, par la vertu d’espérance parce que ce péché prive de la béatitude éternelle, par la vertu de charité parce qu’il déplaît à Dieu aimé d’un amour d’amitié. Ainsi l’acte de pénitence, qui est génériquement la détestation du péché, se diversifie spécifiquement suivant les motifs des différentes vertus qui peuvent également le produire : c’est ainsi que l’on aura deux espèces de contrition, la contrition parfaite avec le motif de la charité, et la contrition imparfaite elle-même, qui se subdivisera d’après les motifs des différentes vertus qui la produiront. — Autre exemple. N’y a-t-jl pas une différence d’espèce entre l’acte d’amour, celui de désir et celui de joie ? Et cependant il est reconnu qu’une seule et même vertu aime le bien spécial qui est son motif, le désire quand il est absent, se réjouit quand il est présent : habiliis virtutis idem est, qui inclinât ad diliycndum, et desiderandum bonum dilcelum, et gaiidendiim de eo. S. Thomas, Sum. tlieol.. Il » II" !, q. XXVIII, a. 4 ; cf. q. xxix, a. 4. N’y at-il pas une différence spécifique entre la tristesse et la joie, entre l’espérance et la crainte ? Et cependant la vertu de charité, d’après saint Thomas, produit un acte de tristesse comme un acte de joie, 11^ II*, q. xxviii, a. 1, ad 2°"’; IIL’, q. lxxxv, a. 2, ad 1’"". Et la vertu infuse d’espérance, d’après l’opinion commune, produit la crainte salutaire et l’attrition qui en découle. Ejnsnwdi rationis est, quod Iwmo eupiat bonum siium, et quodtimeut eo privari. Il » II*, q. xix, a. 6. La meilleure manière de tout concilier, c’est de dire que les actes d’une vertu infuse ont tous la même espèce physique, parce qu’ils procèdent du même principe ; mais que pourtant ils peuvent se subdiviser en diverses espèces morales. Aetus qui secundum substantiam suant est in una specie natune (cspèct physique), seeundum eonditiones morales supervenientes ad duas speeies referri potest. 1-’II » ’, q. xviii, a. 7, ad 1°"". Avec un éminent théologien, Adam Tanner, S. J., qui indique notre distinction entre Vacte ordinairement signifié par le mot d’espérance, et la vertu, concluons donc que « s’il s’agit de la vertu d’esp : rance en général, l’objet formel (ou motif) ne peut être que Dieu considéré comme notre bonheur, comme notre souverain bien, aimable d’un amour de concupiscence. » Theologia scholastica, Ingolstadt, 1627, t. iii, p. 541.

Autre objection. Si la différence entre l’espérance et la charité peut se ramener à celle de l’amour de concupiscence (intéressé) et de l’amour d’amitié (désintéressé), à laquelle de ces vertus doit-on attribuer le désir courageux de procurer la gloire de Dieu malgré les obstacles, avec confiance d’y arriver par le secours divin ? D’une part, il y a là tous les éléments de l’acte vulgairement appelé « espérance « . D’autre part, l’amour y est désintéressé. —

Réponse. — Cet acte doit être produit par la vertu infuse de charité, puisqu’il en a le motif général. Comme l’observe Cajetan, la « charité veut à Dieu sa gloire et son règne sur la terre, non seulement en s’y complaisant, mais aussi en désirant qu’ils soient réalisés, et augmentés. Elle s’efforce de les procurer tant qu’elle peut, elle se réjouit de leur réalisation, s’attriste de leur diminution ou la craint, et est courageuse contre ceux qui y font obstacle, » etc. In II<^<^ II, q. xxiii, a. 1, dans S. Thomas, Opéra, Rome, t. viii, p. 164. C’est aussi la charité qui nous fera espérer d’une manière désintéressée un bien pour le prochain ; par la vertu d’espérance on n’espère, en effet, que pour soi, suivant le principe de saint Augustin, voir col. 603, et de saint Thomas : Spes dicitur proprie respecta alicujus quod expectatur ab ipso speranle habendum. Sum. theol., III-’, q. VII, a. 4.

Mais, dira-t-on, si la charité peut avec confiance espérer pour Dieu une gloire extérieure ; si, d’autre part, l’espérance, par un acte incomplet, peut aimer et désirer Dieu sans l’espérer au sens ordinaire du mot ; si ces deux vertus ne se distinguent entre elles que comme deux amours d’espèce différente : pourquoi la seconde vertu théologale est-elle appelée espérance plutôt qu’amour, pourquoi la troisième est-elle appelée amour (ayaTcr], car/7as) plutôt qu’espérance. — Réponse. — Une vertu ayant plusieurs classes d’actes tire forcément son nom d’une seule de ces classes, qui prime à un certain point de vue. Or « l’amitié pour Dieu, dit Suarez, est ce qu’il y a de premier et de principal dans la vertu de charité : de là son nom. Qu’elle produise parfois un acte de désir ou d’espoir, c’est pour elle quelque chose de moins fréquent que l’amour, et pour ainsi dire, d’accidentel… Au contraire, pour la vertu d’espérance, l’acte non seulement le plus difficile, mais que Dieu avait principalement en vue en nous donnant cette vertu, c’est le désir efficace (et confiant) de la béatitude absente, malgré tant d’obstacles et de difficultés ; de là le nom d’espérance, bien qu’elle ait d’autres actes avec celui-là. « Disp. I, scct. iii, n. 18, t. xii, p. 609. En effet, dans la grande imperfection de la vie présente, l’intérêt propre, qui distingue la seconde vertu théologale, est le seul ressort capable d’agir fréquemment et puissamment sur la multitude des chrétiens, et de les pousser à travers tant de difRcultés vers la fin surnaturelle. I, a seconde vertu est donc, avant tout, un instrument de lutte courageuse et de marche confiante vers le grand but, ce que rend bien le nom d’« espérance ii, tel qu’on l’entend communément. C’est aussi une raison de ne pas admettre la persistance de cette vertu infuse quand on est arrivé au terme, quoi qu’en ait pensé Suarez.


VIII. Comment l’espérance est une vertu théologale.

On nomme « vertu théologale » celle qui a immédiatement Dieu pour objet. L’espérance est théologale, et même à double titre :

Elle espère Dieu.

Dieu à posséder par la vision intuitive ou béatitude surnaturelle, voilà l’objet principal de ses désirs (objet d’attribution). Voir col. 631. Dans cette béatitude qu’on espère, Dieu est appelé 'la béatitude objective >, la possession de Dieu qui est quelque chose de fini, est appelée « la béatitude formelle » . Ces deux éléments constituent par leur union nécessaire une seule béatitude, où Dieu est <lésiré immédiatement, ainsi que l’admettent communément les théologiens contre Durand de Saint-Pourçain.

Cette béatitude pourrait être désirée, comme glorieuse à Dieu, comme bien de Dieu, ce serait alors le motif désintéressé de la charité. Pour que le désir de la béatitude soit un acte de la vertu d’espérance, il faut (ce qui est d’ailleurs ordinaire parmi les fidèles) que la béatitude soit désirée comme avantageuse pour nous, comme notre bien, qu’elle tombe en un mot sous le motif intéressé de l’espérance.

Elle espère en Dieu.

L’espérance, au moins dans ses actes parfaits, dans ceux qui font mieux voir toute sa valeur, revêt un caractère de courage et de confiance, directement produit par la considération d’un Dieu secourable en qui elle espère. Cette puissance auxiliatrice, présente à l’intelligence, agit directement sur la volonté comme stimulant, comme motif. Voir col. 633. On ne peut, d’ailleurs, assigner aucun autre motif plus immédiat de cette confiance, que les attributs divins de toute-puissance, de miséricorde, etc. Ainsi l’espérance, en tant que confiance, atteint Dieu immédiatement, elle est < vertu théologale » à un nouveau titre.

Ces deux titres sont réunis par saint Thomas, et il en conclut que l’espérance est une vertu théologale. Sum. Iheol., IIa-IIæ, q. xvii, a. 5. Sur le premier, cf. m » , q. VII, a. 4. A propos de ce premier titre, remarquons :

1. La théorie de saint Thomas qui rattache ù la béatitude surnaturelle les trois vertus théologales et leur infusion. Ia-IIæ, q. Lxii.a.l, 3. —

Quelle est la matière jirincipale de la foi ? Les mjstères, que nous pénétrerons un jour par la vision intuitive ; et, parmi eux, cette vision elle-même, autour de laquelle se groupent tous les autres mystères. Par cet objet d’attribution qui la spécifie, la foi théologale se dislingue essentiellement d’une sorte de foi que nous aurions eue, si Dieu, sans nous élever à la fin surnaturelle, nous avait révélé des vérités non mystérieuses, comme des lois positives venant déterminer le vague de la loi naturelle, les cérémonies d’un culte, etc. Quelle est la matière principale de l’espérance ? La même béatitude surnaturelle, voir col. C3I, non plus comme objet d’adhésion intellcclueile, mais comme oi)jet de désir. Par cet objet qui la spécifie, l’espérance théologale se distingue essentiellement de ce <iésir naturel de Dieu, de cette soif de l’Infini, qui serait au fond de la nature humaine, lors même que Dieu ne nous aurait pas « *levés à la fin surnaturelle ; comme aussi de cette confiance qui alors même aurait pu appuyer l’homme sur la loutc-puissance et la miséricorde de Dieu, et l’aurait naturellement porté à prier son Maître. La charité théologale se rattache aussi à la fin surnalu

I relie ; car son amour désintéressé, ou amour d’amitié’, est élevé à une hauteur sublime par le fait que Dieu ! s’est fait notre ami par la familière communication des biens surnaturels et surtout du plus grand de tous, la vision intuitive, qui nous fait participer à son pro-’pre bonheur, et nous assimile à lui. I Joa., iii, 2. Par cette véritable amitié due à la communication de la fin surnaturelle, et qui nous permet d’aimer Dieu comme un ami aime son ami, la charité théologale se distingue essentiellement de cet amour désintéressé t de l’homme à l’égard de Dieu, que l’on conçoit (comme’acte passager) même en dehors de toute élévation et dans l’ordre purement naturel. C’est en ce sens que notre vertu de charité se rapporte à Dieu » comme objet de la béatitude » surnaturelle. Cf. Thomas. Suni. theol.. Il » II » , q. XXIV, a. 2, ad 2°™. In quantum s7 bonum beatificans universaliter omnes supcrnatarali’beatitudine, sic diligilar dilectionc earitedis. I'>, q. lx, a. 5. ad 4’"", Formules qui ont parfois été mal inter prêtées comme si la charité était un amour intéressé, , ou considérait dans tous ses actes la béatitude sur-’naturelle ; il n’est ici question que d’un rapport objcc[ tif qui existe (que nous y pensions ou non)’entre la j gracieuse communication de la béatitude surnativrelle et notre état d’amitié avec Dieu : communic(dio bcatitudinis œtcrna ;, super cjnam hœc amicitia fundatur. 11" IV^, q. XXIII, a. 5. Observons d’ailleurs que chez saint Thomas et les scolastiques, le nom de « charité > s’étend parfois à tout l’état d’amitié avec Dieu : « la charité ne signifie pas seulement l’amour de , Dieu (acte ou vertu), mais aussi une certaine amitié avec lui, laquelle ajoute, en plus de cet amour, une , réciprocité d’amour entre les amis, avec une communication des biens. » I" II^ :, q. lxv, a. 5. Voir Charité, t. ii, col. 2225. Sans doute, Dieu sera aimé comme un ami nous communiquant ses biens surnaturels, dans les actes de charité les plus explicites et les phis intimes ; mais ce serait trop restreindre les actes de cette vertu, que d’exiger en chacun d’eux cette considération, moins à la portée des fidèles ; il suffit qu’objectivement la vertu de charité fasse partie d’un état d’amitié avec Dieu, et que cet état postule comme son fondement la communication de la béatitude surnaturelle.

j 2. La souveraine appréciation de l’objet, dans les j vertus théologedes et en particulier dans l’espérance. — j L’objet de ces vertus étant Dieu lui-même, doit être par elles préféré à toutes choses, comme il le mérite ; cette préférence est une remartiuable propriété des vertus théologales ; on la signale surtout dans la charité, mais elle ne lui est pas exclusivement réservée ; saint Thomas la signale dans la foi : De ratione ftdei est, ut Veritas prima omnibus præferatur, II’11^, q. v, a. 4, ad 2’"" ; on y adhère plus qu’; tout le reste, super omnia, comme dit saint Bonaventure. Jn IV Sent., I. III, dist. XX III, a. 2, q. i, ad 4’"". « Préférer » se I dit parfois (en latin surtout) d’un simple jugement I de l’esprit qui met un objet au dessus d’un autre, estimant plus grande sa valeur objective et réelle. « Préférer » ajoute très souvent un acte de la volonté, une résolution d’avoir l’un plulôt que l’autre, dans le cas où l’on ne pourrait les avoir tous deux ù la fois, dans le cas de confiit ; car c’est ainsi que la volonté préfère. Cette préférence de la volonté est absolument nécessaire, au moins à l’espérance et à la charité, (jtii sont des actes iiurcment affectifs et volontaires ; le super omnia ne saurait s’y borner ù un simple jugement de préférence, sorte de préambule intellectuel ; le super omnia sera une libre résolution de sacrifier, en cas <le confiit, tout ce qui serait contraire à l’objet de la vertu, tout ce qui serait i.icompatible avec sa conservation par nous.

On doit considérer comme élément de l’acte theolo{ » al ce ferme propos, qu’il soit renouvelé dans l’acte même ou qu’il y persévère virtuellement eu vertu d’un acte qui a précédé. Il affecte d’une modalité spéciale l’amour d’espérance, comme aussi l’amour de charité ; par lui l’amour de Dieu devient, comme disent les théologiens, amor apprelialive summiis. Seulement ce super omnia, cette souveraineté de préférence, se diversifiera dans l’espérance et la charité, suivant la diversité fondamentale et la valeur inégale des deux amours de convoitise et d’amitié. Voir col. 623.

Dans l’espérance, où nous aimons Dieu comme notre bonheur, nous préférons ce bonheur ineffable et nécessaire, ce « salut » , malgré son éloignement, son mystère et son incertitude relative, à tous les faux bonheurs de la vie présente ; en dépit de toutes leurs séductions, nous ne voulons pas renoncer pour eux à notre bonheur éternel. En dépit aussi de toutes les difficultés qui tendent à nous décourager, nous ne renonçons pas à ce bonheur, appuyés que nous sommes sur le secours divin, que nous préférons à toutes les forces purement humaines, et à tous les secours trompeurs. Préférer au secours de la grâce nos forces naturelles serait la présomption, funeste à l’espérance théologale ; renoncer au ciel à cause des difficultés serait le désespoir, également destructeur de l’espérance ; tant que nous ne renonçons pas au ciel, ni par conséquent aux moyens de l’acquérir, tels que le pardon et le secours divin, l’espérance vit encore. Elle se propose de faire, avec l’aide de la grâce, tous les sacrifices nécessaires au salut : de les faire, sinon maintenant, du moins plus tard ; ce minimum peut suffire à l’espérance théologale, nous le savons par les documents positifs : car le pécheur, qui ne se sent pas encore le courage de faire les sacrifices nécessaires pour se réconcilier aussitôt avec Dieu, peut cependant faire un véritable acte d’espérance. Voir ci-dessus, col. 607, 637. Le désespoir ne détruit donc l’espérance que parce qu’il renonce complètement au travail du salut, non seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir. Ainsi la doctrine catholique reconnaît dans le pécheur non seulement la possibilité de la foi, mais encore celle de l’espérance salutaire avec son super omnia, et par suite, la possibilité de la prière surnaturelle, qui est un fruit de cette espérance, et qui lui obtient des grâces de conversion. Cette doctrine est consolante ; elle n’éteint pas la mèche qui fume encore ; elle encourage les premiers essais de retour, les velléités mêmes, et permet, avec le secours de la grâce, une disposition graduelle de la volonté au pardon divin.

Souvent, il est vrai, le motif intéressé de l’espérance ou de la crainte, grâce aux prédications, aux méditations sur les fins dernières, et surtout à l’action de la grâce, agira de façon si intense, qu’il amènera le pécheur à faire sur-le-champ tous les sacrifices, à renoncer dès maintenant à tout péché mortel, à toute occasion de pécher à laquelle il faut renoncer pour que le ferme propos soit sincère. Il ne voudra plus remettre sa conversion à un avenir incertain ; il voudra ne rien négliger, ne rien retarder. C’est alors que l’attrition, en « excluant la volonté de pécher » , atteindra le point d’efficacité nécessaire pour obtenir le pardon en vertu du sacrement de pénitence. Voir col. 608, et Attrition. Mais ce ferme propos d’éviter tout péché mortel, quoique souvent produit par le motif de l’espérance ou de la crainte, n’est pas essentiel à l’espérance théologale ; l’acte d’espérance peut se trouver dans le pécheur qui n’a pas encore ce ferme propos, qui reste attaché à sa mauvaise habitude, ou à l’occasion du péché. Et la raison en est que le péché mortel présent ne détruit pas absolument, mais conditionnellement, la future béatitude : il privera de la fin dernière, si avant la mort il n’est pas effacé par la pénitence. Platel, loc. cit., n. 319. De plus, les grâces nécessaires à la conversion ne sont pas refusées même au pécheur qui a retardé sa pénitence. Il peut donc, à la rigueur, faire ce raisonnement : < Plus tard je puis et je veux me convertir ; je ne renonce donc pas à mon bonheur éternel. » D’autre part, la crainte des surprises de la mort tend à le détourner de ce calcul comme dangereux.

Ici apparaît de nouveau la supériorité de la charité sur l’espérance, I Cor., xiii, 13 ; non seulement comme noblesse de motif et union plus parfaite avec-Dieu, voir col. 623 sq., mais encore comme efficacité d’influence sur toute la vie morale. Quand on aime Dieu pour lui-même comme un ami, et que cet amour est suffisamment maître de l’âme, un nouveau principe vient combattre ces tristes calculs, outre leur danger pour nous. « Oui, dira la charité, l’affection gardée pour un temps au péché mortel te laisserait encore des chances de salut ; elle ne détruirait absolument ni l’objet spécifique de ton espérance, la béatitude céleste, ni l’espérance elle-même : mais, ce qui te touche plus que ton propre bonheur, elle irait absolument contre la volonté du céleste ami, elle le peinerait et le crucifierait de nouveau, Heb., vi, 6, elle prolongerait un état d’inimitié avec Dieu : c’en est assez pour n’en vouloir à aucun prix. » Ainsi le motif désintéressé de la charité, s’il a cet inconvénient pratique que le commun des chrétiens en est moins touché, a cet immense avantage d’exclure le péché d’une manière plus radicale ; sa chaîne d’or peut rattacher à Dieu plus puissamment que tous les autres liens. Cf. Rom., VIII, 35. Ainsi la charité est incompatible avec tout péché mortel quel qu’il soit, parce que tout péché mortel rompt ramitié avec Dieu ; et le ferme propos de ne commettre, dès maintenant, aucun péché grave, d’observer tous les commandements, bien qu’il ne soit pas essentiel à l’acte parfait d’espérance, est essentiel à l’acte parfait de charité. Ainsi la charité, comme une reine, commande des actes à toutes les autres vertus, I Cor., XIII, 4 sq., et par là devient « la plénitude de la loi » . Rom., XIII, 10. « Si vous m’aimez, gardez mes commandements… Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime. » Joa., XIV, 15, 21. Voir Charité, t. ii, col. 2234.

Ces considérations confirment deux propositions que nous avons énoncées plus haut : 1. Quand il s’agit de distinguer la charité et l’espérance, la différence vraiment fondamentale est celle de l’amour désintéressé et de l’amour intéressé. Voir col. 623. 2. L’espérance préfère Dieu à tout, mais à son point de vue particulier, in sua linea ; le super omnia essentiel à l’espérance est différent de celui qui est essentiel à la charité, et lui est très inférieur. Et l’on voit ce qu’il faut penser de ces deux assertions de Schiffîni : l’amour de concupiscence n’aime en aucun sens Dieu par-dessus tout, et donc ne peut être un acte théologal. De viriuiibus, p. 396. Si l’espérance théologale était un amour de Dieu et avait pour objet sa bonté relative à nous, y adhérant par-dessus tout, il faudrait dire d’elle, comme de la charité, qu’elle est incompatible avec tout péché mortel, ce qui est faux, p. 384. Voir Cli. Pesch, Prælectiones theol., 3e édit., t. VIII, n. 496, p. 235.


IX. Valeur morale de l’espérance chrétienne ; son apologie à travers les siècles.

Cette question est la principale au point de vue de l’apologétique et de l’histoire des dogmes. A diverses époques et encore de nos jours, on a dénié à l’espérance chrétienne sa valeur morale à cause de l’amour intéressé qu’elle implique ; on l’a blâmée soit parce qu’elle ose adresser un tel amour à Dieu lui-même, soit parce qu’elle subordonne la pratique de la vertu à la récompense, c’est-à-dire à notre propre intérêt. D’autres, au contraire, ont exagéré la valeur morale de cet amour intéressé, au point de n’en pas reconnaître d’autre en nous à l’égard de Dieu. Après avoir rapporté ce que dit à ce sujet l’ancienne tradition des Pères, nous aborderons les développements de la théologie catholique, et nous noterons, en citant les documents ecclésiastiques, l’attitude de l’Église en face des erreurs qui ont attaqué l’espérance. L’histoire de cette grande et difficile question n’a pas encore été faite : nous voudrions l’esquisser à grands traits ; chemin faisant, nous ferons remarquer les réponses données à toutes les principales objections.

L’ancienne tradition.

1. En Orient.

Au ive siècle, nous y trouvons nettement affirmée la légitimité du motif intéressé et celle du motif désintéressé, avec leur inégale valeur. C’est une tradition recueillie par les grands docteurs cappadociens, et qu’on pourrait reprendre de plus haut, par exemple, chez Clément d’Alexandrie. Slrom., IV, c. xxii, P. G., t. VIII, col. 1346, 1347 ; cf. viii, col. 1270 ; VII, c. XII, xiii, P. G., t. IX, col. 507, 516 ; voir Freppel, Clément d’Alexandrie, xix" leçon, p. 457461. Cette ancienne tradition, les trois docteurs cappadociens la mettent vivement en lumière, en énumérant trois catégories d’élus, ou de chrétiens qui font leur salut.

|< Parmi ceux qui sont sauvés, dit saint Grégoire de Nazianze, je sais qu’il y a trois classes : les esclaves, les mercenaires et les enfants. Si tu es esclave, crains les coups ; si tu es mercenaire, regarde ce que tu recevras en récompense ; si tu es plus que tout cela, si tu es fils, respecte Dieu comme ton père ; fais le bien parce que c’est bien d’obéir à ton père, ne dût-il rien t’en revenir : ta récompense même, c’est de lui faire plaisir. » Or., xl, n. 13, P. G., t. xxxvi, col. 373.

Saint Basile voit aussi trois états d’âme, 5ta8£T£i. :, qui poussent à obéir à Dieu : « Ou bien par crainte du châtiment nous fuyons le mal, c’est l’état d’esprit servile, ou, cherchant le gain qui provient de la récompense, nous accomplissons les commandements en vue de notre propre utilité, et en cela nous ressemblons aux mercenaires ; ou bien nous obéissons en vue du bien lui-même, et par amour pour le législateur, joyeux de pouvoir servir un Dieu si glorieux et si bon, et nous sommes ainsi dans l’esprit filial. » Régulas fusius tractatæ, proœmium, P. G., t. xxxi, col. 896. « La plus parfaite manière de se sauver, dit enfin saint Grégoire de Nyssc, c’est par la charité. Quelquesuns se sauvent par la crainte, amenés par la menace de l’enfer à se séparer du mal. D’autres se rangent à Ja vertu par l’espérance de la récompense réservée aux justes ; ce n’est pas la charité, mais l’attente de la rémunération qui les fait s’attacher au bien. «  Homil., I, in Canlica, P. G., t. xuv, col. 765.

Cette manière de parler, pour accentuer le contraste et frapper les esprits, force évidemment la note. Tous ces élus ne sont-ils pas < des (ils » , puisque, d’après la doctrine même de ces Pères, on ne peut être sauvé sans être fils adoplif de Dieu ?.Mais parce que l’esprit filial apparaît parfaitement dans les troisièmes, on leur réserve par excellence le nom de « fils » . De même, on ne doit pas entendre la division en ce sens extrême, que les deux premières classes se sauvent sans faire pendant une longue vie aucun acte de charité, et que l’acte de charité soit réservé à une élite : ce serait contredire la doctrine de ces Pères sur le précepte universel de la charité. Ce n’est quaccidintellement qu’un adulte converti et régénéré par le sacrement <le baptême ou de pénitence avec la seule attrition, puis surpris parla mort, pourrait être sauvé sans l’acte <le charité. Concluons qu’il faut entendre cette triple division en un sens large, en ce sens que dans les premiers, plus fréquente est la crainte, dans les seconds, l’espérance, dans les troisièmes la charité ; les trois états d’esprit, dont on nous parle, sont des états prédominants, mais non pas exclusifs.

Au point de vue de la tradition catholique, ce qui augmente beaucoup la valeur de cette théorie large et compréhensive des docteurs cappadociens, c’est d’abord que nous ne voyons aucun autre Père qui la rejette, aucune controverse à ce sujet ; c’est ensuite que nous la retrouvons positivement adoptée par d’autres Pères après eux, en Orient et en Occident. Quelques exemples : Cassien met cette triple division dans la bouche de l’abbé Chérémon, Co//., XI, c.vi sq., P. L., t. XLix, col. 852 sq. ; S. Jean Climaque, Scala paradisi, 1°^ gradus, P. G., t. lxxxviii, col. 638 ; S. Maxime abbé, Mijsltigogia, c. xxiv, P. G., t. xci, col. 710 ; S. Bède, In Luc, c. xv, P. L., t. xcii, col. 524 ; Eadmer, Liber de S. Anselmi siniilitiidinibus, c. CLXix, P. L., t. CLix, col. 693.

2. En Occident.

C’est surtout saint Augustin, dont il faut étudier ici la doctrine, soit parce que les Latins l’ont beaucoup suivi, soit parce que sa théorie sur ce point n’est pas des plus claires, et la preuve en est qu’on l’a prise dans deux sens diamétralement opposés et également faux, comme l’observe le P. Poitalié. Voir Augustin, t. i, col. 2437.

Saint Augustin s’est attaché à relever et à inculquer l’amour d’espérance, par lequel nous cherchons en Dieu notre bonheur. Il l’a appelé un amour pur, chaste, un amour de Dieu pour lui-même, par opposition à l’amour qui n’aimerait Dieu que pour obtenir de lui les biens de cette vie, comme l’aimaient les Juifs « charnels » . Cette opposition est très fréquente chez lui, soit que ses diocésains d’Hippone eussent une dévotion trop semblable à celle de ces Juifs, soit l)our toute autre raison. Il leur dit, par exemple : « Le ca’ur est pur devant Dieu, quand il cherche Dieu, à cause de Dieu, £ » « ! /) ! propter Dcum.^’On a faussement cru qu’il parlait ici du motif absolument désintéressé de la charité, et qu’il donnait au Dcus umalus propter se le même sens que les théologiens modernes. Lisez ce qui suit : « Le cœur des fidèles lui parle ainsi : Je me rassasierai, non pas des viandes de l’Egypte, ni des melons et des oignons… qu’une génération perverse préférait même au pain descendu du ciel, ni même de la manne visible ; mais je me rassasierai, quand votre gloire me sera manifestée. Ps. xvi, 15. Voilà l’héritage du Nouveau Testament… Mais cette génération perverse, même lorsqu’elle semblait chercher Dieu, l’aimait par des paroles mensongères, et son cœur n’était pas droit devant Dieu, puisque son amour portait plutôt sur ces choses, en vue desquelles elle cherchait le secours dcDieu. » /i/irt/r. ( ; i /j.s. /..y.w/ ;, n. 21, /’. L., t. xxxvi, col. 996. Et ailleurs : " Aimons-le gratuitement. Qu’est-ce à dire ? Ainu)ns le pour lui-même, et non pour autre chose. Si tu sers Dieu, pour qu’il te donne quelque autrechosc, tu nel’aimes plus gratuitement. Tu rougirais si ta femme l’aimait à cause de tes richesses, > etc. In ps. i.iii, n. 10, col. 626. Cet amour’gratuit » (on dirait aujourd’hui désintéressé ) n’em])êche nullement de chercher Dieu comme utile pour nous : « N’attendons pas de lui autre chose que lui-même, qui est notre souveraine utilité et notre salut : c’est ainsi que nous l’aimons gratuitement, selon celle parole de l’Écriture : Il m’est bon de m’atlachcr à Dieu. > De Gencsi ad litt., I. VIII, c. XI, P. L., t. XXXIV, col. 382. Pour d’autres exemples, voir Augustin, t. i, col. 2436, 2437.

.Ainsi quand il parle d’amour pur, d’amour gratuit, d’anu)ur de Dieu pour Dieu, d’ordinaire il oppose au plus grossier intérêt un amour relativement désintéressé. En prêchant ce désintéressement initial et fondamental il relève déjà les âmes au-dessus des choses de la terre, il les oriente vers leur fin dernière Mais il ne faut is dire-, ; i(C liolKcni et qiu’k|ues iiutres, qu’Augusliii ne connail pas d’aiiUe désinléressement que celui-là ; que c’est là l’amour le plus sublime, celui qui caractérise la charité théologale ; que chez Augustin, l’expression propter Deiiin n’a jamais un sens plus élevé. Le sens plus élevé est du moins esquissé dans un livre fait pour tous les chrétiens, où il veut qu’en définitive l’amour que nous avffns pour nous-mêmes soit rapporté à Dieu, et que nous nous aimions proplcr Dciim : « Car l’homme est meilleur lorsqu’il est tout entier attaclié au Bien immuable et resserré en lui, que lorsqu’il desserre ce lien, même pour faire un retour sur soi… Il faut qu’il rapporte tout l’amour de soi et du prochain à cet amour de Dieu, qui ne souffre pas qu’on détourne rien de son cours. >. De docliina clirisliaiui, 1. I, c. xxii, P. L., t. xxxtv, col. 26, 27, Voir Charité, t. ii, col. 2221. De plus, saint Augustin s’est demandé si l’homme, en aimant Dieu, pouvait s’oublier lui-même. S’il ne le peut pas d’une manière permanente, il le peut du moins par moments, par éclairs ; et le saint docteur veut que nous y tendions dans la mesure du possible : Amandus est Deiis ila ut, si fleri potest, nos ipsos obliviscamur. Serin., cxi.ii, c. iii, P. L., t. xxxviii, col. 779. Décrivant « l’holocauste spirituel » , il s’écrie : « Que tout mon cœur soit brûlé de la flamme de votre amour : que rien en moi ne me soit laissé, pas même un regard sur moi. » /n ps.’A-V.yi//, n. 2, P. L., t. XXXVII. col. 1775. Des textes comme ceux-là montrent que saint Augustin a compris le désintéressement complet de l’acte de charité ; ils servent aussi à mettre au point les passages où il semble dire que l’homme ne peut faire aucun acte libre sans avoir sa propre béatitude comme motif, et à justifier les interprétations adoucies qu’en ont données les scolastiques. Voir É/iu/es du 20 mai 1911, p. 486-489.

Entre les Pères grecs et saint Augustin, il n’y a donc pas de différence essentielle, L’Occident, comme l’Orient, reconnaît deux formes légitimes de l’amour de Dieu : l’amour intéressé ou mercenaire (relevé pourtant par un remarquable commencement de désintéressement qui le purifie), qui caractérise l’espérance chrétienne ; l’amour pleinement désintéressé avec son esprit filial, qui caractérise la cliarité. Nous avouons toutefois que le style spécial de saint Augustin rend sa pensée difficile à saisir, qu’il a fourni à plusieurs de ses disciples, à travers les âges, une occasion de se tromper ; soit parce qu’il gratifie l’amour semidésintéressé, celui de l’espérance, des mêmes qualifications que l’usage a, plus tard, réservées à la charité et qu’elle mérite à plus juste titre, « amour gratuit, amour pur, amour de Dieu pour lui-même ; » soit à cause de sa célèbre antithèse friii et uti, où le mot fnii, à première vue, signifie spécifiquement un amour de convoitise, mais en réalité pour Augustin signifie d’une manière plus générale l’amour que l’on a pour la fin, pour Dieu, par opposition à l’amour que l’on a pour un pur moyen, uti, voir.igustix, t. i, col. 2433 ; soit parce qu’il étend souvent le sens du mot cavilus à toute affection suffisamment honnête, surtout si elle provient de la grâce. Ibid., col. 2435, 2436.

La théologie scolastique à partir de ses origines, jusqu’à la fin du XIIIe siècle.

Saint Anselme oppose nettement, dans les actes de la créature raisonnable, le motif intéressé et le motif désintéressé. L’ange, au moment de sa chute, dit-il, « n’a pu vouloir que l’une de ces deux choses, la justice ou l’intérêt propre, justitiam aul comnioduin, car c’est de nos intérêts qu’est composée la béatitude que désire toute nature raisonnable, > ex commodis constat beaiiludo. De casu diaboli, c. iv, P. L., t. clviii, col. 332. " La volonté, dit-il ailleurs, a deux aptitudes ou affections ; l’une à vouloir sa commodité, l’autre à vouloir la rectitude, » etc. De concordia præscientiie, etc., q. iii, c. xi, col. 536. Le saint docteur est j loin de regarder comme immoral tout acte libre dont le motif est intéressé : « Cette volonté, qui consiste à vouloir son intérêt (commodum), n’e^X. pas toujours mauvaise, mais seulement quand elle cède à la chair en révolte contre l’esprit ! « Loc. cit., col. 537.

Au XXIe siècle, Abélard, appuyé sur le Cariias non queerit quae sua sunt et d’autres textes, fait du complet désintéressement la caractéristique de l’acte de charité. Les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, tout en reconnaissant que cette doctrine n’est pas de celles qui ont été condamnées dans ses écrits, la regardent comme singulière, t. xii, p. 86. Leur jugement est en général assez dur pour ce puissant esprit souvent dévoyé.’Voir Abélard, t. i, col. 41. Mais ici, c’est vraiment dépasser les bornes et craindre le quiétisme où il n’est pas à craindre. Voir Études du 20 mai 1911, p. 499. La doctrine d’Abélard continue en ce point la tradition des Pères grecs. « L’homme qui aime Dieu, dit-il, doit compter sur une magnifique récompense d’un tel amour. Toutefois ce n’est point par cette intention qu’il agit si son amour est parfait, autrement il se chercherait lui-même, et serait comme un mercenaire, bien que dans les choses spirituelles.

Ce ne serait pas la charité, si nous aimions Dieu plutôt à cause de nous qu’à cause de lui, c’est-à-dire pour notre utilité, pour la félicité céleste que nous espérons, de lui, mettant en nous la fin de notre intention et non pas dans le Christ. » Expositio in Epist. ad Rom., vil, 13, P. L., t. CLxxviii, col. 891. Il reconnaît à l’espérance chrétienne ce désintéressement partiel qui la relève sans doute : « Vous me direz que Dieu se donne en récompense lui-même, et non pas des j biens étrangers, comme l’observe saint Augustin : qu’en le servant pour la béatitude, c’est donc vraiment pour lui-même que nous agissons, d’un amour pur et sincère. » Mais ce demi-désintéressement de l’espérance ne suffit pas à la charité, Abélard en fait la remarque : « Nous aimerons Dieu purement pour lui-même, si nous agissons seulement pour lui, non pour notre utilité ; si nous ne regardons pas ce qu’il nous donne, mais ce qu’il est en lui-même… Tel est le véritable amour d’un père pour son fils ou d’une chaste épouse pour son mari ; la personne qu’ils aiment lors même qu’elle leur est inutile, est aimée davantage que d’autres plus utiles ; et tout ce qu’elle leur fait souffrir ne diminue pas leur amour… Puissions-nous avoir pour Dieu une affection aussi pure, et l’aimer plutôt parce qu’il est bon en lui-même, que parce qu’il nous est utile ! » A propos de ce texte du psalmiste : « C’est à cause de la récompense que j’ai incliné mon cœur à observer vos lois, » Abélard ne blâme pas cet amour intéressé, mais il le montre comme une première étape aidant l’âme à monter plus haut ; David a « commencé par l’espérance et le désir de la récompense, » pour arriver à la charité. Loc. cit., col. 893. Nous ne lui reprocherons pas non plus de nous montrer dans le Christ, à notre égard, le modèle de l’amour désintéressé, col. 891. Même en regardant sa nature divine, on peut y trouver le désintéressement en ce sens que Dieu nous aime sans avoir besoin de nous. Mais ailleurs, dans ses théories sur la Trinité, Abélard est allé trop loin : il semble n’avoir admis en Dieu qu’un amour désintéressé pour sa créature ; il n’a pas compris la perfection infinie de l’amour que Dieu a pour lui-même ni comment, centre de toutes choses, il est juste et nécessaire qu’il fasse tout converger vers soi. Loc. cit., col. 1299. Cf. Pierre Rousselot, Pour l’histoire du problème de l’amour an moyen âge. Munster, 1908, dans les Beitràge zur Ocschichle der Philosophie des MiUelaUersvu docteur 15aeuniker, t. vi, p. 59 sq. Voilà donc une exagération il’Abélard en faveur de l’amour désintéressé.

Hugues de Saint-Victor, lui, a exagéré dans l’autre sens. Son point de départ n’est point blâmable : disciple de saint Augustin, il a voulu en suivre jusqu’à la terminologie. « C’est un amour gratuit, dit-il avec son maitre, que de vouloir posséder Dieu lui-même, et de ne chercher rien d’autre que lui… Si vous aimez quelque chose (quelque bien temporel) à sa place, vous êtes un mercenaire. > Même pour la béatitude céleste, Hugues signale avec perspicacité une façon illégitime de la rechercher dans notre intérêt : « Si vous vous représentez la vie éternelle comme un bien distinct de Dieu, et si vous servez Dieu seulement pour arriver à ce bien-là, ce n’est pas une manière pure de le servir, ni un amour gratuit. Les fils de Zcbédée, qui demandaient à être assis à sa droite et à sa gauche dans son royaume, concevaient quelque chose d’étranger à lui… Ils pensaient qu’il faut servir Dieu pour quelque chose qui n’est pas lui ; ils ne comprenaient pas qu’il est le bien seul aimable pour lui-même, et que tout ce qui est aimé en dehors de lui doit être aime à cause de lui. « De sacramentis, 1. ii, part. XIII, c. VIII, P.L.A. clxxvi, col. 534. Mais si Augustin insiste sur ce demi -désintéressement de l’amour d’espérance, il admet aussi, nous l’avons vii, un désintéressement plus complet, où, sans retour sur nous-mêmes, nous voulons à Dieu son bien et sa gloire ; s’il en parle moins souvent, il ne le combat jamais. Au contraire, et ici commence la déviation, Hugues de Saint-Victor attaque vivement, comme déraisonnable, cet acte de désintéressement total : « Quoi donc ! s’écrie-t-il, le précepte d’aimer Dieu veut-il dire, selon toi, que tu doives lui faire ou lui désirer du bien ? Ne veut-il pas dire, plutôt, que tu dois le désirer, lui qui est ton bien ? Tu ne l’aimes pas pour son bien à lui, mais pour ton bien àtoi… Carsi tu prétendsl’aimer po ir son bien, quel bien peux-tu lu. donner ? Tu dis : si je ne peux lui donner, du moins, je peux lui désirer du bien ; ma puissance est bornée, mais mon amour est riche ; ce que je ne puis pas faire, je puis le vouloir ; je lui donnerais si je pouvais, mais je f.iis ce qu’je pus. » TA Hugues de répondre : » Que peux-tu désirer à celui qui a tout ?… Ta piété est su pcrlluc ; aie plutôt pitié de toi-même. Lui, il a sufli samment. Celui qui est parfait, vcux-lu le rendre meilleur ? » Op. cit., c. vu. col. 533. Réponse dure et peu solide. Nous ne prétendons pas ajouter à Dieu une perfection intrinsèque, ce qui serait absurde : mais nous voulons lui offrir une gloire extrinsèque, un culte affectif, dont il n’a pas besoin, mais qu’il est juste de lui rendre, et qui est compris dans la plénitude d’amour qu’il a commandée : iJiligrs Dominum ex lolo corde. Et puis ces actes d’amour désintéressé ne consistent pas seulement, comme Hugues le suppose, à désirer à Dieu quelque chose qui n’existe pas encore, mais aussi à nous réjouir, à cause de lui, de ce qu’il est, de ce qu’il a, à dire amen à ses perfections infinies. — Hugues de SaintVictor conclut d’une manière bien étroite : " Qu’est ce qu’aimer, sinon convr )itcr, conciipiscere, et vouloir posséder et jouir ; si on n’a pas (ce qu’on aime), vouloir l’obtenir : si on l’a, vouloir le garder ? / A cela il semble réduire l’acte de charité théologale. Kt nf)ssuet. après avoir longuement cité ce passage, ajoute : f)n connaît la doctrine de saint Augustin à ce discoursd’un deses enfants, d’un de ses religieux, d’un de ses disciples. Inslniedon sur 1rs états d’oraison, additions ri rorrrelions, n. 8, èdlt. Lâchât, t. xviii, p. C70, f173. Il faudrait au moins distinguer ici ce qui est conforme à saint.uKuslin, et ce qui s’en écarte. M. l’iousselol a judicieusement rangé la solution de Hugues « parmi les théories unilatérales et partielles qui ne peuvent « rendre compte de tout le donné traditionnel. » Op. cit., p. 15.

Saint Bernard, vers la même époque, écrit sa lettre aux chartreux sur la charité (en 1125, d’après Mabillon), et son Liber de diligendo Deo (1126 ;, où d’ailleurs cette lettre est reproduite à la fin, à partir du c. XII. Bien qu’ami de Hugues de Saint-’ictor, il a une idée tout autre du désintéressement de la charité. Non seulement il reprend la traditionnelle énumération des trois classes de chrétiens : « Tel loue Dieu parce qu’il est puissant, tel autre parce qu’il est bon, sibi bonus, tel autre parce qu’il est absolument bon, simpliciler bonus. Le premier est un esclave et craint pour soi ; le second est un mercenaire et convoite pour soi ; le troisième, un fils et il honore son père. Ainsi celui qui craint et celui qui convoite agissent pour eux-mêmes : seule, la charité qui est dans les fils, ne cherche pas ses propres intérêts, quæ sua sunt (I Cor., XIII, 5, texte cité dans le même sens par Abélard). » Il semble même exagérer, quand il ajoute que la crainte et l’amour de convoitise « peuvent bien changer le visage ou l’action, mais non l’affection ; > que ces sentiments « ne convertissent pas l’àine. » De diligendo Deo, c. XII, P. L., t. cLxxxii, col. 995. L’ancienne tradition, au contraire, admettait la conversion et le salut dans ces deux premiers états, nous l’avons vu. Peut-être la différence vient-elle de ce que les anciens Pères appelaient esclave ou mercenaire de Dieu, sans attacher à ces noms un sens mauvais, le chrétien chez qui prédomine habituellement la recherche légitime de son intérêt, bien qu’il s’élève parfois à l’acte de charité ordonné à tous, tandis que saint Bernard considère sous ces mêmes noms une vie d’où l’acte de charité serait complètement banni Dans la première partie de son beau livre, c. i-xi, saint Bernard donne avant tout une idée d’ensemble de l’amour que nous devons avoir pour Dieu, et de nos motifs de l’aimer. C’est dire qu’il fait la synthèse de l’amour de charité et de l’amour d’espérance, et joint ensemble le motif désintéressé et le motif intéressé. Il exprime ces motifs dans la terminologie de saint

^Qme qusiiliam, aul commodum, voir col. 651). Il faut aimer Dieu, sive quia nihil jusiius, sire quia nil frurlnosius… Suo mcrilo…, nosiro conunodo. Bossiiet a bien vu ici sa pensée, et qu’il la tenait de saint Anselme. Préface sur l’inslruclion /x/.s’/o/a/c. etc., n. 3.’{, Œuvres, t. xi.x, p. 204. Quand saint Bernard ajoute que " Dieu seul est la cause d’aimer Dieu, qu’il faut aimer Dieu pour lui-même, » ilnc prend pas cette formule comme les théologiens qui plus tard l’ont restreinte à l’amour de charité : il suit le style de saint .ugustin, plus obscur pour nous, et voit le propler //).<((///i réalisé à sa manière dans l’amour d’espérance, donc réalisé dans chacun des deux amours : Ob duplieem causam Denm dixerim propler seipsum diligendum : sii’c quia nihil jusiius sii’e quia nil frurluosius diligi potest. Loe. cit., col. 975. Il déveloi)pe celle division : 1. Motif absolument désintéressé. Saint Bernard le montre d’abord dans l’amour du Christ jiour nous, afin de nous engager à imiter cette charité : Il s’est donné lui-même à nous qui ne le méritions pas…, bien digne de recevoir de nous amourpour amour… Il nous a aimés gratuitement, nous ses ennemis… Or, il n’est pas de plus grand amour que de donner sa ie pour ses ennemis, -i D’aucuns s’étonneront de le voir, dans les chapitres suivants, éiumièrer longuement les bienfaits de Dieu envers nous, jiour nous exciter à l’aimer : cette considération convient elle au motif désintéressé dont il s’agit présentement ? Ne fait elle pas appel à notre intérêt ? Distinguons entre le bien « [u’on peut nous faire et celui qu’on nous a fait. SI nous nous attachons à quelqu’un pour le bien que nous en espérons, c’est le motif intéressé ; mais si nous nous attachons à lui parce qu’il nous a fait du bien, c’est la reconnaissance, ou pour parler avec saint Anselme et saint Bernard « la justice » , vertu dont le motif est désintéresse et qui, quand elle s’adresse à Dieu, est bien voisine de la charité théologale. La reconnaissance nous fait rendre amour pour amour, délicatesse de sentiment pour délicatesse de sentiment. Et puis, le bienfaiteur, par ses bienfaits, nous révèle la générosité de son cœur : cette expérience personnelle et prenante nous amène aisément à l’aimer indépendamment de tout profit personnel. Les ascètes et nombre de théologiens s’accordent à voir dans la considération des bienfaits divins, un puissant stimulant de l’amour de charité, voir Charité, t. ii, col. 2223, dans les bienfaits de la rédemption surtout, sur lesquels insiste le saint docteur. Voir C. Pesch, Prælectioncs, t. viii, n. 563, 564. — 2. Motif de notre intérêt, c. VII, col. 984 sq. Saint Bernard ne manque pas, avec saint Augustin, de relever le demi-désintéressement de l’espérance chrétienne, voir col. 650, qui permet à cette vertu d’être un véritable amour de Dieu, quoique moins parfait.

Nous avouons que la pensée du saint docteur de Clairvaux est un peu obscure, à cause de sa forme orato.re, du style augustinien et de la liberté avec laquelle il passe, sans avertir le lecteur, d’un degré du désintéressement à l’autre, et de l’amour d’espérance à celui de charité ; choses qui d’ailleurs se complètent et ne se contredisent pas. Cette obscurité explique comment Bossuet et Fénelon l’ont chacun tiré à soi ; mats elle ne va pas jusqu’au manque de cohérence ni jusqu’à « l’illogisme » que M. Rousselot a cru voir dans la pensée de saint Bernard. Op. cit., p. 49, 52. Quant à la théorie de la genèse de l’amour divin ou de ses quatre degrés, déjà développée dans la lettre aux chartreux et reprise dans le livre De diligendo Deo, en affirmant de nouveau les deux formes de l’amour divin, elle montre comment la forme intéressée, première dans l’ordre du développement, est une étape nécessaire pour arriver à la forme complètement désintéressée et plus parfaite. Cette théorie fondée sur l’expérience reste donc dans les lignes traditionnelles, et a inspiré saint Thomas. Voir col. 622 sq. Cf. Études du 20 avril 1911, p. 187 sq.

Au x[ii"e siècle, Albert le Grand met vivement en lumière l’amour pleinement désintéressé comme caractéristique de la charité théologale. « La charité envers Dieu, dit-il, est vraie et parfaite quand l’âme se déverse en Dieu, ardemment et de toutes ses forces, ne cherchant en lui aucun intérêt passager ouclerncl…, car l’âme délicate a comme en abomination d’aimer Dieu par manière d’intérêt ou de récompense. Pareillement Dieu se déverse dans l’âme de l’homme sans en espérer aucune utilité. » Paradisus animæ, c. i. Opéra, Paris, 1898, t. xxxvii, p. 449. Bossuet lui-même admet cette définition de la charité. Œuvres, édit. Lâchât, t. xix, p. 270. Mais Albert ajoute aussitôt une critique injuste de l’amour intéressé et prend l’extrême opposé à Hugues de Saint-Victor : « Celui qui aime Dieu pour sa bonté relative (quia sibi bonus est), et principalement pour que Dieu lui communique sa béatitude, est convaincu d’avoir un amour naturel et imparfait… L’amour naturel ne mérite de Dieu aucune louange, car il se retourne toujours sur lui-même, et cherche son propre intérêt… (Dieu apprécie) seulement l’amour gratuit, qui a toujours pour objet une autre personne - Comme s’il n’y avait pas un surnaturel et louable amour d’espérance, avec retour sur soi et recherche de son intérêt ! Il est vrai qu’Albert semble ne mettre aucun amour dans l’espérance chrétienne, toc. cit., p. 478, en quoi il se montre précurseur du premier système critiqué plus haut. Voir col. 633 sq.

Saint lionavenlure, qui a suivi le même malheureux système sur l’espérance, ainsi que nous l’avons vii, ne s’est pas laissé entraîner par là à rejeter l’amour intéressé, base de l’espérance. Il s’en est tiré en attribuant à la seule charité les deux amours de Dieu, celui d’amitié et celui de convoitise. Voir Chariti’;, t. ii, col. 2222. Quels que soient les inconvénients de cette opinion pour la distinction de la charité et de l’espérance, le saint docteur, plus sage qu’Albert le Grand, est resté fidèle à la tradition sur la légitimité et la surnaturalité des deux amours.

Après les divers tâtonnements de la scolastique primitive, quelques-uns défendant trop exclusivement l’amour intéressé, comme Hugues de Saint-Victor, d’autres trop exclusivement l’amour désintéressé, comme.Vbélard et surtout Albert le Grand, nous arrivons à saint Thomas, dont la sagesse accoutumée a su éviter les excès contraires et maintenir avec le grand courant de la tradition les deux formes louables et surnaturelles de l’amour de Dieu, l’intéressée et la désintéressée, l’une appartenant à l’espérance, l’autre à la charité. La pénétration de son génie, aidée des fines observations d’Aristote, inconnues à saint Bernard et à son siècle, lui ont servi à confirmer les données de la jtradition et à leur ajouter une précision admirable. Mais la doctrine de saint Thomas a déjà été présentée ci-dessus, col. G21 sq.

Dans l’impossibilité de nous arrêter plus longtemps sur les célèbres docteurs du xiiie siècle, contentons-nous de rappeler que Scot s’accorde avec saint Thomas et la tradition sur la valeur des deux formes de l’amour de Dieu, et qu’il en a même tiré la différence de l’espérance et de la charité, ce qui caractérise son système. Voir col. 641.

Après le. XIIe siècle jusqu’au protestantisme.

A cette époque inférieure de la scolastique, nous voyons, sur la question qui nous occupe, apparaître des erreurs contre lesquelles réclameront soit les théologiens, soit l’Église elle-même. Un fait assez curieux n’a pas été noté, c’est que ces erreurs se produisent toutes dans un même sens : l’exagération du désintéressement. Est-ce influence de la chevalerie, alors si brillante, et de la littérature chevaleresque ? Est-ce raffinement du mysticisme alors en honneur ? Quoi qu’il en soit, désormais, l’apologétique catholique devra défendre la forme intéressée de l’amour de Dieu, et la vertu d’espérance ; et cela continuera plus tard, avec le protestantisme, le jansénisme et le quiétisme. Donnons quelques exemples, tous datés du xiV siècle.

C’est d’abord maître Eckart, ce scolastique doublé d’un mystique, dont l’influence a été grande en Allemagne. Voir EcKART, on y trouvera, t. iv, col. 2062, sa 8 « proposition condamnée comme hérétique, où il veut qu’on renonce à tout intérêt, même à celui de la récompense céleste. Denzinger, n. 508 (435).

En Espagne, nous voyons l’archevêque de Tarragone condamner cette assertion de Béranger de Montfaucon, autour duquel commençait à se faire un mouvement de fidèles : « Tout le bien doit être fait par pur amour de Dieu, » et non dans un autre but, ni dans l’espérance de la récompense éternelle. Dans Eymeric, Directorium inquisilorum, Rome. 1585, p. 223. Nous omettons comme douteux ce qu "Eymeric dit dans le même sens sur Raymond Lulle.

En France, c’est le subtil et aventureux Durand de Saint-Pourçain. Sans nier la légitimité de l’amour de soi et de son intérêt, sans enlever cet amour à la vertu d’espérance, il compromet du moins dans celle-ci son caractère de vertu théologale, voir col. 645, en lui assignant pour objet immédiat non pas Dieu, la « béatitude objective » , mais seulement l’acte par lequel nous posséderons au ciel et nous goûterons Dieu, ce que les théologiens appellent la béatitude lornielle » . Et la première raison qu’il en donne est celle-ci : « L’espérance appartient à l’amour de convoitise, par lequel nous voulons un bien pour nous. Mais Dieu lui-même ne peut pas être l’objet prochain et imni édiat de notre amour de convoitise, car Dieu doit être aimé pour lui-même et d’un amour d’amitié. Cet objet (immédiat de l’espérance) sera donc quelque autre chose, et ne peut être que notre future béatitude » (en tant que distincte de Dieu). In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, q.ii, Paris, 1550, fol. 224. Cette assertion, que Dieu lui-même. ne peut être l’objet direct d’un amour de convoitise, les docteurs des âges suivants la rejetteront d’un commun accord. Capréolus, ce « prince des thomistes » , répondra à Durand, au début du xve siècle : « Dieu peut être aimé d’un double amour, l’un imparfait, qu’on nomme amour de convoitise, l’autre parfait, qu’on nomme amour d’amitié. Aucun des deux n’est péché, mais au contraire acte bon et licite. » /n IV Sent., 1. III, dist. XXVI, q. i, a. 3, Opéra, Tours, 1904, t. v, p. 343. Un siècle plus tard, (^ajctan réfutera de même l’argument de Durand : « Dieu, pris en lui-même, doit être aimé surtout d’un amour d’amitié, mais non pas de ce seul amour : car il peut être aimé aussi d’un amour de concupiscence. » In //^ "//’, q. xvir, a. 5 ; dans la grande édition de saint Thomas, Rome, 1895, t. viii, p. 130. Ainsi nous retrouvons, toujours maintenue dans l’Église, la solide position de la tradition antique sur les deux formes de l’amour de Dieu. C’est à peine si Denys le Chartreux, au xv<e siècle, s’en écarte par des expressions un peu fortes en faveur du désintéressement absolu ; pour lui, au fond, l’espérance théologale reste intéressée, sinon principalement, du moins secondairement, /e/icf(7 (in Deum) non principalitcr infuitu cornmodi. In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, Opéra, Tournai, 1904, t. XXIII, p. 454.

Depuis la Réforme jusqu’à la fin du XVIIe siècle : protestantisme et jansénisme.

1. Protestantisme.

Il semble que le protestantisme naissant aurait dû se renfermer, à l’égard de Dieu, dans un amour intéressé. Luther n’a-t-il pas réduit la foi justifiante, c’est-à-dire, pour lui, l’essentiel de la religion, à une joyeuse confiance du pardon de ses péchés, laquelle enferme toute la religion dans un cercle d’intérêt personnel ? Voir Luther. Et pourtant, soit souvenir de maître Eckart ou d’autres mystiques, soit manie d’attaquer les doctrines de l’Église, Luther rejette illogiquement les motifs intéressés. Il faut que le concile de Trente prenne contre lui la défense de l’attrition qui considère dans le péché « sa laideur et sa honte, et comment il fait perdre l’éternel bonheur et encourir la damnation éternelle. » Sess. xiv, can. 5, Dcnzinger, n. 915 (793). Il faut qu’on défende contre lui l’espérance du bonheur céleste et le souci des bonnes œuvres pour l’obtenir.

Si quel<iu’un dit que le

juste pèche, lorsqu’il fait

une bonne œuvre en vue

de rétcrnclle récompense,

qu’il soit anathème.

Si quis dixorit justifica tum peccarc, dum intuitu

a : tprnse mercedis bene opc ratur, anatlipmasit. Sess. VF,

can. 31, Den/.inger, n..Sll

(723) ; cf. can. 2ti.

Toutefois l’idée fondamentale de Luther et de Calvin était moins le triomphe du désintéressement absolu, que la négation de nos mérites en vue de relever le seul mérite du Christ. Parce que mérite et récompense sont des termes qui se correspondent, l’horreur qu’ils avaient pour le souci des « cuvres méritoires retombait sur le souci de la récompense. Au reste, leur triste campagne contre les mérites et les bonnes œuvres n’appartient pas à notre sujet. Voir MC ; niTF, . Cf. litudes du 5 mai 1911, p. 35 1 355.

2. Jansénisme. Nous n’entrerons pas dans l’encmble de ses doctrines. Voir Jansémisme. Sur l’amour intéressé pour Dieu, Jansénius reprend l’idée de Durand après une définition assez exacte des deux amours : Amor concupisccntiæ quidqiiid appetierit id ultimo appclit proptcr se tanquam finem cui ultimo lolum cedat : amor benevolentiæ seu caritatis quidquid appetierit, aut speraueril, ant adeptus jucrit, id totum quasi oblitus sui in hoc ipsum velul finem cui retorquet, quem ista benci’olentiæ caritate dilexerit, il ne veut pas que le premier de ces amours puisse s’adresser à Dieu : Concupiscentia, respcctu Dci, amor vitiosus est. Ce serait nous aimer nous-mêmes et non pas Dieu ; ce serait nous faire nous-mêmes fin dernière. Augustinus, t. ni. De gratia Christi, I. V, c. ix, Rouen, 1643, p. 222, 223. Jansénius, en cela différent des protestants, permet que nous tendions à la béatitude céleste, même considérée comme récompense ; mais toujours par le motif désintéressé, en la considérant comme un moyen suprême de glorifierDieu. « La vision de Dieu… ne doit pas être aimée par un chrétien d’une autre espèce d’amour ; et dans tous les ouvrages d’Augustin comme dans les saintes Écritures, il n’y a pas trace de cette idée qu’on doive désirer son salut en vertu d’un amour différent de la charité véritable. » Lac. cit., c. X, p. 224. Et Jansénius d’accumuler les proptcr Deum et les gratis anutrr, familiers à Augustin, pour exiger au nom du maître un seul amour de Dieu, celui qui est absolument désintéressé. Pauvre exégèse : car Augustin, par ces formules, entendait le plus souvent, nous l’avons vii, le demi-désintéressement qui se trouve dans l’amour de concupiscence à l’égard de Dieu. Voir col. 650.

Ainsi le jansénisme permettait de tendre à la béatitude, mais à condition que le motif intéressé (qui se présente naturellement alors) fût librement repoussé, ou du moins qu’il ne restât jamais seul, et fût toujours accompagné et dominé par le motif de la charité parfaite. L’Église a condamné cette doctrine.

10. Intontio.qua quisdeL’intention par laquelle testatur malum et proseon déteste un mal ou l’on quitur bonum mère ut cæcherche un bien seulement lestemobtineatgloriam, non pourobtenirla gloirecéleste, est recta ncc Deo plaçons. n’est ni droite ni agréable à Dieu.

13. Quisquis ctiam aeterQuiconque sert Dieu en na ; mercedis intuitu Deo favue d’une récompenscniênic mulatur, caritate si caruc- éternelle, s’il n’y joint pas rit, vitionon caret, quotics (le motif de) la charité, fait intuitu beatitudinis opeun acte vicieux, toutes les ratur. Denzingcr, n. l.’iOO fois qu’il agit en vue decette (11(>7 » , 1303, béatitude. Propositions jansénistes, condamnées par Alexandre VIII.

Quand il exigeait de tout chrétien un acte de charité en quelque sorte perpétuel et mêlé â tout, le jansénisme n’avait pas le sens de la réalité. Avec une intelligence faible comme la nôtre dans les choses spirituelles et divines, qui ne peut sans cesse penser â Dieu, et qui, lorsqu’elle pense à lui, le considère tantôt à un point de vue, tantôt â un autre, n’est-ce pas une nécessité que le chrétien, â certains moments, voie Dieu comme son bien personnel (car il l’est véritablement), et l’aime alors d’un amour intéressé, plus à la portée du commun des fidèles ? Et quel mal peut-il y avoir là, si d’ailleurs, à un autre moment de sa vie, il tâche d’aimer Dieu d’un amour désintéressé et plus parfait, qui finalement comidétera tout, et rapportera tout l’homme à la gloire de Dieu, comme au dernier mot de toutes choses ? Et peut-on raisonnablement exiger davantage ?

Mais, disent les jansénistes, celui qui obéit à la loi de Dieu uniquement jiar le motif de la récompense, celui-là, par ime cimséquenee nécessaire, n’obéirait pas, s’il n’y avait pas de récompense, ce qui est immoral. — liéponsr. — La conséquence n’est nullement rigoureuse. « Il n’obéirait pas. " Qu’eu savez-vous ? Il lui arriverait peut-être d’obéir pour un autre motif, aidé de la grâce ; il lui arriverait peut-être aussi de ne pas obéir, mais, même en ce cas, vous ne pouvez pas lui imputer ce qu’il ferait dans d’autres circonstances qui ne se réaliseront jamais. Les mérites et les démérites conditionnels qui seraient et qui ne sont pas, n’ont aucune valeur réelle, et ne peuvent changer en rien la moralité de quelqu’un ; déjà saint Augustin le remarque contre les semi pélagiens. Si l’on disait : « Dans l’hypothèse impossible où Dieu ne récompenserait pas le bien, je voudrais faire le mal, > ce souhait positif du mal, cette disposition d’âme serait immoral.’; mais vous avez tort de la supposere : i celui qui agit en vue de la récompense, et dont la pensée ne va pas plus loin.. Quand par hasord cette (luestion se poserait devant lui : « Que voudrais-tu faire dans cette hypothèse impossible ? » il n’est nullement obligé d’y répondre ; il alj droit de négliger un cas chimérique et de passer simplement à une autre occupation d’esprit. Theologia Wirceburgensis, Paris, 1852, t. IV, n. 260, p. 221.

L’amour de soi, auquel le jansénisme faisait une guerre exagérée, peut donner lieu à l’égoïsme et à bien des abus : mais en soi, il est nécessaire et légitime. Si le renoncement et le désintéressement nous sont nécessaires, ce n’est pas que le moi soit essentiellement mauvais et haïssable, c’est pour combattre ces abus, pour enlever les obstacles, pour obtenir une plus intime union avec Dieu. Voir col. 624. — Sur la répro bation de tout amour-propre dans les écrits ascétiques et mystiques, voir Charité, t. ii, col. 2224.

Enfin, l’objection la plus subtile est celle de Durand, reprise par Jansénius : aimer Dieu d’un amour intéressé pour nous-mêmes, est indigne de lui ; c’est le transformer en pur moyen et faire de nous-mêmes notre lin dernière. La réponse à cette objection avait été déjà donnée par Cajetan. L’espérance, par le fait qu’elle désire Dieu, non comme un bien quelconque, mais comme l’unique béatitude et le dernier terme de nos aspirations, le désire comme fin et non comme moyen. Je ne me constitue pas moi-même comme la fin de Dieu : je veux pour moi une fin vers laquelle il m’a lui-même orienté, et qui n’est autre que lui-même. Possum concupiscere mihi finem ullimum ubsquc derogalionc illius finis : quæ inlcrvenirel, si ipse finis ordinaretur in me… ut in finem. Aliud est ergo concupiscere hoc mihi : et aliud concupiscere hoc propler me. Loc. cit., p. 129. Saint François de Sales développe admirablement cette réponse, citons-en quelques lignes : « C’est chose bien diverse de dire : j’aime Dieu pour moi, et dire : j’aime Dieu pour l’amour de moi. Car quand je dis : j’aime Dieu pour moi, c’est comme si je disais : j’aime avoir Dieu, j’aime que Dieu soit à moi, qu’il soit mon souverain bien, qui est une sainte affection de l’Épouse céleste… Mais dire : j’aime Dieu pour l’amour de moi-même, c’est comme qui dirait : l’amour que je me porte est la fin pour laquelle j’aime Dieu, en sorte que l’amour de Dieu soit dépendant, subalterne et inférieur à l’amour-propre que nous avons envers nous-mêmes, qui est une impiété non pareille. » Et plus bas : « Nous nous aimons ensemblement avec Dieu par cet amour (d’espérance), mais non pas nous préférant ou égalant à lui en cet amour… Quand nous aimons Dieu comme notre souverain bien, nous l’aimons pour une qualité par laquelle nous ne le rapportons pas à nous, mais nous à lui…, il ne dépend pas de nous, mais nous de lui… Il exerce envers nous son aflluence de bonté, et nous pratiquons notre indigence et disette ; de sorte que, aimer Dieu en titre de souverain bien, c’est l’aimer en titre honorable et respectueux, par lequel nous l’avouons être notre perfection, notre repos et notre (in, en la jouissance de laquelle consiste notre bonheur. » Traité de l’amour de Dieu, I. II, c. xvii. Œuvres, Annecy, 1894, t. iv, p. 143. Et tandis que nous ne mettons pas en nous, mais en lui, la qualité de souverain bien ; tandis que nous avouons notre indigence, i_’vide de notre cœur et sa perfection infinie qui vient le combler, d’autre part nous ne l’exploitons pas, comme l’homme exploite l’homme, car il ne perd rien, il ne peut rien perdre en se communiquant à nous, au contraire cette communication lui est glorieuse. La gloire de Dieu résulte donc de l’amour intéressé lui-même, quoiqu’elle n’entre pas comme motif dans cet amour.

Une solution encore plus profonde de cette difficulté, et qui marque la dernière étape dans l’apologie de l’espérance, c’est celle que, peu après saint François de Sales, donnait un disciple de Lessius. Coninck, S. J. Vous objectez que, dans l’amour intéressé, je me prends moi même comme fin dernière. Mais non… Qu’est-ce que la fin dernière, au sens propre du mot ? C’est un bien dont on conçoit les qualités suréminentes, auquel on attribue la suprême excellence, pour s’y complaire comme dans le souverain bien ; vers lequel, en conséquence, on dirige tous les autres biens, comme choses inférieures et subordonnées. Pour que l’objection eût quelque valeur, il faudrait donc que le point de départ de mon amour intéressé fût la considération de la suprême excellence de ma personne, de mes qualités suréminentes, pour arriver à me complaire en moi comme en une sorte de divinité, et partant à m’apprécier plus que tout, plus que Dieu lui-même. Mais cette monstruosité n’a pas lieu dans l’espérance chrétienne ; et pour couper l’objection dans sa racine, il suffit de montrer que nous pouvons nous aimer, que nous avons coutume de nous aimer sans aucune considération de notre excellence et de nos qualités personnelles, et donc, a fortiori, sans les concevoir comme suréminentes ; et voici la preuve : » Nous aimons les autres, dit Coninck, et nous nous aimons nous-mêmes, mais d’une manière bien différente. Jamais nous n’aimons réellement les autres, sans avoir saisi en eux quelque qualité aimable, vraie ou apparente, qui nous les fait juger dignes d’être aimés. » Entre tant de milliers d’hommes, qui, vus dans l’abstrait, ont tous avec nous un même rapport, il faut bien une raison suffisante de l’amitié, scit pure, soit intéressée, que nous contractons avec quelques-uns : cette raison, ce sont certaines qualités perçues qui, dans cette immense indétermination, fixent notre choix. Et suivant que nous les jugeons, par leurs qualités, plus ou moins dignes d’amour, nous les aimons plus ou moins, l’expérience en fait foi. Mais quand il s’agit de nous-mêmes, nous sommes naturellement enclins à nous aimer ; aussi n’est-il pas besoin de constater en nous une qualité qui nous rende aimables à nous-mêmes : en dehors de toute semblable constatation, une impétuosité naturelle nous porte à nous aimer et à nous vouloir toute espèce de biens, par cela seul que c’est notre bien. » De moralitate, natura, etc., actnum supernaturalium, dist. XIX, n. 6 sq., Anvers, 1623, p. 365. Est-ce à dire que cette u impétuosité " est absolument aveugle, qu’aucune bonté perçue en nous, aucune ratio boni, ne meut alors notre volonté ? Ce serait contre la nature de cette faculté, qui n’est mue que par un bien. Coninck veut dire seulement que pour s’aimer on n’a pas besoin de saisir en soi des qualités particulières, une excellence spéciale : il suffit de concevoir vaguement cette bonté générale, par laquelle tout être est bon à lui-même, de même que tout être est lui-même et non pas un autre ; par là tombe l’objection de Théophile Raynaud contre cette théorie. Opéra Lyon, 1652, t. iii, p. 425. Et cette bonté générale se trouvera dans les êtres les plus disgraciés de la nature, les plus criminels, dans les damnés qui ne cessent pas de s’aimer. — De ces principes Coninck tire les conséquences suivantes. Quand, par un amour désintéressé, je souhaite un bien à un ami, le motif de mon acte, c"est la bonne qualité, la perfection que j’ai constatée en lui et qui est le fondement de cette amitié ; la preuve, c’est que je ne fais pas le même souhait pour d’autres, quoique je sache que ce bien leur serait tout aussi utile qu’à cet ami, ou même davantage ; et de même, le motif de mon amour désintéressé pour Dieu, ce sont les perfections divines, ce qu’on appelle la bonté absolue de Dieu. Quand je me désire un bien à moi-même, il n’y a pas d’autre perfection contemplée et aimée que celle de ce bien : c’est donc elle qui donne à l’acte son motif spécifique, et qui en détermine la valeur morale, suivant que ce bien est d’une bonté réelle ou apparente, qu’il est permis ou défendu, qu’il est suprême ou qu’il ne l’est pas ; quand je veux pour moi-même Dieu, souverain bien, il n’y a pas d’autre perfection contemplée et aimée que celle de Dieu, et le motif unique qui spécifie l’acte, c’est la bonté relative de Dieu, par laquelle il est ma béatitude et ma fin. Ainsi, pour des raisons différentes, la perfection divine se trouve être l’unique et immédiat motif des deux amours, de celui d’espérance comme de celui de charité, les deux vertus sont vraiment théologales ; et dans les deux nous nous subordonnons à la perfection divine, et nous l’apprécions par-dessus tout, quoique plus parfaitement dans la charité. Sur l’appréciation souveraine de Dieu dans les deux vertus, voir col. 624. Cette appréciation souveraine du finis qui n’a pas à souffrir de ce que, dans l’amour d’espérance, ma propre personne est l’unique finis ciii, ou de ce que cette sorte d’amour m’est plus facile que l’autre, plus fréquent, plus intense : ces avantages de l’amour intéressé ne tiennent pas à une haute idée que je me fais de mon excellence, mais à l’union plus étroite que j’ai avec moi-même. Unicuiqnc ad seipsum est iinitos, qitee est poiior unione ad aliiim, dit saint Thomas. Sum. theol., II » 11^, q. xxv, a. 4.

A peine cette belle théorie de Coninck eut-elle paru, qu’elle fut approuvée par Lugo et Ripalda, qui tous deux prétendirent l’avoir déjà enseignée. Lugo, De pœnitenlia, dist. III, n. 38 sq., Venise, 1718, p. 18 ; Ripalda, De virtutibus, dist. XXIII, sect. viii. Opéra, Paris, 1873, t. viii, p. 113. Elle fut suivie par Haunold, loc. cit., p. 426 ; Pallavicini, etc.

Fin du XVIIe siècle : le quiétisme de Molinos et le semiquiétisme de Fénelon.

Nous avons vu le jansénisme rejeter absolument l’amour de convoitise pour Dieu, propre à l’espérance, et exiger de tous les fidèles dans tous leurs actes l’amour désintéressé de la charité. Le quiétisme ne va pas si loin : c’est seulement aux âmes plus parfaites qu’il impose un continuel exercice du pur amour, c’est seulement chez elles qu’il regarde tout amour intéressé comme hors de saison. De ces âmes, Molinos élimine la pratique de l’espérance théologale, tout simplement ; Fénelon veut la garder, mais en " l’épurant » , position plus compliquée, qui l’amène à fausser la notion même de l’espérance chrétienne, et à attaquer ainsi malgré lui cette vertu, dont il voulait respecter l’usage chez les parfaits.

Nous n’entrerons pas dans l’histoire du quiétisme, ni dans la réfutation de celles de ses erreurs qui ne touchent pas directement à l’espérance, comme l’annihilation des facultés et la non-résistance aux tentations de la chair, dans Molinos ; une certaine direction des âmes éprouvées, dans Fénelon ; la méthode de contemplation dans l’un et dans l’autre. Voir QUiÉTisME, Molinos, Fénelon.

1. Molinos et l’espérance.

De ses 68 propositions. condamnées par Innocent XI en 1C87, deux se rapportent directement à notre sujet :

L’âme (dans la voie in térieure) ne doit penser ni

à la récompense, ni à la

punition, ni au paradis, ni

à l’enfer, ni à la mort, ni à

l’éternité.

Celui qui a donné à Dieu

son libre arbitre ne doit

avoir souci de rien, ni de

l’enfer ni du paradis ; il ne

dcit pas désirer sa propre

perfection, ni les ^ ertus, ni

sa propre sainteté, ni son

propre salut, dont il doit

purifier l’espérance (ou per dre l’espérance » . trad. de

Fénelon, t. ii, p. 233).

7. Non débet anima co gitare nec de prfemio, nec

de punitione, nec de para diso, nec de inferno, nec de

morte, nec de seternitate.

Denzinger, n. 1227 ll094).

12. Qui suuni liberum ar bitrium Deo donavit, de

nulla re débet ciiram ha bere, nec de interno nec de

paradiso ; nec débet deside rium habere proprise perfe ctionis nec virtutum nec

propriae sanctitati s nec pro pri » salutis, cujus spem

purgare débet. Denzinger,

n. 1232.

La 7* proposition a été appréciée ainsi par les théologiens qualificateurs : maie sonans, scandalosa et hæresint sapiens. « Les docteurs mêmes de la mystique, dit le cardinal Gennari, conseillent la méditation des fins dernières, même à ceux qui sont favorisés de dons surnaturels et qui sont parvenus à la plus haute contemplation : et cela pour qu’ils ne soient pas tentés d’orgueil, ou exposés au danger de tomber. «  Et il cite le chapitre xv de l’autobiographie de sainte Thérèse. Del falso mislicismo, 2e édit., Rome. 1907, p. 25. La 12 « proposition a été qualifiée ainsi : Hæresim sapiens, damnata in eoncilio Viennensi inler errores Begiiardonim, errore 6°, el in conc. Tridenlino, sess. VI, can. 26 el 31… Sur la proposition analogue des Béguards, prop. G, condamnée au concile de Vienne, voir Béguards, t. ii, col. 532. Quant aux canons du concile de Trente, sur l’erreur analogue des protestants, nous en avons parlé, col. 607-608.

On trouvera les raisons de rejeter la doctrine de Molinos dans la critique que nous ferons de celle de Fénelon.

2. Fénelon et l’espérance.

Plusieurs de ses 23 propositions, condamnées par Innocent XII, en 1699, se rapportent directement à notre sujet : nous les donnons dans le texte original français, Œnorcs de Fénelon, édit. Leroux Gaumc, t. iii, p. 106, ou Œuvres de Bossuct, édit. Lâchât, t. xx, p. 474. Pour le texte latin, voir Denzinger, n. 1327 (1193). Si l’on veut retrouver les propositions dans le livre même d’où elles sont extraites avec leur contexte, voir Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, édition critique, par Albert Chérel, Paris, 1911 ; on trouvera, p. 87, 88, la liste des références.

1° proposition. Il y a un état habituel d’amour de Dieu, qui est une charité pure et sans aucun mélange du niotil de l’intérêt propre. Ni la crainte des cliâlinients, ni le désir des récompenses n’ont plus de part à cet amour… 2° prop. Dans l’état de la vie contemplative ou unitivc, on perd tout motif intéressé de crainte et d’espérance… 4^^ prop. Dans l’état de la sainte indifférence, l’âme n’a plus de désirs volontaires et délibérés pour son intérêt, excepté dans les occasions où clic ne coopère pas fidèlement à toute sa grâce (cꝟ. 5’prop.)… 6’prop. En cet état, on [ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éternelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts, mais on le veut, d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir do Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui… 11" prop. fin cet état (d’épreuve) une âme perd toute espérance pour son propre intérêt : mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfailequi est le désir désintéressé des promesses… 23* prop. Le pur amour fait lui seul toute la vie intérieure, et devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires.

La controverse de Fénelon avec Rossuct avait porté d’abord sur la direction des âmes contenipl : itiv es ou éprouvées, et les articles d’Issy, auxquels aboutit la première phase de la discussion, roulent presque uniquement là-dessus, voir ces articles, signés par les deux adversaires, dans les œuvres de Bossuet, t. XVIII, p. 362, ou de Fénelon, t. ii, p. 226. Mais bientôt, le nouvel archevêque de Cambrai s’eflorce de reléguer au second plan ces questions de voies extraordinaires el de direction ; il voudrait concentrer le débat sur la question dogmatique de la charité, dont Bossuet lui semble fausser la notion. Voir Éludes du 20 mai 1911, p. 484 sq. Au moment où son livre est déféré à Rome, il voudrait tout réduire à deux points, que nous appellerons ses deux thèses fondamentales : » Je ne veux que deux choses qui composent ma doctrine. La première, c’est que la charité est un amour de Dieu pour lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu’on trouve en lui. La seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c’est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fm, en sor’e que le juste de cet état exerce alors d’ordinaire l’espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l’exercice. » Lettres de M. l’archevêque de Cambrai à un de ses amis, lettre i’*', Œuvres, t. ii, p. 283.

Pour aider à l’interprétation exacte, soit de la pensée de Fénelon sur l’espérance, soit de celle de l’Église qui l’a condamné, nous examinerons les points suivants.

a) Qu’entendait Fénelon par le « pur amour » ?

Cette expression, que nous trouvons ci-dessus dans la 23" proposition, est expliquée dans la l" : « Une charité pure et sans aucun mélange de l’intérêt propre. 1’Mais le « pur amour » peut se considérer, soit comme un acte passager, soit comme un état habituel. Comme acte, c’est un amour de Dieu où l’on oublie momentanément son propre intérêt ; et nous avons montré par divers textes, de Pères et de scolastiques, qu’un tel amour est très admissible. C’est en ce premier sens que Fénelon appelle sa doctrine sur l’acte de charité comme « amour pur et sans intérêt propre… un sentiment qui est devenu le plus commun dans toutes les écoles, » t. i, p. 29. Comme état, le « pur amour » , c’est le règne de la charité dans les âmes plus parfaites, entendu sans mélange d’actes intéressés, du moins délibérés. C’est le sens qu’a le « pur amour » dans la 23<= proposition ; c’est la seconde thèse fondamentale de Fénelon.

b) En quel sens l’Église a-t-elle condamné le « pur amour y et les propositions que nous avons citées ?

Elle n’a pas condamné le pur amour comme acte, mais seulement comme état ; des deux thèses fondamentales de Fénelon, les condamnations ne se réfèrent pas à la première, mais à la seconde. Peu après la décision de Rome, de graves théologiens le notaient déjà. Massouhé, O. P., un des quahficateurs du Saint-OfTice qui avaient le plus sévèrement jugé le livre de Fénelon, admet d’ailleurs le pur amour comme acte : « Les actes, dit-il, ont bien moins d’étendue que les habitudes, et ils peuvent se porter à un objet particulier (auquel on ne pourrait se porter habituellement). Ainsi il arrive quelquefois qu’une âme, ou dans son oraison ou dans un transport d’amour, ne regardant et n’aimant que la bonté de Dieu en elle-même, ne songe en ce moment ni à son intérêt, ni à sa béatitude, ni à la possession du souverain bien comme possession propre et qui doit la rendre heureuse. » Traité de l’amour de Dieu, 1703, part. 11% c. xiii, Bruxelles, 1866, p. 296. Antoine Mayr, S. J. : « Quelqu’un a semblé dire que la première proposition (de Fénelon) aurait été condamnée parce qu’elle établissait un amour de pure charité sans aucun mélange du motif de l’intérêt propre, sans aucun retour sur l’intérêt de celui qui aime. Non ; jamais n’a été réprouvé l’acte de très pur amour envers Dieu, si familier aux âmes saintes ; ce qui a été condamné, c’est seulement qu’il y ait un étal habituel et permanent, dans lequel l’âme pieuse élimine tous les actes qui visent son bien propre et, par suite, tous les actes d’espérance. ( ; ela ressort de la teneur même de la proposition et du témoignage des consulteurs de la cause. « Theol. sclwl., t. i. De rarilate, a. 2, Ingolstadt, 1732, p. 210. Cf. Virgile Scdlmayr, O..S. B., Rejlexio critica (sur le livre d’Amort), Salzbourg, 1749, p. 1-8. Mais plus important encore est le témoignage de Benoit XIV. Il s’agissait d’une cause de béatification et de l’examen des écrits d’un saint personnage ; on y avait trouvé, dans toute leur force, les formules du pur amour. Benoit XIV, alors cardinal et consulté sur l’affaire, nous résume ainsi la décision finale de la S. C. : « Attendu que le point litigieux entre l’archevêque de Cambrai et l’évêque de Meaux, qui a’été décidé ici par le pape Innocent XII, ne concerne pas l’acte d’amour, mais l’état habituel d’amour, comme il résulte clairement des termes mêmes de la proposition. .. ; attendu que dans l’ouvrage que nous examinons, au contraire, il n’est pas question d’état habituel, mais seulement d’acte d’amour ; il a plu à la S. Congrégation de répondre que la doctrine du serviteur de Dieu n’a rien de commun avec la doctrine condamnée de l’archevêque de Cambrai ; d’autant plus que le serviteur de Dieu, si l’on se réfère à tout le contexte de ses écrits, exprime souvent son espérance et son grand désir de jouir de Dieu. » Benoît XIV, De beatif.et canonizalione, 1. ii, c. xxxi, n. 10, Opéra, Prato, 1839, t. ii, p. 291.

c) En quoi la condamnation des propositions ci-dessus nous instruit-elle sur l’espérance théologale ?

Des termes mêmes et des explications que nous venons de citer, il résulte que l’Église réprouve un état de perfection d’où serait volontairement et définitivement exclu tout acte d’espérance, comme la condamnation de Molinos l’avait déjà montré ; sous aucun prétexte les âmes devenues plus parfaites ne peuvent ensuite se dispenser du précepte de l’espérance donné à tous les chrétiens. — 2° « Espérance » et « motif intéressé » vont ensemble (prop. 2<=, 6 « ). Et quand Fénelon, en cela différent de Molinos, veut garder l’exercice même fréquent de l’espérance théologale et le concilier avec son état de pur amour, en disant que i( l’espérance parfaite est le désir désintéressé des promesses, » l’Église n’accepte pas une pareille notion de l’espérance (prop. 11") ; son jugement ruine pour jamais la conception d’une espérance désintéressée comme la charité elle-même, et éclaire la distinction des deux vertus.

d) Quelle idée se faisait Fénelon de la vertu d’espérance ?

Il a été amené à en changer plusieurs fois, parce que, voulant chez les parfaits deux choses inconciliables, l’état de pur amour et le plein exercice de l’espérance théologale, il a successivement essayé quatre systèmes de conciliation, dont la réfutation jette un grand jour sur la nature et la nécessité de l’espérance, c’est pourquoi nous la donnons ici, d’autant plus qu’on ne la trouverait pas ailleurs.

1er système de conciliation entre l’espérance et le désintéressement des parfaits : deux espérances surnaturelles, l’une intéressée, l’autre désintéressée. Cette première idée de Fénelon est consignée dans un opuscule de lui, conservé à Saint-Sulpice et jusqu’à présent inédit. C’est une Explication des articles d’Issij, qui est comme une première esquisse du livre des Maximes des saints. A propos du l" article d’Issy, il dit : « J’avoue qu’on a de la peine à accorder J’espèrance avec le pur amour, si on n’a point d’autres idées de l’espérance que celle qui nous est donnée par saint Thomas, et après lui par la plupart des scolastiques. Ils veulent que l’espérance soit un désir d’obtenir pour soi, de la bonté de Dieu, uu bien difficile et douteux à acquérir. Comme ils disent qu’espérer, c’est désirer pour soi, ils attachent l’espérance à l’amour intéressé qu’ils appellent amour de concupiscence, et ils l’excluent du parfait amour, qui est le désintéressé, et auquel ils donnent le nom de charité ou d’amour d’amitié… J’aimerais mieux changer la définition de l’espérance, que saint Thomas n’a peut-être fondée que sur les idées philosophiques d’Aristote. Ne peut-on pas supposer qu’il y a deux espérances comme deux amours, et que l’espérance intéressée répondant à l’amour de concupiscence, l’espérance désintéressée répond à l’amour d’amitié. On pourrait même définir l’espérance désintéressée un désir des biens éternles en tant que difiîciles et douteux à acquérir, mais un désir excité par le seul bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire… Par là, on peut concilier, ce me semble, la charité pure avec l’espérance. Je puis attendre et désirer le royaume de Dieu, c’est-à-dire l’espérer, avec autant de désintéressement pour moi que pour un autre. Je le désire en moi, mais non pas pour moi. » Passage cité par M. l’abbé Paquier, Qu’est-ce que le quiélisme ? Paris, 1910, p. 101.

Inconvénients du 1er système.
a) Il attaque saint Thomas et les scolastiques. —
b) Il établit deux espérances théologales, l’une intéressée, l’autre désintéressée. Elles doivent différer spécifiquement, puisque d’après l’École, et plus encore d’après Fénelon, le motif désintéressé change la valeur morale de l’acte et élève son rang dans la hiérarchie des vertus. IVIais comment ce dualisme pourra-t-il s’accorder avec rficriture et la tradition, qui n’ont jamais reconnu qu’une seule espérance surnaturelle, et trois vertus théologales seulement ? —
c) La seconde espérance, la désintéressée, est inutile, puisque son acte est déjà produit par la vertu de charité. La charité, en effet, l)eut non seulement aimer Dieu, mais aussi le désirer.’oir col. 627. Désirer Dieu à cause de « son seul lion plaisir et pour sa pure gloire » , c’est le motif même de la charité. On ne peut donc comprendre que Dieu ait inutilement donné à l’homme deux vertus infuses, espérance et charité, pour faire l’ouvrage d’une seule, acc le même motif. —
d) De même que Dieu demande de tous les chrétiens, quel que soit leur développement intellectuel et leur science, la même espèce de foi, la foi simple des enfants, de même il fallait qu’il ordonnât à tous, quel quc fût leur état de piété et de perfection, la même espérance, l’espérance naïve des multitudes, qui surnaturalisc la tendance à notre bonheur. Ainsi le précepte est le même pour tous ; ainsi il n’y a pas « leux castes, les brahmes de l’intelligence ou de la I)iétc, et les parias ; mais un peuple de frères, où tous communient aux mêmes vertus surnaturelles, comme aux mêmes sacrements. Kt quand on considère le danger et les ravages de l’orgueil, on voit qu’il fallait cette égalité devant la loi de foi, d’espérance et d’amour, pour retenir les intellectuels et les mystiques dans une salutaire humilité.

2°système. — L’espérance théologale reste simplement intéressée, mais comme elle est renfermée émincmment dans l’acte de charité, celui-ci peut satisfaire, chezies parfaits. non seulement au précepte de la charité, mais en même temps au précepte de l’espérance. — Ce système est seulement insinué en passant, flans le document déjà cité, par Fénelon qui sentait lui-même les inconvénients du premier : - Il n’est pas question de disputer des mots, et je laisse volontiers ri’xole décider sur les termes. Mais enfin, ce désir (désintéressé) est ou une espérance formelle on quelque chose de plus parfait qui la renferme éminemment, et qui satisfait encore plus parfaitement au précepte que l’espérance intéressée. » Lac. cit., p. 104. Ce « quelque chose de plus parfait » que l’espérance formelle ne peut être que l’acte de charité, et de fait, plusieurs théologiens semblent dire parfois, comme Fénelon, que cet acte « renferme éminemment » celui d’espérance, c’est-à-dire qu’il en a toute la perfection sous une forme supérieure. Pourquoi donc ne pourrait-il pas se substituer à l’acte qu’il renferme éminemment, et par cette substitution accomplir très suffisamment le précepte de l’espérance’.' La charité n’est-elle pas la reine des vertus ?

Inconvénients du 2° système.
a) De ce que la charité est plus parfaite, il ne s’ensuit pas qu’elle puisse remplacer l’espérance, qui atteint la fin dernière à un autre point de vue, en tant qu’elle est notre bonheur. Notre orientation vers la fin dernière doit être complète, et aux deux points de vue différents, suivant cette formule de Trente : « Les justes…, avec ce motif principal que Dieu soit glorifié regardent aussi la récompense éternelle. » Sess. vi, c. 11, Denzinger, n. 804 (687). D’ailleurs l’espérance, parce qu’intéressée, nous est utile et nécessaire, et la charité toute seule ne peut répondre à cette nécessité ; quelle que soit sa perfection, elle ne renfoi-me donc pas en elle tout ce qu’il y a de bon et d’utile dans l’espérance. Et cette nécessité de l’amour intéressé s’étend même aux plus parfaits. Ne nous exagérons pas la perfection de cette vie : c’est une perfection enfantine, en comparaison de la vie future, qui sera pour nous la perfection virile et complète ; cette antithèse de’l’enfant et de l’homme nous est donnée par saint Paul. I Cor., xiii, 11. Les plus grands saints, ici-bas, commettent des fautes vénielles, c’est un dogme de notre foi ; à lire leurs vies, ils ont parfois des « sécheresses » où le motif de la gloire de Dieu parle faiblement à leur cœur, des tentations violentes et prolongées, où il leur faut, pour ne pas succomber aux choses de la terre, faire appel au motif intéressé de l’autre vie : au milieu du silence ou du murmure affaibli du pur amour, voila une voix vibrante, un secours nouveau, approprié à l’e.xtrême péril ; car il faut alors quelque chose qui nous prenne par les entrailles, par cet amour de nous-mêmes, si fortement enraciné en nous et que Dieu n’a pas dédaigné d’élever à l’ordre surnaturel par la vertu infuse d’espérance. Actes d’espérance, actes même de crainte, le concile de Trente, avec saint Paul, les demande aux âmes plus parfaites. Sess. vi, c. 13, Denzinger, n. 806 (089). On voit pourquoi Dieu a rendu général le précepte de l’espérance. —
b) La charité est la reine des vertus, mais la gloire d’une reine n’est pas de vivre solitaire, ni de régner dans le désert ; une reine demande un cortège et Dieu a donné à la charité, pour l’accompagner, les autres vertus théologales et morales ; à la charité de les diriger vers sa fin suprême, mais sans leur enlever toute individualité et toute autonomie. Si la charité devait agir seule dans l’état des plus parfaits, pourquoi ces autres vertus surnaturelles, infuses au baptême, que Dieu a destinées surtout à ces âmes plus saintes, et qu’il conserve et augmente en elles’? Xobilissimus omnium virtutum comitatus, quiv in animam cum yratia divinitus in~ funduntur. Catéchisme du concile de Trente, part. II, c. II. —
c) Enfin, Fénelon ne pouvait s’arrêter à une solution aussi radicale, puisqu’il avait signé le premier article d’Issy : « Tout chrétien, en tout état, quoi<|uc non en tout moment, est obligé de conserver l’exercice de la foi, de l’espérance et de la charité, et d’en produire des actes comme de trois vertus distinguées (distinctes). Œuvres, t. ii, p. 226. Aussi dut-il chercher quelque autre système ; les deux précédents, nous en avons la preuve, ont passé dans son esprit, mais il n’a pas osé les lancer dans le iniblic.

3° système. — La charité, chez les âmes plus parfaites commande l’acte d’espérance, et, par là même, le rend désintéressé, d’intéressé qu’il était en soi. — Ce système, plus modéré, au lieu d’attatiuer saint Thomas « t l’École, reconnaît avec eux que l’espérance est par elle-même intéressée et cherche à utiliser la théorie scolastique de Vimperium carilatis, comme aussi t s’autoriser du 13 « article d’Issy, où il était dit : « Dans la vie et dans l’oraison la plus parfaite, tous ces actes (des différentes vertus) sont unis dans la seule charité, en tant qu’elle anime toutes les vertus, et en commande l’exercice, selon ce que dit saint Paul. La charité soufïre tout, elle croit tout, elle espère tout, elle soutient tout. I Cor., xiii, 7. » Cet article avait été ajouté au projet primitif sur la demande de Fénelon. Œuvres, t. ii, p. 226. Fénelon arbore ce système dans ses deux Lettres à un de ses amis, manifestes lancés au moment où son livre est déféré à Rome. Nous avons cité la première, voir col. 663. Dans la seconde, il donne comme point essentiel de sa doctrine « l’état habituel où toutes les vertus sont désintéressées, étant unies dans la seule charité qui les anime et les commande, » t. II, p. 285. Ce système est également introduit comme explication et correctif dans la seconde édition du livre des Maximes, préparée par Fénelon, mais restée inédite, et que vient de publier M. Chérel, Paris, 1911, p. 33, 126, 306.

Inconvénients du 3° système.
a) Comment l’acte d’espérance, qu’on reconnaît comme intéressé en soi, peut-il perdre cette propriété essentielle par le simple fait accidentel qu’un acte de charité l’a précédé et commandé ? De même que la charité ne perd pas son désintéressement essentiel, du seul fait qu’elle est commandée par l’espérance, par exemple, si un chrétien à l’article de la mort, sans prêtre, se commande à lui-même, par un désir intéressé de son salut, un acte de charité parfaite comme moyen de se réconcilier avec Dieu et se sauver, de même l’espérance ne perd pas de son caractère intéressé, du fait qu’elle est précédée et commandée par un acte de pur amour ; chacun des deux actes, gardant son motif djstinct, garde sa physionomie propre, d’autant plus qu’ils se complètent et ne se détruisent pas. —
b) Si vous supposez que, sous l’influence de la charité, l’acte devient désintéressé, ce n’est plus un acte d’espérance » comme vertu distincte » , et le l' article d’Issy n’est plus observé. Ce qui a trompé Fénelon, c’est que la charité avec son motif peut intervenir de deux façons très différentes dans le domaine d’une autre vertu, au témoignage de l’expérience. Dans le premier cas, elle ne conserve de l’autre vertu que l’objet matériel, et substitue son motif au motif propre de cette autre vertu : ainsi on peut payer ses dettes, non pour le motif propre de la justice auquel on ne pense même pas, mais uniquement pour faire plaisir à Dieu (motif de la charité) ; on peut désirer le ciel non pour le motif intéressé de l’espérance, mais uniquement pour ne plus ofïenser Dieu et lui rendre là-haut une plus grande gloire. Alors il ne reste plus qu’un acte de charité, car l’autre vertu ne peut réellement agir où n’intervient pas son motif spécifique et son motif ne peut intervenir où il n’est pas perçu : un motif ne peut nous mouvoir qu’à travers la connaissance que nous en avons. Dans le second cas, qui est Vimperium caritatis tel que le considèrent les scolastiques, il y a deux actes successifs et distincts, le premier de charité (actus imperans), le second d’espérance (actus imperatus), chacun avec son motif propre, donc le premier désintéressé, le second intéressé. On peut dire, il est vrai, dans les deux cas, que « la charité spécifie » l’acte de désirer, d’espérer ; dans le premier cas, c’estclair, iln’yaqu’un motif, qui est celui de la charité, et qui rend l’acte désintéressé ; dans le second cas, on peut dire encore que I la charité spécifie > en ce sens que l’acte d’espérance lui-même, outre son motif essentiel, est dirigé vers la gloire de Dieu par l’acte de charité qui le commande. C’est pour lui une nouvelle fin surajoutée, une fin extrinsèque, élément qui en morale contribue à la spécification de l’acte, tellement qu’un acte bon peut devenir mauvais par une fin surajoutée, ou, au contraire, acquérir une nouvelle et spéciale bonté. Il y a alors deux fins subordonnées, deux formes subordonnées si l’on compare les fins à des formes ; d’où l’on peut dire, avec saint Thomas, que l’acte est formellement un acte de charité, que la charité est la forme de toutes les vertus auxquelles elle donne la dernière fin. Sum. theoL, I^ IP-, q. xiii, a. 1 ; II’IP’, q. xxiii, a. 8. D’autre part, cette fin surajoutée à l’acte par la charité, n’est relativement à lui qu’une fin extrinsèque et accidentelle (finis ope rantis), sur laquelle la fin intrinsèque, le motif essentiel de l’acte, doit prévaloir comme spécification ; aussi l’acte reste-t-il avant tout un acte d’espérance, un acte intéressé ; commandé par la charité, il n’est pas transformé par elle en acte désintéressé, il n’est pas épuré » par elle ; Fénelon s’efforce en vain de conclure cela de ces textes, sous prétexte que, d’après saint Thomas, la charité donne à l’acte qu’elle commande, sa forme, son espèce, t. ii, p. 349. Mais la question est très complexe ; il n’est donc pas étonnant que Fénelon, confondant deux cas psychologiques qui ont une certaine analogie, ait pris du premier, le désintéressement absolu de l’acte, et du second, la conservation de l’acte d’espérance comme vertu distincte avec son motif propre, et qu’il ait voulu réunir en un seul et même cas deux propriétés qu’un acte ne peut posséder à la fois. En réalité, c’est dans le premier cas que Fénelon se place pratiquement, il ne laisse donc plus à l’acte le motif propre et intéressé de l’espérance. Mais il prétend le lui laisser, sous prétexte que c’est notre salut, notre bien que nous voulons alors, pour la seule gloire de Dieu. Ce sont, dit-il, « des actes de vraie espérance… Ils ont l’objet formel, qui est le bonum mihi : par là ils ont un motif qu’on peut en un sens nommer intéressé… C’est un vrai motif, et c’est dans un sens un motif d’intérêt propre, et même du plus grand de tous les intérêts, » t. II, p. 258. Il ne voit pas que notre salut, notre béatitude, n’est pas un motif, mais un objet matériel que nous pouvons désirer pour des motifs bien différents, et que lui-même ne désire plus que pour le motif désintéressé de la charité. L’évêque de Chartres lui en fait très bien la remarque : « Quoique le bonum mihi demeure comme objet, il n’y demeure pas comme motif, c’est-à-dire raison qui meut ; parce que, comme il est dit après, p. 45 (du livre des Maximes), on le veut par pure conformité à la volonté de Dieu, c’est-à-dire que la conformité à sa volonté est la seule raison qui meuve : « Je ne le veux pas par ce motif précis qu’il « est mon bien ; mais je le veux par pure conformité à la volonté de Dieu. » Loc. cit., p. 268. Voir Éludes du 20 juin 1911, p. 745-753.

4° système, dernière évolution des idées de Fénelon sur l’espérance : l’espérance intéressée, apanage du commun des fidèles, se compose en réalité d’un mélange de surnaturel et de naturel ; le naturel, c’est la tendance à « l’intérêt propre » ; purifiez l’espérance surnaturelle de cet élément étranger, vous l’aurez telle qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire absolument désintéressée, ainsi chez les parfaits. On voit que cette nouvelle conception est opposée à la précédente, qui reconnaissait l’espérance surnaturelle comme intéressée en soi, avec l’École.

Une première ébauche du système, empruntée à une phrase de saint Bernard, donne à cet élément naturel le nom de cupidité soumise. « N’est il pas vrai, dit Fénelon, qu’on n’a jamais eu d’autre idée de l’intérêt propre, que celle d’une cupidité ou amour particulier de nous-mêmes, par lequel nous nous désirons le bien autrement qu’à notre prochain, en sorte que cet amour ne vient point du pur zèle pour la gloire de Dieu, mais qu’il est tout au plus soumis à l’ordre ? C’est ce que saint Bernard nomme cupidité soumise, ciipiditas qiiie a snpervenienle carilale ordinatur. «  Vingt questions proposées à M. de Mcaiix, n. 3, t. ii, p. 275 ; cf. n. 15-19. Cette « cupidité soumise » fournit aussi des corrections et additions à la seconde édition du livre des Maximes. Voir Chérel, op. cit., p. 35.

Mais bientôt, le système reçoit son plein développement dans l’Instruction pastorale de l’archevêque de Cambrai sur le livre intitulé : Explication des maximes des saints. Aussi, Bossuet l’appelle-t-il « le nouveau système de l’Instruction pastorale. » Le mot de « cupidité soumise » y est remplacé par l’expression plus claire d’« amour naturel de soi » . On entend par là un acte « délibéré » , tendant à 1’« intérêt propre , imparfait, quoique « innocent » et licite, « affection mercenaire > et « espérance naturelle » , mélangée aux actes surnaturels d’espérance, sans les altérer en eux-mêmes, mais non sans diminuer la perfection de la volonté. " Cet amour naturel dont je parle, est bon quand il est réglé par la droite raison et conforme à l’ordre. Il est néanmoins une imperfection dans les chrétiens, quoiqu’il soit réglé par l’ordre, ou pour mieux dire, c’est une moindre perfection, parce qu’elle demeure dans l’ordre naturel et inférieur au surnaturel. > Inslr. pastorale, n. 3, t. ii, p. 289. « Cette affection mercenaire, sans entrer ni influer positivement dans ces actes surnaturels, diminue la perfection de la volonté, " n. G. « Les justes mercenaires, dont parlent les Pères, ont deux espérances : la surnaturelle, sans laquelle ils ne seraient pas justes ; et la naturelle, qui les rend encore mercenaires, lorsqu’elle agit fréquemment en eux, au lieu qu’elle n’agit plus d’ordinaire dans les justes parfaits, que les Pères nomment les enfants, » n. 30, p. 304. Fénelon pensait ainsi tout concilier : d’une part, laisser au commun des fidèles le motif intéressé, puisqu’il est légitime et nécessaire pour les soutenir ; de l’autre, éliminer de chez les parfaits la tendance intéressée, élimination plus acceptable dès lors qu’il s’agit d’un acte libre, sur lequel la volonté a prise, et d’un acte naturel qui ne tombe pas sous le précepte divin de l’espérance surnaturelle.

Inconvénients du 4° système.
a) Par le fait qu’il enlève à l’espérance surnaturelle toute recherche de l’intérêt propre, même réglée et légitime, il attaque la notion commune de l’espérance théologale, telle que l’ont donnée saint Anselme, saint Bernard, saint Thomas, saint François de Sales et les théologiens, comme le montre, au long, Bossuet dans sa Préface sur l’instruction pastorale donnée à Cambrai, Œuvres, t. XIX. —
b) Par ce nouveau système, Fénelon se prive d’une explication et d’une atténuation qui lui avait souvent servi de réponse aux critiques. Je ne dispense pas les parfaits, disait-il, de tout acte d’espérance intéressée, je parle d’un état de pur amour qui soit « habituel, mais non variable » , qui admette des exceptions au désintéressement absolu, surtout dans certaines tentations où il est bon de recourir au motif intéressé de l’espérance et de la crainte. Fort bien, mais maintenant que l’acte intéressé est devenu purement naturel, qu’il n’accomplit pas le précepte de l’espérance et reste en dehors de tout mérite, pourquoi les parfaits s’y croiraient ils obligés, pourquoi ne chcrchcraicnt-ils pas à l’éliminer absolument, et à se fixer dans un état invariable de pur amour ?
c) Ce quatrième système ressemble au premier en ce qu’il admet deux espérances. Voir col. 665..Mais s’il évite certains inconvénients du premier, c’est pour tomber dans un pire, dans un rigorisme d’autant plus fâcheux qu’il atteint non seulement les parfaits, mais encore tous les fidèles. Tandis que le premier système admettait deux espérances surnaturelles et conduisant au salut, l’une désintéressée à l’usage des parfaits, l’autre intéressée à l’usage du commun des fidèles, qui pouvaient ainsi plus facilement accomplir le précepte divin et produire l’acte surnaturel d’espérance, nécessaire à la justification et au salut, le quatrième relègue l’espérance intéressée parmi les actes purement naturels, qui ne peuvent servir ni de mérite pour le juste, ni de disposition à la justification pour le pécheur. Il faudra donc que tous les pécheurs, au tribunal de la pénitence, quand ils voudront joindre à l’atlrition cette spes venise que demande le concile de Trente, passent par une espérance désintéressée qui leur est bien plus difficile et qui leur enlève ainsi le bénéfice de l’attrition. Voir Attritiox. Quant aux justes ordinaires, qui espèrent la béatitude dans leur propre intérêt et non pour la gloire de Dieu, comme il arrive parmi les chrétiens, ils n’auront, par un tel acte, aucun mérite pour le ciel. C’est restreindre beaucoup la possibilité du mérite et même du salut, pour le commun des fidèles. Un théologien a-t-il le droit de faire de telles restrictions en vertu de sa propre autorité ?

Ici, Fénelon tâche de renforcer son autorité par celle des Pères. Ce n’est pas qu’il puisse trouver expressément chez l’un d’eux son » amour naturel » ; mais il tâche de montrer qu’ils ont dû avoir cette idée. Le point de départ de son raisonnement, c’est la doctrine des grands docteurs cappadociens, suivie par d’autres Pères, il sur les esclaves, les mercenaires et les fils > Voir col. 649. Fénelon cherche à prouver que ces Pères ont voulu, comme lui, éliminer de la catégorie la plus parfaite (les « fils » ) cet « amour naturel » dont, par suite, ils admettent ailleurs l’existence. Et la preuve, c’est qu’ils n’ont pu vouloir éliminer autre chose. Citons un ou deux exemples de ce raisonnement vingt fois répété : ce qui est exclu par les Pères « comme une imperfection, ne peut venir de la grâce et du Saint-Esprit : donc il est naturel. » Inslruct. pastorcdc, n. 41, t. II. p. 313. C’est supposer faussement qu’il ne peut y avoir d’acte surnaturel imparfait, que la g race mpeut rien faire d’imparfait ; ce que Bossuet réfute ainsi : ’Si ce qui vient de la grâce n’a rien d’imparfait, donc la crainte de la peine n’est pas imparfaite, ou la grâce ne la fait pas. Si l’atlacliement qu’on exclut à litre d’imperfection n’est pas du Saint-Esprit, donc cette crainte, que l’on bannit quand on est parfait, I Joa., IV, 18, ne vient pas de son impulsion, contre la définition expresse du concile de Trente (voir col. 608) ; donc la grâce ne fait pas les commencements à cause qu’ils sont imparfaits, et il n’est plus de la foi qu’elle fait tout jusqu’à la première pensée… ; donc, tout ce qui se dissipe comme imparfait dans la perfection de la vie future, I Cor., xiii, 10, n’est pas de Dieu (surnaturellement) : la foi n’en est pas, non plus que l’espérance. On oublie jusqu’aux premiers principes de la théologie. » Préface sur /’(/ix/n/clion pastorale, n. 74, t. xix, p. 239. — Fénelon disait encore : En quoi consiste cette affection imparfaite et retranchée (par les Pères) ? Encore une fois, ce ne peut être l’espérance surnaturelle… Ce ne peut point aussi être la fréquence des actes d’espérance ; car le fréquent exercice d’une vertu théologale ne peut jamais être une imperfection… Ce qui est retranché ne peut donc être qu’un désir naturel, humain et délibéré de la béatitude, qu’une affection mercenaire ou intéressée, qui loin d’entrer dans l’acte d’espérance surnaturelle, et de lui être essentielle, ne fait au contraire qu’en diminuer la perfection dans une âme. » Iiislr. pastor., n. 23, t. ii, p. 301. Bossuet répond : « Le jréqiient exercice d’une vertu théologale, <[ui, de sa nature, est imparfaite, peut bien être une imperfection, en ce qu’elle occupe la place de la plus parfaite vertu, qui est la charité… Nous pourrions dire sans crainte que c’est une perfection d’exercer plutôt et plus souvent la charité que l’espérance, et que c’est une imperfection d’exercer plutôt et plus souvent l’espérance seule que la charité. » Loc. cit., n. 84, p. 248. Et c’est bien ainsi, par la prédominance de tel ou tel acte surnaturel dans la vie, que les Pères ont dû distinguer les « mercenaires » des « vrais fils » . Voir col. 650. La vertu infuse d’espérance étant plus imparfaite, on peut sans faire injure aux dons de Dieu restreindre son activité pour laisser dominer la charité, en attendant qu’au ciel la première disparaisse tout à fait devant la seconde. Ainsi, à l’image de la vie naturelle, la vie surnaturelle a son développement et sa variété dans les divers sujets, et une fonction d’ordre inférieur est relativement sacrifice parfois à une fonction d’ordre supérieur. — Fénelon objectera que la charité est une amitié avec Dieu, et que, d’après saint Thomas, l’amitié augmente plutôt l’espérance, de amicis maxime speramus. Sum. tlieot., 11^ II^’, q. xvir, a. 8 ; cf. Instruct. pastor., n. 3, p. 288. Mais saint Thomas ne peut vouloir dire que l’amitié, essentiellement désintéressée d’après lui (voir col. 623), multiplie entre amis les actes intéressés, parmi lesquels il range l’espérance dans cet article même que l’on objecte. Il veut dire seulement que, lorsqu’il nous arrive d’espérer d’un ami un service utile pour nous, nous l’espérons avec une bien plus grande confiance de lui que d’un autre, un ami ne refusant rien à son ami. C’est en ce sens que notre amitié envers Dieu, au dire du saint docteur, rend notre espérance en lui plus parfaite ; ce n’est pas qu’elle en rende nécessairement les actes plus fréquents.

Par cette analyse, on voit aussi que Fénelon, du moins sur la question de l’espérance, n’a pu arriver, malgré ses recherches théologiques en tout sens et son génie si fertile et si souple, à justifier son livre, ce qui est pour la condamnation romaine une éclatante justification.

XVIII siècle.

Si cette controverse célèbre, grâce au jugement qui l’a suivie, a mis en lumière, entre autres choses, la nature et la nécessité de l’espérance, elle a donné occasion, chez certains théologiens et pour un temps, à une réaction exagérée contre le quiétisme, ce qui les a amenés à sacrifier la charité à l’espérance, l’amour désintéressé à l’amour intéressé, conformément d’ailleurs à certaines idées philosophiques en vogue au xviiis siècle. Quelques-uns ont pris à tort la condamnation de Fénelon comme si elle impliquait la canonisation des idées de Bossuet sur la tendance perpétuelle au bonheur, et sur la recherche de son propre intérêt, fournissant à tout acte de charité un motif secondaire. Ainsi, en Allemagne, Eusèbe Amort conclut avec Bossuet : In omni vero actu caritatis includitur etiam amor concupiscentiæ. Dans Theologia eclectica, tr. De caritate, q. ii ; et dans Idea divini amoris, Batisbonne, 1739, p. 5. En France, le P. de Caussade, S. J., se croit obligé, par le goût du temps, à partir de la « doctrine de M. de Meaux » , et pour défendre l’amour désintéressé, passe par le système de Bossuet sur l’acte de charité. Instructions spirituelles en forme de dialogue sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. de Meaux, Perpignan, 1741, p. 133-138. Cf. Brémond, Apologie pour Fénelon, p. 437-441, 450, 451.

D’autres vont plus loin que Bossuet, et réduisent simplement la charité à cet amour de convoitise qui caractérise l’espérance ; c’est détruire la distinction que nous avons mise avec saint Thomas entre les deux vertus, col. 624 sq. Ainsi, en Belgique, Henri de Saint-Ignace, dans un livre d’ailleurs mis à l’index : « Certainsmystiques, dit-il, et avec eux les quiétistesetbcaucoup de scolastiques, appellent amour d’espérance, l’amour de Dieu, considéré comme notre souverain bien, amour moins parfait (pensent-ils) que l’amour de Dieu, considéré en lui-même comme souverainement bon et parfait, et seul ce second amour est appelé par eux amour de charité. Ils mettent donc la perfection de l’amour en ce que Dieu soit aimé comme parfait en soi, sans retour sur nous-mêmes. Mais l’amour de Dieu comme notre bien, est un vrai amour de charité… Et il faut l’admettre, si l’on veut détruire radicalement le quiétisme et le semi-quiétisme. » Ethica amoris, Liège, 1709, t. ii, p. 216. Dans ce qui suit, il attaque saint François de Sales.

En Italie, Bolgeni, S. J., après la suppression de son ordre, reprend la même idée, sous l’influence de préoccupations anti-jansénistes ; il attaque la possibilité d’un acte désintéressé dans l’homme, et fait de la charité « un amour de concupiscence » . Delta carità, Rome, 1788, t. i, p. 3. Voir Charité, t. ii, col. 2220. En France, au même temps, le P. Grou, ancien jésuite, signale des interprétations exagérées de la condamnation de Fénelon. « Comme ce sujet, le plus relevé de toute la vie intérieure, a fait beaucoup de bruit vers le commencement de ce siècle, et que d’une condamnation très juste, beaucoup de gens ont pris occasion de se prévenir contre des choses entendues de peu de personnes, j’ai cru devoir m’en expliquer en peu de mots. » Maximes spirituelles, 23<^ maxime, Paris, 1789, p. 382. Cf. Études du 20 mai 1911, p. 489492.

Il serait curieux, d’autre part, de suivre le quiétisme se survivant au xviiiie siècle, dans des milieux qui échappent plus ou moins à l’influence de l’Église. M. Jules Lemaître le signale dans M"* de Warens et dans J.-J. Rousseau. Fénelon, 9 « conférence, 121e édit., p. 270. On le retrouverait alors dans certaines sectes méthodistes, où les livres de M"^ Guyon sont encore en honneur aujourd’hui.

XIXe siècle ; attaques du rationalisme et du kantisme contre l’espérance chrétienne et son caractère intéressé.

A la suite de Port-Royal et surtout de Kant, le rationalisme moderne a d’ordinaire proclamé, en morale, un désintéressement exagéré ; en France, ces idées ont été vulgarisées par l’enseignement universitaire. Un exemple : « La loi morale, dit Paul Janet, a ce caractère de demander à être accomplie par respect pour elle-même, et c’est là ce que l’on appelle le devoir. Toute autre raison d’accomphr la loi, hors celle-là, est une manière de violer la loi… On dira que sans récompenses et peines, la loi sera inefficace. Je réponds : elle sera ce qu’elle sera : mais si, pour la rendre efficace, vous en détruisez l’essence, vous la rendez bien plus inefficace car vous la rendez nulle. » Éléments de morale, rédigés conformément aux programmes officiels de 1882, Paris, 1882, p. 147. Depuis lors nous avons fait du chemin, l’impératif catégorique de Kant ne satisfait plus les esprits, on en est à chercher une morale pour les écoles, et on la cherchera longtemps. Mais l’objection reste : la morale chrétienne a pour but le plaisir et l’intérêt ; c’est une forme raffinée de l’épicurisme, c’est une morale d’usurier, c’est un marché avec Dieu, où l’on échange les actes de vertu contre bonne récompense. Dans cette objection, il y a, d’abord, ignorance de ce qu’enseigne réellement la doctrine catholique, ensuite, ignorance de la nature humaine.

1. On prête à la doctrine catholique ce qu’elle ne dit pas. —

a) La doctrine catholique ne soutient pas la morale du plaisir.

Au contraire, elle proclame l’immoralité d’un homme qui ferait du plaisir en général l’unique fin de son existence, lors même que parmi les plaisirs il choisirait le plus pur, celui qui naît de la possession de Dieu, d’autant plus que ce serait faire de Dieu un pur moyen. « L’âme qui n’aimerait Dieu que pour l’amour d’elle-même, élablissani la fin de l’amour qu’elle porte à Dieu en sa propre commodité, hélas ! elle commettrait un extrême sacrilège. » S. François de Sales, loc. cit. Si le bonheur (béatitude) est par les théologiens souvent appelé fin dernière, cela ne fait pas que le plaisir soit la fin dernière de l’homme, car le plaisir n’est pas toute la béatitude, ni son élément principal. La béatitude, que désire l’espérance chrétienne, se compose indivisiblement de Dieu lui-même ( « béatitude objective » ), et de la possession de Dieu ( « béatitude formelle » ) ou subjective. Et cette béatitude subjective elle-même ne peut se réduire au plaisir ; c’est avant tout le suprême développement de l’homme dans sa nature spirituelle, par la vision intuitive de Dieu, par la perfection de l’amour de Dieu, par l’heureuse impuissance de pécher désormais ; c’est, par manière de complément secondaire, le plaisir qui résulte de cet état et de ces opérations si parfaites ; car tout plaisir n’est pas mauvais ; d’un objet honnête résulte’in plaisir honnête. Alais le plaisir, même honnête, ii est pas ce que l’espérance chrétienne désiro., ar-dessus tout : de même que dans l’ordre naturel des choses le plaisir n’est qu’une conséquence de la perfection de l’action et de la perfection de l’agent, de même, dans notre désir de la l)éatitude formelle, nous désirons principalement la perfection surnaturelle de notre être et de ses opérations, et par voie de conséquence le plaisir qui en suivra. Nous désirons le plaisir avec le reste, mais nous ne faisons pas du plaisir le motif calculé de désirer le reste. Cf. S. Thomas, Sum. theol., P IP-, q. ii, a. 6 ; q. iv, a. 1, 2. Quant au sentiment de plaisir qui souvent accompagne et facilite nos actes, s’il n’entre pas dans un calcul, il n’altère pas le motif de l’acte libre.

b) La doctrine catholique ne soutient donc pas la morale de l’intérêt ou morale utilitaire, qui remplaçant la recherche plus spontanée du plaisir par un savant calcul des plaisirs et des peines, au fond ne diffère pas de la morale du plaisir, puisqu’elle le conserve comme fin dernière et ne fait que mieux calculer les moyens. Le but suprême de la vie poursuivi par l’utilitarisme, suivant la formule de Bentham, son chef, c’est « le maximum de plaisir avec le minimum de douleur ; » pour y arriver la vertu est recommandée, mais prise comme un pur moyen, et subordonnée ; ’» une fin indigne d’elle, d’autant plus que le plaisir cherché par les utilitaires n’est pas celui du ciel, mais celui de la terre. La théologie catholique, au contraire, sans compter qu’elle n’admet pas un plaisir quelconquc, ne fait pas de la vertu un pur moyen d’arriver au ciel et reconnaît qu’on peut l’aimer pour elle-même ; suivant le style des anciens, elle n’en fait pas seule ment un bien utile, mais un bien honnête. Quædam, dit saintThoinas eu parlant des vertus, appctuntur ci prnpter se, in quantum habent in scipsis nlir/uam rationem honitntis, eliamsi nihil alitid boni per ca nobis accidcret ; et tamen sunt appriihilia proptcr aliud in quantum srilicct perducunt nos in aliquod bonum perfectius… Et Itoc suffîrit ad rationem honcsti. Sum. theol., II’II’, q. cxLV, a. 1, ad l’"". Ainsi pour nous, autant quc pour les rationalistes et les kantlstes, le bien est bien indépendamment de toutes ses conséquences agréables ou désagréables. Une action n’est pas bonne uniquement parce qu’elle est récompensée, mais récompensée parce ciu’elle est bonne, c’est-à-dire honnête et vertueuse.

c) La doctrine catholique n’oblige pas à faire toutes ses actions en vue de la récompense céleste.

Nous l’avons déjà constaté pour l’acte de charité théologale où l’on s’oublie pour Dieu. Quant aux vertus morales, puisqu’elles sont aimables pour elles-mêmes, comme vient de nous le dire saint Thomas, la théologie catholique admet qu’on puisse agir souvent par amour de la vertu, du bien moral, sans porter plus loin son regard, sans songer à la récompense, que d’ailleurs on mérite très bien sans y penser. Je paie mes dettes par honnêteté, par probité, par respect des droite d’autrui, sans autre motif présent à ma pensée : c’est un acte de justice, qui est certainement bon devant Dieu, et peut même être le fruit d’une vertu surnaturelle. La doctrine catholique ne dit pas que dans tous nos actes libres nous devions considérer comme fin notre bonheur. Voir Éludes du 20 mai 1911, p. 486sq. Par là encore, l’eudémonisme, tel que l’entend l’Église, en laissant une place au désintéressement, diffère de la morale du plaisir et de l’intérêt.

2. On méconnaît la nature humaine.

La tendance au bonheur, bien qu’elle n’apparaisse pas dans tous nos actes, est pour l’humanité un ressort puissant, naturel et nécessaire : de là, l’inanité de tous les systèmes de morale qui ne font pas au bonheur sa part. Le kantisme, par exemple, nous impose l’impératif du devoir, tombé on ne sait d’où, peut-être simple préjugé subjectif, et commande des vertus pénibles, sans concilier ces sacrifices avec la tendance au bonheur que l’homme pourtant constate en lui et dont il aperçoit la légitimité. Sans cette conciliation, le devoir ne restera-t-il pas un pur problème ? Et les passions, qui ont hâte de s’en affranchir, ne s’autoriseront-elles pas de cette antinomie troublante du devoir et du bonheur ? L’impératif catégorique, demandant un impossible, un illégitime abandon du bonheur a-t-il vraiment force de loi ? Et ne devrait-on pas consulter les possibilités et les tendances de le nature humaine, quand on veut lui fabriquer une morale ? C’est ce qu’avoue Paul Janet lui-même, que nous citions tout à l’heure : < Il s’agit, en morale, de l’homme réel et non d’un lionune fictif et imaginaire. On ne peut inqioscr à un être une loi qui ne serait pas conforme à sa nature : ce qui doit cira doit avoir ime certaine proportion avec ce qui peut être. L’homme n’est ni ange ni bête, a dit Pascal ; et souvent qui veut faire l’ange fait la bêle. » Loc. cit., p. 7. Les anges de Kant ne volent que d’une aile ; lui-même en gémit, et va jusqu’à dire qu’il n’a peut-être pas existé une seule bonne action depuis le commencement du monde, bonne suivant la formule de son système.

Remarquons, en finissant, que ce système de Kant suppose nécessairement la réfutation de la morale du bonheur, de l’eudémonisme péripatéticien, et qu’il ne l’a pas réfutée au jugement d’un historien de la philosophie tel qu’lTebcrweg. (icschivhie, ", )’édit., p. 319. Voir Aug. Valensin et les auteurs qu’il cite, dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, art. Criticisme kantien, col. 7."), 5.

L’Église catholique, elle, a proclamé au concile de Trente et dans la condamnation de Jansénius, ce grand principe : ’Dieu n’ordonne pas l’impossible. » Denzinger, n. 804 (686), 1002 (966). Et pour que la loi morale soit possible et pratique, elle tient compte de la tendance au bonheur, et rattache la béatitude future à l’observation de la loi. Si l’homme peut agir parfois par pur amour de la vertu sans motif ultérieur, il faut aussi qu’il pratique les vertus en vue de la récompense céleste. i ; t il n’y a rien en cela qui dégrade les actes de vertu. Qu’est-ce que la’vertu, ! a pratique du rlevoir ? C’est la réalisation bien imparfaite, bien passagère, de l’ordre moral en moi. Si j’aime vraiment cet ordre, je ne puis m’arrèler toujours à son ébauch.", je dois aspirer à sa réalisation plus parfaite. Or, la béatitude, telle que la pr()pose la doctrine catholique, c’est avant tout, ceninie nous le disions, la perfection morale de l’homme réalisée d’une manière suréminente, continue, éternelle ; c’est ce règne de la justice, dont parlait Kant lui-même. Subordonner les actes de vertu à la béatitude, c’est donc subordonner le moins au plus, la perfection commencée à la perfection accomplie, ce qui est dans l’ordre. Les partisans de l’immanence ne peuvent se plaindre de l’eudémonisme ainsi entendu : quoi de plus immanent, de moins étranger à l’homme, que le suprême développement de son être ? Les rationalistes qui fondent la vie morale de l’homme sur le respect de sa propre personne ne peuvent se plaindre d’une doctrine qui prend pour but de la vie la dignité de la personne humaine portée un jour au plus haut degré de son évolution. Ainsi la doctrine catholique contient en elle cette vérité dont quelques rayons brillent à travers les systèmes.


X. Nécessité de l’espérance.

Nécessité de moyen.

L’acte d’espérance est une disposition absolument nécessaire à la justification de l’adulte. Le concile de Trente exige l’« espérance du pardon » pour que le sacrement avec l’attrition puisse purifier le pécheur. Voir col. 608. La charité parfaite, qui peut justifier en dehors du sacrement, présuppose l’espérance comme disposition. Voir eol. C08.

Nécessité de précepte.

Le précepte divin de l’espérance ne nous oblige évidemment pas à faire à chaque instant des actes de cette vertu ; les préceptes positifs n’obligent pas pro seinper. La difficulté est donc de préciser cette obligation autant qu’on le peut.

1. Y a-t-il certains moments déterminés de la vie où l’obligation soit urgente ? Pour les trois vertus théologales ensemble, la théologie morale examine deux moments déterminés : début de la vie morale, article de la mort. Cette question ayant été déjà traitée à propos de la charité avec d’abondantes références, nous n’y reviendrons pas. Voir Charité, t. II, col. 2253 sq.

2. En dehors de ces deux époques extrêmes de la vie morale, le précepte divin de l’espérance oblige-t-il directement au moins quelquefois pendant la vie, et peut-on fixer un minimum ? La réponse est à peu près la même que pour l’acte de charité. Voir Charité, t. ii, col. 2255.

Toutefois, quand il s’agit de l’espérance, en la disant obligatoire on ne veut pas dire qu’il faille absolument en faire un acte explicite et formel. Il y a un acte parfait d’espérance théologale contenu au moins implicitement dans toute prière par laquelle nous demandons à Dieu avec confiance, pour nous et dans notre intérêt, la vie éternelle et le secours de la grâce pour y arriver ; et l’on sait que la prière, dont la confiance est une condition essentielle, est regardée elle-même par la doctrine catholique comme nécessaire et non moins obligatoire que l’espérance. Voir Prière. Il suffira donc d’accomplir le précepte de la prière pour satisfaire en même temps à celui de l’espérance.

I. L’espérance d’après la bible. — Voir P. Renard, art. Espérance, dans le Diclionnaire de la Bible de M. Vigoureux, t. ii, col. 1965 ; Kaulen, art. Iloffnim ! /, dans le Kirchenlexikon de Wetzer et Weltc, 2e édit., t. vi, p. 148 sq. — Ailleurs prolestanls : I. S. Banks, art. Ilope, dans le Diclionary of Ihe Bible de Hastings, t. ii, p. 413 ; C. Grierson, Bit. Hope, dans le Diclionanj of Christ and Ihe Gospels de Hastings, t. i, p. 747 ; Buchrucker, art. Hoffnung, dans la Realencyklopàdie fiXr protestantische Théologie de Herzog-Hauck, t. viH, p. 23.S ; Jean Monod, art. Espérance, dans l’Encyclopédie des sciences religieuses de Lichtenberger, t. IV, p. 537 sq.

II. Pères de l’Église. — Cités col. 607-608, 649-651. C.î. Suicer, Thésauruse Palribtis griecis…, ^’édit., Utrecht, 1746, art.’Et. ;  ;, t. i, col. 1094.

III. Théologiens.

Hugues de Saint-Victor ou un di->cipfe d’Ab^’-lard (voir Abélard, t. i, col. 53)..Suninia Sententiarum, tr. I, c. ii, P. L., t. CLXXVi, col. 43-14 Csoiirce du Lomhnrd) ; Pierre Lombard, .S’en/., 1. III, dist. XXVI, P. J.., t. cxcii, col. 811-812 ; S. Tliomas, Siim. theol., I" II’, q. XL ; II" II’, q. xvii-xxii ; Qusest. disp.. De viriutibus, q. IV, De spe ; S. Bonaventure, In IV Sent., 1. III, dist. XXVI, Quaracchi, 1887, t. iii, p. 553 sq. — Les autres commentateurs du Lombard sur le même endroit des Sentences, surtout Scot, Paris, 1894, t. xv, p. 320 sq. ; Durand de Saint-Pourçain, Capréolus, Uenys le Chartreux, col. 656-657. — Les commentateurs de la Somme de S. Thomas, surtout In II"- II’, q. xvii sq., particulièrement : chez les dominicains Cajctan, dans leur édition de saint Thomasen cours de publication, Rome, 1895, t. viii, p. 125 sq. ; Banez, In II’" II’, Douai, 1615, p. 307 sq. ;.Jean de Saint-Thomas, Billuart, voir col. 634. Chez les carmes : les Salmanticenses, Paris, 1879, t. xi, p. 440. Chez les docteurs dw Sorbonne : Ysambert, Grandin, voir col. 641. Chez les jésuites : Suarez, In II— II’, tr. De spe, Paris, 1858, t. xii, p. 597 sq. ; Tanner, Theol. scholast., Ingolstadt, 1627, t. liu p. 537 ; Goninck, Arriaga, Oviedo, voir col. 641 ; Ripalda, Pallavicini.Haunold, Platel, Viva et autres, voir col. 639 sq.

— Les commentateurs franciscains de Scot, surtout Lychetus et Poncius dans la nouvelle édit. de Scot, lac. cit., et plus tard Mastrius, Frassen, voir col. 641. — Théologiens plus récents : Perrone, De viriutibus fidei, spei et carilalis, part. II, Turin, 1867, p. 155 sq. ; Mazzella, De viriutibus infiisis, Rome, 1879, p. 6Il sq. ; Jules Didiot, Morale surnaturelle spéciale. Vertus théologales, c. ii, Paris et Lille, 1897, p. 279 sq. ; Lahousse, De virt. theologicis, disp. III. Bruges, 1900, p. 337 sq. ; Billot, L » e pir(. in/usis, Rome.. 1901, p. 345 sq. ; Schiffini, De virl. infusis, Fribourg-en-Brisgau, 1904, p. 349 sq. ; C. Pesch, Prælecliones dogmaiicæ, 3e édit., t. vjii, tr. III, Fribourg-en-Brisgau, 1910. p. 220 sq. Les auteurs de théologie morale, à la suite de S. Alphonse de Liguori, Theologia moralis, 1. II, tr. II, Rome, 1905, t. i, p. 313-314.

IV. Auteurs mystiques ou ascétiques.

S. François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, 1. II, c. xv-xvii. Œuvres. Annecy, 1894, t. iv, p. 136 sq. ; Philippe de la Sainte-Trinité, carme, Summa theologiee mysticse, part. I, tr. IL disc.III, a. 8-10 ; part. III, tr. II, dise. I, a. 2, Lyon, 1656. p. 101 sq., 372, 373 ; Massoulié, O. P., Traité de l’amour de Dieu (apologie de l’amour intéressé et de l’espérance contre le quiétisme et le semi-quiétisme, Bruxelles, 1886, surtout p. 91-176 ; Vincent Calatayud, de l’Oratoire de S.Philippe. Divus Thomas… tenebras, mysticam theologiam obscurare molientes, angelice dissipans, Valence, 1732, t. iv, surtout p. 78-92, 644-672 ; t. v, p. 163-174, 314-317 ; le cardinal Gennari, I>c/ falso /nis/icisnio (Molinos et Fénelon), 2e édit., Rome, 1907.

S. Harent.


ESPRIT-SAINT. Nous étudierons successivement :
1° sa divinité ;
2° sa procession du Père et du Fils.

I. ESPRIT-SAINT. SA DIVINITÉ.


I. D’après l’Écriture.
II. D’après les Pères.
III. D’après les conciles.
IV. D’après les théologiens.

I. D’après l’Ecriture.

Divers sens du mot « esprit » .

Le mot esprit, spiritus, pneuma, ruha, offre plusieurs sens que nous trouvons énumérés dans le Liber de definitionibus, classé parmi les œuvres apocryphes de saint Athanase, et dans le De fide orthodoxa de saint Jean Damascène. D’après le premier écrit, le mot pneuma peut s’entendre de l’âme, des anges, du vent, et aussi de l’intelligence humaine. P. G., t.xxviii, col. 536. D’après saint Jean Damascène, pneuma désigne d’abord le Saint-Esprit ; il indique aussi les puissances du Saint-Esprit, le bon ange, le démon, l’âme, l’intelligence, le vent, Vair. De fide orthodoxa, 1. I, c. XIII, P. G., t. xciv, col. 857-859.

L’auteur du Liber de definitionibus fait dériver le mot grec pneuma de pan neuma, toute sorte de mouvement, tout ce qui s’agite et se meut, P. G., t. xxviii, col. 536, et puisque la troisième personne de la sainte Trinité pousse la volonté de l’homme, sonde ses secrètes pensées, est la source des mouvements de la vie