Dictionnaire de théologie catholique/DISCERNEMENT DES ESPRITS VIII. D'après saint Ignace de Loyola

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 4.2 : DIEU - EMSERp. 62-65).
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VIII. D’après saint Ignace de Loyola.

On ne saurait, dans une étude comme celle-ci, se dispenser de mentionner et même de rapporter les règles du discernement des esprits données par saint Ignace dans son livre des Exercices. La grande fortune des Exercices a rendu ces règles classiques : une foule d’auteurs ascétiques, dans la Compagnie de Jésus et en dehors

d’elle, les ont commentées ou reproduites, en commentant le livre du saint et elles servent souvent aujourd’hui de base aux traités spéciaux sur la matière.

On connaît la distinction entre la voie purgative et la voie illuminative. La première fait l’objet de la première semaine des Exercices et parmi les Eclaircissements ajoutés aux méditations de cette semaine se trouvent quatorze « règles pour discerner les mouvements que les divers esprits excitent dans l’âme afin d’agréer les bons et de repousser les mauvais. » La seconde semaine a plus particulièrement trait à la vie illuminative et est terminée elle aussi par huit « autres règles pour mieux discerner les esprits. »

La première série commence par deux règles qui concernent les deux principales étapes de la vie pursalive. Dans cette vie, en effet, il y a des ùmes lourdes, embourbées, qui tombent souvent dans les fautes graves et ont peine à s’en détacher. A elles saint Ignace adresse la

Première règle. — Ceux qui tombent facilement dans des fautes mortelles et accumulent péchés sur péchés, sont ordinairement troublés par l’attrait des plaisirs sensuels et par diverses illusions. C’est le démon qui agit en eux de cette manière pour qu’ils demeurent dans le péché et s’y enfoncent de plus en plus. Au contraire, le bon esprit réveille en eux la conscience, excite des remords et leur inspire de sérieux motifs de fuir désormais le péché.

Il y a des âmes plus avancées et chez lesquelles les heures de grâce dominent et les ell’orts sont constants et habituellement heureux. Pour elles la

Seconde règle. — S’agit-il de ceux qui mettent tous leurs soins à corriger leurs défauts et à se purifier de leurs péchés, qui se dévouent de tout leur pouvoir au service de Dieu et font de jour en jour de nouveaux progrès, l’esprit malin les trouble par toutes sortes de scrupules, de tristesses, de désagréments, d’ennuis, de raisonnements faux, pour mettre obstacle à leur avancement. C’est au contraire le propre et la conduite ordinaire du bon esprit de fortifier l’âme de ceux qui s’adonnent à la pratique du bien, de les consoler, de leur faire verser des larmes de dévotion, d’éclairer leur àme, de leur donner la tranquillité, d’écarter tous les obstacles pour qu’ils soient plus aptes et plus ardents à s’élever toujours au moyen des bonnes œuvres.

La consolation ou la désolation spirituelle, voilà donc les deux grands signes sur lesquels s’appuiera l’auteur des Exercices. Une âme est-elle en consolation ? Dieu la travaille. Est-elle en désolation ? Le démon l’inspire ou cherche à l’inspirer. Dès lors, toutes les règles suivantes vont s’occuper de consolation et de désolation, , de conserver la première, de supprimer la seconde. Mais auparavant il faut indiquer les signes auxquels on les reconnaîtra, car il y a une fausse consolation et il y a une désolation, comme le repentir, qui est saine.

La troisième règle nous dit donc à quoi l’on reconnaîtra la véritable consolation spirituelle.

Troisième règle. — On reconnaît la véritable consolation spirituelle, celle qui n’est mêlée d’aucune illusion, à ce caractère que l’àme est embrasée d’amour pour son créateur et qu’elle ne peut aimer aucune créature sinon à cause de lui. Quelquefois l’ardeur île rei amour est encore excitée par de douces larmes que fait verser la méditation de la passion de Jésus-Christ, la douleur des péchés commis, ou toute autre cause se rapportant directetinni à la gloire de Dieu el à son culte. Knfin, toul progrès dans la foi, l’espérance et la charité, toute joie spirituelle qui donne à l’âme un saint attrait pour la méditation des choses du ciel, le soin du salut, le repos et la paix dans le Seigneur, peut aussi recevoir le nom de consolation.

Par contre, la quatrième règle nous enseigne quels sont les caractères de la vraie et donc malsaine désolation spirituelle.

Quatrième règle. — Pans la désolation spirituelle au contraire l’Ame est remplie de trouble et plongée dans les ténèbres ; elle ressent de l’inclination pour ce qui est bas et terrestre ; elle est en proie à L’Inquiétude, à l’agitation, aux tentations de défiance et de

dérangement ; elle est triste et abattue ; la tiédeur et la torpeur paralysent son action ; elle en est presque venue au point de douter de la clémence de Dieu son créateur et de s’abandonner au désespoir. Désolation, consolation : ce sont deux termes opposés ; ainsi les pensées et les affections qui proviennent de l’une et de l’autre sont diamétralement contraires.

Que faire maintenant, quand on a reconnu l’existence d’un réel état de désolation spirituelle ? Quels moyens prendre ? Saint Ignace en indique quatre : 1° ne rien supprimer ou changer aux résolutions antérieures ou à l’état de vie ordinaire ; 2e ajouter plutôt quelques prières, ou pratiques de pénitence ; 3° s’entretenir dans les pensées d’espérance et de confiance en Dieu ; 4° s’armer de patience.

Cinquième règle. — Tant que dure l’état de désolation, il ne faut délibérer sur rien ni rien changer soit à ses résolutions, soit à son état de vie. On doit s’en tenir aux propos que l’on a formés le jour précédent par exemple, ou lorsqu’on ressentait la consolation divine. La raison en est que l’âme consolée est guidée par le bon esprit, au lieu d’obéir à ses propres inspirations, tandis que, dans la désolation, c’est l’esprit du mal qui agit sur elle et jamais aucun bien ne se fera sous la conduite d’un tel guide.

Sixième règle. — Quoique, dans la désolation, on doive se garder de rien changer à ses résolutions antérieures, il sera cependant utile de prendre et de multiplier les moyens de sortir do cet état pénible. Ainsi, on priera davantage, on examinera plus attentivement sa conscience, on fera quelques pénitences.

Septième règle. — Aussi longtemps que dure la désolation, nous devons nous encourager par cette pensée que Dieu nous abandonne ainsi de temps en temps à nous-mêmes pour nous éprouver et voir comment nous résisterons aux assauts de notre ennemi, avec nos forces naturelles. Il n’y a pas à douter que la victoire ne nous soit possible, car le secours de Dieu ne nous fera jamais défaut, bien que nous ne sentions pas sa présence. Dieu nous a bien retiré ces ardeurs sensibles de charité dont nous étions pénétrés d’abord, mais il nous a laissé la grâce suffisante pour faire le bien et opérer notre salut.

Huitième règle. — Rien n’est utile comme l’esprit de patience, lorsqu’on eet troublé par la désolation. La patience est l’ennemi propre et direct de cet esprit qui nous inquiète et nous agite. 11 faut aussi appeler l’espérance à notre aide et penser que la consolation reviendra bientôt. Il ne saurait manquer d’en être ainsi ; surtout si l’on se conforme aux indications données dans la sixième règle.

Après la nature et les remèdes de la désolation, ses causes relies nous sont données par la neuvième règle.

Neuvième règle. — La désolation provient ordinairement d’une des trois causes qui suivent ; 1° Nuus avons mérité d’être privés des consolations divines à cause de notre tiédeur et de notre paresse spirituelle pour suivre les exercices et remplir nos devoirs de piété ; 2° Dieu veut nous éprouver. La désolation montrera ce que nous sommes et comment nous servons le Seigneur même lorsque la consolation et les dons spirituels nous sont refusés ; 3° C’est une leçon qui nous démontre, à n’en pouvoir douter, que nos propres forces ne suffisent pas pour acquérir ou garder la ferveur de la dévotion, la véhémence de l’amour, l’abondance des larmes ou toute autre consolation ntérieure. Ce sont autant de dons purement gratuits, et nous ne pourrions nous les attribuer comme venant de nous-mêmes, sans un péché d’orgueil et de vaine gloire, et sans compromettre notre salut.

Il ne suffit pas de traiter la désolation spirituelle ; la consolation elle-même exige des soins ; car, bien qu’elle soit l’indice de la présence et de l’action divines, elle n’est pas inamissible et elle peut présenter quelques périls à cause de l’astuce du démon qui profitera d’elle pour nous tenter d’orgueil ou de présomption. Enfin, elle contient des germes de guérison pour les états ultérieurs possibles de désolation.

Dixième règle. — Lorsque l’àme est consolée, c’est le moment de prévoir la conduite à tenir au retour de la désolation. On fait alors provision d’énergie et de force dame pour surmonter plus aisément les attaques futures.

Onzième règle. — Lorsque les douceurs de la consolation affluent dans l’àme, il est à propos de s’abaisser soi-même, de s’humilier autant que l’on peut. Il faut penser alors combien on sera faible et lâche, quand viendra la désolation si le secours de la grâce divine se fait un peu attendre. Au contraire, au milieu

des angoisses de la désolation, on doit s’affermir dans cette pensée que l’on peut beaucoup avec la grâce de Dieu et que l’on triomphera aisément de tous ses ennemis pourvu qu’on mette toute son espérance dans la puissance de Dieu.

Les trois dernières règles sont des comparaisons par lesquelles saint Ignace s’efforce de dénoncer au débutant les trois principaux caractères du démon et de son action ; le démon, sous des apparences de force et d’opiniâtreté, est faible et facile à mettre en fuite. Il n’est fort que de notre faiblesse. Il craint la lumière et suggère le silence aux personnes qu’il tente. Il est habile et cherche toujours le défaut de la cuirasse afin de nous prendre par là.

Douzième rrule. — Notre ennemi est faible mais opiniâtre. On peut le comparer à une femme qui cherche querelle à son mari. Si elle le voit ferme et décidé à lui résister quoiqu’elle fasse, tout son courage tombe et elle s’en va. Si, au contraire, il se montre timide, prêt à céder, son audace’grandit d’autant et elle ose tout. C’est ainsi que le démon se trouve ordinairement sans force aucune contre ceux qui, dans les combats spirituels, ne le craignent pas et repoussent sans faiblir toutes ses tentations. Mais si l’on tremble, si l’on perd courage dés la première attaque, il n’y a pas de bête féroce plus cruelle et plus acharnée à la poursuite de sa proie que cet ennemi. A tout prix, il veut notre perte ; elle seule peut assouvir sa fureur obstinée.

Treizième renie. — Nous pouvons encore comparer le démon à un homme de mœurs corrompues qui veut entraîner au péché quelque pure jeune fille ou quelque honnête femme. Il met tous ses soins à ne rien laisser paraître de ses desseins pervers. Il redoute surtout que la jeune fille découvre à son père, ou l’épouse à son époux, ses honteuses manœuvres, car il sait bien que ses efforts deviendraient vains s’ils étaient dévoilés. Le démon fait de même ; il tient à ce que l’âme qu’il veut circonvenir et perdre tienne secrètes ses inspirations dangereuses. Il s’indigne surtout et souffre cruellement lorsque ses tentations sont révélées soit au confesseur, soit à quelque directeur habile dans la science de conduire les âmes, car il sait que ses pièges ne serviront plus de rien.

Quatorzième règle. — Le démon se conduit encore comme un habile général qui assiège une place forte pour s’en emparer et la livrer au pillage. Ce général étudie avec soin la conflguration des lieux ; il examine les remparts et s’attaque à l’endroit qu’il reconnaît le plus faible. Ainsi le démon examine minutieusement l’âme dont il veut faire sa victime. Il cherche à bien connaître quelles vertus morales et tbéologiques font sa principale force ou lui manquent, au moins jusqu’à un certain point. Quand il a reconnu le côté laible, il porte là tous ses efforts, parce qu’il espère s’introduire dans la place par ces endroits bien gardés et causer ainsi notre ruine.

La seconde série de règles s’adressent à des âmes plus élevées en spiritualité et déjà entrées dans la vie illuminative.

Ici encore le principe est le même : ce qui distingue l’action de Dieu, c’est qu’elle s’exerce avec douceur et produit la joie : l’action du démon, au contraire, procède avec violence et dureté et engendre la tristesse et le trouble. La septième règle et la première sont consacrées à ce principe :

Septième règle. — Le bon et le mauvais esprit cherchent l’un et l’autre à s’insinuer dans l’âme de ceux qui font des progrès dans le bien. Mais le bon esprit procède avec douceur ; son action est paisible, suave, il pénètre l’àme comme l’eau pénètre l’éponge. L’esprit mauvais, au contraire, agit avec rudesse, désordre et violence, on croirait le bruit de la grêle tombant sur un rocher. Pour ceux qui deviennent chaque jour plus mauvais, il arrive exactement le contraire. La raison en est dans la disposition de l’àme et sa ressemblance avec l’un ou l’autre esprit. Si l’ange ou le démon trouve une âme qui lui soit opposée, il cherche à y pénétrer avec une sorte de violence dent il est aisé de s’apercevoir. Si au ci ntraire les dispositions de cette âme ressemblent aux siennes, la porte lui est ouverte, il entre tranquillement, comme dans sa propre maison.

Première règle. — C’est le propre de Dieu et des bons anges de répandre dans l’àme sur laquelle ils agissent, une joie spirituelle véritable, lis dissipent comme par enchantement, la tristesse et le trouble causés par le démon. Celui-ci, au contraire, emploie toutes sortes de sophismes spécieux pour détruire cette joie précieuse quand il la trouve dans une âme. 139r

DISCERNEMENT DES ESPRITS

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La règle générale une fois posée, l’auteur des Exercices entre dans ses applications particulières. Il faut d’abord voir si la joie conrlatée dans l’âme a une cause préalable ou non ; si elle n’en a pas, elle vient de Dieu.

Seconde règle. — Dieu seul peut verser la consolation dans une àme, sans aucune cause préalable de joie. Il n’appartient qu’au créateur de pénétrer ainsi jusqu’au plus intime de sa eréature, de l’embraser complètement de s..n amour, d’entraîner,

de transformer sa volonté. Aucune cause n’a précédé la consolation, dans le sens où nous l’entendons ici, quand il ne s’est rien présenté ni aux sens, ni à l’intelligence, ni à la volonté, qui pûl occasionnel’cette consolation.

Si l’on a découvert une cause préalable, elle peul êlre Dieu ou le démon. Comment savoir lequel des deux est l’inspirateur actuel ? Par les fins poursuivies.

Troisième règle. — Toutes les fois qu’il a d abord existé une cause, la consolation peut être attribuée s.>it au bon esprit soit au mauvais. Or, les fins que l’un et l’autre se proposent sont contraires. Le bon esprit veut que l’aine avance davantage dans la connaissance et la pratique du bien, le mauvais travaille à l’entraîner au péché et à sa perte.

Mais la fin poursuivie par le démon ne peut elle pas être ou au moins paraître bonne et salutaire’.' ne se Iransforme-t-il pas parfois en ange de lumière’.' Oui, cerles, alors on étudiera {’ensemble de la marche de l’inspiration. Le démon ne se change jamais entièrement, ni constamment, en ange de lumière. Ses débuts peuvent illusionner, il peut prendre une face angélique, il a toujours « une queue de serpent ».

Quatrième règle. — Il arrive assez souvent que l’ange des ténèbres se transforme en ange de lumière. Il connaît les désirs des âmes pieuses et les favorise d’abord ; mais bientôt ces premières avances lui servent à susciter en elles des désirs coupables. Il feint, dans les commencements, d’admettre les bonnes pensées et même il aide à les concevoir, mais peu à peu il attire l’homme dans ses pièges cachés et l’enveloppe de ses fdets perfides.

Cinquième règle. — Nous devons examiner avec soin nos pensées et voir quel est leur principe, leur progrès et leur lin. Si nous reconnaissons que tout est irréprochable, nous sommes en droit de conclure que le bon ange en est l’inspirateur. Si la réflexion nous y fait découvrir quelque chose d’intrinsèquement mauvais, ne fût-ce que dans ses conséquences, quelque chose qui nous détourne du bien ou nous incline vers un moindre bien que celui auquel nous nous étions déterminé d’abord ; si notre âme est fatiguée, pleine de trouble et d’angoisse, si nous avons perdu enfin la quiétude, la paix, la tranquillité dont nous jouissions primitivement, nous avons la preuve évidente que l’auteur de ces pensées est l’esprit malin qui s’oppose toujours à ce qui peut nous être utile.

Quand on a réussi à découvrir le véritable auteur des états et mouvemenls de l’âme, il reste à agir et saint Ignace nous dit par la sixième règle ce qu’il faut faire contre le démon et par la huitième comment on seconde l’action de Dieu.

Sixième règle. — Lorsque l’ennemi décèle sa présence et

laisse reconnaître sa queue de serpent, c’est-à-dire la fin mauvaise qu’il cherche sans cesse ; i r ^ faire adopter, le mieux

qu’il y ait à faire, c’est de n’aller pas plus loin i m revient sur toute la suite de ses pensées ; on note le prétexte honnête grâce auquel d s sst fait - : iut£i d Jjord comment il a riussi ;  : foire disparaître peu à peu ce goût des choses de Dieu, cette suavité spirituelle, cette paix de l’âme doriton jouissait, pour y substituer son poison. On apprendra ainsi à connaître ses ruses pour les mieux éviter à l’avenir.

Huitième règle. — Toutes les fois que notre âme est pénétrée de consolation sans aucune cause préalable, cette consolation vient de Dieu comme il a été dit plus haut ; il n’y a donc pas d’illusion à craindre. » lependantla vigilance est encore nécessaire, et il faut distinguer avec soin ce premier moment de bonheur de ceux qui le suivent. Pendant quelque temps, en effet, l’âme encore fervente et tout embrasée d’amour savourera les restes de cette faveur divine. Alors il arrivera peut-être que tout naturellement elle se laissera aller à ses propres pensées ou à son propre jugement, ou bien encore le bon et le mauvais esprit feront sentir leur influence. Alors on éprouvera des sentiments, on fera de

raisonnements, on prendra des résolutions qui, ne venant pas directement de Dieu, auront besoin d’être soigneusement examinés avant d’être approuvés et réduits en pratique.

Ces règles ont été signalées dernièrement par un moderniste de marque, comme un des fondements de son modernisme, et comme une application de la méthode de l’immanence. « En ce qui touche la méthode de l’immanence, la recherche de la vérité religieuse au moyen de l’action, non de la spéculation — je pourrais dire exactement le moment de ma vie où mon immancnlisme a pris naissance. Dans ses Règles pour le discernement des esprits, empruntées bien entendu aux grands mystiques catholiques, Ignace de Loyola dit : « Car de même que la consolation est opposée à la « désolation ; de même les pensées qui prennent leur « source dans la consolation sont contraires à celles qui « prennent leur source dans la désolation. » D’un bout à l’autre de ses règles, il affirme que nos pensées et nos croyances sont déterminées par nos dispositions morales, par nos états sentimentaux et qu’elles en dépendent. Et encore, dans ses règles pour faire un choix et arriver à connaître la volonté de Dieu, il déclare que nous ne verrons clair que si nous ne sommes pas troublés par nos passions. A la vérité, ses Exercices sont une discipline des sentiments, la purification du cœur, seul moyen d’arriver à la connaissance de Dieu et de sa volonté. On dit qu’Ignace a toujours l’ait usage pour lui-même de la méthode qu’il recommande pour connaître la volonté de Dieu, c’est-à-dire observer si la résolution que l’on a prise s’accompa-no de paix spirituelle ou d’inquiétude, usant ainsi des mouvements de l’âme, des élats alfectifs comme d’une sonde, d’un bâton au moyen duquel il tâte le terrain et arrive à se frayer un passage. Il nous dit ensuite que c’est une des prérogatives de Dieu de créer ces étals do l’âme sans qu’il soit besoin de connaissances préalables, états qui donnent naissance aux pensées inspirées et nous font sentir par comparaison combien nos pauvres tentatives humaines pour atteindre la vérité divine, sont misérables. » Georges Tyrrell, Stiis-je catholique ? xi, Paris, 1908, p. 123-125.

En prêtant attention aux passages que nous avons soulignés on verra facilement ce qu’il va d’exagéré dans l’interprétation des textes de saint Ignace et partant de faux dans les conclusions qu’on en veut tirer. — 1° Il faut observer que, dans les règles du discernement des esprits, saint Ignace n’entend pas faire une théorie philosophique. Il s’adresse aux âmes pieuses, éclairées ou non, et en dehors de tout sjstème de psychologie touchant l’origine des idées, il leur indique plusieurs moyens pour reconnaître les principes des mouvements qui se produisent en elles.

2° Le texte rapporté par M. G. Tyrrell est de la quatrième règle de la première semaine. Il est donc pour les commençants. Le saint y dit que de la consolation et de la désolation naissent, oriuntur, des pensées opposées entre elles comme la consolation et la désolation elles-mêmes. Et M. Tyrrell en conclut que nos pensées sont « déterminées » par nos dispositions morales. Il avait, dans la traduction du texte, dit qu’elles y ont leur « source » et plus loin il affirme que la purification du cœur est le « seul moyen » d’arriver à la connaissance de Dieu et de sa volonté. D’où la conclusion que l’iinmanenlisme se trouve dans es Exercices. C’est aller vite en besogne. Et d’abord, en prétendant que nos pensées sont « déterminées » par nos dispositions morales, si l’on entend professer un déterminisme absolu, on s’écarte de la doctrine des Exercices, attendu que saint Ignace, dans les moines règles invoquées, ne cesse de répéter que, dans la désolation, il faute se lu iler de rien changer à ses résolutions antérieures v (règle vt) ; il faut « s’encourager par cette pensée que Dieu nous abandonne ainsi de temps en temps à nous-mêmes

pour nous (’-prouver » (règle vu) ; il faut « appeler l’espérance à notre aide » (règle vin) ; il faut « s’affermir dans cette pensée que l’on peut beaucoup avec la grâce de Dieu et que l’on triomphera aisément… » (règle xi), autant de pensées qui accompagnent la désolation, ou peuvent l’accompagner si nous le voulons, mais ne sont pas déterminées par elle. La désolation

— et il faut en dire autant de la consolation (cf. règle xi) — n’est donc pas la seule source, ni le principe déterminant de nos pensées ; elle inllue sur elles, ou essaie d’influer sur elles, mais il y a en nous une autre source de pensées que nous pouvons lui opposer et par lesquelles nous pouvons la combattre et finalement en triompher.

3 » En réalité, saint Ignace parle moins des pensées que la consolation ou la désolation élaborent, que des pensées que notre intelligence conçoit par ses moyens ordinaires pendant que l’âme est dans l’état de consolation ou de désolation. A cause de l’unité substantielle de l’Ame, toutes nos facultés, toutes nos dispositions et activités sont solidaires et agissent ou réagissent les unes sur les autres ; la sensibilité agit sur la pensée, la santé sur la volonté, mais il ne viendra pour cela à personne l’idée que la sensibilité soit la source de la pensée, ni la santé source de volonté : agir sur une faculté, n’est pas en produire les actes, ce n’est même pas toujours les déterminer, surtout quand la faculté étant indépendante et autonome, comme l’intelligence et la volonté, peut résister.

4° Sans doufe, les dispositions internes de l’âme ont une très grande influence sur la marche des convictions, et il y a longtemps que la philosophie traditionnelle a recommandé la purification du co>ur à ceux qui veulent arriver à connaître Dieu et le devoir, à aimer le Seigneur et la vertu. Mais la purification du cœur est une condition de succès, non l’organe de la recherche du vrai. Cet organe, c’est l’intelligence qui, jouissant de la paix grâce à la purification du cœur et à l’extinction des passions, peut alors contempler au dehors et au dedans l’œuvre de Dieu et s’élever de l’œuvre à l’artisan.

5° La notion des règles pour le discernement des esprits réfute elle-même la théorie de M. G. Tyrrell. Saint Ignace suppose — ce qui est du reste la vérité absolue

— que les esprits, c’est-à-dire Dieu ou le démon, agissent parfois en nous. Une dit pas qu’ils agissent toujours, ni surtout qu’ils suscitent en nous tous les mouvements. Il est certain, en effet, que Dieu peut, sans cause préalable, intervenir en nous et susciter dans chacune de nos puissances tel état ou tel acte qu’il lui plait, mais c’est le mode surnaturel et non pas le mode naturel d’activité de notre esprit et des lors on ne peut y voir notre « seul moyen d’arriver à la connaissance de Dieu. » Déplus, il y a d’antres modes surnaturels d’action des Dieu sur nous et d’illumination de notre foi, ce sont les modes objectifs de la révélation par le Christ et les prophètes et de l’enseignement extérieur de l’Église. Ces autres modes sont principaux et supérieurs, et notre devoir — saint Ignace le rappelle vigoureusement dans ses règles de foi orthodoxe — est de soumettre les modes immanents d’inspiration divine aux modes extérieurs et objectifs.

6° Enfin pourquoi le saint nous donne-t-il des règles pour discerner les esprits, sinon parce qu’il y a en dehors et au-dessus des « sentiments » et des pensées auxquelles ils donnent naissance quelque chose qui domine, qui contrôle et qui juge. Au lieu de poser une méthode d’immanence, saint Ignace dans ses règles pour le discernement des esprits affirme donc au contraire le transcendance de la méthode objective et son autorité de régulatrice sur les faits d’immanence qu’il reconnaît, mais qu’il entend rigoureusement contrôler ; d’ailleurs il suffit de lire les méditations des Exercices,

surtout la méditation fondamentale, pour constater que saint Ignace est loin d’être immanenliste.