Dictionnaire de théologie catholique/DISCERNEMENT DES ESPRITS

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 4.2 : DIEU - EMSERp. 54-74).

DISCERNEMENT DES ESPRITS. -
I. Dans l’Ancien Testament.
II. Dans le Nouveau Testament.
III. Chez les Pères.
IV. Selon saint Thomas d’Aquin.
V. Selon V Imitation de Jésus-Christ.
VI. D’après Pierre d’Ailly.
VII. D’après Gerson.
VIII. D’après saint Ignace de Loyola.
IX. Selon les Arabes.
X. rdude psychologique.
XI. L’art du discernement. Sa nécessité. Les moyens de l’acquérir.
XII. L’exercice du discernement entre l’homme et les causes extérieures.
XIII. L’exercice du discernement entre Dieu et le démon. Les fruits de l’action divine ou diabolique.
XIV. Les modes ouverts de l’action divine ou diabolique.
XV. Les modes cachés de l’action diabolique.
XVI. Étude théologique. Le don du discernement.

L’homme subit de nombreuses influences ou plutôt est exposé par sa nature vitale, corporelle ou sensible, à toutes les influences. Son corps reçoit les influences du milieu dans lequel il est plongé et bien qu’il réagisse, cependant il en garde toujours ce quelque chose qui constitue les caractéristiques individuelles, les traite île la famille et même de la race. Pareillement, l’âme, la volonté sont à la merci d’impressions multiples. La vie, la liberté réagissent, mais leurs actes et leurs décisions portent l’empreinte des sollicitations ou déterminations du dehors. La volonté humaine, bien que libre, est, avant qu’elle prononce définitivement, mue, attirée, poussée, retenue, menacée par une foule de motifs qui l’agitent comme les Ilots secouent la barque en mer. Une étude savante de tous les éléments du fail, pourrait déterminer le coefficient de toutes les forces dans la marche de la barque et dire dans quelle proportion elles ont concouru à l’accélérer ou à la retarder, à l’orienter ou à la contrarier. L’étude que nous entreprenons part de la même constatation de forces innombrables agissant sur la marche de la volonté humaine et cherche à fixer les règles d’après lesquelles on peut essayer, autant que la chose est humainement possible, de déterminer la part de ces forces dans les décisions de la liberté ou au moins dans les mouvements qu’elle subit et qui précèdent ou suivent ses décrets.

I. Dans l’Ancien Testament.

Le problème existe depuis les origines mêmes de la race. Entrons au paradis terrestre. Adam et Eve ne sont pas abandonnés à eux-mêmes. Dieu leur apparaît, leur parle, leur donne des ordres ou les lie par des prohibitions ; Satan sous la forme du serpent les pousse à la désobéissance ; les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, et les perspectives mêmes de cette science qui leur fera connaître le mal comme le bien les séduisent et les attirent ; Eve, qui a (’coûté le serpent et contemplé l’arbre fatal, sollicite Adam, et tous deux ballottés un instant entre le souvenir des bienfaits et des prescriptions du Seigneur et les conseils pervers du serpent et de la convoitise, finissent par succomber. Ils ont méconnu les règles du discernement des esprits. Dans les mouvements qui se soulevaient en eux, ils auraient dû discerner ceux qui les portaient vers l’obéissance, qui venaient de la voix de Dieu, de ceux qui les détournaient des devoirs et venaient du démon et de l’orgueil de la raison. Aussi Dieu vient-il leur reprocher leur faute et les châtier. Il leur rappelle à ce sujet une règle fondamentale du discernement des esprits ; ces esprits sont mauvais qui portent à désobéir à des commandements certains de Dieu. « Parce que tu as mangé de l’arbre, dont je t’avais ordonné de ne pas manger, la terre est maudite à cause de toi. » Gen., iii, 17.

Jusque-là Adam et Eve n’avaient eu qu’à discerner l’esprit divin dont ils reconnaissaient la présence et le souille a quand il passait dans le jardin à la brise du jour, » Gen., iii, 8, et l’esprit diabolique quand, caché sous la forme du serpent, il les incitait au mal. A la suite de leur faute, la concupiscence qui était liée en eux par un don préternaturel, fut déchaînée ; la chair commença contre l’esprit, cette lutte cruelle dont saint Paul se plaignait et qui dure encore ; de nouveaux mouvements s’élevèrent en l’homme suscités par la concupiscence et avec ceux qui venaient du Seigneur et du démon, furent pour la conscience un nouvel objet de discernement. A partir de ce jour l’homme eut à discerner au fond de son être les aspirations suscitées par Dieu, celles soufflées par le diable, et celles île li concupiscence ou de la nature corrompue. L’objet total du discernement des esprits est constitué : ces esprits sont, comme nous le verrons plus loin, l’esprit de Dieu, l’esprit du démon, l’esprit de l’homme déchu.

Tendant les longs siècles qui précédèrent la venue du Sauveur, nous voyons ce triple esprit envahir l’homme et celui-ci obligé, pour sa conduite morale, de distinguer entre les mouvements qui en procèdent. Dieu connaît toutes les voies de l’homme et tandis qu’elles paraissent pures aux yeux de celui-ci, « Jéhovah pèse les esprits. » Prov., XVI, 2. Il communique son esprit quand il lui plait, il le retire de ceux qui s’en sont rendus indignes et permet qu’ils soient envahis par l’esprit mauvais. L’histoire de Saûl nous

donne un exemple manifeste de cette influence de l’esprit de Dieu et de l’esprit mauvais sur une âme, des effets de cette double inlluence et du discernement qui en est possible. Dès que Samuel eut oint le fils de Cis, l’esprit du Seigneur vint en celui-ci, « Dieu lui donna un autre cœur. » I Reg., x, 9. Plus tard, après l’onction de David, « l’esprit de Jéhovah se retira de Saùl, et un mauvais esprit venu de Jéhovah (c’est-à-dire venu avec la permission de Jéhovah) le troublait. » IReg., xvi, 14. Lorsque cet esprit était sur Saùl, « David prenait sa harpe et jouait de sa main, et Saùl se calmait et se trouvait bien, et le mauvais esprit se retirait de lui. » I Reg., xvi, 23. Lorsque Saùl possédait l’esprit de Dieu, il était calme, fort et prudent, prophétisait parfois ; les mêmes signes se renouvelèrent en David après que l’onction de Samuel lui eut donné l’esprit du Seigneur. Quand, au contraire, Saùl eut perdu cet esprit, on le vit, sous l’influence du démon, agité de mouvements violents, soupçonneux, vindicatif, plein de tristesse et de désespérance, irascible et jaloux. Ces données nous fourniront des marques utiles pour établir les règles du discernement. Cf. Hummelauer, Comment, in l. 1 Reg., Paris, -188(5, p. 168.

L’esprit du Seigneur se répandit dans d’autres personnages de l’Ancien Testament. Il opéra en eux de grandes choses qui furent salutaires au peuple de Dieu et accompagnées de signes auxquels on pouvait discerner l’action divine. Ainsi l’esprit du Seigneur revêt Gédéon de sa force et en fait le sauveur de son peuple opprimé, Jud., vi, 34 ; il descend sur Jephté ri sur Samson et leur fait accomplir des exploits remarquables ; il remplit Beseleel et lui inspire des merveilles d’art pour le service du culte, Jud., xi, 29 ; XIII, 25 ; xiv, 6, 19 ; Exod., xxxi, 3 ; xxxv, 31 ; il éclaire les prophètes et ils deviennent « une ville forte, une colonne de fer et une muraille d’airain. ».Ter., I, 18. Cf. Knabenbauer, Comment, in lsaiam, xi. 2, Paris, 1887, t. i, p. 270.

Ainsi l’habitude du contact avec Dieu en donnai ! l’expérience et fournissait les caractères auxquels l’on reconnaissait l’action d’en haut et l’on discernait l’esprit de Dieu, des autres esprits.

Les prophètes nous renseignent, du reste, sur ces caractères. Isaïe, xi, 2, 3, nous dit que l’esprit de Jéhovah est esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de piété, esprit de crainte de Jéhovah. Voir Dons du Saint-Esprit.

II. D’après le Nouveau Testament. — L’Évangile nous montre en acte l’inlluence des divers esprits et la nécessité de les discerner. Notre-Seigneur est conduit au désert par l’inlluence de l’esprit d’en haut, Mat th., iv, 1, mais lorsque sa retraite et son carême sont terminés, l’esprit mauvais s’approche de lui et cherche à le tenter. Matth., iv, 3. Il met le tentateur en fuite par la force de son esprit surnaturel et les anges s’approchent et le servent. Matth., iv, 11. Nous voyons en jeu tous les esprits qui peuvent guider l’homme ou l’impressionner, sauf l’esprit humain né de la concupiscence, et Notre-Seigneur fait preuve d’un infaillible discernement dans ses attitudes envers eux.

Non content de l’exemple, il nous instruit sur les mœurs des esprits afin de nous apprendre à les connaître et à les vaincre. Il y a de mauvais esprits, ils sont impurs, Marc, i, 23, 26 ; iii, 11 ; vi, 7 ; vii, 25 ; Luc, iv, 36 ; vi, 18, etc. ; parfois ils sont muets, Marc, ix, 24 ; tantôt ils sont chassés par une simple injonction, Act., xvi, 18 ; cf. Luc, x, 17 ; i, 49 ; tantôt il « faut employer contre eux la prière et le jeûne. Luc, xvii, 20. Un de leurs caractères, c’est l’obstination à attaquer les âmes, et la perversité croissante de leur action. » Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos et il n’en

DICT. DE THÉOI.. CATHOL.

trouve point. Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti. Et revenant il la trouve vide, nettoyée et ornée. Alors il s’en va prendre sept autres esprits plus méchants que lui, et, entrant dans cette maison, ils y fixent leur demeure et le dernier état de cet homme est pire que le premier. » Matth., XII, 4345. Cf. Luc, xi, 2’*-26. Les retours du mauvais esprit sont donc toujours à craindre, ils sont plus agressifs et, quand on y cède, plus dominateurs.

Ces données multiples du Sauveur serviront à la tradition patristique et théologique dans la recherche des moyens de reconnaître les esprits dont l’inlluence se fait sentir à l’homme. Cette tradition trouvera d’autres secours dans la doctrine de saint Paul, s’inspirant de la parole du Christ : a fructibus éorum cognoscetis cos. Matth., vii, 20. Il décrit les fruits de la chair, c’est-à-dire du démon et de la matière corrompue de l’homme, et les fruits de l’esprit, c’est-à-dire de la grâce du Christ, et fournit ainsi des critères sûrs pour le discernement de l’esprit divin et de l’esprit diabolique. Il établit d’abord l’opposition entre la chair et l’esprit : « Car la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit ; et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair ; ils sont opposés l’un à l’autre, de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez. » Gal., v, 17. Il faut, en effet, choisir entre les deux et quand une fois on a choisi l’un, l’autre se trouve exclu par le fait ; il y a, dans cette opposition de la chair et de l’esprit, des nécessités qui s’imposent à la volonté et qui lient sa liberté. Il dit ensuite les fruits, c’est-à-dire les signes de la chair. « Les œuvres de la chair sont manifestes ; ce sont l’impudicité, l’impureté, le libertinage, l’idolâtrie, les maléfices, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les emportements, les disputes, les discussions, les sectes, l’envie, (les meurtres,) l’ivrognerie, les excès de table et autres choses semblables. » Gal., v, 19-21. Cette dernière parole « et autres choses semblables » indique l’intention de l’apôtre de ne pas énuinérer tous les signes de l’esprit mauvais ; on en trouve, en effet, d’autres listes dressées par lui. Rom., 1, 29, 20 ; I Cor., vi, 9, 10 ; II Cor., XII, 20, 21 ; Eph., v, 3-5. Mais ceci suffit à nous éclairer, et les auteurs ascétiques s’en contenteront d’ordinaire comme règle de discernement de l’esprit mauvais. Cf. J. Lopez Ezquerra, Lucerna mystica, tr. IV, c. xvii, n. 150 sq., Venise, 1745, p. 110 sq.

Quant aux œuvres de l’esprit, voici comment on les reconnaîtra : « le fruit de l’esprit, au contraire, c’est la charité, la joie, la paix, la patience, la mansuétude, la bonté, la fidélité, la douceur, la tempérance… Ceux qui sont à Jésus ont crucifié la chair, avec ses passions et ses convoitises. » Gal., v, 22, 21. Ceci encore servira à l’ascétisme chrétien pour le diagnostic des intluences divines. J. Lopez, op. cit., c. XVI, p. 109.

Dans l’Épitre aux Galates, saint Paul oppose les œuvres de la chair à celles de l’esprit surnaturalisé où est descendue la grâce et dans lequel habite le Christ. Dans son Epitre aux Romains, vii, 14 sq., il oppose les œuvres de la concupiscence à celles de la raison naturelle nonencore régénérée et montre comment l’homme, par suite du péché originel, a été pour ainsi dire coupé en deux parties hostiles et Hotte ballotté par une double inlluence contraire. Cf. Cornely, Comment, in Epist. ad Rom., Paris, 1896, p. 373.

Ainsi la doctrine se précise ; on voit se dessiner ou prendre du relief les divers agents naturels, préternaturels ou surnaturels qui se disputent la possession de l’homme et les choix de sa liberté. Saint Jean peut maintenant établir sa grande règle de discernement des esprits, après en avoir affirmé la nécessité : « Mes bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit ; mais voyez par l’épreuve (à laquelle vous les soumettrez) si les esprits sont de Dieu, car plusieurs faux prophètes sont

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venus dans le monde. C’est le moyen de discernement. En voici maintenant le devoir : « Vous reconnaîtrez à ceci l’esprit de Dieu : Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas ce Jésus n’est pas de Dieu ; c’est celui de l’Antéchrist, dont on vous a annoncé la venue. » I Joa., iv, 1-3. Saint Paul veut que l’on reconnaisse les esprits à leurs fruits et donne des règles morales de discernement ; saint Jean les dislingue par la profession de la foi et nous donne un critère dochival.

L’art du discernement des esprits est acquis ou infus. Ce que la sainte Ecriture nous en a révélé jusqu’ici concerne surtout le discernement acquis. Il est intéressant de lire la première Épitre aux Corinthiens où saint Paul parle des charismes de l’Esprit-Saint et range parmi eux le don infus de la discrelio spirituum. « Il y a diversité de dons, écrit l’apôtre, mais c’est le même Esprit. En effet, à l’un est donnée par l’Esprit une parole de sagesse, à l’autre une parole de connaissance selon le même Esprit ; à un autre la foi, par le même Esprit ; à un aulre le don des guérisons, par ce seul et même Esprit ; à un autre la puissance d’opérer des miracles ; à un autre la prophétie ; à un autre le discernement des esprits ; à un autre la diversité des langues ; à un autre le don de les interpréter. Mais c’est le seul et même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît. » I Cor., xii, 4-11.

Le discernement des esprits appartient donc à l’organisme des charismes. On sait que ceux-ci étaient des dons surnaturels gratuits, accordés par Dieu, non pas toujours à la sainteté, mais comme il lui plaisait, à ceux qui pouvaient, aidés de ces dons, concourir à l’utilité commune. En effet, « à chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune. » I Cor., xii, 7. Les charismes servaient à l’action du Saint-Esprit dans l’Eglise et n’étaient autres que des facultés spéciales données à certains fidèles de produire diverses opérations extraordinaires, comme la glossolalie et la prophétie. Le prophète Joël les avait annoncés, il, 28 sq. ; cf. Act., il, 16 sq. ; le Christ les avait promis, Marc, xvi, 17 sq. ; cf. Matth., x, 1, 8 ; Marc, ni, 15 ; VI, 7, 13 ; Luc, îx, 1, 6 ; Joa., xiv, 12 ; ils avaient apparu dans les apôtres, une première fois, à Jérusalem, le jour de la Pentecôte, comme preuve de la venue de l’Esprit-Saint. Act., ii, 4-13. Il en est souvent question aux premiers temps de l’Église, soit dans les Actes, x, 44-46 ; xix, 6 ; cf. viii, 18 ; soit sous la plume de saint Pierre, I Pet., iv, 10 ; soit surtout sous celle de saint Paul. Piom., XII, 6-8 ; I Cor., xii-xiv ; Cal., iii, 5 ; Eph., IV, 7-12.

Le discernement des esprits rejoint la prophétie à peu prés comme le don d’interprétation rejoint la glossolalie. Ceux qui avaient le don des langues ne pouvaient édifier les auditeurs, ni concourir à l’utilité spirituelle commune que si des chrétiens favorisés du don d’interprétation venaient traduire leur langage et en communiquer le sens aux fidèles. Pareillement, la prophétie avait, non pas toujours, comme la glossolalie, mais souvent, besoin d’être complétée, soit chez le prophète lui-même, soit chez un autre, par le don du discernement des esprits. Prophétie autem duo aut très dicant, et ceteri DIJVpiCENT, écrit saint Paul. I Cor., xiv, 29. Les prophètes parlaient sous l’inspiration divine, commentant la révélation pour l’enseignement de tous, exhortant à la vertu, s’élevant contre les vices, parfois découvrant les secrets des cœurs ou levant les voiles de l’avenir, afin de prouver la vérité et le caractère divin de leurs enseignements ou de leurs exhortations. Mais il pouvait arriver que l’un ou l’autre mêlât aux paroles inspirées par l’Esprit, des choses tirées de son propre fonds et entachées d’erreurs. Comment des lors démêler le divin et l’humain, re connaître ce qui était d’inspiration divine ? En autorisant plusieurs prophètes, deux ou trois à parler dans une même réunion, saint Paul donnait un premier mojen de contrôle, puisque les points de rencontre des divers discours pouvaient être considérés comme d’inspiration divine, mais Dieu, dans ces temps d’ignorance humaine et d’interventions surnaturelles extraordinaires, avait voulu, par le don infus de discernement, fournir à ses fidèles un organe sur qui permit de distinguer les vrais prophètes des pseudoprophètes. Cf. Ifagen, Lexicon biblicum, v° Charisma, Paris, 1905, t. i, col. 834 sq. ; Cornely, Comment in I Cor., xiv, Paris, 1890, p. 441 sq. ; pseudo-Clément, EpisU, i, De virg., xi, 10, Eunk, Patres apostolici, t. il, p. 11.

III. Chez les Pères.

Nous ne pouvons citer ici tous les textes des saints Pères se rapportant à l’un ou à l’autre des signes de l’Esprit de Dieu, de l’esprit de l’homme ou de l’esprit mauvais. Ce serait œuvre interminable et sans grand profit doclrinal. La grande synthèse, telle qu’elle se lit par exemple dans l’ouvrage de Scaramelli, n’est pas encore constituée, mais les éléments apparaissent successivement, soit dans les conseils moraux, ascétiques et mystiques inspirés aux saints Pères par leur expérience religieuse et adressés aux fidèles, particulièrement à ceux qui se destinent à une vie plus parfaile et sont les précurseurs des anachorètes ou des ascètes, soit dans l’explication des passages de la sainte Écriture où sont énumérés les dons du Saint-Esprit ou bien où sont décrites les tentations suggérées par le démon aux âmes et au Sauveur lui-même. Surles dons du Saint-Esprit, accordés aux fidèles et manifestant en eux l’action surnaturelle, voir saint Jean Chrysostome, In Ps. xliy, n. 2, P. G., t. lv, col. 186 ; S. Cyrille d’Alexandrie, In Js., xi, 2, P. G., t. i.xx, col. 314 ; S. Jérôme, In ls., xi, 2, P. L., t. xxiv, col. 144 sq. ; S. Ambroise, In Ps. cxviii, serin, iii, n. 21, P. L., t. xv, col. 1230 ; cf. De sacram., 1. III, c. ii, n. 8, P. L., t. xvi, col. 43L Voir Dons dv Saint-Esprit. Sur les signes de l’inspiration des démons, les saints Pères font observer que Satan profite souvent des premiers mouvements mauvais suscités en nous par notre nature pécheresse. Il laisse ces mouvements s’opérer en nous et par nous et il trouve en eux une excuse à nous tenter et à nous pousser plus avant dans une voie que nous avons nous-mêmes choisie et en même temps un moyen de dissimuler son influence, nous croyons continuer par nous-mêmes ce que nous avons commencé seuls. Cf. Origène, De princip., III, c. ii, n. 4, P. G., t. xi, col. 508 ; S. Basile, lnterr. in reg. brer., lxxv, P. G., t. xxxi, col. 1134 ; S. Jean Chrysostome, Homil, liv, in Act., n. 3, P. G., t. i.x, col. 377 ; De eccl. dogm., dans les Œuvres de saint Augustin, c. xi.ix (i.xxxu), P. L., t. xlii, col. 1221 ; cf. S. Thomas, Sum. theol., I a II", q. i.xxx, a. 4 ; Ach. Gagliardi, Commentarii scu explanationes in Exercitia spirilualia S. P. Jgnatiide Loyola, ni et iv hebdomada, c. I, § 1, Bruges, 1882, p. 110. L’action des démons sur nous se trahit surtout par l’orgueil qu’il met dans ses suggestions et qu’il introduit dans nos intentions. Cf. S. Augustin, De civitate Dei, 1. XIV, c. xiii, /’. L., t. xli, col. 120 ; S. Grégoire, Moral., 1. IV, c. ix, /’. L., t. LXXV, col. 644 ; S. Rernard, De gradibus humilitatis et superbise, P. L., t. clxxxii, col. 958.

Dès que la vie cénobifique ou érémilique se fut un peu développée, le problème du discernement des esprits se posa et s’imposa avec une force telle, que les principaux instituteurs des moines durent l’examiner et en donner des solutions théoriques et pratiques conservées dans l’histoire du monachisme. Nous en trouvons les premiers linéaments dans les œuvres de Cassien, de saint Nil et de saint Jean Climaque. Au rapport de Cassien, on demandait à l’abbé Daniel comment

pouvait s’expliquer le passade subit de certaines âmes de la joie spirituelle la plus ineffable à la plus morne tristesse. Hic beatus Daniel inquirentibus nobis cur interdum résidentes in cellula lanla alacritalecordts, cum ine/fabili quodam gandio et exuberantia secretissimorum sensuum repleremur, ut eam non dicani sernio subscqui, sed ne ipse quidem sensus occurreret, … ac rursiim nullis existentibus causis tanta subito anxielate repleremur, et irratiunabili quodam mœrore premeremur, ut non solurn nosmetipsos hajusmodi sensibus arescere sentiremus, verum etiam horreret cella, sorderet leclio…, ita respondit. La question est posée. La réponse de l’abbé Daniel sera complète et nous donnera déjà le triple aspect sous lequel devra de tout temps être considéré le problème du discernement des esprits. Si nous en croyons les anciens, nous dit ce moine qui se présente donc comme le simple témoin d’une tradition vieille déjà, si nous en croyons les anciens, la stérilité de l'âme peut être due à une triple cause : à notre négligence, à l’attaque du démon, à l’action de la divine providence. C’est la distinction du triple esprit auquel il faut rapporter les mouvements de notre libre arbitre : Triparlila nobis a majoribus super /tac, quant dicitis, sterilitate mentis trad.ta ratio est. Aut euim de negligenlia noslra, aul île impugnatione diabuli, aut de dispensalione Domini ac probatione descendit. Dans la première conférence, l’abbé Moïse avait déjà dit : « Voilà ce qu’il nous faut savoir avant tout : que nos pensées peuvent avoir une triple origine et venir de Dieu, ou du démon, ou de nous. « Jllud sane prse omnibus scire debemus : tria cogilationum noslrarum esse principia, id est, ex Deo, ex diabolo et ex nobis. Coll., i, c. xix, P. L., t. xlix, col. 508. L’abbé Daniel reprend ensuite ebacune de ces causes afin de la mettre en relief. La négligence nous fait perdre le fruit des expériences personnelles passées, que nous n’avons pas le courage d’utiliser ; elles nous rend lâches devant les pensées mauvaises que nous laissons pénétrer dans notre cœur et en couvrir le sol d'épines et de buissons où s'étoutle toute bonne semence. Et de negligentix quidem cum nostro vitio tepore prxcedenle incircumspecle nosmetipsos et remissius exhibentes, et per ignaviam et desidiam noxiis cogitationibus pasti lerram cordis nostri spinas et tribulos facimus germinare, quibus in ea pidlulanlibus conséquente)' efficimur stériles alquc ah ontui reddimnr spirituali fructu et contemplatione jejuni. Plus tard, saint Grégoire, Moral., l. X, c. vii, P. L., t. lxxv, col. 926, et saint.lean Climaque, Scala paradisi, grad. xxviii, commenteront et confirmeront cette pensée. Mais la négligence n’est pas la seule cause de nos désolations intérieures. Le démon, lui aussi, intervient parfois, soit pour renforcer encore nos inclinations mauvaises, soit, comme l’observe l’abbé Daniel, pour contrarier nos actions ou même nos intentions bonnes et cela avec une subtilité qui surprend notre cœur à son insu ou malgré lui. De impugnatione vero diaboli, cum etiam bonis nonhunquam sludiis dediti, callida subtilitate mentem noslram adversario pénétrante, vel ignorantes ab optimis intentiunibus abstrahimur vel inviti. Ces moines du désert avaient découvert les artifices du démon, ils savaient que c’est un esprit sublil qui s’insinue chez nous et parfois, sans que nous nous en doutions, trouble le cours de notre vie surnaturelle et y éteint la flamme des bonnes inspirations. Peut-on mieux montrer la nécessité de la vigilance chrétienne et du discernement spirituel ? Alard Gazet, dans son commentaire sur ce passage des Collations de Cassien, rapporte un trait de la vie de saint Macaire, tiré des Vilse Patruni, I. II, c. xxix, où le saint abbé fait preuve d’un admirable discernement dans une circonstance où le démon lui était apparu sous la forme d’un moine

zélé. Le commentateur signale d’autres faits dans la Vie de saint Antoine, par saint Atbanase ; dans celle d’Ililarion, par saint Jérôme ; dans les œuvres de saint Grégoire, Dial., LU, c. IV, P.L., t. lxvi, col. 142 ; dans l’ouvrage de Césaire, moine de Citeaux, Dialogus miraculorum, Cologne, 1481, réimprimé en 1591 et 1599, puis à Anvers, 1605, sous le titre lllustrium miraculorum et Itistoriarum libri XII, et mis à l’Index en Espagne. Les histoires, du reste à contrôler, auxquelles Alard Gazet fait allusion sont au l. V, c. v. Dieu lui-même soumet parfois une âme à la tristesse afin de l'éprouver et cela, nous dit l’abbé Daniel, dans un double dessein. D’abord, la divine providence, en nous retirant ainsi ses consolations, et en nous montrant l’impuissance où nous sommes de rétablir, par nos propres forces, notre état antérieur de joie spirituelle, nous excite à l’humilité et à la conviction que Dieu seul est le principe des énergies et de la paix de l'âme. Dispensationis autem vel probationis Domini duplex causa est : prima ut paulisper ab ipso derelicti et mentis noslrie humiliter intuentes iu/irmita/em, et nequaquam super jirsecedente purilate cor dis, quæ nobis illius est visitativne donata, nullatenus extollamur, probantesque nos ab eodem dereliclos, gemitibus nos tris et induslria illum lœtitiie ac purilatis slatum recuperare non posse intelligamus, et prseteritam cordis alacritatem non nostro studio, sed illius dignalione nobis fuisse collatam, et præsentem de ipsius rursum gratia et illuminatione esse poscendam. On peut trouver un développement de cetteidée de culture divine de l’humilité par le moyen des désolations, dans saint Grégoire, Moral., l. II, c. xxvii, P. L., t. lxxv, col. 577, et dans saint Bernard, In Canlic, serm. liv, /'. L., t. Ci.xxxiii, col. 1038. L’humilité est une vertu indispensable à l'édifice de la perfection ; elle déblaie le terrain ; mais précisément parce qu’elle déblaie le terrain, il faut qu’autre chose vienne se joindre à elle, l'énergie qui entreprend, la constance qui construit, la persévérance qui achève. Et la formation de l'âme à cette énergie, à cette constance et persévérance est l’autre dessein de la providence dans les désolations qu’elle nous envoie et par lesquelles elle entend tremper nos caractères : Secunda vero probationis causa est ut perseverantia nostra, vel mentis constantia et desiderium comprobetur, quaque intentione cordis et orationum instantia deserentem nos visitationem Sancti Spiritus requiramuS, manifesti’tur in nobis ; ac pariter agnosceiiles quanlo labore amissum istud spirilale gaudium et puritatis lœlitia conquiratur, sollicitius inventant custodire ac lenere intentius studeamus. Quodantmodo enim negligentius custodiri solet, quidquid creditur facile posse reparari. Coll., iv, c. iii, iv, P.L., t. xlix, col. 586-588.

Saint Bernard, dans son sermon ix in Canlic, P. L., t. ci.xxxiii. col. 815, et dans son sermon xxii, col. 878, nous révèle les mêmes intentions providentielles cachées sous certaines désolations d'âmes. Ces documents suffisent pour indiquer comment la sollicitude de discerner les esprits auxquels obéit ou. résiste la volonté humaine, en tout cas qui l’assiègent de leurs influences salutaires ou dangereuses, exista chez les premiers instituteurs de la vie monastique. Il faudrait encore analyser toute la conférence vil, qui est De atiimn 3 mobililate et spiritualibus nequitiis, c’est-à-dire dans laquelle l’abbé Sérénus, parla plume de Cassien, décrit les moyens par lesquels notre mobilité naturelle ou l’astuce diabolique nous éloignent de la perfection, et les signes auxquels on peut reconnaître leur action. Citons seulement ce passage de la conférence xviii, c. iii, P. L., t. xlix, col. 1093, où l’abbé Piainoun donne comme signe de l’esprit mauvais la tendance de certains jeunes à discuter et à critiquer

les traditions dos anciens, car « celui qui cherchant â s’instruire, commence par discuter, n’arrivera jamais à la vérité. L’ennemi voyant qu’il se fie plus à son propre jugement qu’à celui des Pères le poussera sans peine à trouver superflues et préjudiciables les choses les plus utiles et les plus salutaires ; il flattera son esprit propre de telle manière que, en s’ohstinant dans ses pensées déraisonnables, il ne jugera saint que ce qui lui semblera personnellement juste et droit. » Nunf /uani rationem verilatis inlrabit quisquis a discussione cœperlt erudiri, quia vldens cum inimicus suo potins quant palrum judicio confulentem, facile in id usque propellit, ut cliam Ma quæ maxime utilia atque saluberrima sunt, superflua ci videantur et noxia. Atque ita prassumptioni ejus callidus hostis Hindi t, ut irrationabilibus definUionibus suis pertinaciter inhserendo, hoc solummodo sibi sanctum esse persuadent, quod rectum atque justissimum suse tantum obslinationis errore censuerit. Signalons encore quelques pages de saint Nil, où nous sont données les caractéristiques de l’esprit de Dieu et de l’esprit du démon ; les premières sont la paix et la joie ; les secondes, la paresse et la tristesse, Tr. ad Eulogium monachum, c. vi, vii, P. G., t. lxxix, col. 1061-109’t, 1102-1103, et de saint Jean Climaque qui voit dans l’humilité, le signe de la présence de l’esprit de Dieu et de son action dans une âme. Scala paradisi, grad. xxv, P. G., t. lxxxviii, col. 987 sq. Cette idée de l’humilité signe de l’esprit divin, et de l’orgueil signe de l’esprit du mal, jointe à l’image de l’échelle du paradis suggérée aux auteurs sacrés par la vision de Jacob, a inspiré à Alard Gazet l’idée de construire une double échelle, celle de l’humilité d’après les préceptes de saint Benoît et celle de l’orgueil d’après la doctrine de saint Bernard. Dans l’une comme dans l’autre, il y a douze degrés qui sont autant de moyens de discernement. On en trouvera le dessin et l’explication dans P. L., t. xlix, col. 1329-1332.

Les théories que nous venons de citer prouvent que les Pères du désert possédaient les règles et l’habitude du discernement acquis. De nombreux faits attestent que, bien souvent, les plus saints d’entre eux reçurent de Dieu la faveur du discernement infus.

Le disciple de saint Antoine, « Paul le Simple, avait le privilège de voir ce qui se passait au fond des cœurs. Il lui suffisait de considérer attentivement le visage d’un moine au moment où il entrait à l’église pour savoir si ses pensées étaient bonnes ou mauvaises. » Dorn.T. M. Besse, Les moines d’Orient antérieurs au concile de Chalcédoine, c. xxiii, Paris, 1901, p. 516. Aussi découvrit-il un jour une crise salutaire qui s’était passée pendant un office dans l’âme d’un religieux. Il l’avait vu entrer dans le lieu saint entouré de démons qui le tiraillaient et l’entrainaient par un anneau qu’ils lui avaient passé au nez, tandis que tous les autres frères avaient un ange pour compagnon. Au sortir de l’oflice, il revit ce frère, mais cette fois blanc et joyeux, accompagné de son ange et suivi de loin par les démons penauds et confus. Il apprit que ce religieux avait, pendant l’exercice pieux, été touché de la grâce et s’étant repenti avait demandé à Dieu dans un élan de contrition parfaite le pardon des fautes graves dont sa conscience était souillée. Verba seniorum, CL xvii, P. L., t. lxxiii, col. 795, 796. « Saint Pakhôme pouvait, lui aussi, connaître les pensées les plus intimes. Il s’est maintes fois servi de cette lumière pour convertir de pauvres pécheurs. Son disciple Théodore avait la même perspicacité, quand il s’agissait de deviner les fautes commises dans le secret. Aminon, Epistola ad Theophilum, v, Acta sanctorum, t. m maii, p. 319. Jean de Lycopolis avait, également, le don de lire au fond des cœurs. Pallade en donne quelques exemples frappants. Historia lausiaca, xi.til,

P. G., t. xxxiv, col. 1112 sq. En voici un qui est rapporté par Bufin. Dieu lui faisait connaître la vie des religieux qui habitaient les solitudes du voisinage. Quand il avait reçu quelque lumière de ce genre, il écrivait à leurs supérieurs pour leur donner des avis en conséquence. Parfois les moines en recevaient de sa part qui étaient fort sages. Hisl. mon., xv, P.L., t. xxi, col. 434-435. Saint Hilarion qui avait appris surnaturellement la mort de saint Antoine, devinait le vice auquel un homme était soumis d’après l’odeur qui s’exhalait de ses vêtements ou des objets qu’il avait touchés. S. Jérôme, Vita sancti Hilarionis, xviii, xix, Acta sanctorum, t. xi octobris, p. 52. Au dire de Bufin, Évagre possédait le don du discernement des esprits â un degré tel que personne dans la région ne passait pour l’égaler. Ce privilège était accompagné d’une science peu commune des choses spirituelles. Bufin, Hist. mon., xxvii, P. L., t. xxi, col. 449. » Dom Besse, op. cit., p. 517-518. Nous ne prétendons pas que tous les faits de discernement infus attribués aux Pères du désert sont exacts, mais il faut reconnaître devant la multiplicité de ces faits, qu’un certain nombre au moins sont réels et que le don a certainement existé dans ce milieu privilégié.

On comprend maintenant ce qui est rapporté par Cassien sur une décision donnée par saint Antoine et adoptée unanimement par les Pères d’Egypte. Béunis en conférence, ils cherchaient â quelle vertu il importait d’attribuer la première place. Après qu’ils eurent tous donné leur avis, comme ils avaient émis des opinions fort diverses et parfois contradictoires, saint Antoine se leva et dit que, parmi toutes les vertus, il faut accorder la prééminence à la discrétion, laquelle est la mère, la gardienne et la régulatrice de toutes les autres. Elle conduit en toute sécurité les âmes à Dieu, les fait monter aux sommets les plus élevés de la perfection. Quand elle fait défaut, plusieurs, malgré de constants efforts, n’atteignent pas les sommets. Sans elle, il est impossible à la vertu non seulement d’être parfaite, mais même d’exister…. Declaratur nullam sine discretionis gratia perfecle posse vel perfici vel stare virtutem. Et ita tam beali Anlonii quam universorum sententia definitum est discrelioneni esse quæ fixo gradu intrepidwn monachum perducat ad Deum, prsedictasque virtutes jngiter conservet illsesas, cum qua ad consummationis excelsa fastigia minore posait faligalionc conscendi, et sine qua multi eliam propensius laborantes, perfectionis nequiverint culmen attingere. Omnium namque virtutum generatvix, custos moderatrixque discrelio est. Coll., ii, de discretione, c. iv, P. L., t. xlix, col. 528. Cf. Scaramelli, Le discernement des esprits, trad. Brassevin, Introduction, Paris, 1893, p. 3-4.

IV. Selon saint Thomas d’Aquin. — Nous citerons trois portions des œuvres de saint Thomas d’Aquin où se trouvent les principes directeurs établis par lui pour la solution de la question qui nous occupe. — I" Signalons d’abord les articles de la Somme théologique où il demande si le démon peut être, dans le pécheur, cause de péché. Le saint docteur, tout en sauvegardant les droits et l’indépendance de la liberté humaine que le démon ne peut directement lléchir, ni immédiatement déterminer, reconnaît cependant que, soit par la proposition extérieure des objets mauvais, soit par les suggestions internes, le démon peut nous incliner au mal ou nous solliciter â pécher. Son action est très étendue, ainsi qu’en témoigne saint Augustin quand il nous le montre « s’attachant â toutes les formes sensibles pour pénétrer, â leur faveur, dans tous nos sens, s’incarnant dans les figures, s’accrochant aux couleurs, chevauchant avec les sons, se mêlant aux parfums. » Serpit hoc inalum, scilicet quod est diabolus, per omnes aditus sensibiles, dat se /iguris, accommodât

se coloribus, adhæret sonis, infundit se saporibus. Liber lxxxiii quæstionum, q. xii, P. L., t. xl, col. 14. L’action du démon n’est cependant pas universelle, et il y a des fautes commises par l’homme et la concupiscence, sans autre intervention du diable que son influence lointaine et originelle dans la faute de nos premiers parents. Il y a donc lieu à discerner les fautes qui viennent de l’homme, des fautes suggérées au pécheur par le démon. Suni. theol., II a 11*, q. lxxx, a. 1-4.

2° Une des manifestations les plus graves du démon se produit par les faux prophètes. Saint Thomas nous met en garde contre elle par ses questions sur la prophétie, IIa-IIæ, q. clxxi-clxxiv, plus particulièrement ixxxiv, a. 3 ad 4um ; clxxii, a. 5, ad 3um ; a. 5, ad 2um. De son enseignement nous pouvons déduire les signes suivants auxquels se reconnaissent les prophètes conduits ou inspirés par l’esprit mauvais. 1. Les organes du démon apparaissent comme esclaves, et assujettis absolument à l’action de Satan ; les vrais prophètes, au contraire, gardent la liberté de leur langage et restent maîtres de ce qu’ils taisent et de ce qu’ils disent, comme de la manière de l’exprimer. 2. Les premiers ont horreur du nom de Jésus, les seconds l’invoquent et s’en couvrent volontiers. 3. Les vrais prophètes disent vrai et leurs prophéties se réalisent ; la vérité manque aux paroles des faux prophètes et leurs prédictions ne se vérilient pas, au moins entièrement. 4. Les vrais prophètes ont une mission légitime, les faux pro phèles sont des intrus qui tirent d’eux-mêmes leurmandat. 5. Enlin ceux-là sont désintéressés et ne cherchent que le bien et le salut de leurs frères, ceux-ci sont égoïstes et cupides. Cf. Vallgornera, Mystica theologia divi Thomse, q. iii, dis. V, a. 4, Turin, 1890, p. 522.

3° Dans son commentaire suri Cor., xii ; II Cor., xi, saint Thomas traite des visions, rappelle que Satan se transfigure parfois en ange de lumière et indique les moyens par lesquels il est possible de dépister son astuce. Les vrais bons anges, dit-il, commencent par exhorter au bien et ne se départent jamais de cette attitude ; les faux bons anges, c’est-à-dire les démons, s’ils débutent par des excitations au bien, modifient bientôt leur langage et mènent rapidement au mal. Les vrais bons anges éliraient parfois par leur venue, mais leur présence devient bien vite un principe de consolation et de force ; la présence des faux bons anges ne cause que déception, trouble et tristesse ; les uns rassérènent l’âme, les autres la déconcertent et la paralysent. Cf. Vallgornera, op. cit., a. 4, p. 523 sq.

V. Selon l’Imita tion de Jésvs-Cbrist. — L’auteur de l’Imitation apporta son importante contribution au problème du discernement par lesc. liv et lv du 1.111 Au c. lv, il distingue à la suite de saint Paul, Rom., vii, 22, 23, dans la nature déchue, la loi du péché et la loi de l’esprit, la première s’opposant à la seconde. La loi de l’esprit a été mise m nous par Dieu quand il nous a créés à son image et ressemblance. La seconde est venue en nous par le péché originel et elle est en nous le principe de mouvements mauvais et de décisions coupables. « Car, depuis qu’elle est tombée par Adam le premier homme et a été corrompue par le péché, la peine de cette chute est passée dans tous les hommes, de manière que cette même nature, que vous avez créée bonne et droite, se prend maintenant pour le vice et la faiblesse de la nature corrompue, parce que les mouvements dont elle est demeurée maîtresse entraînent au mal et aux choses basses. » Nam per primum hominem Adam lajsa et vilialaper peccalum, in omnes homines pana hujus maculse descendit, ut ipsa natura, quæ bona et recta a le condila fuit, pro vilio jam et in/irmitate corruptæ naturse ponatur, eo quod motus ejus sibi relictus ad malum et inferiora

trahit, c. LV, S 2, Paris, 1870, p. 423. Les mouvements mauvais sont tellement puissants que la loi de l’esprit en est devenue à peu près impuissante et « le peu de vertu qui lui est restée n’est proprement qu’une étincelle cachée sous la cendre. » Modica vis quæ remansit est tanquam scintilla quædam latens in cinere. lbid. La raison naturelle, abandonnée à elle-même, chez qui la loi de l’esprit n’est qu’une étincelle sourde et la loi du péché un principe de mouvements tentateurs, cette raison est encore capable d’un certain discernement naturel qui théoriquement lui fait voir dans une certaine mesure le bien et le mal et vouloir le bien, mais pratiquement n’a pas la force de retenir sur la pente du mal. Hœc est ipsa ratio naturalis, circumfusa magna caligine, adhuc judicium habens boni et mali, veri falsique dislanliam, licet impotens s’il adiniplere cmne quod approbat, nec pleno jam lumine veritatis nec sanilale ajjectionum suarum potiatur.

Ce discernement naturel étant environné d’épaisses ténèbres d’une part, et imj uissant, d’autre part, à provoquer efficacement la fuite du mal et la pratique du bien, il nous faut la grâce dont l’eiîet sera double, susciter en nous les mouvements du bien, donner à notre esprit la lumière qui discernera entre les mouvements de la nature dont nous avons parlé et qui obéissent à « la loi du péché » et les mouvements de la grâce qui réveillent et surnaturalisent « la loi de l’esprit ». quant maxime est milti necessaria, Domine, tua gratia ad inchoandum bonum, ad proficiendum et ad per/iciendum. .. Ipsa fortitudo mea, ipsa consilium confert et auxilium. lbid., § 5, (i, p. 424, 426.

Le discernement surnaturel demande une attention soutenue, car les mouvements de la nature et de la grâce s-onl extrêmement contraires et si subtils que difficilement sont-ils bien connus, sinon par les personnes spirituelles et intérieurement éclairées. Fili, diligenter adverte motus naturse et gratiæ, quia valde contrarie ei subtiliter moventur, et vix, nisi a spirituali et intimo illuminato /tontine, discernuntur, c. i.iv, § 1, p. 412.

Ce qui augmente encore la difficulté, c’est que « tous les homines à la vérité cherchent le bien et ont en vue quelque chose de bien dans tout ce qu’ils disent et ce qu’ils font, aussi la fausse apparence du bien en trompe plusieurs. » lbid., >. ili. Donc il y a du bien, réel ou apparent au terme de lous les mouvements humains, qu’ils viennent de la nature ou de la grâce, et le rôle du discernement sera de distinguer, parmi les biens que la volonté choisit et poursuit, ceux qui sont vrais et ceux qui sont faux, ou plutôt ceux qui sont opportuns et ceux qui ne conviennent pas à l’humaine nature.

Après avoir ainsi montré qu’il y a un discernement naturel et un discernement surnaturel, combien celui-ci est nécessaire et difficile, le saintauteur nous denne le principe, puis les règles du discernement surnaturel.

Le principe gît dans ce fait de constatation quotidienne qu’il y a une opposition profonde entre les fins poursuivies par la nature et par la grâce. La nature se recherche elle-même et n’est jamais sincèrement désintéressée, « elle n’a jamais en vue qu’elle-même ; » la grâce « agit toujours purement pour Dieu dansqui elle trouve sa fin et son repos, » £ 2, p. 414. La nature rapporte tout à elle, elle combat et elle dispute pour elle ; la grâce rapporte tout à Dieu, de qui toutes choses viennent ; elle ne s’attribue aucun bien, §16, p. 418.

De ce principe vont découler facilement les règles du discernement. Elles se ramèneront à deux séries logiques : premièrement, la nature dans ses mouvements s’écarte de tout ce qui n’aboutit pas à elle comme fin ; deuxièmement, elle tend vers tout ce qui seconde sa finalité personnelle et égoïste. Quant aux mouvements de la grâce, ils s’écartent de la nature et vont vers

Dieu. L’auteur de V Imitation entre dans des détails su^estifs à ce sujet. Appartenant à la première série, les règles suivantes sont établies. D’abord, la nature a horreur de tout ce qui tend à la diminuer ou à plus forte raison à la détruire. Cela se comprend, si elle a mis sa finalité en elle-même, elle ne peut supporter ce qui est l’ennemi de son moi hypertrophié. Elle « ne meurt qu’à regret, elle ne soutire jamais volontairement qu’on l’abaisse, qu’on la soumette et qu’on la dompte. Mais la grâce s’étudie à se mortifier, elle résiste à la sensualité, elle cherche à se soumettre, elle désire d’être vaincue, elle ne veut point se servir de sa liberté, elle aime à être sous la discipline d’autrui, elle ne veut point commander, elle veut toujours vivre, demeurer et être sous la main de Dieu et elle est toujours prête d’ohéir à toutes les créatures pour l’amour de Dieu, » §3, p. 41t. Cf. I Pet., il, 13.

La nature a une seconde horreur, celle de tout ce qui menace de la déconsidérer et de la priver de tout ce qui peut l’entourer d’honneur et d’attentions. La grâce, elle, au contraire, « aime à souffrir des altronts pour l’amour de Jésus-Christ, » S 6, p. 414. Cf. Act., v, 41.

Troisième horreur de la nature non partagée par la grâce, c’est celle qui a le travail ou les privations pour objet. La nature aime l’oisiveté et le repos du corps ; elle se plaint que quelque chose lui manque ou la fâche : jouir et ne rien faire, lui va. La grâce ne saurait être sans rien faire, travaille avec plaisir, supporte les privations avec confiance, § 7, 15, p. 414, 418.

Les règles de la seconde série s’appuient sur les désirs ou tendances de la nature et de la grâce. La première recherche tout ce qui flatte ou satisfait son moi ; la seconde poursuit ce qui mène à Dieu. Aussi la nature désire-t-elle sans cesse : « elle reçoit plus volontiers qu’elle ne donne, elle aime à avoir les choses en propre et en particulier, elle estime les choses temporelles, les profits la réjouissent : c’est la cupidité, s § 10, 9, p. H6. La grâce se contente de peu et elle croit qu’ « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. » Act., xx, 35. Elle n’a d’attention que pour l’éternité, elle n’a point d’attache pour ce qui est temporel, les pertes ne la troublent point. Ibid.

A la nature il faut des consolations extérieures qui font plaisir aux sens ; elle reçoit volontiers de la considération et de l’honneur. Aussi est-elle aise d’avoir des amis et des parents en grand nombre. Elle se glorifie de la noblesse de son origine et du lieu de sa naissance, elle a de la complaisance pour les puissants, elle flatte les riches et applaudit à ceux qui lui ressemblent, i ; 12, 5, 14, p. 416, 414, 418. A l’opposé, la grâce ne cherche de consolation que dans Dieu et ne veut de joie que dans le souverain Bien qu’elle préfère à tout ce qui est visible…, elle attribue fidèlement g à Dieu tout l’honneur et toute la gloire, » Ps. xxviii, 2 ; …elle aime même ses ennemis et ne s’élève point pour le grand nombre de ses amis, elle ne fait aucun cas de la grandeur et du lieu de sa naissance s’il ne s’y joint une plus grande vertu ; elle est favorable au pauvre et à l’innocent plutôt qu’au riche et au puissant. Ibid.

Enfin la nature est tout au dehors, cherchant le brillant plutôt que le solide, avide de nouvelles, curieuse de savoir, heureuse de se montrer ; tandis que la grâce, plus attachée au fond, plus adonnée à la vie intérieure, préfère le recueillement et le calme, l’humilité et la pauvreté, §8, 16, p. 416, 420.

L’auteur de l’Imitation, si expert à signaler les caractéristiques des mouvements de la nature et de la grâce, n’excelle pas moins à dénoncer les procédés du démon et à décrire les oies par lesquelles le tentateur s’insinue chez nous pour y exciter les mouvements mauvais. « D’abord il ne se présente à l’esprit qu’une simple pensée ; elle est suivie d’une forte imagination et puis du plaisir et enfin viennent les désirs déréglés et

le consentement. C’est ainsi que petit à petit l’ennemi malicieux s’empare entièrement de nous, quand on ne lui résiste pas dans le commencement. Plus longtemps on néglige de s’opposer à lui, plus on devient faible à chaque moment et plus l’ennemi se rend puissant, » l. I, c. xiii, ^ 5, p. 42.

VI. D’après Pierre d’Ailly. — Pierre d’Ailly a écrit deux traités, dont le second fort long De falsis proplielis. Le premier dénonce surtout les ruses et procédés des hérétiques hypocrites et autres faux docteurs, qui se revêtent de la peau des brebis et ne sont que des loups ravisseurs. Ce sont les modernistes de son temps. Le second traité a pour objet de combattre les erreurs de l’astrologie. Nous pouvons y trouver un témoignage de la tradition chrétienne sur le discernement des esprits. Dans cette œuvre d’une ordonnance quasi mathématique et d’une forme logique rigoureuse, Pierre d’Ailly annonce trois questions, dont deux seulement sont résolues, ce qui semble indiquer qu’il n’a pas pu ou voulu terminer son travail. La première question reprend le problème envisagé déjà dans le premier traité, des dissimulateurs, des modernistes, loups dangereux cachés sous les peaux de brebis. La troisième question annoncée mais non abordée devait être du discernement des miracles, la seconde, 1res longue, parle des prophéties. Elle en dit la nature et la ramène à l’annonce surnaturelle de l’avenir, fulurorum contingenlium supernaturales verilates. Dans/oa « HJs Gersonii opéra, Anvers, 1706, t. i, p. 528. Elle en dit la cause qui ne peut pas être naturelle. La nature peut seulement fournir des dispositions physiques et morales qui facilitent le concours que l’homme peut apporter à l’action prophétique. Et ici vient la distinction entre les diverses espèces de prophéties. Outre les vraies prophéties qui ne procèdent que du Seigneur, il y a des prévisions d’avenir faites par l’industrie ou la science humaine, en dehors ou à la faveur du sommeil, il y a des annonces d’événements futurs suggérées aux hommes par les démons. A ce propos le cardinal établit toute une dissertation sur la faculté qu’ont les démons de connaître l’avenir, de l’annoncer et sur la licéité du commerce avec eux pour savoir les choses occultesoufulures. Il pensedonequ’ils peuventannoncer l’avenir, qu’ils l’annoncent parfois, et que tout en étant des instruments de mensonge, il leur arrive de prédire et de dire la vérité. Mais comment alors distinguer entre les vraies prophéties et celles du démon, si celles-ci disent parfois le vrai ? Comment discerner les prédictions suggérées par l’esprit divin et celles qu’inspire l’esprit mauvais ? Dicendum quod, licet diabolus non sit causa vera prophetite proprie dictse, potest tamen esse veritalis cnunlialor, etiam ad fidei confirmationem. Tamen inter divinam et veram prophetiam qua proprie est confirmalio fidei et faisant prophetiam da’monum quæ per accidens ad confirmationem fidei quandoque operatur potest, aliquo modo discerni, p. 577. Après avoir invoqué l’autorité de saint Jean Chrysostome et celle du Deutéronome, xviii, 21 ; après avoir observé que le vrai et le faux ne suffisent pas plus que les bonnes ou les mauvaises mœurs pour fournir un critérium suffisant, attendu qu’il arrive au démon de faire prophétiser le vrai, et à Dieu de se servir d’instruments de mœurs discutables, il pose ses conclusions

1° Il cherche d’abord à établir qu’il n’existe, ni dans la sainte Écriture, ni ailleurs, de documents suffisants pour démontrer avec évidence la distinction des vrais et des faux prophètes, des vraies et des fausses prophéties. D’après Pierre d’Ailly on ne peut prétendre à l’évidence, c’est-à-dire ici à la certitude, dans l’art du discernement des prophéties, lui effet, ajoule-t-il, en invoquant l’ange de l’École, les faux prophètes se distinguent des vrais par les causes qui les l’ont agir ou qui concourent à leur action. Pour les faux prophètes

la cause efficiente est l’esprit mauvais ou leur esprit propre doublé d’imposture ; pour les vrais prophètes l’inspirateur est Dieu qui leur parle directement ou par le moyen des bons anges. Pour ceux-là, la cause finale est leur cupidité personnelle ou le désir qu’a le démon de décevoir le genre humain ; pour ceux-ci, le but est toujours le bien et la vertu. La cause formelle de la prophétie pour les seconds est l’infaillibilité de la prescience divine ; pour les premiers, c’est la science conjecturale du démon ; d’où il suit que ceux-ci ont pour matière ou cause matérielle de leurs prophéties un mélange de vrai et de faux ou le faux pur, et ceuxlà le vrai seul sans aucune ombre de faux ou d’erreur. Or, observe Pierre d’Ailly, sur tous ces points il est impossible d’arriver à l’évidence dans la distinction entre les causes de vraies prophéties et les causes de fausses prophéties. De plus, ce qui est très grave sous la plume de ce théologien et ce qui ne peut être admis, de plus, dit-il, « s’il était possible de réaliser l’évidence sur le caractère des vraies et des fausses prophéties, il s’ensuivrait que la foi ou la loi du Christ pourrait être prouvée évidemment, ce qui est faux. On voit la conséquence : comme les saints prophètes ont prédit la loi du Christ et sa vérité, s’il pouvait être évident que ce sont de vrais prophètes, il serait par là même évident que la loi du Christ est vraie, » p. 577, 578. Aujourd’hui Pierre d’Ailly ne pourrait plus écrire de telles choses sous peine de se mettre en désaccord avec cette proposition imposée à la signature de l’abbé Bautain, qui dut, le 20 avril 18li, promettre « de ne jamais enseigner que la religion ne puisse acquérir une vraie et pleine certitude des motifs de crédibilité, c’est-à-dire de ces motifs qui rendent la révélation divine évidemment croyable, tels que sont spécialement les miracles et les prophéties, et particulièrement la résurrection de Jésus-Christ. » Voir Bautain, t. il, col. 483. Denzinger-Bannwart, Enchiridion, n. 1(527, note.

2° Pierre d’Ailly enseigne ensuite que, s’il s’agit de connaître seulement avec probabilité (il oppose ici la « probabilité » à « l’évidence », ce qui montre bien que par évidence, il entendait la certitude ; les faux prophètes, et si l’on se contente de vraisemblance dans la distinction des vrais et des faux prophètes, on peut trouver dans la sainte Ecriture un art ou une doctrine suffisante. D se base, pour établir cette conclusion, sur la distinction rapportée plus haut des quatre causes des prophéties, et sur ce qu’il compte dire plus loin et qu’il n’a pas dit, relativement aux vrais et aux faux miracles. Ad probabililer cognoscendum falsos prop /ietas et ad verisimiliter distinguendum veras et falsas prophetias, ars seu dovtrina sufficiens tradita est per Scripturas sacras, p. 578.

3° Enfin, Pierre d’Ailly dit que, pour connaître les faux prophètes, et discerner entre les vraies et fis fausses prophéties, la raison n’a pas encore établi d’art évident (et certain) et a seulement constitué une doctrine probable et conjecturale, probabililer ad cognoscendum falsos propltelas et distinguendum inter veras et falsas prophetias ralionabiliter, non est ars evidens tradita, sed solum doctrina probabilis et conjecturativa, p. 578. Et il revient sur la raison erronée déjà alléguée plus haut ; l’évidence, dit-il, fait s’évanouir la foi et le mérite de celle-ci, au contraire, grandit avec les efforts de la recherche conjecturale et probable, ut scilicet /ides non evacuetur per evidentiam cognitionis, sed utmerilum fidei augeatur per exercitium inquisitionis conjectura : probabilis. Ibid. Il oublie de distinguer entre l’évidence interne des vérités de foi et l’évidence de leur crédibilité. La première n’est pas nécessaire, la seconde est indispensable et confère la certitude aux vérités de foi.

Cette doctrine de Pierre d’Ailly touche un aspect particulier de la théorie du discernement des esprits.

Jusqu’ici on s’était occupé de dire quelles sont les règles de ce discernement, le cardinal de Cambrai cherche à déterminer la valeur logique et le degré de certitude de ces règles.

VIL D’après Gerson. — Le chancelierGerson apporte une importante contribution au problème du discernement par plusieurs de ses traités ou sermons, en particulier par ses traités, De examinatione doclrinarum, Opéra, Anvers, 1706, t. i, p. 7-19 ; De probalione spiritituni, Opéra, t. i, p. 38-13 ; De distinctione verarum visionum a falsis, Opéra, 1. 1, p. 43-59.

Après avoir reconnu que l’homme peut être le jouet d’illusions et croire qu’il est favorisé de révélations divines quand il est seulement victime de manifestations de l’esprit mauvais, transformé pour la circonstance en ange de lumière ; après avoir conclu la nécessité de règles pour discerner les phénomènes d’ordre diabolique des faits d’ordre divin, Gerson observe qu’il est impossible à l’homme d’établir des règles générales certaines et de constituer l’art spirituel qui permettrait de distinguer d’une manière infaillible les fausses révélations de celles qui sont vraies. La raison est tirée aussi d’une erreur théologique. Il pense, à la suite de Pierre d’Ailly, que si l’on possédait un moyen évident et certain de s’assurer du caractère vrai ou faux des révélations, c’en serait fail de la foi. Il oublie de distinguer entre l’évidence de la crédibilité d’une révélation et l’évidence de son contenu, qui sciret évidentes aliquid esse a Deo vel ejus angelo revelatum, sciret profeclo aliter quam per solum (idem illud esse verum, p. 44. Il est donc, conclut-il, impossible d’établir un critérium rigoureux. Et pourtant, rien ne serait plus opportun. Le monde est sur son déclin, l’Antéchrist approche et les imaginations malsaines, les illusions dangereuses pullulent. In hue hora novissima in prnecursione Anlicliristi, mundus tanquam senex delirus phanlasias plures et illusiones soniniis similes » « ii habel, p. 44. Il faut considérer la révélation comme une monnaie. De même qu’il y a la monnaie authentique et la fausse monnaie, ainsi, il y a de vraies et de fausses révélations qui se reconnaîtront par la présence ou l’absence des caractères de la vraie monnaie. Or, celle-ci doit avoir cinq qualités : le poids légal, la malléabilité, la solidité qui la rend durable, l’effigie, la couleur. Dans les révélations, le poids est donne’1 par l’humilité ; la malléabilité par le discernement et la prudence ; la solidité parla patience ; l’effigie par la charité ; la couleur par la charité, p. 45. Tout le traité De distinctione verarum revelationum a falsis est consacré à l’examen de ces cinq caractères. Les deux autres œuvres, citées plus haut, de Gerson examinent la question d’une fæon plus logique et plus complète. Dans son De examinatione doctrinaram, Gerson rappelle d’abord les vers mnémotechniques suivants, qui seront tout le canevas de sa doctrine :

Concilium, papa, pr.rsul, doctor b<’ » e dodus, Discretur quoque spirituum de dogmate censent. Qualis sit doctrina, docens finis, quique sodales, Si finis sit fastus, quwstusque, sive libido.

En premier lieu donc, il examine quels sont ceux qui ont autorité pour discerner les doctrines. Et par le discernement des doctrines ou par sa méthode on arrive au discernement des esprits. Il distingue plusieurs modes : le mode authentique ou officiel, le mode doctrinal, le mode expérimental, enfin celui qui procède d’un charisme spécial. Le concile général est l’autorité supérieure qui, à titre officiel, authentique et définitif, peut juger des esprits et des doctrines. Après le concile ou avec lui — on reconnaît ici la vieille erreur de la primauté du concile général par rapport au pape — le souverain pontife examine juridiquement et aulhentiquement esprits, doctrines et révéla

tions. Les prélats dans leur juridiction sont juges ordinaires aussi de la valeur des affirmations ou inspiralions surnaturelles. Les licencias et les docteurs en théologie ont, dans leur grade et dans leur science, un double titre, l’un authentique et l’autre doctrinal, pour se prononcer sur les questions de discernement qui peuvent leur être soumises. Si quelqu’un a la science sans le diplôme, il peut encore s’occuper de ces questions, mais à titre doctrinal seul. En outre, il y a des personnes qui n’ont pas étudié spécialement les divers genres d’esprits, ni les variétés de leurs manifestations, mais qui ont éprouvé leur action et sont arrivées par leur prudence naturelle, leur bon sens, et leur sagesse surnaturelle à pouvoir les reconnaître habituellement. Elles ont acquis ainsi une sorte de doigté qui leur tient lieu de science, et leur permet parfois de résoudre plus heureusement que les docteurs les difficultés du discernement. Enfin, à certaines personnes Dieu accorde le don gratuit ou charisme du discernement des esprits ; celles-là distinguent avec certitude et elles seules ont le privilège de l’infaillibilité dans un domaine où les nécessités de la foi et de sa liberté excluent la possibilité d’un art certain et de régies absolues du discernement. Mais il y a des Ames qui prétendent avoir reçu ce charisme singulier et qui trompent ou se trompent. D’où nécessité de recourir ici encore aux règles générales pour distinguer ceux qui ont reçu le charisme de ceux qui prétendent l’avoir et ne l’ont pas.

Outre les règles données ci-dessus et relatives à l’autorité du concile, du pape, des évêques ou supérieurs ecclésiastiques et des savants diplômés ou non, Gerson établit les suivantes qui concernent le caractère des idées professées, des intermédiaires employés, des auditeurs, ou du but poursuivi. Il importe donc, dit-il, de considérer la nature des idées émises. Le démon fait parfois de la théologie, theologizal aliquando dtrmon, témoin celui qui tentait Notre-Seigneur et invoquait devant lui l’autorité de la sainte Écriture. Scriptum est : Angelis suis mandavit de le. Ps. xc, 11. Il faut donc se rendre compte de sa théologie. Pour cela on rejettera toute théologie contraire à la sainte Écriture ; on se défiera de toute théologie insolite et dont le langage sort de la tradition des docteurs, p. Yd.

Il faut encore, dit Gerson, considérer la condition de celui qui, par sa parole ou par ses écrits, propage des j doctrines nouvelles ou des révélations. Il n’est pas sans intérêt de savoir s’il est instruit ou ignorant ; s’il est un vieillard ou un jeune homme ; s’il est de bonne vie et mœurs ou de mauvais renom ; s’il est doué d’un grand bon sens ordinaire ou habituellement inconsidéré ; enfin, si c’est un homme ou une femme, p. 14. — Il est aussi nécessaire de voir dans quel monde les idées, révélations et autres choses qu’il s’agit de juger, sont propagées et reçues. Car, adoptées par des hommes graves, difficiles et pondérés, elles en reçoivent une autorité qui leur fait défaut si elles ne sont admises que par des personnes inconsidérées ou flatteuses, p. 17, 40. Enfin, il est indispensable de se rendre compte du but poursuivi par les esprits dont on veut faire le discernement. Il est bien évident, en effet, que si leurs entreprises respirent la passion, le désir du lucre ou l’ambition, elles ne peuvent procéder de l’esprit surnaturel. Cette recherche du but doit être attentive, car il ne manque pas de personnes qui savent déguiser leur égoïsme ou leur cupidité sous les apparences du dévouement, p. 41.


VIII. D’après saint Ignace de Loyola.

On ne saurait, dans une étude comme celle-ci, se dispenser de mentionner et même de rapporter les règles du discernement des esprits données par saint Ignace dans son livre des Exercices. La grande fortune des Exercices a rendu ces règles classiques : une foule d’auteurs ascétiques, dans la Compagnie de Jésus et en dehors

d’elle, les ont commentées ou reproduites, en commentant le livre du saint et elles servent souvent aujourd’hui de base aux traités spéciaux sur la matière.

On connaît la distinction entre la voie purgative et la voie illuminative. La première fait l’objet de la première semaine des Exercices et parmi les Eclaircissements ajoutés aux méditations de cette semaine se trouvent quatorze « règles pour discerner les mouvements que les divers esprits excitent dans l’âme afin d’agréer les bons et de repousser les mauvais. » La seconde semaine a plus particulièrement trait à la vie illuminative et est terminée elle aussi par huit « autres règles pour mieux discerner les esprits. »

La première série commence par deux règles qui concernent les deux principales étapes de la vie pursalive. Dans cette vie, en effet, il y a des ùmes lourdes, embourbées, qui tombent souvent dans les fautes graves et ont peine à s’en détacher. A elles saint Ignace adresse la

Première règle. — Ceux qui tombent facilement dans des fautes mortelles et accumulent péchés sur péchés, sont ordinairement troublés par l’attrait des plaisirs sensuels et par diverses illusions. C’est le démon qui agit en eux de cette manière pour qu’ils demeurent dans le péché et s’y enfoncent de plus en plus. Au contraire, le bon esprit réveille en eux la conscience, excite des remords et leur inspire de sérieux motifs de fuir désormais le péché.

Il y a des âmes plus avancées et chez lesquelles les heures de grâce dominent et les ell’orts sont constants et habituellement heureux. Pour elles la

Seconde règle. — S’agit-il de ceux qui mettent tous leurs soins à corriger leurs défauts et à se purifier de leurs péchés, qui se dévouent de tout leur pouvoir au service de Dieu et font de jour en jour de nouveaux progrès, l’esprit malin les trouble par toutes sortes de scrupules, de tristesses, de désagréments, d’ennuis, de raisonnements faux, pour mettre obstacle à leur avancement. C’est au contraire le propre et la conduite ordinaire du bon esprit de fortifier l’âme de ceux qui s’adonnent à la pratique du bien, de les consoler, de leur faire verser des larmes de dévotion, d’éclairer leur àme, de leur donner la tranquillité, d’écarter tous les obstacles pour qu’ils soient plus aptes et plus ardents à s’élever toujours au moyen des bonnes œuvres.

La consolation ou la désolation spirituelle, voilà donc les deux grands signes sur lesquels s’appuiera l’auteur des Exercices. Une âme est-elle en consolation ? Dieu la travaille. Est-elle en désolation ? Le démon l’inspire ou cherche à l’inspirer. Dès lors, toutes les règles suivantes vont s’occuper de consolation et de désolation, , de conserver la première, de supprimer la seconde. Mais auparavant il faut indiquer les signes auxquels on les reconnaîtra, car il y a une fausse consolation et il y a une désolation, comme le repentir, qui est saine.

La troisième règle nous dit donc à quoi l’on reconnaîtra la véritable consolation spirituelle.

Troisième règle. — On reconnaît la véritable consolation spirituelle, celle qui n’est mêlée d’aucune illusion, à ce caractère que l’àme est embrasée d’amour pour son créateur et qu’elle ne peut aimer aucune créature sinon à cause de lui. Quelquefois l’ardeur île rei amour est encore excitée par de douces larmes que fait verser la méditation de la passion de Jésus-Christ, la douleur des péchés commis, ou toute autre cause se rapportant directetinni à la gloire de Dieu el à son culte. Knfin, toul progrès dans la foi, l’espérance et la charité, toute joie spirituelle qui donne à l’âme un saint attrait pour la méditation des choses du ciel, le soin du salut, le repos et la paix dans le Seigneur, peut aussi recevoir le nom de consolation.

Par contre, la quatrième règle nous enseigne quels sont les caractères de la vraie et donc malsaine désolation spirituelle.

Quatrième règle. — Pans la désolation spirituelle au contraire l’Ame est remplie de trouble et plongée dans les ténèbres ; elle ressent de l’inclination pour ce qui est bas et terrestre ; elle est en proie à L’Inquiétude, à l’agitation, aux tentations de défiance et de

dérangement ; elle est triste et abattue ; la tiédeur et la torpeur paralysent son action ; elle en est presque venue au point de douter de la clémence de Dieu son créateur et de s’abandonner au désespoir. Désolation, consolation : ce sont deux termes opposés ; ainsi les pensées et les affections qui proviennent de l’une et de l’autre sont diamétralement contraires.

Que faire maintenant, quand on a reconnu l’existence d’un réel état de désolation spirituelle ? Quels moyens prendre ? Saint Ignace en indique quatre : 1° ne rien supprimer ou changer aux résolutions antérieures ou à l’état de vie ordinaire ; 2e ajouter plutôt quelques prières, ou pratiques de pénitence ; 3° s’entretenir dans les pensées d’espérance et de confiance en Dieu ; 4° s’armer de patience.

Cinquième règle. — Tant que dure l’état de désolation, il ne faut délibérer sur rien ni rien changer soit à ses résolutions, soit à son état de vie. On doit s’en tenir aux propos que l’on a formés le jour précédent par exemple, ou lorsqu’on ressentait la consolation divine. La raison en est que l’âme consolée est guidée par le bon esprit, au lieu d’obéir à ses propres inspirations, tandis que, dans la désolation, c’est l’esprit du mal qui agit sur elle et jamais aucun bien ne se fera sous la conduite d’un tel guide.

Sixième règle. — Quoique, dans la désolation, on doive se garder de rien changer à ses résolutions antérieures, il sera cependant utile de prendre et de multiplier les moyens de sortir do cet état pénible. Ainsi, on priera davantage, on examinera plus attentivement sa conscience, on fera quelques pénitences.

Septième règle. — Aussi longtemps que dure la désolation, nous devons nous encourager par cette pensée que Dieu nous abandonne ainsi de temps en temps à nous-mêmes pour nous éprouver et voir comment nous résisterons aux assauts de notre ennemi, avec nos forces naturelles. Il n’y a pas à douter que la victoire ne nous soit possible, car le secours de Dieu ne nous fera jamais défaut, bien que nous ne sentions pas sa présence. Dieu nous a bien retiré ces ardeurs sensibles de charité dont nous étions pénétrés d’abord, mais il nous a laissé la grâce suffisante pour faire le bien et opérer notre salut.

Huitième règle. — Rien n’est utile comme l’esprit de patience, lorsqu’on eet troublé par la désolation. La patience est l’ennemi propre et direct de cet esprit qui nous inquiète et nous agite. 11 faut aussi appeler l’espérance à notre aide et penser que la consolation reviendra bientôt. Il ne saurait manquer d’en être ainsi ; surtout si l’on se conforme aux indications données dans la sixième règle.

Après la nature et les remèdes de la désolation, ses causes relies nous sont données par la neuvième règle.

Neuvième règle. — La désolation provient ordinairement d’une des trois causes qui suivent ; 1° Nuus avons mérité d’être privés des consolations divines à cause de notre tiédeur et de notre paresse spirituelle pour suivre les exercices et remplir nos devoirs de piété ; 2° Dieu veut nous éprouver. La désolation montrera ce que nous sommes et comment nous servons le Seigneur même lorsque la consolation et les dons spirituels nous sont refusés ; 3° C’est une leçon qui nous démontre, à n’en pouvoir douter, que nos propres forces ne suffisent pas pour acquérir ou garder la ferveur de la dévotion, la véhémence de l’amour, l’abondance des larmes ou toute autre consolation ntérieure. Ce sont autant de dons purement gratuits, et nous ne pourrions nous les attribuer comme venant de nous-mêmes, sans un péché d’orgueil et de vaine gloire, et sans compromettre notre salut.

Il ne suffit pas de traiter la désolation spirituelle ; la consolation elle-même exige des soins ; car, bien qu’elle soit l’indice de la présence et de l’action divines, elle n’est pas inamissible et elle peut présenter quelques périls à cause de l’astuce du démon qui profitera d’elle pour nous tenter d’orgueil ou de présomption. Enfin, elle contient des germes de guérison pour les états ultérieurs possibles de désolation.

Dixième règle. — Lorsque l’àme est consolée, c’est le moment de prévoir la conduite à tenir au retour de la désolation. On fait alors provision d’énergie et de force dame pour surmonter plus aisément les attaques futures.

Onzième règle. — Lorsque les douceurs de la consolation affluent dans l’àme, il est à propos de s’abaisser soi-même, de s’humilier autant que l’on peut. Il faut penser alors combien on sera faible et lâche, quand viendra la désolation si le secours de la grâce divine se fait un peu attendre. Au contraire, au milieu

des angoisses de la désolation, on doit s’affermir dans cette pensée que l’on peut beaucoup avec la grâce de Dieu et que l’on triomphera aisément de tous ses ennemis pourvu qu’on mette toute son espérance dans la puissance de Dieu.

Les trois dernières règles sont des comparaisons par lesquelles saint Ignace s’efforce de dénoncer au débutant les trois principaux caractères du démon et de son action ; le démon, sous des apparences de force et d’opiniâtreté, est faible et facile à mettre en fuite. Il n’est fort que de notre faiblesse. Il craint la lumière et suggère le silence aux personnes qu’il tente. Il est habile et cherche toujours le défaut de la cuirasse afin de nous prendre par là.

Douzième rrule. — Notre ennemi est faible mais opiniâtre. On peut le comparer à une femme qui cherche querelle à son mari. Si elle le voit ferme et décidé à lui résister quoiqu’elle fasse, tout son courage tombe et elle s’en va. Si, au contraire, il se montre timide, prêt à céder, son audace’grandit d’autant et elle ose tout. C’est ainsi que le démon se trouve ordinairement sans force aucune contre ceux qui, dans les combats spirituels, ne le craignent pas et repoussent sans faiblir toutes ses tentations. Mais si l’on tremble, si l’on perd courage dés la première attaque, il n’y a pas de bête féroce plus cruelle et plus acharnée à la poursuite de sa proie que cet ennemi. A tout prix, il veut notre perte ; elle seule peut assouvir sa fureur obstinée.

Treizième renie. — Nous pouvons encore comparer le démon à un homme de mœurs corrompues qui veut entraîner au péché quelque pure jeune fille ou quelque honnête femme. Il met tous ses soins à ne rien laisser paraître de ses desseins pervers. Il redoute surtout que la jeune fille découvre à son père, ou l’épouse à son époux, ses honteuses manœuvres, car il sait bien que ses efforts deviendraient vains s’ils étaient dévoilés. Le démon fait de même ; il tient à ce que l’âme qu’il veut circonvenir et perdre tienne secrètes ses inspirations dangereuses. Il s’indigne surtout et souffre cruellement lorsque ses tentations sont révélées soit au confesseur, soit à quelque directeur habile dans la science de conduire les âmes, car il sait que ses pièges ne serviront plus de rien.

Quatorzième règle. — Le démon se conduit encore comme un habile général qui assiège une place forte pour s’en emparer et la livrer au pillage. Ce général étudie avec soin la conflguration des lieux ; il examine les remparts et s’attaque à l’endroit qu’il reconnaît le plus faible. Ainsi le démon examine minutieusement l’âme dont il veut faire sa victime. Il cherche à bien connaître quelles vertus morales et tbéologiques font sa principale force ou lui manquent, au moins jusqu’à un certain point. Quand il a reconnu le côté laible, il porte là tous ses efforts, parce qu’il espère s’introduire dans la place par ces endroits bien gardés et causer ainsi notre ruine.

La seconde série de règles s’adressent à des âmes plus élevées en spiritualité et déjà entrées dans la vie illuminative.

Ici encore le principe est le même : ce qui distingue l’action de Dieu, c’est qu’elle s’exerce avec douceur et produit la joie : l’action du démon, au contraire, procède avec violence et dureté et engendre la tristesse et le trouble. La septième règle et la première sont consacrées à ce principe :

Septième règle. — Le bon et le mauvais esprit cherchent l’un et l’autre à s’insinuer dans l’âme de ceux qui font des progrès dans le bien. Mais le bon esprit procède avec douceur ; son action est paisible, suave, il pénètre l’àme comme l’eau pénètre l’éponge. L’esprit mauvais, au contraire, agit avec rudesse, désordre et violence, on croirait le bruit de la grêle tombant sur un rocher. Pour ceux qui deviennent chaque jour plus mauvais, il arrive exactement le contraire. La raison en est dans la disposition de l’àme et sa ressemblance avec l’un ou l’autre esprit. Si l’ange ou le démon trouve une âme qui lui soit opposée, il cherche à y pénétrer avec une sorte de violence dent il est aisé de s’apercevoir. Si au ci ntraire les dispositions de cette âme ressemblent aux siennes, la porte lui est ouverte, il entre tranquillement, comme dans sa propre maison.

Première règle. — C’est le propre de Dieu et des bons anges de répandre dans l’àme sur laquelle ils agissent, une joie spirituelle véritable, lis dissipent comme par enchantement, la tristesse et le trouble causés par le démon. Celui-ci, au contraire, emploie toutes sortes de sophismes spécieux pour détruire cette joie précieuse quand il la trouve dans une âme. 139r

DISCERNEMENT DES ESPRITS

1396

La règle générale une fois posée, l’auteur des Exercices entre dans ses applications particulières. Il faut d’abord voir si la joie conrlatée dans l’âme a une cause préalable ou non ; si elle n’en a pas, elle vient de Dieu.

Seconde règle. — Dieu seul peut verser la consolation dans une àme, sans aucune cause préalable de joie. Il n’appartient qu’au créateur de pénétrer ainsi jusqu’au plus intime de sa eréature, de l’embraser complètement de s..n amour, d’entraîner,

de transformer sa volonté. Aucune cause n’a précédé la consolation, dans le sens où nous l’entendons ici, quand il ne s’est rien présenté ni aux sens, ni à l’intelligence, ni à la volonté, qui pûl occasionnel’cette consolation.

Si l’on a découvert une cause préalable, elle peul êlre Dieu ou le démon. Comment savoir lequel des deux est l’inspirateur actuel ? Par les fins poursuivies.

Troisième règle. — Toutes les fois qu’il a d abord existé une cause, la consolation peut être attribuée s.>it au bon esprit soit au mauvais. Or, les fins que l’un et l’autre se proposent sont contraires. Le bon esprit veut que l’aine avance davantage dans la connaissance et la pratique du bien, le mauvais travaille à l’entraîner au péché et à sa perte.

Mais la fin poursuivie par le démon ne peut elle pas être ou au moins paraître bonne et salutaire’.' ne se Iransforme-t-il pas parfois en ange de lumière’.' Oui, cerles, alors on étudiera {’ensemble de la marche de l’inspiration. Le démon ne se change jamais entièrement, ni constamment, en ange de lumière. Ses débuts peuvent illusionner, il peut prendre une face angélique, il a toujours « une queue de serpent ».

Quatrième règle. — Il arrive assez souvent que l’ange des ténèbres se transforme en ange de lumière. Il connaît les désirs des âmes pieuses et les favorise d’abord ; mais bientôt ces premières avances lui servent à susciter en elles des désirs coupables. Il feint, dans les commencements, d’admettre les bonnes pensées et même il aide à les concevoir, mais peu à peu il attire l’homme dans ses pièges cachés et l’enveloppe de ses fdets perfides.

Cinquième règle. — Nous devons examiner avec soin nos pensées et voir quel est leur principe, leur progrès et leur lin. Si nous reconnaissons que tout est irréprochable, nous sommes en droit de conclure que le bon ange en est l’inspirateur. Si la réflexion nous y fait découvrir quelque chose d’intrinsèquement mauvais, ne fût-ce que dans ses conséquences, quelque chose qui nous détourne du bien ou nous incline vers un moindre bien que celui auquel nous nous étions déterminé d’abord ; si notre âme est fatiguée, pleine de trouble et d’angoisse, si nous avons perdu enfin la quiétude, la paix, la tranquillité dont nous jouissions primitivement, nous avons la preuve évidente que l’auteur de ces pensées est l’esprit malin qui s’oppose toujours à ce qui peut nous être utile.

Quand on a réussi à découvrir le véritable auteur des états et mouvemenls de l’âme, il reste à agir et saint Ignace nous dit par la sixième règle ce qu’il faut faire contre le démon et par la huitième comment on seconde l’action de Dieu.

Sixième règle. — Lorsque l’ennemi décèle sa présence et

laisse reconnaître sa queue de serpent, c’est-à-dire la fin mauvaise qu’il cherche sans cesse ; i r ^ faire adopter, le mieux

qu’il y ait à faire, c’est de n’aller pas plus loin i m revient sur toute la suite de ses pensées ; on note le prétexte honnête grâce auquel d s sst fait - : iut£i d Jjord comment il a riussi ;  : foire disparaître peu à peu ce goût des choses de Dieu, cette suavité spirituelle, cette paix de l’âme doriton jouissait, pour y substituer son poison. On apprendra ainsi à connaître ses ruses pour les mieux éviter à l’avenir.

Huitième règle. — Toutes les fois que notre âme est pénétrée de consolation sans aucune cause préalable, cette consolation vient de Dieu comme il a été dit plus haut ; il n’y a donc pas d’illusion à craindre. » lependantla vigilance est encore nécessaire, et il faut distinguer avec soin ce premier moment de bonheur de ceux qui le suivent. Pendant quelque temps, en effet, l’âme encore fervente et tout embrasée d’amour savourera les restes de cette faveur divine. Alors il arrivera peut-être que tout naturellement elle se laissera aller à ses propres pensées ou à son propre jugement, ou bien encore le bon et le mauvais esprit feront sentir leur influence. Alors on éprouvera des sentiments, on fera de

raisonnements, on prendra des résolutions qui, ne venant pas directement de Dieu, auront besoin d’être soigneusement examinés avant d’être approuvés et réduits en pratique.

Ces règles ont été signalées dernièrement par un moderniste de marque, comme un des fondements de son modernisme, et comme une application de la méthode de l’immanence. « En ce qui touche la méthode de l’immanence, la recherche de la vérité religieuse au moyen de l’action, non de la spéculation — je pourrais dire exactement le moment de ma vie où mon immancnlisme a pris naissance. Dans ses Règles pour le discernement des esprits, empruntées bien entendu aux grands mystiques catholiques, Ignace de Loyola dit : « Car de même que la consolation est opposée à la « désolation ; de même les pensées qui prennent leur « source dans la consolation sont contraires à celles qui « prennent leur source dans la désolation. » D’un bout à l’autre de ses règles, il affirme que nos pensées et nos croyances sont déterminées par nos dispositions morales, par nos états sentimentaux et qu’elles en dépendent. Et encore, dans ses règles pour faire un choix et arriver à connaître la volonté de Dieu, il déclare que nous ne verrons clair que si nous ne sommes pas troublés par nos passions. A la vérité, ses Exercices sont une discipline des sentiments, la purification du cœur, seul moyen d’arriver à la connaissance de Dieu et de sa volonté. On dit qu’Ignace a toujours l’ait usage pour lui-même de la méthode qu’il recommande pour connaître la volonté de Dieu, c’est-à-dire observer si la résolution que l’on a prise s’accompa-no de paix spirituelle ou d’inquiétude, usant ainsi des mouvements de l’âme, des élats alfectifs comme d’une sonde, d’un bâton au moyen duquel il tâte le terrain et arrive à se frayer un passage. Il nous dit ensuite que c’est une des prérogatives de Dieu de créer ces étals do l’âme sans qu’il soit besoin de connaissances préalables, états qui donnent naissance aux pensées inspirées et nous font sentir par comparaison combien nos pauvres tentatives humaines pour atteindre la vérité divine, sont misérables. » Georges Tyrrell, Stiis-je catholique ? xi, Paris, 1908, p. 123-125.

En prêtant attention aux passages que nous avons soulignés on verra facilement ce qu’il va d’exagéré dans l’interprétation des textes de saint Ignace et partant de faux dans les conclusions qu’on en veut tirer. — 1° Il faut observer que, dans les règles du discernement des esprits, saint Ignace n’entend pas faire une théorie philosophique. Il s’adresse aux âmes pieuses, éclairées ou non, et en dehors de tout sjstème de psychologie touchant l’origine des idées, il leur indique plusieurs moyens pour reconnaître les principes des mouvements qui se produisent en elles.

2° Le texte rapporté par M. G. Tyrrell est de la quatrième règle de la première semaine. Il est donc pour les commençants. Le saint y dit que de la consolation et de la désolation naissent, oriuntur, des pensées opposées entre elles comme la consolation et la désolation elles-mêmes. Et M. Tyrrell en conclut que nos pensées sont « déterminées » par nos dispositions morales. Il avait, dans la traduction du texte, dit qu’elles y ont leur « source » et plus loin il affirme que la purification du cœur est le « seul moyen » d’arriver à la connaissance de Dieu et de sa volonté. D’où la conclusion que l’iinmanenlisme se trouve dans es Exercices. C’est aller vite en besogne. Et d’abord, en prétendant que nos pensées sont « déterminées » par nos dispositions morales, si l’on entend professer un déterminisme absolu, on s’écarte de la doctrine des Exercices, attendu que saint Ignace, dans les moines règles invoquées, ne cesse de répéter que, dans la désolation, il faute se lu iler de rien changer à ses résolutions antérieures v (règle vt) ; il faut « s’encourager par cette pensée que Dieu nous abandonne ainsi de temps en temps à nous-mêmes

pour nous (’-prouver » (règle vu) ; il faut « appeler l’espérance à notre aide » (règle vin) ; il faut « s’affermir dans cette pensée que l’on peut beaucoup avec la grâce de Dieu et que l’on triomphera aisément… » (règle xi), autant de pensées qui accompagnent la désolation, ou peuvent l’accompagner si nous le voulons, mais ne sont pas déterminées par elle. La désolation

— et il faut en dire autant de la consolation (cf. règle xi) — n’est donc pas la seule source, ni le principe déterminant de nos pensées ; elle inllue sur elles, ou essaie d’influer sur elles, mais il y a en nous une autre source de pensées que nous pouvons lui opposer et par lesquelles nous pouvons la combattre et finalement en triompher.

3 » En réalité, saint Ignace parle moins des pensées que la consolation ou la désolation élaborent, que des pensées que notre intelligence conçoit par ses moyens ordinaires pendant que l’âme est dans l’état de consolation ou de désolation. A cause de l’unité substantielle de l’Ame, toutes nos facultés, toutes nos dispositions et activités sont solidaires et agissent ou réagissent les unes sur les autres ; la sensibilité agit sur la pensée, la santé sur la volonté, mais il ne viendra pour cela à personne l’idée que la sensibilité soit la source de la pensée, ni la santé source de volonté : agir sur une faculté, n’est pas en produire les actes, ce n’est même pas toujours les déterminer, surtout quand la faculté étant indépendante et autonome, comme l’intelligence et la volonté, peut résister.

4° Sans doufe, les dispositions internes de l’âme ont une très grande influence sur la marche des convictions, et il y a longtemps que la philosophie traditionnelle a recommandé la purification du co>ur à ceux qui veulent arriver à connaître Dieu et le devoir, à aimer le Seigneur et la vertu. Mais la purification du cœur est une condition de succès, non l’organe de la recherche du vrai. Cet organe, c’est l’intelligence qui, jouissant de la paix grâce à la purification du cœur et à l’extinction des passions, peut alors contempler au dehors et au dedans l’œuvre de Dieu et s’élever de l’œuvre à l’artisan.

5° La notion des règles pour le discernement des esprits réfute elle-même la théorie de M. G. Tyrrell. Saint Ignace suppose — ce qui est du reste la vérité absolue

— que les esprits, c’est-à-dire Dieu ou le démon, agissent parfois en nous. Une dit pas qu’ils agissent toujours, ni surtout qu’ils suscitent en nous tous les mouvements. Il est certain, en effet, que Dieu peut, sans cause préalable, intervenir en nous et susciter dans chacune de nos puissances tel état ou tel acte qu’il lui plait, mais c’est le mode surnaturel et non pas le mode naturel d’activité de notre esprit et des lors on ne peut y voir notre « seul moyen d’arriver à la connaissance de Dieu. » Déplus, il y a d’antres modes surnaturels d’action des Dieu sur nous et d’illumination de notre foi, ce sont les modes objectifs de la révélation par le Christ et les prophètes et de l’enseignement extérieur de l’Église. Ces autres modes sont principaux et supérieurs, et notre devoir — saint Ignace le rappelle vigoureusement dans ses règles de foi orthodoxe — est de soumettre les modes immanents d’inspiration divine aux modes extérieurs et objectifs.

6° Enfin pourquoi le saint nous donne-t-il des règles pour discerner les esprits, sinon parce qu’il y a en dehors et au-dessus des « sentiments » et des pensées auxquelles ils donnent naissance quelque chose qui domine, qui contrôle et qui juge. Au lieu de poser une méthode d’immanence, saint Ignace dans ses règles pour le discernement des esprits affirme donc au contraire le transcendance de la méthode objective et son autorité de régulatrice sur les faits d’immanence qu’il reconnaît, mais qu’il entend rigoureusement contrôler ; d’ailleurs il suffit de lire les méditations des Exercices,

surtout la méditation fondamentale, pour constater que saint Ignace est loin d’être immanenliste.


IX. Selon les Arabes.

On peut trouver chez les mystiques arabes quelques traces du discernement des mouvements de l’âme. Soit inspiration chrétienne, soit effet naturel de la méditation et du travail de la raison, ils savent que l’homme est parfois victime d’illusions, d’autres fois le bénéficiaire de l’action bienfaisante de Dieu et ils indiquent les moyens de se préserver des illusions ou de reconnaître les divers degrés de l’inspiration divine. Consultons le « mémorial des saints », Tezhereh-i-eulid, traduit sur le ms. ouïgour de la Bibliothèque nationale, par Pavet de Courteille, Paris, 1889 ; il nous apprendra que « Bayézid Bestami était originaire de la ville de Bestam, dans le district de Koumès. Il se consacra à la vie ascétique en Syrie… Bevenu à Bestam, il n’est plus compris par ses compatriotes qui, à cinq reprises, le chassent de leur ville. Son tempérament semble ardent et hautain. Comme saint Antoine, il est tenté d’orgueil ; il croit être le premier docteur de son temps. Ayant scruté quarante ans les replis de son cœur, il s’aperçoit encore au bout de ce temps qu’il a une ceinture de paganisme autour des reins, c’est-à-dire qu’il a des penchants qui vont ailleurs qu’à Dieu. Il prétend avoir été nourri pendant quarante ans d’une nourriture surnaturelle. Il compte une quantité de degrés mystiques ; Dou’n-Noun en distinguait seulement trois : l’étonnement, la proximité de Dieu et l’union intime. Bestami parle de deux principaux degrés qui sont très élevés : la proximité et l’anéantissement ; il faut qu’il parvienne à la station de « l’anéantissement » pour trouver Dieu. > Baron Carra de Vaux, (lazali, c. vii, Paris, 1902, p. 182. Voilà certes un praticien du discernement des mouvements de l’âme, qui sait découvrir en lui-même « la ceinture de paganisme » et distinguer les degrés mystiques qui mènent à Dieu. En rapprochant cet ascétisme des doctrines étudiées plus haut chez les vieux anachorètes chrétiens, on voit que les Arabes usaient un peu des procédés de discernement qui lleurirent si surnaturellement parmi les moines de la Thébaïde et des autres solitudes religieuses.

Plusieurs théories mystiques arabes trahissent également une pratique assez développée du discernement des mouvements et états de l’âme. Signalons la théorie des « stations », celle de la « direction spirituelle » et celle des « retraites. »

L’Épilre de Kocheïri, Er-Itisùlelt el-Gocheïrïeh, ms. arabe 1330 de la Bibliothèque nationale de Paris, se sert d’une façon courante des mots tels que temps ou moments, états, lieux ou stations. « Les temps sont les moments que Dieu choisit pour toucher d’une façon particulièrement sensible une âme qui le cherche. .. Les lieux ou stations sont des états stables de l’àme dans lesquels elle séjourne au cours de son progrès mystique. C’est ce que sainte Thérèse appellera les châteaux de l’âme… Tandis que le lieu est fixe au moins pour quelque temps et est atteint par l’effort du mystique, Y étal proprement dit au contraire est transitoire et changeant et ne dépend que de Dieu : l’état est une disposition qui survient au ca-ur, sans travail conscient et sans acquisition ; la station est le prix du combat spirituel ; l’étal n’est pas une récompense, mais un don de la munificence de Dieu. » B. Carra de Vaux, ibid., p. 186. Il faut bien reconnaître que cette distinction entre temps, états et lieux ne peut procéder que du discernement des mouvemenls de l’âme ; et que pour distinguer entre ce qui est acquis par l’effort de l’homme et ce qui est donné par Dieu, il faut pratiquer le discernement des esprits.

Les épîtres des Erères de la pureté, Dieterici, Die Abhandlungen der Ichwân es-Safd, p. 612 sq., parlent des moines, de l’examen des novices et du choix d’un

directeur : « Choisir des frères est une matière plus digne de réflexion que tous les accidents de ce monde, parce que les frères selon la vérité sont des aides dans les choses de ce inonde et de l’autre. Ils sont plus précieux que la pierre philosophale ; quand vous en avez trouvé un, attachez-vous-y ; qu’il soit comme la prunelle de voire œil. Les frères selon la pureté et la sincérité sont le secours contre l’ennemi, la parure de la vie, l’appui dans les soullrances… L’un des plus grands bonheurs est encore de rencontrer un maître droit, connaisseur des réalités des choses, croyant à l’autre vie et qui vous guide vers elle. Ce maître devient le père de votre âme, la cause de sa croissance, la cause de sa vie. Comme votre père vous a donné la forme corporelle, ce maître vous donne la forme spirituelle ; il nourrit votre âme de science et de connaissance, et il la mène dans le chemin des demeures éternelles. « Carra de Vaux, ibid., p. 193-194. Comment le directeur dirigera-t-il, sinon par le discernement des esprits ou des mouvements de l’âme ?

Enfin les mystiques arabes se demandent « quel est le but de la retraite ? Suhrawerdi le définit comme le ferait un directeur chrétien. Certains religieux, remarque-t-il, embrassent la solitude dans de mauvaises conditions ; ils ont entendu dire que les cheikhs et les soulis avaient dans leurs retraites des révélations en lesquelles ils entrevoyaient des secrets et des merveilles ; c’est pour chercher cela qu’ils sont entrés dans la solitude ; mais ils se trompent. Le véritable ascète ne choisit la vie solitaire que pour le bien de la religion, l’avancement de son âme et la pratique de la dévotion ; celui qui recherche la solitude doit être libre de toute pensée autre que celle de Dieu, dégagé de toute préoccupation personnelle ; autrement sa retraite n’aboutit qu’à la révolte et à la tentation ; ce solitaire qui n’a point de bonnes dispositions, croit être dans un état meilleur que celui des autres hommes ; en réalité, il est rempli d’erreurs et d’illusions folles. Il croit que tout le but de la piété est le souvenir de Dieu ; et il oublie la soumission à sa loi et à ses prophètes. » Ici encore il y a un réel discernement entre le véritable ascétisme qui ne cherche que « le bien de la religion, l’avancement de l’âme et la pratique de la religion » et le faux ascétisme qui aspire à des « révélations », est « rempli d’illusions folles » et « aboutit à la révolte et à la tentation. »

X. Étude psychologique.

Nous avons rapporté jusqu’ici les témoignages rendus au cours des siècles en faveur du discernement des esprits, et qui en constituent la théologie positive, nous abordons maintenant la mise au point de la question et nous allons donner les conclusions de la doctrine, à l’heure actuelle. Que faut-il entendre par esprit, par ces esprits dont il s’agit de faire le discernement ? Ils sont trinitéel unité en même temps. Ils sont trois, si on considère les points de départ ; mais linalement ils se fondent ou se rejoignent en un phénomène d’une seule nature psychologique. Dans son sermon De discrelionc spirituum (ou De septem spiritibus), P. L., t. ci.xxxiii, col. tîOO, saint ISernard réduit à six le nombre des esprits qui mènent l’homme dans ses opérations : l’esprit divin, l’esprit angélique, l’esprit diabolique, l’esprit charnel, l’esprit du monde et l’esprit humain. Mais il est facile de voir que les anges étant les instruments de Dieu et n’agissant que d’après ses inspirations, on doit ranger sous une même dénomination l’esprit divin et l’esprit angélique. En outre, on comprend que l’esprit du monde et l’esprit charnel ne sont que des formes de l’esprit diabolique. Il reste donc l’esprit divin, l’esprit diabolique, l’esprit humain. — Nous avons dit qu’on pouvait sous un certain aspect les réduire à l’unité. En effet, par esprit il faut entendre proprement i< une impulsion, un mouvement

ou une inclination intérieure de notre âme vers quelque chose qui, quant à l’entendement, est vrai ou faux, et, quant à la volonté, est bon ou mauvais. » Scaramelli, op. cit., c. I, p. 8. L’homme a des inclinations, des orientations de sa volonté et de ses appétits ; psychologiquement, elles ont toutes la même nature : ce sont ces motions qui partent de la liberté et commandent une opération. Originairement, elles partent ou de la spontanéité de l’homme ou d’une excitation spéciale venant de Dieu ou du démon. Le discernement des esprits consistera donc à démêler, dans ces motions de la volonté, les différents principes et à dire celles qui ont été provoquées directement ou indirectement, médiatementou immédiatement, par Dieu, ou par l’esprit mauvais, et celles qui ont jailli du jeu ordinaire des puissances humaines.

liien que le nom d’esprit soit attribué aux motions volontaires actuelles considérées dan s leur rapport avec leur origine, cependant il convient plus spécialement aux dispositions ordinaires, aux pentes, aux habitudes qui se trahissent le plus souvent dans ces motions. Dans le premier cas, on dit qu’wn acte obéit à tel esprit, et dans le second cas, qu’une personne a tel esprit, et c’est cette dernière acception qui est la plus fréquente, et la plus importante en spiritualité. Elle dépasse l’autre de toute la distance qui sépare les habitudes des actes, les vertus ou les vices de leurs manifestations transitoires. « Ainsi, si quelqu’un est porté à mentir, nous disons qu’il a l’esprit de mensonge ; s’il est porté intérieurement à mortifier son corps, nous disons qu’il a l’esprit de pénitence ; s’il est incliné à s’élever au-dessus des autres, nous disons qu’il a l’esprit d’orgueil ; s’il est dominé par une certaine envie de paraître bon, beau, spirituel, aux yeux du public, nous disons qu’il a l’esprit de vanité ou de vaine gloire. » Scaramelli, ibid.

Il importe, dans cette question des mouvements de l’âme, de distinguer trois moments : nos décisions de volonté par lesquelles nous choisissons une voie plutôt qu’une autre, sont en eiret précédées de phénomènes agis ou subis dans lesquels les motifs se pressent pour fléchir la volonté à leur profit, et suivies de mouvements corrélatifs aux choix faits : paix ou trouble, joie ou tristesse, consolation ou désolation, vertu ou vice, etc. En d’autres termes, il y a les mouvements antécédents, les mouvements constitutifs de l’élection, les mouvements subséquents.

Les seconds ne sont pas, à proprement parler, objet de discernement, pour la raison bien simple qu’ils sont toujours humains, c’est l’homme seul qui choisit ou qui se décide ; l’élection est essentiellement un acte vital et donc immanent. Ni Dieu, ni à plus forte raison le démon ne peuvent se substituer à la volonté pour produire à sa place un acte libre. Il n’y a donc pas lieu de se demander ici qui a décidé ceci ou cela ; la volonté libre seule a décidé et s’est prononcée. — Cependant lorsqu’il s’agit de choix surnaturels, la grâce et, en elle, Dieu intervient, mais pour coopérer avec le libre arbitre, non pour le supprimer et le remplacer.

Le discernement n’a pas non plus, du moins d’une façon principale, à porter sur les mouvements subséquents. Etant lesetfets normaux de l’élection décidée par l’homme, ils doivent donc, ainsi que leur cause, être considérés comme essentiellement d’ordre humain. Mais s’ils sont humains par nature, ils peuvent, par signification, servir au discernement. Dieu ou le démon n’agissent, en effet, sur l’homme qu’en vue d’une fin bonne ou mauvaise, c’est-à-dire en vue des résultats. Ces résultats sont la raison de leurintervention. Quand ils sont salutaires, ils découvrent la main de Dieu ; détestables, ils dénoncent Satan. Le discernement ne cherche donc pas s’ils ont Dieu ou le dé

mon pour cause, puisque leur cause est l’élection voulue par l’homme, mais il trouvera en eux une raison de prononcer d’où venaient les mouvements qui ont précédé et provoqué l’élection.

En fait donc, l’objet propre du discernement, sa matière, ce sont les mouvements antécédents, ces sollicitations, ces inclinations, ces attraits, ces mille appels qui se produisent avant que la volonté se décide et quicherchent à l’accaparer et à la fixer. C’est par là que l’action divine ou l’action diabolique pénétre dans l’âme, prend contactavec elleet s’efforce de s’emparer de son vouloir. Le discernement doit étudier tous ces faits, les analyser et remonter à leur source, pour signaler à la fidélité de l’âme les appels de Dieu, à sa résistance les sollicitations du démon. Cela suffit, du reste, car ayant à cette période préliminaire distingué la part de hieu et la part du démon, le chrétien pourra ensuite légitimement prononcer que les moments suivants relèvent de Dieu ou du démon suivant qu’ils procèdent des mouvements causés par le premier ou par le second.

Le discernement a une double mission à remplir ; premièrement, distinguer les mouvements qui viennent de l’homme de ceux qui viennent du dehors, de Dieu ou du démon, faire, pour parler le langage moderne, la part de l’autonomie et celle de l’hétéronomie ; secondement, quand il a découvert des mouvements de source extérieure, caractériser celle-ci et prononcer si elle est divine ou diabolique. La première fonction est plutôt psychologique, puisque à découvrir qu’un fait est d’ordre humain, on ne décide pas pour cela s’il est bon ou mauvais, et qu’il peut ètrel’un ou l’autre ; la seconde fonction est d’ordre moral, puisque dire que des mouvements sont d’origine divine ou diabolique, c’est affirmer du même coup leur valeur mo.rale et que, du reste, pour arriver à dire cela, il faut surtout se baser sur des observations morales, c’est-à-dire sur les résultats moraux des motions divines ou diaboliques. Cf. Gagliardi, Commentarii seu explanationes in Exercitia spiritualia. De discretione spirituum, prsenotanda, Bruges, 1882, p. 107-109.

XI. L’art du discernement. Sa nécessité. Lks moyens de l’acquérir. — P Le discernement est un art ou un don suivant qu’il est acquis par le travail propre de l’homme s’inspirant des règles ou des conseils de la sainte Écriture ou de la tradition ; ou bien suivant qu’il est in/ws par une grâce spéciale. Xousparleronsplusloin du discernement infus, lequel est infaillible, mais rare. Actuellement nous traitons du discernement acquis, lequel est loin d’être toujours infaillible, et présente de grandes difficultés. Nous dirons d’abord les moyens de l’acquérir ; nous établirons ensuite les règles de son exercice.

2° L’art du discernement, disons-nous, est dif/icile à acquérir : « Si la science de guérir les corps est estimée très difficile, à cause qu’elle dépend des conjectures et des signes extérieurs où l’on voit des ambiguitez, des incertitudes et des équivoques, en sorte que les plus habiles et les plus experts médecins y estant quelquefois trompez, ordonnent des remèdes qui nuisent au lieu de guérir : combien doit-il estre plus difficile de discerner les mouvements intérieurs de nostre âme, qui sont éloignez de nos sens et cache/ dans des ténèbres épaisses ? » Card. Bona, Traité du discernement des esprits, c. I, Paris, 1677, p. 8. La raison de cette difficulté n’est pas seulement dans le caractère spirituel et intérieur des mouvements qu’il s’agit d’observer, mais encore dans l’origine surhumaine de certains de ces mouvements et enfin dans l’astuce du démon qui cherche à illusionner souvent en se transformant en ange de lumière.

La difficulté d’acquérir cet art fait que ses jugements ne sont pas infaillibles, v car, bien que les règles et

les enseignements donnés pour bien juger, tels que ceux qui sont pris des saintes Ecritures et des saintsdocteurs de l’Église, soient infaillibles, il n’est pas certain que lesclits enseignements soient justement appliqués dans les jugements. On peut dire au plus, avec Suarez, qu’ils ont une certitude morale et pratique tant qu’ils sont fondés sur des raisons qui nous en montrent clairement la conformité avec lesdites règles, et que l’on ne pourrait sans témérité juger d’une manière contraire. » Scaramelli, op. cit., c. IV, n. 32, p. 54.

Quoique difficile et ne donnant pas de jugements infaillibles, cet art du discernement est nécessaire à tous et les directeurs d’âmes ont une obligation grave de l’acquérir. Sans lui, en effet, il est impossible de savoir où aboutiront les mouvements de l’âme et s’ils nous mènent au salut ou à la perte ; sans lui le directeur est absolument incapable de remplir sa mission, puisque ne sachant pas discerner la source des mouvements du cœur, il serait dans l’impossibilité de dire quels sont ceux de ces mouvements qu’il faut blâmer et combattre, ceux qu’il faut seconder et diriger.

3° Quant aux moyens d’acquérir cet art difficile et indispensable, ils sont nombreux. Les principaux sont les suivants : 1. Le premier moyen est la prière, soit la prière générale et constante qui demande à Dieu la lumière du discernement, soit la prière particulière et occasionnelle qui sollicite de Dieu la faveur de bien connaître les voies qu’il destine à une personne dont on doit diriger les efforts spirituels. A cette prière Dieu répondra par des grâces, qui ne seront pas le don infus et extraordinaire du discernement, mais ce concours ordinaire surnaturel que la providence nous accorde, chaque fois que nous l’implorons, pour accomplir nos devoirs et produire les actes de vie chrétienne.

2. Le deuxième moyen est évidemment [’étude. Il faut se pénétrer des données de la sainte Ecriture, des traités des Pères et spécialement de la vie des Pères du désert, des livres des auteurs ascétiques ou des théologiens. Depuis l’origine, les divers agents naturels et surnaturels ont cherché à incliner les volontés, à les plier à leurs désirs ou à’leurs fins : la vie des consciences, comme celle de l’Eglise est une mise en œuvre constante du discernement des esprits et à cette école on peut s’instruire solidement.

3. Cependant l’étude, bien que fort utile, ne suffit pas et pourrait laisser s’égarer les hommes les plus instruits, s’ils n’y joignaient quelque expérience personnelle. C’est ce qu’observe fort bien Gerson : « S’il s’agit de discerner les esprits par le travail et l’enseignement, il n’est personne qui puisse y parvenir seulement par l’étude acquise de la sainte Écriture, à moins qu’il n’ait fait personnellement l’expérience des diverses atfections spirituelles, qui sont en lutte, tout comme s’il était monté aux cieux, descendu aux abîmes et s’il avait pénétré profondément les merveilles divines. Car ceux qui naviguent sur cette mer mystérieuse où les diverses affections s’entrechoquent comme des Ilots, peuvent seuls en décrire les merveilles, ceux qui n’en ont pas fait l’expérience, qu’en savent-ils ? » De probatione spirittiurn, dans Opéra, Anvers, 1706, t. I, p. 39.

4. Il suit de ce que nous venons de dire qu’il est indispensable de joindre à l’expérience du discernement, la pratique des vertus. Il faut vivre le bien pour le connaître mieux et si la « bonne volonté » est une excellente condition de foi et de connaissances surnaturelles, pareillement l’usage des vertus, l’horreur du vice aident à en discerner tous les principes et mouvements. Richard de Saint-Victor écrit à ce sujet : « Il faut nous exercer en toutes sortes de vertus et éprouver ce que nous pouvons en chacune, avant que nous puissions en acquérir la pleine science et en juger suffisamment.

Xous apprenons à la vérité beaucoup de choses du discernement, en lisant, en écoutant, el par le jugement que la raison naturelle nous fait faire de toutes les cluises qui se présentent. Mais nous ne nous instruisons jamais pleinement de cette matière sans le secours de l’expérience. Il faut que celui qui doit juger de tous, les.suive tous en observant leur conduite et leurs voies. Il faut premièrement nous appliquer avec un grand et continuel soin à l’étude et à l’acquisition des vertus ; et pendant que nous sommes dans cette application il nous est inévitable de tomber souvent dans des fautes. Il faut donc nous relever souvent et apprendre par nos chutes fréquentes quelle vigilance, quelle attention et quelle précaution on doit employer pour acquérir les vertus chrétiennes ou pour les conserver. Ainsi nous instruisant par un long exercice dans la discipline et l’acquisition des vertus, notre àmeenlin, étant longtemps exercée, arrive à la parfaite capacité de discerner sagement les mœurs et d’en former des jugements équitables. » De pr sépara t. ad contempl., c. i.xvii, P. L., t. cxcvi, col. 48.

ô. Il faut encore que celui qui veut acquérir le discernement évite les obstacles à cette acquisition : d’abord ceux qui viennent de la tête, par trop de confiance en soi et en son propre jugement. Il se déliera donc de soi ; les anciens recommandaient pour cela une grande humilité et le soin d’interroger les personnes instruites ou expérimentées ou favorisées de lumières spéciales d’en haut ; ensuite les obstacles qui viennent du cœur : « que le directeur ne s’affectionne pas trop à ses pénitents parce que, excité plutôt par l’affection que par la raison, son jugement ne serait plus équitable : il déciderait toujours en leur faveur… Pour ce même motif, on ne doit jamais prendre aucune âme sous sa direction pour l’avantage temporel qu’on en pourrait retirer ; parce que si l’intérêt a tant de force pour corrompre les juges terrestres, il n’en a pas moins pour altérer la manière de voir des juges spirituels des âmes. » Scaramelli, op. cit., c. v, n. 48, 49, p. 76, 77.

6. Enfin, il faut une grande prudence dans les jugements par lesquels celui qui veut acquérir le discernement s’y exerce peu à peu ; car l’habitude — et l’art du discernement doit être une habitude — s’obtient par la répétition des actes. Il se mettra donc sur le terrain spirituel, évitera trop de crédulité dans l’acceptation des faits, et de subtilité dans les raisonnements, pèsera mûrement avec les poids du sanctuaire et ne se prononcera qu’après mûre réllexion.

XII. L’exercice du discernement entre l’homme et lus causes extérieures. — Ce discernement présente des difficultés particulières. En effet, les causes extérieures n’agissent jamais tellement en nous, que nous n’ayons notre part dans les mouvements qu’elles excitent ; elles nous poussent, mais nous subissons et nous réagissons d’une façon vitale et là où nous sommes les plus passifs se mêle encore quelque action ou réaction immanente.

— En outre, nous n’agissons nous-mêmes jamais d’une façon si indépendante, qu’une intervention extérieure ne vienne fondre son action avec la nôtre. La chose est certaine pour nos actes bons et surnaturels où Dieu est toujours notre coopérateur et notre aide, où sa grâce est indispensable. Sans elle, nous ne pouvons même dire : « Seigneur, Seigneur. » La chose est possible et n’est pas dépourvue de probabilité pour nos actes mauvais où le démon a peut-être une part constante par ses tentations. Il n’est pas démontré, certes, que nous ne faisons le mal que sollicités par le tentateur, mais celui-ci est persévérant et si la chose n’est pas démontrée, elle est loin d’être impossible. Dès lors on voit qu’il serait déraisonnable d’imaginer une cloison étanche entre les actes qui viennent de l’homme et ceux qui viennent d’un agent supranaturel. A ceux-là se mêle toujours ou presque toujours quelque inlluence du second,

aux autres est nécessaire la collaboration du premier. Le problème n’est donc pas de distinguer les mouvements exclusivement humains des mouvements exclusivement divins ou diaboliques, mais de distinguer parmi les mouvements qui se produisent chez l’homme et donc sont humains, ceux qui ont leur source propre, leur cause excitatrice dans la psychologie de l’homme, d’avec ceux qui ont leur principe excitateur en dehors de l’homme. Ainsi les mouvements de la jambe sont toujours des mouvements du corps, mais ils peuvent venir de la volonté de l’homme, ou d’un agent extérieur qui s’empare de ce membre et le remue.

Les règles suivantes président à ce discernement : 1° Il faut bien connaître la nature humaine afin de savoir quelles sont ses opérations normales, ses puissances ordinaires et même extraordinaires : il y a des choses qu’elle fait habituellement, d’autres qui semblent impossibles, et qui deviennent possibles sous le coup de fouet d’une excitation très vive et insolite ; il faut en particulier tenir compte des possibilités qu’offrent ces régions encore quelque peu ignorées de la psychologie subconsciente. Cf. Grasset, Le pst/chisme inférieur, Paris, 1906 ; lioirac, La psycltologie inconnue, Paris, 1908 ; A. Cbollet, La contribution de l’occultisme à l’anthropologie, Paris, 1909. Évidemment nous ne connaissons pas toutes les possibilités qu’offrent les énergies normales, ni surtout anormales de l’homme ; mais il y a des limites certaines que nous savons qu’elles ne franchiront jamais et au delà desquelles se trouve le champ des opérations des agents supranaturels.

2° Il faut tenir compte en outre du tempérament spécial de chaque sujet, et de sa condition physiologique, pathologique, intellectuelle ou morale. Un névropathe, un somnambule facilement hypnotisahle pourra présenter des phénomènes surprenants qui, à première vue, sembleront extra-hurnains et ne seront que maladifs. Certaines intelligences supérieures et supérieurement intuitives pourront avoir des vues qui paraîtront à d’aucuns appartenir à la révélation particulière et seront simplement naturelles.

3° Ces connaissances présupposées, la conscience devra joindre sa voix à celle de la science. Dans bien des cas, en effet, nous avons conscience parfaite d’être les auteurs de certains mouvements, de les avoir voulus, de les avoir provoqués ou émis en nous, de pouvoir les diriger ou les interrompre à notre guise ; dans d’autres cas, nous avons au contraire conscience d’être purement passifs, de subir une force qui n’est pas nôtre, d’être, dans notre oraison par exemple, saisis par une puissance mystérieuse qui paraljsenos facultés et leur fonctionnement ordinaire, nous immobilise dans un sentiment très vif de la présence et de la bonté divine, et contre laquelle nous sentons toute résistance impossible. Il est facile alors de dire que, dans les premiers cas, nos mouvements sont de nous et que, dans les seconds, ils sont d’En-Ilaul.

4° Enfin Vobservalion peut aussi nous éclairer. Elle remarquera si les mouvements émis par nous son » faciles et spontanés, s’ils coulent pour ainsi dire comme de source, s’ils ont une logique interne et s’enchaînent parfaitement par les liens de cause à effet ou si, au contraire, ils sont produits ex abrupto, accompagnés de violence interne et d’une certaine véhémence, s’ils n’obéissent pas aux lois de logique qui enchaînent nos actes entre eux, mais semblent comme un phénomène inattendu, soudain, sans préparation qui vient s’insérer subitement dans la série rompue par lui de nos actes normaux. Dans la première hypothèse, nous aurons affaire à des actes venus de l’homme, dans la seconde, à des mouvements suscités par une cause extra-humaine. Cf. Gagliardi, op. cit., c. i, p. 109-114 ; Scaramelli, op. cit., c. il, n. 17, p. 26.

XIII. L’exercice du discernement entre Dieu et le démon. Les fruits de l’action divine ou diabolique. — Il ne suffit pas de discerner si l’homme obéit à ses propres inspirations ou s’il subit des impulsions du dehors ; quand l’existence de celles-ci a été constatée, il faut avancer d’un nouveau pas et se demander leur origine. Viennent-elles de Dieu ou du démon ? D’où une série d’opérations auxquelles doit se livrer celui qui veut pratiquer Y art du discernement. Il y a des signes certains de l’action divine ou diabolique ; il y a des faits douteux qui font naître la suspicion, mais n’engendrent pas la certitude ; il y a enfin des illusions fréquentes, auxquelles l’âme se laisse prendre et qu’il importe de signaler.

1° Signes certains de l’action divine ou diabolique. Avant d’entrer dausleur énumération, il est utile de faire observer que ces signes sont nombreux. Il n’est pas nécessaire qu’ils soient tous présents pour porter un jugement ; mais la présence d’un seul ne suffirait pas pour décider de la nature de l’esprit auquel on a affaire ; il en faut plusieurs en un faisceau assez considérable pour éviter l’illusion toujours ou presque toujours possible. En ellet, l’art du discernement des esprits a une fonction fort délicate, porte sur un objet très variable et mystérieux, et ne peut, par suite, prétendre à l’infaillibilité.

Observez, en outre, qu’il est oiseux d’ordinaire de rechercher si Dieu agit ou inspire directement par lui-même ou indirectement par ses anges. Que les inspirations ou révélations se fassent sous une forme ou sous l’autre, elles ont la même valeur surnaturelle et la même portée de vie spirituelle. Nous ne nous arrêterons donc pas à rechercher les signes de l’intervention divine directe ou de l’intervention divine indirecte par le ministère des anges.

ICnlin, comme il y a deux grandes puissances de l’âme, l’intelligence et la volonté, il y a également deux séries démarques de l’intervention de l’esprit divin ou de l’esprit diabolique : l’action de Dieu ou du démon ne se manifeste pas de la même façon dans l’intelligence ou dans la volonté, elle y porte des fruits différents. Nous parlerons donc d’abord des marques de l’action divine, tirées de l’intelligence et de la volonté ; puis des marques de l’action diabolique tirées également de l’intelligence et de la volonté.

2° Les marques intellectuelles de l’action divine sont : la vérité. Dieu est vérité et ne peut inspirera une âme que des idées vraies et nécessairement d’accord avec l’ensemble des vérités religieuses dont il a confié le dépôt à l’Église. Si donc une personne se prétendant en cela inspirée par Dieu, soutient des propositions manifestement contraires à l’enseignement de l’Église, on doit conclure que Dieu n’est pas avec elle. La gravité. Dieu n’intervient pas pour des vétilles ou des frivolités : quand il presse ou meut une àme, c’est toujours pour des intérêts sérieux et importants. L’humilité. Le contact avec Dieu fait comprendreà l’homme qu’il sait peu de choses, que le Seigneur est principe et foyer de vérités infinies et transcendantes, qu’il veut bien nous en communiquer quelques-unes et encore en les proportionnant, dans leur formule, à notre faiblesse intellectuelle native : d’où une humilité profonde jointe à une réelle docilité intellectuelle. Sachant son ignorance, l’esprit mû par Dieu se laisse facilement instruire et écoule docilement les leçons qu’il peut recueillir. De toutes ces qualités résulte une grande discrétion qui se manifeste par des jugements droits, modérés, prudents et toujours sages.

3° Dans la volonté, l’action divine se trahit par la paix, c’est un des signes les meilleurs de la présence de Dieu : même quand l’imagination est déroutée et quand certaines ténèbres enveloppent l’âme, celle-ci sent en son fond une paix qui la calme. L’humilité.

Cette vertu règne dans la volonté aussi bien qu’en l’intelligence : dans l’intelligence elle est un jugement par lequel l’homme s’estime très bas ; dans la volonté elle est une acceptation de cette bassesse, un amour d’être un néant en face de Dieu, une résolution de se traiter en conséquence. Un moine de Saint-Sabas, Antiochus, le disait déjà, vers 620, dans ses Pandecles de la sainte Ecriture : « C’est une preuve évidente que l’on possède le Saint-Esprit d’abord quand on est doux, paisible, qu’on a de soi des sentiments très modestes, quand on s’abstient de tous les vains désirs des choses de ce monde et qu’on s’estime bien au-dessous de tous les autres hommes, » c.cn, P. G., t. lxxxix, col. 1743. Cf. Gerson, Tr. de distinclione verarum visionum, sign. I, dans Opéra, t. i, p. 45-47. — La confiance en Dieu, c’est la contre-partie de l’humilité, ne pouvant compter sur elle-même l’âme se tourne vers Dieu, sait qu’elle peut tout attendre de lui et se confie à sa bonté. Dans cette défiance de soi doublée de confiance en Dieu, elle trouve sa paix. — La souplesse. De même que l’intelligence conduite par Dieu se distingue par une grande docilité, ainsi la volonlé que Dieu mène, se tient souple sous sa main afin d’obéir vite et totalement à tous les mouvements qu’il lui imprimera. « Cette flexibilité consiste premièrement dans une certaine promptitude de volonté à se prêter aux inspirations et à l’appel de Dieu ; … en second lieu… dans une certaine facilité à suivre les avis des autres, surtout quand ils sont donnés par les supérieurs… De cette flexibilité naissent dans l’âme une sainte inclination à découvrir aux supérieurs spirituels tous les secrets du cœur et une certaine soumission humble qui fait que non seulement on exécute leurs ordres, mais qu’on craint d’entreprendre aucune chose importante sans leur conseil. » Scaramelli, op. cit., n. 104-106, p. 156158. Cette marque de l’esprit de Dieu est rejetée — comme l’humilité, du reste, qui n’est qu’une vertu passive — par le modernisme. Ce système considère « la crise de l’autorité » comme un moment de l’évolution morale de l’humanité. « La notion d’autorité a été transformée dans la famille ; elle l’a été aussi dans l’école, où le M agis ter dixit a fait place à la méthode d’excitation intime île l’individu par la pensée traditionnelle ; elle l’a été dans l’État, où le sujet est devenu citoyen ; elle se transformera aussi dans le domaine religieux et là aussi elle s’intériorisera ; » c’est-à-dire que si aujourd’hui encore « l’immense majorité de l’humanité. .. ne peut pas se faire à l’idée d’une loi qui ne serait pas absolue et ne serait qu’une approximation pénible et graduelle… peuà peu le moment arrive où, pour respecter la loi, elle n’a plus besoin de la croire descendue du Sinai, au moment où la loi oblige, là même où elle ne pourrait pas contraindre, simplement parce qu’elle répond à notre meilleur nous-même. » Paul Sabatier, Notes d’histoire religieuse contemporaine. Les modernistes, ur, Paris, 1909, p. 85, 89. — La pureté d’intention. Ceci est capital. On n’ignore pas l’importance des fins dans les actes moraux : ceux-ci prennent leur valeur de la fin vers laquelle ils tendent et c’est l’intention qui les dirige et détermine la fin. Quand donc on verra une âme avoir des intentions pures et droites, surnaturelles et divines, on pourra dire qu’elle porte en elle la marque de l’esprit divin. — La patience dans les peines, épreuves et souffrances. « La patience, si elle n’est pas une dissimulation des ressentiments du cœur et une pure apparencede vertu, mais une vertu réelle, ayant ses racines dans le fond de l’âme, ne peut provenir de l’esprit mondain qui aime les honneurs et ne peut souffrir les outrages ; ni de l’esprit charnel qui aime le corps et ne peut supporter les peines ; ni de l’esprit diabolique qui nous porte toujours à l’attachement aux biens de la terre et, par conséquent, à la crainte d’en manquer ; ni de

l’esprit humain qui, allié de l’amour-propre, est si sensible à ce qui contrarie la nature. Il en résulte donc que la patience ne peut provenir que de l’esprit divin, .l’ajoute à ce propos qu’une grande marque de l’esprit droit et divin, c’est la patience, la résignation et la conformité à la volonté de Dieu dans les aridités, dans les désolations, dans les ténèbres et dans les tentations, même dans celles qui sont extraordinaires et que Dieu a coutume de permettre pour cerlaines âmes qu’il veut élever au sommet de la perfection. » Scaramelli, op. cit., c. viii, n. 108, p. 162. — La mortification intérieure volontaire qui, non contente de supporter avec patience les privations envoyées ou permises par Dieu, s’en impose encore de nouvelles librement ; la sincérité accompagnée de simplicité qui sort de la droiture d’intention ; la liberté d’esprit qui vient de ce que l’âme s’étant dépouillée de toute habitude mauvaise et de toute attache aux biens terrestres n’éprouve de ce cùté aucune entrave aux mouvements spirituels ; un vif désir d’imiter Noire-Seigneur. Le Sauveur étant le martyr de l’amour des âmes, désirer l’imiter, c’est aller contre l’esprit diabolique, s’élever au-dessus de l’esprit humain et suivre l’esprit divin ; enfin la charité douce, obligeante et désintéressée, qu’inspire l’imitation du Sauveur.

4° Des données précédentes, il est facile de tirer et nous le ferons en quelques lignes, les marques de l’esprit diabolique. Celles-ci, en effet, sont aux antipodes et il suffit pour les obtenir de prendre le contrepied des marques de l’esprit divin. On reconnaîtra donc l’action du démon sur l’esprit, par les erreurs ou hérésies qu’il suggérera, par le goût des choses inutiles, légères et inconvenantes, par l’obstination dans les idées, par la vanité ou l’orgueil, l’indiscrétion qui ne garde pas la juste mesure et n’observe ni le temps ni le lieu convenables. Le spiritisme présente nettement tous ces caractères. Qu’on lise le Livre des esprits d’AUan Kardec, on y trouvera de nombreuses hérésies ou erreurs graves sur la nature des anges, créatures spirituelles, sur leur distinction d’avec les hommes, sur l’origine de l’âme humaine que, loin d’admettre la métempsycose, nous professons créée par Dieu au moment de la conception de chacun, sur l’union de l’âme et du corps, union substantielle et non transitoire et accidentelle, sur le péché originel, sur la grâce dont la doctrine spirite ignore l’existence et la vie, sur les sanctions de l’autre inonde où l’éternité de l’enfer est niée parles spirites, etc., etc. Cf. J.-A. Chollet, La contribution de l’occultisme à l’anthropologie, Paris, 1909. Les esprits manquent encore de sérieux et de morale. On lira dans l’ouvrage de Pierre Janet, L’automatisme psychologique, IIe partie, c. iii, Paris, 1899, p. 410, 411, deux pages qui montrent leur frivolité et leur indécence.

Dans la volonté l’esprit diabolique se manifeste par l’inquiétude, le trouble et la confusion, par l’orgueil ou une fausse humilité, par le désespoir, la défiance ou une fausse sécurité, par l’obstination dans la désobéissance, par la mauvaise intention dans les œuvres, l’impatience dans les peines, le soulèvement des passions, par la duplicité, la feinte et la dissimulation, par l’attachement à ses habitudes et aux choses temporelles, par l’éloignement de Jésus-Christ, l’absence de charité ou le faux zèle. Cf. Scaramelli, op. cit., c. ix ; liona, op. cit., c. vi.

XIV. Les modes ouverts de l’action divine or dia-BOLIQUE. — Il est indispensable au discernement de connaître les divers procédés employés par Dieu ou le démon pour agir sur l’âme, et par conséquent de fixer les modes de l’action divine ou diabolique. Les modes du démon, en particulier, sont variés suivant qu’il s’adresse à des pécheurs ou à des débutants ou bien â des âmes déjà avancées dans les voies de la vie chré tienne et même de la perfection. Avec ceux-là il agit d’habitude à découvert, avec celles-ci il se cache, se transfigure en ange de lumière et se sert de nombreuses illusions : nous avons donc à examiner successivement la tactique ouverte et la tactique cachée du démon. Les procédés divins étant la contrepartie de l’attaque diabolique seront décrits simultanément par opposition. 1° Un double principe nous guidera pour déterminer les procédés de l’action supranaturelle diabolique et divine. Le premier principe, c’est que soit le démon, soit Dieu, agissent toujours conformémentà leur nature et à leur fonction, le premier de tentateur, le second de rédempteur. En qualité de tentateur, le démon peut être comparé, ainsi que le faisait saint Ignace, 1° semaine, règle xiv, à un « général d’armée » qui entreprend et soutient la guerre contre nous. Il a pour aide et pour armée, l’ensemble des esprits mauvais et des hommes pervers et corrupteurs. La citadelle qu’il veut prendre est la conscience humaine. Le Christ oppose au démon sa grâce qui est une énergie de lutte, sa doctrine qui est une stratégie, son Église qui est militante. En qualité d’être déchu et de vaincu du Christ, le démon ne peut mettre au service de sa fonction de tentateur qu’une puissance affaiblie, débile, mais obstinée. Il n’a, en effet, de droit, aucun pouvoir sur nous ; le pouvoir de fait qu’il exerce contre nous, lui vient de notre mollesse et de nos défaillances. C’est pour cela que saint Ignace le compare « à une femme » pour « son caractère faible mais opinâtre. » 1°> semaine, règle xii. De ces deux idées de « général d’armée » et de « femme » découlent les caractéristiques de l’action diabolique. — 1. La première caractéristique est la lutte perpétuelle contre nous, mais une lutte dont le principal objectif sera de développer en nous ce qui fait la force du démon, c’est-à-dire la mollesse et les défaillances et pour cela « l’ennemi infernal emploie d’ordinaire les charmes de la volupté et toutes les amorces des sens. » t" semaine, règle i. En un mot, il cherche à nous désarmer. L’esprit divin est caractérisé, au contraire, par le souci de nous fortifier et de nous rendre vigilants et prudents, afin de nous épargner toute surprise. — 2. L’autre caractéristique de l’action du démon sera, puisqu’il est faible, de nous envelopper dans les ténèbres et de nous isoler. Il arrivera à ce but par le silence. L’âme qui garde le silence, en effet, et ne communique pas ses inclinations ou tentations à un directeur, perd les lumières et les forces qu’elle aurait puisées dans la direction ; abandonnée à elle-même, aveuglée, elle est à la merci de l’ennemi. Le démon a mille moyens de suggérer le silence : la honte, la défiance, l’antipathie, la confiance en soi, la persuasion que ces choses sont légères, que leur communication sera à charge, etc. Ibid., règle xiii. L’inclination à se confier, à s’ouvrir, à découvrir toutes les insinuations du démon ou de la nature mauvaise est au contraire une marque de l’action divine. — 3. Quand il ne peut nous désarmer ni nous isoler et ainsi nous vaincre sans combat, le démon se résigne à combattre, mais alors il emploie une double ruse : il cherche en nous lr défaut de la cuirasse, il nous attaque par les points faibles, par les brèches que lui offre notre tempérament physique et moral, flatte nos passions ; puis il nous étudie dans nos premiers contacts avec lui afin de redoubler d’audace quand nous faiblissons ou de se replier prudemment devant nos résistances. Dieu, dans ces circonstances, nous éclaire sur nos défauts afin de nous mettre en garde sur les points menacés, et aux premières entreprises du démon nous anime à la vaillance pour nous rendre immédiatement maîtres de l’ennemi. Ibid., règle xiv.

2° Le second principe qui nous fournira de nouvelles règles de discernement, c’est que le démon et Dieu s’inspirent, dans leur conduite envers l’âme, des dis

positions qu’ils trouvent en elle. Quand le démon rencontre une âme pécheresse, il l’entoure de ses faveurs et l’affermit doucement dans son état ; il agite et trouble au contraire celle qu’il voit avancer dans le bien. Dieu se montre favorable aux bons ; il envoie aux méchants l’aiguillon du remords et de la crainte salutaire. En vertu de ce principe, le démon comble de biens temporels les pécheurs, d’où souvent scandale des faibles qui s’étonnent de voir le vice prospère — à ces pécheurs le démon assure le succès des affaires, la fortune, la santé, les honneurs ; il les détourne ainsi de toute préoccupation spirituelle ; il leur fait croire que leurs péchés sont véniels, que les pratiques surnaturelles sont enfantillages et mesquineries. S’il les trouve sollicités par la grâce qui les trouble et veut les reconquérir au bien, il leur fait voir la longueur de la vie, qu’ils ont bien le temps de songer à leur âme, que la divine miséricorde est infinie, et ainsi il creuse chaque jour plus profond le sillon des habitudes mauvaises et multiplie les chaînes. — Dieu, par ses inspirations, montre au pécheur le néant des choses humaines, la brièveté de la vie, la fragilité des biens de la fortune onde la santé, qu’il enlève même parfois par des épreuves providentielles ; au lieu de permettre à l’homme de s’endormir dans la prospérité, il excite chez lui la crainte du jugement, le repentir du mal, l’horreur du péché. Autant le démon séduit le pécheur, autant Dieu l’agite. Quand l’homme est entré dans la voie du bien, les rôles changent : Dieu multiplie pour lui les séductions de la vertu, le démon lui en montre toutes les difficultés et cherche à l’en dégoûter. Cette tactique, évidemment, n’est pas toujours rigoureusement suivie soit par le démon, qui parfois malmène les pécheurs et excite les bons à la ferveur excessive, mais toujours pour aboutir finalement à la rechute et au vice, soit par Dieu, qui, lorsqu’il agite et trouble les consciences, ne le fait jamais que provisoirement, pour les mener ensuite à la consolation et à la paix. Sur tout ce paragraphe, consulter Gagliardi, op. cit., c. il, p. 114-129, et les règles tlu discernement de la première semaine, d’après saint Ignace.

3° Dieu et le démon ne s’inspirent pas seulement de l’état spirituel coupable ou vertueux dans lequel se trouvent les âmes, mais ils considèrent encore leur psychologie pour les mouvoir et les émouvoir par les facultés les plus ouvertes et les plus abordables. Aussi les personnes expérimentées observent-elles que Dieu, « voyant chez les personnes cultivées et lettrées meilleur entendement, commence l’œuvre de leur perfection en leur donnant d’abondantes lumières pour l’intelligence du vrai. Par contre, voyant chez les personnes simples et dévotes meilleure volonté, il les embrase de saintes affections dès le commencement de leur sanctification. » Scaramelli, n. 172, p. 258. Rarement et aux plus privilégiés, il donne simultanément lumière et affection. Ici encore il y a des degrés : quelquefois l’esprit de Dieu meut l’âme vers le bien en général sans préciser sa volonté, et l’on voit un Benoit Labre fortement attiré vers Dieu chercher pendant quelquesannées la forme particulière sous laquelle Dieu veut être servi par lui ; d’autres fois l’esprit divin se contente de provoquer un simple désir sans en attendre l’exécution et il demande à Abraham la disposition d’immoler son fils et l’arrête avant l’immolation réelle qu’il prépare ; d’autres fois il veut le désir total et une exécution partielle et chez l’énergumène qu’il a délivré il provoque le désir de le suivre ; mais quand ce désir est exprimé, il le refuse et ordonne une demi-exécution : Va dans ta maison vers les tiens et annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait, pour toi. Matth., v, 19. Suivant ses dispositions « tantôt il se découvre à l’âme et la console par des consolations sensibles et agréables et tantôt il se cache à elle et la laisse aride et désolée. Mais il

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

n’en est pas moins vrai que l’esprit du Seigneur, qu’il se découvre ou qu’il se cache, opère toujours dans les âmes bonnes. Quand il se découvre, il opère dans la partie raisonnable et aussi dans le sens intérieur, et quand il est caché, il opère seulement dans les puissances raisonnables, en les fortifiant, et il laisse le sens désolé. » Scaramelli, n. 184, p. 278.

Le démon ne fait pas moins de cas de lapsychologie de chacun de nous. « Notre ancien adversaire se rend compte tout d’abord du tempérament de chacun de nous et dresse en conséquence les artifices de ses tentations. L’un est jovial, l’autre triste ; un autre timide et un autre hardi. Donc pour surprendre plus aisément ceux qu’il combat en cachette (et à plus forte raison ceux qu’il combat ouvertement) il leur présente des pièges en rapport avec leur humeur. Comme le plaisir va avec la joie, il propose la volupté à ceux qui ont l’humeur joviale, et comme la tristesse se laisse facilement aller à la colère, il présente aux gens tristes le breuvage de la discorde. Comme les timides redoutent les châtiments, il inspire de la terreur aux peureux, et comme il voit les orgueilleux enlevés par les louanges, il les mène où il veut en leur tenant des propos flatteurs. En un mot, il tend ses pièges aux hommes à l’aide des vices qui leur sont familiers. Et, en effet, il ne les captiverait pas si aisément, s’il proposait aux hommes lascifs de l’argent, aux avares des filles de joie, aux gourmands la gloire de l’abstinence et l’attrait de la gourmandise aux jeûneurs ; s’il cherchait à prendre les gens paisibles parle goût des querelles, ou les irascibles par la crainte. » S. Grégoire, Moral., l. XXIX, c. xxii, P. L., t. lxxvi, col. 501.

XV. Les modes cachés de l’action diabolique. — Nous avons dit après saint Paul, II Cor., xi, 14, que lf démon se transfigure parfois en ange de lumière afin de mieux nous tromper et de s’emparer plus sûrement des âmes. Ces procédés s’appellent « illusions » ; ils sont employés surtout contre les personnes d’une vertu plus avancée ; saint Ignace en fait pour cela l’objet des règles de la seconde semaine. Les illusions diffèrent des ruses auxquelles le démon, en qualité de chef d’armée et d’artisan d’embûches, a perpétuellement recours contre tous les hommes. « Les ruses sont des artifices pour induire l’homme à un mal qu’il sait être réellement mal. Les illusions sont des industries trompeuses pour attirer l’homme au mal sous l’apparence du bien ou pour l’éloigner du bien sous l’apparence du mal. » Scaramelli, n. 201, p. 307. Les illusions jouent, dans l’ordre du bien et en face de l’appétit, le rôle des sophismes dans l’ordre du vrai et en face de l’esprit. Les sophismes sont des déviations de logique en vertu desquelles l’esprit partant de prémisses vraies aboutit â des conclusions fausses ; les illusions sont pareillement des erreurs de méthode grâce auxquelles le démon conduit de l’amour de la vertu à la pratique du vice.

Les étapes sont les suivantes : point de départ, quelque chose de très bon, parfois d’exagérément bon, auquel le démon, par son astuce, nous fait substituer quelque chose de moins bon ; bientôt surgit un bien imparfait qui n’est pas sans un certain alliage humain ; au bien imparfait succède l’apparence seule du bien sous le couvert de laquelle le péché se glisse et enfin le vice règne en maître. Gagliardi qui énuinère ces étapes nous donne l’exemple suivant : Ex motione amoris divini et serviendi Deo (dsemon) inducet mulierem ad quærendum aliquem, qui sit illi dux et magister in vita spirituali, curabitque ut accendatur affectas erga eum spiritualia et sanctus, sub illa sjiecie divini magisterii et progressifs in rébus spiritualibus : sequitur hinc frei/uens collocutio inler eos ; turti afjectus quidam httmanus honestus, non tamen pure spiritualis sicut anlea, et sermones de rébus hitma IV. - 15

nis ; tum amor liumanus sensim convertitur in alium tenerum et vehementem qui paulatim inclinât in levitates, otium ac vana et otiosa colloquia ; prorumpil hine lascivia in actus ex se non aperte malos, sed qui vim habeant excitandi concupiscenliam ; tum in impudicos, sed levés a quibus fit progressus nsque ad consummationem peccati, c. iv, § 3, p. 159160.

Le grand levier de l’action diabolique est Y amourpropre opposé à l’amour de Dieu. Le démon s’efforce de suggérer à l’homme une grande estime de soi, l’orgueil et l’égoïsme et quand il a substitué le moi humain au moi divin, ou plutôt nourri et développé celui-là aux dépens de celui-ci, il rend sa victime obstinée dans son sens et dans son état coupable ; finalement il amène la désespérance, prélude de la perdition éternelle.

Les moyens sont les trois concupiscences revêtues d’un vêtement de zèle et de vertu. Le démon, sous les espèces et apparences de la vertu, nous fait chercher tantôt notre propre intérêt, tantôt la jouissance et tantôt les honneurs et l’estime.

1° Les illusions sous lesquelles nous poursuivons notre propre intérêt sont variées. Les uns, sous prétexte de soigner leur santé, d’éviter les excès de fatigue, s’accordent trop d’aises et de repos, d’autres, sous couleur que la religion du Christ est une religion intérieure, se dispensent de tous les efforts qu’exigent les pratiques extérieures ; ou bien inversement, si les pratiques extérieures leur coûtent moins, s’y adonnent et font étalage de dévotions et d’aumônes, mais négligent entièrement le travail difficile de transformation intérieure du caractère. D’autres mettent toute leur vertu à combattre les défauts du prochain et à promouvoir sa perfection, croyant ainsi procurer suffisamment la gloire de Dieu ; d’autres encore veulent bien pratiquer la vertu et y consacrent certains efforts, mais omettent quelque détail ou quelque circonstance sans laquelle la vertu n’est pas entière, bonum ex intégra causa, malum ex quoeumque defeclu ; d’autres enfin, atteints de myopie spirituelle, au lieu de voir et de pratiquer V ensemble des vertus, sans lesquelles il n’y a pas de vie chrétienne, se contentent d’être des modèles dans l’une ou l’autre vertu, d’être d’une héroïque austérité ou d’une belle générosité, mais oublient l’humilité ou le pardon des injures. Et ainsi le démon, en décomposant tout le travail surnaturel, et en concentrant toute l’attention sur une partie de ce travail et en favorisant la paresse sur le reste, jette dans l’illusion et perd les âmes.

2° A ces illusions, il faut joindre celles qui égarent sur les chemins de la jouissance. Le démon, chez certains, s’efforce de tout ramener à la piété sensible. Ces âmes ont une grande ferveur sensible dans l’oraison qu’elles se plaisent à prolonger. Il s’ensuit que, pour elles, tout est là et rien en dehors. Donc, une fois sorties de l’oraison, elles sont désagréables, moroses et impatientes. La ferveur sensible étant le tout de leur dévotion, elles se croient inspirées, dans les élans de cette ferveur, par l’esprit divin ; le démon entretient en elle Yesprit de révélation ; elles se croient l’organe de Dieu qui leur parle sans cesse ; il les excite ainsi à ne tenir aucun compte des directions de leurs supérieurs ou directeurs. A cette indiscipline de la volonté, se joignent l’inconstance et l’indiscrétion : Yinconslance dans la voie choisie ; elles cherchent toujours autre chose et pensent qu’elles serviront Dieu plus parfaitement en nourrissant des projets de changement de vocation ; l’indiscrétion se manifeste surtout par le goût des choses insolites, par la recherche des entreprises extraordinaires, l’amour des pénitences étranges ou héroïques, Ce sont autant de chemins par lesquels la dévotion sensible a besoin d’égarer les

esprits. A garder une voie humble et toujours la même, la sensibilité s’émousse et pour réveiller celle-ci il faut du nouveau, de l’extraordinaire ou de l’énorme.

— Ces âmes sont ainsi portées à se complaire en elles-mêmes et dans cette complaisance, le démon leur fausse l’esprit en leur suggérant les erreurs suivantes. Comme les grandes tentations troublent les cœurs et mettent en déroute la complaisance en soi et la dévotion sensible, ces personnes s’imaginent qu’être fortement tenté constitue précisément le péché. Pour elles aussi, la vertu est moins dans l’effort pour le bien, que dans la conscience de cet effort ; à la lutte directe pour la perfection se substitue la connaissance réflexe des progrès qu’on a pu réaliser et ceci encore nourrit la complaisance qu’on a de soi. Pour elles enfin, la vertu gît encore principalement dans la coopération qu’on y apporte ; quant au concours divin et à la grâce, qui sont cependant tout et qui souvent nous font faire des progrès supérieurs à notre collaboration personnelle, on les oublie facilement. Il est aisé de voir combien ces idées sont fausses et dangereuses. Elles sont fausses, puisque ce qui constitue le péché, c’est le consentement qu’on y apporte et non la sollicitation qui nous y invite ; et que la vertu est dans la vie surnaturelle souvent inconsciente qui nous est donnée par Dieu couronnant nos efforts et non dans ces efforts seuls et encore moins dans la conscience que nous en pouvons avoir. Cf. Scaramelli, c. x ; Gagliardi, ibid., § 2.

3° Les illusions de complaisance en soi acheminent à celles dans lesquelles le démon nous fait rechercher notre propre gloire ; aussi ces dernières illusions ont-elles une grande affinité avec les précédentes. Elles consistent d’abord à prendre ses propres lumières pour des lumières surnaturelles et à attribuer à la grâce ce qui vient de soi ; c’est une sorte de divinisation de l’homme ; elles consistent en outre à prendre les mouvements surnaturels ordinaires pour des inspirations spéciales et à se croire inspiré d’en haut quand on ne fait que suivre les chemins battus. On en vient à la prétention de détenir les secrets divins, le sens des mystères, et, au lieu de se laisser conduire, à vouloir diriger et éclairer les autres. Si ces âmes ont le privilège d’une grande subtilité d’esprit, il leur sera bien plus aisé de prendre cette qualité naturelle pour un don divin et de se croire les porte-parole de la divinité. Bientôt la ténacité dans ses propres idées vient donner le couronnement à l’œuvre. A cela souvent se joint une fausse humilité, qui, sous couleur de remercier Dieu, se complaît à détailler, à exagérer les dons qu’on en a reçus. Gagliardi, § 3. A ces illusions du démon qui sont ordinaires, il faudrait en ajouter d’autres qui sont extraordinaires, mais qui seront étudiées en leur temps, comme les visions, prophéties, apparitions, extases, possessions et autres prestiges. Voir ces mots.

XVI. ÉTUDE TIIÉOLOGIQUE. LE DON DU DISCERNEMENT.

— Outre l’art du discernement que nous pouvons acquérir ainsi qu’il a été dit, il y a aussi un don de discernement ; celui-ci, étant un charisme, est ordinairement réservé aux saints, et exceptionnellement accordé aux pécheurs.

1° Son opportunité vient de ce que, malgré toutes les ressources de l’art de discerner, il reste des circonstances où les esprits demeurent douteux et incertains. On ne peut pas toujours savoir s’ils sont bons ou mauvais. Il y a des propositions qui ne sont pas tout à fait fondées, des œuvres sur la valeur desquelles on continue à douter ; nous r-ommes portés à accepter les unes, à faire les autres et il peut arriver que nous nous trompions. Des révélations particulières, des visions, des doctrines nouvelles sollicitent notre adhésion, sur lesquelles nos investigations n’ont pas pu apporter la pleine clarté. Des personnes se sentent

portées à entreprendre des choses qui paraissent excellentes, mais sont fort insolites. Devant les impuissances du discernement acquis, Dieu apporte parfois le secours du discernement uifus.

2° Il en est parlé dans ce texte de saint Paul, I Cor., xii, 4-11, que nous avons rapporté au début de cet article. Il existait donc du temps des apôtres, on dut même alors en voir de fréquentes manifestations. 11 n’était pas ignoré dans l’Ancien Testament et saint Jérôme nous assure qu’il y avait, chez le peuple juif, un ordre sacerdotal établi pour discerner les prophètes « des faux prophètes, c’est-à-dire pour reconnaître ceux quel’Esprit de Dieu faisait parler et ceux qui avaient un esprit tout opposé. » In Isaiam, 1. II, c. iii, P. L., t. xxiv, col. 62. Il n’est pas douteux que, dans le cours des siècles qui se sont écoulés depuis que saint Paul nous a révélé l’existence de ce charisme, le don du discernement des esprits fut accordé à bien des saints. Les uns, à l’exemple du Sauveur qui voyait les pensées secrètes de ses disciples, Matth., ix, 47, ou des Pharisiens, vi, 8, savaient dire à leurs interlocuteurs les idées conçues par leur esprit ou les mouvements dont leur cœur était agité ; les autres découvraient à des pénitents trop muets des fautes oubliées ou cachées par eux ; d’autres avaient sous forme de parfums ou autrement la perception de l’état de grâce ou de péché dans lequel se trouvaient les hommes. On pourrait emplir des colonnes du récit de ces faits de discernement miraculeux. Cf. Scaramelli, qui en cite quelques exemples, n. 28, p. 47 ; voir aussi n. 20, p. 31.

3° D’après ce qui vient d’être dit, on voit que l’ac<e du discernement est double : l’un rare et qui appartient moins proprement à ce don et plus proprement au don de prophète, consiste à connaître les secrets des cœurs. Cf. S. Thomas, Sum. theul., I « IIe, q. cxi, a. 4. L’autre plus fréquent et qui est proprement le discernement des esprits, consiste, les secrets des cœurs étant connus normalement ou miraculeusement, à discerner par un juste jugement de quel principe bon ou mauvais ils procèdent. Le premier acte découvre donc Yexistence des mouvements de l’une ; le second dévoile leur source et c’est ceci qui est à vrai dire du discernement. Ce second acle est comme un instinct et une lumière particulière, qui s’exerce sous forme de suavité et de goût, quand il a pour objet de discerner la source divine des mouvements personnels. Quand, au contraire, il s’agit de voir chez les autres, voici comment saint Jean de la Croix décrit les procédés de ce don divin : « Il faut savoir que ceux qui ont ainsi dégagé leur esprit de toute impureté, obtiennent plus facilement la connaissance des secrets du cœur, des sentiments cachés, de tout l’intérieur des autres, de leurs inclinations et de leurs talents, et il les connaissent ordinairement par des signes extérieurs quoique fort légers ; par exemple, une parole, un tour d’œil, un mouvement de tête ou quelque autre geste sera capable de les faire pénétrer dans le fond de l’âme. En effet, comme le démon peut connaître de cette sorte notre intérieur parce qu’il est tout esprit, de même l’homme spirituel y peut avoir accès par ces moyens, puisque selon le langage de l’Apôtre : F homme spirituel juge de toutes choses et que l’esprit divin sonde ce qu’il y a de plus caché, juqu’aux plus profonds secrets de Dieu. Il est vrai que ces signes extérieurs ne peuvent les conduire naturellement â la connaissance des pensées et de tout l’intérieur des hommes, mais ils le peuvent surnaturellement pâlies lumières que les spirituels reçoivent d’en haut en cette occasion. » Montée du Carmel, 1. ii, c. xxvii, trad. Maillard, Paris, p. 327.

4 » Cet instinct surnaturel, basé sur des signes extérieurs aussi naturellement disproportionnés, est une sorte de divination qui ne confère aucune infail libilité formelle. Le don de discernement ne jouit d’une telle infaillibilité que s’il se produit par une révélation expresse de Dieu manifestant au prophète, d’une façon précise, les secrets d’une âme. On peut dire de ce don, ce que saint Thomas enseigne de la prophétie : celle-ci, dit-il, est parfaite, c’est-à-dire par révélation expresse, ou imparfaite, c’est-à-dire par un instinct très mystérieux. La première porte avec elle la certitude, la seconde a moins d’assurance, non pas qu’elle puisse se tromper, mais elle est telle qu’on ne sait pas d’une façon évidente qu’elle vient de Dieu. Mens prophetæ dupliciler a Deo instruitur, uno modo per expressam revelationem, alio modo per quemdam instinctum occultissinvum « quem nescientes humanae mentes patiuntur » ut Augustinus dicit (Sup. Gen. ad litt., 1. II, c. xvii, vers. tin.). De his ergo quse expresse per spirilum prophetiæ proplteta cognoscit, maximam certitudinem habet et pro certo habet quod hœc sunt divinitus sibi revelata… Sed ad ea quai cognoscit per instinctum aliquando sic se habet ut non plene dis-Cernere possit utrum hœc cogitaverit aliquo divino instinctu, vel per spiritum proprium. Sum. theol., IL’II*, q. clxxi, a. 5. Toutes les fois que le don de discernement éclaire un homme, il l’éclairé infailliblement et les choses qu’il inspire sont toujours et matériellement vraies ; mais il manque la certitude ou infaillibilité formelle quand celui que Dieu inspire et qui est ainsi nécessairement dans le vrai, ignore qu’il est inspiré de Dieu et doute ainsi (subjectivement de choses objectivement certaines. Cf. Suarez, De gratia, part. I, proleg. III, c. v, n. 43, Paris, 1857, t. vii, p. 164 ; S. Bernard, Serm., xvii, super Cautic, P. L., t. CLXXXin, col. 855.

5° Le discernement infus est parfois un phénomène de lecture de la pensée. Il se fait par une faculté ou un acte transitoire d’origine surnaturelle et ne peut par conséquent être confondu avec les faits naturels, étudiés dans ces derniers temps, sous le nom de « transmission de la pensée » , de « suggestion mentale » ou de « perspicacité télépalhique » . Ces derniers faits sont parfois de la lecture de la pensée avec contact, comme dans le cumberlandisme. Dans ces cas, la transmission de la pensée de l’un à l’autre est facilement explicable et ne peut se confondre avec le discernement infus qui s’opère à distance. D’autres fois, si l’on en croit certains auteurs, on arriverait à connaître naturellement, sans contact et à distance, la pensée d’autrui. N’y aurait-il pas là une objection efficace contre la théorie théologique du discernement infus et du caractère surnaturel du charisme affirmé par saint Paul ? Cf. Ochorowicz, De la suggestion mentale, avec une préface de Ch. Riche t, Paris, 1887 ; Géraud-Bonnet, Transmission de la pensée, Paris, 1906 ; D r Paul Joire, Revue de l’hypnotisme, 1897, 1898 ; lloirac, La psychologie inconnue, Paris, 1908, etc. A ce sujet, le D’Grasset, L’occultisme hier et aujourd’hui, c. xi, Paris-Montpellier, 1907, p. 357, n’hésite pas à écrire de tous les expérimentateurs : « Je ne crois pas qu’aucun ait linalement réussi. » Les faits sont donc pour le moins douteux. A supposer qu’on démontre un jour la réalité de quelques-uns, ils se produiraient sûrement par quelques agents naturels, par quelque conductibilité magnétique, cf. Boirac, op. cit., c. xx, p. 307 sq., ou autre, qui, découverte par la science, permettra de les distinguer des faits surnaturels et produits par la grâce divine, comme on arrive à distinguer la guérison naturelle de la rage par la méthode Pasleur, de la guérison miraculeuse par l’intercession de saint Hubert. Enfin la lecture de la pensée dont s’occupe l’occultisme ne porte que sur la découverte de l’existence de pensées cachées et non sur la source naturelle, ou supranaturelle divine ou diabolique ;

tandis que cette fonction est principalement et presque exclusivement l’objet du don infus du discernement des esprits. Cf. J.-A. Chollet, De la contribution de l’occultisme à l’anthropologie, Paris, 1908.

Outre les ouvrages cités dans l’article, consulter : Ludolphe le Chartreux, Vita Jesu ChriSti, 1. I, c. xxii, Paris, 1870 ; Gerson, De examinatione doctrinarum, Opéra, Anvers, 1706, t. î, p. 7 ; De probatione spirituum, p. 37 ; De distinctione verarum visionum a falsis, p. 43 ; Centilogium de impulsibus, t. iii, p. 146 ; Tr. de diversis diaboli tentationibus, p. 589 ; Sermo de tentatione, p. 1062 ; S. Laurent Justinien, De solitaria vita, Brescia, 1506 ; Venise, 1755 ; S. Ignace de Loyola, Le livre des E.rercices, et ses commentateurs ; Acontius (Giacomo Canlio), De slratagematibus Satanx libri VIII, Baie, 1555 ; Amsterdam, 1674 ; Robert du Triez, Les ruses, finesses, et impostures des esprits malins, Cambrai, 1563 ; Crespet, La haine réciproque de l’homme et du diable, Paris, 1500 ; Pierre Thyræus, Loca infesta, Iwe est, de infestis ob molestantes dmmoniorum et defunclorum hominum spiritus locis liber anus, Cologne, 1598 ; Lyon, 1599 ; De obsessis a spiritibus dsemoniorum hominibus liber unus, deux éditions ; De apparitionibus spirituum ubi de apparitionibus Dei et Christi, angelorum, dœmonum et animarum humanarum agitur, Cologne, 1600, 1602, 1605 ; Disputationes theologicæ variie de apparitionibus spirituum, 1582 ; Suarez, De gratia, prolegomenon III, c. v, Opéra, Paris, 1857, t. vu ; De incarnalione, In III"’part., q. vii, a. 8, t. xvii, p. 614 ; De mysteriis vilx Christi, In 111"" part., q. xxxviii, a. 4, t. xix, p. 310 ; De relijione Societatis Jesu, I. IX, c. VI, t. XVI, p. 1035 ; Louis Dupont, Le guide spirituel, trad. Brignon-Gaydou, tr. I, c. xx-xxiii, Paris, 1863 ; R. P. Hadriani, De divinis inspirationibus, Cologne, 1601 ; Alvarez de Paz, De inquisitione pacis sive studio urationis, 1. V, De perfecta contemplatione, et De discretione spirituum, Opéra, Lyon, 1617, 1619, 1623 ; Mayence, 1619 ; Cologne, 1620, 1628, t. m ; Maldonat, Traité des anges et des démons, Paris, 1617 ; Denys le Chartreux, De discretione spirituum, AschatTenbourg, 1620 ; H. de Hassia, junior, De discretione spirituum, Anvers, 1652 ; Thomas de Vallgornera, Mystica theologia, q. iii, disp. V, Barcelone, 1662 ; Turin, 1890 ; Godinez, Pratique de la théologie mystique, 1. VII, c. ii, La Puebla de los Angeles, 1681 ; B. Holtzhauser, Tr. de discretione spirituum, Rome, 1682 ; Laurent Brancatus de Laurea, De oratione christiana opuscula VIII, opusc. V, c. vii, Venise, 1687 ; Montreuil-sur-Mer, 1896 ; Nicolas Wiempf de Argentina, De discretione spirituum, dans Pez, Biblioth. ascetica, t. ix, cf. Hurter, Xomenclator, t. il, col. 1090 ; Bossuet, deux sermons sur les démons, Paris, 1881, t. vi ; Plearius.Œ probatione spirituum, dans’Thésaurus dissertaliunum, 1732, t. Il ; De la Reguera, Praxis theologix myslicæ, 1. IX, Rome, 1740-1745 ; Eusèbe Amort, De revelalionibus, visionibus et apparitionibus privatis regulx tutse ex Scriptura, conciliis, sanctis Patribus aliisque optimis aucloribus colleclæ, explicatx atque exemplis illustratx, Augsbourg, 1744 ; dom Calmet, Dissertation suites apparitions des anges, des démons, des esprits ; et sur les revenans et vampires de Hongrie, Paris, 1746 ; Einsiedeln, 1749 ; Benoit XIV, De servorum Dei beatiflcatione et canonizatione, Rome, 1747 ; R. P. Schram, Instituliones theologicse mystica}, 1776 ; Sarnelli, La discrezione degli spiriti, Naples, 1864 ; Jaugey, Dictionnaire apologétique de la foi catholique, art. Possession diabolique, Paris, s. d. (1889) ; Masénius, Introduction il la vie spirituelle, trad. Jourdain, Traité de l’élection, c. I, S 4, Paris, 1892, p. 715 ; M.-J. Ribet, L’ascétique chrétienne, c. XL, Paris, 1898 ; H. Joly, Psychologie des saints, c. iii, Paris, 1898 ; Gombaull, L’imagination et les états préter naturels, Paris, 1899 ; M"’Kiie Méric, L’imagination et ses prodiges, Paris, 1905 ; Saudreau, Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, c. x, Paris, 1908.

A. Chollet.