Dictionnaire de théologie catholique/AME. SA SPIRITUALITÉ. Démonstration théologique

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 525-528).

VIII. AME. SA SPIRITUALITÉ. Démonstration théologique.


I. En quoi consiste la spiritualité de l’âme humaine.
II. Écriture sainte.
III. Pères.
IV. Documents ecclésiastiques.
V. Théologie.

I. En quoi consiste la. spiritualité de l’ame humaine.

Définissons d’abord les termes suivants d’après la philosophie et dans la langue concise de saint Thomas : simplicité et composition, immatérialité et matérialité, spiritualité.

1° Le simple est ce qui n’est pas composé ; et, il y a autant de manières d’être simple, qu’il y a de manières d’être composé. La composition mathématique est faite de parties quantitatives : elle convient à la grandeur et au mouvement, au temps et à l’espace. L’union de principes coessenliels, de la matière et de la forme, par exemple, constitue, dans une substance matérielle et sensible, la composition physique. Tous les êtres contingents se composent d’essence et d’existence, d’acte et de puissance, de sujet et d’accident : c’est la composition métaphysique. Enlin, du genre et de la différence résulte la composition logique. Dieu seul est absolument simple : acte pur, il répugne à tout genre de composition. L’âme, qu’elle soit végétative, animale ou humaine, n’exclut que la composition mathématique et la composition physique. Elle est simple, en ce sens seulement, que par elle-même elle n’a pas d’étendue et que son essence n’est point composée de matière et de forme.

2° Le concept de matériel comprend, en premier lieu, tout ce qui est quantité et étendue. Il s’applique, en outre, à de certaines activités qui, pour être et agir, dépendent intrinsèquement de la quantité et de l’étendue. C’est ainsi que les âmes végétatives et animales sont dites matérielles : elles tirent leur origine de la matière et n’exercent leur action que par des organes et dans des or-anes, dont elles partagent les vicissitudes. Le concept d’immatériel implique donc et les deux premiers degrés de simplicité et l’intrinsèque indépendance de la matière.

L’âme de l’homme est immatérielle : elle n’a ni quantité, ni étendue ; la matière étant impuissante à l’engendrer, Dieu l’a créée libre et immortelle ; par l’intelligence et la volonté, elle communie à l’éternel et à l’absolu, bien que par ses puissances végétatives et sensitives elle se trouve d’être rivée à la matière.

3° Les concepts de spiritualité et d’immatérialité sont identiques. Le mot spiritus désignait d’abord la respiration des animaux, l’air aspiré et expiré, le vent et les mouvements aériens. Il s’étendit ensuite aux forces invisibles et à celles des substances qui, grâce à leur subtilité, semblent avoir moins de matière, comme l’air et le feu. Dans la philosophie de saint Thomas, cette expression s’applique à ce qui est incorporel et immatériel. Cependant il convient de remarquer qu’immatériel est souvent synonyme d’inétendu ou de simple, tandis que spirituel conserve sa même signification : à savoir, simplicité et indépendance intrinsèque de la matière, sous le rapport de l’existence et de l’action. S. Thomas, Contra Gent., l. II, c. xlix ; In IV Sent., l. I, dist. VIII, q. v, a. 2 ; dist. XVII, q. i, a. 2 ; Qusest. disp., despirit. créât., a. 1 ; Suni. theol., I a, q. Lxxv, a.l ; Lorenzelli, Philosophim theoreticæ instilutiones, t. il, Psycliologia specialis, lect. proœm., p. 208-215 ; lect. v, p. 268-269, 2 «.’dit., 1890.

Il résulte de ces définitions que la spiritualité de l’âme humaine consiste dans un principe substantiel, simple ou inétendu, intrinsèquement uni au corps dans la vie organique et la vie sensitive, mais possédant une existence et une action propres dans la vie intellective.

La démonstration de la spiritualité de l’âme humaine mettra en lumière ces trois points :

  • substantialité,
  • simplicité et
  • immatérialité.

II. Écriture sainte.

Le concept de la spiritualité de l’âme, tel qu’il a été formulé par l’Ange de l’école, ne peut être établi par aucun texte scripturaire décisif. Les Livres saints ne sont pas des traités de métaphysique. Ils s’adressent non à une catégorie d’hommes, mais à l’humanité. Or, ce qui nous passionne, en raison de son importance pour l’orientation et la conduite de la vie, c’est bien moins la spiritualité de l’âme que son immortalité. Aussi, même au point de vue philosophique, l’étude de l’immatérialité de notre nature a-t-elle toujours retardé sur celle de notre destinée. Il n’est donc pas surprenant que les auteurs inspirés, en parlant de l’âme, aient laissé dans l’ombre et son caractère intime et ses relations avec le corps. Ils n’entrait pas dans les desseins de Dieu de nous révéler une théorie complète du composé humain, mais plutôt de nous donner la solution de ces graves problèmes que tout homme, en possession de sa raison, ne peut manquer de se poser : « L’âme survivra-t-elle à la destruction du corps, et, si elle lui survit, sera-t-elle immortelle ? Dans la vie future, la justice divine fera-t-elle cesser les inégalités de la vie terrestre, en récompensant la vertu et en punissant le vice ? »

Il y a bien quelque rapport entre la spiritualité et l’immortalité. Cependant ces deux termes ne forment pas un couple : l’un n’entraîne pas nécessairement l’autre. Si une essence immatérielle a droit à l’immortalité, la réciproque n’est pas vraie. Nous verrons que certains Pères de l’Église n’ont accordé à l’âme qu’une immortalité extrinsèque, surajoutée par un don gratuit de Dieu ; ils ne regardaient pas l’immortalité comme un corollaire de sa nature.

D’ailleurs, si le concept de la spiritualité de l’âme humaine ne se rencontre nulle part dans les saintes Écritures, avec cette précision que les Pères eux-mêmes n’ont pas connue et que saint Thomas a su lui donner, on y trouve des textes nombreux et suffisamment clairs, en faveur de la supériorité de l’âme sur le corps et de son immatérialité. Ils ont été indiqués plus haut à l’article I. Ame dans l’Écriture. Il convient d’insister ici sur les plus importants.

La psychologie des Hébreux possède trois termes qui intéressent spécialement la nature de l’âme et ses rapports avec le corps : bdèâr, rùah, néféé, qu’on traduit par chair, esprit et âme. D’après la Genèse, Yahweh façonna d’abord le corps de l’homme, bdsâr, sorte de boue terrestre organisée en corps humain. P^nsuite, il souflla sur son visage et lui inspira un souftle de vie, rùah. Enfin de l’union du bâèdr et du rûah résulte l’homme, « l’âme vivante, » néfés. Gen., il, 7. D’après les hébraïsants, il est difficile de préciser le sens des deux mots, néfés et nîah. Etymologiquement ils signifient l’un et l’autre : soufile, respiration. Quand on meurt, c’est tantôt le néfés et tantôt le rùah qui disparait. Le premier semble désigner de préférence le moi, la personnalité ; il sert quelquefois de pronom réiléchi. Le second fait penser au voO ; des Grecs ; lorsque Yahweh retire le rûah du corps de l’homme, le corps redevient poussière et le rûah survit. La Bible affirme donc, dés ses premiers chapitres, la distinction de l’àme et du corps, la survivance de l’âme et par conséquent une certaine indépendance de l’esprit à l’égard de la chair. Bien plus, elle nous enseigne que par son âme l’homme est créé à « l’image et à la ressemblance de Dieu ». Gen., I, 26-28. « Dieu fait sortir chaque chose de ses principes, dit Bossuet ; il produit de la terre les herbages et les arbres avec les animaux, qui n’ont d’autre vie qu’une vie terrestre et purement animale ; mais l’âme de l’homme est tirée d’un autre principe qui est Dieu. C’est ce que veut dire ce souffle de vie, que Dieu tire de sa bouche pour animer l’homme. Ce qui est fait à la ressemblance de Dieu ne sort point des choses matérielles ; et cette image n’est point cachée dans ces bas éléments pour en sortir, comme fait une statue de marbre ou de bois. L’homme a deux principes : selon le corps, il vient de la terre ; et c’est pourquoi, dit Salomon, pendant que le corps retourne à la terre d’où il a été tiré, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. » Elévation sur les mystères, 4e semaine, {{rom-maj|XI)e élév.

Le livre de la Sagesse marque un grand progrès dans le développement de la doctrine de l’immortalité. Il contient aussi une conception plus claire et plus achevée du composé humain. La nature immatérielle de l’àme y prend des contours précis, par son opposition avec le corps. Aucun autre livre de l’Ancien Testament n’a un langage aussi explicite. Corpus enim, quod corrumpitur, aggravât aniniam, et lerrena inhabitatio deprimit sensum multa cogitentem. Sap., ix, 15. « Le corps corruptible accable l’àme et la demeure terrestre alourdit l’esprit qui médite beaucoup de choses. » L’âme subsiste, elle a sa vie propre, ses opérations sont plutôt gênées que servies par le corps. La mort ne fera que libérer l’âme et lui rendre l’indépendance de ses facultés. On voit combien sont voisines les idées de spiritualité et d’immortalité. Revue biblique, 1 er avril 1898, La doctrine de l’immortalité, par M. Touzard ; Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, t. iii, 1. II, c. i-iv.

Le Nouveau Testament retrace souvent le tableau d’une lutte douloureuse entre les tendances de la chair et celles de l’esprit. Écoutez saint Paul : Scimus enim quia lex spiriluaiis est : ego autem carnalis sum venumdatus sub peccato. Non enim quod volo bonum, hoc facio : sed quod nolo malum, hoc ago. Invenio igitur legem, volentimilii facere bonum, quoniam mihi malum adjacet : condelector enim legi Dei secundum inleriorem hominem : video autem aliam legem in membris meis, repugnanlem legi mentis mese, et captivanlem me in lege peccali, quae est in membris meis. Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis liujus" ? Gratia Dei per Jesum Christum Dominum nosrum. Igitur ego ipse mente servio legi Dei ; carne autem legipeccati. Bom., vii, 14-25. L’apôtre soutire et se plaint du combat que se livrent en lui la loi de l’esprit et celle de la chair. Il souhaite d’être délivré de ci’corps qui le tient en esclavage, Affranchi, il suivrait sans défaillance la lui spirituelle. L’esprit a donc sa loi propre et cette loi est radicalement opposée à la loi de la chair. L’àme de l’homme est immatérielle.

On pourrait apporter un très grand nombre de textes qui insinuent la spiritualité de l’âme. Mais aucun ne dit en termes formels que l’âme est un pur esprit, sauf peut-être le passage suivant de saint Luc : Videte manus meus < ! pnli’s, quia ego ipse sum : palpate et videte : quia SpiritUS camem et nssn mm Italie ! , sicut me vide-Us habere. Luc, xxiv, Ui). Le mot spiritus est défini, il désigne ce qui n’a ni chair, ni os, ce qui est incorporel ou immatériel.

En résumé, la Bible suppose partout la spiritualité de l’âme, quoiqu’elle reste muette sur la nature de cette spiritualité.

III. Pères et écrivains ecclésiastiques.

L’homme est composé de deux substances distinctes et irréductibles, le corps et l’âme ; le corps retourne à la poussière, en attendant la résurrection, l’âme remonte à Dieu son principe et s’unit de nouveau au corps ressuscité. Telles sont les données de la foi. On les retrouve chez tous les Pères et écrivains ecclésiastiques, avec un degré de précision et d’analyse qu’elles n’ont pas dans les saintes Ecritures. Obligés de défendre l’immatérialité de l’âme contre les erreurs philosophiques de leur temps, les apologistes ont écrit, pour la plupart, des Ilep’i <J/y/î) ; e t des De anima, où, sans prétendre à une systématisation spéculative et abstraite, ils se sont expliqués sur la nature du composé humain.

Les Pères des trois premiers siècles admettent tous la spiritualité, comme on l’a montré à l’article Ame, Doctrine des trois premiers siècles. Si ces Pères, et même ceux qui ont écrit plus tard, sont loin de présenter une conception uniforme de la spiritualité, cela tient, comme on l’a vu dans cet article, à la difficulté qu’il y avait alors à concilier les données de la révélation chrétienne avec celles de la philosophie grecque. Deux courants se dessinent parmi les écrivains ecclésiastiques de cette époque, l’un dérivant du stoïcisme, l’autre partant du platonisme. Au sujet des Pères qui se rattachent au courant stoïcien, comme Tertullien, deux points essentiels sont à noter. En premier lieu, l’immortalité et la subsistance n’étaient, pour eux, que des propriétés extrinsèques à l’àme, accordées par Dieu ; tandis que pour saint Thomas elles sont des propriétés intrinsèques : la nature de l’âme étant ce qu’elle est, il faut qu’elle subsiste et qu’elle soit immortelle. En second lieu, cette double manière d’entendre la subsistance et l’immortalité entraîne une conception de la nature de l’àme très différente de la conception thomiste. Si l’âme subsiste par elle-même per se, elle est spirituelle, au sens très précis du mot. Si la subsistance ne lui convient qu’en raison du corps, per accidens, elle est seulement simple, c’est-à-dire inétendue en elle-même, mais étendue par rapport au corps, sans lequel elle devient incapable d’exister et d’agir. Les Pères stoïciens ont donc pu dire que l’âme est simple et qu’elle est composée : ils ne lui reconnaissent qu’une subsistance extrinsèque et accidentelle.

Ceux des Pères qui se sont inspirés des doctrines platoniciennes posent et résolvent, de façon plus nette et surtout plus exacte, le problème de la nature de l’âme.

Le grand docteur de l’École d’Alexandrie, Origène, admet que, de son essence, l’àme est incorporelle. Sans doute plusieurs de ses paroles donnent lieu de croire qu’il voyait dans la nature de l’âme et des esprits un certain caractère de corporéité. Mais il voulait simplement dire, avec les platoniciens, que les âmes ne sont jamais complètement dépouillées de corps et qu’en outre du corps grossier dont elles sont revêtues pendant cette vie, elles sont unies à un corps aérien qui les suit partout et qui survit à la destruction du premier. Porphyre et l’iolin désignaient ce corps subtil sous le nom de corps spirituel, parce qu’il est le revêtement intérieur de l’âme. Philopon admettait encore un troisième corps, plus subtil, plus spirituel, qu’il nomme « raijxa ojpâviov, atOépiov, aô-pEiôeç ", il l’accorde aux âmes délivrées d’affections matérielles. D’autres l’appellent tb Tiveu^a-ixciv. Mais il faudrait être bien étranger aux théories des néoplatoniciens pour croire qu’ils faisaient consister la nature de l’âme dans l’un ou L’autre de ces corps.

La conception spiritualiste reçut un nouvel éclat avec les trois lumières de la Cappadoce, saint Basile, saint Grégoire de Nysse et saint Grégoire de Nazianze.

Saint Basile s’élève à Dieu, l’être incorporel par essence, en méditant sur l’âme incorporelle, invisible, qui réside en nous : « Par l’âme incorporelle qui habite en toi, comprends que Dieu est incorporel… Crois que Dieu est invisible, lorsque tu considères ton âme ; car elle non plus ne peut èlre aperçue par des yeux corporels. Elle n’est en effet ni colorée, ni douée de forme, ni empreinte d’aucun caractère corporel ; mais elle n’est connue que par ses opérations. » Homil. in illud, Attende tibi ipsi, n. 7, P. G., t. xxxi, col. 216.

Plus fort et plus incisif, le passage suivant de saint Grégoire de Nysse révèle une pensée plus maîtresse d’elle-même. D s’agit de la ressemblance et de la parenté de l’âme avec Dieu. Dieu ne tombe sous aucune des catégories matérielles : « ni corps, ni figure, ni forme, ni qualité, ni masse, ni poids, ni lieu, ni temps. » L’âme se reconnaît aux mêmes caractères. « Puisque tel est le modèle, il est naturel que l’esprit qui est à sa ressemblance se reconnaisse aux mêmes caractères ; il est donc sans matière ; il ne peut être vu ; il n’est perçu que par la pensée. » De morluis oratio, P. G., t. xlvj, col. 509. Dieu est d’une nature intellectuelle, immatérielle, supérieure à l’étendue et aux sens. L’âme, créée à son image, reflète les mêmes traits essentiels : elle est dépouillée de matière, invisible, accessible seulement à la réflexion pure. D ne faut pas confondre le mens, voOç, qui est le sommet de l’âme, avec les sens. Dans la multiplicité hétérogène des sensations, le mens, simplicité vivante, introduit l’unité de sa pensée, sans toutefois s’y absorber. « L’esprit est simple par nature ; on n’y peut mettre aucune composition. » De honùnis opificio, c. xi, P. G., t. xliv, col. 153. Fidèle à l’esprit de Platon, saint Grégoire de Nysse creuse un abîme entre le corps et l’âme. D’après saint Jérôme, l’âme guide le corps comme un cavalier des chevaux fougueux, elle le dirige comme le maître son disciple. Moins nobles sont les comparaisons de saint Grégoire. L’âme, prisonnière de la tourbe des éléments, et incapable de s’accorder, si je puis ainsi parler, avec cette populace, soupire après sa délivrance ; elle ne constitue qu’à regret l’unité de l’être humain. Le mens ne réside pas dans le corps, il ne l’entoure pas non plus ; il est en lui et autour de lui, d’une manière qui dépasse notre intelligence. Il agit par les organes, sans perdre rien de sa simplicité. Op. cit., c. xv, P. G., t. xlix, col. 176.

Saint Ambroise établit l’immatérialité de l’âme comme saint Grégoire de Nysse, en la comparant à Dieu. Epist., xxxiv, ad Horuntianum, 3, P. L., t. xvi, col. 1074.

Saint Jean Chrysostome la fonde sur la notion philosophique de l’incorporel. « Il y a dans l’homme une substance incorporelle et immortelle qui l’emporte sur le corps de toute la supériorité que l’incorporel doit avoir sur le corporel. » In Gen., homil. xiii, 3, P. G., t. Lin, col. 103.

Le grand concert spiritualiste des Pères atteignit sa plus haute expression avec saint Augustin. L’âme, par la noblesse de sa nature, surpasse les créatures corporelles, autant que Dieu surpasse l’immensité de l’univers. Il est inutile d’instituer tant d’hypothèses sur son essence profonde. Douter c’est se connaître, car douter c’est penser. « L’âme a conscience du doute qui l’obsède au sujet de sa propre nature, mais son doute n’est-il pas levé ? Tout ce qu’elle sait, elle le sait tout entière : si donc elle a conscience de se rechercher, elle se trouve dans sa recherche, elle se connaît tout entière. Qu’elle cesse donc, qu’elle cesse de s’imaginer corporelle ; elle ne pourrait l’être sans le savoir, alors que le ciel et la terre, visibles aux yeux du corps, lui sont moins connus qu’elle-même. » De Genesi ad litteram, l. VII, c. xix, xxi, P. L., t. xxxiv, col. 364, 366 ; cf. De Trinitate, l. X, c. x, n. 13, li, P. L., t. xlii, col. 1046. Saint Augustin dit ailleurs que l’âme comprend et aime, qu’elle se souvient d’avoir compris et aimé : mémoire, pensée et amour, c’est toute l’âme, image de Dieu. De Trin., l. X, c. x, n. 13, ibid. Contrairement à un certain nombre de Pères qui craignaient d’égaler l’âme à Dieu, en lui attribuant l’immatérialité, notre docteur déclare qu’on peut la comparer à la divinité créatrice ; qu’elle enveloppe, comme elle, plus de réalité que le monde changeant déployé dans l’espace. L’imperfection de ses facultés la lient bien au-dessous de l’infini. De anima, l. IV, c. xii, n. 18, P. L., t. xliv, col. 534. Descartes n’ajoutera rien d’essentiel aux lumineuses méditations du De Trinitate ou du De quantitate animæ. Pressé par les questions de la princesse palatine, il ne s’expliquera que d’une façon très sommaire sur le rapport de l’âme et du corps. Saint Augustin avait laissé inachevée la théorie de l’union de l’âme et du corps ; il s’employa surtout à distinguer ces deux substances. Créée peut-être avant le corps, l’âme, d’après l’évêque d’IIippone, tend à s’unir à lui d’un instinct naturel et profond, analogue au vouloir vivre de l’être vivant. Elle le pénètre, mais ne s’y diffuse pas à la manière d’un fluide. Elle ne se localise nulle part : on la reconnaît à son action. De Gen. ad Ut., l. VII, c. xxi, P. L., t. xxxiv, col. 345. Cf. ibid., c. x-xx, xxvii ; Epist., clxvi.c. ii, n. 4, P. L., t. xxxiii, col. 721.

Saint Némésius et Claudien Mamert (v » siècle) ne poussèrent pas l’analyse plus loin. Le premier insiste sur la substantialité et l’absolue simplicité de l’âme humaine. « Qu’on ne dise pas qu’elle est dans le corps, mais plutôt que le corps est en elle : les moindres atomes la possèdent tout entière, elle leur est présente par une sorte d’inclination spirituelle, comme Dieu est présent au monde, sans être mesuré ni contenu par lui. » De natura /tominis, ii, 3, P. G., t. xl, col. 536. Le second réfute l’opinion assez répandue qui prétend que l’âme est incorporelle en elle-même et corporelle par rapport à Dieu. Immatérielle en elle-même, l’âme l’est, à plus forte raison, pour Dieu. De statu animæ, iii, 10, P. L., t. lui, col. 771. Son traité se termine par le tableau suivant : deus : summum bonum sine qualilate, movetur sine tempore et loco, judicat et non judicatur ; spimtus : magnum bonum cum qualitate, movetur in tempore, sine loco, judicat et judicatur ; corpus : bonum cum qualitate et quantitate, movetur localiter et temporaliter, nec judicat et judicatur. Ibid., c. xv, col. 779, 780.

Vers le VIe siècle, commencent les discussions philosophiques proprement dites : commentaires aristotéliciens, traités de logique, encyclopédies du savoir. Les docteurs enseignent dans les écoles monacales et capitulaires : Boèce, Capella, Bède, Isidore de Séville, Cassiodore. Les scolastiques, en christianisant Aristote, comme les Pères avaient christianisé Platon, achèveront le solide et harmonieux édifice de la philosophie catholique au moyen âge. Le concept de la spiritualité qui évolue d’une manière si remarquable depuis saint Justin jusqu’au grand évêque et docteur d’Hippone, se purifiera peu à peu, au milieu des scories de la philosophie païenne, de tout élément matériel, et recevra de l’Ange de l’école une formule précise et féconde.

IV. Documents ecclésiastiques. —

Les papes et les conciles ont d’abord affirmé la spiritualité de l’âme, contre les hérétiques, en définissant que Jésus-Christ a pris la nature humaine tout entière, et, par conséquent, une âme raisonnable et un corps de chair. Le symbole de saint Athanase, rédigé â la fin du Ve siècle, compare l’unité du Christ à l’unité de l’homme : Dieu et homme, le Christ est un ; chair et âme raisonnable, l’homme est un. Sicut anima rationalis et caro unus est homo : ita Deus et homo unus estCliristus. Denzinger, Encldridion symbolorum, n. 136. La distinction de l’âme rationnelle et du corps charnel est encore rappelée, à propos de l’humanité de Jésus-Christ, par le VIe concile œcuménique, en 630 : Deum vere et hominem vere, eumdemex anima rationali et corpore. Denzinger, op. cit., n. 237, cf. n. 29, 118, 195, 203, 230, 293, 368, 356, 384, 408, 601, 873. — Plus tard, au commencement du xiiie siècle, le IVe concile de Latran enseigna la même vérité, d’une manière plus directe : Utramque denihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem : angelicam videlicet et mundanam, ac deinde humanam quasi communem ex spiritu et corpore constitutam. Denzinger, op. cit., n. 355. Le concile du Vatican a reproduit textuellement la définition du concile de Latran. Cette reproduction lui confère une nouvelle précision, car les Pères du concile avaient sans aucun doute l’intention d’atteindre les matérialistes contemporains, qui rejettent l’existence de toute réalité spirituelle. Le matérialisme a été mis par eux, sous une forme très explicite, au nombre des hérésies. Si quis prseter materiam nihil esse affirmare nonerubuerit, anathema sit. Vacant, Etudes théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, Paris, 1895, t. i, p. 233.

Non seulement les papes et les conciles ont distingué l’âme du corps et affirmé sa spiritualité, mais encore ils ont déterminé certains des rapports qu’elle soutient avec lui. D’après la doctrine de l’Église, l’âme raisonnable est le principe de la vie corporelle et la forme immédiate du corps humain. En 1860, Pie IX rappela qu’on ne peut nier, sans errer dans la foi, l’unité de l’âme humaine. Considérantes hanc sententiam, quæ unum in homine ponit vitse principium animani scilicet rationalem, a qua corpus quoque et vitani omnem et sensum accipiat, in Dei Ecclesia esse communissimam atque docloribus plerisque, et probatissimis quidem maxime, cuni Ecclesise dogmate ita videri conjunctam, ut hujus sit légitima solaque vera interpretalio, nec proinde sine errore in fide possit negari. Epistola ad episc. Wratislaviensem, 30 aprilis 1860. Le VIIIe concile général (869) avait défini contre les apollinaristes que l’homme n’a d’autre âme que l’âme raisonnable. Unam animam rationalem et intellectualem habere hominem. Denzinger, Enchiridionsymbolorum, n. 274. De plus, le concile général de Vienne (1311) a défini que la substance de l’âme raisonnable est vraiment par elle-même et par son essence la forme du corps humain. Il déclare hérétique celui qui prétendra 13 contraire, quod anima rationalis seu intellectiva non sit forma corpuris humant per se et essentialiter. Denzinger, n. 409. Cette définition du concile de Vienne a été renouvelée par le Ve concile de Latran (1512), et par Pie IX (1857, 1860). Denzinger, n. 621, 1509. Nous n’avons pas à entrer dans la controverse théologique qui s’est élevée sur le sens de la formule conciliaire. Nous n’avons cité ces textes que pour montrer le progrès de la théorie du composé humain.

Distincte du corps, l’âme est la forme du corps. De plus, elle est immortelle. Cela revient à dire qu’elle est une forme subsistante et, par conséquent, un principe spirituel. Vacant, Etudes théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, Paris, 1895, t. i, p. 214.

V. Théologie.

Les théologiens, s’appuyant sur la foi et sur la raison, sont unanimes à reconnaître que l’âme est distincte du corps et qu’elle ne dépend pas intrinsèquement des organes dans l’exercice de ses plus hautes fondions, intelligence et volonté. L’analyse métaphysique les a conduits à admettre que, sans la spiritualité de l’âme, il devient impossible d’expliquer convenablement la liberté et l’immortalité, deux dogmes de la raison qui sont supposés par tout le christianisme. La grâce sanctifiante, les vertus infuses, les dons du Saint-Esprit, les béatitudes, toute la vie surnaturelle et si m admirable pouvoir de divinisation sont inintelligibles, si la substance et les facultés naturelles de l’âme n’appartiennent pas à l’ordre spirituel.

Aussi, les discussions entre théologiens portent-elles, non sur le fait, mais sur la nature de l’immatérialité, A ce point de vue, il faut signaler la célèbre théorie de l’école franciscaine. Alexandre de Halès et saint Bonaventure avaient attribué à l’âme humaine une certaine matière spirituelle, maleria spiritualis. Anima humana, dit le premier, dicitur composita ex forma et maleria intellectuali ; materise enim corporalis terminus et magnitudo, spiritualis autemmateriæ nonest terminus. Sum. theol., II a, q. vi, a. 1. — Le second soutient la même opinion au sujet des anges, llla positio videtur verior esse, scilicet quod in angelo sit compositio ex materia et forma. lnlV Sent., . II, dist. III, q. r, a. 2 ; dist. XVII, q. i, a. 2. Pierre de Tarentaise appelait cette théorie planior et facilior. Scot s’est employé à la démontrer. Tout être créé est mélangé de puissance et d’acte. Or la puissance, potentia passiva, contient, d’après le docteur subtil, des éléments matériels. Potentia passiva nonest aliud quam respectus fundatus in materia et hoc ex essentia materise. Il y a trois espèces de matière première : materia primo prima, secundo prima, tertio prima. La materia primo prima est absolument indéterminée : Habenlem actum de se omnino indeterminatum respeclu détermina tionis cujuslibet formée, cujus actualilas est immédiate prope nihil, ac per hoc minima, quod præstat fideimentum cuicumque formée, qualem poscimus in angelis et anima. De rerum princip., q. vii, a. 2, n. 15 ; q. viii, a. 2, n.6 ; n. 19, 20 ; q. vu. La materia primo prima possède en propre l’acte d’exister : non habet illud quod est actu extra nihil et terminus creationis, a forma. Op. cit., q. vii, a. 1, n. 2, 3. Cependant, elle n’est l’acte de rien. Nullius est actus, est quoddam in actu, ut est res quædam extra nihil, effectus Dei. Q. vii, a. 1, n. 5. Scot ne nie pas que Dieu puisse créer une substance spirituelle, dépourvue de matière, mais il croit qu’une telle substance ne pourrait être sujet ni de passion, ni d’altération : Non intendo negare quod Deus facere possit aliquam substantiam spirilualem sine maleria, sed dico quod talis nullo modo esset passibilis, nec secundum aliquem modum allerabilis. Op. cit., q. vii, a. 2, n. 28.

La materia primo prima entre donc dans la constitution des êtres spirituels, aussi bien que dans celle des êtres corporels. Dieu seul est acte pur. Scot se prend à contempler l’évolution du monde sortant, sous la main du créateur, de la materia primo prima ; tout à coup son style se colore et l’image jaillit : Mundus est arbor quædam pulcherrima, cujus radix et seminarium est materia prima, folia fluentia sunt accidentia ; frondes et rami sunt creata corruptibilia ; / ! os rationalis anima ; f rue tus naturx consimilis et perfectionis natura angelica. Unicus autem hoc seminarium dirigens et formans a principio est manus Dei. Op. cit., q. vii, a. 4, n. 30.

Au fond, la materia primo prima de Scot, matière métaphysique qui n’est déterminée ni à la forme corporelle, ni à -la forme spirituelle, n’est pas très éloignée de la potentialité que saint Thomas reconnaît à tout être créé. Mais combien la conception de l’Ange de l’école est plus lucide et plus profonde !

Les âmes et les esprits n’ont rien de matériel : ce sont des formes, mais des formes composées de puissance et d’acte, de substance et d’accidents, d’essence et d’existence. Dieu seul est l’acte, la substance, l’être.

Voir les ouvrages indiqués à l’article II. Ame. Écrits sur l’âme considérée au point de vue théologique, col. 971.

E. Peillaube.