Dictionnaire de théologie catholique/AME
AME. Nous ne nous occuperons en ce moment ni de la vie future, ni de la liberté, ni de la connaissance, ni des forces de la raison. Nous ne traiterons même ici en entier que le sujet de la spiritualité de l’âme. Nous reviendrons ailleurs sur son origine, son unité, son union avec le corps. Cependant ces dernières questions se trouvent ordinairement mêlées à celle de la spiritualité, dans les livres de la Bible, aussi bien que dans les ouvrages des saints Pères, des écrivains orientaux et même des théologiens latins jusqu’au XIIIe siècle. Aussi avons-nous cru devoir les réunir dans les articles que nous allons consacrer à l’histoire des doctrines chrétiennes sur l’âme dans les Églises d’Orient et dans l’Église latine jusqu’au XIIIe siècle. Il n’y avait pas lieu de poursuivre cette histoire commune pour les théologiens occidentaux qui ont vécu à partir du XIIIe siècle, puisque chaque question a eu son évolution tout à fait indépendante à partir de saint Thomas d’Aquin. Ainsi les premiers articles qu’on va lire auront un caractère historique et s’occuperont de l’origine, de l’unité de l’âme et de son union avec le corps, aussi bien que de sa spiritualité. Les derniers au contraire traiteront seulement de sa spiritualité, qu’ils auront pour fin d’établir soit par des preuves théologiques, soit par des preuves rationnelles.
Voici dans quel ordre on trouvera ces divers articles :
I. Ame dans la sainte Écriture.
II. Ame. Écrits sur l’âme considérée au point de vue théologique.
III. Ame. Doctrines des trois premiers siècles. Cet article a reçu des développements plus considérables, à cause de la difficulté de la matière.
IV. Ame. Développement de la doctrine du ive siècle au xiiie.
V. Ame chez les grecs.
VI. Ame chez les syriens.
VII. Ame chez les arméniens.
VIII. Spiritualité de l’âme. Démonstration théologique.
IX. Spiritualité de l’âme. Démonstration rationnelle, d’après la doctrine de saint Thomas d’Aquin.
I. AME dans la sainte Écriture.
I. Dénominations de l’âme.
II. Nature de l’âme.
III. Psychologie biblique.
IV. Unité de l’âme.
V. Origine de l’âme.
VI. Résumé.
Je ne ferai guère que résumer l’article Ame de M. Vacant dans le Dictionnaire de la Bible, avec les modifications réclamées par la différence des points de vue ; et je me contenterai de relever les données principales sans essayer de suivre le développement historique.
Il y a quatre mots dans la Bible pour désigner l’âme, les trois premiers (néféš, nešàmâh, rûâḥ) dus à l’analogie du souffle (vent ou souffle vital), le quatrième (lêb) étant le nom de l’organe auquel on rapportait vaguement la vie intime de sentiment, de passion, de pensée.
Néféš est d’ordinaire rendu en grec par ψυχή, en latin par anima ; il s’applique à l’animal comme à l’homme : c’est la vie et le principe de vie, et comme tel il a son siège dans le sang et meurt ; c’est aussi le principe commun des sentiments et des passions, des pensées et de la science ; c’est enfin l’être animé tout entier, homme ou bête, et le mot en vient par là jusqu’à s’appliquer au cadavre ou jusqu’à faire fonction de simple pronom réfléchi.
Nešâmâh est ordinairement πνοή en grec, spiracidum, halitus, spiritus en latin ; les emplois sont analogues à ceux de néfés : souffle vital, vie et principe de vie, principe du sentiment, être animé.
Rûâḥ, d’ordinaire πνεῦμα, spiritus, est tantôt le vent, tantôt le souffle respiratoire (d’où les sens dérivés : vie animale et son principe, principe des passions ou des résolutions, principe de l’intelligence et de la sagesse), tantôt l’esprit de Dieu, agissant au dehors pour donner la sagesse et l’habileté, ou aussi pour punir.
Lêb (καρδία, cor) signifie le cœur, et par suite le principe des sentiments, des pensées, des résolutions.
Parfois néféš et rûàḥ sont opposés entre eux : néféš alors s’applique aux bêtes, rûàḥ à l’homme ; rûàḥ d’ailleurs ne se dit pas pour l’âme des bêtes (sauf l’exception célèbre, Eccl., iii, 21).
Dans les originaux grecs, les mots ψυχή, καρδία, πνεῦμα ont même sens que dans les Septante. Il faut noter seulement l’emploi plus fréquent de ψυχή pour désigner l’âme des morts, l’âme séparée ; noter aussi l’emploi spécial de πνεῦμα a pour les dons surnaturels : d’où l’opposition entre l’homme naturel, ψυχικός (animalis homo), et l’homme spirituel, πνευματικός, si fréquente dans saint Paul, et que Tertullien, entre autres, tournera contre les catholiques ; d’où encore, chez saint Paul, l’emploi du mot pneumatique pour distinguer le corps des élus, spiritualisé dans la résurrection, du corps psychique ou animal que nous avons ici-bas.
Enfin, les originaux grecs nous offrent le mot νοῦς, principe pensant (en latin sensus ou intellectus), mot sans équivalent en hébreu, mais dont les Septante s’étaient servis parfois pour traduire lêb ou rûâḥ. En somme, le sens et l’emploi des mots qui désignent l’âme dans la Bible restent vagues, et on ne saurait en tirer — à ne regarder que cela — de notions précises sur les doctrines.
La Bible enseigne ou suppose à chaque instant la distinction de l’âme et du corps. Diversité d’origine : le corps est formé du limon de la terre, et il est animé par le souffle divin, Gen., ii, 7 ; séparation à la mort : le corps retourne à la terre d’où il vient, l’âme remonte à Dieu qui l’a donnée, Gen., xxxv, 19 ; Ps. ciii, 29 ; Eccl., xii, 7 ; l’âme est dépouillée du corps comme d’un vêtement, Is., liii, 12 ; Job., iv, 19 ; II Cor., v, 2 ; résurrection par le retour de lame dans le corps, Ezech., xxxvii ; Luc, viii, 55 ; opposition fréquente entre les termes, bâṣâr d’un côté, lêb ou néféš de l’autre. Job, xiv, 22 ; Ps. xv, 9. Enseigne-t-elle la spiritualité de l’âme ? Oui, en termes équivalents ; car elle reconnaît en l’homme l’intelligence, la liberté, la survivance au corps ; elle distingue l’homme des bêtes, opposant son âme (rûâḥ) qui monte au ciel, à la leur (néféš) qui retourne en terre, Eccl., xii, 7 ; montrant l’homme roi de la création, Gen., i, 26, un peu au-dessous des anges, Ps. VIII, sans qu’il puisse trouver parmi les animaux aucun aide semblable à lui. Gen., ii, 20. Enfin, ce qui est, à cet égard, plus expressif peut-être que tout le reste, elle le montre, seul dans ce monde visible, fait à l’image et ressemblance de Dieu, Gen., i, 26, grâce évidemment au souffle dont Dieu lui-même anima le limon, Gen., il, 7 ; que cette ressemblance soit entendue comme naturelle ou surnaturelle, elle emporte la spiritualité.
Rien d’ailleurs dans la Bible qui ressemble à un traité de psychologie. Nulle distinction entre l’âme et ses diverses puissances, nulle distinction des puissances entre elles, nulle analyse enfin des différents actes pour les grouper ou les distinguer, pour en montrer les nuances délicates : les pensées, les sentiments, les passions, comme la vie même du corps, sont vaguement rapportés à l’âme comme à leur principe ou à leur siège ; les faits intimes, tant de connaissance que d’amour, tant d’ordre moral que d’ordre physique, se passent dans le cœur, sont des actes du cœur ; les idées de connaissance se mêlent avec celles d’amour : le Seigneur connaît la voie des justes, l’époux de la parabole ignore les vierges folles ; les actes extérieurs sont pris pour la mesure des actes intérieurs : si Dieu frappe, il est irrité ; s’il punit, il hait et se venge ; s’il n’agit pas, il dort ; ne pas exaucer, c’est ne pas entendre ; laisser ses parents pour Dieu, c’est les haïr. Les originaux grecs, à cet égard, se distinguent à peine des écrits hébraïques : ils habillent de grec la psychologie juive — sauf exceptions cependant, comme l’adoption des quatre vertus cardinales dans le livre de la Sagesse, viii, 7. Tout cela évidemment est en dehors de toute doctrine psychologique. Partout le langage courant est plein de ces locutions, et nous les employons en français, partie sous l’inlluence biblique, partie comme expression spontanée d’une analyse psychologique toute rudimentaire.
Sur l’unité d’âme dans l’homme, que dit la Bible ? Au premier aspect, bien des textes sembleraient favorables à une distinction entre le principe de vie et le principe pensant. Nombre d’hérétiques, gnostiques, montanistes, manichéens, apollinaristes, ont cru l’y trouver ; quelques Pères ont penché vers la même opinion, et Joseph de Maistre inclinait à voir dans le récit de la création de l’homme un appui pour les doctrines de Barthez. En fait, l’âme, principe de vie corporelle, est d’ordinaire appelée néféš, et l’âme, principe de vie spirituelle, rùàḥ. Le cantique des trois jeunes gens dans la fournaise, Daniel, iii, 86, distingue les esprits et les âmes des justes. Saint Paul, en maint endroit, oppose l’esprit à l’âme, et semble les regarder comme distincts. I Thess., v, 23 ; I Cor., ii, 14 ; xv, 45 ; Heb., iv, 12. Un regard plus attentif donne une vue plus exacte. En prenant dans son ensemble le second récit de la Genèse et en le comparant avec le premier, on arrive à conclure que l’âme, principe de vie, est aussi l’âme pensante qui fait l’homme à l’image de Dieu et qui le distingue des animaux. Ailleurs, cette âme, principe de vie, néfés, nous est aussi présentée comme principe des opérations spirituelles. Prov., xii, 10 ; Ps. lxxxv, 4 ; ciii, 1, 35 ; Prov., xix, 2 ; Ps. cxxxviii, 14. Quant aux textes qui font difficulté, ils s’expliquent sans peine par le désir de distinguer soit ce que l’on a nommé plus tard la partie supérieure de l’âme et la partie inférieure, la vie de l’esprit et la vie des sens, soit, dans plusieurs passages de saint Paul, la vie naturelle et la vie surnaturelle. De même que l’apôtre ne refuse pas une âme spirituelle à ceux qu’il nomme les psychiques ou les charnels, de même il ne prétend pas donner aux pneumatiques une âme distincte, mais simplement un principe supérieur d’opération, la grâce et le Saint-Esprit. C’est ainsi, nous le verrons, que la tradition catholique a généralement compris les doctrines bibliques, c’est en ce sens qu’elle a adopté les locutions de la Bible.
Reste l’origine de l’âme. La Bible n’en parle expressément que pour l’âme d’Adam ; tout ce qu’on peut dire pour les autres, c’est qu’elle insinue la création par Dieu. Origène prétendait trouver ses idées sur la préexistence des âmes dans Gen., viii, 21 ; Ps. civ, 9 ; cviii, 9-10 ; Sap., viii, 19-20 (texte où M. Chaignet voit encore cette opinion, Psychologie des Grecs, t. iii, p. 409, Paris, 1890) ; Rom., vii, 24 ; Philip., I, 23 ; mais c’est manifestement lui qui les y mettait. Les textes qu’on peut apporter en faveur de la création individuelle de chaque âme, sont de tout autre valeur. Ps. xxxi, 15 ; Eccl., xii, 7 ; Sap., viii, 19 ; Jer., xxxviii, 16 ; Zach., xii, 1 ; Joa., v, 7. On ne peut dire, pourtant, qu’ils soient décisifs, et c’est ce qui explique les hésitations et les divergences des Pères sur la question.
En résumé, la Bible indique nettement la distiction de l’âme et du corps et la supériorité de l’homme sur la bête ; la spiritualité de l’âme y est partout impliquée ; son unité et l’identité du principe pensant avec le principe vital se dégagent suffisamment, malgré quelques textes qui pourraient faire difficulté ; la psychologie est des plus rudimentaires ; sur l’origine immédiate de l’âme humaine, nul enseignement précis, nul texte décisif.
A. Vacant, dans le Dictionnaire de la Bible, art. Ame, t. I, col. 453-477, Paris, 1895 ; Calmet, Dissertation sur la nature de l’âme et sur son état après la mort, d’après les Hébreux, dans ses Nouvelles dissertations, Paris, 1720 ; en latin, dans Migne, Cursus Script, sacræ, t. vii, p. 721-748 ; Vigouroux, Le Nouveau Testament et les découvertes modernes, Paris, 1890 ; Fr. Delitzsch, System der biblischen Psychologie, 2e édit., Leipzig, 1861 ; J. E. Beck, Umriss der biblischen Seelenlehre, 2e édit., Tubingue, 1862 ; K. Niese, Die Johanneische Psychologie, Naumburg, 1865 ; Th. Simon, Die Psychologie des Apostels Paulus, Gœttingue, 1897 ; H. Luedemann, Die Anthropologie des Apostels Paulus, Kiel, 1872 (moins ad rem) ; J. Frey, Tod, Seetenglaube und Seelenkult im alten Israël, Leipzig, 1898 (ne s’occupe qu’incidemment de notre sujet). Ouvrages plus généraux, les nombreuses théologies bibliques des Allemands, en particulier : H. Schultz, Alttestam. Theologie, 4e édit., Gœttingue, 1888 ; Knyser, Theologie des Alt. Testant., bearbeitet von K. Marti, Strasbourg, 1894 ; B. Weiss, Lehrbuch der biblisch. Theologie des N. Testam., 6e édit., Berlin, 1895 ; Mgr Simar, Die Theologie des hl. Paulus', 2e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1883 ; H. Hollzmann, Lehrbuch des Neutestam. Theologie, Fribourgen-Brisgau, 1896 ; Beyschlag, Neutestam. Theologie, 2e édit., Halle, 1896.
II. AME. Écrits sur l’âme considérée au point de vue théologique.
I. Pères et auteurs ecclésiastiques grecs.
II. Pères latins.
III. Écrivains latins du viiie au xiiie siècle.
IV. Du xiiie siècle au concile de Trente.
V. Du concile de Trente au milieu du xviie siècle.
VI. Traités modernes.
VII. Histoire de la psychologie chrétienne.
« Pour faire savoir ce qu’est l’âme, disait Socrate à Phèdre, il faudrait une science divine et des traités sans fin. » Les premiers prédicateurs chrétiens devaient faire savoir à leurs auditeurs ce qu’est l’âme, puisque la science de l’âme est capitale dans le christianisme, noverim te, noverim nie. Comme eux, leurs successeurs s’y employèrent, éclairant la raison humaine par la « science divine », et ils firent à ce sujet « des traités sans fin ». Même incomplète, une liste de ces travaux fournira un premier aperçu du sujet, et aidera le travailleur à s’orienter. Je la donne ici, me bornant, sauf exceptions, aux traités ex professo sur la matière et ne m’occupant des traités sur le libre arbitre, sur l’immortalité, et semblables, que dans la mesure où ils peuvent être utiles a notre sujet.
I. Pères et auteurs ecclésiastique grecs.
Justin, Περὶ ψυχῆς (recueillait les opinions des anciens philosophes et promettait de les réfuter). On avait cru l’avoir retrouvé il y a quelques années. Cf. H. Diels, Ueber den angeblichen Justin Περὶ ψυχῆς, dans Sitzungsberichte der Kais. preass. Akad. der Wissensch., Berlin, 1891, p. 151-153. — Méliton de Sardes, Περὶ ψυχῆς καὶ σώματος καὶ εἰς τὸ πάθος. Il s’agit, sans doute, de l’âme et du corps de Jésus-Christ. — Pierre d’Alexandrie, Περὶ ψυχῆς, en deux livres ou plus, contre la préexistence origéniste. — Parmi les œuvres de Grégoire le Thaumaturge, un Περὶ ψυχῆς πρὸς Τατιανόν. C’est, sauf peut-être la courte préface, le Περὶ ψυχῆς de saint Maxime le Confesseur, et il est curieux que ni Fessler-Jungmann, ni Harnack-Preuschen, ni Batiffol, ni Bardenhewer, ni aucun éditeur, ni personne que je sache, n’en ait fait la remarque. Y aurait-il eu de Grégoire un Περὶ ψυχῆς, occasion de la méprise ? — Clément d’Alexandrie se promettait d’écrire Περὶ ψυχῆς contre les gnostiques. L’a-t-il fait ? — Origène n’a pas de traité distinct sur l’âme. Mais son Περὶ ἀναστάσεως, en même temps que de la résurrection et de la vie future, s’occupait aussi de l’origine de l’âme. — Méthode de Patare, évêque d’Olympus, Περὶ ἀναστάσεως, contre Origène, P. G., t. xviii, col. 265 ; Περὶ αὐτεξιουσίου, Du libre arbitre : Eusèbe de Césarée en cite un long extrait qu’il attribue à un certain Maxime, lequel, selon Harnack-Preuschen, n’a jamais existé. P. G., t. xxi, col. 569-584 ; cf. P. G., t. v, col. 1337-1356. Voir Bonwetsch, Methodius von Olympus, Erlangen et Leipzig, 1891. De la vie et de l’acte raisonnable, conservé en slavon, traduit dans Bonwetsch. — Eustathe d’Antioche, un Περὶ ψυχῆς, parfois intitulé Contre les philosophes. — Parmi les œuvres d’Eusèbe de Césarée, d’intéressantes homélies sur Dieu incorporel et invisible, sur l’âme incorporelle et sur la pensée spirituelle (en latin seulement). P. G., t. xxiv, col. 1127-1170. — Alexandre d’Alexandrie, même titre que Méliton, dont peut-être ce ne serait qu’un extrait. P. G., t. xviii, col. 548. — Diodore de Tarse, Περὶ ψυχῆς, contre diverses hérésies (entre autres Origène), selon Suidas. — Grégoire de Nysse, Περὶ κατασκευῆς ἀνθρώπου, P. G., t. xliv, col. 125-256 ; Περὶ ψυχῆς καὶ ἀναστάσεως, P. G., t. xlvi, col. 12-160. Parmi ses œuvres, un Περὶ ψυχῆς, P. G., t. xlv, col. 188-221 : ce sont deux chapitres du traité de Némésios (ci-dessous) ; conclusion qui semble acquise, contre Nirschl, cf. Fessler-Jungmann, t. i, p. 576 ; de même, deux homélies sur Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, P. G., t. xliv, col. 257-298, qu’on attribue aussi à saint Basile, mais qui ne paraissent être ni de l’un ni de l’autre, voir Fessler-Jungmann, t. i, p. 580, n.2 ; et un fragment : Quid sit hoc ad imaginent Dei et ad similitudinem, P. G., t. xliv, col. 1327-1346, lequel est probablement d’Anastase le Sinaïte. Voir Fessler-Jungmann, ibid. — Némésios, Περὶ φύσεως ἀνθρώπου, souvent cité sous le nom de Grégoire de Nysse. P. G., t. xl, col. 504-817. — Enée de Gaza, Théophraste ou Dialogue sur l’immortalité de l’âme et la résurrection, P. G., t. lxxxv, col. 871-1004. — Il semble que le Pseudo-Denys ait eu aussi son Περὶ ψυχῆς. — Jean Philoponos, commentaire sur le Περὶ ψυχῆς d’Aristote, édité à Venise, 1535. — Maxime le Confesseur, Περὶ ψυχῆς, P. G., t. xci, col. 353-361 : attribué parfois â Grégoire le Thaumaturge et inséré parmi ses œuvres. Du même, Epist., i, à l’évêque Jean de Cyzique, περὶ τοῦ ὅτι ἀσώματος ἐστιν ἡ ψυχή, P. G., t. xci, col. 424-433 ; Epist., vii, sur la vie et les opérations de l’âme après la mort, P. G., t. xci, col. 433-440. Cf., parmi ses opuscules, les explications sur la volonté et ses actes divers, P. G., t. xci, col. 12-20. — Psellus, divers opuscules sur l’âme, P. G., t. cxxii, col. 1020-1116.
Tertullien, De anima, P. L., t. ii, col. 641 ; édition critique dans le Corpus scriptorum ecclesiasticorum de Vienne, t. xx, 1890. — Lactance, De opificio hominis, P. L., t. VI, col. 761 ; édition critique dans le Corpus de Vienne, t. xxvii, 1893. — S. Ambroise, De Isaac et anima, P. L., t. xiv, col. 501 ; dans le Corpus de Vienne, t. xxxii, p. 641 ; plutôt mystique que philosophique. — Publié par Caspari dans Kirchenhistorische Anerdola, t. i, Christiania, 1883, p. 225-247, cf. p. xi-xiii : AUercatio S. Ambrosii contra eos qui animant non conjitentur esse facturam aut ex traduce esse dicunt : n’est pas de saint Ambroise. — Parmi les œuvres de saint Jérôme, P. L., t. xxx, col. 262-271, une lettre De origine animaram, extraite, en grande partie, des Pères, et surtout de saint Jérôme et de saint Augustin, que le compilateur fait dialoguer ensemble. L’auteur a vécu dans la familiarité de saint Gaudiose, martyr, n. 8, loc. cit., p. 263 ; il sait le grec et il se donne comme insulaire, n. 1, loc. cit., col. 261. — S. Augustin (voir toujours le chapitre correspondant des Rétractations), De imnwrtalitate animée, P. L., t. xxxii, col. 1021-1034, continuation aux Soliloquia ; De quantilate animée, ibid., col. 1035-1080 ; De libero arbitrio, ibid., col. 1221-1310 ; De duabus animabus contra Manicheeos, P. L., t. xi.n, col. 93-112 ; Ad Orosium contra Priscillianistas et Origenistas, ibid., col. 669-678 ; De anima et ejus origine, P. L., t. xliv, col. 475-518. Il faut joindre l’intéressante correspondance avec saint Jérôme sur l’origine de l’âme. — Parmi les œuvres de saint Augustin, un traité De spirilu et anima, P. L., t. xl, col. 779. C’est une œuvre du XIIe siècle. Saint Thomas dit quelle est d’un moine cistercien, et qu’elle a peu d’autorité, Q. disp. de anima, a. 12, ad 2 un > ; Sum. t/ieol., l a, q. lxxvii, a. 8, ad l um. Cf. Schwane, Dogmengeschichte, t. iii, p. 337. Stockl, Geschichte, t. I, p. 389, l’attribue à Alcher (ou Augier) de Clairvaux. — Julianus Pomerius, De natura animée et qitalitate ejus, 8 livres (perdu). — Claudien Mamert, De statu animée, P. L., t. lui, col. 697-780. Édition critique dans le Corpus de Vienne, t. xi, 1885. — Cassiodore, De anima, P. L., t. LXX, col. 1280.
III. Du VIIIe au XIIIe siècle.
Alcuin, De animée ratione, P. L., t. Ci, col. 639. Cf. coI.llCO. — Raban Maur, Tractatus de anima, P. L., t. ex, col. 1110. — Hincmar, De dieersa et multiplici animée ralione, P. L., t. cxxv, col. 931. — Guillaume de Champeaux, .Œ origine animée, fragments dans P. L., t. clxxiii, col. 1043. Hauréau ne regarde pas l’attribution comme certaine. Hist. de laphil. scol., Ire part., p. 322. Mais cf. Michaud, Guillaume de Cliampeaux, Paris, 1867, p. 106. — Arnauld deBonneval, Paradisus animée, cf. Hauréau, Hist. de la phil. scol., I re part., p. 486. — Parmi les œuvres de Hugues de Saint-Victor un traité en 4 livres, De anima, P. L., t. clxxviii, col. 166. Le second livre n’est autre que le traité De spirituet anima souvent attribué à saint Augustin. Voir ci-dessus. Schwane le trouve digne de Hugues, mais non pas les trois autres, loc. cit., p. 337. Aussi un De unione corporis et spiritus, ibid., col. 285. M. Mignon le croit de Hugues. — Guillaume de Saint-Thierry, De natura corporis et animée, P. L., t. clxxx, col. 695. — Isaac de Stella, cistercien, Epistola de anima, P. L., t. cxciv, col. 1689-1896.
On peut regarder comme une introduction aux traités scolastiques du xiiie siècle plusieurs œuvres écrites dans la seconde moitié du xue siècle ou dans la première du xiiie, soit traductions de l’arabe, soit essais pour adapter aux temps nouveaux Aristote ou les Arabes :
Liber de causis, qui a eu tant d’influence sur la scolastique, et fait grande part à l’âme, édité par Bardenhewer, Fribourg-en-Brisgau, 1892. Cf. Zeitschrift fur kathol. Theol., 1883, p. 384-388 ; Hauréau, Phil. scol, IIe part., t. i, Paris, 1880, p. 46-53. — Domin. Gundissalinus, De anima, cf. Revue thomiste, 1897, p. 726, n. 1 ; De animée immortalilate, publié par G. Bulow dans les Beilràge de Bâumker, Munster, 1897. Semble être autre chose qu’une traduction de l’arabe. — Joan. Hispalensis (Jean de Séville), De differentia animée et spiritus, publié dans la Ribliotheca philosophorum mediæ eetatis, t. ii, Inspruck, 1878. Simple traduction du médecin philosophe Costa ben-Luca, nestorien. — Les deux traités De motu cordis, l’un d’Alexandre Neckam, l’autre d’Alfred l’Anglais (Alfred de Sereshel). Cf. Hauréau, loc. cit., p. 63, 65. — Guillaume d’Auvergne (évêque de Paris), De anima, édition Bl. Leféron, Orléans, 1674, t. il. Du même, De animée imnwrtalitate. Ce n’est guère que le traité même de Gundissalinus. Voir ci-dessus. — Robert Grosse-tète (évêque de Lincoln), Disputatio animée et corporis (en vers), publié par Ed. du Méril ; De Deo, angelis et anima.
IV. Du XIIIe siècle au concile de Trente.
Jean de la Rochelle, vers 1240, Summa de anima, publié à Prato en 1882. Cf. Hauréau, Philos, scol., IIe part., t. i, p. 195 sq. — Traité De multiplici definitione potentiarum animée. Cf. Hauréau, Notices et extraits, t. v, p. 4548. — Albert le Grand, De homine ; De natura et origine animée ; De unitate intellectus contra Averroistas, et passim. — S. Thomas, Queest. disp., De anima, De spiritualibus creaturis ; Opusc. De unitate intellectus contra Averroistas, et passim. — Siger de Brabant, De anima intellectiva. Cf. Hauréau, Philos, scol., t. ii, p. 132 sq. (sauf l’erreur qui fait de Siger un disciple et comme un continuateur de saint Thomas) ; Mandonnet, Siger de Rrabant et Vaverroïsme latin au XIIIe siècle, Fribourg (Suisse), 1899, ou dans Revue thomiste, 1895 sq., dans les Beitrâge de Bâumker, t. il, fasc. 6, Munster, 1898 ; l’étude de Bâumker sur la vie et les écrits de Siger. — Raoul Le Breton, De anima, cf. Hauréau, IIe part., t. il, p. 273. — Henri de Langenstein (llenricus de Hassia), Colloquium de animée condicionibus, Strasbourg, 1507. — Barthélémy Sibylla, Spéculum peregrinarum queestionum, se. de animabus rationalibus in conjuncto et separatis, Rome, 1493. — Jacques Campharo, De immortalitate animée, Cosenza, 1478. — Guillaume Houpelande, De immortalilate animée et statu post morlem, Paris, 1491. — Louis de Hilsberg, Trilogium animée, Nuremberg, 1498. — Jacques Brutus, Aurea corona (sur l’âme, immortalité, facultés, spiritualité), Venise, 1496. — Jean Pic de la Mirandole, De hominis dignitate. — Marsile Ficin, Theologiee platonicee de animée immortalitate libri XVIII, Florence, 1488. — Melchior Frizzoli, Dialogi de anima, Milan, 1494. — Christophorus Marcellus, Universalis de anima tradilionis opus, Venise, 1508. — Antoine Trombetta, Tractatus de animarum plurificatione contra Averroistas, Venise, 1498. — Augustinus Triumphus, Tractatus de cognitione animée, Bologne, 1503. — Wimpina (= Conrad Koch), De nobilitate animarum (en vers).
Mentionnons aussi les commentateurs du De anima d’Aristote. Sans prétendre les indiquer tous, on peut citer : Albert le Grand, saint Thomas, Scot, Jean Buridan, Jean de Jandun, Gilles de Borne, Humbert de Prulli, Gratiadei d’Ascoli, Grégoire de Rimini, Pierre d’Ailly, l’augustin Alphonse, Dominique de Flandre, Gérard Hardervvyck, Javelle.
V. Du concile de Trente au milieu du XVIIe siècle.
Nous trouvons encore à cette époque de nombreux commentateurs du De anima d’Aristote : François de Silvestris, dit Ferrariensis, Banez, Tolet, Molina (inédit), Jacques Zabarella, Zanardi, Barth. Amico, .1. Martinez de Prado, Fr. M. del Monaco, les professeurs d’Alcala (Complutenses), Silv. Maurus. Ajoutons les commentateurs de la somme de saint Thomas. — Parmi les traités scolastiques, citons Suarez, De anima, Lyon, 1620, dernière entreprise interrompue par la mort (au xiie chapitre). L’œuvre entière est pourtant de Suarez (sauf, semble-t-il, quelques titres) par l’adaptation au plan nouveau d’un cours de jeunesse complètement rédigé par l’auteur. — Fromondus, De anima, Louvain, 1649. — Duhamel, De mente humana, Paris, 1672 ; De corpore animato, Paris, 1673. — Qu’est-ce qu’Alipius Reylof (ou Roylof), De anima ad menteni sancti Augustini, cité par Norris, Vindiciæ Augustin., c. iv, § 3, dans P. L., t. xi.vii, col. 699 ?
En bien des cas, il est impossible de faire une différence précise entre les commentaires du De anima, et les traités indépendants sur le même sujet. Ainsi dans les Quæsliones super libros Arislotelis de anima ; ainsi encore, chez les jésuites, par exemple, Aristote étant « l’auteur » philosophique, les cours de philosophie présentent le De anima (ou De corjjore animato) comme dépendant d’Aristote, quitte à prendre d’ailleurs des allures très libres et personnelles. Voir, par exemple, la philosophie des Conimbricenses, Coimbre, 1598 ; le Cursus pliilosophicus d’Arriaga, Lyon, 1644 ; celui de Suarez le Portugais, Coimbre, 1651 ; celui de G. de Rhodes, Lyon, 1671 ; le De corpore animato de Jérôme Dandini, Paris, 1611. Au contraire le commentaire de Tolet, Venise, 1575, et plus encore celui de Silv.Mauro, Rome, 1668, réédité à Paris en 1885, sont des commentaires au sens strict du mot.
Sans parler ici des traités spéciaux soit contre les protestants sur l’origine de l’âme, soit contre les matérialistes sur son immatérialité ou son immortalité, on peut signaler : — Comme œuvres de penseurs chrétiens, mais de philosophes indépendants : Rossuet, Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même ; Gratry, La connaissance de l’âme, Paris, 1857 ; K. Werner, Ueber Begriff und Wesen der Menschenseele, 3e édit., Schaffhouse, 1868 ; Id., Spéculative Anthropologie vont Christlisch-philosophischen Standpunkte, Munich, 1870. — Comme essais de vulgarisation scolastique : Mu 1’de la Rouillerie, L’homme, sa nature, son âme, ses facultés, sa fin, Paris, 1880 ; Mercier, Psychologie, Louvain, 1892 ; Mat. Schneid, Psychologie im Geiste des hl. Thomas, Paderborn, 1892. — Comme essais à la fois scolastiques et scientifiques : Gutberlet, Psychologie, 3e édit., Munster, 1896 ; A. Farges, Le cerveau, l’âme et les facultés, Paris, 1890 ; Castelein, Psychologie. La science de l’âme dans ses rapports avec l’anatomie, la physiologie et l’hypnotisme, Namur, 1890 ; Vallet, La vie et l’hérédité, Paris, 1891 ; Saint-Georges Mivart, L’homme (trad. de l’anglais), Paris, 1895.
On peut citer encore les cours de philosophie scolastique de Sanseverino, Zigliara, Schiflini, etc. — Kleulgen, La philosophie scolastique, traduit de l’allemand, t. iv, VIII » -’dissertation ; Liberatore, Dell’anima umana, Rome, 1875 ; Id., Le composé humain, traduit de l’italien, Lyon, 1865 ; Coconnier, L’âme humaine. Existence et nature, Paris, 1890 ; Maher, Psychology, Londres, 1891. — Les cours de théologie, comme Chr. Pesch, l’rœlectiones dogmaticse, t. iii, De Deo créante, prop. 13-17, n. 100-152, Fribourg-en-Rrisgau, 1895 ; Le liachelet, De Deo créante, Jersey, 1892 et 1896 (cours autographié). J’y joindrais Palmieri, De Deo créante, Rome, 1878, excellent, sauf les traces de dynamisme.
VII. Histoire de la psychologie chrétienne.
Elle a été faite, sous son aspect doctrinal, dans les histoires du dogme. Citons Schwane, Dogmengeschichte, 4 vol., 2e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1892-1894 (voir les tables à l’article Seele et les chapitres intitulés Anthropologische Dogruen) ; Klee, Manuel de l’histoire des dogmes chrétiens, traduit de l’allemand par l’abbé Mabire, Paris, 1848, t. i, p. 379-409, moins riche et moins sûr que Schwane, mais commode pour le groupement ; A. Ilarnack, Lehrbuch der Dogmengeschichle, Fribourg-en-Brisgau, t. i et ii, 3e édit., 1894 ; t. iii, Inédit., 1890 (peu de détails. Voir la table aux mots : Anthropologie, Crcalianismus, Traducianisnnis, Psychologie, Seele, Trichotomie, etc., en particulier, t. i, p. 492, 631 ; t, ii, p. 129 ; t. iii, p. 94). Elle est aussi exposée dans des ouvrages plus philosophiques : A. Stôckl, Die spéculative Lehre vom Menschen und ihre Geschichte^ vol., Wurzbourg. 1858-1859 (c’est l’ouvrage qui répond de plus près à l’objet de cet article) ; les histoires de la psychologie, comme Siebeck, Geschichte der Psychologie, Ire part., t. ii, Gotha, 1884 (du même, articles dans les Arch. fur Gesch. der Phil., t. i-iii, 1888-1890) ; Z. Gonzalez, Histoire de la philosophie, traduite de l’espagnol par le P. de Pascal, t. ii et iii, Paris, 1880 et 1891 ; Ritter, Histoire de la philosophie chrétienne, traduite de l’allemand par J.Trullard, 2 vol., Paris, 1844 ; Ueberweg-Heinze, Geschichte der Pliilosophie, surtout t. ii, Rerlin, 1898 (riche bibliographie et bonne table) ; Iluber, Die Philosophie der Kirchenvâter, Munich, 1859 (à l’index) ; A. Stockl, Geschichte der christol. Pliilosophie zur Zeit der K. Vûter, Mayence, 1891, et Geschichte der Philosophie des Mittelalters, 3 vol., Mayence, 1804-1866 ; Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, Paris, 1872 et 1880, et Notices et extraits des manuscrits, Paris, 1890 sq. ; de VVulf, Histoire de la philosophie médiévale, Louvain, 1900 ; les ouvrages particuliers sur les Pères de l’Église et les théologiens antérieurs aux iiie siècle qui seront indiqués à la bibliographie des deux articles suivants. Ajoutons, pour l’époque qui va du xiiie siècle aux temps modernes : Jos. Ant. Endres, Des Alexander von Haies Leben und psychologische Lchre, dans Philos. Jahrb. de Gutberlet et Pohle, t. i, Fulda, 1883 ; Luguet, Essai d’analyse et de critique sur le texte (alors inédit) du Traité de l’âme de Jean de la Rochelle, Paris, 1875 ; K. Werner, Die Psychologie und Erkenntnisslehre des Joli. Bonaventura, Vienne, 1876 ; J. Krause, Die Lehre des Id. Bonav. i’iber die Natur der kôrperlichen und geisligen Wesen, Paderborn, 1888 ; Karl Werner, Der hl. Thomas von Aquino, 3 vol., Ratisbonne, 1854 sq. (ensemble de sa doctrine sur l’âme, t. ii, p. 434-450) ; Z. Gonzalez, Esludios sobre la filosofia de santo Tomâs, 3 vol., Manille, 1864, traduit en allemand par C. J. Nolte, 3 vol., Ratisbonne, 1885 ; Perch, Seele und Leib als zwei Bestandtheile der einen Menschensubstanz gemàss der Lehre des hl. Thomas von Aquino, dans Philos. Jahrb., t. ix, p. 1-29 ; Maumus, Saint Thomas d’Aquin et la philosophie cartésienne, Paris, 1890, 2 vol. ; H. E. Plasmann, Die Schule des hl. Thomas von Aquino, Soest, 1857 sq., 5 vol. ; K. Werner, Die Psychologie und Erkenntnisslehre des J. D. Scotus, dans Denkschr. Akad. Wissensch., Vienne, 1877 ; Pluzanski, Essai sur la philos, de Duns Scol, Paris, 1887 ; Prosper de Martigné, La scolastique et les traditions franciscaines, Paris, 1888 ; Vacant, Etudes comparées sur la philosophie de saint Thomas d’Aquin et sur celle de Duns Seul, Paris, 1890 ; Siebeck, Zur Psychologie der Scholastik, dans Arch. für Gesch. der Philos., 1. 1, 1888, p. 375 sq. ; Mausbach, Thomismus und Scotismus, dans le Kirchenlexikon, 1899, t. xi, p. 1700-1710 ; K. Werner, Psychologie, Erkenntniss-und Wissenschafllehre des B. Bacon, Vienne, 1879 ; Emile Charles, Boger Bacon, Bordeaux, 1861 ; K. Werner, Die nominalisirende Psychologie der Scholastik des spàter. Mittelalters, sur Durand, Occarn, Pierre d’Ailly comme psychologues ; Nourrisson, La philosophie de Bossuet et autres études sur les philosophes modernes. Pour les théories de l’âme au xvine siècle et les différents ouvrages sur la question, beaucoup de renseignements dans les Mémoires de Trévoux. Voir Sommer* vogel, Tables des Mém. de Trévoux, l™ part., n. 218, 228-237, p. 26-28, Paris, 1864 ; 11 1’part., t. i, n. 22952372, p. 210-224, Paris, 1865. — Mercier, Les origines </< la psychologie contemporaine ; Miellé, L’ancienne et la nouvelle psychologie, dans Science cathol., 1899, t. xiii, p. 514, 673.
ouvrages énumérés ci-dessus (sans parler des textes mêmes) :
Pour les premiers siècles : Ad. Harnacket Erw. Preuschen,
Gescluchte der altchristlichen Lileratur bis Eusebius, ersterLa littérature grecque, Paris, 1897 (en attendant l’abbé Lejay pour la littérature latine) ;
Pour l’époque patristique jusqu’à saint Isidore et saint Jean Damascène) : O. Bardenhewer, Patrologie, Fribourg-en-Brisgau, 1894 (trad. franc., Paris, 1899), mieux au point que même la dernière édition de Fessler, Inslitutiones patrologiæ, Inspruck, 1890 sq.
Pour les Pères latins : Ebert, Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident, trad. de l’allemand, Paris, 1883 sq. ; dom Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclés., Paris, 1729-1763. Voir la Table générale, par Rondet, Paris, 1782, au mot Ame.
Pour les Pères et les scolastiques : Ueberweg-Heinze, Geschichte der Philosophie, t. ii, Berlin, 1898 ; Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, Paris, 1872 et 1880 ; Id., Notices et Extraits des manuscrits, Paris, 1890 sq. ; de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, Louvain, 1900.
Pour les temps modernes (1109-1894) : Hurter, Nomenclator literarius recentioris theologiæ, Inspruck, t. iv, 1899, de 1109 à 1563 ; t. i-iii, 2e édit., 1892-1895, de 1564 à 1894 (ne s’occupe
directement que des traités théologiques).
III. AME. Doctrines des trois premiers siècles.
I. Comment se posait la question.
II. Saint Justin.
III.
Talien.
IV. Athénagore.
V. Saint Irénée.
VI. Tertullien.
VII. Clément d’Alexandrie.
VIII. Origéne.
IX. Vue rétrospective :
Origène et Tertullien.
X. Arnobe.
XI. Lactance.
XII. Résumé. La question de l’âme au début du
IVe siècle.
Il court tant d’erreurs, il règne tant d’incertitude et de confusion sur la doctrine de l’âme chez les Pères anténicéens, qu’il est nécessaire d’insister et de mettre les textes sous les yeux du lecteur. Tous ceux qui s’intéressent aux origines et à l’histoire des idées comprendront qu’on fasse la part très grande à ces premiers essais tentés pour exprimer ou pour expliquer les croyances chrétiennes.
I. Comment se posait la question.
1o La question parmi les philosophes païens.
Quand parut le christianisme, une grande incertitude régnait dans les questions de l’âme. A la base, absence de toute idée claire sur la création, et partant sur l’origine de l’âme : on est dualiste, matérialiste, panthéiste ; la vraie explication reste inconnue. Privée de cette lumière, la science de l’âme ne pouvait se constituer. La notion du spirituel s’était obscurcie de nouveau après Aristote et Platon ; les doctrines les plus diverses se mêlaient dans un amalgame confus. Ψυχή, âme, principe de vie, et πνεῦμα, esprit, ne présentaient rien de net à la pensée. Tandis que les épicuriens restent grossièrement matérialistes, les stoïciens font du monde un animal immense animé par Dieu même ; chaque âme est une parcelle de cette âme divine ; par une curieuse confusion entre l’image et l’idée, on lui attribue par l’imagination les propriétés du souffle matériel, mais, par la pensée, on spiritualise ce souffle, et ainsi, sans paraitre s’en douter, on donne à une même substance les propriétés incompatibles de la matière et de l’esprit. Les platoniciens — dans la mesure où il y en avait — mêlaient également âme et corps en niant qu’il y eût âme sans corps, ni corps sans âme ; ils regardaient l’âme comme immortelle, mais aussi comme incréée ; ils en faisaient une parcelle de Dieu. Sur la distinction entre l’âme de l’homme et celle des bêtes, sur l’unité d’âme en l’homme, sur le rapport du πνεῦμα à la ψυχή dans chaque homme et sur celui de l’âme individuelle à l’âme du monde, sur la nature et l’origine du composé humain, rien que des notions confuses et indécises. Un chaos d’où sortiront bientôt les systèmes gnostiques et le néo-platonisme. Les premiers Pères n’arriveront pas tous à se débarrasser de ces vues incohérentes : Tatien se brouillera dans la théorie de son πνεῦμα ; Tertullien continuera de dire que l’âme est corps, ce qui n’est pas corps n’étant rien ; Clément se perdra à distinguer les diverses âmes ou parties de l’âme. Ils affirmeront le dogme en ses points essentiels ; ils ne sauront le philosopher qu’avec leurs idées confuses de philosophes.
Il suffit de rappeler les expositions de Lucrèce, de Virgile, de Sénéque, d’Epictète. Les Pères eux-mêmes nous renseignent très bien à ce sujet. Voir notamment Justin, Clément, Tertullien, Origène, Nemesios. On peut consulter aussi, outre les histoires de la philosophie : J. Simon, L’école d’Alexandrie, Paris, 1845 ; H. Siebeck, Gescliichte der Psychologie, Gotha, 1884 sq. ; Chaignet, La psychologie des Grecs, t. m-v, Paris, 1890,’1893.
2o La question pour les premiers chrétiens.
Épitre à Diognète.
En face des incertitudes et des erreurs païennes sur les questions de l’âme, l’Écriture et, à défaut d’enseignement exprès sur ce point, les exigences logiques de la doctrine révélée offraient aux premiers chrétiens une lumière sûre pour guider, à l’occasion, leurs recherches ultérieures. D’autre part, quelques-uns des dogmes chrétiens, celui du péché originel surtout et de la prédestination, l’insistance de saint Paul sur la servitude du péché, sur la lutte intime entre la chair et l’esprit, sur la distinction entre les charnels et les spirituels, sur notre vie supérieure par l’Esprit-Saint, tout cela soulevait des problèmes difficiles sur la liberté humaine, sur l’origine de l’âme, sur son unité dans chaque homme ; tout cela remettait les chercheurs en face des questions agitées dans les écoles philosophiques et devait suggérer sur plus d’un point à des esprits imbus des opinions platoniciennes des solutions analogues à celles de Platon et de ses disciples. Tant qu’on se contentait d’affirmer les vérités pratiques, tant qu’on catéchisait sans philosopher, l’enseignement était sûr et net ; la difficulté commençait avec l’explication philosophique. Un passage célèbre de l’épître à Diognète est instructif à cet égard. Que cette pièce mystérieuse soit ou non des tout premiers siècles, peu importe ici : elle reflète certainement les idées depuis longtemps courantes, car ces idées sont ici supposées. L’auteur, pour montrer ce que sont les chrétiens pour le monde, part de ce qu’est l’âme pour le corps. Je cite les premiers termes du parallèle : « L’âme est répandue par tous les membres du corps… L’âme demeure dan6 le corps, mais elle n’est pas du corps… L’âme est contenue invisible dans le corps visible… La chair poursuit l’âme, la hait, lui fait la guerre, sans en être injustement traitée, mais étant seulement empêchée de satisfaire ses convoitises… L’âme au contraire aime le corps et les membres, quoique haïe elle-même… L’âme est, il est vrai, enfermée dans le corps, mais c’est elle qui donne au corps son unité consistante… L’âme immortelle habite dans une tente mortelle… L’âme, mal traitée à l’égard du boire et du manger, s’en trouve d’autant mieux… » P. G., t. ii, col. 1176. Cf. Funk, Opera Patrum apostolicorum, 1. 1, p. 319, Tubingue, 1887.
II. Saint Justin.
Ni l’inquiétude philosophique, ni les exigences de la lutte contre les gnostiques ne pouvaient se contenter de cette simple affirmation de la vérité. Justin ouvre la voie. Lui-même a mis en face, en rapportant son entretien avec le mystérieux vieillard qu’il rencontra au bord de la mer, ses doctrines de platonicien, avec leurs incertitudes, et « la vérité » que le christianisme lui apporte. Le philosophe admet nettement une âme spirituelle, capable, selon lui, de voir la divinité, l’immatériel. Dial., iv, P. G., t. VI, col. 481-482 S’il la croit de même nature que celle « du cheval et celle de l’âne », c’est qu’il regarde celles-ci comme spirituelles aussi ; c’est le corps qui les rend pour le moment incapables de toute opération spirituelle, ibid. ; celui de l’homme est bien un embarras aussi, pas au point cependant de rendre impossible toute vision de Dieu. Ibid., col. 485. Cette âme a une certaine parenté avec la divinité, et non pas purement morale, car « elle est divine et immortelle, partie de cet esprit royal », ibid., col. 484, dont Platon avait parlé et dont pariaient aussi les gnostiques. Sur l’origine de cette âme et sur son union avec le corps, il n’a pas d’idée précise : il admet une certaine préexistence dont elle n’a pas conscience, non plus que des existences successives qui doivent suivre celle-ci. Ibid., col. 485. D’ailleurs, sans reconnaître expressément que l’âme est créée, il n’ose dire, avec « certains platoniciens, qu’elle est ἀγέννητος, non engendrée » ; car lui veut que le monde ait commencé, Dial., v, ibid., et quand le vieillard conclut que donc les âmes ont été faites aussi (γεγονέναι), puisqu’elles sont faites au moins pour les hommes et pour les bêtes, si l’on se refuse à dire qu’elles ont été faites chacune avec son propre corps, Justin se rend à la conclusion. Ibid., col. 488. Quant à déterminer de plus prés la nature de l’âme, « les philosophes, dit le vieux maître, ne le sauraient dire. » Justin le concède. Dial., IV, col. 485. En face, la doctrine chrétienne exposée par le vieillard. Sur la spiritualité on est d’accord : « Elles peuvent penser (νοεῖν) qu’il y a un Dieu, que la justice est une belle chose comme aussi la piété. Sur ces points, je suis d’accord avec toi, » dit le vieillard. Ibid. Mais voici de quoi dérouter. Au lieu de partir de là pour prouver l’immortalité, tout l’effort va, au contraire, à montrer que l’âme est immortelle non par nature, mais par la volonté de Dieu. Dial., vi, col. 489. Voici plus encore : « De même que l’homme n’est pas toujours, et que le corps n’est pas toujours uni à l’âme… de même quand il faut que l’âme (ψυχήν) ne soit plus, l’esprit vivifiant s’en va d’elle (ἀπέστη ἀπ’ αὐτῆς τὸ ζωτικόν πνεῦμα, et il n’y a plus d’àme, mais elle aussi s’en retourne là d’où elle a été prise. » lbid., col. 492. Ce n’est pas le lieu d’examiner les doctrines de Justin sur l’immortalité. Mais qu’est-ce que cet esprit vital présenté ici comme distinct et séparable de l’âme ? Ce ne saurait être l’Esprit-Saint ; car, à ce compte, les âmes des méchants ne seraient pas immortelles, contre l’affirmation expresse du vieillard, Dial., v, col. 488. Serait-ce donc une partie supérieure de l’àme, distincte d’elle ? Non plus ; car, à ce compte, il n’eût pas fallu dire, loc. cit., que les âmes (ψυχάς) sont immortelles. En fait, l’expression est quelque peu inexacte, mais la pensée n’est pas douteuse. Tout préoccupé de montrer que l’âme n’est pas, comme Dieu, la vie par essence, ni par conséquent essentiellement immortelle, il la montre recevant de Dieu la vie, et retombant dans le néant dès que cet influx divin cesserait : cesser de vivre, c’est pour elle cesser d’être, et donc, non plus que l’être, la vie ne lui est essentielle. Dial., vi, col. 489. Cela emporte pour l’âme une certaine composition de l’être et de l’essence, rien de plus ; et l’on irait contre la pensée évidente de celui qui parle en poussant plus loin la comparaison avec la composition de l’âme et du corps.
L’identité du principe vital et du principe pensant est partout supposée. L’homme est défini un animal raisonnable, λογικὸν ζώον. Dial., xciii, col. 697. Dans l’Apologie, I, 8, col. 337, il parle des damnés souffrant dans leurs âmes et dans leurs corps ; il ne connaît pas de troisième partie. Il définit le Christ comme fera saint Augustin, corps, verbe et âme : corps et âme pour marquer sa nature humaine ; verbe pour marquer l’élément divin, dont Justin, comme on suit, aime à voir les participations dans l’humanité. Apol., ii, 10, col. 460.
L’âme est esprit, νοῦς ἐστιν ; c’est elle qui pense et peut connaître Dieu, c’est elle qui, après cette vie, le verra, non par ses propres forces, comme le supposait le philosophe, mais par un don surajouté du Saint-Esprit, ἁγίῳ πνεύματι κακοσμημένος. Dial., IV, col. 4-84 ; cf. col. 485, et Dial., v, col. 488. Sur l’origine de l’âme, le vieillard ne se prononce pas explicitement ; mais il laisse assez entendre que, selon lui, l’âme est créée de Dieu, et créée avec le corps. Dial., v, col. 488, texte ci-dessus.
Il n’est pas sûr que le traité De la résurrection soit de Justin ; mais un s’accorde aujourd’hui à y voir une (eux Te du même temps, ou peu s’en faut, et du même esprit. Nous pouvons donc y chercher un supplément de doctrine sur les points que le Dialogue laisse dans l’ombre. Amené par la nécessité de son sujet, l’auteur, comme feront tant d’autres après lui, arrive à une conception singulièrement nette du composé humain et de la part du corps dans l’homme. Mais ce qui nous touche ici, c’est qu’il ne voit dans l’homme que deux parties substantiellement unies, l’âme et le corps. C’est à cette âme, principe de vie, qu’il doit d’être raisonnable. Ce n’est pas Platon qui lui avait enseigné ces doctrines si précises sur l’unité humaine. « Qu’est-ce que l’homme, sinon l’animal raisonnable composé d’âme et de corps, τί γάρ ἐστιν ὁ ἅνθρωπος, ἀλλ' ἢ τὸ ἐκ ψυχῆς καὶ σώματος συνεστὸς ζῶον λογικόν ; l’âme donc, par elle-même, est-ce l’homme ? Non, mais l’âme de l’homme. Peut-on donc appeler homme le corps ? Non, mais il s’appelle le corps de l’homme. Si donc de ces deux parties aucune, prise à part, n’est l’homme, mais si c’est le composé des deux qui reçoit le nom d’homme, et si Dieu appelle à la vie et à la résurrection l’homme, ce n’est pas la partie, c’est le tout qu’il appelle, c’est-à-dire l’âme et le corps. » De resurr., iii, P. G., t. vi, col. 1585. Peut-on être plus nettement dichotomiste, affirmer plus nettement et la spiritualité de l’âme et l’identité de l’âme spirituelle et du principe vital ? On pourrait relever, ibid., maint passage d’où se dégage la même doctrine, celui notamment où, bien avant Musset, il compare l’âme et le corps à une paire de bœufs incapables de labourer chacun à part, col. 1584. Mais, voici qui fait difficulté : « La résurrection regarde le corps de chair qui est tombé. Car l’esprit (πνεῦμα) ne tombe pas ; l’âme (ψυχή) est dans le corps, il ne vit pas sans âme. Le corps, quand l’âme le quitte, cesse d’être. Car le corps est la demeure de l’âme, et de l’esprit l’âme est la demeure, οἶκος γὰρ τὸ σῶμα ψυχῆς, πνεύματος δὲ ψυχὴ οἶκος. Ces trois choses seront sauves en ceux qui auront en Dieu une espérance sincère et une foi sans hésitation. » Ibid., x, col. 1589. Quelques-uns comme Semisch, Jvstin der Mârtyrer, t. il, p. 361, Brestau, 1840-1842, ont conclu de là au trichotomisme de Justin. De fait, cela est bien obscur, d’autant plus obscur que nous n’avons pas ce qui précède. Mais est-il critique de ne tenir aucun compte des passages les plus clairs, comme sont ceux du chapitre viii, pour s’en rapporter à une phrase séparée du contexte, difficile à comprendre ? L’auteur parle, sans doute, comme fera plus tard Irénée, et cet esprit doit être l’Esprit-Saint, avec la grâce, siégeant dans l’âme des justes, car c’est de ceux-là qu’il s’agit. Les phrases précédentes amenaient probablement cette idée. En tout cas, ce qui suit nous remet aussitôt en plein dichotomisme : il n’y est plus question que d’âme et de corps, d’âme immortelle par nature et de corps mortel.
Dans le Dialogue contre Tryphon, nous avons vu le vieillard repousser les idées de Platon en ce qu’elles ont d’émanatiste. On a voulu voir ces idées dans le traité De la résurrection. Ce sont les adversaires de la résurrection qui parlent. On ne peut, disent-ils, arguer de l’âme au corps, car « l’âme est incorruptible, partie de Dieu et souffle de Dieu, μέρος οὖσα τοῦ Θεοῦ καὶ ἐμφύσημα, et voilà pourquoi il a voulu sauver ce qui est à lui et lui est parent, τὸ ἴδιον καὶ συγγενές ; mais la chair est corruptible et n’est pas de lui, καὶ οὐκ ἀπ’ αὐτοῦ, comme l’âme ». Ibid., vi, col. 1588. Mais l’auteur ne prend pas ces paroles à son compte ; il s’en sert seulement pour argumenter ad hominem. On ne peut rien conclure de là contre le créatianisme.
Pour résumer, Justin a, pour ainsi dire, amorcé toutes les questions sur l’âme, spiritualité, identité du principe vital et du principe pensant, origine, selon que l’occasion s’en présentait, et ses solutions sont déjà celles de l’avenir. Il restera à préciser çà et là, à coordonner les faits, à se mettre en face des objections et des erreurs nouvelles pour affirmer plus nettement les vérités contestées.
En attendant, les gnostiques vont tout brouiller, tout ramener en arrière, retomber bien au-dessous de Platon et d’Aristote, avec leurs deux principes, l’un bon qui se montre dans l’âme intelligente, l’autre mauvais qui domine dans le corps et dans la partie sensible ; avec leur division des hommes en pneumatiques, psychiques, hyliques, selon la prévalence du principe spirituel, animal, matériel ; avec leur trichotomie, conséquence de la distinction essentielle qu’ils mettent entre l’âme sensible et l’âme spirituelle, irréconciliables entre elles comme le bon et le mauvais principe dont elles émanent respectivement. D’ailleurs, l’âme spirituelle elle-même n’est pas créée de Dieu, ni à son image et ressemblance ; elle est l’œuvre ou l’émanation d’un éon inférieur. Cf. Schwane, Dogmengesclàchte, 2e édit., t. i, § 51.
III. Tatien.
Comme auteur du Πρὸς Ἑλλῆνας, Aux Grecs, Tatien est-il, dans ses doctrines sur l’âme, plus près de Justin, son maître, ou des gnostiques, auxquels il finira par s’allier ? Les anciens Pères, qui l’ont loué et imité, ne lui reprochent rien ; beaucoup de critiques le trouvent orthodoxe, entre autres dom Maran, Mohler, Freppel ; en revanche Petau, Huet, Dupin lui sont sévères ; la plupart des Allemands trouvent chez lui toutes les erreurs. Cf. Freppel, Les apologistes chrétiens au {{rom-maj|II)e siècle, leçon II, p. 35. Schwane, t. I, § 52, regarde comme évident que son anthropologie a des teintes gnostiques, p. 323. Voici les textes ; on verra combien l’expression est souvent flottante encore entre une vérité peu familière et une erreur toute voisine. Esprit et matière, tout est de Dieu : « Dieu est esprit, non pas cet esprit qui pénètre la matière, mais l’auteur des esprits matériels et des formes de la matière, où οὐ διήκων (texte de Schwartz), διὰ τῆς ὕλης, πνευμάτων δὲ ὑλικῶν καὶ τῶν ἐν αὐτῇ σχημάτων κατασκευαστής ; invisible, intangible, il est le père du sensible et de l’invisible… L’esprit qui pénètre la matière est au-dessous de cet esprit plus divin ; étant plutôt semblable à une âme, ψυχῇ παρωμοιωμένον, on ne doit pas l’honorer à l’égal du Dieu parfait. » C. IV, P. G., t. vi, col. 813. Le Verbe, esprit engendré du Père, est le démiurge du monde : il a fait la matière, c. v, col. 817 ; il a fait les anges, « il a fait l’homme sur le modèle du Père qui l’a lui-même engendré, image de son immortalité, afin que comme Dieu a l’immortalité, de la même façon, l’homme, ayant reçu une portion de Dieu, ait aussi l’immortalité. » C. vii, col. 820. Qu’est-ce que cette portion de Dieu communiquée à l’homme ? La suite nous l’explique : « Quand l’homme eut suivi l’ange déchu, la vertu du Verbe le priva de sa familiarité. Et celui qui avait été fait à l’image de Dieu, quand s’est retiré de lui l’esprit plus puissant, devient mortel. » C. vii, col. 821. Ceci va s’éclaircir : « Nous savons, nous autres, qu’il y a deux sortes d’esprits ; l’un s’appelle âme, l’autre est supérieur à l’âme, il est l’image et la ressemblance de Dieu. Les deux se trouvaient dans les premiers hommes de façon qu’ils étaient partie matériels (ὑλικοί), partie supérieurs à la matière ». C. xii, col. 829. Cette âme inférieure est partout dans le inonde, mais plus ou moins parfaite. Car ce monde n’est pas seulement une matière diversifiée à l’infini par la puissance de son auteur : « il a reçu, par la volonté de son démiurge, un esprit matériel. » Tous les êtres sont faits de cette matière et de cet esprit (πνεύματος ὑλικοῦ). Ainsi les anges mêmes « viennent de la matière, γεγονότας ἐξ ὕλης ». D’autre part, l’esprit est partout : « Il y a esprit (πνεῦμα sans article) dans les astres, esprit dans les anges, esprit dans les plantes et les eaux, esprit dans les hommes, esprit dans les bêtes ; un et identique, il se diversifie lui-même. » Or Tatien, en cela, ne prétend qu’exprimer la doctrine révélée ; car il ajoute aussitôt : « Nous disons cela, non de bouche, ni selon des probabilités imaginées par nous, ni d’après les procédés de la sophistique, mais dans les termes d’une parole plus divine, θειοτέρας δὲ τινος ἐκφωνήσεως λόγοις. » C. xii, col. 832. J’omets ce qui regarde la vie future, pour arriver à la conclusion de l’auteur : « Il faut que nous recherchions à présent ce que nous avons perdu, que nous unissions notre âme au Saint-Esprit, et que nous réalisions l’union en Dieu, τὴν κατὰ Θεὸν συζυγίαν. L’âme humaine est donc composée (πολυμερής) et non simple (μονομερής). Car elle est composée (συνθετή), de façon à être visible par un corps (διὰ σώματος). Car elle ne saurait être visible sans corps, et la chair ne ressuscite pas sans âme. Car l’homme n’est pas seulement, comme dogmatisent les corbeaux (οἱ κορακόφωνοι), un animal raisonnable, capable d’esprit et de science, ζῶον λογικόν, νοῦ καὶ ἐπιστήμης δεκτικόν ; car on leur montrerait d’après cela les bêtes aussi, καὶ τὰ ἄλογα, capables d’esprit et de science. Mais l’homme seul est l’image et la ressemblance de Dieu. J’entends non pas l’homme qui agit comme les bêtes, mais celui qui, loin de l’humanité’, s’approche de Dieu même. C’est un point dont j’ai traité avec plus de soin dans le Περὶ ζώων. Mais j’ai à dire ici ce qu’est cette image et cette ressemblance avec Dieu… Le Dieu parfait est sans chair, l’homme est chair ; le lien de la chair, c’est l’âme, mais la chair contient l’âme. Or cet assemblage, s’il est comme un temple, Dieu veut y demeurer par l’envoi de son esprit. Mais si la demeure n’est pas cela, l’homme ne l’emporte sur les bêtes que par la voix articulée ; pour le reste, il vit comme elles, τῆς αὐτῆς ἐκείνοις διαίτης ἐστίν, n’étant pas la ressemblance de Dieu. » C. xv, col. 840. De là l’auteur passe au corps des démons, corps « spirituel, comme de feu ou d’air », visible à ceux qui sont gardés par l’esprit de Dieu, mais non, sauf par extraordinaire, aux psychiques. Voilà, sur le sujet qui nous occupe, une vue d’ensemble des textes qui peuvent nous aider à saisir la pensée de Tatien.
Placé entre Justin et Irénée, sa doctrine reflète la même préoccupation de se distinguer de la doctrine des païens. Il insiste donc sur la communication du Saint-Esprit à l’âme ; mais tandis que Justin y voyait un ornement supérieur de l’âme intelligente, νοῦς ἁγίω πνεύματι κεκοσμημένος, c. IV, col. 484, lui semble parfois en faire un complément essentiel de l’âme ; tandis que l’auteur du traité De la résurrection entend que l’homme est à l’image de Dieu même selon le corps, c. vii, col. 1588, lui ne l’entend que selon le Saint-Esprit. Non pas d’ailleurs qu’il ne fasse pas la distinction de l’homme et de la bête, sa boutade contre la définition philosophique de l’homme — que l’on trouverait bien le moyen, dit-il, d’appliquer aussi aux bêtes — et son expression dédaigneuse sur le psychique, distinct des animaux par la seule voix articulée, puisque leur vie est la même, prouveraient plutôt le contraire. Nie-t-il la simplicité de l’âme. Oui en un sens ; mais auquel ? Qu’entend-il par cette composition qui lui permet « d’être visible par le corps » ? Ce qui paraît sûr, c’est qu’il n’est pas question ici de parties quantitatives : la distinction de l’âme et du corps est trop nette chez lui pour qu’on puisse, sans parler des autres raisons, lui prêter pareille erreur. A défaut de son Περὶ ζώων, qui sans doute nous eût éclairés, il faut voir là soit une allusion au corps éthéré que Tatien donne aux anges, et que, sans doute, il donnait aussi à l’âme ; soit une façon un peu singulière de désigner la composition de l’âme et du corps en un tout à divers membres, soit quelque chose d’analogue à ce qu’on a depuis appelé les parties potentielles de l’âme. Si par ailleurs il fait mourir les âmes qui n’ont pas le principe de la vie vraiment spirituelle, le Saint-Esprit, ce n’est pas pour nier toute survie. C’est sous des influences platoniciennes, je suppose, que Tatien en est venu à voir tous les êtres comme composés de matière et d’esprit. Ce qu’il entendait au juste par là, comme aussi en quel sens il parle d’origine matérielle pour les anges, ce n’est pas le lieu de le définir. Tout en ramenant l’âme comme le corps à l’opération du verbe démiurge, Tatien n’a rien de précis sur l’origine de l’âme ni sur le moment où elle commence d’exister. Sur les points qu’il a touchés — entendez ceux qui concernent le présent sujet — on voit qu’il brouille les questions plutôt qu’il ne les éclaircit ; mais deux choses le rendent intéressant pour l’histoire du dogme : la première synthèse des idées platoniciennes avec les données chrétiennes (notez que Justin juxtapose aussi, mais en évitant expressément de synthétiser, D’taL, VI, col. 4-88, B. C, avec la réponse du vieillard : « l’eu m’importe ici Platon ou Pythagore, » ibid., VI, col. 489) ; la première apparition de ces idées sur le corps des esprits que nous retrouverons si souvent.
Le Nourry, Appavatus ad Biblioth. maximum veterum Patrurn, Paris, 1703, diss. V, c. ii, § 3, p. 035, et § 4, p. 538. Édition critique de l’Oratio ad Grœcos, par Ed. Schwartz, Leipzig, 1888, dans Texte und Untersuchungen, t. iv.
IV. Athénagore. —
Athénagore, comme tous ceux qui ont traité de la résurrection, a surtout mis en relief l’unité du composé humain. Mais en même temps il montre à merveille la supériorité de l’homme grâce à sa raison. Les créatures sont pour lui, lui-même n’est pour aucune autre créature, mais pour qu’en lui resplendisse la sagesse et la bonté de Dieu. De resurrectione, xii, P. G., t. vi, col. 996. Chacune des deux parties dont il est composé a son rôle et son œuvre, conformes à sa nature propre : à l’âme de gouverner le corps, de juger, d’ordonner, ibid., col. 1000, de vivre sagement et de contempler la magnificence et la sagesse du créateur. C. Xlll, col. 1000. Plus clairement encore : « La nature humaine, dit Athénagore, est composée d’une âme immortelle et d’un corps unis ensemble dès l’origine et ce n’est ni à la seule nature de l’àme, ni à la nature du corps prise à part que Dieu a donné l’être et la vie et toute l’activité humaine, mais aux hommes composés de l’une et de l’autre… A elles deux elles ne font qu’un animal, et c’est lui qui soutire et les douleurs de l’àme et celles du corps, lui qui opère et ce qui est sensation et ce qui est connaissance raisonnable… Tout concourt en une seule harmonie, une même sympathie de tout l’homme… et ce qui vient de l’àme et ce que fait le corps… L’àme ne fait pas la nature de l’homme ; l’être intelligent et raisonnable, c’est l’homme, ce n’est pas l’âme toute seule. » C. xv, col. 1004-1005.
Pour tant insister sur l’unité humaine, Athénagore n’ote rien à l’âme de ses prérogatives. Nettement il voit dans sa nature spirituelle le fondement de son immortalité ; mais l’expression est curieuse : « Si l’intelligence, si la raison a été donnée aux hommes pour discerner les intelligibles, non seulement les essences, mais aussi la bonté, la sagesse, la justice du donateur, il faut, tant que demeure ce pourquoi a été donné le discernement raisonnable, que demeure aussi le discernement donné pour cet objet. » Ibid., col. 1004. Il ne cherche pas d’ailleurs à prouver l’immortalité de l’âme : ce qu’il veut, c’est montrer que l’immortalité de l’àme entraîne la résurrection du corps. — On voit combien nette est la doctrine d’Athénagore sur l’âme et sur le composé humain. Sur l’origine de l’âme, il affirme la nonpréexistence ; mais il ne parle pas expressément de création ex ni/iilo.
Édit. critique par Ed. Schwartz, Lepzig, 1891, Texte und Unter-SUchungen, t. iv ; Fr. Schubring, Die Philosophie des Athenagoras, Berlin, 1882 ; Laforêt, Athénagore. La philosophie chez un Père du ir siècle, dans Hev. catholique, Luuvain, 1871, t. xxxii, p. 204-iJlu.
V. Saint Irénée. —
Irenée, en face des rêveries gnostiques, commence par maintenir que tous les hommes sont de même nature et ont même origine : pas de psychiques ou d’hyliques ou de pneumatiques selon les diversités d’origines, Adversus /imreses, l. I, c. vi, P. (’-., t. VII, col. 504 S(|. ; cf. I. IV, c. XI.I, xi.ii, col. 1115. Dans chaque homme d’ailleurs une seule âme, celle que Dieu unit au limon pour le viviiier, l’âme raisonnable, dont l’union au corps fait de l’homme un animal raisonnable ; le corps reçoit de l’âme toute vie : Non… est fortins corpus quam anima, quod qu’idem ab Ma spiratur et vivificatur, et augetur et arliculatur. Il est comme l’instrument, l’àme est l’artiste, l. IV, c. xxxiii, XXXIV, cꝟ. l. V, c. I, n. 3. Mais instrument uni, vivant lui-même, l. V, c. iii, n. 3, col. 1131. On a prêté à Irénée, comme à Justin ou à Tatien (Semisch, Justin, t. il, p. 363 ; Freppel, Tertullien, t. ii, p. 357), des idées trichotomistes. C’est faute d’avoir compris comment la grâce et le Saint-Esprit deviennent dans les justes, en s’unissant à l’âme, un principe de vie supérieure surnaturelle et divine ; et comment Dieu, pour employer le mot de saint Augustin, est la vie de l’âme comme l’âme est la vie du corps. Il est visible, en effet, qu’Irénée n’entend pas autre chose quand il parle d’un troisième principe en nous, de l’esprit distinct du corps et de l’âme. Lui-même s’en est expliqué maintes fois. Voici en résumé le chapitre vi du livre V. C’est de la résurrection qu’il s’agit. Pour en montrer la convenance, Irénée, comme les auteurs que nous avons cités, irrsiste sur l’unité du composé humain. « C’est l’homme, non une partie de l’homme, qui est à la ressemblance de Dieu. Or l’âme et l’esprit peuvent être partie de l’homme (voilà un texte qui, s’il était seul, indiquerait une pensée trichotomiste, mais la suite est claire), ils ne sont pas l’homme : l’homme parfait, c’est le mélange et l’union d’une âme qui reçoit l’Esprit du Père avec cette chair qui a été faite à l’image de Dieu. » J’ai dit l’homme parlait, remarque Irénée, c’est à la suite de l’apôtre qui appelle parfaits ceux qui ont reçu l’Esprit de Dieu et les dons divers de cet Esprit… devenus spirituels par la participation de cet Esprit. « Car, ajoute-t-il, si l’on ôte la substance de la chair, c’est-à-dire du limon façonné, plasmatis, pour ne voir que l’esprit tout seul, ce n’est pas l’homme spirituel, ce qui reste ainsi, c’est l’esprit de l’homme ou l’Esprit de Dieu. Mais quand cet Esprit mêlé à l’àme s’unit au limon, par cette effusion de l’Esprit l’homme devient spirituel et parfait ; et voilà l’homme qui a été fait et à l’image et à la ressemblance de Dieu (l’image pour Irénée s’entend selon l’ordre naturel, la ressemblance selon l’ordre surnaturel). Mais si l’Esprit manque à l’àme, l’homme ainsi laissé est vraiment l’homme animal et charnel (dont parle saint Paul), il sera imparfait : il a l’image dans le limon, mais il ne reçoit pas la ressemblance par l’Esprit. Mais comme celui-là est imparfait, de même si l’on ôte l’image en méprisant le limon, ce n’est plus l’homme qu’on a, mais ou bien une partie de l’homme, ou quelque autre chose que l’homme. Car ni la chair façonnée, plasmatio carnis, à elle seule n’est l’homme parfait, mais bien le corps de l’âme, une partie de l’homme ; ni l’âme à elle seule n’est l’homme, mais bien l’àme de l’homme, une partie de l’homme ; ni l’Esprit n’est l’homme, car on l’appelle l’Esprit et non l’homme. C’est le mélange et l’union des trois qui fait l’homme parfait. » L. V, c. vi, n. 1, col. 1137, 1138. Et il confirme son direpar saint Paul, et montre dans le corps inclue le temple du Saint-Esprit. Il est plus clair encore, si c’est possible, au chapitre vin. Partant des paroles de l’apôtre, il dit : « Ceux qui ont le gage de l’Esprit et n’obéissent pas aux convoilises de la chair, mais qui se soumettent à l’Esprit, l’apôtre à bon droit les nomme spirituels, puisque L’Esprit de Dieu habite en eux. Ce ne soiil pas « les esprits incorporels qui seront les hommes spirituels ; c’est notre substance, c’est-à-dire l’union de l’àme et de la chair qui, recevant l’Esprit tic Dieu, fait l’homme parfait. » L. V, c. viii, n. 2, col. 1142. Il explique ensuite en quel sens l’apôtre a nommé hommes animaux et charnels ceux qui vivent comme des brûles. L. V, c. viii, n. 2, 3. — « Il y a donc, conclut Irénée, trois principes de l’homme parlait, la chair, l’âme, l’Esprit : l’un qui sauve et qui forme, altero salvante ri figurante, c’est l’Esprit ; l’autre qui est uni et formé, la chair, l’intermédiaire entre les deux, l’âme ; et celle-ci parfois suit l’Esprit et est élevée par lui, parfois condescend à la chair et s’abaisse aux convoitises terrestres. Tous ceux donc qui n’ont pas le principe salutaire et formateur uni à eux, ceux-là sont et seront appelés chair et sang (dont l’apôtre a dit qu’ils ne posséderont pas le royaume de Dieu) ; car ils n’ont pas en eux-mêmes l’Esprit de Dieu. C’est pour cela aussi que le Seigneur les a nommés des morts, Luc, ix, 60 ; car ils n’ont pas l’Esprit qui vivifie l’homme. » L. V, c. ix, n. 1, col. 1144. Le saint auteur revient sans cesse sur ces idées aux c. ix, x, xi, xii du même livre. Cꝟ. l. II, c. xxxiii, n. 5, où il montre les élus ressuscitant « avec leurs propres corps, leurs propres âmes, leurs propres esprits (entendez avec leur principe de vie supérieure, la grâce et l’Esprit-Saint) tandis que les réprouvés vont à la peine avec leurs propres âmes, eux aussi, et leurs propres corps, avec lesquels ils s’étaient éloignés de la divine charité. »
Préface de dom Massuet, diss. III, a. 9, n. 117 sq.. P. G., t. vii, col. 373 sq. ; Schwane, 1. 1, § 53, l, p. 324 sq. ; dom Le Nourry, Apparatus, diss. VI, c. ix, p. 600 ; Korber, Irenseus de gratia sanctiftcante, Wurzbourg, 1865.
Cette longue suite de textes ne montre pas seulement saint Irénée indemne de tout trichotomisme ; elle nous permet de mieux entendre certains mots de Justin et de Tatien sur l’esprit vivilicateur, qui sont comme la première ébauche de la belle exposition du saint docteur ; elle nous fait voir combien sont justes et profondes ses idées sur la distinction du naturel et du surnaturel, sur l’union admirable de l’âme et du corps.
Où Irénée semble se tromper tout comme Tatien, c’est sur le corps éthéré qu’il paraît supposer à l’âme et aux esprits comme enveloppe inséparable. Plus d’une fois, il est vrai, il dit que l’âme est esprit, qu’elle est incorporelle, l. V, c. vi, n. 1, col. 1137 ; l. V, c. vii, n. 1, col. 1140 ; mais incorporelle, dit-il, quantum ad comparationem mortalium corporum. Il admet que l’âme est immortelle, mais il r’en donne pas la même raison que pour l’Esprit. « L’âme, dit-il, ne saurait mourir, /latus est enini vitx ; ni l’Esprit non plus, incompositus est enim et simplex spiritus, qui resolvi non potest, et ipse vita est eorum qui percipiunt illum. » L. V, c. vii, n. 1, col. 1140. Sur cette corporéité de l’âme, d’ailleurs, il ne s’exprime pas clairement, mais il semble la supposer : « Les âmes, dit-il, ont la forme, figuram, du corps qui les reçoit, elles s’y adaptent comme l’eau au vase. » L. II, c. xix, n. 7, col. 774. Il dit plus loin : « Le Seigneur nous a pleinement enseigné (dans l’histoire de Lazare et du mauvais riche) non seulement que les âmes survivent et sans passer d’un corps à l’autre ; mais encore qu’elles gardent l’empreinte du corps où elles se moulent, sed et characterem corporis in quo adaptantur custodire eumdem, et qu’elles se souviennent… » 11 le montre en rappelant divers traits du récit évangélique, et conclut : « Par là nous voyons clairement et que les âmes survivent et ne passent pas de corps en corps, et gardent l’empreinte humaine, et hominis habere figuram, de façon à être reconnaissables et à se souvenir d’ici-bas. » L. II, c. xxxiv, n. 1, col. 834, 835. On peut discuter le sens précis de ces paroles, y voir même, si l’on veut, cet ordre transcendant de l’âme au
- corps qu’elle informe, dont nous parlent les scolastiques,
et par lequel, selon saint Thomas, elle se distingue des âmes de même espèce. Elles s’expliquent mieux, si je ne me trompe, dans l’hypothèse d’une substance fluide, qui est l’âme même ou qui est inséparable de l’âme ; pendant qu’elle est dans son corps mortel, cette substance fluide s’adapte au corps, comme l’eau au vase ; quand elle le quitte, elle en garde la forme, comme l’eau glacée celle du vase où elle gela (la comparaison est d’Irénée lui-même, l. II, c. xix, n. 7, col. 774). C’est le sens que suggèrent les passages parallèles, comme ce parait avoir été la pensée de Tatien, xv, P. G., t. vi, col. 837 ; cf. préf. de dom Massuet, diss. III, a. 10, col. 377. Dom Le Nourry, Apvaratus, diss. VI, c. ix, § 1, p. 606.
Cette opinion d’Irénée sur le corps de l’âme n’ôte rien à la netteté avec laquelle il suppose ou affirme ce que nous appellerions la spiritualité de l’âme. Là même où il revendique le plus vigoureusement la participation de la chair aux dons surnaturels, et partant à la résurrection, il distingue les rôles sans la moindre indécision. Et d’abord l’âme seule peut recevoir l’Esprit et ses dons, le corps n’y participe que par l’intermédiaire de l’âme : Perfeclus… homo commistio et adunitio est animée assumentis Spiritum Patris, et admista. .. carni. L. V, c. vi, n. 1, col. 1137. Sunt tria ex quibus… perfeclus homo constat, carne, anima et spiritu : et allero quidem salvanle et figurante, qui est Spiritus ; altero quod unitur et formatur, quod est caro ; id vero quod inter hsec est duo, quod est anima. L. V, c. ix, n. 1, col. 1144. Cꝟ. l. V, c. vi, n. 1, col. 11371138 ; l. V, c. ix, n. 4, col. 1146 ; I. V, c. xii, n. 2, col. 1152. Ensuite l’âme est immortelle par nature (non pas, explique d’ailleurs Irénée, après Justin et Tatien, d’une immortalité essentielle comme celle de Dieu, l. II, c. xxxiv, n. 2, 3, 4, col. 835 sq.), tandis que le corps, après sa dissolution, recevra l’immortalité par grâce. L. V, c. vii, n. 1, col. 1140. Enfin il attribue à l’âme une existence et des opérations indépendantes du corps qu’elle anime, soit en cette vie, soit en l’autre. L. II, c. xxxiii, xxxiv, col. 838 sq.
Irénée n’a pas affirmé en termes exprès la création des âmes. Mais il combat vigoureusement leur préexistence. L. II, c. xxxiii, col. 830. Il montre Dieu donnant généreusement une âme à chacun, comme il lui donne un corps. L. II, c. xxxiii, n. 5, col. 833. Il entend de chaque âme le récit de la Genèse sur le souflle de Dieu animant le limon. L. V, c. iii, n. 2, col. 1129 ; l. V, c. vii, n. 1, col. 1140 ; l. V, c. xii, n. 2, col. 1152 ; l. V, c. vi, n. 1, col. 1137. Peut-on conclure qu’il expliquait l’origine des âmes par création proprement dite ? ou bien ne se posa-t-il pas la question dans toute sa précision ?
Klebba. Die Anthropologie des hl. Irenxus, cité par Pesch, t. iii, n. 118 ; F. Cabrol, La doctrine de saint Irénée et la critique de M. Courdaveaux, dans Science cathol., 1891, t. v, p. 305309. Ajouter Massuet, Le Nourry, Schwane, Korber déjà cités.
VI. Tertullien. —
Avec Tertullien, nous rencontrons le premier traité de l’âme que nous ait légué l’antiquité chrétienne. Une telle œuvre d’un tel maître ne saurait être que très intéressante pour l’histoire du dogme. L’auteur est déjà montaniste, et l’on s’en aperçoit à son animosité contre les philosophes comme à son goût pour les opinions singulières et exagérées. Mais quelle érudition, quel esprit philosophique, quelles vues profondes et justes sur la nature humaine ! C’est toute une histoire de l’âme, dit l’abbé Freppel, t. il, p. 392, depuis son origine jusqu’à sa séparation d’avec le corps. Ces* plus encore, un véritable traité De anima où sont touchées toutes les questions de sa nature, de son origine, de son union avec le corps, de ses destinées. L’auteur résume lui-même les deux tiers de son traité en une phrase : Dcfinimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, ef/igialam, substantia simplicem, de suo patientent, varie procedentem, accidentiis obnoxiam, per ingénia mulabilem, rationalem, dominatricem, divinatricem, ex una redundantem. De anima, xxii, P. L., t. ii, col. 686. Reprenons chaque mot.
1o Definimus, non pas, dit Tertullien, d’après les opinions des philosophes, mais d’après les règles de la foi, revocando quæstiones ad Dei litteras, il, col. 650, sans d’ailleurs s’interdire le recours à la philosophie et même à la physiologie médicale. Ibid. — Dei flatu natam, c’est la donnée biblique, excluant une double erreur, celle d’Hermogène, qui fait venir l’âme de la matière, non de Dieu ; celle de Platon, qui nie que l’Ame ait été faite, et qu’elle ait commencé, ni, IV, col. 652. Sans rien préjuger encore sur le mode propre d’origine des âmes. — Immortalem, Tertullien ne traite pas ici la question ex professo. Mais il est très net sur l’immortalité naturelle, tout en repoussant, comme Justin, Tatien, Irénée, l’immortalité essentielle, qui ne convient qu’à Dieu.
2o Corporalem, effigiatam. —
Voici la grosse erreur que nous avons vue dans Tatien, et dont Irénée ne parait pas indemne. On a voulu pallier l’erreur de Tertullien (saint Augustin timidement, avec plus de bonne volonti’que de conviction, De Gènes, ad litt., xxvi ; De liseresibus, lxxxvi, l’abbé Freppel avec plus de résolution, Tertullien, t. ii, p. 355) ; on a voulu croire qu’il prétendait seulement affirmer la « réalité substantielle » de l’âme. Il est vrai, ni notre auteur ni ses devanciers n’entendent parler de corps ebarnel, grossier, composé de parties hétérogènes, dissolubles comme notre corps ; ils le subtilisent le plus possible, ils le spiritualisent en quelque sorte, ils s’arrangent, tout en faisant l’àme corporelle, pour lui laisser toutes ses propriétés spirituelles. Mais que Tertullien entende bien parler de corps, toute son argumentation ne permet pas d’en douter, v-ix. Et il faut reconnaître que cette argumentation est merveilleuse de verve, d’audace dialectique, de subtilité ingénieuse, d’imagination voyante : c’est du Lucrèce en prose. D’abord, il fait siens les arguments des stoïciens et des épicuriens pour la corporéité de l’âme, v. Puis il repousse les objections platoniciennes, VI. La grande preuve d’autorité pour lui comme pour Irénée, c’est l’histoire de Lazare et du mauvais riche, où il s’agit d’âmes et où tout est corporel. Ne dites pas que ce sont des images ; l’image suppose un fondement réel, nec mentiretur de corporalibus membris Scriptura, si non erant, vii, col. 657. Sa preuve encore, c’est le fait qu’elle souffre du feu matériel, et qu’elle est dans le lieu. Ibid. Arguer de ce que ce corps n’est pas comme les autres corps et n’en a pas les propriétés, c’est nier l’unité générique à cause des différences spécifiques, viii, col. 657. Quand l’âme s’en va, dit-on, le corps devient plus lourd ; si l’âme est corporelle, il devrait devenir plus léger. Oui, répond Tertullien après Soranus, si l’âme ne soulève pas le corps comme la mer fait le navire, viii, col. 658. L’âme est invisible aux yeux de chair. Il faut l’expliquer « et par la condition de son corps et par la propriété de sa substance », mais aussi « par la nature de ceux à qui elle est invisible ». « Le soleil est un corps : l’aigle s’en rend compte, si la chouette le nie… Si le corps de l’âme est invisible à la chair, saint Jean, sous l’action de l’esprit divin, a vu les âmes des martyrs, » vii, col. 658. « A un corps de nature si particulière, proprise qualitatis et sui generis, il ne faut demander que des propriétés sui generis. Mais allons jusqu’au bout : les propriétés essentielles des corps, solemniora quæque et omnimode ûebita corpidentiæ, nous les mettons aussi dans l’âme, ainsi Yhabitus, ainsi les lignes définies, terminum, ainsi les trois dimensions des philosophes. Plus encore, nous donnons une forme à l’âme, e[pgien>, des linéaments corporels — en dépit de Platon qui va croire l’immortalité en péril — et nous en avons pour garants les révélations dont Dieu veut bien à nous aussi faire la grâce. Il y a en ce moment chez nous (n’oublions pas que c’est le montaniste qui parle) une sœur qui a le don des révélations… Un dimanche., j’avais parlé de l’âme, pendant que cette sœur était ravie en esprit. Après la cérémonie et le congé donné à la foule, fidèle â sa coutume de nous redire ses visions : « Entre autres choses, « rne dit-elle, j’ai vu une âme sous forme corporelle, « corporaliter, et elle avait l’air d’un esprit, mais non « d’un esprit vide et sans consistance, sed non inanis et « vacuæ qualiUius ; elle me disait même qu’elle pouvait « se toucher, tendre et lumineuse et de couleur aérienne, « avec la forme humaine en tout, lenera, et lucida, et « aerii coloris, et forma per omnia humana. » Et quelle couleur, en effet, reprend Tertullien, pourrait-on imaginer â l’âme, sinon l’aérienne et la lumineuse ? Non pas, ajoutet-il, qu’elle soit air, non plus que lumière. Mais comme tout ce qui est délié et transparent rivalise avec l’air, l’âme doit être cela, étant, comme elle est, souffle et esprit transmetteur ; sed quoniam omne tenue atque perlucidum aeris semulum est, hoc eril anima, qua palus est et spiritus tradux. Elle est en effet ténue et subtile au point de faire douter presque de sa corporéité. A vous maintenant de ne pas lui attribuer d’autre forme que la forme humaine, la forme même du corps que chacune a eu. C’est à quoi d’ailleurs nous amène le récit de ses origines. Quand Dieu, en effet, eut soufflé en la face de l’homme le souflle de vie, ce souffle passa aussitôt tout entier de la face au-dedans, il se répandit partout dans le corps, et en même temps condensé par l’aspiration divine, simulque divina aspiratione densatum, il reçut en dedans tous les traits de la masse qu’il avait remplie, comme s’il avait gelé dans son moule (c’est la comparaison que nous avons déjà rencontrée chez Irénée). Ainsi, conclut Tertullien, le corporel de l’âme, corpulentia animée, se solidifia en se condensant, et sa forme se modela par empreinte. Ce sera là l’homme intérieur, l’autre est l’homme extérieur, un en deux ; et il aura aussi, celui-là, ses yeux et ses oreilles…, il aura les autres membres qui lui servent dans ses pensées, qui ont leurs fonctions dans ses songes. Ainsi, le riche a sa langue dans les enfers, le pauvre son doigt et Abraham son sein. C’est par ces traits que les âmes des martyrs peuvent se voir sous l’autel. Car, dès l’origine en Adam l’âme concrétisée et moulée sur le corps a servi de germe pour cette condition (d’être corporelle ) comme pour toute la substance, » IX, col. 659661. Ces citations coupent court, si je ne me trompe, à tout essai d’interprétation trop bénigne ; et si ailleurs il semble regarder comme tout un les termes corpus et substantia, Adv. Hermog., xxxv, xxxvi, col. 229-230, on n’en peut rien conclure contre sa pensée si clairement exprimée ici ; et de même lorsqu’il dit que rien n’est incorporel sauf ce qui n’est pas. De carne Christi, xi, col. 774.
Elles ont d’autres avantages. Elles nous aident à voir l’occasion de l’erreur, quelques textes bibliques pris à la lettre ; et sa cause psychologique, l’obsession de l’image ; et la profonde réalité qu’entrevoyait notre auteur et qu’il a voulu exprimer philosophiquement, l’âme forme du corps. Pour ne rien dire des textes bibliques ni des visions de la « sœur » montaniste, il est visible que, dans une bonne partie de ses développements, Tertullien est la dupe de son imagination — quand il nous peint, par exemple, si puissamment le souflle divin pénétrant le limon et s’y solidifiant. Dupe encore, mais avec une secrète complaisance pour une illusion qui lui fournissait un argument, quand il feint de croire que l’âme ne sera rien, si elle n’est corps, vii, col. 657. L’imagination a influé sur toutes ses vues à cet égard. Nous qui recevons les idées toutes faites, toutes coulées dans des moules de convention, nous avons appris à distinguer l’image de l’idée, nous corrigeons, par réflexion et sous l’influence d’autrui, notre penchant instinctif à juger de l’objet d’après le symbole sensible où seulement nous pouvons le contempler. Les anciens, ceux-là surtout qui se faisaient à eux-mêmes leurs idées, n’avaient pas la même facilité ; et Augustin comprend fort bien l’impuissance de Tertullien à. concevoir l’àme comme incorporelle, lui qui avait été si longtemps le jouet de son imagination à propos de Dieu lui-nu’Mais il est visible, quand on suit attentivement la pensée de Tertullien — on pourrait en dire autant de Tatien et d’Irénée — que cet esprit si philosophique ne s’abandonne ici à son imagination qu’à la suite de sa raison même. Sans s’attarder à suivre chez lui ou chez ses devanciers la trace et des idées alors courantes chez les platoniciens sur ce fameux véhicule de l’âme (o-/r)jj.a) et de l’opinion passée comme en axiome qu’il n’y a pas de corps sans âme, non plus que d’âme sans corps, on les voit — lui surtout — préoccupés de deux points : l’union intime, substantielle entre l’âme et le corps, la persévérance de l’âme après la mort, mais une persévérance où elle peut souffrir (du feu, par exemple, dit Tertullien), où elle ne perd rien de son individualité, rien de ses relations avec le corps qu’elle anima, et avec son passé, rien de son aptitude à se réunir à ce même corps pour reconstituer lemême homme. De anima, c. v, vu. Cf. De resurrect. carnis, vii, col. 803 ; xvii, col. 817 ; lui, col. 873 ; lvi, col. 877. Cf. Irénée, l. II, c. xix, n. 7 ; c. xxxiv, n. 1.
Ils crurent ne pouvoir sauvegarder toutes ces vérités qu’en disant l’âme corporelle. Ils n’eurent tort qu’à moitié. Les scolastiques ne disent-ils pas au fond la même chose quand ils soutiennent que l’âme est la forme du corps ? A tel endroit, où il serre de près la question, il s’en faut de peu que Tertullien ne s’explique comme eux : « Si elle est corps, lui dit-on, est-elle corps animé ou inanimé ? » « Ni l’un ni l’autre, reprend Tertullien, c’est elle qui, par sa présence, rend le corps animé ; par son absence, inanimé. Elle ne peut être elle-même son effet et on ne peut dire d’elle ni qu’elle est animée, ni qu’elle est inanimée. Elle est âme : voilà son nom de substance, » v, col. 654. Cf. De resurrect. carnis, lui, col. 873. Voilà l’idée fondamentale de substance incomplète que les scolastiques poliront ; Tertullien n’a pas réussi à l’exprimer ni à la dégager de sa gangue symbolique. Il est juste de reconnaître que c’est elle qu’il entrevoyait. Et de là la solution d’une question délicate. Tertullien veut-il dire que l’âme a ce corps sui generis, ou qu’elle est elle-même ce corps. A ne regarder que les mots, on ne peut rien conclure de certain : car si l’ensemble des expressions suggèrent la seconde idée, quelques-unes semblent mieux s’entendre de la première. On en a profité pour dire qu’il tenait l’âme pour spirituelle tout comme nous, mais que seulement il lui unissait indissolublement un corps éthéré, double quasi spirituel du corps matériel que nous voyons. Cette solution couperait court à bien des difficultés. Mais elle n’est pas selon la pensée de Tertullien : il suffit de lire attentivement les textes cités pour s’en convaincre ; on pourrait le conclure aussi bien de la nature et des données du problème qu’il cberchait à résoudre. On conçoit, du reste, quelques indécisions d’expression et quelques incohérences, en matière si délicate et si étrange ; encore celles que l’on pourrait signaler ici sont-elles minimes et se résolvent-elles à un examen plus attentif.
3° Substantia simplicem, de suo sapientem, ralionalem. —
Les premiers mots étonnent d’abord, après ce que nous avons vu sur la corporéité de l’âme. L’abbé Freppel, loc. cit., p. 354, en profite pour conclure que Tertullien n’a pas pu avoir l’idée qu’on lui prête, puisqu’il y aurait contradiction évidente. Il n’y a pas plus de contradiction en soi qu’il n’y en a à. dire avec nombre de scolastiques que l’âme des bêtes est simple et que cependant elle est une forme corporelle. L’auteur nous dit comment il entend cette simplicité : singularis alioquin et simplex et de suo tota est ; non magis structilis (il y a dans Migne instructilis) aliunde quam divisibilis ex se, quia nec dissolubilis. Si enim structilis, et dissolubilis. C. xiv, col. 668. Mais c’est plutôt autre chose que Tertullien veut mettre en relief : il veut montrer l’unité substantielle de l’âme, l’identité entre l’âme, principe de vie, et l’esprit (que Tertullien entend, selon l’étymologie, comme principe de respiration, tout en distinguant nettement de ce principe intérieur l’inlluence divine ou diabolique), cela contre les rêveries gnostiques, c. x, xi, col. 661-666 ; montrer que l’âme, principe vital, et le principe intellectuel, qu’il appelle animus ou mens (le voû ; des Grecs), ne sont pas distincts comme des substances ou des parties de substance, mais comme la substance et sa fonction : Nos animum ita dicimus animée concretum, non ut substantia alium, sed ut substantiel of/icium. Plus loin, il les compare comme l’agent et l’instrument. C. xiii. Il faut en dire autant des partie ? que les philosophes attribuent à l’âme. Il y faut voir non pas tant des parties que des forces, des énergies, des fonctions, non tam partes animai habebuntur quam vires et efficaciee et opérée. C. xiv, col. 668. Dans l’orgue hydraulique, c’est un même souffle qui se distribue et agit partout, substantia quidem solidus, opéra vero divisus. Ainsi l’âme in totum corpus defusa, et ubique ipsa, velut (latus in calamo per cavernas, ita per sensualia twiis modis emicet non tam concisa quam dispensala. C. xiv, col. 669. Entrant à la suite des philosophes dans l’examen de ces énergies de l’âme, de ces parties potestatives, comme dira l’École, le puissant psychologue chrétien intercale avec plus ou moins de bonheur la théologie chrétienne au milieu des explications des philosophes : mettant l’riYEfvovixov (principale animée) dans le cœur (à cause des textes bibliques où le cœur intervient), c. xv, col. 670 ; « retouchant » les divisions platoniciennes sur le raisonnable et le non raisonnable en l’homme, pour faire sa place au péché originel et dire un mot des passions dans le Christ, réelles mais réglées par la raison, xvi, col. 672 ; soutenant vigoureusement la véracité des sens, au nom de la foi comme de la raison : non licet, non licet nobis in dubium sensus istos devocare, xvii, col. 674 ; soucieux avant tout de maintenir la « principauté » de l’âme et l’unité du sujet connaissant, quee perinde per corpus corpuralia sentiat quemadmodum per aninium incorporalia intclligal, salvo eo, ut etiam sentiat, dum intclligit, au point de paraître fondre en un — quoiqu’il ne le fasse pas — la sensation et l’intellection, et de s’ingénier à découvrir des avantages à la sensation, fût-ce au détriment de l’intellection. Il y a là, d’ailleurs, à côté de termes inexacts et d’exagérations polémiques, des formules heureuses et des vues qui annoncent la scolastique, xviii, col. 677. N’est-ce pas le lieu de signaler une des plus belles idées de Tertullien, sur laquelle il est revenu lui-même à plusieurs reprises, celle de la rectitude naturelle de l’âme ? Il ne nie pas le péché originel ; mais, dit-il, le fond de l’âme reste bon, il est « naturellement chrétien », et de là son témoignage spontané, que Tertullien recueille dans le langage populaire, à l’existence de Dieu, à son unité, à la survivance des âmes. De came Christi, xii, col. 774 ; De anima, xli, col. 720 ; Apologet., xvii, 1, col. 375 ; De testimonio animée, I, col. 607. Cf. Freppel, Tertullien, t. i, leçon 9.
Pas un moment, ajoute Tertullien, l’âme ne se trouve sans l’intelligence, elle naît cum omni instruciu suo ; et après une page charmante de poésie à la fois et de psychologie enfantine où, sous l’outrance trop ordinaire de l’expression, se cache une pensée fort exacte, c. xix, col. 680, il conclut : omnia naturalia animas, ut substantiva ejus, ipsi inesse, et cum ipsa procedere atque proficere. C. xx, col. 682.
4° Varie procedentem, accidentiis obnoxiam, per ingénia mutabilem. —
De même que chacun a son âme une et bien à lui qui se développe et progresse, de même toutes les âmes humaines sont de même espèce ; les différences tiennent aux mille circonstances de temps, de lieu, de constitution physique, de culture : autant d’influences décrites en quelques mots de façon hardie et pittoresque. C. xx, col. 682 ; cf. xxxvii.
5° Traits divers. —
Il suffit de signaler — et Tertullien lui-même n’y insiste pas ici — les autres traits que l’auteur donne à l’âme : liberté, don de divination, partie naturelle (les scolastiques recevront des Pères cette idée des anciens et ne la repousseront pas), partie surnaturelle, domination sur l’univers, dominatricem, divinatricem, xxi-xxii, col. 684.
6° Ex una redundantem. —
C’est la grosse question de l’origine des âmes. Pour l’âme d’Adam, elle est ex afflatu Dei, non de la matière : Tertullien s’en tient à cette donnée biblique : de celle d’Eve, l’Écriture ne dit rien ; il en conclut qu’elle a dû être prise d’Adam avec le coté dont Eve fut faite, comme, dans une bouture, le principe vivant accompagne la branche ; pour les autres hommes, Tertullien commence par réfuter les opinions fausses : rêveries panthéistiques, déchéances successives des gnostiques, préexistence platonicienne et métempsycose (ou metensomatosc), xxiv, xxvim-xxxv. L’âme n’a pas existé avant le corps. — L’âme ne vient pas du dehors à la naissance de l’enfant : preuves de bon sens et de foi, xxv, xxvi. — L’àme est produite au moment même de la conception, xxv, col. 693 ; cf. xxxvii.Mais comment ? De l’âme des parents, comme le corps de leur corps, xxvil. Tertullien ne voit rien de plus dans la génération humaine que dans celle de tout autre animal : confusse substantiel ambee jam in uno semina quoque sua miscuerunt… ut nunc duo, licet diversa, eliam unita pariter effluant… pariter hominem ex utraque substantia effruticent, in quo rursus semen suum insit secundum genus, sicut omni condicioni genitati præstitutum est, xxvii, col. 696. Cette vue matérialiste rendait facile pour Tertullien la transmission du péché originel (tradux animée, tradux peccati) ; mais on aurait tort, je crois, d’en chercher la raison dans le désir d’expliquer cette transmission.
7° Rien d’étonnant après cela qu’il donne un sexe à l’âme et qu’il en cherche l’explication, xxxvi, col. 712 ; qu’il lui attribue une puberté sui generis, pubertalem animalem. C. xxxviii, col. 716. Lui donne-t-il aussi la croissance ? Oui sans hésiter. Mais si on laisse de côté sa comparaison, nécessairement matérialiste, il s’en explique fort bien, à mon sens, et je n’ai pas à ce sujet les scrupules de saint Augustin (De Gen. ad litt., x, c. ult.). « L’âme et le corps, dit Tertullien, croissent ensemble, sed diversa ralione pro generum condicione : caro modulo, anima ingenio ; caro liabitu, anima sensu. Celcrum animant substantia crescere negandum est… Sed vis ejus, in qua naturalia peculia consita retinentur, salvo subslantiæ modulo quo a primordio inflata est (songez qu’il conçoit toujours l’âme comme flatus Dei), paulalim cum carne producitur…y> Et après avoir montré la même masse d’or prenant toutes les formes et toutes les variétés accidentelles, il conclut : lia et animaicrementa reputanda, non subslantiva, sed provecliva, xxxvii, col. 715.
8° Sur l’unité du composé humain, on sait les admirables développements de Tertullien dans le traité De resurrectione earais ; je n’ai pas besoin d’y insister ; car, pour le fond, c’est ce que nous avons vu dans le traité attribué à Justin, dans Athénagore, dans Irénée. Cf. De resurreet. carnis, lui ; Decarne Christi, xii. On devine les mêmes idées dans le De anima. Il faut relever quelques traits. C’est à l’âme, non au composé, que Tertullien semble rapporter les opérations sensibles. C’est elle qui désire la nourriture, non pas pour elle mais pour le corps, comme l’hôte fait réparer sa maison. Et quand la maison tombe en ruines, l’âme s’en va saine et sauve avec ses richesses et ses propriétés à elle, immortalitatem, rationalitalem, sensualilatem, intelleclualilatem, arbilrii Uberlatem, xxxviii, col. 717 ; sensualitas semble désigner ici les facultés sensibles : elles sont donc propres à l’âme puisqu’elles restent à la mort. Cf. xii, xv, xvii ; de même, De carne Christi, XII. Mais il faut reconnaître aussi que sensus, sentire, dans ces endroits, comportent moins directement l’idée de connaissance sensible comme distincte de l’intellect que celle de perception consciente. La chair, dit-il, plus loin, est un instrument, minislerium, non un instrument comme l’esclave ou un ami inférieur, des êtres animés, mais comme une coupe ou quelque autre corps, sans âme. La coupe est au service de qui a soif ; mais si le buveur ne s’accommode la coupe, la coupe ne lui servira rien… La chair n’a rien d’humain… C’est une chose d’autre nature, d’autre condition, attachée cependant à l’âme, comme un meuble, comme un instrument pour les fonctions de la vie, xl, col. 719. Si l’on pressait ici les mots, voilà Tertullien, tout à l’heure presque matérialiste, devenu extrême platonicien. C’est qu’il veut montrer ici que la chair n’est pas mauvaise, ni pécheresse. Comme toujours il outre l’expression, il abonde dans son sens. Ne va-t-il pas jusqu’à dire que totum quod sumus animasit ? Decarne Christi, xiv, col. 755. Sa vraie pensée semble être dans le De resurrectione carnis, c. vii, col. 805 : quem… naturœusum, quem mundi fructum, quem elementorum saporem non per carnem animadepascitur’ ! quidni per quam omni instrumenta sensuum fulta est…, per quam dirina potestate respersa est, nihil non sermone perficiens vel tacite preemisso. Et sermo enini de organo carnis est ; artes per carnem ; studia, ingénia per carnem… ; atque adeo totum vivere animée carnis est…
En somme, Tertullien a très bien compris l’unité humaine et l’unité de l’âme ; très bien, le rôle de l’âme à l’égard du corps, sa nature de forme substantielle. D’autre part, il affirme clairement ses propriétés spirituelles : indépendance du corps dans son être, intelligence et raisonnement, immortalité. Mais il n’a pas vu les incompatibilités irréductibles entre certaines conditions de la matière et certaines exigences de l’esprit ; il n’a pas vu qu’une âme corporelle, qu’une âme qui se transmet par génération ne saurait être spirituelle ; en attribuant à l’âme l’opération du composé, la sensation, il lui a donné aussi les propriétés du composé.
Le De anima se trouve avec d’autres œuvres de Tertullien, dans le tome xx du Corpus scriptor. ecclesiastic. lat., Vienne, 1890, p. 298-396. Bouëdron, Quid senserit de natura animas Tertullianus, Nantes, 1861 ; Freppel, Tertullien, Paris, 1864, t. il, leçon xxxiii, xxxiv ; Mohler, Patrologie, t. ii, p. 3C4 (édit. franc.) ; Stôckl, Tertullianus de anirmt humanx natura, et De Tertulliani doctrina psychologica, Munster, 1863 ; F. A. Burchardt, Die Seclenlchre des Tertullian, Budissin, 1857 ; Laforèt, Étude pltilosophique sur Tertullien, dans Revue catiiolique, Louvain, 1869, t. xxviii, p. 154-165 ; Ch. Murton, Essai sur l’origine de l’àme d’après Tertullien, Origène et Lactance, Strasbourg, 1866 ; G. B. Hauschild, Die rationale Psychologie und Erkenntnisstheorie Tertullians, Francfort-sur-le-Mein, 1880 ; G. Essel, Die Seelenlehre Tertullians, Paderborn, 1893 ; Schwane, toc. cit., 1. 1, g 24 (bon résumé). « La meilleure exposition des vues philosophiques de Tertullien, dit Ueberweg, t. ii, p. 78, est encore celle de Bitter. » Ceci ne s’applique pas à l’exposé de ses vues sur l’àme.
VII. Clément d’Alexandrie. —
Avec Clément d’Alexandrie, la philosophie platonicienne se mêle intimement à la révélation. Il faut reconnaître que ni l’expression n’y gagne en clarté, ni la pensée en précision — si bien qu’on dispute encore sur le sens vrai de Clément. Clément admet-il une âme distincte de l’esprit" ? Le vrai gnostique, dit-il, « s’élève contre l’âme corporelle, il met le frein à l’esprit sans raison qui s’emporte, car la chair convoite contre l’esprit. » Slrom., vii, 12, P. G., t. ix, col. 505. De cette expression où la Bible et Platon se coudoient, on ne peut rien conclure. Rien non plus de ses exhortations ascétiques à dégager l’esprit « de la peau matérielle et des désirs de la chair ». Ibid., v, 11, col. 101 ; cf. vii, 11, col. 488. Mais voici qui est plus difficile. Après avoir montré toute chair périssant dans le déluge : « L’élément subtil, l’âme, ne pouvait rien avoir à souffrir de l’élément plus épais, l’eau, elle si subtile et si simple qu’on la nomme incorporelle ; mais l’élément épais, épaissi par le péché, celui-là est rejeté avec l’esprit charnel, celui qui convoite contre l’esprit. » Slrom., VI, 6, col. 273. N’y a-t-il pas là deux âmes, l’une qui échappe, l’autre qui périt, ou bien peut-on voir dans celle qui périt les tendances charnelles de l’âme dont celle-ci se serait dégagée sous le châtiment divin ? Rien dans les mots ne favorise le second sens. Ailleurs encore, Clément parle de deux âmes, et en termes qu’on ne peut facilement expliquer de deux activités distinctes de la même âme. Il trouve dans les tables de la loi et les dix commandements un type de l’homme et de ses facultés. Voici le texte. Il est un peu long, mais instructif : « Ils sont écrits deux fois pour les deux esprits, celui qui commande et celui qui €St soumis, otacrcôç…fpàjpovxai Sktctoîî 71Vcû|j.a<Jiv…. tû> te 7|Ye|Aoaxà) xà> xe imoxtii.ivu>, car la chair convoite contre l’esprit. Il y a aussi dans l’homme une certaine décade : les cinq sens, la parole, la force génératrice, en huitième lieu, le souftle reçu à la création, neuvièmement la partie supérieure (xô riyejj.ov.xô’v) de l’âme, enfin la propriété caractéristique du Saint-Esprit donné par la foi. Il semble, de plus, que la loi commande à dix parties dans l’homme. » Il y a en effet les cinq sens, avec les deux mains et les deux pieds « et c’est là la partie organique (y| TcXâtre ; ) de l’homme. L’âme y survient ; y survient aussi la partie supérieure avec laquelle nous raisonnons, mais non transmise celle-là par génération, de sorte que l’on a même sans elle le nombre dix, en se bornant à l’ensemble des énergies humaines ». Certes tout n’est pas clair dans ce système arbitraire ; mais comment ne pas voir, dans les derniers mots surtout, deux âmes différentes, non de fonction seulement, mais d’origine ? Suivons l’auteur dans ses explications. « Aussitôt né, l’homme commence à vivre par les facultés passives (àu’o Ttov iiaôoxixàiv). La raison et la faculté supérieure — F hégémonique — est, selon nous, la cause de tout le système animal ; mais la partie irrationnelle est animée aussi et fait partie du système. Maintenant la puissance vitale, qui comprend la faculté de nutrition, celle de croissance, en un mot tout ce qui est mouvement, est le lot de l’esprit charnel, vif et mobile, qui s’en va par les sens et par tout le corps, et le premier affecté par le corps, TrpwxoTiaBojv otà TÛjiaxo ; . Le libre arbitre appartient à l’hégémonique, il a près de lui la recherche, l’étude, le savoir. Mais tout est ordonné en vue de l’hégémonique : c’est pour elle que l’homme vit, et vit de telle manière. C’est par l’esprit corporel (aw^axixôv), le même qu’il atout à l’heure appelé charnel (o-apxcxôv), que l’homme sent, désire, se réjouit, se fâche, se nourrit, grandit ; c’est même par lui que passent dans les actes les pensées et les raisonnements. » Strom., vi, 16, col. 360. Ici l’expression est plutôt favorable à l’unité d’âme ; mais tout s’explique aussi par une subordination de la partie inférieure à l’hégémonique ; l’impression générale qui se dégage de ces passages est celle d’un principe vital distinct du principe pensant. Ailleurs, en revanche, on trouve une idée très exacte du composé humain, corps et âme, bons l’un et l’autre, et unis par Dieu pour le bien. Strom., iv, 26, P. G., t. viii, col. 13731377. Clément parle en parfait dichotomiste, quand il compare l’homme au Centaure, et le définit ex Xofixo-j xcù àXÔYou CTUYXEtjjiEvo ; , l’U’X^Ç xoù <7qu.axoç. Strom., iv, 3, P. G., t. viii, col. 1221. De même quand il définit la mort la séparation de l’âme et du corps, et l’œuvre du vrai gnostique l’apprentissage de cette séparation. Strom., vu, 12, P. G., t. ix, col. 500, B ; iii, 6, t. viii, col. 1149, B ; m, 16, col. 1201, A ; iv, 8, col. 122’*, C ; iv, 25, col. 1369, A ; iv, 26. col. 1375, A ; Exhort., i, 8, col. 59, A. C’étaient là locutions reçues, qu’un trichotomiste eût pu employer. Il faut pourtant en tenir compte, surtout en l’absence de textes décisifs.
Le principe pensant est clairement montré comme spirituel, indépendant de la matière et au-dessus de ses atteintes, pouvant vivre sans elle et la dominant. Clément nie même expressément (voir ci-dessus), qu’il soit produit par génération. Le fait-il incorporel ? On l’a soutenu, et, de fait, Clément dit souvent que l’âme est incorporelle (à<7uJu.axo ; ). Mais cette vue ne répond guère à l’ensemble de la doctrine et si le texte souvent cité à ce propos, Strom., iii, 7, P. G., t. viii, col. 116, sur l’incontinence des anges, n’est pas probant, celui où il montre l’âme échappant aux eaux du déluge à cause de sa légèreté si grande qu’on peut même l’appeler incorporelle, indique assez qu’il lui donnait un corps. La solution serait plus claire encore si les Extraits de Théodote étaient de Clément ; car là il dit expressément que les anges et les âmes ont des corps. E.vcerpt., , P. G., t. ix, col. 662. Là nous est expliqué du même coup en quel sens on la nomme incorporelle.
Origine de l’âme. —
Clément s’est peu occupé des origines de l’âme. Nous l’avons vu admettre que l’âme animale se transmet par génération, et nier cela de l’âme spirituelle. Pour celle-ci, Huet, que d’autres ont suivi, sans citer de texte précis, croit que Clément admet la préexistence. Origeniaaa, ii, 2, q. vi, n. 10, P. G., t. xvii, col. 903. On cite parfois pour cette opinion Strom., IV, 26, P. G., t. viii, col. 1377, et quelques phrases du Quis dives salvus, iii, P. G., t. ix, col. 608 ; xxvi, ibid., col. 632 ; xxxiii, ibid., col. 610 ; xxxvi, ibid., col. 641. Mais dire « que l’âme est envoyée du ciel en terre » et « qu’elle retourne au ciel comme dans sa patrie », et choses analogues, ce n’est pas admettre la préexistence, c’est seulement supposer que l’âme, comme dit Clément en maint endroit, nous est donnée de Dieu, entendez évidemment par création. Voir sur les textes du Quis dives, Le Nourry, diss. III, c. ii, a. 3, P. G., t. ix, col. 1450 sq. Photius, Biblioth., cod. 109, P. G., t. viii, col. 45, dit que les Hypnli/poses soutiennent la métempsycose. Mais, tant d’autres fables absurdes se trouvaient également dans son exemplaire que Photius se demande si vraiment c’était là l’œuvre de Clément.
Sur l’ensemble, Schwane, 1. 1, § 57. p. 353 sq. (Schwane trouve que l’expression au moins de Clément sur les deux âmes est inexacte, et que l’influence païenne est incontestable) ; Le Nourry, Apparatus, l. III, diss. I, c. vi, a. 2 ; aussi dans P. G., t. ix, col. 880 sq. ; diss. II, c. vii, a. 3, P. G., t. ix, col. 1115 sq. (plutôt disposé à tout prendre en bonne part) ; Ziegert, Die Psychologie des T. Flavius Clemens, Brestau, 1892 ; Gourdaveaux, Clément d’Alexandrie, dans Rev. de l’hii-t. des relig., 18U2, p. 287-321. Autres indications dans Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge, Biubibltographie, Paris, 1878, et Supplément, 1888.
VIII. Origène. —
1o Origène et la question de l’âme,
Origène n’a pas écrit de livre sur l’âme ; Pamphile en fait la remarque et l’explique par la modestie et la réserve de ce grand homme n’osant prendre sur soi de trancher des questions si difficiles. Apologia, viii, P. G., t. xvii, col. 603. Origène d’ailleurs a eu mainte occasion d’en parler ; mais c’est toujours en hésitant et en donnant ses idées pour de simples opinions. Lui-même va nous dire ce qu’il regardait comme enseignement de l’Eglise et ce qui lui paraissait objet de recherche et de libre discussion. L’âme a un être et une vie à elle ; une autre vie l’attend de peine ou de bonheur, selon ses mérites ; elle est libre d’une liberté que rien ne peut forcer : autant de points fixés par l’enseignement authentique, in ecclesiaslica prædicatione. Mais sur son origine, rien de précis : est-elle produite par génération, a-t-elle un autre principe, et ce principe lui-même est-il engendré ou non, ou du moins vient-elle du dehors ou non ? Tout cela non salis manifesta prædicatione distinguitur. De princip., préf., v, P. G., t. xi, col. 118. (Nous avertirons dans les cas où il y aurait lieu de se défier de la traduction latine.) Cf. In Epist. ad. Tilum, fragm.. ; Apol., ix, P. G., t. xvii, col. 604. Au livre II de ses Homélies sur le Cantique, Origène entre davantage dans le détail des questions. « L’âme, dit-il, doit s’étudier pour se connaître. Est-elle corporelle ou incorporelle, simple ou composée ? A-t-elle été faite, comme quelques-uns se le demandent, ou est-elle ineréée — pour lui, ceci n’est pas une question ; — et si elle a été faite, comment l’a-t-elle été : est-elle, comme quelques-uns le pensent, — Origène a-t-il connu Tertullien ? — contenue dans la semence corporelle et transmise comme le corps, ou vient-elle parfaite du dehors pour revëlir le corps formé déjà et prêt à la recevoir dans les entrailles de la femme ? Et, dans ce second cas, vient-elle tout fraîchement créée, faite au moment même où le corps vient d’être formé, de sorte qu’il faille regarder comme la cause de sa création la nécessité d’animer le corps ; ou Lien, faite depuis longtemps, faut-il croire qu’elle a eu quelque raison de venir prendre ce corps ; et si oui, quelle est cette raison ? C’est l’œuvre de la science (il est question, dans le contexte, de la science et du don de science). Il faut savoir aussi si elle se revêt du corps une fois seulement, et, quand elle l’a déposé, ne le cherche plus ; ou si, après l’avoir déposé, elle le reprend encore, et, quand elle l’a repris, le garde à jamais ou le rejette à nouveau… Pour se connaître, elle doit savoir encore s’U y a là un ordre, s’il y a d’autres esprits de même nature qu’elle, et d’autres de nature différente, j’entends s’il y a d’autres esprits raisonnables comme elle, et s’il en est d’autres sans raison ; si enfin elle est de même nature que les anges, puisqu’on ne voit pas comment pourraient différer raisonnable et raisonnable. .. » (Noter que les mots Xdyoç et >.oyixô ; — que nous traduisons par raison et raiso7mable — ne sont pas restreints comme le sont ralioet rationalis chez les scolastiques, au sens précis de connaissance déductive. ) « Il faut que le Verbe de Dieu dise tout cela à l’âme ; … sans cela elle s’en ira recueillant les opinions diverses, elle suivra des hommes qui ne disent rien de beau, rien qui soit du Saint-Esprit. » InCant., l. II, v, 8, P. G., t. xiii, col. 126 sq.
On voit quelles graves questions se posaient devant ce grand esprit et avec quelle netteté ; comment aussi il ne croyait pas qu’elles fussent résolues par la foi, et comment il voulait que l’âme elle-même en cherchât la solution par la réilexion et par la prière. Voyons ses réponses à lui. Le Ilep’i àpyjàv les groupe presque toutes.
2° Spiritualité de l’âme. —
Origène est très net sur ce point. Ce qui va suivre le montrera amplement. On peut voir aussi, Contra Celsum, iv, 58, P. G., t. xi, col. 1125, la distinction entre l’âme de l’homme et celle des bêles, et ibid., iv, 74, 79 sq., la longue discussion où il montre que tout est pour l’homme et sa supériorité sur les animaux. On ne saurait objecter la définition qu’il donne de l’âme comme d’une substance sensible et mobile, cpavxa17TrLï] -Loù ôpjr^Tiy.ri, De princip., l. II, c. VIII, n. 1, P. G., t. xi, col. 219 ; ni l’endroit où il montre l’âme comme un milieu entre la chair et l’esprit, ibid., n. 4, col. 22’t ; car la réponse est dans le contexte.
Mais lui donne-t-il un corps ? Il semblerait d’abord que non. Car esprit (vo-jç = mens), pour lui comme pour nous, s’oppose à corps, et l’âme est esprit. L. I, c. i, n. 6, P. G., t. xi, col. 125 sq. « Et s’il en est, ajoute-t-il, qui croient que l’âme est corps, qu’ils me disent comment elle peut recevoir les raisons et les idées de tant de choses si différentes et si subtiles ? li ou lui vient la mémoire ? Comment peut-elle contempler les choses invisibles ? Comment un corps peut-il concevoir des choses incorporelles ?… C’est faire injure à ce qu’il y a de meilleur en soi ; c’est faire injure â Dieu même de le croire intelligible â une nature corporelle, c ne s’il était corps lui-même… Il y a une certaine affinité (propinquitas quædam, ailleurs nous avons le unit grec T-jvvivi ; ), entre l’esprit et llieu, dont l’esprit est une image intellectuelle, de sorte qu’il peut savoir sentire) quelque chose de [’être divin, si surtout il est plus pur et plus séparé de la matière corporelle. » lbid., . 7, col. 126 sq. ; cf. ibid.yn. 9, col.l29 ; ulEx/wrt. ad martyr., xlvii, P. G., t. xi, col. 529. Voilà qui montre évidemment la pensée d’Origène sur la spiritualité de l’âme. Est-ce à dire qu’il la croit incorporelle ? A ne voir que ce passage, il semblerait que oui ; mais il dit, ibid., c. vii, n. 4, P. G., t. xi, col. 170, ne pas comprendre comment les substances spirituelles pourraient (dans l’autre vie) subsister sans corps, « puisque Dieu seul peut se concevoir comme subsistant sine materiali subslantia et absifue ulla corporeæ adjectionis societate ». Même idée au l. II, c. i. P. G., t. xi, col. 187, exprimée avec plus de décision encore et de façon plus générale ; de même au l. IV, n. 35. On sait d’ailleurs qu’il donne un corps aux anges et qu’il regarde l’ange et lame humaine comme de même nature. Cf. Huet, Origeniana, part. II, c. il, q. v, §3-5, P. G., t.xvii, col.3’t7. Mais alors que deviennent ces passages où il parle d’âme incorporelle ? Lui-même explique dans sa Préface, n. 8, P. G., t. XI, col. 120, qu’on appelle souvent incorporel ce qui n’a pas un corps de chair, palpable et résistant comme le nôtre, mais un corps subtil et ténu, éthéré, comme celui qu’on donne aux démons.
Il y a, d’ailleurs, sur ce point des différences entre Origène et Tertullien. Chez le premier, rien de matérialiste. Peut-être même faut-il dire que, pour lui, l’âme n’est pas corps, elle a un corps, dont elle ne peut se séparer, mais distinct d’elle, à la fois véhicule et contenant limitatif de son être. Ce corps de l’âme, en cette vie, ne serait autre peut-être que notre corps de chair ; le corps subtil, éthéré ne serait nécessaire qu’à défaut de l’autre. Cf. Contra Cels., l. VII, n. 32, P. G., t. xi, col. 1465. Pour l’idée précise d’Origène sur ce dernier point, voir les notes de dom Delarue, P. G., t. xi, col. 126, et t. xvil, col. 849. A vrai dire rien de convaincant.
3° Origine de l’âme. —
Sur cette question, Origène semble avoir plus hésité encore, et il ne s’est prononcé qu’avec une extrême réserve, en chercheur qui lance une hypothèse, non en maître qui enseigne. De princip., l. II, c. viii, n. 5, P. G., t. xi, col. 225, et passim. Voir ci-dessous.
Selon lui, tous les esprits créés (anges et âmes)sont de même nature. Dieu les a faits tous ensemble, tous égaux. D’où seraient venues, en effet, la variété et les différences primitives ? Elles n’ont leur cause que dans le libre arbitre de chacun, les uns s’étant rapprochés de Dieu en progressant ; les autres s’étant laissé déchoir par négligence. De princip., l. II, c. ix, n. 6, P. G., t. xi, col. 230 ; cf. n. 2, col. 227 ; et l. III, c. iii, n. 5, col. 318. Quant à déterminer d’une façon plus précise la nature de ces actes, Origène s’y refuse ; il croit seulement qu’on ne saurait expliquer que par là l’inégalité présente, Dieu étant juste et ne faisant pas acception de personne. L. I, c. viii, n. 4, col. 179 ; cꝟ. 1, II, c. ix, n. 5, col. 229. Pour ces esprits d’inégal mérite, Dieu a créé ce monde si varié, où il met lui-même l’ordre et l’harmonie par son sa^e gouvernement. « Ainsi, conclut Origène, ni Dieu n’est injuste, en donnant à chaque chose sa place selon ses mérites, ni les biens ou les maux de la vie ne sont distribués au hasard, ni nous ne sommes obligés do recourir à divers principes créateurs, ni à une diversité dans la nature des âmes. » L. II, c. IX, n. 6, col. 231.
Dieu a donc créé au commencement autant de créatures intellectuelles qu’il en fallait et que comportait sa providence ; et il prépara pour elles la quantité correspondante de matière. » Ibid., n. 1, col. 225.
C’est de cette réserve que, au temps voulu, il prend chaque âmepour l’unir au corps qu’elle a mérité. Cette union est une déchéance. Le mot esprit, remarque Origène, indique quelque chose de supérieur, le mol âme quelque chose d’inférieur ; âme et animal, dans l’Écriture, sont pris d’ordinaire en mauvaise pari. Cette infériorité, à quoi tient-elle ? Ici le rapprochement bizarre que les Crées menaient entre’l /y’/"’î (âme) et b>y_o ; (froid), et contre lequel s’est escrimé Tertullien, fournit au théologien d’Alexandrie un argument subtil. « Tout ce qui est saint a des noms de lumière et de feu (fervent, brûlant), ce qui ne l’est pas est froid, et l’on parle de charité qui se refroidit : n’est-ce pas que h>yj l dénote ce refroidissement d’un état meilleur et plus divin, cette perte de sa chaleur première et divine, de sorte que le nom répond à l’état ? » L. II, c. viii, n. 3, col. 222 ; cl. n. 2. Cette déchéance n’est pas la même en tous : « L’esprit pur (vo-j ; ) devient plus ou moins âme ; il est des esprits qui gardent plus de la vigueur première, d’autres rien ou très peu. Aussi en voit-on qui, dès le premier âge, sont plus vifs et plus pénétrants, d’autres plus lents ; il en est qui naissent tout à fait obtus et indociles. » Ibid., n. 4, col. 224. Déchéance provisoire d’ailleurs, l’esprit déchu et devenu âme peut se relever et redevenir esprit. Ibid., n. 3, col. 223. Cf. Exhorl. ad mart., xii, P. G., t. xi, col. 180, B. On sait qu’Origène admet partout ces ascensions et ces dégradations successives. L. I, c. viii, n. 4, col. 180 ; cf. c. vi, n. 2 et 3, col. 167-168 ; l. IV, n. 23 (selon saint Jérôme), P. G., t. xi, col. 394. On a même dit qu’il étend ce va-et-vient jusqu’à l’âme des bètes : saint Jérôme le donne comme certain, et Justinien dans sa lettre à Menas cite un texte qui paraît avoir ce sens. L. I, c. viii, n. 4, col. 180 ; voir ibid., note 44. La traduction de Rufin, loc. cit., parle de cette opinion, mais pour la nier : c’est là peut-être un de ces adoucissements que lui reprocha si vivement saint Jérôme. Il faut croire au moins qu’elle fut proposée avec beaucoup de ménagement et comme pure hypothèse ; car, ailleurs, Origène enseigne le contraire. « Celse, dit-il, ne met aucune différence entre l’âme de l’homme et celle des fourmis ou des abeilles. C’est faire descendre l’âme des hauteurs du ciel non seulement dans des corps humains, mais encore dans ceux des autres animaux. C’est ce que ne sauraient admettre des chrétiens : ils savent que l’àme humaine a été faite à l’image de Dieu, et ils savent qu’une nature ainsi formée à l’image de Dieu ne saurait perdre entièrement ses traits (/apaxT^pa ; ) pour en prendre d’autres à l’image de je ne sais qui, tels qu’on les voit dans les bètes. » Contra Cels., l. IV, n. 83, P. G., t. xi, col. 1157. Cf. In Matth., ii, 17. Voir d’autres passages, Origeniana, l. II, c. ii, q. iv, n. 19, P. G., t. xvii, col. 915.
Cette attitude modeste et indécise est d’ailleurs celle du grand Alexandrin en toute cette matière. Il concluait notamment ainsi ses explications sur les déchéances et les ascensions de l’àme « Ce que nous avons dit du changement de l’esprit en âme et des questions qui s’y rapportent, que le lecteur le discute avec lui-même et y rélléchisse ; mais qu’on n’y voie pas une doctrine arrêtée ni un enseignement dogmatique, ce sont seulement des essais et des recherches. » De prineip., l. II, c. viii, n. 4, P. G., t. xi, col. 224. Comment dès lors, tout en rejetant l’erreur, n’être pas indulgent et sympathique au maître de génie qui s’égara en essayant de tracer la voie, et qui chercha si passionnément le vrai ?
4° L’unité d’âme dans chaque homme. —
Origène admet-il plusieurs âmes, comme semble faire son maître Clément, n’en admet-il qu’une ? Voici d’abord ce qu’il donne comme acquis : « Nous autres hommes, dit-il, nous sommes composés d’âme, de corps et d’esprit vital, spiritu vilali. » De prineip., l. III, c. IV, n. 1, col. 319, 320. Qu’est-ce que cet « esprit vital », en grec sans doute 71v£j(j.a Çu>o710tov ? Pas autre chose que le principe de la vie surnaturelle en nous ; c’est une expression que nous avons déjà rencontrée chez Irénée ; Origène, dont la pensée n’est pas douteuse, pourrait servir, si besoin était, pour expliquer Irénée. Il n’est pas question ici de principe vital distinct de l’âme, et il est dit expressément à quelques lignes de là que « c’est par nous, c’est-à-dire par notre âme, que vit le corps matériel ». Est-ce à dire qu’Origène soit aussi net que Tertullien sur l’unité d’âme ? Au contraire, la question pour lui reste douteuse, et il refuse de prendre parti. Au moins a-t-il exposé les opinions en maître philosophe, et a-t-il dit en maître théologien les raisons bibliques que chacune d’elles faisait valoir. « Est-il vrai, comme quelques-uns le disent, qu’il y ait deux âmes en chaque homme et qu’il faille expliquer par là les luttes intimes que nous sentons et qu’on ne peut toujours attribuer aux démons ? C’est demander si en nous nommes, qui sommes composés de corps, d’âme et d’esprit vital, il y a en plus quelque chose qui ait son mouvement propre et ses tendances au mal ; et c’est la question que quelques-uns se posent ainsi : y a-t-il en nous comme deux âmes l’une divine et céleste, l’autre inférieure ; ou bien est-ce par le fait même de notre union au corps (à ce corps matériel ennemi de l’esprit) que nous sommes attirés et sollicités au mal qui plaît au corps ; ou, troisième opinion, admise par quelques païens, est-ce que notre âme, une dans son être, est composée de parties, l’une raisonnable et l’autre sans raison, celle-ci à son tour divisée en concupiscible et irascible ? » Loc. cit., col. 320. La troisième opinion, remarque Origène, celle d’une âme tripartite, ne saurait guère se soutenir par l’Écriture. Celle des deux âmes est exposée en termes qui rappellent ceux de Clément — ce qui peut nous éclairer aussi sur la pensée &e celui-ci — mais avec une clarté parfaite. « Il y a donc en nous, selon quelques-uns, une âme bonne et céleste, une autre inférieure et terrestre ; la meilleure est envoyée du ciel dans le corps, cœlitus insérât ur ; l’autre — l’inférieure, comme ils disent — est transmise avec le corps par génération, ex corporali semine cum corpore seminari, d’où ils concluent qu’elle ne peut vivre ni exister sans le corps, ce qui fait, disent-ils, qu’on l’appelle souvent la chair. » Loc. cit., n. 2. Suit l’exégèse en ce sens de plusieurs textes bibliques, notamment des textes connus de saint Paul, non sans qu’Origène laisse percer ses préférences pour une autre explication, celle-là même que nous l’avons entendu donner précédemment (l’âme entre la chair et l’esprit redevenant esprit, selon son choix, ou plus charnelle). Loc. cit., col. 323. De là, il passe à l’opinion de ceux qui n’admettent qu’une âme en nous, et il explique la lutte intérieure et les « deux hommes » que nous sentons en nous avec une finesse, une profondeur et une clarté que saint Thomas n’a pas dépassées. Loc. cit., n. 4, 5. Cf. sa belle analyse du libre choix, l. II, c. i, n. 2 et 3, col. 249, et De oratione, n. 6, P. G., t. xi, col. 433. Il conclut avec sa modestie ordinaire : « Pour nous, nous avons donné autant que nous avons pu, au nom des parties, les raisons qu’on peut alléguer, pour ou contre ; que le lecteur choisisse. » Loc. cit., n. 5, col. 325. Quant à lui, on sent, malgré toute sa réserve, qu’il a son idée à part lui, l’ensemble de sa doctrine est en faveur de l’unité d’âme, et si, en parlant du Christ, il établit une vraie distinction entre son âme et son esprit, cette distinction n’est pas entre deux âmes humaines dans le même homme, mais entre deux éléments divers de l’Homme-Dieu. Cf. In Matth., xvi, 8, P. G., t. xiii, col. 1400, et De prineip., l. II, c. viii, n. 4, P. G., t. xi, col. 224.
Édition critique de’Exhortatio ad martyrium, du Contra Cetsum, du De oratione dans la collection entreprise sous le patronage de l’Académie de Berlin, Origenes Wcrke, t. i, ii, par P. Kôtschau, Leipzig, 1809. Cf. Texte und U ntersuch., t. vi, fasc. 1°, Leipzig, 1889.
Pour l’ensemble des doctrines d’Origène sur l’àme, Huet, Origeniana, l. II, c. ii, q. VI, P. G-, t. xvii, col. 893 sq. et aussi q. v, passim, col. 644 sq. ; Schwane, op. cit., t. ii, § 58 ; Freppel, Origène, Paris, 1868, t. i, leç. xvii, xviu ; Redepenning, Origenes, t. ir, p. 334 sq., Bonn, 1841-1846 ; Vincenzi, In sancti Gregorii Nysseni ri Origenis scripta et doctrinam, t. ii, Rome, 1804, c. xv-xx, p. 196-281 (essai de justification à tout prix) ; cf. t. v, Rome, 1869, Appendix, H, c. I. — Mohler exagère, quand il dit qu’on ne saurait rien tirer du Hep ; àp/côv pour savoir la doctrine d’Origène, à cause des modifications introduites par Rufin, Patrologie, t. ii, p. 94 et 108 (édit. franc.) ; — M. Lang, Ueber die Leiblichkeit der Vernunf’twesen bei Origenes, Leipzig, 1892 ; J. Denis, La philosophie d’Origène, Paris, 1884 ; Laforèt, Origène, c. IV, Anthropologie, dans Berne cathol., Louvain, 1870, t. xxx, p. 545-556. Autres indications dans Chealev, Répertoire et supplément ; dans Bardenhewer, Patrologie, Fribourg, 1894, p. 162.
IX. Vue rétrospective, Origène et Tertullien. —
Origène et Tertullien se font pendant. Avec Origène nous voyons le plein épanouissement de ces idées dont nous trouvons le germe dans Ta tien et dans Clément : les données bibliques sont soigneusement recueillies et mises en œuvre ; mais elles ont passé par des esprits tout imbus des idées platoniciennes, et s’y sont intimement mêlées avec elles — et de là, cbez Clément et Origène, malgré la franche opposition au gnosticisme, ce qu’on peut appeler leur teinte gnostique. Chez Tertullien, les tendances sont tout autres. Lui aussi ne laisse rien perdre des données bibliques ; mais il les voit surtout dans son imagination, toute pleine des impressions laissées par l’étude des médecins ou des philosophes à tendances stoïciennes et plus matérialistes, et il met, pour ainsi dire, au service de ses images, toute la vigueur de sa raison, toute la subtilité de sa dialectique. On devine la conséquence. Chez Origène, une àme de nature angélique, son union avec le corps une déchéance, l’homme un tout accidentel, et le corps une prison où l’âme expie, en attendant la délivrance, des fautes inconnues. Chez Tertullien, une àme si connaturelle au corps, si dépendante de lui dans son origine, si voisine, dans toutes ses propriétés, de l’àme des bétes, qu’on ne voit plus comment assurer sa spiritualité, d’ailleurs nettement affirmée. De part et d’autre, juxtaposition plutôt qu’union de la foi et de la philosophie, foi qui s’essaye à comprendre plutôt qu’elle ne comprend, philosophie trop dépendante ici de tendances matérialistes se réclamant d’Aristote, là d’un spiritualisme excessif héritier de Platon. Il faudra bien des siècles encore d’effort et de tâtonnement avant d’aboutir à l’ample et harmonieuse synthèse des données de la foi et de celles de la raison, à la conciliation des propriétés si diverses d’un esprit incarné et d’une forme corporelle.
X. Arnore. —
Arnobe, dans son second livre, Adversus nalioncs, c. xiv-i.ix, P. L., t. v, col. 831-905, s’étend longuement sur la nature de l’âme, son origine, son immortalité. Ses tendances sont plutôt celles de Justin, de Tatien, des Pères qui ont lutté contre les païens, que d’Irénée, d’Origène, de Tertullien, des Pères qui ont lutté contre les gnostiques. La grande affaire pour lui, c’est de montrer que l’âme n’est pas divine, n’est pas une parcelle de Dieu : il bataille donc contre la préexistence et contre l’immortalité par essence ; il veut que l’âme ait été créée, et c’est à tort, semble-t-il, que l’auteur de l’opuscule-dialogue De origine animai, c. IV, P. L., t. xxx, col. 262, le range parmi les traducianistes ; mais comprenant mal la création et craignant de faire la part trop belle aux partisans de la divinité de l’âme : « Ce n’est pas Dieu, dit-il, qui l’a faite, mais un inférieur, de sa cour cependant ; » il la croit corporelle, comme Tertullien, mais, à la différence du maître, il tire de cette corporéitê même une preuve contre son immortalité essentielle. Les idées d’Arnobe seraient à étudier de près, et cette étude, je pense, montrerait que si le catéchumène de Sicca ne s’exprime pas toujours avec la précision et l’exactitude désirables, le fond de sa pensée est d’ordinaire plus orthodoxe que ne croit Harnack, Dogmeng., t. i, p. 710,) ! " édit. Mais Arnobe, comme dit saint Jérôme, n’est pas homo ecclesiasticvs, el il tient peu de place dans le développement des doctrines chrétiennes sur l’âme.
Edité par Reifferscheid dans le Corpus script, eccles.lat., t.iv, Vienne, 1875 ; k. u. Fronclie.Die Psychologie und Erkenntnisslehre des Arnobius, Leipzig, 1878 ; A. RôJiriclit, Die Seelenlehre des Arnobius, næli iliren Quellen und ilirer Entstehung untersucht, Hambourg, 1893 ; Dissertation de dom Le Nouny, c. IX, Apparalus, t. ii, P. L., t. v, col. 475-488 ; Freppet, Coinmodien, Arnobe, Lactance, p. bb sq. (cours de 18U9), Paris, 1893.
X.Lactance. —
Lactance n’est pas un philosophe de la valeur d’un Tertullien ou d’un Origène. Malgré cela — ou peut-être à cause de cela — sa doctrine sur l’âme marque un progrès. Il en a groupé les principaux points dans le De opi/icio Dei, c. xvi-xix, P. L., t. vii, col. 6’t75. On peut voir aussi Divines instituliones, l. II, c. xxin (origine de l’homme), P. L., t. VI, col. 306-320 ; l. VII, c. v, viii-xiii, P. L., t. vi, col. 749, 761-779 (surtout sur l’immortalité). Sur bien des points il hésite : « Les philosophes ont beaucoup disputé de la nature de l’àme — sans arriver à s’entendre, ajoute-t-il au chapitre suivant, et peut-être ne s’entendront-ils jamais — et sur sa place dans le corps. J’en dirai simplement ma pensée : non pas comme certaine (ce serait folie en chose douteuse), mais pour que, en voyant la difficulté, tu comprennes la grandeur des œuvres divines. » De opi/icio Dei, c. xvi, xvii, col. 64-68. Il hésite aussi sur la question du principe vital. « Autre question, également inextricable : le principe de vie et le principe pensant ne font-ils qu’un en nous ou sont-ils différents ? Il y a des raisons dans les deux sens. » Ibid., XVIII, col. 70. Et il les expose sans prendre parti. Mais où il n’hésite pas, c’est sur l’origine de l’âme. « Les âmes, dit-il, ne peuvent en aucune façon venir des parents ; elles viennent toutes de Dieu, le commun Père de tous. » Ibid., xix, col. 73. Il emploie même à ce sujet le mot créer, tout en laissant lieu de douter, par quelques expressions peu exactes, s’il avait de l’acte créateur une idée philosophique bien nette. C’est peut-être par ce manque de précision philosophique qu’il faut expliquer comment Lactance a pu être rangé parmi les traducianistes par Rufin et par l’auteur de l’opuscule-dialogue De origine animarum, iv, P. L., t. xxx, col. 262. Sur’le moment de l’infusion, Lactance est aussi très clair : c’est post conceptum protinus, cum fetum in utero nécessitas divina formavit. Ibid., xvii, col. 69.
Fr. Marbixh, Die Psychologie des Firmianus Lactantius, Halle, 1889 ; quelques pages dans Freppel, Commodien, Arnobe, Lactance, Paris, 1893, p. 125 sq.
XII. Résumé. La question de l’ame au début du IVe siècle. —
En résumé, où en étaient les doctrines chrétiennes sur l’àme au début du IVe siècle ? On affirmait nettement les vérités fondamentales et pratiques, comme on n’avait cessé de le faire dès les débuts : l’âme distincte du corps matériel auquel elle est unie et destinée à lui survivre, venant de Dieu, mais sans êlre proprement de nature divine, libre dans ses opérations et faisant elle-même sa destinée éternelle. On recevait ces idées comme traditionnelles et on les trouvait dans la Bible ; mais en même temps on faisait appel à la raison pour en montrer le bien-fondé. On les avait vigoureusement maintenues dans leur intégrité contre les gnostiques, maintenues contre les divers systèmes de philosophie qui tous — sous leurs formes souvent dégénérées — en niaient quelques-unes. Mais si elles ne s’étaient pas altérées aux contacts du dehors, on ne pouvait guère, dans la façon île se les expliquer, échapper aux influences extérieures. Comment les âmes viennent-elles de Dieu, quand sont-elles produites, n’y en a-t-il qu’une en nous ou faut-il en distinguer plusieurs, comment l’âme vit-elle sans ee corps et quelle est au juste sa nature : autant de questions auxquelles la foi ne donnait pas de solution claire et que l’on essayait de résoudre avec sa raison et selon les idées de la première éducation. Cette conception philosophique du dogme resta vague et indécise. Sur tous les points, la vraie réponse l’ut donnée par quelqu’un et donnée en tenues excellents ; mais elle no s’imposa point ; et comme les deux plus grands esprits et les plus philosophiques de ces premiers temps, Tertullien et Origène, eurent leurs erreurs, comme l’atmosphère était encore saturée des notions confuses de la philosophie païenne, le progrès fut lent. Faire quelque chose de rien, pur esprit, ces notions semblent simples et faciles à qui les reçoit toutes faites ; nos pères dans la foi eurent de la peine à les concevoir dans toute leur pureté. Des idées nouvelles, celle de prédestination, de péché originel, etc., n’avaient pas encore leur place dans un système coordonné ; on la leur fit, mais parfois aux dépens d’autres vérités. Il restait à unir nova et vêlera, les données du dogme et celles de la philosophie, en un tout fortement lié. D’autre part, quelques textes bibliques mal interprétés — et ils furent mal interprétés surtout parce que les esprits étaient pleins à l’avance des idées qu’on y crut trouver — servirent aussi d’occasion à l’erreur : les textes de saint Paul sur les deux hommes qui sont en nous, sa distinction des hommes charnels ou psychiques d’avec les spirituels pouvaient avoir un sens trichotomiste pour une intelligence platonicienne, d’autant que le mot esprit était vague et signifiait parfois, en même temps que le Saint-Esprit habitant en nous, le don spirituel, la grâce sanctifiante, principe intrinsèque de la vie surnaturelle en nous. Les nécessités du langage populaire de Notre-Seigneur parlant du doigt de Lazare et de la langue du mauvais riche pouvaient autoriser des esprits habitués à unir âme et corps comme des groupes inséparables, à doter les âmes séparées d’un corps sui generis, comme l’imagination le leur prête nécessairement. Autant d’obstacles à la vraie philosophie du dogme.
IV. AME. Développement de la doctrine du ive siècle au xiiie
I. Saint Grégoire de Nysse.
II.Némésios.
III.
Saint Augustin.
IV. Après saint Augustin.
La philosophie n’avait guère servi jusque-là qu’à soulever les questions et à les poser plus nettement. Nous allons la voir, à partir du IVe siècle, chez quelques Pères et chez les scolastiques éclairant de sa lumière les données dogmatiques, allant elle-même, guidée par ces données, plus loin que n’étaient allés Platon ou Aristote, avec une confiance dans la raison et une hardiesse que rien n’étonne. Nous ne pouvons — car il faut se borner — continuer d’étudier en elles-mêmes les idées de chacun. Essayons de marquer en quelques traits la marche du mouvement et le développement général de la doctrine.
En Orient, deux hommes surtout ont eu grande influence, Grégoire de Nysse et Némésios d’Émèse ; en Occident, Augustin.
Grégoire a été amené par sa polémique contre Eunomios à étudier de près les limites de notre savoir, comment nous nous connaissons nous-mêmes et comment nous connaissons Dieu. Il est possible, d’autre part, que les préoccupations de la lutte contre Apollinaire — qui refusait à Notre-Seigneur Jésus-Christ l’âme intellectuelle — l’aient amené à regarder de plus près la nature de l’homme, et cette merveilleuse union de l’âme et du corps qui avait donné le vertige au génie d’Origène. Toujours est-il que Grégoire a spécialement étudié l’homme, âme et corps. Sa doctrine est à peu près celle qui nous est familière : l’homme animal raisonnable (ζῶον λογικόν), l’âme incorporelle et spirituelle, unie au corps d’une façon mystérieuse, partout présente en lui, mais comme un roi dans son royaume, comme Dieu dans le monde, présente à la manière des esprits et non d’une présence locale, pour lui donner le sentiment et la vie, pour ne faire avec lui qu’un seul composé substantiel ; une dans la multiplicité de ses fonctions, faisant le corps à son image comme elle est elle-même à l’image de Dieu ; l’homme tout entier chef-d’œuvre de la création, petit monde dans le grand monde, mieux encore, trait d’union entre le monde des esprits et celui des corps : telles sont les principales vérités développées par Grégoire avec une vigueur de pensée et une vivacité d’expression qui, selon le désir de l’auteur, font du traité De la formation de l’homme le digne couronnement des discours de Basile sur l’Hexaméron. Dans le beau dialogue entre Macrine et Grégoire Sur l’âme et la résurrection, le ton est autre, mais les idées sont les mêmes, nettes et justes (à part quelques points obscurs ou erronés) sur la nature de l’âme et sur ses fonctions, sur l’unité merveilleuse du composé humain, sur la dignité de l’homme et sa place dans ce monde. Un point encore à noter, Grégoire a devancé Augustin, quand il a trouvé dans l’âme l’image de la Trinité. Oratio calechet., i-iii, P. G., t. xlv, col. 13-15. Est-ce la première apparition de l’idée ?
Grégoire s’arrête spécialement à montrer que l’âme et le corps ont été créés ensemble, ni l’âme avant le corps (et ceci est dirigé en termes exprès contre l’auteur du Περὶ ἀρχῶν), ni le corps avant l’âme. C. xxviii, xxix, P. G., t. xliv, col. 229 sq. N’a-t-il pas insisté sur cette unité de production au point de nier la création des âmes et de les présenter comme engendrées par les parents ? Son langage n’est pas toujours clair là-dessus, et l’extrême réalisme avec lequel il a affirmé l’unité du genre humain sans presque tenir compte des individus, devait le pousser en ce sens. Schwane croit pourtant que les principes de la foi l’ont gardé de l’erreur. Schwane, Dogmengeschichte, t. il, §53, n. 7, p. 430. Cf. § 52, n. 2, p. 422.
E. G. Möller, Gregorii Nysseni doctrinam de hominis natura et illustravit et cuin Origeniana comparavit, Halle, 1854 ; J. N. Stigler, Die Psychologie des hl. Gregor von Nyssa, Ratisbonne, 1857 ; Bouedron, Doctrines philosophiques de saint Grégoire de Nysse, Nantes, 1861 ; I.-C. Bergades, De universo et de anima hominis doctrina Gregorii Nysseni (en grec), Thessalonique, 1876 ; Fr. Hilt.Dss hl. Gregor von Nyssa Lehre vom Menschen, Cologne, 1890. Bon résumé dans Schwane, t. ii, §53, p. 425-431.— Ritter insiste tant sur les idées théologiques, si peu sur l’anthropologie qu’on croirait lire une histoire du dogme. Philos, chrét., t. ii, l. V, c. m ; traduct. française, t. il, p. 95 sq. ; Gonzalez, Histoire de la philosophie, t. ii, § 13, p. 52-57.
Grégoire, tout philosophe qu’il est, parle encore en père de l’Eglise. Dans Némésios le philosophe se montre presque seul. Plus complet que Lactance ou Grégoire, plus développé que Tertullien, il nous offre dans les quarante-quatre chapitres de son livre Sur la nature de l’homme une étude touillée, didactique, exacte en somme et précise, sur l’homme et sur sa place dans le monde (définition, c. i, P. G., t. xl, col. 524) ; sur l’âme et sur sa nature spirituelle et immortelle (c. ii, col. 536-589) ; sur l’union de l’âme et du corps (c. iii, col. 592-608) ; sur le corps et les éléments qui le composent (c. iv-v, col. 608-632) ; sur les sens et les multiples facultés de connaissance, soit sensibles, soit spirituelles (c. vi-xv, col. 632-672) ; sur l’appétit et les passions (c. xvi-xxii, col. 672-693) ; sur la vie végétative et la puissance locomotrice (c. xxiii-xxviii, col. 672-717) ; sur l’activité volontaire et ses conditions, sur la liberté, sur la providence (c. xxix-xliv, col. 717817), le tout avec une grande érudition philosophique, avec force détails d’une physiologie parfois exacte et qui devance son temps (ainsi sur la circulation du sang, c. xxiv), avec une belle indépendance de pensée, à la lumière de la foi. — Némésios tient pour la préexistence de l’âme, sans rien d’ailleurs qui rappelle les rêveries origénistes. Il ne veut pas qu’on la dise créée après le corps, ni dans le corps : ce serait la faire mortelle. Aussi bien, dit-il, peut-on admettre que le monde reçoive tous les jours, au bas mot, cinquante mille substances spirituelles ? C’est le faire bien imparfait encore, pour supposer qu’il finira juste quand le nombre des âmes sera complet, comme les enfants qui jouent sur le sable démolissent leur œuvre dès qu’ils l’ont achevée. Enfin — et ici les idées de Némésios sont d’une rare précision — ces âmes ne pourraient naître que par création. Mais alors Moïse se trompe en disant que « Dieu cessa de créer ». C. ii, cal. 573. Telles sont les raisons dont Némésios appuie son erreur. Elles montrent au moins combien il est sur de la spiritualité de l’âme et des conditions de son origine, combien nettement il comprend la création comme production ex nihilo. En somme, Némésios a recueilli et groupé ce que le passé avait de mieux sur l’âme et sur l’homme. L’avenir en devait profiter largement. Saint Jean Damascène lui doit beaucoup, et saint Thomas puise chez lui à pleines mains, croyant, d’ailleurs, puiser chez Grégoire de Nysse.
Némés i us ; Ritter, Philosophie chrétienne, l. VIII, c. i, § 1, p. 421-442 iun peu systématique, à son ordinaire, et sujet à caution ) ; Gonzalez, Histoire de la philosophie, t. H, §14, p. 57-61 ; Ëvangelides, Zwei Capital aus einer Monographie ïtber Nemesius
und seine Quellen, Berlin, 1882.Sur l’âme comme presque partout, saint Augustin n’a guère que des traités de circonstance. Dès lors on ne saurait s’attendre à trouver chez lui, comme chez Tertullien et Némésios, une doctrine de l’âme également poussée sur toute la ligne, ordonnée et méthodique. Mais Augustin s’est trouvé en face des principales erreurs sur l’âme, rajeunies et propagées par les manichéens ou les priscillianistes ; il a du maintenir contre les pélagiens la transmission du péché originel, et pour cela étudier de près l’origine des âmes ; philosophe, il ramène toute la philosophie à deux questions, Dieu et l’âme ; psychologue, il a une merveilleuse aptitude à l’observation intérieure ; chrétien, il sait que la vie chrétienne peut se résumer en deux points : connaître Dieu et so connaître soi-même (noverim me, noverim te ; cf. Soliloq., I. II, c. i, P. L., t. xxxii, col. 887 ; cꝟ. l. I, c. vii, col. 872, et aussi De ordine, l. II, n. 47, ibid., col. 1017) ; théologien de la Trinité, il comprend que pour avoir ici-bas quelque vue. si imparfaite fût-elle, de la vie intime de Dieu, le mieux est de l’étudier dans son image, sinon la plus parfaite, au inoins la plus accessible. De Triait., passim. Il se trouve ainsi avoir touché à toutes les questions de l’àme et y avoir mis le meilleur peut-être de son attention et de son génie. Impossible de donner ici une idée tant soit peu complète de son œuvre. On en a fait des volumes. Quelques remarques seulement. Tandis que Némésios pour les rapports essentiels de l’âme au corps et dans l’analyse de l’activité humaine prend position du côté d’Aristote et des stoïciens, Augustin est plutôt dans la direction de Platon, et il emprunte maint détail aux néoplatoniciens. Au lieu de définir l’homme un animal raisonnable, il préfère dire qu’il est anima rationalis… morlali atque lerreno utens corpore, De moribus Ecclesioe catli., l. I, c. XXVII ; cf. ibid., c. iv ; sans, d’ailleurs, méconnaître ni la nature de l’homme, qui est âme et corps, ni l’unité naturelle du composé humain ; repoussant même expressément, avec la préexistence platonicienne, l’idée que l’âme est la prison du corps. De vera religione, xxxvi.
(N. B. On prête souvent à saint Augustin cette définition de l’homme : Hommes sunt voluvtates, sans jamais dire d’où elle est prise. D’où vient-elle ? D’une erreur, je pense, et fort curieuse. Augustin explique, De civit. Dei, XIV, 6, que tous les mouvements de notre âme tiennent de la volonté, ne sont que des mouvements de la volonté- : voluntas est qttippe in ommibus (motibus), un mo omnes (motus) nihil aliud quam voluntates. On a mis horninea pour omnes, et le tour était joué. Que de gens prêtent ainsi leur esprit aux anciens’)
Dans la connaissance intellectuelle, Augustin regarde moins le côté par lequel elle se rattache au sensible que ses rapports avec l’immatériel et l’intelligible ; il fait sienne la théorie admirable de l’exemplarisme en tout ce qui n’est pas rêve et chimère, et, sans être ontologiste, il prête à l’interprétation ontologiste, soit par quelques inexactitudes de détail, dans les Soliloques, par exemple, soit par le mouvement général de sa pensée si nettement réaliste. De la simplicité de l’âme et de sa spiritualité il a donné les preuves décisives, avec d’autres, çà et là, plus subtiles peut-être et ingénieuses que solides et convaincantes.
Sur l’unité d’âme en l’homme et le dichotomisme humain, sa pensée est évidente et sans hésitation. Quoiqu’il aime à distinguer çâ et là le corps, l’âme, l’esprit, De fide et synibolOfl. I, c. x, P. L., t. xl, col. 193, il a des expressions toutes scolastiques pour montrer l’âme raisonnable donnant au corps non seulement la vie par sa présence et son union immédiate, mais aussi ut sit corpus in quantum est. Textes dans Schwane, t. il, §54, n. 2, p. 434.
Sauf les hésitations que nous dirons sur l’origine de l’âme, la doctrine d’Augustin sur l’àme est celle qui prévaudra comme seule vraie. Cette doctrine, d’ailleurs, ne lui est pas propre, mais son grand nom donna crédit à la vérité, comme aussi sa manière, si bien à lui, de voir et d’exprimer vivement, comme ce don d’observation intérieure et d’analyse piltoresque auquel nous devons tant de pages inimitables sur la mémoire, sur l’imagination, sur nos opérations et nos états psychologiques les plus délicats.
En Occident, on ne devait guère ajouter à la doctrine d’Augustin sur l’âme jusqu’aux jours où la scolastique la prendrait pour l’incorporer en un vaste tout.
1° Le groupe marseillais. Claudien Mamert.
Un petit groupe échappa seul à son influence, celui des Marseillais (Cassien, Gennade, Fauste de Riez). Leur doctrined’ailleurs n’est pas moins nette que celle d’Augustin, comme on peut le voir par les chapitres si précis de Gennade, De eccles. dogm., xi-xx, P. L., t. i.vin, col. 984-985. Sur deux points seulement, ils diffèrent d’Augustin : d’un côté, ils affirment sans la moindre hésitation que l’âme est créée par Dieu ; de l’autre, ils veulent, avec les grecs, " qu’elle soit dite corporelle. La première affirmation ne (levait pas tarder à devenir générale, malgré la grande autorité d’Augustin.
La seconde allait être vivement combattue par Claudien Mamert. Celui-ci ne fit guère que suivre Augustin, tout en étant personnel par le ton, la manière, l’érudition : il groupe les arguments disséminés chez le maître, il les pousse, il les met en forme ; çà et là, son raisonnement a toute la rigueur scolastique. Voir, par exemple, la récapitulation, 1. 111, c. xiv, P. L., t. nu, col. 775.
t. xxi, "1891 ; de Claudien Mamert, par le même, t. XI, 1885.
Sur Fauste : A. Koch, Dcr anlhropologische Lchrbegrifl des Bisclwfs Faustus von 7 ?<t’Z, dans Theolog. Quartalschrift, 1889, t. lxxi, p. 287 sq., reproduit, je pense, dans A. Koch, Der ht. Faustus, Stuttgart, 1895.
Sur Claudien Mamert : M. Schultze, Die Schrift desClaudianus Mamertus, De statu aninise, Dresde, 1883 ; R. de la Broise, Mamerli Claudiani vita ejusque doctrina de anima hominis,
Paris, 1890.2o Cassiodore, Alcuin. La doctrine commune.
Plus encore que Claudien Mamert, Cassiodore, Alcuin, Raban Maur, Hincmar, Ratrainne, devaient se borner à mettre en œuvre les idées d’Augustin, quitte à les dépasser cà et là, notamment sur l’origine de l’âme.
Il faudrait dire plutôt les idées communes, se dégageant plus nettes et plus pbilosopbiques dans le courant même de la philosophie où elles avaient un peu disparu d’abord. Ces idées sont dans Cassien et dans Gennade, comme chez les disciples d’Augustin, sauf toujours l’exception particulariste, ici hésitant sur l’origine de l’âme, là lui attribuant un corps.
3o Maxime le Confesseur. Saint Jean Damascène. Les Orientaux et la scolastique.
Ces idées communes ne se dégagent nulle part peut-être mieux que dans le petit traité de Maxime le Confesseur. C’est limpide, c’est méthodique, c’est raisonné en forme : on dirait des articles de saint Thomas. Comment nous connaissons l’âme, comment on prouve qu’elle est et qu’elle est substance, incorporelle, simple, immortelle, raisonnable : ce sont, remarque l’auteur, les principales questions que l’on se pose dans le traité de l’âme. Nous procéderons, ajoute-t-il, par démonstrations rigoureuses, afin que des idées claires et accessibles nous mettent en état de faire face aux opposants. De anima, prologue, P. G., t. xcr, col. 353. Les élèves de Maxime — car tout ici indique une récapitulation de cours — durent trouver que le maître avait rempli sa promesse. Avec les explications si nettes de la lettre vi sur l’incorporéité de l’âme, avec celles de la lettre vu sur son état après cette vie, avec celles de l’opuscule à Marinos sur ses opérations, et particulièrement sur celles de la volonté, empruntées en grande partie à Némésios (voir les indications ci-dessus II. Ame. Ecrits sur l’âme, i), avec les quelques mots enfin sur son origine contre ceux qui la font ou antérieure au corps ou postérieure, Epist., xii, P. G., t. xcr, col. 488-489, et sur l’unité substantielle du composé humain, c’est une doctrine complète de l’âme que nous offre Maxime, et cette doctrine a déjà chez lui toute la précision scolastique.
Saint Jean Damascène n’aura rien à y ajouter : il sera seulement l’une des voies de communication entre les grecs et les latins ; non pas la seule, car ni Grégoire de Nysse, ni Némésios, ni Maxime, ne furent inconnus au moyen âge latin. L’Occident et l’Orient se donnent la main dans la scolastique.
4o La doctrine de l’âme en Occident au xiie siècle.
Malgré les bizarreries énigmatiques de Frédégise, les rêveries panthéisliques ou ultra-réalistes de ScotÉrigène, d’Adélard de Bath, de Bernard et Thierry de Chartres, de Guillaume de Conches, d’Amaury de Bennes et de David de Dinant, malgré les luttes du réalisme et du nominalisme, rêveries et luttes qui avaient leur contrecoup immédiat sur les doctrines de l’âme ; malgré quelques incertitudes ou obscurités chez Abélard, chez Jean de Salisbury, chez Isaacde Stella et chez Auger ou l’auteur, quel qu’il soit, du De spirilu et anima, le XIIe siècle devait exposer sur l’âme une doctrine passablement complète et arrêtée. Tandis que les moines méditaient sur l’âme, le plus souvent selon la pensée d’Augustin — les uns, comme saint Bernard et les deux Victorins, Hugues et Richard, préoccupés surtout de psychologie mystique ; d’autres, comme Guillaume de Saint-Thierry ou Hildegarde, faisant une grande part au corps et aux considérations physiologiques — les théologiens, comme Pierre Lombard ou Alain de Lille, essayaient de faire sa part à l’âme dans leurs synthèses du dogme, Pierre avec une grande sûreté, Alain avec quelques écarts d’idées trop platoniciennes.
5o L’apport aristotélicien et judéo-arabe.
Tout ou presque tout allait être remis en question sous l’influence des doctrines aristotéliciennes et judéo-arabes, sous l’influence aussi de cette curiosité hardie et remuante qui voulait à nouveau examiner et se rendre compte.
L’apport judéo-arabe était fort mêlé. Les vieilles idées grecques s’y trouvaient ; mais combien différentes de ce qu’elles étaient devenues dans le monde chrétien, combien perdues au milieu de rêveries panthéistiques ou matérialistes ! L’âme regardée, elle aussi, comme composée de matière et de forme ; les degrés métaphysiques transformés en autant de principes distincts, d’où autant d’âmes en l’homme que de vies spécifiques ; l’âme humaine réduite à n’être qu’une partie ou une modification accidentelle de l’âme unique du monde, la pensée regardée comme quelque chose d’extrinsèque à l’âme, d’où, d’une part, un seul principe de pensée pour tous les hommes (intellect actif ou intellect possible), et, d’autre part, les âmes individuelles purement sensitives comme celles des bêtes, partant dépendantes de la matière dans leur être même et mortelles en tant qu’âmes distinctes.
Ces opinions trouvaient crédit, tout opposées qu’elles étaient au dogme chrétien soit en elles-mêmes, soit dans leurs conséquences ; et les réclamations de l’orthodoxie étaient tantôt repoussées au nom de l’indépendance absolue de la raison, tantôt éludées par la distinction absurde entre la vérité de raison et la vérité de foi, comme si le vrai pouvait s’opposer au vrai.
Stimulée par le danger, la pensée orthodoxe allait s’affirmer plus précise que jamais ; elle fit plus et mieux, elle se jeta hardiment dans la mêlée, s’assimila tout ce qui était assimilable, c’est-à-dire tout ce qui était vrai, et, se faisant plus philosophique que la philosophie opposée, édifia la doctrine de l’âme la plus complète et la plus solide qu’on eût vue jusque-là.
moyen âge, sont mieux connues depuis quelques années. Stockl y insiste déjà beaucoup, t. ii, p. 13-305 ; Gonzalez s’en occupe, t. ii, p. 447-532. Voir surtout Ueberweg, t. ii, p. 213-253, avec la bibliographie.
Sur le développement des doctrines psychologiques depuis Alain jusqu’à saint Thomas, K. Werner, Der Entwickungsgang der mittelalt. Psychologie von Alcuin bis Albertus Magnus, Vienne, 1876, dans Denkschrift der Wiener Akad.-philos.-hist. kl., t. xxv ; sur les idées de Frédégise surl’àme, Stock ! , Geschichtc, t. l, p. 20 ; Hauréau, Histoire de la philos, scol., t. I, p.l29 ; œuvres dans P. L., t. cv ; sur celles de Scot Érigène, Stockl, t. i, p. 88 sq. ; sur celles d’Adélard, etc., Stockl, t. I, p. 208-218, passim ; sur celles d’Abélard, Stockl, p. 260 ; sur celles de Jean de Salisbury, Siebeck, Archiv für Gesch. dcr Philos., t. I, 1888_, p. 5 18 ; sur celles d’Isaac de Stella et d’Auger, Stockl, 1. 1, p. 384 : sur celles de Hugues et de Richard de Saint-Victor, Stockl, p. 334 et 369 ; Mignon, dans Rev. des se. ecclés., 1893, p. 1-35 ; le même, Les origines de la scolastique, Paris, 1895, t. H, p. 101-120 ; sur celles d’Alain de Lille, Stockl, p. 417 ; M. Baumgartner, Die Pliilosophie des Alanus de Insulis (dans les Beilràge deB ; iumker), Munster, 1896 ; cf. Revue thomiste, 1897, p. 845 ; sur celles de Pierre Lombard, Stockl, t. I, p. 404 ; Schwane, t. iii, p. 338 ; sur Guillaume d’Auvergne, voir : K. Werner, Die Psychologie des
Wilhelm von Auvergne, Vienne, 1873 ; Stockl, t. ii, p. 341.
I. Photius.
II. XIe et
XIIe siècles.
III. XIIIe, xive et XVe siècles.
IV. Depuis la
prise de Constantinople par les Turcs.
V. Église russe.
Ce n’est pas chose facile que de faire tenir en quelques pages un exposé des systèmes philosophiques des Byzantins louchant la nature de l’âme et ses facultés. Tandis que, grâce à des recherches persévérantes, il est possible d’embrasser dans une même synthèse les doctrines psychologiques de tout notre moyen âge occidental, pareille satisfaction nous est refusée en ce qui touche le monde oriental. Il faudra nous borner à enregistrer à leur date les rares renseignements de quelque valeur qui se peuvent tirer du peu de documents publiés.
I. Photius. —
Au seuil du moyen âge byzantin se rencontre la grande figure de Photius, dont les écrits résument la plupart des connaissances de son temps. Comme tous les encyclopédistes, Photius entasse plus qu’il n’expose, et ses doctrines philosophiques manquent d’originalité. Pour lui, l’homme est un être composé de deux éléments distincts, le corps et l’âme, dont la réunion constitue une seule personne. Ad Ampltil., q. ccxxx, P. G., t. Ci, col. 1292. L’âme humaine est un esprit, « une substance immatérielle, vivante, intelligente, » tandis que l’âme des bêtes est un souflle purement matériel, qui tire son origine de la terre comme le corps qu’il met en mouvement. P. G., t. xcviii, col. 104. La première est incorporelle, simple, douée d’intelligence et de liberté’, car, sans liberté, que servirait à l’homme d’avoir l’intelligence ? Photius accumule comme à plaisir les termes les plus caractéristiques, les mieux faits pour exalter le libre arbitre. Voir les citations rapportées par .1. Hergenrother, P/iutius, Patriarc/i von Constantinopel, in-8’1, t. iii, Ratisbonne, 1869, p. 441. On comprendra la raison de cette insistance si l’on songe à la lutte que le patriarche eut à soutenir contre les manichéens. L’âme, dit-il quelque part, est la maîtresse du corps, qu’elle gouverne et vivifie. Tandis que celui-ci est mortel, sujet à la corruption, celle-là est immortelle. Hergenrother, op. cit., p. 442.
Avec la majorité des Pères, Photius combat la théorie origéniste de la préexistence des âmes et la métempsycose. Toute âme est créée par Dieu au moment de son union avec le corps ; l’origine de l’un est terrestre, celle de l’autre est divine. Bibl., cod. 237, 240, P. G., t. ciii, col. 1161, 1213. Comme la plupart des anciens encore, notre auteur estime, que l’âme humaine vient informer le corps, non dés le principe, mais seulement quand ce dernier a reçu un développement, une organisation préalable assez parfaite. Op. cit., cod. 231, P. G., t. ciii, col. 1089. Ceci nous amène à l’examen d’une question qu’ont du se poser tous les historiens de Photius : celui-ci a-t-il, oui ou non, partagé la théorie de la dualité des âmes condamnée par le 10e canon du VIIIe concile ? Son enseignement personnel était-il visé par ce canon ? On a beaucoup discuté sur ce point. C’est que le texte même du canon est assez peu explicite : le concile se contente de dire que la sainte Ecriture et les Pères enseignent l’unité en l’homme de l’âme raisonnable et que la doctrine desdeux âmes est hérétique. Hefele, Histoire des conci les, trad. Leclercq, Paris, 1911, t. iv, S 491. Même incertitude du côté des témoignages contemporains ou immédiatement postérieurs. Anastase déclare qu’après avoir enseigné cette doctrine, moins par conviction que pour embarrasser de ses syllogismes la science de son rival Ignace, Photius l’aurait abandonnée sur les remontrances d’un ami, le philosophe Constantin, futur apôtre des Slaves sous le nom de Cyrille. Prsef. in syn. VIII, dans Mansi, Coll. concil., t. XVI, col. 6. A Michel III, qui l’interrogeait sur ce point, Photius déclara n’avoir pas été compris. Syméon Magistcr, De Midi, et theod., c. xxxv, P. G., t. cix, col. 730. Restent les ouvrages mêmes de Photius. Or ces ouvrages, au moins dans leur état actuel, ne permettent pas d’attribuer au savant byzantin une erreur aussi grossière. Tout système de la dualité des.’unes se ramène nécessairement à la trichotornie platonicienne ou au dualisme manichéen ; or, Photius n’appartient pas plus à l’école de Platon qu’à celle de Manès. Contre les manichéens, il affirme qu’un même Dieu a créé le corps de l’homme aussi bien que son âme. Contra manich., I, 2, P. G., t. cil, col. 85 sq. En parlant ainsi, il ne songe évidemment qu’à une âme unique. Nous avons vii, d’autre part, que pour lui l’homme est un composé de corps et d’âme : Çtiiov èx A’j-P/^ xa’i <j<ly[i.a.7r J c, auveari ; . Ad Amphil., q. LXXm, P. G., t. ci, col. 453. De pareilles affirmations concordent mal avec la théorie de Platon. Cf. Hergenrother, loc. cit., p. 441-446.
II. XIe et XIIe siècles. —
La mort de Photius est suivie d’un siècle à peu près stérile en travaux philosophiques. Lorsque, dans la première moitié du XIe siècle, Syméon le jeune, le plus grand mystique de l’Église grecque, compose ses écrits ascétiques, il fait sans doute œuvre de psychologue non moins que de moraliste, mais la psychologie n’intervient chez lui que pour servir de base aux règles de morale. La psychologie de Syméon est d’ailleurs toute platonicienne, ou, pour mieux dire, plolinienne. Comme Plotin, il aime à parler des trois principes de l’âme, t’o rpiu-epèi ; t/jç « l’U/îj ; , P. G., t. cxx, col. 612, mais il insiste plus spécialement sur les deux facultés supérieures, la raison (X^yoç) et l’intelligence (voOç). Il sait même, à l’occasion, tirer de cette division un excellent parti pour expliquer par analogie le mystère de la Trinité. Que l’on relise, par exemple, le chapitre xxxi de ses "EpuTeç tûv Œi’wv CfLvtov dans la traduction de Pontanus, P. G., t. cxx, col. 578 sq., ou mieux dans le texte original de l’édition de Denys de Zagora : ToO ôciouxa’t Ôeocpôpo-J 7taTp’o : r, |j.<ï>v Xu[AEà)v to0 vioy bîolôyov rà eijpi(rxd[xeva, in-4o, Venise, 1790 ; Syra, 1886. Les trois fameux principes des néoplatoniciens y sont nettement formulés : Y âme irraisonnable constituant Yanimal : lumen dédit, in quo vidèrent et intuerer omnia, nempe hune mundum sensibus expositum ; Yâme raisonnable constituant Y homme, et Yintelligence constituant Yhomme intellectuel, dédit etiam menton et rationem. Ces trois facultés distinctes ne détruisent pas l’unité radicale de l’âme et sa simplicité : habens enim mentem et rationem, liabet hœc secundum essenliam indivisa, et inconfusa similiter consubstantialia, unum hœc tria unitim, et divisim tria, quæ semper et imita et divisa sunt : uniuntur enim inconfuse et secernuntur indivise. Impossible d’être plus précis. Le langage de Syméon n’a pas toujours, il est vrai, la même clarté ni surtout la même sûreté de doctrine. Des phrases comme celle-ci peuvent donner lieu à discussion : Mois absque sensibus actiones et functiones suas non exerit. nec ullo modo absque mente suis officiis funguntur sensus. P. G., t. cxx, col. 613. On ne doit pas oublier que dans la terminologie des néoplatoniciens le voû ; ou mens est le pendant de notre raison pure. Ailleurs, la distinction même des trois principes semble disparaître, ibid., col. 651 ; la pars animée in qua sunt cupidilates et libidines et la pars irascens sont, dans le système de Plotin, de simples subdivisions de l’âme irraisonnable. Par contre, l’influence du physique sur le moral, la réaction réciproque des deux parties de notre être, dont la psychologie moderne se vante comme d’une découverte, n’a jamais été mise en plus vive lumière que dans l’instruction de Syméon sur les passions. De alteralionibus animse et corporis, P. G., t. cxx, col. 687-691. C’est là surtout que le rôle respectif de La partie inférieure (a).oyov) de l’âme raisonnable (), riyo ; ) et de l’intelligence (voOç) est le plus nettement défini. On pourrait, d’ailleurs, multiplier les exemples.
Si nous étions privés des ouvrages de Syméon lui-même, nous pourrions reconstituer sa psychologie à l’aide de la l’reuiièrc Centurie de son disciple préfère’, Nicétas Stéthatos, que les latins, ses contemporains, appellent ordinairement Nicétas Pecloratus. Chez le disciple comme chez le maître, les principes de philosophie ne sont invoqués que pour servir de base au mysticisme ; l’enseignement didactique fait défaut, mais on peut sans trop de peine en réunir les éléments fondamentaux. Le point de départ de Nicétas est la sensibilité et la distinction des sens en raisonnables (vue, ouïe) et irraisonnables (goût, odorat, toucher), les deux premiers, plus voisins de la raison, sont mis en mouvement par elle et éveillent à leur tour les trois autres, par lesquels l’homme touche à la béte. P. G., t. cxx, col. 853. Si de la sensibilité externe nous passons à la sensibilité intérieure, de l’âme irraisonnable à l’âme raisonnable, nous trouvons entre les facultés de l’une et celles de l’autre une parfaite corrélation : à la vue correspond l’intelligence, à l’ouïe la conception, à l’odorat le discernement, au goût le jugement, au toucher la vigilance du cœur. Ibid., col. 856. Nicétas poursuit en assignant à chacune de ces puissances une fonction mystique particulière. Un peu plus loin, il énonce plus clairement son système psychologique. De même, dit-il, que le corps a cinq sens, l’âme est douée de cinq facultés de connaître (aicô/jusc : ) : l’intelligence, la raison, le sens intellectuel, la connaissance et la science, lesquelles se ramènent à trois opérations (Èvepysia ; ) : l’intelligence, la raison, la sensibilité. Ce serait plutôt le contraire qu’il faudrait dire, à moins d’entendre, contrairement à l’usage, par èvepysiûv les facultés, et par 8-jvâ(j.st ; les opérations. Nous ne suivrons point notre auteur dans ses autres subdivisions ; le mysticisme y prédomine, au détriment de la pensée philosophique. De nouvelles considérations, appuyées sur des principes différents, viennent sans cesse modifier les premières impressions.
Michel Psellus (1018-10967) n’est pas un mystique comme Syméon et Nicétas, mais un philosophe de profession. Admirateur passionné de Platon, il en propage les théories à Byzance en les accommodant de son mieux avec la théologie chrétienne. Du reste, rien n’est difficile à résumer méthodiquement comme sa philosophie ; ondoyant et divers, il sème pour ainsi dire les idées plus qu’il ne les coordonne. Le plus souvent, il rapporte l’opinion des anciens sans nous dire s’il la partage ou la rejette. On sent, toutefois, que ses préférences sont pour Platon. Sa psychologie, en particulier, est empruntée tout entière au chef de l’Académie. Je ne puis signaler ici que les points principaux de sa doctrine sur l’âme humaine, en prenant surtout pour base dans cette analyse un certain nombre de chapitres de son De omnifaria doctrina.
A l’exemple de Platon, Psellus distingue dans l’âme trois parties : l’intelligence (vo0 ; ), l’âme raisonnable (tyv/j,), l’âme irraisonnable (aXoyov). Toute âme ne possède point toute intelligence. L’intelligence suprême, par exemple, reste bien au-dessus de n’importe quelle âme. Après cette première intelligence, il en vient deux autres, l’une supramondaine (ûuepxôirjxio ; ). l’autre mondaine (b(Y.60y.ioç). L’essence, la puissance et l’opération de ces intelligences sont également éternelles. P. G., t. cxxii, col. 701, 712. C’est pour cette raison que l’intelligence n’est point composée de parties. En cela, elle se distingue essentiellement du corps. Ibid., col. 704. Psellus entend-il faire de l’intelligence participée une simple faculté de l’âme humaine, ou un principe foncièrement distinct et autonome ? Son langage est trop indécis pour que l’on puisse répondre à cette question. Ce qu’il dit de l’âme raisonnable (Xoyoç) n’est guère plus précis. Il distingue en elle trois actes : la pensée intuitive (vôrja-i ; ), l’opinion (SôEa), la pensée discursive (Siâvoia). Ibid., col. 705, 709, 1029, 1 137. Ce sont ces trois actes ou facultés qui constituent à proprement parler l’homme (avôpwTio ; ). En descendant plus bas, on rencontre l’animal (Çâ>ov), lequel est constitué par la nature aux formes variées (itoXuwoixiXo ; tç-Jai : ), par l’appétit concupiscible (ÈTu6u|j. ! a) et par l’appétit irascible (Ôujiô ; ). Psellus résume cette doctrine en une phrase qu’il faut citer textuellement : Tpitov o0v ô avôptoro ; , ô piv voepô ; xa’i
u.ovoe18r, ; (= l’intelligence), t 8s Xoytxo ; xat Tpipepïi ; y.a’t Tpiôûvaaoç (= l’âme raisonnable), 6 Sa aîar9Y]Tixôç xat îroXueiSïjç xa 7tavroSa7rô ; (= l’âme irraisonnable). Ibid.
Après avoir énuméré ces trois principes, Psellus s’attache au plus important de tous, à la u-/ïj, dont il étudie l’union avec le corps. Ici encore, sa doctrine est très flottante ; il paraît cependant donner raison à Platon contre Aristote. Si l’âme, dit-il, est une substance véritable, elle ne peut jouer dans le composé humain le rôle de forme, car la forme est une qualité, c’est-à-dire un accident, non une substance : IlXâxajv ôà tï)v àXr, 01vr|V c-jaioev xr, ç <i’j-/y| ; éautr, ; ÇTjirtv sîvat. Tb yàp £ ïMuj) rrjv JTrôcTTaaiv é’/ov eïSoç, K01ÔTt)~a. 0'J<tio>6ï] xaXsî, aXX’oux o’jirtav. Ibid., col. 708. Or, Psellus affirme plus bas que l’âme est une vraie substance, comme le démontrent ses propriétés, col. 708 ; il devrait donc, pour être conséquent, regarder le corps comme un simple instrument de l’âme. Il rejette, d’ailleurs, le traducianisme et reconnaît que l’âme est créée directement par Dieu. Ibid., col. 708, 709, 1144. Quant à la question de savoir à quel moment elle est unie au corps, Psellus hésite d’abord devant les opinions contraires des anciens et de certains Pères de l’Église, mais il finit par dire que l’âme pénètre le corps, comme le soleil l’atmosphère, lorsque le corps est suffisamment disposé à la recevoir : Kw yàp xat a-jvr àOpôooç ilâizTU tô criôjxa sic ty|V Ç(oï)v> xai Çwozotet, toûto £7rtTï]3ec(o ; ê’/ov itpô ; tt)v evwuiv xa-JTrjç. Ibid., col. 716. Les opinions de Psellus touchant la nature (jpûfftç) ou l’âme irraisonnable (aXoyov) sont directement empruntées à la psychologie des néoplatoniciens : elles n’offrent ni originalité ni intérêt. Ibid., col. 713, 716. Il y aurait lieu, par contre, d’insister sur un passage où le consul des philosophes semble admettre dans l’âme une certaine composition de parties, col. 717 ; peut-être a-t-il voulu parler des facultés sensibles de la tyvxr, mais son langage est ici trop vague pour qu’on puisse rien en tirer de concluant. Il est bon d’ajouter qu’ailleurs il affirme l’absolue simplicité de l’âme, tirant de cette simplicité même la preuve de son immortalité. P. G., t. cxxii, col. 1141. Une théorie qu’il formule très nettement est celle de la distinction non seulement numérique mais encore spécifique de chaque âme. Aeï Se xoù to-jto e’tSévai, dit-il, diç itâtra 4 J X’"1 u â<rr, ; tyvyrfi xat’eiSoc Bisoty)xs, y. ai’ô ; osai i{/u-/a, rocra-j-ra xa’i d’ôr, tûv *{/v£b>v èartv. P. G., t. cxxii, col. 1148.
Le résumé qui précède de la psychologie de Psellus est basé, je le répète, sur son De omnifaria doctrina. Il faudrait, pour être moins incomplet, rapprocher cette indigeste compilation des non moins indigestes traités Inpsychogoniam Platonicam, P. G., t. cxxii, col. 1077-1113, et De anima célèbres 0}>iniones, ibid., col. 1029-1076. Mais une exposition de ce genre prendrait trop d’espace. Du reste, les deux traités que je viens de citer sont plutôt historiques. Leur auteur s’y montre, comme partout, très érudit et très ondoyant ; on n’a plus affaire à un philosophe qui expose, mais à un dilettante qui prend plaisir à soulever des questions qu’il laisse pendantes. On peut appliquer à sa psychologie en particulier la critique de Linder à propos "de son commentaire In psychogoniam Platonicam : His in rébus enarrandis Psellus auctorem secutus est Proclum Diadochum, philosophum illum inter Neoplatonicos, qui vocantur, eminentem. Ejus sententiis pro suis ssepenumero ita mus est, ut multis locis ipsa verba Procli transcriberet. Vides igitur in Psello prorsus eamdem Platonicx rationis perturbatianem et confusionem, quam apud Neoplatonicos illos, qui cum Plalonis doctrinam ad suarum voluntatum similitudinem revocarent, tum ad ea, quai Platonis erant, explicanda adhibebant verba Aristotelis, ita ut mirum in modum omnia inter se permulata sint et perversa. P. G., t. cxxii, col. 1078. C. E. Egger, Dictionnaire des sciences philosophiques sous la direction de Ad. Franck, in-8°, Paris, 1875, p. 1418 sq. ; Th. Ouspenski, Le Synodihon pour la semaine de l’orthodoxie, in-8’Odessa, 1893, p. 19-56 (extraits des traités philos iphiques de Psellus).
Jean Italos, le successeur de Psellus dans la di^nit’de consul des philosophes, écrivit comme son devancier une sorte de De omnifaria doctrina sous forme de réponses à diverses questions qu’on lui avait posées. Par malheur, ce recueil est encore en majeure partie inédit. Dans les courts fragments publiés par Th. Ouspenski, il y a fort peu de chose sur l’âme. On y trouve pourtant cette phrase intéressante. Parlant des diverses façons d’affirmer l’attribut du sujet, l’auteur apporte cette comparaison : wittoo xo » Tr)V i]/-.r/r)v voûv eIvgu X£yof/.ev, iroX-Xaxi ; xa’t’Vj^t|V tôv voOv, aX>’y, |j.sv, { J X r i vovj uk i% ayroù ràç eXXtx|uI/£i ; 6s^o|jivr) xoù yeyovjla iïîrsp èxsïvoç ou [jlyiv 8k o-jcra, ô 8è voy ; oùy ôirsp slvai àXX’û ; aiVio ; tocjtï|ç » a èv saurai sy/ov o yEyÉvvrjXS xpsntova) ; a|xa xoù GeioxÉpo) ; . Ouspenski, Z, e Synodikon pour la semaine de l’orthodoxie, in-8°, Odessa, 1893, p. 58. En d’autres termes : quand on dit de l’âme qu’elle est intelligence, on n’entend pas l’identifier avec l’intelligence ; on veut dire simplement qu’elle reçoit de cette dernière la lumière de la connaissance ; elle devient ainsi intelligence sans être pour cela l’intelligence elle-même. Pareillement, quand on dit de l’intelligence qu’elle est àme, on n’identifie pas l’une avec l’autre, mais on affirme que la première est le principe de la seconde, car l’intelligence possède en elle-même ce qu’il y a de meilleur et de plus divin. On voit clairement par ce passage qu’Italos, comme tous les néoplatoniciens, mettait entre le voû ; et la’^'j/r, une distinction réelle. Dans une réponse à l’empereur Michel Parapinakes (1071-1078), Italos examine une théorie qui ne rentre pas dans notre sujet, puisqu’elle se réfère à l’état des âmes après la mort. Mais avant d’en venir à la question, il passe en revue les opinions des philosophes sur la nature de l’âme et son immortalité. Sa conclusion est que l’âme, considérée en elle-même comme substance, est immortelle, mais qu’elle est mortelle au point de vue de ses opérations à cause du péché : *0 Sy] xoù 8vy)tôv eïvat xoù àôâvatov XÉyetou où xaià to ccjtô Ta aùtà, àXXà to i.vj <î>ç o-Jai’a tiç, to Sa a> ; ÈvÉpysia, à6àvato ; apa’t <iv/j Evépyeiav s/O’jaa 8vY|Tr|v oùx àsi àXXà uoté, xat SrjXov wç Sià TY|V Trapàëacjtv, aXXà xa c7uo"-pa ; psî<Ta 71pô ; laVTY]V àOâvaroc ê<mv. 0]i. cit., p. 63. Ces deux citations nous permettent de juger de la méthode non moins que de la doctrine d’Italos : la première est d’un vigoureux dialecticien, la seconde d’un péripatéticien tempéré de néoplatonisme. Cf. Th. Ouspenski, Esquisses sur l’histoire de la civilisation byzantine (en russe), in-8°, .Saint-Pétersbourg, 1892, p. 146-245. On trouvera dans ce livre une étude bien documentée sur le mouvement philosophique à Byzance aux {{rom|xi)e et {{rom|xii)e siècles.
Un contemporain d’Italos et de Psellus, Philippe le Solitaire, a fait entrer dans sa Dioptra (achevée en 1095) une foule de notions sur l’âme, les unes parfaitement orthodoxes, les autres fort sujettes à caution. Mais il faudrait, pour bien juger du système, posséder l’ouvrage dans le texte original ; la traduction latine, quoique venant de Pontanus, ne rend pas toujours la signification exacte des termes techniques, dont la connaissance est indispensable en une matière aussi délicate. Je me contenterai donc de signaler ce curieux dialogue à l’attention des psychologues. Voir, en particulier, les passages suivants : P. G., t. cxxvii, col. 758 sq., 795, 821 sq., 857 sq.
Constantin Manassés, qui vivait dans la première moitié du {{rom-maj|XII)e siècle, adressa à son (’une un poème encore inédit de soixante-douze vers qui n’est peut-être qu’une imitation de la Dioptra, EL Krumbacher, Geschichte der byz. Lilcratur, in-8< Munich, 1897, p. 380, n. 9. Michel Glykas, contemporain de Manassés, nous expose à son tour ses théories sur l’âme humaine au début de sa
Chronique. P. G., t. clviii, col. 115-150. Il a même tout un chapitre nepi Tpiiôv [Aspù)v ty)ç ^j’/j, ; . lbid., col. 224-232. Sans être nouvelle, son exposition a du moins un mérite assez rare chez les philosophes de profession, celui de la clarté.
III. {{rom-maj|XIII)e, {{rom|xiv)e et {{rom-maj|XV)e siècles. —
La renaissance philosophique du {{rom|xi)e siècle, dont nous venons de nommer les plus illustres représentants, n’eut qu’une durée éphémère. Les croisades et l’occupation de Constantinople par les Latins vinrent arrêter dans son élan ce réveil des anciennes doctrines et il faut descendre jusqu’au milieu du {{rom-maj|XIII)e siècle pour trouver dans un écrivain comme Nicéphore Blemrnides un philosophe comparable à Psellus. A la différence de celui-ci, Blemrnides se rattache de préférence aux théories d’Aristote. Cf. A. Heisenberg, Nicephori Blemmytlse curriculum vilx et carmina, in-8°, Leipzig, 1896, p. lxviii. Dans son petit traité de l’âme, IIsp’i >livyj, : , il suit en quelque sorte pas à pas le philosophe de Stagyre, expliquant d’abord le terme même de < ! /'j>y|, et passant ensuite aux relations de l’âme avec le corps, â ses facultés diverses, pour finir par une étude sur l’âme des bêtes et l’âme humaine en particulier. Cet opuscule mérite d’être lu en entier. Il est malheureusement d’un accès difficile, car il ne se trouve édité que dans un livre fort rare : Nixrjçôpoy lvovaoTO’JxaiTtpsao-jTipcrj to’j BXe(X|j.180u’ETUTOixYiXoyiXYJ ; … [iïtà tyj ; ’EjrtTO|j.r, ç çucixy, ; - ÈcpES ; Y|< ; 8k o te Ilsp’c twiaocto ; xat rcspi tyvyrfi…, in-8°, Leipzig, 1784, 181-181-140 p. La nature même de l’âme est exposée chez notre auteur sans beaucoup d’originalité ; la manière dont les quatre éléments influent sur elle est l’objet de longs commentaires avec lesquels la science sérieuse n’a absolument rien à voir ; son immortalité est assez bien démontrée. Mais là où Blemrnides excelle, c’est dans la description des facultés de l’âme. Il y revient sans cesse et dans presque tous ses écrits. Y revenir nous-même serait nous condamner à des redites. Mieux vaut, ce semble, résumer cette partie de sa psychologie en reproduisant le tableau synoptique qu’il en a dressé lui-même, P. G., t. xlii, col. 719 :
Facultés de l’ame.
1. Végétatives Nutritives. Augmentatives. Génératrices.
2. Vitales et appétitives Volonté. Élection. Colère. Désir.
3. Cognoscitives Intelligence. Pensée. Opinion. Imagination. Sensibilité.
Ce tableau d’ensemble est précédé, dans la Logique de Blemrnides, de définitions et d’explications dont la clarté ne laisse rien à désirer. P. G., t. xlii, col. 712, 716 ; cf. encore, col. 733-736.
La clarté ne laisse rien â désirer, non plus, dans l’œuvre psychologique de Nicéphore Choumnos, personnage des plus inlluents à la cour de Michel VIII (12611283) et d’Andronic II (1283-1328). Un manuscrit de Patmos contient, entre autres ouvrages de lui, deux petits traités intitulés, l’un’AvtiOstixô ; irpbç IlXomvov TtEpi <1/JJ£TJ ; , et l’autre flepl t^ç. GpE7tTiXïj ; xal a’KTGrjUxr, ; ’iu/r| ; xai Tùiv xaià TaÛTa ; x ! vt, « te(ov. J. Sakkélion, IlaT|j.axY) ptêXioGr.xrj, Athènes, 1890, p. 74. De ces deux traités, le premier, YAntitheticusinPlotinum de anima, se trouve dans Migne, P. G., t. (’.XL, col. 1403-1438 : il a été publié’par Fr. Creuzer, d’abord dans son Plotini de pulchritudine, Heidélberg, 1814, p. 395-457, ensuite dans son édition complète de l’iotin, t. il, Oxford, 1835, j). 1416-1430. Quant au second, . ! . Sakkélion, op. et loc. cit., le donne comme inédit ; mais il semblerait, à lire K. Krumbacher, op. cit., p. 482, qu’il faille l’identifier avec le Dialogus de anima que Fr. Creuzer a publié sans nom d’auteur, en 1835, à la suite de VAntithetictis in Plotinum, p. 1443-1447. Sans embrasser aveuglément toutes les opinions d’Aristote, Choumnos est un adversaire avoué, non seulement des néo-platoniciens, mais encore de Platon : par-dessus l’auteur alexandrin son traité atteint en droite ligne le rival du Stagyrite. Pour le prouver et montrer du même coup à quelle école se rattache notre philosophe, il suffit de dire que les propositions soutenues par lui contre Plotin sont les suivantes : les âmes ne préexistent pas aux corps ; elles n’émigrent pas d’un corps dans un autre ; la brute n’est et ne sera jamais douée d’une âme intelligente ; nos connaissances ne sont pas de vieux souvenirs qui se réveillent ; les corps ressusciteront ; unis à l’âme ils jouiront de biens éternels ou subiront des peines éternelles. On devinera sans peine, à ce résumé, que Nicéphore Choumnos n’ignorait point le T héophraste d’Énée de Gaza. P. G., t. lxxxv, col. 871-1004.
Ce que je disais tout à l’heure au sujet de la part très large faite par lilemmides au chapitre des facultés de l’âme dans tous ses ouvrages philosophiques, il faudrait le répéter pour la plupart des Byzantins qui se sont occupés de psychologie. Ainsi, Mathieu Cantacuzène, le fils aîné de l’empereur Jean Cantacuzène (1341-1355), écrivit pour sa propre fille un petit traité sur les trois puissances de l’âme. Ces trois principes sont ceux-là mêmes que Platon a imaginés : l’un qui s’émeut et s’indigne, tô 0u[j.o£15£ ; ; un autre qui résonne et connaît, tô Xoyia-Tcxôv ; le dernier, enfin, qui convoite tout ce qui se rapporte aux plaisirs et aux délices du corps, tô stt16’jjxr]Tixôv. Ce dernier est placé dans le foie (Platon le mettait dans le ventre) ; la colère se trouve dans le cœur ; l’intelligence enfin dans le cerveau. Le reste du traité est moins d’un psychologue que d’un physiologue. Il a été publié par J. Sakkélion, AeXtiVjv tîj ; i<7Toptxî) ; xa èôvoXoyixîi ; âtaipîai ; ty|ç’EXXâôoç, Athènes, t. II, 18851889, p. 436-439, et, d’une façon plus correcte, dans le Ilapvaaaôç, Athènes, t. xi, 1888, p. 282-284. B. Antoniades a donné les variantes du manuscrit de Moscou, AeXti’ov, t. iv, 1892-1895, p. 527-532.
On a de Grégoire Palamas, mort vers 1360, une curieuse prosopopée en trois parties ; on y voit tour à tour l’âme dresser contre le corps un réquisitoire en règle, le corps se défendre, et le tribunal fictif prononcer son verdict : Prosopopœia animée accusantis corpus et corporis se defendentis, cum, judicio. P. G., t. cl, col. 959, 1347 ; A. Jahn, in-8°, Halle, 1884. Cette étrange composition s’ouvre par une considération toute platonicienne sur la nature de l’âme et sur ses parties. Cf. K. Krumbacher, op. cit., p. 485-486. Le même auteur parle également de l’âme en plus d’un passage de ses Capila pliysica, tlteologica, etc. P. G., t. cl, col. 1140 sq.
Un des plus complets représentants de la science religieuse byzantine à son déclin est Syméon, archevêque de Thessalonique (1410-1429). Sans avoir écrit sur le sujet qui nous occupe de traité méthodique, il n’a pas manqué de nous en dire quelque chose en passant. Ici, il affirme que l’âme est créée par Dieu et unie au corps dès le premier instant de la conception, ouo-riç (i.e. ty>yr { c) jxàv àv a’JT’ii (i.e. (ipiçsi) cpycn-xâj ; àp - /918ev tû> <77répij.aTi êrifjuo-jpYixvjÔEi’aô-jviiiEi, P. G., t. clv, col. 840 ; là, que cette âme, en dehors de la vie qu’elle communique au corps, possède une vie, une existence propre, -r 4°JX*i 5è û xat tô <To)}j.a Î(oo7roteî’, àXXà xoù xaO’kûttJv êori, P. G., t. clv, col. 837 ; ailleurs, que l’âme est immatérielle de sa nature. P. G., t. clv, col. 844. Certain passage de lui sur le concept, sur le verbe intérieur, est tout à fait digne de notre scolastique. P. G., t. clv, col. 348-349.
Joseph Bryennios, mort vers 1436, se rapproche beaucoup par la méthode comme par la doctrine de Nicéphore Blemmid.es : c’est un définisseur perpétuel. Telle de ses pages, où il traite ex professo de l’âme, n’offre qu’une accumulation de définitions empruntées à Platon aussi bien qu’à Aristote. Voici celle qu’il adopte pour son propre compte ; je la donne dans le texte original, fort difficile à se procurer :’iu’/r, £<7Tiv o-iffia Xstuty], àopa-ro ; ts xa’i a<7 - /rj[j.àT[<TTo ; , elxtôv 6so{j xat ôtioiuirt ; - -Loù u.ip’0 T0wnr]ç oO Ta TpS71Ta xcxt’evlpyeiav (xôvov, XoyiffjLôç, O’jiaô ; xa emôuiu’a, àXXà iroXXài jj.5XX.ov Ta èvdvTa tocjtti xa6’jTtapÇtv, voO ; xai Xôyo ; xài vEÛjxâ Ècm ; l’unie est une substance simple, invisible, sans forme déterminée ; c’est l’image et la ressemblance de Dieu : elle n’a pas seulement comme parties les instruments de ses opéralions, c’est-à-dire le raisonnement et les deux appétits concupiscible et irascible, mais encore et surtout Ich puissances innées qui la constituent, l’intelligence, la raison, le principe vital.’Iwa-rj ? [j.ova-/o’j toù Bpuevviu-j Ta eûpeOÉvTa, Leipzig, 1768-1784, t. I, p. 55. Ailleurs, il ne distingue dans l’âme que deux parties : le Xoycxdv et l’àXoyov. Au Xdyoç, il attribue le voûç et le izvvjj.o. ; à l’aXoyov, le 8uij.ô ; et rèiriO’ju, îa, la çavTatua et l’aî’<j8ï)<ri ; . Tom. cit., p. 50. Mais il revient àla division platonicienne des troisparties pourfonder son système moral. Tom. cil., p. 130, 167. Sa répartition des puissances (Suvâ^eiç) en trois catégories, végétatives, vitales, cognoscitives, est en tout semblable à celle de Blemmides. Même similitude pour les opérations attribuées à chacune d’elles. Des cinq facultés de connaître, levo-jç et la îcàvoia appartiennent au Xoyixôv, la çavTaffia et l’al’cÛ/ii : ; à l’aXofov, la Sd ?a est commune aux deux. Tom. cit., p. 66 sq. En résumé, la psychologie de Bryennios, comme celle de Blemmides et de tous les Byzantins est un syncrétisme de tous les systèmes antérieurs. Cf. Ph. Meyer, Des Joseph Bryennios Schriften, Lcben und Bildung, dans Byzantinisc /ie Zeitschrift, t. v (1896), p. 74-111, et plus spécialement les pages 108-109.
Quand Bryennios mourut, la querelle qui divisait déjà les contemporains de Nicéphore Choumnos, K. Krumbacher, op. cit., p. 479, élait sur le point d’éclater à nouveau dans le monde philosophique. Durant tout le moyen âge, en dépit de controverses passagères, une sorte de compromis avait régné, à Byzance, entre Aristote et Platon ; il s’agissait maintenant d’opter entre les deux écoles. De là les polémiques passionnées qui s’élevèrent, vers le milieu du XVe siècle, sur l’autorité des deux princes de la philosophie et la valeur de leurs systèmes respectifs. Engagé d’abord par Gennadius et Pléthon, le débat fut continué par Bessarion et Georges de Trébizonde, puis par tous les savants grecs de la Benaissance. Cf. W. Gass, Gennadius und Plcthon, in-8°, Brestau, 1844 ; A. Stôckl, Geschiclite der Philosophie des Miltelalters, in-8 Mayence, 1866, t. iii, p. 136-151 ; H. Vast, Le cardinal Bessarion, in-8°, Paris, 1878, p. 326-363 ; Ch. Huit, Le platonisme à Byzance et en Italie à la fin du moyen âge, Compte rendu du troisième congrès scientifique international des catholiques. Sciences philosophiques, in-8 », Bruxelles, 1895, p. 293-309. Les autres ouvrages relatifs à cette question sont cités par K. Krumhacher, op. cit., p. 429. Très intéressante en elle-même, cette grande querelle n’eut aucune influence sur la psychologie. On discuta beaucoup, de part et d’autre, sur les théories de Platon et d’Aristote relatives à l’âme humaine ; mais on ne jeta dans le débat aucune idée nouvelle. Il n’y a donc pas lieu de nous y arrêter.
IV. Depuis la. prise de Constantinople par les Turcs. —
Avec la conquête ottomane commence pour l’Église grecque une existence toute nouvelle, dont les conditions imposèrent nécessairement aux esprits une orientation qu’ils n’avaient point connue auparavant. Dans le domaine psychologique, le seul qui doive nous occuper ici, cette conquête amena comme dans les affaires extérieures une certaine anarchie. L’enseignement traditionnel faisant défaut, les rares intelligences que tourmentaient encore les problèmes de la destinée humaine, se créeront une sorte de philosophie individuelle, au gré de leur caprice ou des inlluences du dehors. Dans son Discours sur la création, Pachomios Rliusanos (1510-1553 ?) enseigne la création de l’âme par Dieu et l’immortalité du premier homme, bien que, sur ce dernier point, sa doctrine soit un peu hésitante. Ph. Meyer, Die theologische Literatur der griechischen Kirche im xvi Jahrhundert, in-8o, Leipzig, 1899, p. 49. Théophile Corydallée (1563-1646) se lit au xviie siècle, l’ardent propagateur des doctrines d’Aristote. Disciple de l’Italien César Cremonini, il écrivit comme ce dernier un Traité de l’âme qui le fait mettre par plusieurs de ses coreligionnaires au nombre des athées ; il allait jusqu’à nier l’immortalité de l’àme. Ph. Meyer, op. cit., p. 10. Son influence n’en fut pas moins considérable, et tous les philosophes grecs du XVIIe siècle, Alexandre Mavrocordato, Nicolas Koursoulas, Georges Sougdouris, furent péripatéticiens. Une nouvelle ère s’ouvrit avec le XVIIIe siècle. Méthode Anthracites mit en grec les œuvres de Descartes et de Malebranche et, en 1723, un synode de Constantinople le condamna comme hérétique ; il avait fini par tomber dans un panthéisme idéaliste, qui mettait en cause l’existence même de l’âme. Un autre philosophe, Christodoulos d’Acarnanie, embrassait quelque temps après les erreurs de Spinoza et l’Église oflicielle l’excommuniait en 1793. Ph. Meyer, op. cit., p. 14. Et pourtant vers la même époque, l’évêque de Campanie, Théophile, écrivait dans son Ta|xeïov 6p6030££a ; , un chapitre presque irréprochable sur l’àme humaine ; c’est le quatre-vingt-seizième de cet ouvrage si souvent réimprimé. Cf. l’édition de Tripoli, 1888, in-8°, p. 209215. Le célèbre Eugène Bulgaris (1716-1806) n’est qu’un éclectique en philosophie ; il emprunte à Locke beaucoup de ses théories, rejette les idées innées et regarde l’âme comme une table rase.’II Xoyixii, èx 7ra).ai<ov te xaï vewTÉpiov (ruvspavta-QEÏira, in-8o, Leipzig, 1766, p. 58-59. Dans son Cow>'s de t/téologie, Bulgaris passe rapidement sur l’origine de l’âme et ses facultés ; il en prouve assez bien la spiritualité, en appuyant ses conclusions sur plusieurs textes scripturaires. ©EoXoyix’jv, in-8o, Venise, 1872, p. 380-389. La démonstration de la spiritualité de l’âme semble avoir été la grande préoccupation des théologiens grecs de la fin du dernier siècle. Le seul chapitre qu’Athanase de Paros consacre à l’âme dans son Exposé des dogmes est intitulé : ot^ àôâvaTÔv -ci yp^jj.a xa’i açôaprov, tj OéoÛev tô> àvOpcÔTca) i rvvjn§v.GZ. PJ-/Y1.’E711toij.ï) eïte aVXXoyr, tô>v Œi’wv tT|Ç tïicttewç Soyl >.à-w, in-8°, Leipzig, 1806, p. 262-269.
Nicodème l’Haghiorite, de Naxos († 1809), traite souvent de l’âme dans ses nombreux et volumineux ouvrages, mais sans trop sortir du domaine de l’ascétisme. Quand il lui arrive de parler psychologie, il ne fait que répéter la vieille théorie de la division de l’àme en trois parties : XoyicrTcxôv, 8uu.txov, È7rcOj|17)T’.x6v. Voir par exemple, son ouvrage intitulé : K^ttoç -/apÎTtov, in-4o, Venise, 1819, p. 10. Le manque d’originalité est, d’ailleurs, le moindre défaut de la philosophie des Grecs modernes. A peine affranchis du joug ottoman, ils se livrèrent avec leur ardeur ordinaire à l’étude des systèmes philosophiques de l’Allemagne ou de la France et, sans toujours les comprendre, essayèrent de les faire pénétrer dans leur langue, sinon dans leur esprit. Il sortit de ce chaos une philosophie composite, dont l’histoire n’est pas à faire ; elle devrait se borner à une sèche énumération de traductions ou d’adaptations d’ouvrages étrangers. On doit pourtant une mention spéciale à un philosophe encore vivant, Apostolos Makrakis, dont la doctrine sur le compose humain eut l’honneur d’être condamnée, en 1879, par le saint-synode de Grèce. Dans bon nombre de brochures, comme dans son journal le Aôyo ; , Makrakis préconise ce qu’il appelle le Tpia-’JvOsTov, c’est-à-dire la composition de l’homme en trois éléments :’l ?v/y, i : v£-j|j.a, <sù>t.a. ou o-ipf. La nature humaine n’est parfaite qu’à la condition de les réunir tous les trois. Jésus-Christ lui-même n’a été homme parfait que le jour où il reçut, dans les eaux du Jourdain, « l’esprit, » t’o 7rvEJ|j.a. Condamné à Athènes, Makrakis en appela au patriarche de Constantinople Denys V, et lui adressa, sous forme de mémoire, une apologie de son système. A l’entendre, le 7rvE0[j.a n’est pas la ùvyrj ; c’est une parcelle, une communication « de l’esprit de Dieu et du Christ faite à l’homme, en tant que celui-ci est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Notre philosophe ne craint pas d’appuyer son dire sur l’autorité de saint Grégoire de Nysse ; il n’admet point que le IIe concile œcuménique ait anathématisé cette erreur dans la personne d’Apollinaire. L’occasion était belle pour le patriarche de Constantinople d’affirmer par une intervention officielle sa suprématie doctrinale ; mais Denys V ne répondit point et Makrakis continue d’enseigner sa théorie du TpccûvÔETov. Un autre écrivain encore vivant, Nectaire Kephalas, a écrit sur les Commémoraisons funèbres un intéressant opuscule, dont la majeure partie est consacrée à prouver l’immortalité de l’âme. Ta tepà ii, vr)u.ôo-jva, in-8o, Athènes, 1892, p. 7-24. En dehors de ces deux écrivains, je ne puis que signaler, par ordre de date, les auteurs de manuels scolaires ou de traités les plus répandus : N. Khortakis, 'Av6pa>nûXoyi’a <xio|AaTix-r) xai ^J/oXoyixr, , in-8o, Athènes, 1865 ; C. Papadoukas, Wvyo-Xoyîa Ëfj.TCiptxr l, in-8°, Athènes, 1871 ; P. Bradas Armenis, 'E7riaroXa 4>i).o6éou xai E’iyEvi’ov, v^toi a-JVTOfio ; UEpt’ii-jyr^ xa 8eo0 618a<rxaX : a, in-8o, Athènes, 1884 ; J. Skaltsounis, ^PuyoXoytxa’i |xE>.ÉTai, in-8o, Athènes, 1889 ; —’Ap(j.oveat 5qu(7Tcavi<T[j.O’j xai È7ri<TTï||iT) ; xa TtEp’i yEvÉaEw ; to-j àv6p(Ô7ro’j, in-8°, Athènes, 1893 ; A. K. Spathakis, *FuyoXoy ; a è[iuEtpixT) x « i Xoyixïj, in-8o, Athènes, 1895 ; D. Olympios, ^ÏV/oXoyia ; è[j.7rEipiXTj ; Èy/_Ecpi’810v (simple traduction du manuel de G. A. Lidner), in-8o, Athènes, 1896 ; T. Sophianos, 0su>pï)TixY) 4 /u X ^ Y ta > in-8o, Constantinople,
V. Eglise russe. —
L’Eglise russe, dans son enseignement officiel sur l’âme humaine, s’en tient strictement à la doctrine formulée au XVIIe siècle dans la Confessio orthodoxa, si souvent imprimée depuis, part. I, rép. 28. Elle professe naturellement la création de l’àme par Dieu. Mais comment entend-elle cette création ? Elle ne le détermine point d’une manière précise. Toutefois, le plus grand de ses théologiens, Macaire, pense « que Dieu crée les âmes humaines, ainsi que les corps, par la vertu de cette même bénédiction : Croissez et multipliez-vous, donnée par lui dès le commencement au premier couple ; qu’il les crée, non de rien, mais de l’âme des parents ». Ce qui pousse Macaire à adopter cette manière de voir, c’est la doctrine du péché originel, « dont la transmission, dit-il, serait impossible si Dieu tirait les âmes du néant. » Objecte-t-on au théologien russe que l’âme, être simple, ne saurait être formée d’une autre âme ? Il répond que Dieu, esprit pur, engendre pourtant de son essence le Fils et produit le Saint-Esprit, sans qu’il y ait division ou partage de son indivisible essence. Aussi ajoute-t-il avec les anciens docteurs que le mystère de la création de nos âmes n’est accessible qu’à Dieu seul. Théologie dogmatique orlliodoxe, trad. par un Russe, t. I, in-8°, Paris, 1859, p. 535. Tout en professant cette opinion, Macaire rejette le traducianisme et la divisibilité de l’àme des parents ; il n’admet pas que Dieu crée les âmes de rien, doctrine inconciliable à ses yeux avec le dogme de la transmission du péché originel. Cette grave question tle l’origine de l’àme a fort préoccupé les théologiens russes, mais ils ne sont point encore parvenus à s’entendre sur un mode de conciliation. Cf. Et. Jauwsky, Indication des questions théologiques, dans les Lectures chrétiennes, 1844, t. iii, p. 400-113 ; Th. Procopovitch, Theologia christiana orthodoxa, in-8o, Kœnigsberg, 1773-1775, t. il, p. 37-15. L. Petit.
I. Noms de l’âme.
II. Doctrine théologique.
III. Erreurs.
I. Noms de l’ame.
L’âme est désignée dans la langue
syriaque par trois noms principaux, ayant les mêmes
acceptions que les mots hébreux auxquels ils correspondent :
1° naf’sâ, « le souffle, la respiration, la vie, le
principe vital, » équivaut au grec J^X 1 ! )
2° nesnià,
possède étymologiquement le même sens, et répond à
Ttvori ou encore à irveOfia ;
3° rùh, « le souflle, le vent,
l’esprit, » nveû[j.a, désigne aussi la vie et son principe, et,
d’autre part, les êtres spirituels. Le mot voûç des parties
grecques de la Bible et des ouvrages philosophiques des
Grecs est rendu en syriaque par re’ydnd ou haivnd.
II. Doctrine théologique.
Dans les auteurs syriens la distinction de l’âme et du corps est affirmée d’après les données de l’Écriture, Gen., i, 27 ; il, 7 ; mais les qualités et les fonctions de l’âme sont diversement énumérées. Les écrivains les plus anciens ont moulé leurs formules sur les expressions bibliques et conformé souvent leur enseignement à celui des écoles juives ; aussi nous présentent-ils des incertitudes ou des obscurités de doctrine. A partir du Ve siècle, dans les traductions ou les imitations des Pères grecs, en particulier de saint Grégoire de Nazianze, puis des ouvrages de philosophie ecclésiastique ou profane, la langue syriaque s’accommode à leurs formules et représente assez exactement leur psychologie. C’est ainsi que l’âme est immatérielle : là hûldnâytâ, Barhébra ?us, Logica, 19(5 /-/sans composition, immortelle et simple : là mdxjûtd, Assémani, Bibliotheca orientalis, Rome, 1725, t. iii, col. 281 ; là methabldnd, Assémani, Cod. syr. bibl. vaticanse, Bibliotheca orientalis, t. iii, p. 60, 29 «. Cf. W. Cureton, The f estai letters of Athanasius, Londres, 1848 p. 14, 18. A une dernière époque, les philosophes arabes fournirent aux théologiens orientaux quelques données nouvelles, qui ne sont pour la plupart que des emprunts à la philosophie péripatéticienne.
Les conclusions théologiques relatives à la spiritualité de l’âme, aux dogmes du péché originel, de la rédemption, dans la doctrine des Syriens des diverses sectes, n’offrent ici matière à aucune remarque spéciale. L’immortalité de l’âme, souvent affirmée expressément, est liée d’ailleurs à la foi, à la résurrection et au dogme de l’éternité des supplices et des récompenses. Les prières liturgiques et les hymnes syriennes ou nestoriennes de l’ofiice des funérailles prouvent que la foi des Orientaux est, sur ce point, conforme à l’enseignement catholique.
Suivant Aphraate (345), l’âme de l’homme, ruhâ nafiândytd, « l’esprit animal, » créée par Dieu, ne mourra pas. Démonstration, VI, 14, Palrologia syriaca, Paris, 1894, t. i, p. 294. L’âme est le principe de la vie du corps : « Comme l’âme soutient le corps, ainsi les justes soutiennent le monde. » Démonstration, xxv, 10, t. ii, p. [17). L’âme reçoit la grâce : « Elle a été marquée par le sang du Christ. » Démonstration, xiv, 31, p. 651.
Que l’âme de l’homme soit purement spirituelle, Abdiésu l’expose sans ambiguïté- : « Dieu appelle l’homme son image, d’abord à cause de l’âme raisonnable, naféd mëhiltd, qui est en lui, et, par sa spiritualité, sa subtilité, son incorporéité, représente la divinité, tandis que l’homme, par sa pensée, hawnd, sa parole et sa vie, figure la Trinité. » En effet, le Père est la pensée, le Fils est la sagesse et l’Esprit est la vie. Livre de la Perle, ii, 1, Mai, Scriplorum veterum vaticana colleclio, Rome, 1838, t. x, p. 321, 322. Cf. p. 347. lbid., i, 5, p. 320. Cf. p. 345, 346. S. Éphrem, Paradis, serm. ix, t. iii, p. 591, dit de son côté : « L’àme vole sans le secours de l’air ; elle est la colonne qui soutient le corps. »
III. Erreurs.
Tout en admettant comme un dogme certain la survivance de l’âme et la réalité des récompenses ou des peines futures, les Orientaux et surtout les nestoriens s’éloignèrent en d’autres points de la doctrine orthodoxe.
On retrouve dans Aphraate plusieurs pavsages conformes à la théorie de la division de l’àmj et de l’esprit. C’était celle des gnostiques et des manichéens ; mais avant eux, elle avait appartenu aux disciples de Pythagore et de Platon ; Josèphe et Philon l’avaient admise, et les écoles juives, auxquelles Aphraate est redevable de beaucoup, la maintenaient dans leur enseignement. Au surplus, à l’époque où Aphraate écrivait, ni les docteurs occidentaux, ni les conciles n’avaient combattu ce système, lequel d’ailleurs ne fut pas toléré longtemps dans l’Église.
Établie sur l’opposition entre buyr et rcvrjfjia dans certains textes invoqués par les trichotomistes, tels que I Thess., v, 23 ; I Cor., il, 14 ; xv, 45 ; Hebr., , iv, 12, cette théorie présente l’homme comme composé de trois éléments : le corps, l’âme et l’esprit ; mais â la différence de ceux qui l’ont précédé, Aphraate n’établit nullement la distinction platonicienne de l’âme animale ou végétative et de l’àme spirituelle ou intellectuelle. Pour lui, le troisième élément, superposé à « lame animale », principe de vie et principe immortel, n’est autre que la « grâce » de l’Esprit-Saint, reçue au baptême pour accompagner le chrétien durant toute sa vie et lui procurer le bienfait de la résurrection glorieuse. Voir Démonslr., VI, 14, p. 294. A la mort, le troisième élément retourne au ciel d’où il est descendu ; le second, l’âme, est. suivant notre auteur, « ensevelie dans sa nature » et « tout sens lui est ôté ». Ibid. L’âme séparée du corps est plongée dans le sommeil, viii, 18, p. 394. Privée de mémoire, de discernement et d’action quelconque, xxii, 6, p. 1002, elle attend comme dans un songe le réveil de la résurrection. Les impies dorment du sommeil de criminels qui se savent condamnés au supplice ; les justes reposent exempts de trouble et d’agitation, comptant sur la récompense promise.
A l’heure de la résurrection, l’esprit du ciel se tiendra à la porte des tombeaux : « il ressuscitera les corps avec [l’esprit] enseveli en eux et les revêtira de gloire », l’esprit de vie corporelle sera absorbé par l’esprit céleste et l’homme tout entier sera spiritualisé, tandis que les corps des pécheurs ne seront revivifiés que par l’esprit animal et demeureront dans leur nature inférieure, vi, 14, p. 295.
Saint Éphrem divise l’homme de cette façon : « L’âme l’emporte sur le corps ; l’esprit réydnd, vo-j ; , est plus que l’âme. L’âme embellit le corps et l’esprit donne sa beauté à l’âme. » Paradis, serm. ix, t. iii, p. 591.
Ces opinions se maintinrent et se développèrent dans la théologie des Orientaux. L’attente de l’âme elle-même et non plus, comme l’exposait Aphraate, de l’esprit céleste, à la porte des tombeaux, est soutenue par le patriarche nestorien Jésuyab, au VIIe siècle. Isaac de Ninive admet, comme Aphraate, la distinction de l’âme et de l’esprit. Voir J.-B. Chabot, De S. Isaaci Ninivitse rila, scriptis et dortrina, Louvain, 1892, p. 76. Babai l’archimandrite (628) la proclame pareillement dans le Livre de l’Union des deux natures du Christ. Assémani, Bibliotheca orientalis, t. iii, p. 101. Jean Saba, moine nestorien du viie siècle, expose avec clarté et talent les opinions diverses des docteurs au sujet de l’àme, et, relativement aux erreurs orientales, il explique que le « paradis » où vont les âmes n’est pas un lieu terrestre ; que l’attente de l’âme auprès du sépulcre signifie l’attente de la résurrection ; que l’opération, la connaissance de l’âme séparée du corps étant, en réalité, moins parfaite dans cet état qu’elle ne le deviendra après la réunion au corps ressuscité, la privation du sentiment dans la théorie des hypnopsychiques peut être prise comme une comparaison. Sermon XI, Bibliothèque nationale, fonds syriaque, n. 202, fol. 57. V. Zotenberg, Catalogue, p. 153 ; Assémani, Bibliotheca orientalis, t. i, p. 438.
Au commencement du même siècle, Joseph Hazzaya, moine nestorien, soutint la thèse origéniste de la priorite de l’existence des âmes. Assémani, Bibliotheca orientalis, t. III, p. 101. Le synode de Timothée Ier, patriarche nestorien ( 786-787), condamna cette erreur de même que celle du sommeil de l’âme. Toutefois, cette dernière se retrouve défendue, ou du moins rapportée dans des auteurs postérieurs. George d’Arbèles (987), dans le Livre de l’exposition des offices, il, 12, cite et adopte l’opinion d’Abraham Bar-Lippa, à savoir que les saints Pères ne permettent pas de dire que l’âme séparée du corps jouisse de la faculté de sentir. Assémani, Bibliotheca orientalis, t. iii, p. 438. Par contre, l’auteur anonyme du Traité de la foi défend la doctrine orthodoxe ; l’âme étant simple et immortelle, garde sa nature. Assémani, Bibliotheca orientalis, t. iii, p. 281.
Antérieurement, George, évêque des Arabes, jacobite (viie -vme siècle), à propos des écrits d’Aphraate, qu’il censure avec quelque acrimonie, combat la confusion de l’âme humaine avec l’âme végétative et montre l’inanité de la distinctionde l’âmeetde l’esprit. Lagarde, Analecla sijriaca, Leipzig, 1858, p. 108 ; Ryssel, Ein Brief Georgs, Bischof der Araber, Gotha, 1883 ; J. Forget, De vita et scriptis Aphraalis, Louvain, 1882, p. 46-49. De même, Gennade s’élève contre la doctrine de « certains dogmes syriens qui disent qu’ily a deux âmes dans l’homme «.De ccclesiasticis dogmatibus, c. xv, P. L., t. lviii, col. 984.
L’un de6 derniers écrivains nestoriens, Salomon de Bassora (xme siècle), expose encore la théorie de l’hyp : iopsychie, comme l’opinion de plusieurs théologiens de sa nation, bien que d’autres enseignent, dit-il, que l’âme après la mort est conduite devant le juge et mise immédiatement en jouissance de la récompense ou livrée au châtiment de ses fautes. Livre de l’Abeille, c. lvi, Assémani, Bibliotheca orientalis, t. iii, p. 322, 323. Ailleurs, il représente les âmes des justes allant après la mort dans le « paradis » et celles des pécheurs dans les « abîmes ». Ibiil., c. xv, p. 318. C’est la croyance commune des Orientaux. Si certains textes liturgiques syriaques semblent concorder non pas avec la fausse doctrine de l’hypnopsychie, mais avec la thèse du retard des peines et des récompenses ; voir Badger, The Nestorians and tUiir ritual, t. H, p. 319 ; il faut bien reconnaître qu’ils sont, â l’égal des textes grecs ou latins relatifs au jugement final, susceptibles d’une meilleure interprétation. D’ailleurs les livres d’office des syriens et des nestoriens expriment souvent l’idée du suffrage pour les défunts. Timothée II, patriarche nestorien au XIIe siècle, expose en ce sens l’enseignement de son Eglise. Livre des sacrements, VII, vi, 7, analysé dans Assémani, Bibliot /teca orientalis, t. m a, p. 567-080. C’est â tort aussi qu’Assémani accuse Renaudot d’avoir prétendu à la persistance de cette fausse notion parmi les chrétiens du Malabar. Bibliotheca orientalis, t. iv, p. 342. Voir Renaudot, Lilurgise orientales, t. ii, p. 846 [640].
complétera nus données sur l’eschatologie orientale, nous devons signaler Ahoudemmeh (blb), auteur d’un traité sur l’âme et d’un écrit sur le composé humain, Hritisli Muséum, Add. 14620 ; R. Duval, Littérature syriaque, Paris, 18’.K>, p.’JôO ; — tooyse Barcépha, évoque jacobite (903), Truite sur l’âme, en quarante chapitres, avec un appendice sur l’utilité de l’offrande pour les morts, Bibl. vatieane, 147 ; R. Duval, p. 391, 392 ; — Bar-Hélaaus (1286), au huitième livre du Candélabre du sanctuaire De l’âme rationnelle, Bibliothèque nationale, fonds syriaque, n. 210, fol. 235-291, Catalogue, p. 163 ; R. Duval, p. 152, 253 ; — Jean de Dara, évêque nestorien (ixe siècle), auteur d’un important traité sur l’âme, R. Duval, p. 390 ; Bibliothèque vaticane,
manuscrit syr., 147.J. Parisot.
I. Génératianisme.
II. Préexistentianisme.
Le pape Benoît XII écrivit en 1341, au roi de Cilicie Léon IV et au patriarche d’Arménie, des lettres ou il reproche aux Arméniens diverses erreurs, dont il avait dressé la liste en 117 articles.
I. Génératianisme.
Le cinquième article est relatif à l’origine de l’âme. Il accuse certains Arméniens de traducianisme : 1o un certain Mechitar, y lisons-nous, a introduit et enseigné l’erreur suivant laquelle l’âme humaine du fils serait engendrée de l’âme de son père, comme le corps est engendré par le corps, et un ange par un autre ange ; parce que l’âme raisonnable de l’homme et la nature intellectuelle de l’ange étant des lumières spirituelles, produisent d’elles-mêmes d’autres lumières spirituelles. Cette erreur, suivant Benoit XII, avait été adoptée par toute une province d’Arménie, tandis que les autres Arméniens admettaient la création des âmes par Dieu. Raynaldus, Annales ecclesiastici, an. 1341, n. 50, édit. Mansi, Lucques, 1750, t. vi, p. 263. Le roi Léon IV, qui demandait alors des secours aux Latins contre les Turcs, fut très ému des plaintes du souverain pontife. Il fit réunir en 1344 ou 1345 (Raynaldus, ibid., p. 262), un concile où l’Église d’Arménie répondrait à ces accusations et affirmerait sa foi sur tous les points signalés par Benoit XII. Nous en possédons les actes. Les Pères du concile disent qu’ils n’ont jamais entendu parler jusque-là de l’erreur que le pape attribue au susdit Mechitar, que cette erreur a toujours été frappée d’excommunication chez les Arméniens. La foi de leur Église, assurent-ils, est comme elle a toujours été « que les âmes sont créées de Dieu par de nouvelles créations, au moment où elles sont mises dans le corps qu’elles doivent animer, les âmes des hommes quarante jours, celles des femmes quatre-vingts jours après la conception, suivant l’enseignement de saint Grégoire de Nysse. Ils ajoutent qu’ils ont ouï dire qu’à sa mort Mechitar avait averti qu’on n’adoptât pas cette erreur, et que si elle était restée dans quelqu’un de ses livres, on le brûlât. Mansi, Concil. collect., t. xxv, Venise, 1782, col. 1193. Cette dernière observation montre bien que les Arméniens cherchaient à se justifier par tous les moyens et que l’accusation de Benoît XII n’était pas aussi dénuée de fondement qu’ils le prétendaient. L’auteur qui avait soutenu cette erreur du génératianisme est Mechitar de Schirvaz.
II. Préexistentianisme.
On a remarqué que dans leur concile de 1312, les Arméniens rejettent aussi le préexistentianisme ou la préexistence des âmes. Benoit XII ne les avait pas accusés expressément de cette erreur. Il leur avait seulement reproché d’attribuer au Christ d’avoir tiré toutes les âmes de l’enfer après sa résurrection (nous étudierons ailleurs cette erreur), de les avoir conduites quelque temps au paradis terrestre en leur disant : « Voilà le lieu où vous avez été, » Raynaldus, ibid., n. 22, p. 265 : ce qui supposait le préexistentianisme. Le successeur de Benoit XII, Clément VI, s’explique plus clairement au sujet de cette erreur, dans une lettre écrite en 1351 à Consolator, patriarche d’Arménie, qui lui avait adressé une seconde justification. Clément VI disait : « Nous voulons savoir si vous et les Arméniens qui vous obéissent, vous croyiez et croyez encore que les âmes de tous les hommes ont été créées au même moment par Dieu. » Raynaldus, ibid., n. 4, p. 530.
Vartan, regardé comme un maître par les Arméniens et suivi dans ses hérésies par un bon nombre d’habitants de la Petite-Arménie, a en effet soutenu que Dieu ne créait pas chaque âme au moment de la génération, mais qu’il les avait créées toutes ensemble en une seule fois, sinon que Moïse nous aurait trompes en disant, tien., ii, 2, qu’il s’est reposé le septième jour. Galanus, Conciliat. Ecclesiæ Armemæ cum Romana, part. II, t. ii, p. 7 sq. C’est lui et ses disciples que Clément VI condamne dans sa lettre au patriarche Consolator. Mais nous avons vu par les déclarations du concile des Arméniens de 1342 que sa doctrine était rejetée par l’Église d’Arménie. D’ailleurs les Pères grecs, que reçoit et qu’a toujours reçus l’Église arménienne, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse et les autres enseignent que l’âme est créée au moment de son union avec le corps et ils traitent d’absurde l’opinion de ceux qui veulent qu’elle ait existé auparavant et qu’elle ait été emprisonnée dans le corps pour des fautes antérieures. Il y a longtemps qu’ils ont répondu à Vartan que Dieu s’est reposé le septième jour en ce sens qu’il n’a plus produit de nouveaux ouvrages, mais qu’il n’a cessé d’agir, et de multiplier les individus selon leurs espèces et de gouverner le monde selon les lois qu’il lui a données ; Dieu en créant les âmes successivement ne fait pas une nouvelle création ; il ne fait que multiplier l’espèce humaine conformément à la loi qu’il lui a imposée en disant : « Croissez (hébreu : engendrez) et multipliez-vous. »
Richard d’Armagh (Armacanus), Summa in questionibus Armenorum, l. VIII, c. xxv, in-4°, Paris, 1511, fol. 60, 61, ouvrage écrit sous le pape Clément VI, pour ramener les Arméniens à l’orthodoxie ; Galanus, Conciliatio Ecclesiæ Armenæ cum Romana, Rome, 1661, part. II, t. i, p. 1-35 ; Nève, L’Arménie chrétienne, Louvain, 1880, p. 214 sq.
VIII. AME. SA SPIRITUALITÉ. Démonstration théologique.
I. En quoi consiste la spiritualité de l’âme
humaine.
II. Écriture sainte.
III. Pères.
IV. Documents
ecclésiastiques.
V. Théologie.
I. En quoi consiste la spiritualité de l’âme humaine.
Définissons d’abord les termes suivants d’après la philosophie et dans la langue concise de saint Thomas : simplicité et composition, immatérialité et matérialité, spiritualité.
1° Le simple est ce qui n’est pas composé ; et, il y a autant de manières d’être simple, qu’il y a de manières d’être composé. La composition mathématique est faite de parties quantitatives : elle convient à la grandeur et au mouvement, au temps et à l’espace. L’union de principes coessentiels, de la matière et de la forme, par exemple, constitue, dans une substance matérielle et sensible, la composition physique. Tous les êtres contingents se composent d’essence et d’existence, d’acte et de puissance, de sujet et d’accident : c’est la composition métaphysique. Enfin, du genre et de la différence résulte la composition logique. Dieu seul est absolument simple : acte pur, il répugne à tout genre de composition. L’âme, qu’elle soit végétative, animale ou humaine, n’exclut que la composition mathématique et la composition physique. Elle est simple, en ce sens seulement, que par elle-même elle n’a pas d’étendue et que son essence n’est point composée de matière et de forme.
2° Le concept de matériel comprend, en premier lieu, tout ce qui est quantité et étendue. Il s’applique, en outre, à de certaines activités qui, pour être et agir, dépendent intrinsèquement de la quantité et de l’étendue. C’est ainsi que les âmes végétatives et animales sont dites matérielles : elles tirent leur origine de la matière et n’exercent leur action que par des organes et dans des organes, dont elles partagent les vicissitudes. Le concept d’immatériel implique donc et les deux premiers degrés de simplicité et l’intrinsèque indépendance de la matière.
L’âme de l’homme est immatérielle : elle n’a ni quantité, ni étendue ; la matière étant impuissante à l’engendrer, Dieu l’a créée libre et immortelle ; par l’intelligence et la volonté, elle communie à l’éternel et à l’absolu, bien que par ses puissances végétatives et sensitives elle se trouve d’être rivée à la matière.
3° Les concepts de spiritualité et d’immatérialité sont identiques. Le mot spiritus désignait d’abord la respiration des animaux, l’air aspiré et expiré, le vent et les mouvements aériens. Il s’étendit ensuite aux forces invisibles et à celles des substances qui, grâce à leur subtilité, semblent avoir moins de matière, comme l’air et le feu. Dans la philosophie de saint Thomas, cette expression s’applique à ce qui est incorporel et immatériel. Cependant il convient de remarquer qu’immatériel est souvent synonyme d’inétendu ou de simple, tandis que spirituel conserve sa même signification : à savoir, simplicité et indépendance intrinsèque de la matière, sous le rapport de l’existence et de l’action. S. Thomas, Contra Gent., l. II, c. xlix ; In IV Sent., l. I, dist. VIII, q. v, a. 2 ; dist. XVII, q. i, a. 2 ; Quæst. disp., despirit. creat., a. 1 ; Sum. theol., Ia, q. lxxv, a. 1 ; Lorenzelli, Philosophim theoreticæ institutiones, t. ii, Psycliologia specialis, lect. proæm., p. 208-215 ; lect. v, p. 268-269, 2e édit., 1890.
Il résulte de ces définitions que la spiritualité de l’âme humaine consiste dans un principe substantiel, simple ou inétendu, intrinsèquement uni au corps dans la vie organique et la vie sensitive, mais possédant une existence et une action propres dans la vie intellective.
La démonstration de la spiritualité de l’âme humaine mettra en lumière ces trois points :
- substantialité,
- simplicité et
- immatérialité.
II. Écriture sainte.
Le concept de la spiritualité de l’âme, tel qu’il a été formulé par l’Ange de l’école, ne peut être établi par aucun texte scripturaire décisif. Les Livres saints ne sont pas des traités de métaphysique. Ils s’adressent non à une catégorie d’hommes, mais à l’humanité. Or, ce qui nous passionne, en raison de son importance pour l’orientation et la conduite de la vie, c’est bien moins la spiritualité de l’âme que son immortalité. Aussi, même au point de vue philosophique, l’étude de l’immatérialité de notre nature a-t-elle toujours retardé sur celle de notre destinée. Il n’est donc pas surprenant que les auteurs inspirés, en parlant de l’âme, aient laissé dans l’ombre et son caractère intime et ses relations avec le corps. Ils n’entrait pas dans les desseins de Dieu de nous révéler une théorie complète du composé humain, mais plutôt de nous donner la solution de ces graves problèmes que tout homme, en possession de sa raison, ne peut manquer de se poser : « L’âme survivra-t-elle à la destruction du corps, et, si elle lui survit, sera-t-elle immortelle ? Dans la vie future, la justice divine fera-t-elle cesser les inégalités de la vie terrestre, en récompensant la vertu et en punissant le vice ? »
Il y a bien quelque rapport entre la spiritualité et l’immortalité. Cependant ces deux termes ne forment pas un couple : l’un n’entraîne pas nécessairement l’autre. Si une essence immatérielle a droit à l’immortalité, la réciproque n’est pas vraie. Nous verrons que certains Pères de l’Église n’ont accordé à l’âme qu’une immortalité extrinsèque, surajoutée par un don gratuit de Dieu ; ils ne regardaient pas l’immortalité comme un corollaire de sa nature.
D’ailleurs, si le concept de la spiritualité de l’âme humaine ne se rencontre nulle part dans les saintes Écritures, avec cette précision que les Pères eux-mêmes n’ont pas connue et que saint Thomas a su lui donner, on y trouve des textes nombreux et suffisamment clairs, en faveur de la supériorité de l’âme sur le corps et de son immatérialité. Ils ont été indiqués plus haut à l’article I. Ame dans l’Écriture. Il convient d’insister ici sur les plus importants.
La psychologie des Hébreux possède trois termes qui intéressent spécialement la nature de l’âme et ses rapports avec le corps : bašâr, rùaḥ, néféš, qu’on traduit par chair, esprit et âme. D’après la Genèse, Yahweh façonna d’abord le corps de l’homme, bašâr, sorte de boue terrestre organisée en corps humain. Ensuite, il souffla sur son visage et lui inspira un souffle de vie, rùaḥ. Enfin de l’union du bašâr et du rûah résulte l’homme, « l’âme vivante, » néféš. Gen., ii, 7. D’après les hébraïsants, il est difficile de préciser le sens des deux mots, néféš et rùaḥ. Etymologiquement ils signifient l’un et l’autre : souffle, respiration. Quand on meurt, c’est tantôt le néféš et tantôt le rûaḥ qui disparaît. Le premier semble désigner de préférence le moi, la personnalité ; il sert quelquefois de pronom réfléchi. Le second fait penser au νοῦς des Grecs ; lorsque Yahweh retire le rûaḥ du corps de l’homme, le corps redevient poussière et le rûaḥ survit. La Bible affirme donc, dès ses premiers chapitres, la distinction de l’àme et du corps, la survivance de l’âme et par conséquent une certaine indépendance de l’esprit à l’égard de la chair. Bien plus, elle nous enseigne que par son âme l’homme est créé à « l’image et à la ressemblance de Dieu ». Gen., i, 26-28. « Dieu fait sortir chaque chose de ses principes, dit Bossuet ; il produit de la terre les herbages et les arbres avec les animaux, qui n’ont d’autre vie qu’une vie terrestre et purement animale ; mais l’âme de l’homme est tirée d’un autre principe qui est Dieu. C’est ce que veut dire ce souffle de vie, que Dieu tire de sa bouche pour animer l’homme. Ce qui est fait à la ressemblance de Dieu ne sort point des choses matérielles ; et cette image n’est point cachée dans ces bas éléments pour en sortir, comme fait une statue de marbre ou de bois. L’homme a deux principes : selon le corps, il vient de la terre ; et c’est pourquoi, dit Salomon, pendant que le corps retourne à la terre d’où il a été tiré, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. » Elévation sur les mystères, 4e semaine, XIe élév.
Le livre de la Sagesse marque un grand progrès dans le développement de la doctrine de l’immortalité. Il contient aussi une conception plus claire et plus achevée du composé humain. La nature immatérielle de l’âme y prend des contours précis, par son opposition avec le corps. Aucun autre livre de l’Ancien Testament n’a un langage aussi explicite. Corpus enim, quod corrumpitur, aggravat aniniam, et terrena inhabitatio deprimit sensum multa cogitentem. Sap., ix, 15. « Le corps corruptible accable l’àme et la demeure terrestre alourdit l’esprit qui médite beaucoup de choses. » L’âme subsiste, elle a sa vie propre, ses opérations sont plutôt gênées que servies par le corps. La mort ne fera que libérer l’âme et lui rendre l’indépendance de ses facultés. On voit combien sont voisines les idées de spiritualité et d’immortalité. Revue biblique, 1er avril 1898, La doctrine de l’immortalité, par M. Touzard ; Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, t. iii, l. II, c. i-iv.
Le Nouveau Testament retrace souvent le tableau d’une lutte douloureuse entre les tendances de la chair et celles de l’esprit. Écoutez saint Paul : Scimus enim quia lex spiritualis est : ego autem carnalis sum venumdatus sub peccato. Non enim quod volo bonum, hoc facio : sed quod nolo malum, hoc ago. Invenio igitur legem, volenti mihi facere bonum, quoniam mihi malum adjacet : condelector enim legi Dei secundum interiorem hominem : video autem aliam legem in membris meis, repugnantem legi mentis meæ, et captivantem me in lege peccati, quæ est in membris meis. Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis hujus ? Gratia Dei per Jesum Christum Dominum nostrum. Igitur ego ipse mente servio legi Dei ; carne autem legi peccati. Rom., vii, 14-25. L’apôtre souffre et se plaint du combat que se livrent en lui la loi de l’esprit et celle de la chair. Il souhaite d’être délivré de ce corps qui le tient en esclavage, Affranchi, il suivrait sans défaillance la loi spirituelle. L’esprit a donc sa loi propre et cette loi est radicalement opposée à la loi de la chair. L’âme de l’homme est immatérielle.
On pourrait apporter un très grand nombre de textes qui insinuent la spiritualité de l’âme. Mais aucun ne dit en termes formels que l’âme est un pur esprit, sauf peut-être le passage suivant de saint Luc : Videte manus meas et pedes, quia ego ipse sum : palpate et videte : quia Spiritus carnem et ossa non habet, sicut me videtis habere. Luc, xxiv, 39. Le mot spiritus est défini, il désigne ce qui n’a ni chair, ni os, ce qui est incorporel ou immatériel.
En résumé, la Bible suppose partout la spiritualité de l’âme, quoiqu’elle reste muette sur la nature de cette spiritualité.
III. Pères et écrivains ecclésiastiques.
L’homme est composé de deux substances distinctes et irréductibles, le corps et l’âme ; le corps retourne à la poussière, en attendant la résurrection, l’âme remonte à Dieu son principe et s’unit de nouveau au corps ressuscité. Telles sont les données de la foi. On les retrouve chez tous les Pères et écrivains ecclésiastiques, avec un degré de précision et d’analyse qu’elles n’ont pas dans les saintes Écritures. Obligés de défendre l’immatérialité de l’âme contre les erreurs philosophiques de leur temps, les apologistes ont écrit, pour la plupart, des Περὶ ψυχῆς et des De anima, où, sans prétendre à une systématisation spéculative et abstraite, ils se sont expliqués sur la nature du composé humain.
Les Pères des trois premiers siècles admettent tous la spiritualité, comme on l’a montré à l’article Ame, Doctrine des trois premiers siècles. Si ces Pères, et même ceux qui ont écrit plus tard, sont loin de présenter une conception uniforme de la spiritualité, cela tient, comme on l’a vu dans cet article, à la difficulté qu’il y avait alors à concilier les données de la révélation chrétienne avec celles de la philosophie grecque. Deux courants se dessinent parmi les écrivains ecclésiastiques de cette époque, l’un dérivant du stoïcisme, l’autre partant du platonisme. Au sujet des Pères qui se rattachent au courant stoïcien, comme Tertullien, deux points essentiels sont à noter. En premier lieu, l’immortalité et la subsistance n’étaient, pour eux, que des propriétés extrinsèques à l’âme, accordées par Dieu ; tandis que pour saint Thomas elles sont des propriétés intrinsèques : la nature de l’âme étant ce qu’elle est, il faut qu’elle subsiste et qu’elle soit immortelle. En second lieu, cette double manière d’entendre la subsistance et l’immortalité entraîne une conception de la nature de l’âme très différente de la conception thomiste. Si l’âme subsiste par elle-même per se, elle est spirituelle, au sens très précis du mot. Si la subsistance ne lui convient qu’en raison du corps, per accidens, elle est seulement simple, c’est-à-dire inétendue en elle-même, mais étendue par rapport au corps, sans lequel elle devient incapable d’exister et d’agir. Les Pères stoïciens ont donc pu dire que l’âme est simple et qu’elle est composée : ils ne lui reconnaissent qu’une subsistance extrinsèque et accidentelle.
Ceux des Pères qui se sont inspirés des doctrines platoniciennes posent et résolvent, de façon plus nette et surtout plus exacte, le problème de la nature de l’âme.
Le grand docteur de l’École d’Alexandrie, Origène, admet que, de son essence, l’àme est incorporelle. Sans doute plusieurs de ses paroles donnent lieu de croire qu’il voyait dans la nature de l’âme et des esprits un certain caractère de corporéité. Mais il voulait simplement dire, avec les platoniciens, que les âmes ne sont jamais complètement dépouillées de corps et qu’en outre du corps grossier dont elles sont revêtues pendant cette vie, elles sont unies à un corps aérien qui les suit partout et qui survit à la destruction du premier. Porphyre et Plotin désignaient ce corps subtil sous le nom de corps spirituel, parce qu’il est le revêtement intérieur de l’âme. Philopon admettait encore un troisième corps, plus subtil, plus spirituel, qu’il nomme σῶμα οὐράνιον, αἰθέριον, αὐγοειδές ; il l’accorde aux âmes délivrées d’affections matérielles. D’autres l’appellent τὸ πνευματικόν. Mais il faudrait être bien étranger aux théories des néoplatoniciens pour croire qu’ils faisaient consister la nature de l’âme dans l’un ou l’autre de ces corps.
La conception spiritualiste reçut un nouvel éclat avec les trois lumières de la Cappadoce, saint Basile, saint Grégoire de Nysse et saint Grégoire de Nazianze.
Saint Basile s’élève à Dieu, l’être incorporel par essence, en méditant sur l’âme incorporelle, invisible, qui réside en nous : « Par l’âme incorporelle qui habite en toi, comprends que Dieu est incorporel… Crois que Dieu est invisible, lorsque tu considères ton âme ; car elle non plus ne peut être aperçue par des yeux corporels. Elle n’est en effet ni colorée, ni douée de forme, ni empreinte d’aucun caractère corporel ; mais elle n’est connue que par ses opérations. » Homil. in illud, Attende tibi ipsi, n. 7, P. G., t. xxxi, col. 216.
Plus fort et plus incisif, le passage suivant de saint Grégoire de Nysse révèle une pensée plus maîtresse d’elle-même. Il s’agit de la ressemblance et de la parenté de l’âme avec Dieu. Dieu ne tombe sous aucune des catégories matérielles : « ni corps, ni figure, ni forme, ni qualité, ni masse, ni poids, ni lieu, ni temps. » L’âme se reconnaît aux mêmes caractères. « Puisque tel est le modèle, il est naturel que l’esprit qui est à sa ressemblance se reconnaisse aux mêmes caractères ; il est donc sans matière ; il ne peut être vu ; il n’est perçu que par la pensée. » De mortuis oratio, P. G., t. xlvi, col. 509. Dieu est d’une nature intellectuelle, immatérielle, supérieure à l’étendue et aux sens. L’âme, créée à son image, reflète les mêmes traits essentiels : elle est dépouillée de matière, invisible, accessible seulement à la réflexion pure. Il ne faut pas confondre le mens, νοῦς, qui est le sommet de l’âme, avec les sens. Dans la multiplicité hétérogène des sensations, le mens, simplicité vivante, introduit l’unité de sa pensée, sans toutefois s’y absorber. « L’esprit est simple par nature ; on n’y peut mettre aucune composition. » De hominis opificio, c. xi, P. G., t. xliv, col. 153. Fidèle à l’esprit de Platon, saint Grégoire de Nysse creuse un abîme entre le corps et l’âme. D’après saint Jérôme, l’âme guide le corps comme un cavalier des chevaux fougueux, elle le dirige comme le maître son disciple. Moins nobles sont les comparaisons de saint Grégoire. L’âme, prisonnière de la tourbe des éléments, et incapable de s’accorder, si je puis ainsi parler, avec cette populace, soupire après sa délivrance ; elle ne constitue qu’à regret l’unité de l’être humain. Le mens ne réside pas dans le corps, il ne l’entoure pas non plus ; il est en lui et autour de lui, d’une manière qui dépasse notre intelligence. Il agit par les organes, sans perdre rien de sa simplicité. Op. cit., c. xv, P. G., t. xlix, col. 176.
Saint Ambroise établit l’immatérialité de l’âme comme saint Grégoire de Nysse, en la comparant à Dieu. Epist., xxxiv, ad Horuntianum, 3, P. L., t. xvi, col. 1074.
Saint Jean Chrysostome la fonde sur la notion philosophique de l’incorporel. « Il y a dans l’homme une substance incorporelle et immortelle qui l’emporte sur le corps de toute la supériorité que l’incorporel doit avoir sur le corporel. » In Gen., homil. xiii, 3, P. G., t. liii, col. 103.
Le grand concert spiritualiste des Pères atteignit sa plus haute expression avec saint Augustin. L’âme, par la noblesse de sa nature, surpasse les créatures corporelles, autant que Dieu surpasse l’immensité de l’univers. Il est inutile d’instituer tant d’hypothèses sur son essence profonde. Douter c’est se connaître, car douter c’est penser. « L’âme a conscience du doute qui l’obsède au sujet de sa propre nature, mais son doute n’est-il pas levé ? Tout ce qu’elle sait, elle le sait tout entière : si donc elle a conscience de se rechercher, elle se trouve dans sa recherche, elle se connaît tout entière. Qu’elle cesse donc, qu’elle cesse de s’imaginer corporelle ; elle ne pourrait l’être sans le savoir, alors que le ciel et la terre, visibles aux yeux du corps, lui sont moins connus qu’elle-même. » De Genesi ad litteram, l. VII, c. xix, xxi, P. L., t. xxxiv, col. 364, 366 ; cf. De Trinitate, l. X, c. x, n. 13, 14, P. L., t. xlii, col. 1046. Saint Augustin dit ailleurs que l’âme comprend et aime, qu’elle se souvient d’avoir compris et aimé : mémoire, pensée et amour, c’est toute l’âme, image de Dieu. De Trin., l. X, c. x, n. 13, ibid. Contrairement à un certain nombre de Pères qui craignaient d’égaler l’âme à Dieu, en lui attribuant l’immatérialité, notre docteur déclare qu’on peut la comparer à la divinité créatrice ; qu’elle enveloppe, comme elle, plus de réalité que le monde changeant déployé dans l’espace. L’imperfection de ses facultés la lient bien au-dessous de l’infini. De anima, l. IV, c. xii, n. 18, P. L., t. xliv, col. 534. Descartes n’ajoutera rien d’essentiel aux lumineuses méditations du De Trinitate ou du De quantitate animæ. Pressé par les questions de la princesse palatine, il ne s’expliquera que d’une façon très sommaire sur le rapport de l’âme et du corps. Saint Augustin avait laissé inachevée la théorie de l’union de l’âme et du corps ; il s’employa surtout à distinguer ces deux substances. Créée peut-être avant le corps, l’âme, d’après l’évêque d’Hippone, tend à s’unir à lui d’un instinct naturel et profond, analogue au vouloir vivre de l’être vivant. Elle le pénètre, mais ne s’y diffuse pas à la manière d’un fluide. Elle ne se localise nulle part : on la reconnaît à son action. De Gen. ad lit., l. VII, c. xxi, P. L., t. xxxiv, col. 345. Cf. ibid., c. x-xx, xxvii ; Epist., clxvi,c. ii, n. 4, P. L., t. xxxiii, col. 721.
Saint Némésius et Claudien Mamert (ve siècle) ne poussèrent pas l’analyse plus loin. Le premier insiste sur la substantialité et l’absolue simplicité de l’âme humaine. « Qu’on ne dise pas qu’elle est dans le corps, mais plutôt que le corps est en elle : les moindres atomes la possèdent tout entière, elle leur est présente par une sorte d’inclination spirituelle, comme Dieu est présent au monde, sans être mesuré ni contenu par lui. » De natura hominis, ii, 3, P. G., t. xl, col. 536. Le second réfute l’opinion assez répandue qui prétend que l’âme est incorporelle en elle-même et corporelle par rapport à Dieu. Immatérielle en elle-même, l’âme l’est, à plus forte raison, pour Dieu. De statu animæ, iii, 10, P. L., t. iii, col. 771. Son traité se termine par le tableau suivant : DEUS : summum bonum sine qualitate, movetur sine tempore et loco, judicat et non judicatur ; SPIRITUS : magnum bonum cum qualitate, movetur in tempore, sine loco, judicat et judicatur ; CORPUS : bonum cum qualitate et quantitate, movetur localiter et temporaliter, nec judicat et judicatur. Ibid., c. xv, col. 779, 780.
Vers le vie siècle, commencent les discussions philosophiques proprement dites : commentaires aristotéliciens, traités de logique, encyclopédies du savoir. Les docteurs enseignent dans les écoles monacales et capitulaires : Boèce, Capella, Bède, Isidore de Séville, Cassiodore. Les scolastiques, en christianisant Aristote, comme les Pères avaient christianisé Platon, achèveront le solide et harmonieux édifice de la philosophie catholique au moyen âge. Le concept de la spiritualité qui évolue d’une manière si remarquable depuis saint Justin jusqu’au grand évêque et docteur d’Hippone, se purifiera peu à peu, au milieu des scories de la philosophie païenne, de tout élément matériel, et recevra de l’Ange de l’école une formule précise et féconde.
IV. Documents ecclésiastiques. — Les papes et les conciles ont d’abord affirmé la spiritualité de l’âme, contre les hérétiques, en définissant que Jésus-Christ a pris la nature humaine tout entière, et, par conséquent, une âme raisonnable et un corps de chair. Le symbole de saint Athanase, rédigé à la fin du Ve siècle, compare l’unité du Christ à l’unité de l’homme : Dieu et homme, le Christ est un ; chair et âme raisonnable, l’homme est un. Sicut anima rationalis et caro unus est homo : ita Deus et homo unus est Christus. Denzinger, Enchidridion symbolorum, n. 136. La distinction de l’âme rationnelle et du corps charnel est encore rappelée, à propos de l’humanité de Jésus-Christ, par le VIe concile œcuménique, en 630 : Deum vere et hominem vere, eumdem ex anima rationali et corpore. Denzinger, op. cit., n. 237, cf. n. 29, 118, 195, 203, 230, 293, 368, 356, 384, 408, 601, 873. — Plus tard, au commencement du xiiie siècle, le IVe concile de Latran enseigna la même vérité, d’une manière plus directe : Utramque de nihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem : angelicam videlicet et mundanam, ac deinde humanam quasi communem ex spiritu et corpore constitutam. Denzinger, op. cit., n. 355. Le concile du Vatican a reproduit textuellement la définition du concile de Latran. Cette reproduction lui confère une nouvelle précision, car les Pères du concile avaient sans aucun doute l’intention d’atteindre les matérialistes contemporains, qui rejettent l’existence de toute réalité spirituelle. Le matérialisme a été mis par eux, sous une forme très explicite, au nombre des hérésies. Si quis præter materiam nihil esse affirmare non erubuerit, anathema sit. Vacant, Etudes théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, Paris, 1895, t. i, p. 233.
Non seulement les papes et les conciles ont distingué l’âme du corps et affirmé sa spiritualité, mais encore ils ont déterminé certains des rapports qu’elle soutient avec lui. D’après la doctrine de l’Église, l’âme raisonnable est le principe de la vie corporelle et la forme immédiate du corps humain. En 1860, Pie IX rappela qu’on ne peut nier, sans errer dans la foi, l’unité de l’âme humaine. [texte latin] Epistola ad episc. Wratislaviensem, 30 aprilis 1860. Le VIIIe concile général (869) avait défini contre les apollinaristes que l’homme n’a d’autre âme que l’âme raisonnable. [texte latin]. Denzinger, Enchiridion symbolorum, n. 274. De plus, le concile général de Vienne (1311) a défini que la substance de l’âme raisonnable est vraiment par elle-même et par son essence la forme du corps humain. Il déclare hérétique celui qui prétendra le contraire, [texte latin]. Denzinger, n. 409. Cette définition du concile de Vienne a été renouvelée par le Ve concile de Latran (1512), et par Pie IX (1857, 1860). Denzinger, n. 621, 1509. Nous n’avons pas à entrer dans la controverse théologique qui s’est élevée sur le sens de la formule conciliaire. Nous n’avons cité ces textes que pour montrer le progrès de la théorie du composé humain.
Distincte du corps, l’âme est la forme du corps. De plus, elle est immortelle. Cela revient à dire qu’elle est une forme subsistante et, par conséquent, un principe spirituel. Vacant, Etudes théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, Paris, 1895, t. i, p. 214.
V. Théologie. — Les théologiens, s’appuyant sur la foi et sur la raison, sont unanimes à reconnaître que l’âme est distincte du corps et qu’elle ne dépend pas intrinsèquement des organes dans l’exercice de ses plus hautes fonctions, intelligence et volonté. L’analyse métaphysique les a conduits à admettre que, sans la spiritualité de l’âme, il devient impossible d’expliquer convenablement la liberté et l’immortalité, deux dogmes de la raison qui sont supposés par tout le christianisme. La grâce sanctifiante, les vertus infuses, les dons du Saint-Esprit, les béatitudes, toute la vie surnaturelle et son admirable pouvoir de divinisation sont inintelligibles, si la substance et les facultés naturelles de l’âme n’appartiennent pas à l’ordre spirituel.
Aussi, les discussions entre théologiens portent-elles, non sur le fait, mais sur la nature de l’immatérialité. À ce point de vue, il faut signaler la célèbre théorie de l’école franciscaine. Alexandre de Halès et saint Bonaventure avaient attribué à l’âme humaine une certaine matière spirituelle, [texte latin]. Sum. theol., II a, q. vi, a. 1. — Le second soutient la même opinion au sujet des anges. [texte latin]Illa positio videtur verior esse, scilicet quod in angelo sit compositio ex materia et forma. ln IV Sent., l. II, dist. III, q. i, a. 2 ; dist. XVII, q. i, a. 2. Pierre de Tarentaise appelait cette théorie planior et facilior. Scot s’est employé à la démontrer. Tout être créé est mélangé de puissance et d’acte. Or la puissance, potentia passiva, contient, d’après le docteur subtil, des éléments matériels. [texte latin]. Il y a trois espèces de matière première : materia primo prima, secundo prima, tertio prima. La materia primo prima est absolument indéterminée : [texte latin], q. vii, a. 2, n. 15 ; q. viii, a. 2, n.6 ; n. 19, 20 ; q. vu. La materia primo prima possède en propre l’acte d’exister : [texte latin]. Op. cit., q. vii, a. 1, n. 2, 3. Cependant, elle n’est l’acte de rien. [texte latin] vii, a. 1, n. 5. Scot ne nie pas que Dieu puisse créer une substance spirituelle, dépourvue de matière, mais il croit qu’une telle substance ne pourrait être sujet ni de passion, ni d’altération : [texte latin] Op. cit., q. vii, a. 2, n. 28.
La materia primo prima entre donc dans la constitution des êtres spirituels, aussi bien que dans celle des êtres corporels. Dieu seul est acte pur. Scot se prend à contempler l’évolution du monde sortant, sous la main du créateur, de la materia primo prima ; tout à coup son style se colore et l’image jaillit : [texte latin] Op. cit., q. vii, a. 4, n. 30.
Au fond, la materia primo prima de Scot, matière métaphysique qui n’est déterminée ni à la forme corporelle, ni à la forme spirituelle, n’est pas très éloignée de la potentialité que saint Thomas reconnaît à tout être créé. Mais combien la conception de l’Ange de l’école est plus lucide et plus profonde !
Les âmes et les esprits n’ont rien de matériel : ce sont des formes, mais des formes composées de puissance et d’acte, de substance et d’accidents, d’essence et d’existence. Dieu seul est l’acte, la substance, l’être.
Voir les ouvrages indiqués à l’article II. Ame. Écrits sur l’âme considérée au point de vue théologique, col. 971.
IX. AME. SA SPIRITUALITÉ. Démonstration rationnelle d’après la philosophie de saint Thomas.
I. Possibilité d’une démonstration rationnelle.
II. Indication de preuves diverses.
III. Le moi est un et identique.
IV. L’âme humaine est simple.
V. L’âme humaine est spirituelle.
I. Possibilité d’une démonstration rationnelle.
Un des grands soucis des Pères du concile du Vatican fut d’établir la valeur de la raison humaine contre les traditionalistes et les iidéistes. Pour bien comprendre la portée de leurs définitions, il faut se rappeler qu’ils considèrent la raison humaine en elle-même, indépendamment des états individuels où elle peut se trouver ; il s’agit beaucoup moins de ses résultats pratiques que de son pouvoir logique. En d’autres termes, le concile n’a pas dit que, de fait, certaines vérités, qui servent de fondement à la foi, nous sont d’abord connues par la raison et non par la révélation ; il déclare seulement qu’en droit la raison humaine est capable de les démontrer avec certitude. La démonstration rationnelle de ces vérités est possible et, dans l’ordre abstrait et logique, elle précède la lumière de la révélation. Le concile s’est préoccupé, d’une manière spéciale, de la preuve de l’existence de Dieu. Si quis dixerit Deum unum et verum, creatorem et Dominum nostrum, per ea quse facta sunt, naturali rationis humanse lumine certo cognosci non posse ; anathema sit. Const. Dei Filius, can. 1, De revelatione. Dans le chapitre iv de la constitution dogmatique Dei Filins, à propos des rapports de la raison et de la foi, les Pères déclarent explicitement que la raison peut démontrer les fondements de la foi : Cum recta ratio fidei fundamenta demonstret. Sans doute, la spiritualité de l’âme n’est pas désignée en termes explicites. Mais qui oserait nier que cette vérité ne soit au nombre des fundamenta fidei ?
Aussi bien, Bonnetty, fondateur des Annales de philosophie chrétienne, suspect de fidéisme, fut obligé, en vertu d’un décret de la Congrégation de l’Index approuvé par Pie IX, de souscrire la proposition suivante : Raliocinatio Dei existentiam, animée spiritualitatem, hominis Uberlalem cum certiludine probare potest. Fides posterior est revelatione, proindeque ad probanduni Dei existentiam contra atheum, ad probandum animas rationalis spiritualitatem ac liberlatem contra naturalismi ac fatalismi sectatorem allegari convenienter nequit. Denzinger, Enchiridion, n. 1506.
Prouver par la philosophie la possibilité d’une démonstration rationnelle de la spiritualité de l’âme humaine, reviendrait à démontrer la possibilité de la métaphysique et à légitimer sa méthode et ses principes. Outre que ce problème entraînerait trop loin, il vaut mieux entreprendre la démonstration elle-même.
II. Indication de preuves diverses. —
On peut ramener les différentes formes de démonstration, qu’on a données de la spiritualité de l’âme, aux dix preuves suivantes :
1. La matière est essentiellement composée ; et la pensée, essentiellement simple. Il en résulte que la pensée ne peut pas être l’effet de la matière.
2. La pensée ne peut être ni un attribut essentiel, ni une modification accidentelle de la matière. Donc elle est spirituelle.
3. La matière est inerte et passive ; la substance pensante est active. La matière n’est donc pas la substance qui pense.
4. La sensation ne s’explique pas par un ébranlement nerveux : elle est perception et, à ce titre, simple et indivisible.
5. Nous comparons les sensations entre elles. Cette comparaison suppose que les sensations aboutissent à un être indubitablement simple qui est comparateur et juge.
6. Outre les idées des choses sensibles, nous avons des idées d’objets absolument incorporels. Or ces idées ne peuvent pas venir des sens, elles ne peuvent prendre leur origine que dans une substance spirituelle.
7. L’idée la plus intime est celle du moi. Or cette idée n’est que le sentiment de ma pensée et de mon existence. Je suis donc un moi pensant et sentant : je suis un moi immatériel.
8. L’homme réfléchit et raisonne ; or ces opérations ne peuvent être que les œuvres d’une substance spirituelle.
9. La matière n’agit que dans le présent. Mais la substance pensante se transporte dans le passé par la mémoire, dans l’avenir par la prévision. Elle est donc immatérielle.
10. L’homme est non seulement un être intelligent, mais aussi un être voulant : or la volonté n’est pas matérielle. — Consulter sur toutes ces preuves le cardinal de la Luzerne : Dissertations sur la spiritualité de l’âme, in-12, Paris, 1823.
Ces preuves ne paraissent pas toutes convaincantes. Ce qui été leur force à plusieurs d’entre elles, c’est qu’on y confond le concept de la simplicité et celui de la spiritualité. La démonstration thomiste, qui est la grande démonstration traditionnelle, fera ressortir ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans les démonstrations précédentes. Nous allons exposer cette démonstration, en établissant successivement : 1° la substantialité du moi et de l’âme ; — 2° la simplicité de l’âme ; — 3° sa spiritualité.
III. Le moi est un et identique : l’ame est une partie substantielle du moi.—
La vie psychologique tend à une unité réelle. De tous les états de conscience, il n’en est pas un seul qui ne s’oriente vers un centre virtuel commun : le moi. A la base de la personnalité humaine, se trouvent les sensations qui émanent soit de la périphérie interne du corps, sensations organiques, viscérales, intra-craniennes, musculaires, osseuses, articulaires, tendineuses, etc., soit de la périphérie externe visible et tangible. La disparition ou l’altération de l’un de ces groupes de sensations rétrécit la base ou modifie la nature de la personne physique. Et la plupart des troubles de la vie intérieure ou scissions du moi s’expliquent par des troubles ou scissions de la sensibilité corporelle et de la motricité. — Les autres sensations et, d’une manière générale, tous les états psychologiques qui sont dans le plan actuel de la conscience, revêtent lu forme personnelle et convergent de leur nature vers un même point central. Tout désordre, subi par eux, introduit un désordre correspondant dans le sentiment du moi. — Le passé obéit, comme le présent, à la loi de la convergence. Nous jouissons du pouvoir d’évoquer un grand nombre de souvenirs. La conscience de cette faculté n’est pas étrangère à la constitution de la personne. Celle-ci est diminuée de tout ce que la mémoire ne peut reproduire ou reproduit mal : les souvenirs hallucinatoires occasionnent des transpositions du moi ; les associations irrégulières et anormales désorientent le cours de notre vie. — Enfin, si le moi comprend, tout ce que nous avons été et tout ce que nous sommes, il comprend aussi tout ce que nous voudrions être. La représentation de l’avenir et de l’idéal se mêle à la conscience du moi réel et vécu. La perfection rêvée est en rapport avec notre vie affective et intellectuelle : il 2n fait même partie.
Le moi est donc le point de convergence de nos états intérieurs. L’unité et la pluralité nous sont données simultanément dans l’intuition. Nous ne pouvons penser l’unité sans l’éparpiller en multiplicité, ni nous représenter la multiplicité sans trouver en elle une cohésion, une interpénétration qui la réduit à l’unité : le moi est une pluralité une et une unité multiple.
De plus, le moi est identique. Sensations, images-, souvenirs, idées, jugements, raisonnements, émotions, sentiments, désirs, volitions se succèdent au dedans de nous par une sorte de flux et de reflux, sans jamais disparaître complètement. Au cours de leur succession dans le temps, le principe qui leur a donné naissance ne change pas. Son identité se remarque surtout dans le fait de la mémoire. Se souvenir, c’est reconnaître, identifier. Or, si l’on suppose que le moi varie à mesure que les phénomènes se remplacent, que celui qui se réjouit aujourd’hui n’est pas le même que celui qui se réjouissait hier, la reconnaissance, l’identification devient impossible. C’est une condition essentielle de la mémoire, que le moi qui perçoit et agit dans le présent se reconnaisse identique à celui qui a perçu et agi dans le passé. Aussi bien, toute opération intellectuelle étant successive, il faut que le principe qui la produit ne s’évanouisse pas à chacun des instants qui constituent sa durée. Comment le jugement et le raisonnement seraient-ils possibles, si le moi qui saisit le rapport entre deux termes et formule une conclusion était différent de celui qui a pensé chacun des deux termes et ordonné les prémisses ? Enfin, nier que la personne présente soit la même que la personne passée, c’est ruiner la base de la responsabilité morale. On n’est responsable que de ce qu’on a fait.
Les empiristes, avec Hume et Stuart Mill, se sont attaqués à l’unité et à l’identité du moi. Ils n’ont bien vu que la multiplicité et la succession. Le monde psychologique qu’ils imaginent, ressemble au monde des atomes d’Lpicure. Les entités phénoméniques flottent dans une sorte d’espace intérieur, s’agrégeant ou se désagrégeant selon les lois et les symboles de l’associationisme. Dans cette hypothèse, on essayerait en vain de faire sortir l’unité de la pluralité. Dira-t-on que l’unité est illusoire ? Encore faudra-t-il expliquer cette illusion. Ce qui apparaît à la conscience est une réalité pour la conscience. Nier l’unité réelle du moi, c’est se condamner à ne pouvoir rendre compte de l’unité illusoire. Ce qui rend l’illusion possible, c’est précisément l’unité du moi, unité dont on peut faire une attribution illégitime. — D’ailleurs le moi réduit à une série de phénomènes est un non-sens et une contradiction. Les phénomènes s’enchaînent les uns aux autres suivant des rapports déterminés. Si l’on n’admet pas une activité synthétique pour créer cet enchaînement et penser ces rapports, la série devra préexister à elle-même et se produire elle-même. Si l’on dénie tout enchaînement à la collection, comment y aura-t-il collection ? Chaque phénomène restera absolument indépendant, il aura un commencement absolu, il existera sans cause.
Conclusions :
1° le moi n’est pas une simple série
d’états de conscience ;
2° les états de conscience sont
enchaînés les uns aux autres par des rapports déterminés ;
3° le moi crée cet enchaînement et pense ces rapports ;
4° le moi est une unité et une identité dominant
la multiplicité et la succession ;
5° l’unité est intérieure
à la multiplicité et réciproquement la multiplicité est
intérieure à l’unité, l’identique est intérieur à la succession
et réciproquement la succession est intérieure à
l’identique ;
6° le moi, donné par l’intuition, consiste
dans le rapport vivant des états psychologiques multiples
et successifs à un centre virtuel commun, un et
identique.
Le moi psychologique et conscient n’est intelligible, à son tour, que si l’on suppose un moi métaphysique, c’est-à-dire une réalité substantielle, source profonde et inconsciente de notre vie intérieure. Du reste, le moi métaphysique est contenu, implicitement et à l’état d’involulion, dans les données que nous fournit l’intuition du moi psychologique. Le moi est d’abord perçu comme un tout. Bientôt l’analyse distingue des parties matérielles et formelles : parties matérielles, la pluralité et la diversité ; parties formelles, l’un et l’identique. Le centre vers lequel convergent les états de conscience est reconnu distinct de ces états ; l’un et l’identique apparaissent comme les propriétés du centre, tandis que le multiple et le divers sont la caractéristique des points convergents. Il n’en faudrait pas conclure que le moi est une entité juxtaposée à des entités. La vie intérieure ne se laisse pas scinder de façon si peu organique, et, si elle ne s’oppose pas à la distinction, elle exclut toute séparation : l’unité, l’identité et la permanence sont intérieures à la multiplicité, à la diversité et à la succession. Toutes les propriétés du noyau central, où la vie se retire et se recueille, sont participées et vécues dans la périphérie où elle s’épanche et s’épanouit. Aussi le moi est-il incapable, simultanément et sous le même rapport, de vivre plusieurs vies qui se contredisent, d’être dans la joie et dans la tristesse, de pratiquer le vice et la vertu. Mais il peut, successivement ou sous des rapports différents, vivre deux vies opposées, être joyeux et triste, vicieux ei. vertueux. Or de ce que le moi passe par des états contraires, on doit le distinguer de chacun d’eux. La pierre étant tantôt en mouvement et tantôt en repos, n’est constituée par aucune de ces situations contradictoires. Si la cire, qui ne peut être tout à la fois ronde et carrée, revêt successivement ces deux formes, c’est qu’elle n’est identique à aucune d’elles. Les états de conscience sont donc réellement distincts du principe qui leur communique sa vie et ses propriétés. De plus, si le moi peut exister sans un mode déterminé, aucun mode ne peut exister sans lui. On conçoit que la joie soit absente de la conscience affective, mais on ne se représente pas qu’elle y soit présente sans se rattacher au moi. L’existence des états de conscience dépend de leur centre virtuel commun et l’existence de ce centre est indépendante de tel état particulier.
En termes logiques, on appelle sujet ce qui reçoit des attributs ; et sujet premier, ce qui n’est pas soi-même attribut. On désigne sous le nom d’attribut ce qui n’existe que dans un sujet et par un sujet. Le sujet premier ne se distingue pas de la substance et les attributs représentent les accidents. Le moi est donc un tout organique et vivant composé de substance et d’accidents. Et, comme au point de vue ontologique, la substance communique l’existence à l’accident et le fait participer à son unité et à son identité, on peut dire que le moi est une substance douée d’accidents.
Tel est le moi métaphysique que suppose rationnellement le moi psychologique. Les scissions de la personne, observées dans certains états morbides, n’affectent tpie la conscience et la mémoire, sans même rider la surface de la vie ontologique et substantielle.
L’âme, qui est dans le moi, comme on le verra bientôt, la source première de l’activité, doit être logiquement une partie de sa substance, un principe substantiel.
IV. L’ame humaine est simple. —
Le moi possède une triple vie, vie organique, vie sensitive et vie intellective. Dans sa vie organique et sensitive, il se scinde en deux parties intrinsèquement unies : l’organe et la fonction ; la vie intellective l’émancipé de l’organe et en élève les fonctions au rang de facultés spirituelles. L’âme humaine est la partie du moi qui donne naissance aux fonctions, soit organiques, soit hyperorganiques.
Commençons par étudier celles des fonctions de l’âme humaine qui sont seulement simples, c’est-à-dire qui se distinguent réellement de l’organe, tout en lui (’tant intrinsèquement unies.
L’organe est une portion de l’organisme. Composé de parties étendues, juxtaposées, existant les unes en dehors des autres, il n’est pas de lui-même un principe d’activité. Les matérialistes peuvent retourner le concept d’étendue, ils n’y trouveront pas le concept d’activité, ou plutôt ils l’y trouveront à titre de postulat nécessaire pour expliquer la juxtaposition et la coexistence des pai lies. L’étendue réelle n’est possible que par un principe actif, unissant entre elles les parties quantitatives et les faisant coexister. L’organe, envisagé sous le rapport de son extension, est une coalescence de cellules innombrables, composées elles-mêmes de parties. L’activité s’manifeste, non comme ! " résultat, mais comme l’architecte de l’édifice cellulaire. On peut donc voir dans l’organe la base matérielle de l’activité. — La fonction en constitue la forme. Au sein de la matière orgaii is’e, elle se pose en face île l’étendue et dans l’étendue.
Il est donc nécessaire qu’elle ne soit pas composée de parties juxtaposées et qu’elle soit simple.
D’ailleurs toute activité n’est-elle pas simple par nature ? On la définit par opposition à ce qui est étendu. Ses degrés de simplicité se mesurent à son indépendance plus ou moins grande par rapport à la matière. Les activités inorganiques sont simples, c’est le degré le plus infime de la simplicité. Plus simples sont les fonctions vitales : immanentes, leurs actions les développent et les perfectionnent. Mais c’est surtout avec la vie sensitive que les fonctions augmentent en simplicité. La sensation introduit la connaissance. Marthe Obrecht, la jeune fille sourde-muette et aveugle, à qui on apprit à lire et à écrire par l’intermédiaire des sensations tactiles, racontant, son état antérieur, lorsqu’elle n’était qu’une masse inerte sans communication avec ses semblables, a dit cette parole profonde et révélatrice : « J’étais seule ! » C’est que les sensations, étant des connaissances, nous font sortir de nous et étendent notre être au delà des bornes de notre propre individualité. Sans doute, la connaissance sensible est très inférieure, mais elle suffit pour nous agrandir de tout ce qu’il y a d’être dans les formes sensibles des objets extérieurs. La plante ne se développe que par la nutrition. L’animal possède un genre de nutrition supérieure à la transformation de l’aliment en sa propre substance : il s’assimile aux objets qu’il connaît et devient dans une certaine mesure leur rellet idéal, leur signe intérieur, leur substitut. La mémoire retient ces connaissances élémentaires et les organise en expérience. Cette expérience, venant en tout ou en partie au-devant des sensations actuelles, permet de les interpréter, de mieux connaître un objet et de savoir s’en servir. L’imagination travaille sur les matériaux fournis par les sens, forme des groupements nouveaux de représentations et devient un pouvoir merveilleux d’invention et de création, tant au point de vue esthétique et scientifique qu’au point de vue pratique, industriel ou commercial.
Le caractère original des sensations, des images et des souvenirs, c’est d’être des connaissances. Ce fait les place bien au-dessus des phénomènes de la vie organique. Car la connaissance suppose un degré de simplicité et d’immanence qui entraîne une certaine émancipation de la matière. Elle est une conquête sur le néant, une extension de l’individualité. Une activité qui entre en contact et entretient des échanges avec les objets extérieurs, qui revêt les formes idéales de ces objets, qui devient en quelque sorte ces objets mêmes, n’est pas aussi limitée par les conditions de la matière que les activités qui sont incapables de donner à leur être cette extension. S’il faut accorder la simplicité au principe qui réunit les parties à l’intérieur de la masse protoplasmique et qui relie ensuite les cellules entre elles pour les organiser en une réelle et vivante unité, combien plus doit-on l’attribuer à celui qui fait converger dans l’unité d’une perception les mille impressions éparses que nous subissons à chaque instant et dont chacune résulte d’un nombre incalculable de vibrations nerveuses !
Les émotions qui correspondent à des états représentatifs, sensations, perceptions, images et les souvenirs, accusent une tendance de même ordre et de même nature que ces états. Ce que nous cherchons ou ce que nous fuyons, ce qui nous réjouit ou ce qui nous attriste, n’est autre chose que l’objet perçu, représenté. L’activité affective, malgré son autonomie, est liée très étroitement à la connaissance ; l’une et l’autre, ayant le même objet, appartiennent au même degré de simplicité. Si les modifications du système nerveux vaso-moteur, qui accompagnent les émotions sensibles, renferment des milliards de chocs et de mouvements, l’émotion que rélléchit la conscience est simple et indécomposable.
Enfin la conscience enveloppe la vie représentative et la vie affective des sens. Elle jouit du pouvoir d’unifier les états qui sont en elle et d’accorder à l’un d’eux une attention privilégiée. Les degrés d’attention, dont elle est capable, ne sont-ils pas des degrés d’activité et de simplicité supérieurs ? En résumé, de même que la matière brute et la vie organique se scindent en deux parties, étendue et activité, la vie sensitive se scinde aussi en étendue et activité. Seulement l’activité est ici d’un ordre plus élevé. Tandis qu’elle se borne à unir les parties quantitatives dans la matière brute, qu’elle fait coexister dans la vie organique un nombre extraordinaire de cellules qui sont des proliférations de la cellulemère ; tandis que dans ces deux cas elle sert à la fois de ciment et d’architecte, elle a pour rôle dans la vie sensitive de fondre les impressions reçues par le système nerveux et de leur donner, au regard de la conscience, ce genre supérieur d’unité qui constitue la connaissance et le sentiment. Voici donc la hiérarchie des activités : 1. l’activité de la matière brute, clouée de simplicité ; 2. l’activité de la matière organisée, douée d’immanence et par conséquent d’un degré plus élevé de simplicité ; 3. l’activité de la vie sensitive, caractérisée par le degré d’immanence qui convient à la connaissance et aux émotions des sens.
De ce que les fonctions de la vie végétative et sensitive sont des principes simples, il ne suit pas qu’elles soient absolument indépendantes de la matière. Ces activités, comme celles des forces physico-chimiques, n’existent et ne s’exercent que dans l’étendue. Il ne faudrait pas croire que l’organe et la fonction sont deux entités séparées, extérieures l’une à l’autre, comme le pensait Descartes. Le monisme péripatéticien a raison de voir dans l’organe et la fonction des éléments distincts, mais corrélatifs et inséparables. Au lieu d’être deux entités logées l’une dans l’autre, chacun d’eux ne représente qu’une partie d’essence. C’est une même réalité à deux faces. Comme la matière minérale et la matière vivante, la sensibilité n’a que des activités circonscrites par l’étendue. On ne trouve rien dans la nature de la connaissance sensible qui soit incompatible avec une dépendance intrinsèque de la matière, secunduni esse et operari. Son objet est matériel et l’action de cet objet est matérielle. Aussi bien, si l’un regarde le système nerveux comme une condition extérieure de la connaissance sensible, il devient impossible d’expliquer l’intervention du corps. Pourquoi telle vibration nerveuse est-elle plutôt l’antécédent d’une sensation kinesthésique que d’une sensation olfactive ? Comment se fait-il qu’une lésion localisée entraîne l’atrophie de l’imagination visuelle, de préférence à l’atrophie de l’imagination auditive ? Les partisans du dualisme ne justifieront jamais le déterminisme spécial qui rattache des états de conscience à de certains états corporels, ni la loi générale, d’après laquelle toute sensation doit être préparée dans l’organisme par des modifications physiques, chimiques, physiologiques.
L’àme, étudiée dans la vie organique et sensitive, est un principe simple, dont l’activité dépend intrinsèquement de la matière. Jusque-là, les deux parties qui constituent le moi, quoique distinctes, sont inséparables. Aussi l’àme, malgré sa simplicité, peut-elle être appelée matérielle. Il ne suffit donc pas, pour démontrer la spiritualité, d’invoquer, comme on le fait trop souvent, des arguments qui ne prouvent que la simplicité. Il reste à établir que l’àme humaine, dans la vie intellective, est indépendante intrinsèquement de la matière, secundum esse et operari.
V. L’ame humaine EST spirituelle. —
Le moi présente trois plans superposés : le plan inférieur ou plan de la vie organique, situé sous la conscience et à la base même du moi ; le plan moyen ou plan de la vie sensitive, qui constitue le plan inférieur de la conscience ou cénesthésie ; enfin, le plan supérieur ou le plan de la vie intellective qui est aussi le plan supérieur de la conscience. Au premier plan, le moi vit tout entier en lui-même, bornant son action à conserver l’existence et à propager l’espèce. Au deuxième plan, il prend de l’extension et communie, dans le temps et l’espace, au monde qui l’entoure. Au troisième plan, il se détache de la partie matérielle de son être pour entrer en communion et entretenir des échanges continuels avec l’éternel et l’absolu : il accuse sa spiritualité dans les faits intellectuels et les faits volontaires. — Après avoir établi la spiritualité de l’intelligence et de la volonté de l’homme, nous démontrerons la spiritualité de la substance de lame humaine.
I. SPIRITUALITÉ DE L’INTELLIGENCE. —
1° L’abstraction est la racine de l’intelligence ;
2° elle est irréductible
aux formes sensibles de la connaissance ;
3° elle est
intrinsèquement indépendante de la matière nerveuse ;
elle est spirituelle.
1° L’abstraction est la racine de l’intelligence. —
De même que la nutrition est la racine de la vie organique et la sensation la racine de la vie sensitive, l’abstraction est la racine de la vie intellective.
D’abord, tous les caractères du concept, universalité, nécessité, éternité, ne sont que des corollaires de l’abstrait. L’abstraction consiste à dissocier, dans un objet donné par l’expérience des sens, les caractères individuels des caractères essentiels. Au premier degré de dissociation, elle dépouille les qualités physiques de leurs notes particulières et constitue les sciences physiques et naturelles ; au deuxième degré, elle met la quantité à part de ses déterminations individuelles et donne naissance aux sciences mathématiques ; enfin, au troisième degré, elle fournit à la métaphysique son objet, la substance. Mais, à tous ses degrés, l’abstrait est un caractère essentiel. Dans la science naturelle, le concept de vertébré représente un caractère commun à un certain nombre d’animaux : poissons, batraciens, reptiles, oiseaux et mammifères se ressemblent sous ce rapport ; or ce n’est pas une vertèbre déterminée par ses notes individuelles qui constitue leur similitude essentielle, mais la vertèbre considérée indépendamment de ses particularités et qu’on définit une pièce osseuse articulée, derrière laquelle s’abritent les centres nerveux. La définition du polygone s’applique aussi bien au myriagone qu’au triangle, parce qu’elle fait abstraction du nombre des cotés ; tous les polygones sont essentiellement des figures planes limitées par des lignes droites. La notion d’homme exprime ce en quoi tous les hommes se ressemblent, petits et grands, jeunes et vieux, riches et pauvres. L’abstrait est donc une essence mise à nu de ses propriétés individuelles, par un certain travail de l’esprit. Lorsque ce travail est accompli, l’essence revêt aussitôt les caractères d’universalité, de nécessité et d’éternité. L’universel n’est autre chose que l’essence regardée comme susceptible d’être réalisée dans des cas particuliers ; et c’est parce que l’essence a été envisagée en elle-même, à part de tout sujet, qu’elle peut convenir à une série indéfinie de sujets. Le nécessaire est aussi une conséquence de l’abstraction : considérez une essence indépendamment de son état concret, vous la dépouillez de son existence contingenterons en faites une « raison divine ». De plus, cette essence se trouve non seulement en dehors de l’espace, mais encore en dehors du temps ; donc, elle est éternelle, d’une éternité négative.
Ensuite, l’abstraction est aussi le principe de toutes les opérations intellectuelles, soit psychologiques, soit logiques. Le jugement résulte de la comparaison de deux concepts et de l’affirmation que l’un es ! ou n’est pas contenu dans l’autre. Le raisonnement n’est qu’une certaine combinaison de jugements. Et, de même que le jugement se trouve en quelque sorte à l’état d’involution dans le concept, ainsi la conclusion syllogistique se trouve à l’état d’involution dans le jugement. Quand on dit que le concept est le jugement encore à l’état d’involution, on ne veut pas dire que le jugement en découle nécessairement et qu’on l’en fait sortir par 1 analyse métaphysique ; il peut n’être contenu dans le concept que d’une manière contingente et n’y être rattaché que par l’expérience. Mais, dans tous les cas, au point de vue psychologique, concept et jugement, jugement et raisonnement s’impliquent et s’enveloppent. Au point de vue logique, le jugement et le raisonnement représentent de purs agencements de concepts : prédicat et sujet, propositions, prémisses et conclusions consistent en des êtres de raison, créés par l’esprit pour mettre de l’ordre dans la pensée ; ces opérations logiques supposent accompli le travail de l’abstraction. Il est, en effet, impossible de mettre les singuliers sous le concept, sans les avoir préalablement abstraits ; le rapport possible de l’essence aux singuliers n’existe, au regard de l’esprit, qu’après l’abstraction. Ce rapport crée la logique avec les termes de prédicat et de sujet : les propositions ne sont que des concepts ordonnés en prédicat et en sujet, le syllogisme résulte d’un ensemble de propositions disposées en majeure, mineure et conclusion. L’abstraction est donc le point de départ des démarches de l’intelligence. En connaître la nature revient à connaître la nature de l’entendement.
2° L’abstraction est irréductible aux formes sensibles de la connaissance. —
La thèse sensationniste qui ramène
les formes supérieures de la connaissance, comme
l’abstraction, à ses formes inférieures, est très homogène et
très schématique. On la trouve identique, quant au fond,
chez Hume, Stuart Mill, Taine et Ribot.
1. L’abstraction
est essentielle à l’esprit, dont toute l’activité se réduit à
associer et à dissocier les états de conscience. Or l’abstraction
est une dissociation. C’est donc une opération
essentielle qui ne peut manquer de s’exercer partout où
il y a des états de conscience, dans le domaine des sens
aussi bien que dans le domaine de l’intelligence. —
2. L’abstraction garde toujours la même nature, à travers
des formes infiniment variées. Entre l’abstrait des
sens et l’abstrait de l’intelligence, il ne saurait être
question que de degrés. —
3. L’abstraction consiste à
dissocier une qualité qui fait partie d’un groupe et à
fixer sur elle l’attention. L’abstrait est donc un état de
conscience isolé par l’attention. Dans ce complexus
d’images, a b c de f, isolez une image, a par exemple,
vous aurez un abstrait. —
4. Les abstraits ainsi obtenus
deviennent la matière de la généralisation. Celle-ci repose
sur une association par ressemblance et suppose
un acte synthétique de fusion : elle est une condensation.
L’esprit est une sorte de creuset, au fond duquel
se dépose un résidu de ressemblances communes. La
comparaison, tirée des portraits composites, sert à illustrer
cette théorie. Si une personne, au lieu de poser
devant un appareil photographique, durant le temps requis
pour que l’image soit fixée, ne pose qu’un sixième
du temps nécessaire ; si on fait cela pour six personnes
qui se succèdent, quel sera le résultat ? On obtient le
portrait générique des six personnes : tous les points de
ressemblance sont mis en relief, tandis que les points
divergents restent vagues et flous. A la plaque photographique,
substituez le cerveau, où les impressions
semblables se gravent et ressortent avec force sur le fond
de la diversité, vous aurez une image générique et, pour
parler comme Huxley, une idée générique. —
5. L’abstraction
et la généralisation ont une infinité de degrés.
L’idéal de l’abstrait tend vers la qualité la plus pauvre,
la plus simplifiée, la plus schématisée. L’idéal de la généralisation,
c’est de saisir des rapports entre les analogies
les plus lointaines. Dans les deux cas, la perfection de
l’opération dépend du degré d’activité de l’esprit.—
6. Les
images génériques s’organisent entre elles et constituent
la logique. Le raisonnement va d’un fait à un autre fait.
La thèse sensationniste est fausse sur plusieurs points. Il y a un abîme entre l’abstraction des sens et l’abstraction de l’intelligence. Ces deux procédés sont irréductibles. L’abstrait des sens n’est pas réellement un abstrait, mais un concret. Dans le complexus abedef qui désigne les qualités d’une rose, vous avez beau porter votre attention sur a, vous ne faites que l’isoler des autres images, mais a reste très individuel : c’est, par exemple, la couleur ; or cette couleur est concrète, après comme avant l’acte d’attention. On peut la représenter sur une toile et la photographier. Au contraire, l’abstrait de l’intelligence ne peut être figuré : il est dépouillé de ses notes concrètes, individuelles et matérielles. On peut bien tracer au tableau noir un triangle scalène ou isocèle, mais il n’est pas possible d’y tracer le triangle abstrait, celui qui n’est ni scalène ou isocèle, ni aucun autre triangle particulier, que je connais bien cependant, et que je définis une figure plane, limitée par trois lignes qui se coupent, abstraction faite de la façon dont les lignes se coupent. Aussi l’abstrait conceptuel est-il susceptible d’être généralisé, tandis que l’abstrait sensible ne l’est pas. Ce dernier est, en effet, individuel. Or, il y a une antinomie irréductible entre l’individuel et l’universel. Il est impossible que ce qui est individuel soit généralisé, sans avoir été dépouillé par l’abstraction de toutes déterminations particulières et concrètes. L’image générique n’est pas universelle : c’est une moyenne. On a obtenu par la photographie, d’après des médailles, un portrait composite de Cléopâtre. Or, tandis que la beauté de la reine d’Egypte était méconnaissable sur chacune de ces médailles frustes et grossières, la photographie a composé une figure plus agréable et a retrouvé en quelque sorte la beauté de Cléopâtre. Le portrait composite apparaît comme la moyenne optique des médailles composantes. Or une moyenne n’a rien d’universel. C’est une quantité particulière comprise entre d’autres quantités avec lesquelles elle a certaines relations déterminées ; elle est, par conséquent, de même nature que les autres quantités. L’image générique, si elle est une moyenne entre des images semblables, devra être aussi quelque chose de singulier, d’individuel et de concret, dont les degrés de singularité, d’individualité et de concrétion tiendront le milieu entre les différents degrés des images particulières, individuelles et concrètes. Elle n’embrasse donc ni en fait, ni en droit, tous les cas particuliers d’une série. L’image générique d’homme représente des traits qui ne sont pas communs à tous les hommes : tous les hommes n’ont pas un âge moyen, une taille moyenne. Les enfants et les vieillards, les grands et les petits des deux sexes sont des hommes, et la représentation qui les embrasse tous peut seule être appelée universelle. Enfin, l’image générique est vague. Le concept est, au contraire, bien défini. On imagine très mal un myriagone, on le conçoit très bien. — Si l’abstrait des sens est individuel et concret, si, par conséquent, il ne peut être généralisé, il s’en suit que la logique sensationniste n’est pas possible. On a vu que tous les processus logiques sont suspendus à la généralisation ; celle-ci étant impossible, la logique des images ne peut pas exisler, à moins d’entendre par ce mot les processus de perception au moyen desquels les animaux recherchent l’utile et fuient le nuisible. Mais cette logique n’est que la contrefaçon de la logique intellectuelle proprement dite. D’elle-même elle n’invente rien. Ce n’est que lorsqu’il est poussé par les besoins et les circonstances que l’animal cherche à s’adapter ; il y réussit ou n’y réussit pas. L’éducation n’obtient aucun résultat, en comparaison de ce qu’elle produit chez l’enfant, le sourd-muet. Ceux-ci apprennent les sciences, le langage analytique. L’animal ne dépasse ni l’empirisme, ni son langage synthétique. Il se dresse, il ne s’instruira pas. Le perroquet répète les mots, il ne les comprend pas. —
Conclusion. L’abstrait de l’intelligence est irréductible à l’abstrait des sens, il creuse un abîme entre l’homme et l’animal. E. Peillaube, Théorie des concepts, Paris, 1896, Ire partie.
3o L’abstraction est une opération intrinsèquement indépendante de la matière nerveuse : elle est spirituelle.
D’abord, l’abstraction est une opération simple : elle appartient à l’ordre de l’activité, de l’immanence et de la connaissance. Cette triple cause de simplicité, qu’elle possède en commun avec les sens, l’intelligence la possède à un degré supérieur. Il y a plus d’activité dans l’abstraction intellectuelle que dans l’abstraction sensible, plus d’activité aussi dans la conception, la réflexion, le jugement et la raison, que dans l’intuition empirique et les associations Imaginatives. L’immanence de la pensée est bien supérieure â l’immanence des sensations et des perceptions : tandis que dans ce dernier cas le progrès se borne à quelques adaptations, dans le premier il est illimité. Sous le rapport de la connaissance, il n’y a pas de comparaison possible à établir entre l’intelligence et les sens : l’intelligence a pour objet l’abstrait, la raison des choses ; les sens ont pour domaine le concret et le relatif. Or si un principe doué d’activité, d’immanence et de connaissance doit être simple, à plus forte raison l’intelligence. On ne conçoit pas qu’une fonction, qui serait intrinsèquement composée de parties quantitatives et étendues, pût opérer une division comme celle qui consiste à dissocier l’essence de ses notes individuelles, à se représenter par conséquent l’étendu sous la forme de l’inétendu. L’abslraction est donc une fonction simple : sa simplicité dépasse même celle des opérations de la vie sensitive.
Ensuite, l’abstraction est une fonction spirituelle : la simplicité est chez elle de telle nature qu’elle devient intrinsèquement indépendante de la matière dans son existence et son action. Si les actes sont spécifiés par leur objet formel, l’abstraction est spirituelle. Quel est, en effet, son objet ? L’abstrait, l’universel, l’éternel, le nécessaire. Mais nous savons que l’essence, pour revêtir ces formes intelligibles, a dû se dépouiller des formes sensibles, concrètes, particulières, périssables et contingentes. Elle est, par conséquent, dégagée de 1 espace et du temps et de ses éléments matériels. Quoique les concepts qui regardent le monde des corps portent sur l’étendue, cette étendue est pensée sous forme inétendue et par conséquent sous forme simple et immatérielle. Le concept de triangle ne fait sans doute pas abstraction de toute quantité. Que serait-il ? Mais il représente la quantité indépendamment de ses modes individuels et concrets, et par conséquent sous forme simple. L’abstrait, le vrai abstrait que nous avons distingué de l’abstrait sensible, est donc inétendu, simple, immatériel. Il y a aussi une hiérarchie de l’immatériel correspondant â la hiérarchie de l’abstrait. Les concepts des mathématiques sont plus immatériels que ceux de la physique et les concepts de la métaphysique sont plus immatériels que ceux des mathématiques : être, substance, cause, effet, vrai, bien, ordre, devoir, vertu, justice, voilà des objets qui sont immatériels sous la forme où ils sont pensés. Mais, si Yimmalériel abstrait des choses sensibles est l’objet formel et proportionné de l’intelligence, il n’en est pas l’objet adéquat. Par le raisonnement et l’analogie, nous atteignons des concepts qui, par essence et non par abstraction, sont immatériels. La raison peut prouver avec certitude l’existence de Dieu. L’intelligence a donc aussi pour objet l’immatériel par essence. Il faut, par conséquent, qu’elle soit immatérielle et spirituelle. Car l’objet et la pensée sont idéalement identiques, dans l’acte de la connaissance intellectuelle bien mieux encore que dans l’acte de la connaissance sensible. Aussi bien, la fonction est faite pour son objet ; si elle est la cause finale de l’organe, elle a dans l’objet sa propre cause finale, sa raison d’être. Il y a donc entre la faculté et son objet une proportion de nature, et l’on peut conclure de la spiritualité de l’objet à celle de la faculté.
L’intelligence abstrait. Elle jouit aussi du privilège de penser sa pensée, c’est-à-dire, après avoir conçu une cbose, de penser la conception elle-même. Dans ce second moment, l’intelligence pose son concept comme objet de connaissance, l’étudié ensuite et le soumet à l’analyse. C’est la réflexion de l’intelligence sur elle-même. Grâce à ce merveilleux pouvoir, elle vérifie son concept, le rectifie et l’élève jusqu’à la vérité scientifique. Elle corrige les données des sens externes, elle redresse l’imagination et la mémoire. Elle est la maîtresse et la norme de toutes les facultés. Or la réflexion exige que le principe qui se prend pour terme de son action ne dépende pas intrinsèquement de la matière. S’il était dans cette dépendance, il devrait faire coopérer la matière étendue à son acte de réflexion : ce qui est inintelligible. Une partie étendue peut bien se replier sur une autre partie, mais jamais sur elle-même. La réflexion suppose l’indépendance intrinsèque de la matière, et par conséquent la spiritualité.
Enfin, parce que l’intelligence se meut dans l’abstrait et dans l’immatériel, l’excellence de son objet la perfectionne, tandis que l’excellence de l’objet sensible altère les sens. Comme tout ce qui est matériel, les organes s’usent par l’exercice, sans que la réparation égale l’usure ; les sens s’émoussent, la sensibilité diminue. L’intelligence, au contraire, se perfectionne constamment par l’exercice. Sans doute, en raison d’une certaine dépendance extrinsèque du cerveau, elle subit très souvent les vicissitudes de l’organisme, mais par elle-même, par nature, elle ne peut que se perfectionner. L’intelligence n’est jamais altérée par la contemplation de l’absolu ; elle sent au contraire augmenter son besoin de connaître, et elle tend à tout connaître pour tout s’assimiler : intellectus cognoscendo fit omnia.
Voici, sous sa forme classique, un argument fondamental de saint Thomas. L’intelligence est apte, par nature, à embrasser dans sa connaissance tous les êtres corporels quels qu’ils soient. Or un principe de connaissance qui est apte, par nature, à connaître tous les corps, ne peut avoir en lui-même réellement et physiquement une nature corporelle quelconque, ni se servir intrinsèquement d’une nature corporelle pour connaître les corps. Le sens de la vue, par exemple, est apte à connaître toutes les couleurs, parce qu’il n’est constitué intérieurement par aucune couleur. Vienne la jaunisse, il deviendra incapable de percevoir d’autres couleurs que le jaune. De même, si l’intelligence avait une organisation corporelle, cette détermination l’empêcherait de connaître tous les corps qui seraient différents de sa propre constitution. Pour la même raison, il est impossible que l’intelligence dépende intrinsèquement d’un organe ; car cet organe serait limité, comme tout ce qui est matériel, à la connaissance de certains objets. L’intelligence n’est donc pas corporelle et de plus, elle ne dépend pas intrinsèquement d’un organe. Elle est spirituelle. S. Thomas, De anima, l. III, lect. vu ; Sum. theol., I a, q. lxxv, a. 2 ; Lorenzelli, Pliilosophiee theoreticx instilutiones, 2e édit., 1896, t. ii, p. 274-288 ; Peillaube, Tliéurie des concepts, Paris, 1895, p. 113-152 ; Coconnier, Ame humaine, Paris, 1890.
Aux objections des matérialistes, il faut répondre que l’intelligence n’ayant pas d’idées innées, ne faisant que travailler sur les données de l’imagination, a besoin, dans l’état normal, pour le travail de la pensée, que le cerveau — substrat ri organe des facultés sensibles — soit dans les meilleures condilions. Il faut reconnaître le parallélisme du travail intellectuel et du travail cérébral ; reste à déterminer la nature de ce rapport : en étudiant l’objet formel de l’intelligence, on a vu que ce rapport est extérieur et que le cerveau ne peut pas être lorgane de l’abstraction.
II. spiritualité de la YOLOyTÉ. —
L’immatériel abstrait est l’objet de la volonté. Donc la volonté est une fonction spirituelle. Qu’est-ce que la volonté ? C’est d’abord une tendance, une inclination. Tout être a une fin et une tendance à sa fin. Cette tendance dépend de la nature même de l’être. Un être qui n’est pas doué de connaissance se trouve limité à sa nature physique, déterminé ad unum. Un être doué de connaissance, en outre de sa détermination naturelle, possède des tendances qui correspondent à ce qu’il connaît, aux choses matérielles et sensibles si la connaissance est sensible, aux choses immatérielles et intelligibles si la connaissance est intellectuelle. La tendance est donc ou naturelle ou psychologique, et cette dernière se divise en tendance sensitive et en tendance intellectuelle. La volonté est une tendance intellectuelle. Toute tendance a un terme, le terme de la volonté est le bien. Le bien est d’ailleurs la fin de toute activité’.finis est illud bonuin, cujus gratia aliquid est. Le bien de la volonté doit être un bien connu. Sous ce rapport, la volonté se distingue de Vappetilus naturalis et coïncide avec l’appétit sensitif. Enfin, le bien de la volonté est connu par l’intelligence : c’est ce qui fait de cette inclination un appétit intellectuel ou rationnel. Mais il ne suffit pas que le bien soit connu par la raison, il faut encore qu’il présente un rapport de convenance : la volonté tend à l’être, non en tant qu’être, mais en tant que perfection, ut perficiens.
Malgré ses rapports très étroits avec l’intelligence, la volonté a son existence propre, son autonomie. Les intellectualistes, comme Descartes et surtout Herbart, se trompent lorsqu’ils ramènent la vie affective à n’être que de l’intelligence confuse. Mais on est bien forcé de reconnaître que la volonté n’a d’autre objet que celui qui lui est présenté par l’intelligence, de telle sorte que la spécificité de la vie affective découle de la nature des états représentatifs. D’où l’on doit conclure que l’objet de l’intelligence étant spirituel, celui de la volonté doit être spirituel.
L’homme se plaît dans la contemplation de la vérité et dans la vérité elle-même ; dans la beauté des choses, dans l’aspect et l’art merveilleux qui se révèle en tout être ; dans les disciplines scientifiques, dans les actes de religion, de piété, de justice et autres vertus ; dans la renommée, l’honneur, la louange, la gloire et le commandement. Or tous ces biens sont les biens propres de l’esprit, et l’homme leur attache un tel prix qu’il méprise pour eux les commodités du corps. Il est dune (’vident que la volonté est spirituelle comme ces biens.
— Pour préciser, on peut distinguer deux catégories de biens : les biens de la volonté et ceux des autres facultés. La volonté veut le bien propre de l’intelligence, elle le veut pour l’intelligence ; elle recherche le bien propre de toutes les facultés, elle le recherche pour ces facultés. Car le bien de l’homme résulte de l’ensemble des biens qui correspondent à ses facultés. Or une fonction qui poursuit le bien des autres fonctions ne peut être intrinsèquement composée de matière, vu que la matière est toujours déterminée ; d’ailleurs parmi les fonctions dont la volonté poursuit le bien se trouve l’intelligence, faculté spirituelle. Le bien moral et religieux est le bien essentiel de la volonté. Les perfections de l’intelligence ou habitudes intellectuelles, sapientia, scienlia, intellectus, ne sont pas des perfections de tout l’homme ; aussi n’est-ce que très imparfaitement qu’elles vérifient le nom de vertu. Mais les habitudes de la volonté perfectionnent l’homme tout entier et s’appellent des vertus. L’organisation des vérins dans la volonté, qui peut se compléter indéfiniment, n’est autre chose qu’une incessante transformation de cette faculté. Plus les vertus morales augmentent en nombre et en intensité, plus la volonté se perfectionne et s’idéalise. Or les vertus morales se ramènent à la notion de bien moral, qui consiste dans la conformité des actes libres à la droite raison et à la loi éternelle. Le bien moral suppose donc et la raison et Dieu. Pas de morale possible sans obligation, et point d’obligation sans Dieu. Il est donc manifeste que le bien moral est d’ordre spirituel : Dieu est immatériel, la raison est immatérielle.
La liberté peut encore servir à démontrer la spiritualité de la volonté. Dans la série des opérations qui précèdent et constituent l’acte libre, on trouve des indices d’immatérialité. Le propre du libre arbitre, c’est le choix, electio. Or le choix porte sur les moyens à prendre pour réaliser un but : versatur circa média. La volonté n’est pas libre vis-à-vis de son bien propre, le bien universel : elle veut nécessairement le bien. Mais comme le bien ne se trouve qu’à l’état fragmentaire dans les biens particuliers et concrets qui nous entourent, ces biens ne nécessitent pas la volonté. Cependant elle se porte vers eux, parce que sa fin nécessaire c’est le bien. La liberté consiste par conséquent dans le pouvoir que nous avons d’étendre ou de ne pas étendre à de certains moyens l’intention de la fin, intentio finis. Pour plus de clarté, voici les opérations qui se rapportent à la fin et aux moyens : à la fin, velle, frui, intendere ; aux moyens, electio, usus. (Voir plus haut, col. 343, art. Acte humain.) Or tous ces actes sont spirituels : ils supposent la réflexion de la pensée sur elle-même et l’indépendance de la volonté par rapport aux biens particuliers et concrets.
III. SPIRITUALITÉ DE LA SUBSTANCE DE L’AME. —
Le moi est un et identique. Il se scinde en deux principes substantiels : un principe d’extension qui est le corps, et un principe d’activité représenté par l’âme. Simple et immanente dans la vie organique, douée de connaissance et d’appétits sensibles dans la vie sensitive, l’âme s’élève, dans la vie intellective, à un tel degré de simplicité qu’elle brise ses liens corporels, se constitue intrinsèquement indépendante, avec sa vie et ses lois propres, malgré une certaine dépendance extrinsèque par rapport aux sens. Or la substance de l’âme doit se définir par celles de ses fonctions qui la caractérisent. L’âme humaine se distingue des autres âmes par l’intelligence et la volonté, facultés spirituelles. La substance de l’âme humaine est donc une substance spirituelle. En tant que certaines de ses fonctions dépendent intrinsèquement du corps, elle est forme du corps ; en tant qu’elle possède aussi des fonctions intrinsèquement indépendantes du corps, elle est une torme subsistante. Sous ce dernier rapport, la substance de l’âme humaine se suffit à elle-même pour exister et pour agir. Comme lorme du corps, elle donne à celui-ci tout ce qu’il est susceptible de recevoir : l’être, la vie, la sensibilité. Si l’essence du corps se distingue de l’essence de l’âme, elle n’a d’autre existence que celle de l’âme. Le composé humain est donc un tout complet unique, n’ayant qu’une seule existence, un seul être, une seule substance. C’est le monisme aristotélicien. Abstraction faite du corps, la substance de l’âme humaine est complète in linea substantiae : elle subsiste. Mais elle est incomplète in linea naturse : elle ne forme un tout naturel que par son union avec le corps.
Cette doctrine de la spiritualité de l’âme laisse entrevoir et l’immortalité de l’esprit et la résurrection du corps.
Outre les ouvrages cités, voir ceux qui sont indiqués à l’article II. Ame. Écrits sur l’âme, col. 971.
E. Peillaube.
AMÉLDNE Claude, né à Paris en 1635, d’un procureur
au Châtelet, entra dans la congrégation de l’Oratoire,
après avoir suivi quelque temps le barreau. Successivement élevé aux dignités de grand-archidiacre et de grand-chantre dans l’église de Paris, il a composé divers ouvrages : 1° un Traité de la volonté, de ses principales actions, de ses passions et de ses égarements, in-12, Paris, 1684 ; 2° un Traité de l’amour du souverain bien, in-12, Paris, 1699. Plusieurs lui attribuent
aussi l’Art de vivre heureux, in-12, Paris, 1690, que
l’on croit généralement être l’œuvre de Louis Pascal.
Améline mourut à Paris, vers 1707, à l’âge de 71 ans.
Feller, Biographie universelle, t. i, Paris, 1844 ; Michaud, Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris, 1811, t. ii, p. 35 ; Batterel, Mémoires domestiques, Paris, 1904, p. 258-261.
AMELOTTE Denis, prêtre de l’Oratoire et docteur de Sorbonne, s’est surtout rendu célèbre par ses travaux exégétiques et en particulier par sa traduction française, si souvent réimprimée, du Nouveau Testament, qui, suivant les élogieuses critiques de Richard Simon, de dom Calmet et du Journal des savants, surpasse de beaucoup toutes celles qui l’ont précédée. Voir Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, 1892, t. i, p. 474. — A l’exemple d’Estius dont il suit pas à pas la doctrine et la méthode, le docte oratorien mit sa science scripturaire au service de la théologie et parfois même de la controverse. L’éclosion des erreurs jansénistes lui en fournit l’occasion. Il prit vivement parti contre les théologiens de Port-Royal, quoiqu’il ait partagé, sur quelques points, leurs sentiments, et il écrivit contre eux sa Défense des constitutions d’Innocent X et d’Alexandre VII, in-4o, Paris, 1660. Les novateurs entêtés qui y étaient traités d’hérétiques et d’imposteurs répondirent par un libelle intitulé : Idée du P. Amelotte, où l’on cherchait à mettre en contradiction avec lui-même celui qui faisait profession d’être, en ces matières, le disciple de saint Thomas et de saint Augustin. Un autre écrit du janséniste Girard, licencié de Sorbonne et ami de Nicole, mit en parallèle la doctrine du P. Amelotte avec celle de Jansénius et parut à Cologne, en 1660, sous le pseudonyme de Denys Rémond ; il portait en titre : Éclaircissement du fait et du sens de Jansénius, et se divisait en quatre parties. Ces violentes représailles n’intimidèrent pas le courageux et intrépide apologiste qui fit tous ses efforts et employa l’autorité de sa charge pour entraîner ses confrères de l’Oratoire à la soumission absolue aux récentes déclarations pontificales. Il était alors assistant du P. Bourgoing, général de cette savante congrégation, et rédigeait un Abrégé de théologie en français, in-4o, édité à Paris, 1675.
Né à Saintes en 1609, entré à l’Oratoire en 1650, il mourut à Paris le 7 octobre 1678.
Richard Simon, Histoire critique des principaux commentateurs, Rotterdam, 1693, c. lviii, p. 883 ; Feller, Biographie universelle, Paris, 1845, t. i, p. 156 ; Michaud, Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris, 1811, t. ii, p. 37 ; Glaire, Dictionnaire des sciences ecclésiastiques, Paris, 1868, t. i, p. 86 ; Hurter, Nomenclator literarius, Inspruck, 1893, t. ii, col. 146.
AMENDOLA (Amendosia) Thomas, dominicain sicilien. Très probablement le même que le suivant. — Collectanea in septem Ecclesise sacramenta, Naples, 1699, 1 vol. in-12. — Collectanea in ecclesiaslicas censuras et pœnas, Naples, 1782, 1 vol. in-12. — Resolutioncs morales et præliese, Naples, 1706, 1 vol. in-12.
Quétif-Ecliard, Script, ord. præd., t. il, p. 771 ; Hurter, Nomenclatur literarius, t. ii, col. 914.
P. Mandonnet.
AMENDOLIA Joseph, de l’ordre des frères-prêcheurs,
était originaire de San Giorgio Morgeto dans les
Calabres et vivait sur la fin du XVIIe siècle et le commencement
du suivant. Le titre de son livre nous apprend
qu’il était bachelier de théologie, c’est tout ce que nous
savons sur son compte. Tractatus de potestate prælatorum,
in quo continetur De Ecclesia, et de Summo
Ponti/ice, De auctoritale Papas, circa Ecclesise sacramenta,
De infallibilitale decretorum Romani Pontiftcis,
De potestate et privileg’tis cardinalium S. R. E., De
potestate et obltgatione episcoporum, De potestate