Dictionnaire de la Bible/Préface

Dictionnaire de la Bible
Letouzey et Ané (Volume Ip. xxxix-lvii).
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PRÉFACE
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Nous assistons véritablement à un réveil des études bibliques en France. Il y a vingt ans, les questions qui passionnent aujourd’hui les esprits n’étaient pas encore connues du grand public, elles n’intéressaient qu’un cercle fort restreint d’initiés. Certes, la Sainte Écriture n’avait pas cessé d’être étudiée, connue, goûtée, admirée dans le monde ecclésiastique, dans nos grands séminaires, et, sans la mettre sur le même pied que la Sainte Eucharistie, on ne cessait de la regarder avec raison comme la manifestation extérieure, le sacrement historique du Christ ; cependant il faut bien convenir que les simples fidèles ne s’en occupaient guère, la lisaient fort peu, ne la connaissaient presque plus. Cette grande Révélation de Dieu toujours vivante, parlant directement à tous, était reléguée à l’arrière-plan, ne tenait plus que fort peu de place dans le monde catholique en France ; de moins en moins on attachait à la lecture et à l’étude de la Bible l’importance qui convient ; on n’en parlait même pas, et si quelque laïque pieux se fût avisé de faire une citation d’Isaïe ou des Proverbes, on l’aurait regardé avec une sorte de surprise, comme s’il avait eu des tendances secrètes vers le protestantisme ! Au lieu d’aller chercher dans nos Saints Livres l’aliment préparé à l’âme par Dieu lui-même, on allait l’emprunter à des livres de piété, œuvres de la main des hommes ; au lieu de lire avec amour les pages écrites sous l’inspiration de Dieu, on se contentait d’en lire le dimanche les fragments détachés et sans suite contenus dans le paroissien. Il en est résulté une ignorance presque complète de la Sainte Écriture dans le peuple chrétien. Je ne parle pas seulement de l’ignorance des principaux écrits de l’Ancien Testament, comme les Prophéties ou les Psaumes, je parle même de l’ignorance du Nouveau Testament. Au lieu de respirer une atmosphère de foi saine et fortifiante, on se jette dans les dévotions subtiles, quintessenciées, alambiquées, qui ne sont pas sans danger, et que l’Église est parfois obligée de condamner.

Ce n’est pas que notre foi repose directement sur l’Écriture, puisque les écrits apostoliques ont paru relativement assez tard ; ils n’ont point précédé l’enseignement oral des Apôtres, ils l’ont suivi. Il y avait beaucoup de chrétiens avant l’apparition des quatre Évangiles, et les lettres des Apôtres sont plutôt des écrits de circonstance que des traités dogmatiques. La règle de foi dans l’Église était la tradition. « Il n’y a qu’un moyen sûr de trouver la vérité, disait saint Irénée, c’est de consulter la tradition telle qu’elle s’est conservée dans les Églises par les évêques que les Apôtres ont institués et par leurs successeurs. » Adv. hær., III, 3. Les Apôtres ne prêchaient pas une Bible à la main ; ils prêchaient Jésus crucifié et ressuscité. « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu et contemplé de nos yeux, ce que nous avons touché de nos mains…, nous vous l’annonçons, afin que vous-mêmes ayez société avec nous, et que notre société soit avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. » I Joa., i, 1-3. La règle de foi était en dehors de l’Écriture, puisque le Nouveau Testament n’existait pas encore ; elle se puisait dans les enseignements donnés au baptême, dans l’enseignement oral des premiers disciples, dans cet ensemble de vérités qu’on réunira plus tard sous le nom de Symbole des Apôtres. Elle est essentiellement traditionnelle beaucoup plus que scripturaire. On sait que lorsqu’il s’agit de donner un successeur à Judas, saint Pierre demande que l’on choisisse un témoin de la prédication évangélique, depuis le jour du baptême de Jésus-Christ jusqu’à son ascension. Act., i, 21. Les premiers chrétiens, il serait aisé de le montrer par de nombreuses citations, ne sentaient pas l’impérieux besoin de s’appuyer avant tout sur l’Écriture. L’Ancien Testament leur servait à confirmer la foi, à la justifier jusqu’à l’évidence aux yeux des Juifs ; il n’en était pas le principe. Les Prophètes confirmaient l’enseignement des Apôtres d’une façon victorieuse ; cependant la révélation chrétienne n’en reposait pas moins sur Jésus— Christ. Le Sauveur était la clef de voûte, le couronnement de l’édifice ; il en était aussi la base.

I



IMPORTANCE DE LA BIBLE DANS L’ÉGLISE


Cette réserve de principe une fois admise, il faudrait être aveugle pour méconnaître l’importance capitale de l’Écriture dans la vie de l’Église, la part considérable que les Apôtres mêmes lui ont faite dans leur enseignement.

Les Apôtres. — Il suffit de lire avec quelque attention les écrits des Apôtres pour constater que si leur prédication s’appuie directement sur Jésus-Christ, s’ils prouvent la divinité de la religion par le ministère, les miracles, la résurrection du Sauveur, ils confirment la vérité de leur enseignement par la Sainte Écriture, qu’ils regardent comme le principal dépôt de la révélation, comme un Évangile anticipé, une prédication avant la lettre. « Interrogez les Écritures, disait Notre Seigneur, elles vous parlent de moi. » D’après eux, la Loi est donnée à Moïse en vue de préparer la venue du Christ ; elle en est remplie, toute pénétrée, lex gravida Christo. Nulle réserve, nulle restriction ; juifs et chrétiens de ce temps étaient d’accord pour y reconnaître la parole, la manifestation immédiate de la pensée de Dieu. Les faits historiques, même dans leurs détails en apparence insignifiants, les lois, les institutions mosaïques, les sacrifices, les prescriptions rituelles, n’ont aux yeux des Apôtres qu’une seule raison d’être : prédire et figurer Jésus-Christ. À leurs yeux, le sens auquel il faut s’attacher n’était pas toujours celui que signifiaient naturellement les mots, témoin la fameuse allégorie d’Agar et du Sinaï. Le véritable sens, c’était Jésus-Christ ; l’importance capitale des écrits sacrés vient de ce qu’ils signifient, de ce qu’ils aident à prédire, de ce qu’ils sont l’histoire anticipée du Sauveur. Je ne prétends pas que les Apôtres n’aient pas admis le double sens de l’Écriture, et l’expression de saint Paul : quae sunt per allegoriam dicta, n’infirme évidemment pas la réalité historique d’Agar, comme le soutiennent certains rationalistes modernes ; je dis qu’on y cherchait avant tout le Messie. Ce qui embarrassait les rabbins n’embarrasse plus les Apôtres : les premiers cherchent, les autres ont trouvé ; les rabbins calculent l’avenir, font des prodiges d’interprétation qui nous étonnent et nous font sourire ; les Apôtres ont la clef du mystère, le mot de l’énigme, l’événement leur a donné le vrai sens de l’Écriture ; pour eux il n’y a plus d’avenir, les promesses et les prophéties sont réalisées, tout est réalisé et accompli jusqu’au moindre apex ou au plus petit iota.

Les Pères. — Ce culte pour la Sainte Écriture se retrouve chez tous les Pères. Les traductions nombreuses que l’on en fit pour la mettre aux mains des fidèles, les travaux critiques considérables de cette époque, ceux surtout d’Origène et de saint Jérôme, sont une preuve éclatante de l’activité littéraire des premiers siècles, la constatation sans réplique de la place à part que la Bible tenait dans les préoccupations des chrétiens. Au surplus, la plupart des écrits des Pères sont des commentaires homilétiques sur l’Écriture. Faut-il ajouter que les travaux auxquels nous faisons allusion, réserve faite des temps, des facilités de travail dues à l’imprimerie, à l’abondance des manuscrits, sont aussi remarquables que ceux de nos jours ?

Il ne s’agit pas d’apprécier ici la nature de ce mouvement ni de cette activité ; il suffit d’en montrer l’importance. Pour les plus anciens Pères, l’Écriture était presque un autographe de la divinité ; ils allaient, — pour les raisons que l’on sait, — jusqu’à croire à l’inspiration des Septante, « On voulut couper court aux difficultés des rabbins et expliquer les variantes qui pouvaient surprendre les fidèles en admettant l’inspiration des Septante. » Vigouroux, Manuel biblique, t. i, p. 60.

La notion d’inspiration est fort rigoureuse. D’après saint Justin, suivi en cela par beaucoup d’autres, « l’écrivain sacré est l’instrument du Saint-Esprit comme une flûte aux lèvres du musicien. » Il ajoute que « l’inspiration est un don qui vient d’en haut aux saints hommes, qui pour cela n’ont besoin ni de rhétorique ni de dialectique, mais doivent simplement se livrer à l’action du Saint-Esprit, afin que l’archet divin descendu du ciel, se servant d’eux comme d’un instrument à cordes, nous révèle la connaissance des choses célestes ».

Il est superflu, je pense, de chercher à montrer l’importance de l’Écriture dans les premiers siècles : ce serait vouloir démontrer l’évidence. Il faudrait citer tous les Pères. Leur pensée se résumerait exactement dans ce mot du plus ancien de tous, saint Clément Romain : Diligenter inspicite Scripturas, Spiritus Saneti vera oracula.

Le moyen âge. — Le moyen âge a goûté plus que nous la Sainte Écriture et en a tiré un plus grand profit spirituel ; cependant il n’a produit rien de très remarquable au point de vue critique. D’ailleurs il ne le pouvait guère, n’ayant à sa disposition presque aucun des éléments dont nous disposons à présent. Il a pris le texte reçu et s’en est nourri avec piété. L’Écriture a été l’aliment spirituel, la grande consolation, la grande force morale du moyen âge. Dans ces siècles de fer, les âmes délicates, écrasées par la force brutale, avaient besoin de s’élever au-dessus des réalités révoltantes de la vie ; les cloîtres étaient pleins de ces âmes aimantes et souffrantes, qui avaient besoin de se réfugier dans les bras de Dieu pour fuir les souillures du monde et de s’écrier : Ecce elongavi fugiens et mans, in solitudine. Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus. Diligam te, Domine, fortitudo mea. Dominus firmamentun meum…, refugium meum, liberator, … adjutor, protector meus, cornu salutis meaee susceptor meus… ! Elles trouvaient dans l’histoire du peuple de Dieu, dans les coups imprévus de la Providence à l’égard d’Israël, dans les cris douloureux, déchirants du Psalmiste, dans les invincibles espérances des prophètes, une consolation, un encouragement, une protection de Dieu contre la perversité des méchants. On lisait l’Écriture, comme le dira plus tard l’auteur de l'Imitation, avec le même esprit qui l’avait fait écrire. Il y eut des excès. Sous prétexte que la Loi est pleine du Christ, on tomba dans les exagérations les moins pardonnables. On trouva dans la Bible ce qu’on avait besoin d’y voir : non pas seulement l’histoire anticipée de la religion chrétienne, ce qui est fort légitime ; mais l’histoire anticipée et individuelle de nos âmes. De là des abus très réels du sens moral et allégorique chez les plus grands et les plus saints docteurs, sens ingénieux, cachés, accommodatices, interprétations un peu trop fantaisistes, — pour ne pas dire fantastiques, — dont nous ne nous débarassons pas, qui consistent à isoler les textes, à saisir une analogie lointaine, un rapprochement quelconque entre un texte et un événement qui nous occupe, à juger du sens d’un passage par quelques mots détachés sans scrupule du contexte. On peux affirmer sans crainte que les Pères grecs sont en général incomparablement supérieur, au point de vue de l’exégèse proprement dite, aux écrivains latins du moyen âge. Ces derniers n’avaient pas à leur disposition les éléments critiques, les traditions exègétiques des premiers ; ils s’en dédommagèrent inconsciemment, en se jetait dans les excès des applications morales ou mystiques.

A côté des mystiques, les théologiens qui, tout en se servant de la Sainte Écriture avec le même respect et le même amour, avec une prodigieuse connaissance du texte, — il n’était pas trop rare de rencontrer des théologiens qui savaient par cœur toute l’Écriture, — ne dirigèrent pas leurs étude ; scripturaires dans un autre sens que les auteurs mystiques. Ce qui dominait le plus dans les écoles théologiques, c’était la métaphysique ou, si on le préfère, l’emploi de la raison pure. On se complaisait dans toutes les abstractions du dogme, on appliquait à la défense de la foi tous les procédés de la dialectique d’Aristote, on mettait au service de la religion toutes les ressources de la philosophie païenne ; mais on ne s’occupait pas assez de discussions de textes, de versions, d’authenticité. Ces questions n’étaient pas mûres, et l’on manquait pour les étudier des ressources de la critique moderne. Du reste, plus la science devenait abstraite, plus on essayait de sonder les impénétrables mystères de la sainte Trinité et de l’union hypostatique, plus l’Écriture devenait insuffisante, plus les textes vraiment probants se faisaient rares, plus il était malaisé de confirmer par des citations démonstratives les savantes déductions des théologiens. Il fallait s’en rapporter à la raison plus qu’à l’Écriture, et appuyer cette raison sur les Conciles, les Pères ou même l’autorité d’un grand docteur ou d’un saint.

Les études critiques, telles que nous les comprenons à présent, n’existaient donc pas à proprement parler. On faisait bien des catenae aureae, « chaînes d’or » ou autres, qui témoignaient d’une connaissance remarquable du texte, mais étaient insuffisantes au point de vue de l’exégèse.

Le grand travail biblique du moyen âge n’a pas été fait par les chrétiens, qui n’en avaient pas les éléments, n’ayant à leur disposition ni les manuscrits ni la connaissance des langues, mais par les Massorètes. Nous n’avons pas à nous en occuper ; il suffit, de le signaler en passant.

II

LES TEMPS MODERNES ET LE PROTESTANTISME

Il y a des questions qui sommeillent longtemps et ne s’éveillent qu’après de longs siècles. Elles sont dans l’Église à l’état latent, à l’état de germes bons ou mauvais, attendant des circonstances favorables pour éclore. L’heure venue, la fleur s’épanouit sur sa tige comme une rose après de longs mois d’hiver. Dans l’Église, les questions ne se présentent pas toutes à la fois, ni chacune à la fois sous toutes ses faces ; elles mûrissent lentement, soit qu’il s’agisse pour elles de distiller du miel ou du poison Comme le dit le Sauveur, c’est une graine qu’un homme sème dans son champ ; soit qu’il dorme ou qu’il veille, elle pousse dans un sol fertile : c’est d’abord une tige, puis un épi, puis dans cet épi des graines qui mûrissent au moment de la moisson. Il en est de même, hélas ! de l’ivraie et des autres plantes mauvaises.

Il se produisit au commencement du xvie siècle une crise redoutable, dont les conséquences ne se sont pas encore toutes manifestées, et dont l’une des plus inévitables sera d’entraîner le protestantisme dans une incrédulité complète.

Un moment on put croire que les études scripturaires allaient prendre un nouvel essor, que la position doctrinale des réformés, qui se séparaient de l’Église soi-disant pour rester fidèles à la Bible, aurait pour résultat nécessaire d’affermir à jamais le caractère divin de nos Saints Livres. Une révolte, faite au nom de l’Écriture contre la tradition, pouvait-elle avoir un autre résultat ? Certes, les chefs du parti en révolte ne se doutaient guère qu’ils préparaient la ruine de leurs propres croyances, et que par une terrible logique des choses les descendants de ceux qui rejetaient l’autorité de l’Église enseignante finiraient par ne plus croire à la Révélation biblique.

Les réformateurs se félicitaient bien haut de ne plus croire que Dieu, d’en avoir fini avec les prétendues innovations de l’Église, les empiétements des papes, les altérations et falsifications doctrinales des théologiens ; on allait enfin s’appuyer sur la Bible, n’entendre plus que la parole divine. « Le Saint-Esprit allait enfin parler directement au cœur des fidèles, disait Calvin, faire connaître la vérité à ceux qui en seraient dignes, et produire des fruits de vie qui seront la preuve la plus manifeste que l’on est dans la vérité. » Soit, mais d’où venait la Bible ? de qui la tenait-on ? par qui savait-on qu’elle était la vraie parole de Dieu ? On la tenait de l’Église catholique, de celle qu’on appelait la prostituée de Babylone, la maîtresse d’erreur, le suppôt de Satan. Comment être sûr que le dépôt remis par l’Antéchrist était bien la pure et sainte parole de Dieu ? On pouvait à la rigueur répondre que l’Église l’avait reçue de la Synagogue, mais il était notoire que la Synagogue interprétait les prophéties autrement que nous et nous reprochait d’avoir faussé et altéré ce qui concernait le Messie. Pourquoi alors croire l’Église plutôt que la Synagogue ?

En vérité, on est confondu de l’inconséquence d’hommes d’ailleurs intelligents, quand on voit un Calvin prétendre reconnaître l’inspiration des Écritures « aussi aisément que nous apprenons à discerner la lumière des ténèbres, le blanc du noir, l’aigre du doux », Inst., p. 19 ; quand on voit un Luther, qui rejette tout l’enseignement de l’Église, toute la tradition, décider de la divinité des Écritures suivant qu’elles sont ou non conformes à son fameux critérium de la justification par la foi sans les œuvres ; qu’on le voit, au nom d’une théorie personnelle, accepter ou repousser certains livres canoniques ! « C’est là, dit-il, la véritable pierre de touche pour juger tous les livres, quand on voit s’ils insistent ou non sur ce qui regarde le Christ, puisque toute l’Écriture doit nous montrer le Christ, et que saint Paul ne veut rien savoir que le Christ crucifié. Ce qui n’enseigne pas le Christ n’est pas apostolique, quand même Pierre ou Paul l’eût dit ; au contraire, ce qui prêche le Christ, voilà qui est apostolique, quand même cela viendrait de Judas, d’Anne, d’Hérode ou de Pilate. »

Mais ce prétendu critérium, où l’a-t-il trouvé ? quelle en est la valeur ? Il était aussi arbitraire, aussi contestable que le subjectivisme de Calvin. En réalité, ce n’est donc pas l’Écriture qui dirige Luther, qui est sa règle de foi : c’est sa croyance personnelle, son Credo subjectif qui décide de la divinité de l’Écriture ; au-dessus de la parole de Dieu à laquelle il prétend se tenir, il met l’Évangile de la grâce. Ce critérium prétendu était le résultat de l’éducation théologique de Luther. En sortant de l’Église, Luther en emporta un tempérament doctrinal tout formé ; il conservera de son catholicisme certains points fondamentaux, mêlés d’erreurs, qui le guideront toute sa vie et serviront de fil d’Ariane au lecteur curieux et désireux de se reconnaître au milieu des contradictions du fougueux réformateur.

Le jour ne tardera pas à venir où l’on demandera ce que vaut le critère subjectif de Calvin, et celui plus doctrinal, quoique aussi fragile, de Luther. Vous rejetez l’Église, la tradition apostolique, la succession des pasteurs ; vous brisez les anneaux de la chaîne qui nous rattache à Jésus-Christ ; vous traitez les théologiens, qui vous enserrent dans les griffes de fer du bon sens, de la logique, de l’autorité, de l’histoire, vous les traitez d’ânes, d’impies, de blasphémateurs ; vous versez sur eux des tombereaux d’outrages, et vous croyez naïvement qu’à défaut du magistère de l’Église on acceptera le vôtre ? Et que me font à moi la théorie de Calvin, le critérium de Luther ? Vous m’interdisez d’obéir à l’autorité de l’Église, et vous m’obligez au nom de Dieu même à proclamer divins des livres où je ne vois que la marque de l’homme ? La Bible ne se prouve pas par elle-même, et si une autorité doctrinale dont je ne puisse douter ne me la met entre les mains, je ne croirai même pas à l’Évangile. Des hommes vont venir à la raison aussi forte que celle de leurs maîtres ; ils traiteront de fables la plupart des récits sacrés : la création, la chute, l’arche de Noé, l’histoire des patriarches ; ils nieront l’authenticité des Livres Saints, réduiront à néant la valeur des prophéties, et donneront à leurs négations des apparences si spécieuses, que les élus mêmes seraient séduits, s’ils pouvaient l’être. Au nom de la raison et du libre examen, les réformateurs ont rejeté l’Église ; au nom de la raison aussi et du libre examen, les nouveaux docteurs vont réformer les réformateurs, en semant, hélas ! autour d’eux bien d’autres ruines.

Les résultats actuels. — On ne saurait sans injustice nier les progrès de notre siècle dans l’étude et la connaissance des origines. Il serait inexact de dire que l’on a refait l’histoire du passé, — une histoire complète des origines ne sera jamais faite ; — mais il est certain que l’on a jeté des rayons de lumière sur bien des points obscurs, et que d’heureux résultats sont définitivement acquis. L’on veut savoir comment les choses se sont réellement passées. Nul homme intelligent n’ignore les travaux remarquables qui ont modifié si complètement les données des siècles précédents sur Rome, sur la Grèce, l’Egypte et la Chaldée. Origines de l’histoire, de la civilisation, des idées morales, de la littérature, des beaux-arts : rien n’est oublié. Notre siècle s’est jeté dans ces recherches avec une ardeur, une passion si intense, qu’il a perdu, pour ainsi dire, son originalité propre. Sauf dans le domaine de la science et de l’industrie, il n’a produit aucune œuvre personnelle et durable ; il n’a fait qu’essayer de remettre dans leur vrai jour les idées des autres. Un siècle critique ne saurait être un siècle créateur. La critique ou, si on l’aime mieux, l’examen rationnel des faits et des idées s’applique actuellement à toutes les branches de nos connaissances, depuis les fouilles de Schliemann et de M. Dieulafoy jusqu’aux problèmes les plus ardus de la métaphysique. La religion pouvait d’autant moins échapper à ces recherches, qu’elle tient plus de place dans nos préoccupations et dans la direction morale à donner à notre vie. On peut n’attacher qu’une médiocre importance à tel détail raconté par Tite Live et Suétone, on ne saurait être indifférent aux moindres détails de ce que l’on affirme être la parole de Dieu. Comment des esprits chercheurs, intelligents, orgueilleux, incroyants, ne se seraient-ils pas demandé si Dieu a parlé, s’il a dit réellement tout ce qu’on lui fait dire. Les idées religieuses tiennent trop de place dans l’humanité pour que l’on n’ait pas essayé de les examiner de tout près et à la loupe, de les percer à jour et d’en montrer ce qu’on appelle les côtés faibles. Par une conséquence inévitable, l’attaque s’est portée sur la religion chrétienne et sur le monument principal de cette religion : la Bible. Le conflit est à l’état aigu. Dans les siècles précédents, les attaques des adversaires étaient relativement modérées, car. la foi était profonde même chez certains hérétiques. On contestait quelques points de doctrine, mal définis par les théologiens, disait-on ; mais on était d’accord sur le fait même de la révélation. Aujourd’hui on ne conteste plus aucune vérité de détail, on nie tout. La raison, imbibée de foi par l’enseignement traditionnel, ne s’affranchissait pas totalement de l’action de Dieu, de l’influence évangélique ; aujourd’hui elle est émancipée, elle est irréligieuse sur toute la ligne, et prétend justifier sa négation au nom de la critique moderne.

Essayons d’expliquer ce mot, d’exposer rapidement comment s’est produit dans le

monde chrétien ce mouvement subversif, ce courant d’impiété.
III

LA CRITIQUE MODERNE

Nous avons laissé les premiers protestants en possession de la Bible. C’était à leurs yeux le palladium, l’arche sainte, la parole de Dieu sans mélange, sans impur alliage. On dormait en paix et dans une parfaite sécurité. La question des deutérocanoniques amena bien quelques nuages dans le ciel bleu, mais on n’en était pas à une inconséquence près. Les hommes qui savaient distinguer les livres inspirés aussi aisément que l’on discerne le blanc du noir, l’aigre du doux, la lumière des ténèbres, qui disaient que l’Écriture est évidente par elle-même et se manifeste d’une manière irrécusable, dirent qu’il fallait s’en tenir à l’autorité de la Synagogue, au canon juif. Que devenait le critérium de Calvin et celui de Luther ? Plus on se séparait de la tradition, plus on sentait le besoin de n’avoir pas une bible frelatée, le besoin d’avoir un livre sorti directement de la pensée de Dieu, clair, complet, intelligible pour tous ; car autrement comment répondre aux syllogismes serrés des théologiens papistes, dont on avait tant d’horreur ? On se croyait invincible, à l’abri de toute attaque, quand un premier coup de tonnerre gronda dans le ciel serein des protestants. Un des leurs, Louis Cappel, fît paraître sa Critica sacra, qui mit en révolution le monde hétérodoxe, et un peu aussi le monde catholique. La doctrine de Cappel, bien inoffensive pourtant, et dépassée depuis par des écrivains orthodoxes, consistait à dire que le texte hébreu des Massorètes renferme des fautes évidentes. Buxtorf essaya, sans y réussir, de réfuter la Critica sacra ; son insuccès donna encore plus d’importance à l’essai de Cappel. Les passions religieuses, si vives alors, étaient violemment surexcitées ; on accusait l’écrivain d’être un apostat, un traître vendu aux Jésuites et d’accord avec le P. Morin pour détruire, de concert avec les papistes, la sainte et immuable parole de Dieu. L’ouvrage de Cappel était incomplet et imparfait, comme sont tous les premiers essais sur des questions nouvelles ; ce n’en fut pas moins la petite pierre détachée de la montagne qui brisa l’idole aux pieds d’argile.

Il était impossible que la théorie du libre examen n’aboutît pas un jour ou l’autre au rationalisme absolu. On n’en devina pas d’abord toutes les conséquences ; car, en dépit de l’erreur, la foi pénétrait toutes les âmes. Catholiques et protestants avaient sucé le même lait évangélique, partageaient à peu près les mêmes croyances, et si l’on se séparait, c’était, disait— on, pour se nourrir mieux de la parole divine. Néanmoins les esprits attentifs pouvaient sans peine découvrir les premières traces du rationalisme chez Grotius, plus encore dans les lettres du Théologien de Hollande (Le Clerc), et surtout chez les sociniens.

Dans l’Église catholique on sut se garder des excès, tout en donnant à la raison une plus large place. Qu’avait-on à craindre ? Si des théologiens de marque, comme Estius, croyaient à l’inspiration verbale, les Jésuites et nombre de docteurs refusèrent de souscrire aux conclusions trop rigoureuses de l’université de Louvain. On sait du reste que l’Église, que l’on dit si intolérante, laisse une très grande liberté à ses enfants fidèles, et leur permet de se mouvoir à l’aise. Les droits de la raison et de la critique sont de tradition chez nous. Bien avant Cappel, qui scandalisa si fort les siens, nous avions eu les Hexaples d’Origène, les éditions critiques des Septante par Lucien et Hésychius. Il faut être du métier, comme on dit, pour se rendre compte de la somme énorme de travail que ces études supposent chez des hommes privés des ressources que nous possédons à présent. Il est, je pense, superflu de prononcer le nom de saint Jérôme. L’Église a toujours senti l’importance de l’étude, des textes originaux, puisque au concile de Vienne elle a prescrit dans les grandes universités la fondation d’une chaire d’hébreu et d’arabe ; le concile de Trente demanda la publication d’une édition critique du texte des Septante, édition donnée par Sixte-Quint ; il avait exprimé aussi le désir d’une édition critique et exacte de l’hébreu. Quoi qu’on puisse dire, les travaux les plus considérables sur la Bible ont été faits par les catholiques. Il suffit d’indiquer en passant la Polyglotte du cardinal Ximénès, qui rappelait le colossal travail d’Origène. On sait que les Concordances, si précieuses pour l’étude du texte, ont été imaginées par le dominicain Hugues de Saint-Cher. Je ne puis mentionner même d’un mot les chefs-d’œuvre, il faudrait un volume. Les Correctoria (indication des variantes et correction des leçons) nous appartiennent ; à nous aussi les études sur les textes originaux ; à nous le plan, les éléments du Thésaurus de Gesenius, qui nous a tout emprunté.

Cette liberté sur le terrain critique, nous la retrouvons sur le terrain de l’interprétation ; l’Église accepte l’école d’Antioche comme celle d’Alexandrie. Néanmoins ce n’est pas dans le sein de l’Église catholique que pouvait se produire la grande révolution de critique rationaliste dont nous voyons se dérouler toutes les phases. On trouvera les principaux détails de cette douloureuse histoire dans les ouvrages de M. Vigouroux ; je me contente de mettre en lumière ce qui nous intéresse davantage dans cette étude.

Au xviii° siècle, les esprits cultivés se livrèrent de préférence à l’étude de la philosophie et des sciences naturelles, et l’on négligea la théologie, jusque-là reine et maîtresse des autres sciences. Déjà la raison avait commencé à se séculariser avec la Renaissance, quand se produisit ce grand mouvement intellectuel qui, bien que partant d’un principe différent, facilita l’action dissolvante du protestantisme. La séparation n’eut lieu que plus tard, mais la raison échappa dès lors en partie à la tutelle de l’Église et se trouva mûre pour l’apostasie finale. La philosophie permettait de s’émanciper, de se soustraire à un contrôle gênant ; elle ouvrait ou paraissait ouvrir des horizons sans fin à l’intelligence émerveillée, enivrée de ses premières découvertes, fière de n’être plus l’humble servante de la théologie, de marcher de pair avec son austère et haute maîtresse. De son côté, l’étude des sciences naturelles avait le grand avantage de donner un libre essor aux facultés humaines, pleine satisfaction à notre insatiable besoin de savoir. Elle avait de plus le grand avantage de ne point procéder par abstractions, par raisonnement à priori, par déductions métaphysiques souvent contestables, de ne pas marcher dans l’inconnu, mais d’éclairer par l’expérience chacun de ses pas.

Il se forma dès lors un courant rationaliste très puissant, qui envahit à son tour le domaine de la théologie et de l’Écriture Sainte. Jusque-là la Bible avait échappé aux attaques ; catholiques et protestants la lisaient à genoux, comme un message de Dieu, et en baisaient respectueusement les pages ; elle était au-dessus de toute contestation, mais il fallut bientôt compter avec l’esprit nouveau. Le sens de l’histoire s’éveillait peu à peu, et bientôt la critique alla de pair avec l’érudition. Les Bénédictins donnèrent la mesure de ce qu’on peut réaliser : les érudits de l’avenir les égaleront peut-être, ils ne les surpasseront pas. Pour le dire en passant, nous ne connaissons guère de savants contemporains supérieurs ou même comparables aux Bollandistes, à Tillemont, Mabillon et autres érudits français dont nous ne sommes pas assez fiers, dont les travaux, ignorés chez nous, même à l’heure présente, nous reviennent d’Allemagne sans indications d’auteurs. Notre naïveté nous fait saluer dans des revues ou livres étrangers de prétendues découvertes qui sont notre bien propre. Un peu de fierté nationale ne messiérait pas.

Les rationalistes contemporains prétendent que la science des Bénédictins, toute d’érudition, est incomplète ; que les documents qu’elle nous a laissés, si authentiques et précieux qu’ils soient, ont besoin d’être revus, examinés, interprétés à la lumière de la critique moderne. Le courant a envahi le domaine sacré, et le fait capital de notre temps est d’avoir appliqué à l’histoire du peuple juif, à l’étude de sa littérature, de ses idées religieuses, les procédés de l’exégèse rationaliste.

Plusieurs apologistes contemporains, trop confiants à mon gré, affectent de ne pas voir le danger, de ne pas s’en préoccuper. A quoi bon s’alarmer ? disent-ils, la Bible en a vu bien d’autres ; depuis le temps de Porphyre, de Celse, de Julien l’Apostat, n’est-elle pas en butte à toutes les attaques ? Les Pères de l’Église n’avaient-ils pas vu ce que nous voyons ? Les Voltaire, les Strauss, les Renan, n’étaient pas inconnus aux premiers siècles ; ils ont relevé dans les Écritures de prétendues contradictions, des difficultés historiques, des assertions enfantines en matière de cosmographie, de physique et d’histoire naturelle. Nous n’y contredisons pas ; nous disons seulement qu’il faut une forte provision d’optimisme pour comparer les attaques même du plus habile de tous à celles des rationalistes contemporains. Répondre aux attaques de ces adversaires par un haussement d’épaules est plus qu’insuffisant. J’affirme qu’elles valent la peine qu’on s’en occupe, pour venger la parole de Dieu et la faire paraître dans tout son éclat.

Caractères de la critique moderne. — Un des principaux caractères de la critique nouvelle est de replacer dans leur vrai cadre historique les événements de la Bible. Les études bibliques tirent leur importance de l’intérêt capital qui s’attache aux idées religieuses dont les textes sacrés sont le vêtement. Aussi pour comprendre ces idées ne se borne-t-on plus à présent à une étude plus ou moins parfaite du texte lui-même, ne se contente-t-on plus, pour saisir le vrai sens de l’Écriture, de glaner çà et là des textes isolés, que l’on groupe avec art en faveur de telle ou telle thèse ; d’en faire une sorte de mosaïque gracieuse en les rapprochant, en appliquant au même objet des citations parfois sans liaison entre elles. Le rêve de l’exégète moderne, rêve qui se réalise tous les jours, est d’étudier les écrivains sacrés, non comme des hommes placés au même niveau intellectuel et moral, également éclairés et pénétrés par la lumière de la révélation, comme des instruments passifs sous la pression mécanique et irrésistible du Saint-Esprit ; mais comme des auteurs ayant des pensées propres, des préoccupations doctrinales, morales ou politiques particulières, ayant pu comme d’autres subir les préjugés de la race et des temps. De moins en moins, disent nos critiques, on regarde les ouvriers évangéliques, par exemple, comme des individualités isolées, sans contact avec les hommes de leur génération ; on se plaît à voir en eux des esprits soumis aux lois ordinaires du développement de l’intelligence et s’avançant par degrés vers la lumière.

Il fallait donc, ajoutent-ils, déblayer le terrain, ne plus se fier aveuglément aux affirmations de l’école ; montrer ce que les auteurs sacrés avaient dit, d’après ce. qu’ils avaient pu dire ; étudier les conditions de leur activité littéraire, les mettre en contact avec nous en effaçant les siècles qui nous séparent de Jésus-Christ et de Moïse, en supprimant autant que possible les intermédiaires ; saisir sur le vif la pensée qu’ils avaient en écrivant ; se mettre à la place de leurs auditeurs, les entendre comme les Juifs de la synagogue écoutaient saint Paul, ne point juger d’un langage parlé il y a trente ou quarante siècles suivant nos préoccupations actuelles, le degré de culture de notre intelligence moderne toute pénétrée du christianisme ; comprendre quelles idées cet enseignement pouvait éveiller à cette époque, et pour cela nous transporterdans.ee milieu intellectuel, essayer de dire comment ces hommes, dirigés par l’inspiration du Saint-Esprit, restaient néanmoins préoccupés des idées, des intérêts de leur temps et de leur pays ; en un mot, préciser dans quelle mesure ils parlaient pour Israël, et dans quelle mesure pour l’Église : tel serait le premier caractère de la critique.

Un autre non moins important est ce qu’on appelle la critique interne. Elle consiste à chercher dans le texte lui-même plutôt que dans les témoignages extérieurs la confirmation de l’authenticité de ce texte. Cette méthode, si chère à nos modernes, n’est pas de leur invention. Longtemps avant Semler, Richard Simon l’avait trouvée et s’en était servi dans une large mesure. Inutile de parler ici des incidents, connus de tous, qui obligèrent le père de la critique biblique en France à interrompre ses travaux et à laisser aux pires ennemis de la révélation une arme qui devait être maniée avec une précaution extrême. En fait cette méthode s’est développée, et malgré d’immenses inconvénients elle a conquis le droit de cité et s’impose à tous les partis. Elle a l’avantage de n’être l’arme exclusive d’aucune école, de n’être une arme que contre les erreurs historiques et les théories toutes faites. Il est, en effet, si facile de dénaturer une pensée, de tronquer des citations, de laisser dans l’ombre ce qui ne va pas à une thèse, de donner des explications arbitraires ou forcées, de présenter les faits sous le jour qui plaît le mieux, qu’on serait heureux de trouver une réponse dans les textes mêmes, de voir si oui ou non ils confirment les témoignages externes. Cette méthode, excellente en soi, a l’inconvénient d’être insuffisante, par la raison que les preuves internes ne sont pas toujours démonstratives. Les textes sont souvent muets et ne disent rien sur le temps ou les circonstances de leur composition, et bon gré mal gré il faut en revenir aux témoignages externes. Il faut tirer de la critique interne tout le parti possible, sans en abuser et sans vouloir lui demander ce qu’elle ne saurait donner. Je me souviens de l’impression que j’éprouvai, étant encore jeune séminariste, quand M. Le Hir m’en fit connaître les premiers éléments et m’apprit à m’en servir. Depuis longtemps, je lisais les Évangiles sans me rendre compte que saint Marc, interprète de Pierre, ne ressemble pas à saint Matthieu, que saint Jean ne ressemble à personne. Je ne revenais pas de ma surprise en remarquant, par exemple, les charmants récits de saint Marc, si pleins de vie, de couleur locale, qui trahissent si bien le récit d’un témoin oculaire ; les caractéristiques de saint Jean sur la vie et la lumière, etc. Je fus plus surpris encore en lisant un manuscrit de M. Le Hir, dans lequel le savant hébraïsant démontrait l’authenticité du Pentateuque au moyen d’arguments intrinsèques : travail insuffisant aujourd’hui, mais qui était pour nous une révélation, et faisait dire à notre regretté M. Brugère, en langage pittoresque, que « c’étaient les pyramides d’Egypte construites avec des pattes de mouches ».

Ses dangers. — La critique interne n’est pas sans dangers et peut aisément conduire à la critique négative. On en abuse tous les jours. Certains érudits s’obstinent à faire parler les textes en faveur de leurs systèmes préconçus, à leur faire dire ce qu’ils ne disent pas, à les faire parler à contre-sens. Pour peu que la passion antireligieuse s’en mêle, — et elle s’en mêle souvent, — on ne recule devant aucune absurdité. Tout est bon pour renverser la religion au nom d’une prétendue science ; tous les moyens paraissent légitimes, même le mensonge ; et la fausse critique, au lieu de s’appuyer sur les faits, de les étudier, de les contrôler, les déforme, les mutile, les supprime quand ils gênent les théories préconçues de l’incrédulité. Ceux qui la représentent nient avant tout la possibilité du surnaturel sous toutes ses formes, comme le miracle et la prophétie. Mais alors à quoi bon la critique, à quoi bon l’étude scientifique des textes ? Pour une pareille exégèse, dit fort bien M. Vigouroux, l’incrédulité suffit. Pour déterminer l’âge d’un prophète, il suffira d’examiner les dates des événements auxquels il fait allusion et d’affirmer qu’il leur est postérieur. Une pareille critique serait évidemment un instrument satanique de destruction ; cependant il serait injuste de confondre la vraie et la fausse critique dans le même anathème, de les repousser avec la même indignation au nom de la foi qu’il faut sauver.

Il ne s’agit pas ici de faire un exposé complet des idées qui ont cours chez les rationalistes, encore moins de les justifier ; mais de montrer qu’on doit en tenir compte, et en suivre le développement avec attention. Ce qu’on peut reconnaître loyalement, c’est que l’histoire générale est à refaire, que les événements de la Bible, tels que nous sommes habitués à les envisager, d’après une interprétation ancienne et incomplètement renseignée, ne cadrent pas tous avec les faits de l’histoire profane. La Bible ne change pas, elle ne saurait changer, puisqu’elle est la parole de Dieu : tous les faits historiques qui y sont racontés sont vrais ; mais ce qui a changé, ce qui peut changer encore, c’est l’interprétation donnée à ces faits par les commentateurs. L’erreur, si erreur il y a, ne peut tomber que sur l’interprétation. En tout cas, des erreurs d’exégèse se comprennent aisément, car il est impossible, même à l’homme le plus savant, d’expliquer certains faits de la Bible autrement qu’avec les idées et les connaissances de son temps. Comment, par exemple, un exégète du xve siècle, n’ayant aucune idée sur la formation probable du monde, aurait-il pu commenter la Genèse comme le ferait M. de Lapparent ? Toute interprétation de la Bible sur des choses qui ne sont pas purement doctrinales est presque toujours incomplète, car elle est proportionnée avec l’état des connaissances du siècle où vit l’exégète. Il importe de distinguer nettement la question d’inspiration de celle d’interprétation : la première est un dogme de foi, d’une réalité indiscutable ; la seconde est laissée d’ordinaire à la sagacité des commentateurs. On peut se tromper et l’on s’est trompé souvent sur l’interprétation d’un fait ; on peut se tromper, par exemple, en cherchant à reconstruire le temple d’après les données du livre des Rois ou d’Ézéchiel, en s’appuyant sur tel système de chronologie, en mettant bout à bout, à la suite du protestant Scaliger, les chiffres des généalogies des patriarches pour aboutir à des résultats ; insoutenables, que j’ai le regret d’avoir rencontrés dans des théologies-classiques d’ailleurs fort estimées. Tout cela est affaire d’interprétation.

Les découvertes modernes nous obligent à modifier certaines de nos vues, à faire rentrer plus exactement dans la trame de l’histoire générale un certain nombre d’événements, et en particulier l’histoire des prophètes. En effet, comment aurait-on pu expliquer exactement certains faits bibliques, quand on ne savait rien de Sargon et des Sargonides ? quand on ne comprenait pas la raison de la campagne de Sennachérib contre Jérusalem ? D’autre part, qui aurait osé espérer que le passage si contesté par les incrédules sur l’invasion des Élamites, Gen., xiv, serait un jour documenté d’une façon si saisissante ? Les découvertes de M. Naville, en Egypte, confirment les récits de l’Exode ; comme aussi la lumière se fait sur la probabilité d’une première émigration des Hébreux antérieure à l’Exode, sur le sens de plusieurs textes des Paralipomènes qui embarrassaient si fort les commentateurs. Tous les récits bibliques sont confirmés d’une façon merveilleuse. On sait désormais que le premier livre des Machabées, si décrié par les réformateurs, est, au jugement même des adversaires les plus acharnés de la Révélation, le résumé historique le plus parfait qu’il y ait sur cette époque. Le second livre, plus contesté encore par eux, n’est pas moins exact. D’après le texte grec, II Mach., vi, 7, on devait offrir des sacrifices mensuels en l’honneur d’Antiochus. Cette expression xarà piva parut si étrange et si extraordinaire, que l’auteur de notre version latine n’osa l’introduire dans sa traduction. Pourquoi, en effet, célébrer chaque mois un anniversaire ? Tout au moins fallait-il mettre annuel au lieu de mensuel. La Vulgate ne dit rien. Or M. l’abbé Beurlier, en étudiant la nature du culte rendu aux successeurs d’Alexandre, a constaté que les inscriptions mentionnaient la célébration mensuelle, par des sacrifices, de fêtes en l’honneur des rois d’Egypte et d’Asie. Quoi de plus probant ?

Ces graves questions, encore une fois, s’imposent à l’attention de tous, de nos séminaristes d’abord, qui, à peine sortis du séminaire, se trouveront mêlés à la lutte, et devront être mieux outillés que dans le passé pour résister aux attaques de l’incrédulité. Elles s’imposent à l’étude sérieuse de nos prêtres, qui s’imaginent à tort qu’elles ne sont pas connues du public ; elles le sont plus qu’on ne pense. Si elles n’ont pas encore pris possession du public ordinaire, elles ont pénétré dans le public intelligent et dirigeant. Il faut en prendre son parti et poursuivre l’ennemi sur son terrain ; à des attaques nouvelles il faut des réponses nouvelles ; aux arguments critiques il ne suffit pas de répondre par des arguments d’autorité. Aux siècles de foi on se passionnait pour des problèmes de théologie spéculative ; aujourd’hui on ne se passionne plus guère pour la grâce efficace et la grâce suffisante, on se passionné sur la vérité ou la fausseté d’une révélation spéciale.

On se rappelle avec quel éclat scandaleux se produisirent les premières attaqués de l’impiété. L’infiltration a continué ; c’est un exode à rebours, l’invasion des Chananéens dans la terre de la révélation que les enfants de Dieu croyaient conquise à jamais, tous les sophismes d’outre-Rhin distillés à des milliers de lecteurs par les journaux, les revues, les livres. Il y eut un moment de stupeur à l’approche de ce nouvel ennemi. Des réfutations sérieuses parurent de tous côtés ; il fallait davantage. On comprit que les études bibliques avaient été trop négligées en France, que les apologies les mieux faites étaient insuffisantes, que la grande bataille se livrerait sur le terrain de la critique sacrée. Aussi fut-ce avec une grande joie que l’on vît M. Le Hir entrer en scène pour briser entre les mains des nouveaux critiques l’arme dont ils prétendaient se servir contre nous. Malheureusement M. Le Hir, vrai puits de science, arrivait trop tard. Sa modestie l’avait toujours empêché de rien publier. Trop encouragé dans cette pieuse réserve par M. Carrière, doué d’ailleurs d’une mémoire prodigieuse, il écrivait peu et gardait sa science pour quelques initiés. Sa mort prématurée mit fin à nos espérances. Heureusement il avait, comme Élie, laissé son manteau à un disciple de son choix, que Dieu avait préparé à continuer l’œuvre du maître. Tout le monde connaît le succès des publications de M. Vigouroux. Elles répondaient à un besoin réel ; c’était une ère nouvelle qui commençait pour l’apologétique chrétienne. Nous n’avons à faire l’éloge ni de La Bible et les découvertes modernes, ni des Livres Saints, ni des Mélanges, ni du Manuel biblique ; ils sont dans toutes les mains studieuses. Il manquait à M. Vigouroux de nous donner un Dictionnaire de la Bible. Il vient de combler cette lacune, grâce au concours très apprécié de nombreux et très intelligents collaborateurs. 

IV
UTILITÉ D’UN DICTIONNAIRE DE LA BIBLE

 Ce qu’il doit être. — Le rapide exposé qui précède laisse deviner la somme prodigieuse de travail qu’exigerait une connaissance complète des questions scripturaires : histoire sacrée et profane, linguistique, chronologie, géographie, ethnographie, biographie, botanique, arts mécaniques et industriels, usages, croyances, théologie ; c’est presque l’infini. Par là aussi on devine l’utilité, la nécessité même d’un Dictionnaire de la Bible. Nous savons qu’un dictionnaire ne saurait remplacer un commentaire, mais tout le monde n’a ni le loisir ni la préparation suffisante pour aborder l’étude d’un commentaire étendu ; et puis, il faut bien le dire, nous n’avons pas, en français, de commentaire qui réponde aux exigences et aux besoins actuels. Les malheurs de la révolution ont presque ruiné en France les études bibliques, déjà assez faibles au XVIIIe siècle, et nous nous relevons à peine de nos ruines. On est vraiment tenté de faire un respectueux reproche à notre illustre Bossuet de sa sévérité d’inquisiteur à l’égard de Richard Simon, dont les hardiesses et les erreurs ne méritaient pas toutes les superbes colères du savant évêque. Les conclusions de R. Simon sont très contestables, quelques-unes complètement fausses, mais sa méthode était bonne. Il fallait la garder et ne < pas envelopper le tout dans le même anathème. Le résultat le plus clair de la saisie des exemplaires de l’Histoire critique exécutée par la Reynie, à la demande de Bossuet, fut de laisser aux mains de nos adversaires la méthode critique, cette arme à deux tranchants dont ils ont été les seuls à se servir, et que nous n’avons appris à manier qu’il y a quelques années.

Enfin, eussions-nous le commentaire français le mieux au courant de la science scripturaire, trouverait-il beaucoup de lecteurs ? Tous n’ont pas pour cette étude de loisirs suffisants ni d’aptitudes spéciales. Avec le peu de temps dont nous disposons, il faut nous résigner à ne pas tout savoir, limiter nos recherches à certains points particuliers, tout en ayant une connaissance assez complète de l’ensemble. Il en est des commentaires de la Bible comme des grandes histoires de l’Église, qu’on ne peut toujours lire en entier, et qui, malgré leur étendue, ou plutôt à cause de leur étendue, manquent de netteté, de précision dans les détails. On ne saurait bien connaître une époque, le rôle d’un grand personnage, qu’au moyen de monographies particulières. À défaut d’un commentaire français que nous n’avons pas, de commentaires latins que tout le monde ne peut consulter, et même à côté d’eux, il faut un Dictionnaire de la Bible qui nous dise nettement, précisément, sans verbiage, sans parti pris, ce qu’on sait actuellement de certain ou de probable sur tel personnage, tel fait, telle théorie. Les articles du dictionnaire doivent être comme des monographies détaillées, quoique concises ; ils doivent résumer et condenser à notre usage ce qui a été écrit de plus judicieux sur chaque point particulier.

Les dictionnaires existent pour toutes les branches de nos connaissances : philosophie, sciences, arts, littérature, histoire, religions, hérésies, encyclopédie, etc. ; il ne manque qu’un dictionnaire de la Bible ; celui de Calmet, réimprimé par Migne, malgré des qualités très réelles, ne fait plus autorité.

L’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, sont plus heureux que nous, et les dictionnaires bibliques n’y manquent pas. Il serait injuste de méconnaître le mérite relatif de ces ouvrages, mais ils ont le grave inconvénient de n’être pas écrits en notre langue, ce qui les rend peu accessibles ; ils ont surtout le très grave inconvénient d’être écrits au point de vue protestant ou rationaliste, et de ne pouvoir être lus et suivis qu’avec de grandes précautions.

Celui qui se publie sous la direction de M. Vigouroux a l’avantage d’être écrit en français, d’être aussi savant que les autres, et surtout d’être catholique.

Il va sans dire que je ne prétends nullement canoniser tous les articles du Dictionnaire. Chacun des savants collaborateurs a ses idées personnelles, son degré de science, de culture hébraïque, de connaissances spéciales ; aucun ne se flatte d’avoir la science infuse ou de donner le dernier mot des problèmes. Les articles sont au courant des résultats les plus récemment acquis, et ils restent franchement, complètement orthodoxes, tout en se maintenant sur le terrain de la véritable critique.

Cependant on a dû se borner dans l’exposition des systèmes rationalistes, parce qu’ils changent tous les deux ou trois ans. Était-ce la peine de s’arrêter à des théories qui sont de pure fantaisie, sous prétexte de donner au Dictionnaire un vernis d’actualité ? Le Dictionnaire aurait en quelque sorte participé à la fragilité d’hypothèses dont on ne parlera plus dans quelques années. Qui s’arrête, par exemple, aux théories des neptuniens ou des plutoniens ? A quoi bon s’attarder à réfuter des théories éphémères, qui ne s’appuient que sur les rêveries de leurs inventeurs, comme sont, par exemple, les innombrables imaginations des critiques rationalistes sur l’Apocalypse ? Ce qu’on veut donner, c’est une science ferme, solidement appuyée, qui ne changera pas demain. Pour cela on n’a pas hésité à prendre, même chez nos adversaires, ce qu’ils ont écrit de bon et qui paraît prouvé. Il ne faut pas être exclusif quand les dogmes ne sont pas en jeu.

Ce que je salue aussi avec plaisir, ce sont les articles spéciaux sur les commentateurs. Comme, en définitive, le vrai sens de l’Écriture se tire de la tradition, il a paru bon d’indiquer les idées, les tendances des diverses écoles. Ce qu’on a fait Pour les écoles d’Antioche et d’Alexandrie, ne pourrait-on pas aussi le faire pour les grandes familles religieuses de l’Église comme les Bénédictins, les Jésuites, les Dominicains, les Capucins, les Franciscains, etc., les grandes universités comme la Sorbonne, Louvain, Salamanque ? Il semble que ces grandes familles tiendront à honneur d*’exposer leurs traditions, et seront fières de mettre en lumière le rôle intellectuel qu’elles ont rempli dans l’Église. Puisse ce vœu se réaliser !

Ce n’est pas assez de parler de l’utilité du Dictionnaire, il faudrait plutôt insister sur sa nécessité. Les graves dangers que fait courir à la foi la fausse critique montrent l’impérieuse nécessité de se confier à un guide sûr pour se livrer sans péril à ces délicates et périlleuses recherches.

Les dangers ne viennent pas seulement de la critique négative, — j’en ai signalé quelques-uns ; — ils viennent aussi de la critique dite positive, quand on l’emploie mal à propos, avec des idées préconçues, des jugements tout faits, quand on l’applique à des matières sur lesquelles elle ne doit pas s’exercer. Elle ne saurait évidemment être employée dans toutes les questions relatives à la Révélation ; il y aurait plus qu’un péril, il y aurait erreur contre la foi, comme aussi il ne faut pas rejeter une critique raisonnable et judicieuse, parce que si l’objet de notre foi est au-dessus de la raison, les motifs de crédibilité doivent être raisonnés et raisonnables, parce que les sophismes de la fausse raison ne peuvent être dissipés que par la vraie, enfin parce qu’en présence de données différentes et contradictoires en apparence, c’est à la raison de dégager les faits véritables et d’établir ce qu’on doit admettre, puisque l’Église ne saurait intervenir constamment pour décider les questions d’histoire.

Il suffira d’un seul exemple emprunté à des rationalistes soi-disant chrétiens pour montrer les périls d’une application fausse de la critique positive.

On peut admettre dans une assez large mesure un développement de la révélation, La lumière du Sinaï n’est pas aussi intense que celle du Thabor ou de la montagne des Béatitudes. On peut sans témérité soutenir que les anciens Juifs n’avaient pas des données bien précises sur l’immortalité de l’âme, sur le bonheur futur, les récompenses ou les châtiments éternels ; tout était un peu confus dans leur croyance à la survivance. Mais prétendre, au nom de la critique, que l’idée d’un Dieu unique s’est dégagée peu à peu, que le Dieu d’Abraham n’est pas celui des prophètes ou des Machabées, sous prétexte que le langage un peu anthropomorphiste des anciens auteurs n’est pas aussi épuré que celui des auteurs postérieurs à la captivité, ce serait un abus intolérable ; ce serait énerver la force probante des prophéties, briser la longue chaîne qui descend d’Adam à Notre —Seigneur, mettre Isaïe, Amos et les autres au-dessous des apocryphes du second siècle avant J.-C. On arriverait bien vite avec ce système à dire qu’Israël n’a pas été traité autrement que les autres nations, que son histoire est une histoire comme une autre, que tous les peuples ont été aussi amenés au Christ quoique par d’autres chemins, qu’il y a eu un développement religieux indépendant de celui d’Israël ; que les prophètes doivent être placés sur le même pied que les autres maîtres de l’humanité, que Platon et Aristote ont été aussi utiles à la religion et à l’enseignement chrétien qu’Ézéchiel et Daniel. N’est-ce pas là, ajoute-t-on, le λόγoς σπερματικός dont parlent les Pères de l’Église, la semence évangélique répandue partout ? Ceci est la négation presque complète de la révélation, la suppression de l’élément positif de la religion.

Danger aussi d’accepter certaines théories scientifiques aujourd’hui en honneur. La Bible n’est pas un traité d’astronomie, d’histoire naturelle, de science révélée, nous le savons. Mais sous prétexte que la Bible ne sanctionne pas la moralité des faits qu’elle raconte, ne serait— il pas bien téméraire de dire qu’elle ne sanctionne pas la vérité de ses récits ? Sans doute Abraham est sorti de la Chaldée avec une formation intellectuelle toute faite ; il a puisé sous l’inspiration de Dieu, dans les souvenirs de sa famille sémitique, les traditions anciennes, comme une abeille extrait son miel le plus pur de plantes différentes ; mais on va beaucoup plus loin et on glisse dans l’abîme. On va jusqu’à dire que les récits racontés par Moïse sont des mythes, que Dieu a pu attacher des enseignements religieux à des allégories et à des paraboles, comme faisait Notre-Seigneur ; que ce qui ne nous choque pas dans le Nouveau Testament doit encore moins noue étonner dans l’Ancien ; que l’inspiration de l’Écriture, n’étant pas une garantie de la moralité des faits racontés, ne doit pas l’être de leur véracité. Il y a là un immense danger que je me borne à signaler. Quoi qu’on en dise, on ne saura où s’arrêter. Qu’il faille interpréter autrement qu’on ne l’a fait certains récits de la Bible, ce n’est pas contestable ; qu’il faille tenir compte du génie oriental, si différent du nôtre, admettre des récits symboliques, poétiques, comme certains passages de Job ou autres, ce n’est pas douteux ; mais qu’il faille sacrifier la vérité historique des dix premiers chapitres de la Genèse, cela me paraît inadmissible. Alors il n’y a plus de raison pour ne pas rejeter le côté miraculeux du livre : tout sautera, même le Nouveau Testament. Les catholiques qui soutiennent ces témérités répondent que l’Église infaillible sera toujours là pour nous éclairer ; c’est une erreur, car l’Église ne saurait intervenir à chaque instant dans les questions de faits.

Oui, il faut un guide sûr ; il faut un chemin que nous puissions suivre sans crainte d’aboutir à des fondrières ; un livre qui nous mette au courant de l’état actuel de la science, ne nous dissimule aucune difficulté réelle, et nous donne la solution que comporte l’état de nos connaissances. Ne quid veri non audeat, comme dit Léon XIII.

Le Dictionnaire ne sera pas un manuel, il ne sera pas non plus un traité d’exégèse. Il n’aura ni la belle ordonnance, ni l’enchaînement des idées qu’on admire dans les ouvrages spéciaux. L’ordre alphabétique s’y oppose ; il brise fatalement la suite logique, les intéressantes discussions sur des points controversés. En revanche, il donnera en peu de lignes tout ce que les lecteurs ont besoin de savoir ; il replacera les faits, les choses, les personnages dans leur vrai cadre, leur vrai jour ; il résumera les découvertes qui ont été faites en Assyrie, en Chaldée, en Égypte, en Syrie, ce qu’on a pu lire d’intéressant dans les inscriptions cunéiformes ou les papyrus, tout cela débarrassé des difficultés techniques et mis à la portée de tous les esprits un peu cultivés.

Ce qu’il ne donnera pas. — Ce qu’on ne trouvera pas dans le Dictionnaire, — j’en félicite les auteurs et surtout M. Vigouroux, — c’est la témérité des inventions. Le Dictionnaire n’est pas une arène où l’on puisse exposer des théories plus ou moins fondées ; il doit être l’expression de la vraie science catholique, de notre science à nous, et non une succursale des encyclopédies protestantes, un extrait de Graf, de Reuss, de Wellhausen. Indépendant de tout système, de tout parti pris, il nous apprendra ce qui est, et non ce qui pourrait être demain. Sans nous laisser ignorer les idées qui flottent dans l’air que nous respirons, qui pénètrent les esprits, il n’a pas à les faire siennes, à les discuter ex professo. Si, dans des ouvrages spéciaux, destinés à un public restreint et préparé par de fortes études théologiques et critiques, en se soumettant d’avance avec respect au jugement de l’Église, on peut utilement discuter de très délicates questions, émettre, pour répondre à nos adversaires, des idées neuves, hardies, même contestables, pourvu qu’elles n’aillent pas jusqu’à la témérité, il ne conviendrait pas de les exposer dans un Dictionnaire en quelque sorte classique.

Il y a toujours eu dans l’Église une grande liberté de discussion, un flux et reflux d’opinions opposées. L’invasion de la critique dans les études bibliques effraye à tort ; elle n’est pas plus dangereuse en soi que ne le fut, par exemple, au moyen âge, l’introduction de la philosophie d’Aristote. Quelle nouveauté, quelle surprise alors, quand les théories des Grecs prirent place dans la théologie proprement dite, quand on donna une si large part à des raisonnements appuyés non plus seulement sur l’Écriture, mais sur la philosophie païenne ! C’était une innovation inouïe. C’était la raison cherchant par tous les moyens à justifier la foi. Quelle vie intense, pendant la période proprement scolastique, dans les universités ou écoles rivales ; quelle activité intellectuelle, quelle liberté d’allures, quelles divergences d’opinions, quelles théories hasardées sur l’origine, l’objectivité de nos connaissances, la nature de la grâce et de la liberté : luttes entre réalistes et nominaux, thomistes et scotistes, puis entre jésuites, dominicains et augustiniens ! Tout cela est dans la nature des choses, dans les tendances de l’esprit humain. Le monde se partage entre autoritaires et raisonneurs. Cette double influence se retrouve dans toute l’histoire de l’Église. Certains siècles se caractérisent par une marche en avant, d’autres ramènent les esprits en arrière : corsie ricorsi ! En parlant ainsi, en signalant les divergences des théologiens, je suis loin de les blâmer. C’étaient des hommes d’une haute intelligence, d’une très grande piété ; plusieurs d’entre eux sont canonisés, beaucoup d’autres mériteraient de l’être.

Le spectacle est le même aujourd’hui, mais la lutte s’est déplacée suivant les siècles. Aujourd’hui l’histoire et l’Écriture ont mis au second plan la théologie proprement dite. Le courant nouveau s’établit avec la réforme. Pendant que les protestants primitifs s’en tenaient à leur doctrine rigoureuse sur l’inspiration, que beaucoup de catholiques de marque, comme Estius et son école, luttaient énergiquement en faveur d’une théorie qu’ils croyaient être la vraie tradition de l’Église, les Jésuites, plus larges, se firent les champions de la raison et de la liberté humaine, ils soutinrent sur l’inspiration de l’Écriture un sentiment plus acceptable que celui des docteurs de Louvain. Pendant que leurs confrères s’élevaient contre les duretés de l’école augustinienne, les Bollandistes renouvelaient l’histoire, réagissaient contre le manque de critique du moyen âge, faisaient pieusement justice de nombreuses et gracieuses légendes, qui s’épanouissaient dans les monastères comme les marguerites dans les prés. Mal leur en prit quelquefois, et l’on sait les tribulations de Papebrock pour avoir osé toucher à la légende d’Élie ! Il en coûte parfois d’avoir raison.

Le conflit reparaît aujourd’hui sous une autre forme ; il paraît d’autant plus grave qu’il s’agit d’intérêts plus sacrés. Les adversaires sont tous d’excellents chrétiens, parfaitement soumis à l’Église ; ils n’ont d’autre but que de défendre la foi par les moyens qu’ils croient être les meilleurs. Ici encore se retrouve la distinction signalée plus haut entre autoritaires et raisonneurs : les uns qui n’étudient la Bible qu’à genoux et n’y voient que la pensée divine sans mélange humain ; les autres qui pensent que ce Livre, si divin qu’il soit, n’échappe pas complètement aux conditions de composition d’un livre humain ; qui, tout en étudiant aussi la Bible à genoux, se demandent si l’on peut y reconnaître des traces d’imperfections accidentelles. Laissons grande liberté aux champions de la foi. Soyons sans inquiétude, l’agitation tombera, les idées fausses disparaîtront, tout se tassera et se retrouvera en ordre. Si Dieu a permis que l’on remît en lumière les tombeaux d’Égypte et les monuments de Chaldée, ce n’a été que pour donner de nouvelles preuves à sa révélation. Il a eu pitié de nous, de nos besoins intellectuels ; à un siècle qui réclame des documents, il a répondu en documentant la Bible. Laissons les savants discuter sur tous ces monuments encore incomplètement étudiés, et dont la découverte a mis un peu de trouble dans les esprits. Parfois le sable soulevé par la tempête obscurcit un moment le ciel, puis la poussière tombe, et le soleil reparaît. On remarque bien, après l’orage, une légère déformation du sol et un nouveau tassement d’atomes, quelques arbres emportés, quelques sentiers effacés ; mais les changements sont insignifiants, et la terre est la même. Ainsi en est-il de la vérité de Dieu ; nos agitations l’effleurent à peine et n’ont d’autre résultat que de la mettre mieux en lumière : Veritas Domini manet in æternum.

C’est par ce mot que je veux finir. Le Dictionnaire de la Bible restera en dehors de ces agitations ; il sera l’auxiliaire de la foi. Il nous renseignera sur la nature des questions librement controversées, c’est son devoir ; mais il restera toujours délicatement orthodoxe. Ce sera son meilleur titre à la confiance du monde chrétien, aux encouragements de l’épiscopat et à l’approbation de celui qui écrit ces lignes.

† Eudoxe-Irénée, évêque de Fréjus et Toulon.

Fréjus, le 25 octobre 1893.

Post-scriptum. — L’Introduction qui précède était déjà sous presse lorsque a paru l’Encyclique Providentissimus de S. S. Léon XIII. L’auteur de ce travail ne pouvait espérer, pour les idées qu’il a émises et pour les vœux qu’il a exprimés, un plus solennel encouragement. Nul ne sera étonné que le grand Pape, dont le regard attentif et pénétrant se porte, avec une si exacte précision, sur toutes les questions qui se débattent aujourd’hui dans le monde et dans l’Église, ait voulu signaler à tous l’importance exceptionnelle qu’ont prise parmi nous les études bibliques. Les intérêts les plus pressants de la défense religieuse exigent que les catholiques, et surtout les prêtres, ne se laissent pas devancer par les indifférents et les rationalistes, sur le terrain des recherches que provoquent de plus en plus les découvertes déjà faites, et les conclusions souvent téméraires qu’on en a tirées. C’est à ce besoin si évident qu’a voulu donner satisfaction l’éminent apologiste qui a conçu le plan de ce Dictionnaire, et qui en surveille l’exécution avec une compétence reconnue par tous les savants. C’est pour manifester la haute sympathie et l’appui de l’Épiscopat français pour cette œuvre, si glorieuse pour nous, que l’auteur de ces lignes s’est appliqué à faire ressortir la nécessité de donner un nouvel élan et même une direction nouvelle à l’enseignement des sciences exégétiques. Il est heureux de constater qu’il ne se trompait pas en essayant de diriger dans ce sens les efforts des ecclésiastiques studieux et des laïques instruits, puisque ses observations et ses conseils ont reçu, au moins indirectement, par la parole du Souverain Pontife, la sanction la plus auguste et la plus autorisée.

† E.-I., évêque de Fréjus.

Fréjus, en la fête de l’Épiphanie de Notre-Seigneur, 6 janvier 1894|