Dictionnaire de la Bible/Apôtre

Letouzey et Ané (Volume Ip. 781-782-787-788).

APÔTRE (ἀποστόλος) s’entend dans la langue grecque d’où il dérive d’un envoyé qui a un mandat à remplir. Hérodote, i, 21 ; v, 38. Ce mot se lit une fois dans les Septante, III Reg., xiv, 6 ; c’est Ahias qui se l’applique en parlant à la femme de Jéroboam. Saint Luc, vi, 13, nous dit que Jésus, ayant choisi douze de ses disciples, leur donna le nom d’Apôtres, ἀποστόλους ὠνόμασεν. Depuis, ce nom s’est étendu à d’autres hommes participant à l’activité des Douze. Ainsi Barnabé est appelé apôtre, comme Paul, Act., xiv, 4, 14 ; Andronique et Junie sont glorieusement classés parmi les apôtres, Rom., xvi, 7 ; pareillement Timothée et Silvain. I Thess., ii, 7, 18. Enfin d’autres sont dits apôtres, en ce sens qu’ils sont délégués par des Églises. II Cor., viii, 25, et Phil., ii, 25. Néanmoins, et d’une manière générale, il faut reconnaître que, dans le langage biblique, cette désignation est réservée aux Douze privilégiés dont Jésus fit les pierres fondamentales de son Église.

Pourquoi ce choix de douze hommes parmi les disciples, et quelle fut leur mission ? Saint Marc, qui d’ailleurs, comme saint Matthieu, n’emploie qu’une fois le nom d’Apôtres, répond à cette question. Marc, iii, 14. Ils devaient être avec. Jésus dans des relations plus intimes et plus suivies que le reste des disciples, allant prêcher la Bonne Nouvelle quand ils en recevaient l’ordre, et ayant le pouvoir de guérir les malades et de chasser les démons. Plus tard, quand il s’agit d’élire un successeur au traître Judas, Pierre précisa une fois de plus, avec le caractère de l’apostolat, le devoir de l’apôtre, qui sera de rendre à Jésus-Christ un témoignage autorisé. Il déclara qu’avant tout, pour être éligible, il fallait avoir été auprès de Jésus pendant tout le coure de sa vie publique, c’est-à-dire depuis son baptême jusqu’à son Ascension, afin de pouvoir affirmer les faits que l’on avait vus, et plus particulièrement le miracle de la Résurrection. Act., i, 21-22. Les Apôtres ont été établis pour devenir les témoins officiels de l’Évangile. Saint Jean, qui, ni dans ses Épîtres ni dans son Évangile (on n’en peut dire autant de l’Apocalypse, xxi, 14 ; ii, 2 ; xviii, 20), ne prononce pas une seule fois le nom d’Apôtre, tout en reconnaissant l’existence d’un corps constitué par Jésus-Christ, qu’il appelle les Douze, contribue particulièrement à nous donner, Joa., xiv, 28 ; xv, 26-27 ; xvi, 13, une haute idée des prérogatives spirituelles de ces heureux privilégiés.

Ils étaient Douze, parce que ce nombre correspondait à celui des tribus d’Israël, vers lesquelles Jésus était venu comme vers des brebis sans pasteur. Ils devaient, comme autant de patriarches, juger les tribus dans la vie future. Matth., xix, 28. Il y a même cette singulière perfection dans ce symbolisme voulu que, comme la tribu de Joseph se transforme en deux demi-tribus, la place du traître Judas, demeurée vide, semble avoir été occupée simultanément par Matthias et par Paul. Communément toutefois on trouve plus rationnel de voir en celui-ci un treizième apôtre et de le mettre hors cadre, comme l’apostolat spécial dont il fut le promoteur. Voir Le Camus, L’Œuvre des Apôtres, t. i, p. 11. Les Douze, étant comme les prémices des douze tribus, représentaient donc la nation sainte. Ils furent pris dans la classe populaire, et même dans ses éléments les plus opposés, puisque nous trouvons parmi eux un péager, Matthieu, et un zélote, Simon, les deux extrêmes en politique, l’un représentant l’acceptation officielle, et l’autre la haine ardente du joug de l’étranger. Tous, à l’exception peut-être de Matthieu le péager, étaient absolument illettrés. Ils avaient passé leur vie dans des travaux grossiers et pénibles. Au moins quatre furent pêcheurs sur le lac de Génézareth. Mais avec leurs natures frustes, tous, sauf Judas, avaient le cœur bon, et c’est sur leurs cœurs que Jésus entendit graver la nouvelle loi du monde.

Le catalogue des Apôtres nous a été conservé par les trois synoptiques et le livre des Actes. En comparant les quatre listes, on constate qu’elles portent absolument les mêmes noms, excepté pour Jude, frère de Jacques, qui est appelé Lebbée par saint Matthieu, et Thaddée par saint Marc. Mais Thaddée ou Lebbée, dérivés l’un de Sad ou Thad, « poitrine, » l’autre de Leb, « cœur, » signifient, en termes analogues, un homme généreux et énergique. Il est à croire que cet honorable surnom supprima de bonne heure le nom de Jude, trop semblable à celui de l’apôtre prévaricateur.

Les Douze forment régulièrement trois groupes, dont chacun a un chef et des membres qui ne varient pas. Seul l’ordre des membres dans le groupe se trouve parfois interverti, mais sans que jamais un membre passe d’un groupe à l’autre. Il est probable que ce classement, dont voici l’ordre comparatif, répondait à peu près au degré d’intimité qui, dans les relations quotidiennes de la vie, unissaient chaque apôtre à Jésus-Christ.


[Tableau à insérer]

S Matthieu
x, 2,4
S. Marc
iii, 16,19
S. Luc
vi, 14,16
Les Actes
i, 13
Simon Pierre
André
Jacques
Jean
Jacques
Jean
André
André
Jacques
Jean
Jacques
Jean
André
Philippe
Barthélémy
Thomas
Matthieu le péager
Barthélémy
Matthieu
Thomas
Barthélémy
Matthieu
Thomas
Thomas
Barthélémy
Matthieu
Jacques, fils d’Alphée
Lebbée
Simon le Cananite
Judas Iscariote
Thaddée
Simon le Cananite
Judas Iscariote
Simon le Zélote
Jude de Jacques
Judas Iscariote
Simon le Zélote
Jude de Jacques

Pierre est invariablement le premier dans la liste, πρῶτος Σίμων, et plus immédiatement le chef du premier groupe, que constituent avec lui trois autres disciples privilégiés, André, Jacques et Jean. Nous retrouvons là les deux couples de frères que Jésus avait d’abord appelés à être pêcheurs d’hommes. Philippe, qui, lui aussi, s’était de très bonne heure, Joa., i, 43, mis à la suite du Seigneur, est le chef du second groupe, constitué par Barthélémy, le même probablement que Nathanaël, cet ami conduit à Jésus par Philippe et qui, dès ce moment, devint son compagnon ordinaire, soit sous son nom propre de Nathanaël, que saint Jean emploie toujours, soit sous son nom patronymique de Barthélémy ou fils de Tolmaï, que les synoptiques préfèrent, pour éviter peut-être le rapprochement de Nathanaël et Matthieu, deux noms signifiant l’un et l’autre : Théodore ou don de Dieu ; Thomas ou le Jumeau, « le Besson, » comme on disait dans notre vieille langue française, et Matthieu qui, dans sa propre liste, se qualifie de péager, et se place modestement après Thomas, tandis que saint Marc et saint Luc le mettent en avant. Matthieu, si l’on compare Luc, v, 27-32, et Marc, ii, 13-17, avec Matth., ix, 9-13, est évidemment le même personnage que Lévi, le nom de Matthieu, don de Dieu, étant le nom du nouvel homme, et Lévi celui de l’ancien péager. Le chef du troisième groupe est un cousin de Jésus, Jacques, surnommé le Mineur, soit qu’il fût petit de taille, soit qu’il fut plus jeune que Jacques, frère de Jean. Il est à la tête d’hommes moins connus : Jude, son frère ; Simon Qananit, ou « le Zélé », selon le sens que le Talmud donne à ce mot, dérivé de Qanna, et enfin Judas, l’homme de Kérioth, ou l’homme à la ceinture de cuir.

Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier chacun des Douze d’après ce que nous savons de lui, puisqu’ils doivent avoir tous, dans ce Dictionnaire, leur biographie individuelle. Notons cependant la place d’honneur et de réelle primauté que Pierre occupe dans ces listes, place qui répond exactement à la mission spéciale que Jésus devait lui donner, et au rôle que, sans conteste, il s’est toujours attribué, surtout après la Pentecôte. L’exégèse moderne, même la plus hostile à la doctrine catholique, ne nie guère plus aujourd’hui cette prééminence de Pierre. Seulement elle déclare que ce fut là une prérogative résultant de ses qualités personnelles, de sa nature ardente, expansive et toute d’intuition première ; or ce qui est personnel ne se transmet pas. Il est facile de prouver que, tout en concordant avec ses qualités morales, dont elle fut en partie la récompense, sa suprématie reposa sur un droit authentiquement conféré par Jésus-Christ, droit qui dut passer à ses successeurs.

Quant à l’histoire générale des Apôtres, elle a consisté à réaliser le but pour lequel ils avaient été institués. Du vivant du Maître, ils sont autour de lui, forment sa société ordinaire, et s’occupent de lui rendre tous les services matériels qu’il peut attendre d’eux. Matth., xx, 17-29 ; xxvi, 17-20 Luc, ix, 52 ; Joa., iv, 8. Ils écoutent ses enseignements, désireux qu’ils sont d’être des docteurs instruits pour le royaume des cieux, Matth., xiii, 52 ; mais leur intelligence est souvent bien courte, et le Maître doit plus d’une fois reprendre en particulier, avec de nouvelles explications, ce qu’ils n’avaient pas saisi quand il parlait en public. Matth., xiii, 18, 36, etc. Il les forme à la vertu par son exemple et aussi par ses amicales réprimandes. Matth., viii, 26 ; xvi, 23 ; xviii, 1, 21 ; Luc, ix, 50, 55 ; Joa., xiii, 12, etc. Ils reçoivent de lui le pouvoir de faire des miracles, Marc, iii, 14, et ses solennels avis pour prêcher le royaume de Dieu. Matth., x-xi et parall. Ils sont institués les porte-clefs du royaume de Dieu, Matth., xviii, 18 ; xix, 28 ; Luc, xxii, 30, avec l’asassurance de recevoir le Saint-Esprit, sous l’inspiration duquel ils fonderont l’Église. Joa., xiv, 16, 17, 26 ; xv, 26, 27 ; xvi, 7-15. Ils prennent part aux luttes et aux triomphes du Seigneur en Galilée, en Pérée et à Jérusalem, jusqu’à l’inoubliable banquet final où ils sont institués sacrificateurs de la nouvelle loi. Puis vient la catastrophe, et la fuite des Onze est aussi douloureusement surprenante que le cynisme avec lequel le douzième, Judas, trahit son Maître et le livre à ses ennemis.

Après la mort de Jésus, l’histoire des Apôtres devient l’histoire de l’Église elle-même. Les apparitions du Ressuscité relèvent leur courage, en faisant revivre leurs espérances. Ils voient de leurs propres yeux que tout ce que les prophètes et le Maître avaient annoncé s’est accompli. Dès lors, le groupe se reconstitue, et, plein de foi, attend la réalisation des promesses du Seigneur. Pour remplacer le traître, on procède à l’élection de Matthias. Le jour de la Pentecôte, le Saint-Esprit descend sur les Douze et sur les disciples qui sont au Cénacle, achevant, sous la forme de langue de feu, leur transformation morale. Désormais ils ne seront plus les mêmes hommes. Ces irrésolus, ces ignorants, ces timides, se montreront pleins d’enthousiasme, d’éloquence, d’indomptable énergie. À travers des luttes pleines de péril et de gloire, ils fondent l’Église de Jérusalem ; mais l’ordre du Maître est d’aller prêcher ensuite en Samarie et dans le monde entier. L’Esprit les pousse bon gré mal gré à cette évangélisation de l’univers entier. L’hellénisme a préparé les voies, Pierre a officiellement ouvert la marche vers la Gentilité en baptisant Corneille et tous les siens, Paul exploite le vaste champ offert à son zèle. Tous les Douze finissent par comprendre qu’il en faut faire autant ; mais nous ignorons la part réelle que chacun d’eux a eue dans l’évangélisation du monde d’alors. Il y a là une lacune bien regrettable dans l’histoire sacrée. On la comble par des conjectures très plausibles et en partie fondées sur des traditions vénérables. Un résultat aussi grand, aussi universel, aussi rapide que l’évangélisation du monde dans l’espace de quelques années ne saurait être l’œuvre de Paul tout seul et de ceux qui rayonnaient autour de lui, quelle que fût leur vaillance. Les autres Apôtres y ont eu leur part. Ainsi, malgré le silence de l’histoire, nous savons, d’après certaines indications, toutes fortuites d’ailleurs et comme insignifiantes de saint Paul, que saint Pierre a dû prêcher à Corinthe et dans d’autres contrées que la Palestine, comme il prêcha à Rome. De ce que d’heureuses allusions ne sont pas venues faire la lumière sur l’histoire des autres, on n’en saurait conclure que cette histoire se résume en une inconcevable inaction.


186. — Les douze Apôtres. D’après B. Le Blant, Études sur les sarcophages de la ville d’Arles, pl. xiv.

L’incendie allumé de tous côtés et simultanément dans le monde suppose des envoyés, des prédicateurs, des témoins, arrivant partout à la fois, et la croyance universelle de l’Église primitive déclare, en effet, qu’il en fut ainsi. Qui pourrait affirmer que tout est imaginaire dans les Actes apocryphes qui nous sont restés de plusieurs d’entre les Apôtres ? La fin abrupte du livre de saint Luc autorise à croire qu’il avait écrit, vu qu’il devait écrire une suite des Actes, comme les Actes étaient la suite de son Évangile. A-t-il fini sa trilogie ? Son dernier livre a-t-il été tellement défiguré à l’origine par les sectes gnostiques, que, tombé en discrédit, il ait été sacrifié par l’Église ? C’est possible. En tout cas, nous sommes unanimes à regretter la désespérante lacune qu’il y a dans cette partie si intéressante de l’Église primitive, et c’est à la science chrétienne de fouiller partout pour essayer de la combler. Les Apôtres lurent représentés de bonne heure par les artistes de la primitive Église, dans les Catacombes et spécialement sur les sarcophages chrétiens (fig. 186). Ils sont ordinairement vêtus d’une longue tunique qui descend jusqu’aux pieds et d’un pallium comme vêtement de dessus. Dans les monuments des huit premiers siècles, en Occident, ils se tiennent debout ou assis, à droite et à gauche de Notre-Seigneur, figuré sous sa forme humaine ou sous une forme symbolique ; les uns sont barbus, les autres imberbes. Ils portent généralement comme insigne, dans la main gauche, un volume ou rouleau, qui rappelle la parole divine qu’ils ont prêchée ; quelquefois ils ont à la main une couronne, symbole de leur triomphe et de la récompense céleste.

Quand les Apôtres sont figurés par des symboles, ils sont représentés par douze brebis, se tenant six par six à côté du bon Pasteur, assis d’ordinaire sur un rocher d’où coulent les quatre fleuves du paradis terrestre, emblèmes des quatre Évangiles. Voir F. Vigouroux, Les Livres Saints et la critique rationaliste, 4e édit., t. i, p. 232-238. Les deux groupes de brebis sortent le plus souvent de deux tours qui sont l’image de Bethléhem et de Jérusalem. D’autres symboles mystiques, palmier, vigne, arbres divers, accompagnent fréquemment ces représentations (fig. 187).

Pris individuellement, les Apôtres ont pour caractéristique : S. Pierre, les clefs ; S. Paul, le glaive ; S. André, la croix désignée sous son nom ; S. Jean, un calice d’où sort un serpent ; S. Jacques le mineur, un livre et un bâton ; S. Philippe, une croix dont le montant a des nœuds comme un roseau ; S. Jacques le majeur, un bâton de pelerin et un grand chapeau avec des coquillages ; S. Barthélémy, un livre et un coutelas ; S. Thomas, une équerre ; S. Matthieu, une lance ; S. Simon, une scie ; S. Jude, une massue ; S. Matthias, une hache.

On trouvera des documents sur les Apôtres dans les diverses Vies de Jésus-Christ, écrites à un point de vue critique et sérieusement savantes ; dans les bons commentaires sur le livre des Actes. Cave, Antiq. Apostol., Londres, 1677 ; Id., Lives of the Apostles, in-fo, Londres, 1677 ; nouvelle édit. par Cary, in-8o, Oxford, 1840 ; Perionius, Vitæ Apostolorum, Paris, 1551 ; Francfort, 1774 ; Sandini, Historia apostolica, in-8o, Padoue, 1731 ; G. Erasmus, Peregrinationes Apostolorum, Ratisbonne, 1702 ; Jacobi, Geschichte der Apostel, in-8o, Gotha, 1818. ; Rosenmüller, Die Apostel nach ihrem Leben und Wirken, in-8o, Leipzig, 1821 ;


187. — Les douze Apôtres, symbolisés par des brebis. Mosaïque de l’abside de l’ancienne basilique de Saint-Pierre.
D’après Ciampini, De sacris ædificiis, t. iii, pl. xiii.

Wilhelmi, Christi Apostel und erste Bekenner, in-8o, Heidelberg, 1825 ; Greenwood, Lives of the Apostles, 3e édit., in-12, Boston, 1846 ; Allen Giles, Apostolical Records, Londres, 1886 ; Tischendorf, Acta Apostolorum apocrypha, Leipzig, 1851 ; R. A. Lipsius, Die apocryphen Apostelgeschichten, 2 in-8o, Brunswick, 1883-1890, donnent des indications sur les traditions primitives. Pour l’histoire même de l’âge apostolique, V. Schaff, Hist. of Apost. Church, Édimbourg, 1854 ; Lange, Das Apostolische Zeitalter, Brunswick, 1854 ; Lechler, Das Apost. Zeitalter, Stuttgart, 1857 ; Farrar, The Early Pays of Christianity, Londres, 1884, et notre livre L’Œuvre des Apôtres, Paris, 1891.
E. Le Camus.