Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/ADORER

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(1p. 119-121).

ADORER. v. a. Rendre un hommage souverain avec la plus profonde soumission ; rendre à Dieu le culte suprême qui lui est dû. Adorare. Il n’y a que Dieu seul qu’on doive adorer véritablement. Les Payens adorent les Idoles. L’adoration du vrai Dieu s’appelle culte de latrie. L’adoration des faux Dieux se nomme idolâtrie. Il se met quelquefois sans régime, & alors il signifie faire un acte de Religion. Les Israélites alloient adorer en Jérusalem. Fleury.

Adorer, signifie quelquefois simplement, révérer, respecter, rendre une espèce de culte subalterne, & inférieur à celui qui n’est dû qu’à Dieu. Venerari, colere. Dans ce sens on dit, adorer les Saints, qu’on honore simplement d’un culte religieux ; mais ce culte est d’un ordre inférieur à celui qu’on rend à Dieu ; adorer les reliques, les images, pour lesquelles on a seulement de la vénération.

Il y a plusieurs passages, tant dans la Sainte Écriture, que chez les Écrivains Ecclésiastiques, où le mot d’adorer se dit seulement d’un simple honneur qu’on fait à quelqu’un, ou de la vénération qu’on a pour lui. La Reine Esther adora le Roi Assuérus. Le mot d’adorer, en sa plus étroite signification, & en sa première origine, ne signifie autre chose que porter la main à la bouche, Manum ad os admovere ; c’est-à-dire, saluer, faire la révérence, ou baiser les mains. Le Pape Saint Martin ayant envoyé quelques personnes de son Clergé à l’Exarque de Ravenne Callipas, qui étoit venu à Rome en 653, avec le Chambellan Théodore, & l’Armée de Ravenne ; l’Exarque les reçut dans le Palais, croyant que le Pape étoit avec eux ; mais ne l’y trouvant pas, il dit aux premiers du Clergé : Nous voulions l’adorer ; mais demain, qui est Dimanche, nous irons le trouver & le saluer. On voit ici les mots adorer & saluer employés indifféremment, & il y avoit long-temps que l’on disoit adorer l’Empereur. Fleury.

L’adoration se prend en deux manières. Il y a celle que nous rendons à Dieu, seul adorable par sa nature, & qui s’appelle latrie. Il y en a une autre que nous rendons à cause de Dieu, à ses amis, & à ses serviteurs ; comme quand Josué & David adorèrent des Anges ; ou aux lieux & aux choses consacrées à Dieu, ou aux Princes qu’il a établis, comme quand Jacob adora Esaü, son frere aîné, & quand Joseph fut adoré par ses freres. Il y a aussi une adoration qui n’est qu’un honneur rendu réciproquement, comme entre Abraham & les enfans d’Hémor. Fleury, d’après Saint Jean Damascène. Le second Concile de Nicée, dans sa lettre à l’Empereur, Session sixième, explique ainsi le mot d’adoration. Adorer & saluer sont le même en Grec, προσϰυνεῖν & ἀσπαζεϑαι. Car dans l’ancien Grec ϰύνειν signifie, saluer ou baiser, & la proposition προς marque une plus forte affection. Nous trouvons la même expression dans l’Ecriture Sainte. Il est dit que David se prosterna sur le visage, & adora trois fois Jonathas, & le baisa. Saint Paul dit que Jacob adora le haut du sceptre de Joseph. Ainsi quand nous saluons la Croix, nous chantons : Nous adorons la Croix, Seigneur, & nous adorons la lance qui a percé votre côté ; ce qui manifestement n’est qu’un salut, comme il paroît en ce que nous les touchons de nos lèvres. Que si l’on trouve souvent l’adoration dans l’Ecriture & dans les Pères, pour le culte de latrie en esprit, c’est que ce mot a plusieurs significations : car il y a une autre adoration mêlée d’honneur, d’amour & de crainte ; comme quand ils disent : Nous adorons votre Majesté. (Les Pères parlent à l’Empereur). Il y en a une de crainte seule, comme quand Jacob adora Esaü. Il y en a une d’action de grâces, comme quand Abraham adora les enfans d’Heth. C’est pourquoi l’Ecriture voulant nous instruire, dit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, & ne serviras que lui seul. Elle met l’adoration indéfiniment, comme un terme équivoque, qui peut convenir à d’autres : mais elle restreint à lui seul le service λατρείαν, que nous ne rendons qu’à lui seul. Fleur, d’après le Concile.

Cependant quelques nouveaux Critiques ont prétendu que dans une version françoise de l’Ecriture, on ne devoit se servir du mot adorer, que lorsqu’il étoit parlé du culte qui se rend à Dieu seul. Il est vrai que le mot latin adorare, dans l’ancienne édition de la Bible, qui a été traduit par adorer dans les versions françoises, est de lui-même équivoque ; & l’équivoque vient du verbe Hébreu שחה schahha, qui simplement signifie se courber, se prosterner devant quelqu’un pour le saluer. M. Simon au contraire, dans sa réponse aux sentimens de quelques Théologiens de Hollande, Ch. 16, croit qu’on doit conserver toujours le mot d’adorer dans les versions françoises de l’Ecriture, comme un terme consacré & autorisé dans l’Eglise par un long usage. Il ajoute qu’il est facile de remédier à l’équivoque de ce mot par une simple note, & qu’il n’est pas possible de retrancher entièrement les équivoques qui sont dans toutes les Langues, parce qu’il n’y a pas autant de mots, qu’il y a de choses : Res infinitæ, voces finitæ.

En effet, au Ch. 2 de Saint Mathieu, v. 2, où il est dit que les Mages vinrent pour adorer l’Enfant Jésus, il a ajouté cette note à la marge de sa version : le mot d’adorer signifie en général dans l’Ecriture, se mettre à genoux, ou se prosterner devant quelqu’un ; mais quand il est appliqué à Dieu, il signifie une véritable adoration. Sur le vers. 11 du même Chapitre, où il est dit que les Mages se prosternant, adorerent l’Enfant Jésus ; il ajoute cette autre remarque : c’est la manière de saluer qui étoit en usage dans une bonne partie de l’Orient, & plusieurs peuples l’observent encore aujourd’hui à l’égard de leurs Rois. On lit aussi sur ce même endroit, dans la version françoise de toute la Bible, imprimée à Anvers en 1534, avec privilége de Charles V, & l’approbation de quelques Docteurs de Louvain : les Hébreux usent souvent de ce mot adorer, pour honorer avec prosternation de corps, comme on fait encore aux Rois & aux Princes en Orient. Lorsqu’il s’agit du culte que les Mages rendirent à l’Enfant Jésus, on fait bien de garder le terme d’adorer, parce que les Mages, par leur culte reconnurent la Divinité de Jésus-Christ, & l’adorerent effectivement. Mais il ne faut pas pour cela garder dans les versions le terme d’adorer, par-tout où le Latin porte adorare ; le terme François est bien plus déterminé que le Latin ; & par conséquent il n’est pas permis de mettre indifférement l’un pour l’autre ; comme il seroit ridicule de mettre dans une version Françoise Concile, par-tout où le Latin porteroit Concilium ; & Eglise, par-tout où le Grec porteroit ἐϰϰλησία. C’est un défaut des premières versions, qu’on a rendues très-mauvaises à force de vouloir les rendre trop littérales. Voyez là-dessus la préface du Père Bouhours, sur sa Traduction du Nouveau Testament.

Il est vrai que les Grecs ont deux mots différens pour exprimer l’adoration qu’ils rendent à Dieu, & celle qu’ils rendent aux choses créées. Ils expriment ordinairement la première par le verbe λατρεύειν, & la seconde par προσϰυνεῖν. Ils se servent de ce dernier quand ils parlent de l’adoration des Images, de l’adoration du Livre des Evangiles, & de celle des saints Dons, c’est-à-dire, des symboles du Pain & du Vin, avant qu’ils soient consacrés. Voyez les mots Image, Evangile, Dons.

On dit, Adorer la Croix : mais c’est dans un autre sens qu’adorer Dieu, & seulement par relation à Jésus-Christ. Acad. Fr.

Adorer Dieu, ses mystères, &c. se soumettre avec respect à ses ordres, à sa volonté, à ce qui lui plaît de faire & d’ordonner. Dieu a parlé : il faut croire, se taire & adorer. C’est dans ce sens qu’il est employé dans le beau Sonnet de des Barreaux.

 
Tonne, frappe, il est temps ; rends moi guerre pour guerre.
J’adore en périssant la raison qui t’aigrit,
Mais dessus quel endroit peut tomber ton tonnère,
Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ ?

Adorer, signifie aussi hyperboliquement, avoir beaucoup d’amour, une soumission extrême, ou une admiration aveugle pour quelqu’un. J’adore jusqu’à vos dédains & vos rigueurs. S. Evr. On adore Virgile dans son Enéide. Je ne saurois adorer toutes vos fantaisies ; c’est-à-dire, je ne les respecte point ; je ne vous applaudis point aveuglément. Cette mère adore ses enfans ; c’est à-dire, elle les aime éperduement.

 
L’absence ni le temps, je vous le jure encore,
Ne peuvent vous ravir ce cœur qui vous adore.

Racin

Adorer, signifie quelquefois simplement témoigner du respect, de la considération, du dévouement. Les Courtisans adorent les Favoris, & ceux dont ils attendent des bienfaits. Le mérite qui fait adorer les Princes, attire aux particuliers la haine & l’envie. Bouh.

 
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune. Boil.

☞ On le dit aussi des choses auxquelles nous prostituons des honneurs qui ne sont dûs qu’au mérite. J’ai vû l’impie adoré sur la terre. Racine. Vidi impium exaltatum.

L’audace est triomphante & le crime adoré.

Breb
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☞ Dans ce sens on dit proverbialement & figurément, adorer le veau d’or, donner des marques extérieures de respect & de considération à un homme qui n’en est pas digne, & dont tout le mérite consiste à avoir beaucoup d’or & d’argent : par allusion au veau d’or qu’adorerent les Israélites au pied du Mont Sinai.

Adorer, honorer, révérer, s’employent également dit M. Diderot, pour le culte de Religion & pour le culte Civil. Dans le culte de Religion on adore Dieu, on honore les Saints, on révère les Reliques & les Images. Adorer, c’est rendre à l’Etre suprême un culte de dépendance & d’obéissance. Honorer, c’est rendre aux êtres subalternes, mais spirituels, un culte d’invocation. Révérer, c’est rendre un culte extérieur de respect & de soin à des êtres matériels, en mémoire des êtres spirituels auxquels ils ont appartenu. ☞ Dans le culte Civil, on adore une maîtresse ; on honore les honnêtes gens ; on révère les personnes illustres & d’un mérite distingué : on adore, en se dévouant entièrement au service de ce qu’on aime : on honore par les attentions, les égards & les politesses : on révère en donnant des marques d’une haute estime, & d’une considération au-dessus du commun. M. Diderot.