Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Théologie morale

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 824-835).

THÉOLOGIE MORALE. — La théologie morale a été dans le passé et se trouve encore actuellement parfois attaquée, ses méthodes critiquées, ses résultats contestés. Il peut donc être utile, dans un Dictionnaire Apologétique, d’indiquer brièvement sa vraie nature et de passer en revue quelques-unes des attaques dirigées contre elle ou des critiques qu’on lui adresse.

Pour une introduction plus complète à son étude, nous renvoyons aux ouvrages spéciaux, dont quelques-uns seront indiqués dans la bibliographie.

I. — Nature et caractères de la théologie morale

1. A prendre les mots dans leur sens étymologique, la théologie morale peut être définie la science sacrée des mœurs humaines, l’exposition raisonnée et méthodique de l’usage à faire de notre liberté d’après la Révélation chrétienne.

Notre Seigneur, venu en ce monde, n’a pas seulement enseigné des vérités à croire ; il nous a aussi appris comment agir pour entrer ici-bas et demeurer dans le royaume de son Père, acquérir et développer en nous la vie surnaturelle, mériter le bonheur du ciel. Ces vérités à pratiquer, ces règles de vie et ces moyens d’atteindre, par la charité et avec la grâce, notre fin dernière, constituent la morale chrétienne ; leur étude approfondie et logiquement ordonnée forme la théologie morale.

2. Cette définition générale, aussi précieuse qu’elle soit, ne peut suffire.

Il est d’autres sciences sacrées, qui, au moins sur des points particuliers, nous présentent des règles pratiques : le Code de Droit canonique prescrit dans les séminaires l’enseignement de ce même droit canonique, de la philosophie rationnelle, de la liturgie, de la pastorale (can. 1365) ; et l’on y joint souvent celui de l’ascétique et de la mystique. Comment se distinguent ces sciences de la théologie morale ?

Prise dans son sens large, — le sens étymologique que nous venons d’indiquer, — elle les comprendrait toutes et pourrait être considérée comme l’ensemble des règles chrétiennes de la vie, étudiées scientifiquement.

En fait, du moins de nos jours, elle a son objet spécial et plus délimité, ses caractères propres.

Quels sont-ils au juste ?

3. Une brève esquisse de son histoire permet, mieux que toute autre considération, de le reconnaître.

A) La Loi nouvelle, donnée par Notre-Seigneur à l’humanité, reprenait, confirmait, éclairait la loi naturelle et la loi mosaïque dans l’ensemble de leurs commandements moraux (Décalogue) ; elle leur ajoutait, outre un petit nombre de préceptes (sur les vertus théologales, l’Eglise, etc…), cet idéal de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, d’humilité, de souffrance rédemptrice, qui constitue les conseils évangéliques ; en même temps qu’elle abolissait les dispositions cérémonielles de l’Ancien Testament, elle apportait tout un ensemble de moyens capables d’aider à mener cette vie supérieure (prières, rites, sacrements…) dans une société placée au-dessus des sociétés purement humaines (l’Eglise).

B) Les Apôtres, soutenus et éclairés par l’Esprit Saint, enseignèrent au monde païen la doctrine de leur Maître : leur prédication (l’Evangile) et leurs écrits ne sont pas encore de la théologie morale, mais en constituent la principale source ; et déjà certaines de leurs lettres (surtout celles de Saint Paul) visent à une exposition plus méthodique, à une application plus raisonnée de la morale chrétienne.

Cette tendance s’accentue chez les Pères et les écrivains ecclésiastiques, qui se succèdent dans les siècles suivants. Les ouvrages, où ils traitent de la morale, sont très divers : discours et exhortations, traités généraux ou particuliers, lettres, commentaires de l’Ecriture, exposent le plus souvent cette morale directement, « littérairement » pour ainsi dire, sans se préoccuper beaucoup de la systématiser, de distinguer vérités dogmatiques et vérités pratiques, commandements et conseils, principes et conclusions. Quelques-uns de ces ouvrages cependant, par leurs sujets plus distincts, par des analyses plus poussées, par l’utilisation des philosophies anciennes, sont déjà de vrais essais de théologie morale, — ils l’annoncent et la préparent : ainsi en particulier certaines œuvres de Clément d’Alexandrie, d’Origène, de Tertullien, de saint Cyprien, et surtout de saint Ambroise, de saint Augustin et de saint Grégoire le Grand.

C) Il faut arriver jusqu’au Moyen Age pour voir se constituer complètement la théologie morale ; c’est le grand effort de la scolastique qui lui trace la voie définitive.

Saint Thomas profite des travaux faits par saint Anselme, Abélard, Alexandre de Halès, Albert le Grand ; il part de l’inventaire patristique établi par Pierrr Lombard (Somme des Sentences) ; il utilise la philosophie aristotélicienne transmise par les Arabes, et, dans sa Somme Théologique, après avoir traité de Dieu créateur et rédempteur de l’homme, il expose comment ce dernier, doué du libre arbitre, peut en user pour retourner vers Dieu, en ornant son âme des vertus, en la préservant des péchés et des vices, en s’aidant des moyens multiples si libéralement mis à sa disposition par l’Eglise et dont les principaux sont les sacrements, — magnifique ensemble systématique de doctrines qui triomphera de toutes les critiques et l’emportera bientôt définitivement sur tous les essais similaires tentés par ses rivaux, comme Duns Scot. L’Eglise a finalement adopté la synthèse thomiste et en a fait la base de son

enseignement théologique.
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THÉOLOGIE MORALE

Dans la Somme de saint Thomas, exposés dogmatiques et exposés moraux se trouvaient réunis ; mais ils étaient présentés de telle manière qu’il n’était pas difficile de les disjoindre : c’est ce que réalisa, deux siècles plus tard, pour les exposés moraux, saint Antonin de Florence (t 1459) ; sa Somme Théologique est le premier grand ouvrage qui, n’embrassant que la théologie morale, tente de la traiter dans toute son ampleur. Ce que saint Thomas n’avait fait qu’en passant et pour quelques points, saint Antonin s’efforce de l’étendre méthodiquement à toute la matière morale : il descend jusqu’aux applications plus immédiates et unit ainsi à la méthode scolastique la méthode casuistique. Dans l’usage de cette dernière, il s’inspire des Sommes pratiques, déjà composées pour l’utilité des confesseurs, et qui se rattachaient elles-mêmes aux livres pénitentiaires de l’ancienne Eglise [1]. C’est dans ce sens casuistique que va se développer surtout, à partir du xvie siècle, la théologie morale.

D) L’époque de réaction catholique, qui suivit la Réforme protestante, vit une intense renaissance des études théologiques. Les Dominicains de Salamanque en avaient été les initiateurs. Les Jésuites en furent sans contredit parmi les ouvriers les plus actifs. Le Concile de Trente avait victorieusement défendu contre les novateurs la doctrine traditionnelle des sacrements ; la pratique de ces derniers, en particulier celle de la confession, se développe dans le monde catholique. Pour former et aider les confesseurs, les Jésuites propagent dans leurs collèges deux institutions, qu’ils n’avaient au reste pas créées : l’enseignement et la discussion des cas de conscience (voir de Blic, 'Dict. de théologie cath., art. Jésuites (morale), col. 1069 sq.).

Dans la Compagnie de Jésus, dans les autres ordres religieux et le clergé séculier, quantité d’auteurs écrivent sur les matières morales, généralement en s’efforça nt de descendre le plus possible à la pratique.

Ils composent soit de grands traités, où toute la morale est exposée dans son ensemble, soit des études consacrées à des points particuliers ; parfois, principes et applications sont les uns et les autres détaillés ; parfois, et plus souvent à partir du xviie siècle, rappelant brièvement les premiers, ils s’étendent sur les secondes avec un luxe de détails qui nous étonne aujourd’hui. Afin d’être utiles à tous, même à ceux des confesseurs qui n’ont pas le loisir ou la force de compulser les gros ouvrages, certains tentent des résumés du travail accompli, des Sommes abrégées, où l’on peut facilement trouver la solution des difficultés qui se présentent.

La plupart de ces ouvrages, spécialement les Sommes de cas, 9’en tiennent aux commandements et aux péchés : de tels travaux sont avant tout destinés à aider le confesseur dans l’accomplissement de son office de juge ; ils laissent donc de côté tout ce qui concerne la perfection chrétienne, ou même ils insistent moins sur ce qui se rapporte à l’exercice non commandé ou ordinaire des vertus ; ce sera la matière de l’ascétique et de la mystique, dont la théologie morale se trouve de plus en plus distinguée.

Parmi les moralistes importants de cette époque, citons, sans prétendre établir une nomenclature complète (la date est celle de leur mort) : Dominicains, Cajetan 1534, Victoria 1546, Dominique Soto 1560, Ledesma 1616, Gonet 1681, Jésuites, Tolet 1596, Em. Sa 1596, Molina 1600, Vasquez 1604, Azor 1608, Sanchez 1610, Suarez 1617, Filliucius 1622, Lessius 1623, Castropalao 1633, Coninck 1637, Laymann 1635, Lugo 1660, Tamburini 1675, — autres ordres ou clergé séculier, Azpilcueta (Navarrus ) 1587, Bonacina 1631, Sylvius 1649, Marchant O.F. M. 1661… Et du grand nombre des sommistes casuistes, retenons au moins celui qui, au milieu du xviie siècle, plus heureux que l’infortuné Escobar, t 1669, injustement ridiculisé par Pascal, réussit le mieux à remporter les suffrages de ses pairs, le jésuite Hermann Busenbaum, auteur de la Medulla Theologiæ moralis (1650) souvent réimprimée (40 éditions avant la mort de ce casuiste, 1668 ; plus de 200 de cette date à 1770) et commentée par Lacroix, saint Alphonse ou même, au xixe siècle, par Ballerini.

E) A peu près à l’époque où parut la Medulla, un violent assaut était dirigé en France contre la casuistique des Jésuites : commencé par les Protestants, d’abord mené sans grand effet par Arnauld, il trouvait avec Pascal et les Provinciales (1656-7) un éclatant succès ; il prétendait sauver l’Eglise d’un double péril, celui de la domination jésuitique et celui de la morale relâchée, du « laxisme ».

Ces attaques amenèrent l’Eglise à intervenir et à redresser ce que la casuistique catholique pouvait avoir de dangereux ou d’erroné. A trois reprises, les papes (Alexandre VII, 24 sept. 1665 et 18 mars 1666, 45 propositions ; Innocent XI, 2 mars 1679, 65 propositions ; D. B. 1101 sq. et 1291 sq.) firent condamner par le Saint-Office des séries de propositions empruntées ou attribuées par les adversaires à un nombre assez considérable d’auteurs.

La casuistique avait cru trouver dans le probabilisme un principe général de solution pour l’ensemble des difficultés pratiques ; elle n’avait pas encore la vue assez claire des limites à imposer à ce principe ; une réaction probabilioriste très accentuée balance le succès de ce système et paraît même à la veille de le faire rejeter de la théologie morale (voir dans ce Dictionnaire, art. Probabilisme(Histoire), col. 319 sq.).

F) Cependant un siècle ne s’était pas écoulé depuis les Provinciales, saint Alphonse de Liguori (1696-1787) était déjà au travail : commentant la Medulla de Busenbaum, révisant ses sources, critiquant et complétant ses solutions à la lumière des ouvrages plus récents [2] , il établissait l’inventaire des efforts faits jusqu’alors et des résultats acquis, et il composait sa Theologia moralis (1re édition, simples notes mises à la Medulla), qu’il ne cessait de perfectionner jusqu’à sa mort (9e édition 1785, reproduite dans l’édition Gaudé 1905-1912 avec indication contrôlée des sources) et qu’il complétait par un résumé plus pratique, l'Homo Apostolicus (1759) et par divers opuscules, en particulier la Praxis Confessariorum (1760).

Saint Alphonse fut violemment attaqué de son vivant par les tenants d’un rigorisme qu’il jugeait mortel aux âmes ; il dut voiler son probabilisme ou l’atténuer en un équi-probabilisme, qui se distingue

  1. 1. Les plus connues de ces sommes pratiques sont celle de S. Raymond de Pennafort (t 1275), Summa de Pœnitentia et de Matrimonio, dite Raymundiana, la Summa Astesana (vers 1330), la Pisana (1338) que devaient suivre la Pacifica (1470), l'Angelica d’Angelus de Clata IO (1486), solennellement brûlée pur Luther en même temps que la bulle du Pape et les Décrétales.
  2. 2. A la fin du xviie siècle et au xviiie, bien que la théologie morale ait fait davantage porter son effort sur le travail casuistique, elle ne manqua pas de grands moralistes, qui sont loin d’avoir négligé l’exposé des principes, — par exemple les jésuites Lachoix (mort en 1714), Antoine 1743, Reuter 1762, Voit 1780 ; les dominicains Billuart 1757, Concina 1756, Patuzzi 1769 ; les Carmes du Collège de Salamanque (Théologie morale dite des Salmanlicenses) 1717-1724 ; les franciscains Sporer 1714, Elbel 1756, Sasserath 1775, Luydl 1778 ; de diverses congrégations ou du clergé séculier, Roncaglia C. M. D. 1737, Habert 1718, Collet 1770, Amort 1775, Gerbert 1793. On peut leur ajouter Reiffenstuel O.S.F. 1703, Schmalzgrufber S. J. 1753 et Prosper Lambertini (Benoit XIV) 1758, plus célèbres comme canonistes.

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THEOLOGIE MORALE

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assez peu du probabilisme modéré et sagement limité (voir art. cité, c. 320 sq.). Telle quelle, son oeuvre a reçu la plus haute des consécrations : l’approbation de l’Eglise (Décret de la S. C. des Rites, 18 mai 1803 sur ses écrits, Réponse de laS.Pénitencerie, 3 juillet 1831, cf. Bouquillon, Theol. Fund. 3* édit., p. /|6.)

Sans se porter garant de la vérité de toutes ses solutions, l’Eglise les a déclarées sûres, exemptes de dangers.

El elle lui a décerné le titre, peu prodigué dans les temps modernes, de docteur (Pib IX, 23 mars 1831).

Saint Alphonse est ainsi devenu désormais, avec saint Thomas (dont s’inspire surtout l’exposé des principes), le grand martre delà théologie morale.

G) Au xixe siècle, celle-ci, reprenant vie après la tourmente de la Révolution française, a marché dans le sillage de ces deux maîtres.

Les ouvrages de notre temps, qui traitent de cette science, peuvent être divisés en deux groupes :

a) les uns restent plus complètement conformes à la manière de saint Alphonse, gardent ses cadres (les commandements) et la division traditionnelle des traités ; ils sont plus strictement casuistiques.

Ainsi ceux des Jésuites Gury (mort en 1866 ; son Compendium a été le noyau de toute une littérature : , BalleRlNI, 1881 (son « Opus morale », publié après sa mort par le P. Pai.mii- ri, reste, en cette matière, l'œuvre la plus considérable du siècle), GÉNICOT 1900, BucC’RONi 1918, NoldiN 1923, Cappbllo… — des Rédempiorisies Koninos 1881, Mabc 1887,.Ertnys 1915, — des Sulpiciens Carrière 1864. Vincent 1904 (Théologie dite de Clermont), — des cardinaux Goussht 18C6 et d’Annibale 1892, — des abbés Uaine 1900, BÉrardi, Alberti…

h) D’autres, tout en faisant une place importante à la discussion des cas (c’est nécessaire pour l’enseignement des séminaires et la préparation des confesseurs), font plus appel à saint Thomas, développent davantage les principes, se préoccupent mieux de montrer les connexions avec l’ascétique ; ils préfèrent le cadre plus ample des vertus à celui des commandements.

Parmi eux citons : Mgr MUller 1888, le P. Lehmkuhl S. J., 1918, Simar 1902, Tanquerey S. S. (auteur adopté dans la plupart des séminaires français), le P. PrUmmer O. P., le P. Vermerrsch S. J.

Le titre de l’ouvrage que ce dernier a publié en 1922, indique bien cette tendance : « Theologiæ moratis principia, responsa, consilia. »

Gomme au xvne siècle, des résumés s’efforcent de condenser les doctrines et de présenter les solutions sans exposer les preuves et les discussions ; — les plus connus sont les petits ouvrages du Cardinal Vives, des P. P. Matharan-Castii.lon, PrUmmer, Ferheres, de Tanquerf.y-QuÉVAstre, surtout le Summarium du P. Ahiikgui.

Pour aider l’enseignement, des recueils d’exercices, donnant des séries de cas et proposant des solutions, ont été composés [Casu.t comcientiæ de Gury, de Lehmkchl, de GiSnicot-Svlsmans…).

II) Dès le moyen âge, le Droit canonique existait indépendamment de la théologie morale : il présentait et commentait les décrets des Conciles et les décisions des Souverains Pontifes ; il dégageait les coutumes ecclésiastiques ; son objet propre était la législation de l’Eglise. On voit donc en quoi il se distingue de la théologie morale, qui lui emprunte ses résultats et discute leur usage au point de vue de la conscience.

Au début du xxe siècle, il a reçu du Saint-Siège un Code précis et clair (promulgué en 1917) : ce Code a apporté à la théologie morale, en particulier dans

les matières sacramentelles, des lumières et des directions précises. (Cf. Cimrtibr, Pour étudier le Code de droit canonique, 1927, Introduction).

Presque aussi vieille que le droit canon, la liturgie a pour domaine propre les rites et les pratiques publiques et officielles du culte : la théologie morale utilise également ses conclusions.

Au xviii* siècle, le développement du droit naturel a amené les écrivains catholiques à traiter de plus près et en dehors des considérations théologiques les questions de philosophie morale : la matière de cettephilosophie est la même que celle de la théologie morale ; mais elle n’y est étudiée que par la seule raison et dans l’ordre naturel. De telles études servent à la théologie morale, qui les complète et les couronne par la considération de l’ordre sur.naturel. Il en est de même des travaux séparés de philosophie sociale, que les nécessités présentes et les enseignements des Papes, spécialement de Léon XIII, ont beaucoup multipliés ces derniers temps.

Eniin, à partir de ce même xvih" siècle, on a commencé à réunir et à traiter à part certains points, qui concernent le ministère pastoral du prêtre ; la matière de la théologie pastorale, ainsi constituée, rentre pour une grande part dans celle de la théologie morale ; elle ne s’en distingue que par les détails pratiques plus poussés, où descend la pastorale, et par l’adjonction de certaines questions qui concernent davantage l’administration des paroisses et les œuvres d’apostolat.

4. Telle qu’elle se présente en notre xx 8 siècle, on peut donc reconnaître à la théologie morale les caractères particuliers suivants :

A. Par son but et son objet, elle est nettement traditionnelle et progressive, pénitentielle et, si l’on peut dire, obligationniste.

Elle s’appuie sur la tradition chrétienne, prétend n'être qu’une explication, une systématisation, une application aux circonstances changeantes, de la morale révélée. Ses grandes vérités sont fixes et elle entend bien n’avoir pas à les remettre en discussion ; elle est un effort qui se continue dans un même sens et dans de mêmes cadres. Mais cet effort n’est jamais achevé : les principes euxmêmes peuvent être mieux formulés et plus fortement enchaînés ; des applications nouvelles sont toujours à chercher pour des conditions de vie qui sans cesse évoluent.

Son histoire montre qu’elle s’est constituée surtout dans le but d’aider le confesseur dans son office de juge. De là une limitation assez stricte de son objet. Elle aurait pu retenir toute la morale chrétienne : afin de mieux préciser, elle se borne a étudier les vertus ordinaires, les commandements, les péchés, surtout les péchés graves 1 ; ce sont ces derniers qui doivent être soumis à l’absolution du prêtre. Le reste — la partie la plus liante delà morale, la perfection et l’idéal — est la matière de l’ascétique et de la mystique, La théologie morale n’en méconnaît ni l’intérêt, ni la nécessité pour le pénitent et pour le directeur ; mais elle n’en fait point son affaire ; pourelle, elle se contente de définir le strict devoir : d’un mot un peu barbare, mais qui exprime bien ce que nous voulons dire, on peut l’appeler <c obligationnist" ».

P ». Par sa méthode, tout en restant théologique, elle s’est faite rationnelle et casuistique.

Elle reste théologique parce qu’elle fait de la révélation sa source principale et s’aide de la foi, parce qu’elle

1. Outre les commandements et les vertus, la théologie morule traite des moyens de sanctification et spécialement des sacrements, des peines ecclésiastiques, des indulgences… Mais là encore elle envisage l’usage ordinaire plus que l’utilisation parfaite de ces moyens et se préoccupe avant tout des fautes que cet usage peut occasionner. 1641

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attend de l’autorité doctrinale confirmation, direction et, s’il était nécessaire, redressement.

Mais, en outre de la foi, elle use aussi — et beaucoup — de la raison humaine : c’est de cette dernière qu’elle reçoit son caractère scientifique, sa systématisation ; elle n’a vraiment existi’que quand elle est devenue rationnelle. Au reste, ayant pour objet propre vertus ordinaires, commandements, péchés, elle tend à demeurer dans la sphère de la loi naturelle, que la raison peut déclarer.

De plus, pour se compléter, elle devait devenir casuistique : il ne lui suffisait pas pour sa tâche de reconnai tre et de systématiser les principes ; il lui fallait et les appliquer aux circonstances et former ceux qu’elle voulait instruire à les appliquer. De la cet épanouissement de la casuistique, sitôt que ses bases scolastiques ont été solidement établies.

Les cas qu’elle discute sont de deux espèces : des cas types, où sont envisagées les circonstances ordinaires ; ils illustrent la doctrine et apprennent à bien user des principes. — des cas que l’on appellerait volontiers cas limites, aux circonstances moins ordinaires, taisent même état d’hypothèses peu réelles ou en apparence bizarres ; dans 1 étude de ces derniers, il a pu y avoir parfois excès de subtilité ou recherche de virtuosité ; quon ne co’.idamne pas trop vite cependant cette étude, car elle est souvent fort utile pour reconnaître les contours de la doctrine, la portée exacte des vérités générales ; la recherche des limites dans les commandements et les péchés est de première importance en théologie morale,

— et ces cas y aident singulièrement..

C. Par ses résultats enfin, cette théologie devait apparaître plutôt minimiste, voire scandaleuse.

A-t-elle vraiment passé, à un moment de son histoire, dans la jeune poussée de sa casuistique, par une crise de fléchissement et de laxisme ? Nous le discuterons plus loin. Mais, il faut l’avouer, c’est par sa nature même, — en vertu de son objet et pour atteindre son but, — qu’elle se fait volontiers minimiste : elle reste terre-à- terre parce qu’elle ne montre que le côté le moins élevé de la morale chrétienne et qu’elle tend à restreindre le devoir. Elle est faite pour former le juge daus le confesseur.

Or, c’est une obligation pour lui de ne pas majorer les commandements imposés comme tels au pénitent, de ne pas déclarer faute grave ce qui ne l’est pas certainement. Le chrétien fait bien de ne pas vouloir dans sa conduite personnelle rester sur la corde raide du strict devoir : il risquerait de ne s’y pas tenir longtemps. Le directeur a le devoir d’inviter les âmes à viser haut, afin de ne pas tomber trop bas ; le confesseur se doit de connaître le strict minimum requis pour l’absolution, — et c’est ce qu’avant tout s’efforce de lui indiquer la théologie morale.

On comprend donc qu’elle soit facilement scandaleuse pour quiconque aborde ses manuels sans avoir bien compris sa nature, sans connaître son histoire, sa langue et sa terminologie spéciales, sans réfléchir aussi qu’elle doit traiter de toutes matières utiles en confession, et surtout de celles qui y sont plus fréquentes : ces prétextes de crier au scandale expliquent en grande partie qu’elle ait rencontré, particulièrement depuis qu’elle a accentué son caractère casuistique, de nombreuses attaques ou critiques.

n. — Attaques contrb la théologie morale

ET CRITIQDBS QUI LUI ONT ÉTÉ FAITES

De ces attaques et de ces critiques, nous ne signalerons que les plus importantes ou les plus actuelles parmi celles qui se sont produites en France.

(Pour l’Allemagne, voir dans ce Dictionnaire, art. Fin justifie les moyens et Kirchnelexicon, art. Moraltheologie et Casuistift ; pour les pays de langue anglaise, The Catholic Encyclopxdia, art. Theology Moral).

i° xvn* siècle. A) Jansénistes et Provinciales.

— C’est la morale casuistique des Jésuites que visaient directement les attaques des jansénistes. Mais dans le travail théologique, les Jésuites tenaient une place éminente ; certains des reproches, qui leur

étaient faits, s’adressaient à la méthode même et aux résultats obtenus. En fait, les coups atteignaient donc lu théologie morale tout entière, dans la forme moderne qu’elle achevait alors de prendre.

Cette observation est surtout vraie des Provinciales, qui sont au reste, et de beaucoup, l’œuvre la plus célèbre et la plus heureuse de la polémique janséniste’.

De la lecture des Petites Lettres, que pouvait-on conclure au sujet de la théologie morale ? Ceci, semble-t-il (Cf. surtout les 3°, 5e, 1 3e Provinciales) :

a) Selon Pascal, la théologie morale était devenue dans les mains des Jésuites, un instrument de conquête et de domination. Le dessein de ces Pères était d’assujettir à leur joug le monde entier ; une de leurs armes était la casuistique, dans laquelle ils étaient passés maîtres.

b) La casuistique leur permettait d’énerver la morale chrétienne : en définissant, en divisant, en subtilisant, en usant de la probabilité, obtenue grâce à un seul docteur, on pouvait ébranler les lois les mieux fondées et absoudre tout pécheur, même s’il ne voulait pas changer de conduite. La morale traditionnelle était conservée pour les âmes désireuses d’austérité ; aux autres on servait une morale facile, relâchée, toute mondaine.

c) De là un terrible danger de laxisme pour l’Eglise : le seul remède était de restaurer dans toute sa pureté et sa vigueur cette morale traditionnelle, corrompue par les subtilités et le probabilisme de la casuistique, de revenir à la simplicité de l’Evangile et des Pères.

Pascal allait dans ce sens plus loin que ses amis : beaucoup ne voulaient que réformer la théologie morale dans un sens rigoriste ; ils lessayèrentaprès les Provinciales (Degekt, Bulletin de Littér. ecclés. Toulouse, 1913, p. 416 sq.). L’outeur des Provinciales, positiviste avant, lu lettre, très peu versé en théologie (Thomassin dira d^ lui : « Voilà un petit jeune homme qui a bien de l’esprit, mais qui est bien ignorant ! »), ne comprendra pas la théologie morale moderne et niera qu’elle soit en progrès.

Voir dans la plus récente édition des Provinciales (Les Grands Ecrivains, Œuvres de Pascal, 1914, t. IV), l’introduction de M. Félix Gaziir : en somme, Pascal reproche aux caMiistes de faire de la théologie morale une science juridique, séparée radicalement de l’ascétique, remplaçant la foi par la raison, progressant à coups de subtilité, tout imprégnée d’éléments païens. « Les adversaires de Pascal se plaignent qu’il n’ait pas discuté le problème de la théologie morale dans les termes où ils le posaient eux-mêmes, mais c’est précisément la position initiale du problème qui est aux yeux de Pascal l’erreur fondamentale. » (p. xli). « Pascal a conscience que l’originalité des Provinciales, c’est précisément de se débarrasser de sa terminologie de l’Ecole, propre aux équivoques et aux sopiiismes, pour restaurer la doctrine chrétienne dans toute sa pureté. » (p. xlii).

1. Sur les autres principaux écrits des Jansénistes, dirigés avant ou après les Provinciales contre la casuistique des Jésuites, voir A. Brou, les Jésuites de la Légende, t. I, p. 310 (La Théologie morale des J., 164’i) ; t. II, p. 5 (La morale pratique, 1669-1683) et p. 137 (Extrait des Assertions…, 1762).

Il est difficile, après la thèse d’A. DK Mbyek, les Premières controverses jansénistes en France, 19 ! 7, de soulfnir avec le P. Nouet que le premier de ces écrits, la Théol. mor. des Jésuites (œuvre d’Arnauld, ou plus probablement de Ballier), soit en dépendance étroite du u Catalogue ou Dénombrement des traditions romaines », pamphlet du pasteur Dumoulin (1632).

Mais il reste vrai, comme nous le disions [dus haut, que les protestants ont été les premiers à attaquer la casuistique catholique et qu’ils mit montré mit ce point la voie au Jansénisme. Luther, Mélanchton, Calvin, Duinoulio. .. reprochaient à la théologie morale moderne, soit de compliquer la vie chrétienne, par elle-même très simple, soit de lé’nerver par ses solutions laxistes. 1643

THEOLOGIE MORALE

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B) Bossuet et Mabillon. — Aux côtés de Pascal, il ne manquait pas, en ce même temps, de bons esprits qui, sans adhérer à une condamnation si radicale de la théologie morale, sans croire les Jésuites si pervers et si ambitieux, partageaient du moins quelques-unes de ses préventions contre la casuistique. En exemple, on peut citer Bossuet et Mabillon.

a) Il y a quelques années, il fut beaucoup question du jansénisme de Bossubt (voir la bibliog.). Des textes cités et des faits apportés on peut conclure, croyons-nous, que « ce dernier des Pères de l’Eglise » ne fut jamais janséniste, même caché, de doctrine ; que, pour la fréquentation des sacrements et la direction, il n’admettait point le rigorisme de Port-Royal. Mais, en morale, il est indéniable qu’il était tout proche de ce rigorisme. Avec les Provinciales, qu’il admirait sans sérieuses réserves, il a bien cru au péril de la morale relâchée, que la casuistique faisait courir à l’Eglise.

S’il respecte en principe la théologie inorale et s ? » grands auteurs, un Suarez par exemple, il est plein de défiance et de durelé pour tous ces docteurs qui réduisent la morale chrétienne « en questions et en incidents », transforment l’école de l’évangile « en une académie »,

« subtiliseul sans mesure », quand la o si mplicilé et la

bonne foi » suffisent à régler notre conscience hors de quelques cas extraordinaires (Carême des Car inélites, sermon sur la haine delà Térité, 1661, édit. Lebarç.t. IJI, p. 659.

— L’oraison funèbre de Nicolas Cornet, 1663, Ltbarq, t. IV, p. 393 sq., est plus expressive encore ; mais son texte n’est pas sûrement authentique.)

En 168*2, il travailla avec ardeur à faire condamner par l’Assemblée du Clergé toute une série de propositions relâchées. A ce propos, il écrivait à l’abhé de Rancé combien la lecture d’un manuscrit écrit par ce dernier l’avait

« au sortir des relâchements et des ordures des casuistes, 

consolé par ces idées célestes de la vie des solitaires et des cénobites » (Lettre du 8 juillet 1682, Correspondance, édit. îles Grands Ecrivains, t. II, p. 308).

En 1700, il revenait à la charge et, après mémoire présenté au roi, emportait la condamnation de 127 propositions, sur lesquelles 123 concernaient la morale relâchée ; la plupart étaient tirées des listes déjà réprouvées par Alexandre VII et Innocent XI, mais la mesure était singulièrement aggravée par une censure détaillée et sévère du probabilisme (Textes dans Dicl. de Tfi ê » l., art. Laxisme, col. 61). Bossuet voyait sans nul doute dans le développement de la casuistique un péril pour les mœurs et une régression de la science sacrée.

i) « L’homme le plus savant du royaume », disait Le Tellier, archevêque de Reims, en présentant le grand moine à Louis XIV, « et le plus humble », ajoutait Bossuet ; — Mabillon, dans Son Traité des Etudes monastiques (1691, — écrit en réponse à l’ouvrage de Rancé sur « la sainteté et les devoirs de la vie monastique »), a un chapitre où il parle des casuistes (Parlie II, ch. vii, ae édit., 1692, tome I, p. 3n) :

Il le commence par ces mots ; « Un des plus mauvais usages quel’on ait faitde la scolastique a éléla multiplication des Casuistes… » Il continue (p. 312) : aux premiers temps de l’Eglise, « on ne raffinait pas tant sur lu morale, mais depuis…, on a tellement subtilisé sur cette matière, qu’à force déraisonner, on a perdu quelquefois la raison, et on a vu avec douleur que la morale des payens faisait honte à celle de quelques casui-tes… » et (p. 314-5) :

« Loin donc que l’étude des casuistes soit un bon moyen

pour apprendre la morale chrétienne, il n’y a presque rien au contraire de plus dangereux que de les lire tous indifféremment ; et on se met en danger de te gvter l’esprit et le cœur, fi on ne sait distinguer les bons des mauvais. Il y a beaucoup plus de profit à lire les Offices de Cicéron qu’à étudier certains casuistes, lesquels, outre qu’ils sont d’une longueur infinie, ne sont bien souvent Capables que de jeter dans de plus grands embarras et de

donner de méchantes règles pour en sortir… ». Les moines, n’étant pas appelés à la conduite des âmes, n « nt pas à perdre leur temps à cette élude ; — quant à ceux d’entre eux qui auraient à faire du ministère, ils pourraient s’instruire en lisant quelques casuistes, dont Mabillon donne une liste (p. 316).

Ce n’est pas, on le voit, une condamnation radicale de la casuistique, mais, sans nul doute, une ciilique de ton développement jugé excessif et un désir d’en voir restreindre l’étude.

2 XIXe siècle. A). Politiques et Pamphlétaires. — Au cours du dernier siècle, avec des intermittences, les attaques contre l’enseignement moral des Jésuites ont été reprises sous les formes les plus diverses : livres, brochures, articles de presse, discours de Parlement… (voir A. Brou, Les Jésuites de la Légende, t. II, p. 199 sq.).

Plus encore qu’au temps de Pascal, elles atteignaient la théologie morale tout entière : dans leur ensemble, les doctrines morales de la Compagnie actuelle se conforment en effet à celles de saint Thomas et de saint Alphonse ; le « liguorisme » est même donné par certains de ces polémistes comme un triomphe du « jésuitisme ».

Si beaucoup de ees œuvres dépassent en violence les Provinciales, aucune ne les égale en esprit et en succès. Ne retenons, pour donner une idée de leur contenu, que l’une d’entre elles, — <i La morale des Jésuites » de Paul Bbrt (1879).

C’est une traduction d’extraits empruntés à deux ouvrages les plus représentatifs de la théologie morale du moment, le Compendium Th. mor. et Les Cas du P. Gury. Paul Bert, ayant prononcé un discours sur un projet de loi qui réorganisait l’enseignement supérieur et dont l’article 3 interdisait tout enseignement aux religieux, fut accusé d’y avoir falsiiié des textes du P. Gury : il se défendit en prétendant montrer dans les ouvrages de ce moraliste la persistance des « odieuses doctrines » stigmatisées par Pascal et condamnées par les Parlements de l’ancienne France.

Dans la préface, il nous confie les sentiments nés chez lui de la lecture du P. Gury : d’abord étonnement mêlé d’effroi devant la multitude des questions traitées, — puis stupeur devant l’absence de grandes règles générales, le parti pris de se mettre du côté des pécheurs, le dédain des lois civiles, le dévergondage

« d’imagination lubrique », la véritable
« érotomanie » de nombreuses pages, le mépris profond

pour la femme, le péril terrible que fait courir à la société un enseignement si contraire à tout bon sens et à toute générosité… « Je n’y puis, quant à moi, songer sans frémir… » (p. xliv).

Le P. Gury et les théologiens moralistes devenus les plus immoraux des docteurs et les pires des révolutionnaires ! … Voilà où peut en arriver un homme qui, en d’autres matières, passait pour ne pas ignorer les méthodes scientifiques, quand il se laisse emporter par la passion politique et la folie anticléricale I

B) Critiques et Philosophes. — Avec moins de violence dans la passion et plus de retenue dans la forme, beaucoup d’oeuvres de critique littéraire ou de philosophie religieuse, qui appartiennent à notre âge, restent sévères ou tout au moins très déliantes vis-à-vis de la casuistique du xvii 1’siècle et de la théologie morale des xix c et xx.

a) Par son Port-Royal, Sainte-Bbuve, est, semblet — il, celui qui contribua surtout à mettre chez nous le jansénisme à la mode : le rigorisme de Pascal et des solitaires devint, grâce à lui, la parfaite morale chrétienne ; la casuistique des Jésuites, ou même toute casuistique catholique, n’en saurait être que la 1645

THEOLOGIE MORALE

1646

perversion. — Mais cette casuistique existe-t-elle encore ? Pour Sainte-Beuve, elle est morte ; les Provinciales l’ont tuée, et avec elle la morale scolastique.

Cf. un curieux chapitre du livre (t. III, ch. xy, 2e édit., p. HU) : i Les Provinciales ont lue lu scoluslique eu morale, comme Descartes en métaphysique… Le Casuisme, à le bien prendre, n’était souvent qn’une forme de sophisme et de mauvais goût appliqué a la théologie morale et propre surtout au génie espagnol de ce siècle ; on en avait infecté la France et il falluit l’en purger… » Pascal, qui ne voulait que venger la morale chrétienne outragée, a hâté l’établissement de la morale des « honnêtes gens. » ( !)

i) Depuis Sainte-Beuve, hors des milieux tout à fait bien informés en théologie catholique, c’est, à bien peu d’exceptions près, chez quiconque parle de casuistique, un lieu commun de la condamner ou de’en moquer.

« On ne saurait dire, écrivait Brunetikrb, si le

mot nous est devenu, depuis les Provinciales, plus ridicule ou plus odieux. » (Histoire et Littérature, t. I, p. 189).

A titre d’exemple, on peut voir le jugement porté sur la casuistique par M. Ch. Bois dans l’Encyclopédie des sciences religieuses (art. Casuistique, p. 681 sq.). Cet ouvrage est d’inspiration protestante ; mais il exprime bien, sur ce point, la pensée de nombreux universitaires ou écrivains même modérés au point de vue religieux.

La casuistique, y est-il dit, fut pour les Jésuites a un instrument admirablement adapté à leur but : ils. s’en servirent avec tant de génie qu’elle devii.t en quelque sorte leur propriété exclusive… Entre les mains des Jésuites, la casuistique a produit tous les mauvais fruits dont el 1 est capable. Elle divise la vie morale et religieuse en une multitude de détails sans lien intime ni profond : pas d’inspiration, pas d’amour pour le bien ni pour Dieu… en revanche un esprit légal et processif, des prodiges de ruse et de finesse pour obéir le moins possible et même pour ne pas obéir du tout, pour satisfaire toutes ses passions en pleine sécurité de conscience. Cette casuistique se complaît dans les cas exceptionnels, comme s’ils formaient la plus grande partie de l’existence. Elle prend plaisir à supposer les situations les plus scabreuses, à discuter froidement les fautes les plus épouvantables : elle va jusqu’à en imaginer qui sont à la fois horribles et impossibles. Le triomphe de ces docteurs est de trouver pour ces cas-là des solutions qui autorisent tout. Ils y mettent une sorte d’amour de l’art, un étrange dilettantisme. La plupart étaient d’excellents hommes, mais leur doctrine était infâme, Jamais on n’avait vu un instrument pareil de scepticisme moral et de corruption… » (P. 683).

De nos jours, la casuistique reste chez les catholiques une partie considérable de la morale, mais « on assure que les jésuites eux-mêmes y apportent plus de mesure et de moralité. » Les protestants, les luthériens surtout, essayèrent un moment de constituer une casuistique ; actuellement ils y ont renoncé ; « La tentative de décider à l’avance des cas de conscience ne saurait aboutir à des résultats utiles et repose d’ailleurs sur une conception inférieure de la moralité chrétienne. Il y a parfois sans doute des situations confuses où il est plus difficile, comme on l’a dit, de connaître son devoir que de le faire. Mais nul ne peut décider de ces cas extraordinaires, à la place et pour le compte de celui qui est personnellement engagé. Quant aux moralistes chrétiens, leur lâche n’est pas de munir leurs disciples de solutions toutes faites, mais de 1rs mettre en état de se décider eux-mêmes ». (P. C84).

c) Parmi les écrivains qui ont mieux compris l’utilité, la nécessité même de la casuistique en général et la valeur de la casuistique catholique, il faut citer F. Bhunetikre (cl. articles de la Bévue des Deux Mondes, « Lu casuistique dans le roman »

15 novembre 1881, et « Une apologie de la casuistique », i or janvier 1885 — reproduits dans Histoire et Critique, 1. 1, p. 1 83 et t. II, p. 325 ; avec quelques vues discutables, l’ensemble est courageux et intelligent).

D’autres critiques ont suivi Brunetière dans cette voie de justice ; mais ceux-là mêmes font des réserves et nuancent leur bienveillance.

Ainsi T. db Wyzswa, en rendant compte avec grande sympathie, dans la même revue, d’un ouvrage allemand écrit par le P. K. Wbiss sur Escobar (H. des Deux Mondes, 15 mai 191a), proteste contre un « calcul » trop rigoureux des péchés, déclare ne pouvoir croire que la morale chrétienne s’accommode c d’étiquettes à prix fixe » (p. 463), s’insurge contre la séparation de l’ascétique et de la simple morale (p. 465).

M. F. Strowski (Pascal et son temps, Paris, « 908, t. II, p. 83 sq.), s’il discute et rejette l’antijésuitisme forcené de Pascal (le « rêve monstrueux de domination universelle » gratuitement attribué aux Jésuites), soutient que leur probabilisme était un grand danger pour la morale, que leur casuistique constituait « une occasion prochaine de diminution des consciences » (p. 113) : en définitive, les Provinciales ont été « d’une merveilleuse opportunité et elles restent encore solides ».

M. V. Giraud (Biaise Pascal, Bévue des Deux Mondes, juin-septembre 1923, série d’articles réunis depuis en volume) défend excellemment la casuistique (i"> juillet, p. 429) ; mais il insiste sur ses dangers ; elle fait naître des pièges que les moralistes n’ont pas su toujours éviter, à preuve les condamnations ecclésiastiques, et prête à la déformation professionnelle (raffinement sur les cas ingénieux, invention de solutions trop subtiles, lois portées dans l’abstrait, perte de vue de la réalité, vie dans l’anormal, entraînement à l’indulgence)…

d) Entre tous les adversaires actuels de la théologie morale, il faut sans nul doute mettre à part,

— à une place spéciale, — M. Albbrt Bayet, professeur de l’Université, écrivain, journaliste, conférencier anticlérical. Il a un grand mérite, — le seul incontestable peut-être, — au moins il ne prend pas de détours : il ne distingue pas les Jésuites des autres théologiens catholiques ; c’est la morale de l’Eglise, son enseignement dans les séminaires, qu’il attaque directement et qu’il condamne sans réserves.

Dans ses premiers ouvrages (La morale scientifique, 2e édit., 1907 ; L’Idée du bien, 1908 ; Les Idées mortes, 1908 ; I.e miragede la vertu, 1912 ; etc.) il faisait l’enfant terrible contre la morale philosophique, lui reprochant de ne reposer sur aucune base incontestable et d’être à l’article de la mort. Actuellement, il semble s’être donné pour tâche de dénoncer l’infériorité et la malfaisance de ! a théologie morale catholique.

La casuistique chrétienne contemporaine, ig13, prétend faire une enquête objective sur les manuels de cette théologie et exposer ses conclusions qui seraient en contradiction complète avec les principes évangéliques : « Le danger terrible de la morale de l’Eglise moderne, c’est qu’elle permet à peu près tout » (p. 170). Et l’auteur insinue, sans l’affirmer, « ne voulant rien dire qui sente la polémique » ( !), que le fléchissement actuel de la conscience commune, spécialement l’accroissement des insoumis et des déserteurs, constaté avant la guerre, pourrait bien venir de là (p. 171).

Cet exposé, que M. P. Castillon pouvait appeler dans les Etudes (20 déc. ig13, p. 812) « l’exposé d’un primaire, d’un esprit remarquablement étroit 1647

THÉOLOGIE MORALE

1648

et peu compréhensif », est repris dans La morale laïque et ses adversaires, 1925 : M. Bayet s’y efforce de démontrer la supériorité sur la morale chrétienne de la morale laïque, qu’il reconnaît au reste être une morale en l’air, reproche sans gravité, ajoute-t-il (p. 31), une morale sans fondement métaphysique (p. io3), sans existence réelle, puisque c’est la science de l’avenir qui doit nous la donner (p. 131). A grands renforts de textes évangéliques mal compris, interprétés en dehors du contexte et de l’ensemble, de citations tronquées des Pères de l’Eglise, de cas modernes défigurés, il essaie de démontrer l’opposition de la théologie morale actuelle, issue de saint Alphonse, avec l’Evangile. Au reste, dans un récent ouvrage, Les morales de l’Evangile, Paris 1917, sans crainte de se démentir lui-même, il fait de l’enseignement moral des Evangiles un tissu de contradictions, l’incohérent amalgame des idées philosophico-religieuses de l’époque :

— que devient alors cette prétendue opposition de notre théologie morale avec la doctrine du christianisme primitif, puisque dans ce dernier se rencontrent les idées les plus diverses ?

Il semble difficile de prendre M. Bayet au sérieux ; des ironies comme celles dont use M. M. Brillant envers l’ensemble de son œuvre (Quelques sacristains de la chapelle laïque, 1927 ; voir sur M. Bayet les pp. 148-ig3) seraient sans doute la meilleure manière d’accueillir ses jugements sur la théologie morale. Mais son ton assuré, son apparente documentation, ses protestations d’objectivité peuvent donner le change et impressionner des lecteurs peu avertis 1. (Voir, sur les procédés et les inéprises de l’exégète, l’article de F. Huby, Etudes, 5 fév. 1928, p. 294, Laïcisme contre V Evangile.)

e) En terminant cette revue forcément incomplète des adversaires ou des critiques, il faut noter que, de nos jours, les amis de la théologie morale ne sont pas sans lui donner certains avertissements ou sans exprimer quelques plaintes à son sujet.

Des théologiens trouvent parfois excessifs les développements que reçoit dans certains manuels la casuistique : ils craignent que, sous prétexte de préparer les confesseurs, on ne fasse à l’exposé des fondements et des principes une place trop exiguë.

(Cf. l’un des meilleurs maîtres es sciences sacrées du xixe siècle, le chanoine Julks Didiot, Morale surnaturelle fondamentale, 1896, pp. 12 sq.)

D’autres écrivains catholiques, d’excellente doctrine, préoccupés surtout des problèmes sociaux, estimeraient facilement que la théologie morale, telle qu’elle est enseignée dans les séminaires, ne traite pas suffisamment de ces problèmes : elle reste, disent-ils, enfermée dans des considérations d’un individualisme excessif, accepte trop volontiers comme inévitables des circonstances anormales et

1. Sous un nom qui appartient à l’histoire de saint Ignace (Récaîde est le village où naquit sa mère), un écrivain ou une entreprise, à l’anonymat jalousement gardé, a réédité récemment et répandu dans le monde ecclésiastique une série de pamphlets contre les Jésuites. 1, ’un d’eux intéresse la casuistique catholique (Ecriti drs curés de Paris contre ta politique et la morale des Jésuites, avec une étude sur la querelle du laxisme, par I. DE Uécaldk, 1921).

Ces Ecrits, inspirés ou même cornpos’-s par les jansénistes (voir Œuvres de Pascal, édit. des Grands Ecrivains, t. VII, p. 257 sq.) et l’étude préliminaire ne font que reproduire das accusations dont nous avons déj’t parlé à propos de Pascal ; nous n’avons donc pas à en tenir autrement compte.

(Voir sur cette publication une nota des Etudes, 1922, t. GLXX, p. 766 et un article de la Civiltà Callolica, 4 mars 1922, p. 424).

antichrétiennes, regarde des excuses qui ne devraient être que passagères ou personnelles comme des permissions définitives, et se place trop au point de vue des consciences particulières, sans s’élever à des considérations pleinement chrétiennes.

On trouverait dans plus d’une page (sur le salaire, le juste prix, etc.) des Comptes rendus des Semaines Sociales (depuis 1908), l’expression de ces regrets et de ces vœux.

III. — Réponses et Discussions.

Ce qui a été dit plus haut de l’histoire et des caractères de la théologie morale permet déjà croyons-nous, de juger la plupart des attaques et des critiques qui viennent d être signalées.

Elles supposent en effet, presque toutes, soit une ignorance complète, soit une méconnaissance partielle de sa vraie nature.

Quelques-unes cependant mériteraient plus ample considération.

Sans les passer toutes, les unes et les autres, en revue, il suffira de présenter sur les principales quelques remarques.

i° C’est méconnaître l’histoire de la théologie morale, calomnier l’ensemble de ces bons ouvriers qui ont travaillé à la constituer, que leur prêter des desseins de domination humaine et intéressée. Ni l’Eglise, ni ses ordres religieux, les Jésuites compris, n’ont jamais prétendu, par la scolastique et par la casuistique, asservir les consciences. Qu’on invoque en faveur de Pascal l’excuse de sa bonne foi et de sa compétence très limitée, qu’on explique par la passion les odieuses accusations des jansénistes et de tous ceux qui se sont inspirés d’eux sur ce point,

— nous n’y trouvons pas à redire ; mais il faut proclamer bien haut que la théologie morale est née et a grandi du désir d’atteindre plus de vérité pratique, de donner aux âmes une lumière plus complète, et spécialement de permettre une meilleure distribution des pardons divins. — Ambition de domination, si l’on veut, mais de domination spirituelle et désintéressée, de charité et de sanctification, de libération et de perfectionnement des consciences : c’est tout le sacrement de pénitence et c’est l’effort entier de l’apostolat chrétien qu’il faut condamner, si on rejette le dessein de la théologie morale.

2 Est-ce à tort qu’elle s’est faite rationnelle ? qu’elle a intégré un certain nombre d’éléments empruntés à la philosophie humaine, et spécialement à V aristotélisme ? qu’elle s’est astreinte à lu forme scolastique ?

— Nous l’avons dit : à la seule condition de devenir rationnelle, la théologie morale pouvait se constituer en vraie science. Or c’est ce caractère scientifique, qui permet de donner au confesseur la garantie qu’il cherche. Il compte certes sur l’assistance du Saint Esprit et le secours de la Providence. Mais il n’est pas assuré d’avoir de perpétuelles illuminations personnelles ; au reste, ne sont-elles pas difficiles à distinguer de réelles illusions ? La théologie morale lui permettra de restreindre les chances d’erreur dans le jugement des fautes en se basant sur des principes solides et en apprenant à les appliquer correctement 1.

1. La théologie morale cherche donc à « étiqueter » les actes humains ? — Sans doute : il lui faut bien tenter de les classiner. Certes elle y rencontre do grandes difficultés ; car la réalité morale résiste peut-être plus que toute autre a la classification ; mais tout de même, nos actes, aussi divers qu’il soient, présentent dos similitude

  • assez marquées pour ne pas ren.tre tout ù fait

vains nos efforts.

Prétendre eu outre que les actes relèvent uniquement 1649

THÉOLOGIE MORALE

1650

D’ailleurs la raison s’y aide de la foi et de la tradition, qui sont aussi ses sources et qui continuent ou contrôlent le travail rationnel.

Que ce ne soient pas seulement des éléments évangéliques ou patristiques, qui soient entrés dans la morale scolastique, on ne voit pas en quoi, à condition qu’ils aient été éprouvés, il y aurait là une cause de faiblesse. Cette morale aurait pu se former en dehors de l’aristotélisme. Mais l’aristotélisme se trouvait sur sa route ; c’était, par sa juste mesure, sa rigueur, sa richesse d’analyses, un précieux héritage du passé ; elle l’a recueilli, l’a utilisé, et se trouve ainsi être une synthèse de trésors humains et divins.

Quant à la forme scolastique, elle a le mérite de la précision et de la clarté : c’est une méthode qui, sous ce rapport, a fait ses preuves. Qu’on en ait abusé quelquefois, que tels auteurs aient excédé en subtilité, qu’ils se soient parfois payés de mots, qu’its aient plus que de raison multiplié définitions et divisions, c’est possible. De quelle méthode ne peut-on faire un mauvais usage ou éprouver les inconvénients ? La condamnera-t-on pour cela et refusera-t-on de voir ses avantages ?

3" Du moins la séparation rigoureuse de la théologie morale et de l’ascétique n’est-elle pas regrettable ? Ne constilue-t-elle pas une cause de faiblesse ou d’amoindrissement ? N’expose-t-elle pas au danger de diminuer la morale chrétienne, de moins apprécier l’idéal chrétien ?

— Le progrès des sciences humaines est conditionné par leur division. Pourquoi une division semblable dans les efforts ne serait-elle pas légitime dans les sciences sacrées ?

Les dangers qu’elle peut présenter en ce qui concerne la morale chrétienne seront évités, si on n’oublie pas d’indiquer les connexions de la théologie morale avec l’ascétique. Il sera bien entendu que l’enseignement de la première ne vise pas à former le directeur complet. Le confesseur, préparé à une partie de sa tâche par le moraliste, s’adressera aux docteurs de l’ascétique pour parfaire sa formation : c’est aux uns et aux autres de ces maîtres à ne pas s’ignorer entre eux et à se regarder non comme des adversaires, mais comme des alliés.

4° Le principal reproche qu’on adresse à la théologie morale vise le développement de sa casuistique,

— développement radicalement mauvais, disent les uns : toute casuistique est une snperfétation inutile ou nuisible ; — développement tout au moins excessif, assurent les autres : il a corrompu la théologie morale en y introduisant une subtilité extrême, une immoralité allant parfois jusqu’à l’obscénité, un laxisme qui risqua, à un moment de son histoire, de lui causer et de causer à la société chrétienne les plus grands préjudices.

Que penser de ce reproche aux éléments multiples ?


a) Malgré le sens défavorable qu’a pris en notre tem, -s le mot de casuistique, il faut d’abord reconnaître qu’il exprime une chose non seulement utile, mais inévitable, nécessaire à la vie morale si on la

de lu conscience personnelle, qu’il est impossible de les soumettre à un jugement extérieur, capable de donner ur leur valeur une appréciation motivée, c’est nier, ici encore, le ministère de la confession et le pouvoir pénitentiel de l’Eglise. Le protestantisme est dans sa tradition en le Taisant ; le catholicisme laisse h Dieu seul le soin de décider en dernier ressort et inf ailliblement ; mais il invite le confesseur à s’aider de sa raison pour juger, le moins mal qu’il peut, l’état et la conduite du pénitent.

veut sérieuse, — et indispensable à tout essai scientifique qui s efforce de régler complètement cette vie.

Le devoir n’est pas toujours simple : il se pose parfois en des termes complexes, avec des circonstances multiples et embarrassantes ; des obligations semblent s’opposer ; se demander comment les accorder, c’est se livrer à un examen casuistique ; consulter quelqu’un de prudent pour avoir son avis, c’est le transformer en casuiste.

« Ali ! je sais bien des gens qui ne font jamais de casuistique, 

écrivait Mgr n’IiuLST dans une des meilleures études qu’on ait jamais composées sur les Provinciales (Mélanges philos, et théol., t. 1, p. 276, à propos du Pascul de J. Bertrand). Ce sont ceux qui ne s’embarrassent guère de la loi morale. Dans toute action qui s’offre à faire, ils escomptent rapidement le profit ou la perte, la louange ou le blâme des hommes, le plaisir ou la peine ; si la balance est favorable, ils passent outre et, 1 action une fois faite, se gardent bien de descendre en eux-mêmes pour écouter la voix intérieure et lui demander si elle approuve ou si elle condamme. Pourceux-lù, point de cas de conscience : tout est permis qui profite ou qui réussit. Voilà leur morale pratique. »

H. Jourdain parlait en prose sans le savoir : que de contempteurs de la casuistique en font — et c’est un honneur pour eux — sans s’en douter !

(( La cusuistique, déclare de son côté, à la suite de t’. Brunetière, M. V. Gikaud (Biaise Pascal, 8. des Deux Mondes, 15 février 1923, p. 429), la casuistique, c’est-idire la science des cas de conscience, est ai peu une invention des Jésuites qu’elle a existé de tout temps et qu’en fait on ne saurait concevoir de morale sans casuistique. .. La vie, la vie sociale surtout, n’est pas simple : elle est un tissu, parfois singulièrement enchevêtré, d’obligations en apparence contradictoires ou tout au moins si différentes les unes des autres, que les esprits les plus droits, les consciences les plus scrupuleuses, — et précisément parce qu’elles sont scrupuleuses, — ne sachant comment résoudre ces antinomies, comment satisfaire exactement à tous ces devoirs, hésiteut, se troublent, appellent à l’aide des âmes plus éclairées, des esprits plus lucides. C’est alors qu’intervient la casuistique. Le casuiste, dont c’est le métier d’étulier les conflits de devoirs et de les résoudre en les conciliant, le casuiste apaise ces consciences inquiètes ; il les délivre des scrupules qui les paralysent ; i ! leur rend le calme et la sérénité : il les fait bénéficier de son expérience théorique et pratique ; il les aide, non pas à tourner la loi, mais à établir une sage hiérarchie entre les devoirs ; il leur suggère les moyens de satisfaire, sans rien outrer, et dans une mesure raisonnable, aux diverses exigences qui s’imposent vraiment à elles ; il leur enseigne à proportionner leur effort au caractère plus ou moins impérieux des obligations que la vie leur apporte. En vérité, il n’y a là rien que de très naturel et de très humain, de très moral même. Et on ne saurait citer une seule morale religieuse qui ne fût accompagnée de quelque ca suistiq : ie. Pour le catholicisme en particulier, dont l’action morale repose presque tout entière sur la confes sion et la direction de conscience, la casuistiqtie fait partie de sa définition même, et les jansénistes iux-mèmes ont dû suivre la règle commune : qu’ils l’aient voulu ou non, Saint-Cyran, Singlin, Arnauld ont été les casuistes de leurs pénitents. Chose plus significative encore : il n’est pas jusqu’aux morales purement rationnelles ou philosophiques, qui ne doivent elles aussi recourir à cette science si décriée. Il y avait une casuistique stoïcienne ; il y a une casuistique kantienne. La casuistique répond à des besoins essentiels et permanents de la nature humaine. .. »

A cette liste des casuistiques historiques on peut ajouter la casuistique rabbinique, qui se perdait dans d’infinis détails. Notre-Seigneur dut aussi trancher les cas de conscience avec lesquels ses adversaires voulaient l’embarrasser (vg. l’impôt payé à César, Mal., xxii, 17) ; et il leur en posa, lui-même (vg. le travail au jour du sabbat (Le, xiv, 7). Dans ses lettres, saint Paul discute et résout les problèmes pratiques des premiers chrétiens ; les Pères agissent de même pour leurs fidèles : une casuistique existait dans l’Eglise avant même la morale 1651

THÉOLOGIE MORALE

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scolastique ; elle t’est unie à celle dernière, ulin de s’affermit et de devenir scientifique.

b) Du moins, au temps de Pascal son développement n’at-il pas été excessif ou marqué de fâcheux caractères ? — Il est diflicile de répondre à cette question d’une manière définitive ; l’histoire critique de ce développement est encore à faire.

En attendant qu’un écrivain, à l’esprit dégagé des préjugés jansénistes et vraiment instruit en théologie, nous la donne, on peut faire observer que, même s’il en avait été ainsi, ce ne serait pas une raison suffisante de déprécier l’ensemble de la théologie morale et de condamner son état actuel.

A un moment de son histoire, elle aurait eu une crise de croissance ; la revision de ses conclusions et l’élagage de ce qu’elle présentait d’erroné ou de mal venu auraient été faits sous la direction de l’Eglise par saint Alphonse et ses successeurs, les moralistes modernes.

Mais, autant que nous pouvons en juger, nous croyons qu’on exagère généralement cette crise de croissance. Sans doute, certains des casuistes des xvie et xvii* siècles n’ont pas gardé une mesure parfaite dans leurs exposés, ils ont été parfois excessifs dans leurs analyses, ils se sont trompés dans quelques-unes de leurs solutions. De là à conclure qu’ils ont mis en péril la casuistique catholique et les mœurs publiques, nous estimons jusqu’à preuve du contraire qu’il y a loin.

Bien des considérations qui paraissent trop subtiles aux profanes, bien des cas que l’on qualifie de bizarres ou de saugrenus ne sont en réalité que de ces cas limites, peu pratiques comme types d’action, utiles cependant pour fixer les contours des obligations, préciser les doctrines. Sur les discussions de matières scandaleuses on peut dire non seulement que nos pères étaient peut-être moins délicats que nous, mais — et ceci vaut également pour les auteurs modernes, — qu’il faut bien tout de même en instruire les confesseurs.

Dans l’introduction à sa petite édition des l r *, 4e et 13* Provinciales (1881), M. Henry Michel le notait avec justene (p. 34) : « On triomphe contre les casuistes de leur érudition en matière de vice… Encore faut-il voir les choses telles qu’elles sont. Le confesseur est exposé à recevoir bien des confessions : il faut qu’il les comprenne. Or c’est dans les livres des casuistes qu’il va chercher des connaissances suspectes mais nécessaires. Puis, que l’on y réfléchisse : ce que les casuistes ont cessé de faire (non, ils le font encore), d’autres le font chaque jour, à qui on ne reproche rien : en quoi on a raison. Il existe une science que l’on appelle la médecine légale : ceux qui la pratiquent et l’enseignent sont de fort honnêtes gens, et même des hommes distingués ; personne n’igiiore’qiielles singulières questions ils sont a tout propos obliges de discuter et de résoudre. Ce que la médecine légale fait pour les tribunaux, l’ancienne casuistique le faisait pour le tribunal ecclésiastique du confesseur. Il n’y a qu’une différence entre les deux : c’est que les casuistes écrivaient presque tous en latin, tandis qu’à présent on traite les mêmes choses en français. Au reste, la littérature des casuistes — c’est là la meilleure apologie qu’on en puisse faire — n’a jamais été une littérature populaire. Les casuistes écrivaient pour les confesseurs et les séminaires ; ils écrivaient en latin, et qu’écrivaient-ils ? Le De Juttilia et Jure de Molina, 6 volumes in-f° ; la (grande) Théologie morale d’Escobar, 7 volumes in-f°. Caramucl, l’un des plus relâchés d’entre les casuistes, a confié ses décisions immorales à la discrétion de 77 volumes, dont 10 in-4° et 27 in-f". Le secret sera

1. Ih hikh (Nomtnclator litt., t. IV, n. 255) parle aussi de 77 ouvrages composés par ce cistercien espagnol, né

« ri 1606 et mort évéque de Vigevano en 1682. Mais il ne

faudrait pas croire, comme paraît l’insinuer M. Michel, que tous étaient des ouvrages de théologie morale. Leur

bien gardé. De bonne foi, quel péril y a-t-il là pour les mœurs publiques et privées ?… »

M. V.Giravd (1. c., p. 428), ici encore après Bhlnetière {Bist. et Litt. t. II, p. 350), s’est inscrit en faux contre cette dernière remarque. Les succès extraordinaires delà littérature casuistique au xvii » siècle, à une époque où le public lisait couramment le latin, prouveraient d après lui que cette littérature n’était pas réservée aux spécialistes. Entre 1644 et 1656, la petite Théologie morale d’Escobar eut 42 éditions et la Somme des péchés du 1*. Bauny, — celui qui, au dire de Pascal, « effaçait les péchés du monde », — 6 éditions de 1634 à 1641.

Nous croyons qu’il se trompe : un tel succès s’explique très suffisamment par le très vif désir des confesseurs de trouver enfin des guides dans leur difficile ministère. C’est un peu de lu sorte que, dans nos temps moins théologiques, le Summarium du P. Arrégui a pu s’éditer en sept ans (1918-1925) à 95.600 exemplaires. Arnauld, ou l’auteur janséniste de la Théologie morale des Jésuites, avait déjà dénoncé la plus grande partie des propositions que produira Pascal : le succès mondain de la dénonciation avait été absolument nul, c’est Pascal qui a transformé ce qui aurait dû rester une discussion entre spécialistes, en une querelle ouverte à tous et en un scandale public, — en sorte que, aussi paradoxal que cela paraisse, on peut se le demander : Pascal, le plus souvent — mettons : de bonne foi, — déformant quelque peu les textes’, exagérant la portée des solutions données, les groupant autour du principe général du probabilismo, les inspirant comme motif de l’ambition jésuitique, faisant un système de ce qui n’était que des tendances, ne devrait-il pas, en bonne justice, être regardé comme le véritable inventeur du laxisme ? De modernes apologistes du jansénisme, Augustin Gazier par exemple, ont prétendu que cette hérésie n’avait jamais existé que dans l’esprit des jésuites : avec beaucoup plus de raison, croyons-nous, l’assertion pourrait être retournée au sujet du laxisme en faveur de la casuistique.

A distance nous sommes généralement impressionnés sur ce point par la sincérité possible de ce même Pascal, par l’autorité d’un Bossuet, par les condamnations romaines qui ont suivi les Provinciales.

Ces condamnations portaient pour la plupart sur des conclusions extrêmes et’particulières : leur nombre, qui paraît au premier abord considérable, n’est pas grand’chose en regard de toutes les questions soulevées 2. Que les casuistes aient commis des erreurs, qui s’en étonnerait ? C’est la condition du progrès théologique. Avant les définitions conciliaires, n’est-il pas arrivé, à certains Pères de l’Eglise de se tromper kur des points non encore éclaircis ?

Aussitôt prononcées, les condamnations d’Alexan liste est donnée par Nicéron, Mémoire s, 1734, t. XXIX. Dans le Diclionnaire de théol. catli., art. Caramuel, 24 sont cités qui concernent la théologie dogmatique ou morale. Caramuel était un esprit encyclopédique, admiré par ses contemporains pour son extraordinaire souplesse et l’étendue de ses connaissances.

En morale, son goût des affirmations singulières et paradoxales l’a entraîné à des opinions très relâchées, qui l’ont fait appeler par saint Alphonse « princep » laxistarum ».

1. On sait combien est controversée la question de l’exactitude des citations de Pascal. On pourrait voir dans les Eludes, 5 mai 1925, p. 316 sq., comment nous motivons ce que nous en disons ici.

2. Sur le nombre considérable des écrivains qui, avi.nt les condamnations romaines, ont traité de la théologie morale, qu’on se reporte au Nomenclalor litlei arius du P. Hurtrii : son 3e volume (3e édit. l’J07), pour le siècle qui précède immédiatement les Provinciales (1561-1663), inscrit, à la colonne de la théologie pratique, près de 600 noms.

Dans 1’  « Index auctorum », placé à la fin de l’édition Gaudé de la Théologie alphonsienne (t. IV, p. 785), nous avons relevé plus de 130 noms de moralistes proprement dits, cités par saint Alphonse, appartenant à la seconde moitié du xvi* siècle et au xvii". 1653

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drc VII et d’Innocent XI ont été acceptées par la théologie morale — et acceptées avec une telle bonne volonté qu’elle s’est portée vers un rigorisme très marqué, dont saint Alphonse aura grand’peine à la faire revenir.

Le Jansénisme était une école et un système : sa résistance l’a bien montré. Où était vraiment l'école du laxisme ? Les trois premières propositions condamnées par Innocent XI (D. B., 1151-3) — surtout la troisième — étaient à peu près les seules assez générales pour (aire de celui-ci un système, elles n’avaient été professées, semble-t-il, que par peu d’auteurs et passagèrement.

La chose eût été différente si le probabilisme avait été vraiment condamné par l’Eglise. Et Bossuet. après Pascal, le croyait condamnable, comme contraire à la tradition et à la morale chrétienne. En cela il se trompait. Au reste, avec sa belle simplicité d'àme, tout imprégnée des Pères, vivant quelque peu par le cœur dans leur temps, il ne s’est pas rendu compte que le danger de l’avenir était moins dans la morale prétendument relâchée des casuistes, mais bien plutôt dans le libertinage et dans le rigorisme janséniste, qui par ses exigences exagérées ne servait que trop ce libertinage.

Surtout il n’a pas vu que, dans la théologie morale, il ne suffit pas de reconnaître les principes, qu’il faut encore les appliquer aux circonstances : si les premiers ne varient pas, les secondes peuvent parfois quelque peu changer avec la vie et déterminer ainsi des conclusions, non pas contraires ou opposées entre elles, mais différentes. L’effort des casuistes allait dans cette direction, parfois, nous le reconnaissons, avec quelque excès : ils cherchaient, — et en ce point leur sens théologique était supérieur à celui de leur génial critique, — quelles solutions chrétiennes donnera des problèmes nouveaux. Il ne s’agissait pas de contredire les Pères et de modifier l’Evangile, mais bien de reconnaître ce que, placés dans la vie moderne, les Pères auraient enseigné, ce que les règles éternelles de l’Evangile demandaient de faire en nos âges.

5° Cette remarque donnera aussi, croyons-nous, une réponse suffisante à ceux qui, comme M. Bayet, prétendent trouver des contradictions entre la théologie morale moderne et l’Evangile. Qu’ils prennent d’abord la peine d'étudier et de comprendre ce dernier, de ne pas disjoindre ses maximes : elles s'éclairent et se complètent les unes les autres. De plus, elles sont le plus souvent générales ; or il est très facile de trouver entre un principe général et une conclusion extrême une opposition apparente : il nous est défendu de tuerie prochain, et cependant le soldat peut le faire vis-à-vis de l’ennemi qui attaque sa patrie. C’est nier la complexité de la vie morale et le rôle des circonstances dans la solution îles cas, que de voir là une opposition qui n’existe pas.

6° Ceux, qui, aux siècles passés, ont défendu la casuistique contre ses détracteurs, en ont souvent appelé à la vie et aux exemples personnels des casuistes et de leurs disciples. Déjà les Jésuites répondaient aux jansénistes : voyez tous les bons confesseurs, les missionnaires, les ouvriers apostoliques, les saints et les martyrs qui ont tenu et pratiqué ce'.te théologie morale que vous prétendez mauvaise et nocive ; aux fruits reconnaisse la valeur de l’arbre… Escobar était un homme très mortifié et ses tendances passaient pour trop sévères en Espagne. Bourdaloue avait enseigné quelque temps la casuistique, avant de s’en inspirer et de la défendre dans ses sermons. A ces exemples nous pourrions ajouter saint Alphonse de Liguori : il serait difficile de

l’accuser de duplicité, lui qui abandonna le barreau pour s'être aperçu de la difficulté qu’on y rencontrait à servir parfaitement la vérité, et qui toute sa vie chercha rigoureusement à pratiquer ce qu il enseignait.

Mais, au xixe siècle, nous avons mieux encore : un grand saint, sans contredit le plus grand ministre du sacrement de pénitence en son temps, le curé d’Ars, Jkan-Marib-Baptistk Viannky. Son confessionnal était devenu un lieu de pèlerinage où, <ie toutes les régions de la France, et même des pays étrangers, affluaient des milliers de pénitents. Or, sa vie, mieux connue dans les détails depuis le récent ouvrage de l’abbé Trochu(Z.e curé d’Ars, 1926), nous le montre non seulement sans mépris pour les leçons de la théologie morale, mais encore s’efforçant de se former par elles et utilisant la casuistique liguorienne pour le plus grand profit des âmes.

Il n'était nullement un faible d’esprit ou un pauvre d’intelligence, connu » auraient pu le croire ceux qui prenaient à la lettre ses protestations d’humilité. Mui s n’ayant fait ses premières classes que d’une manière sommaire et intermittente, possédant mal le latin, il éprouva de grandes difficultés à s’assimiler l’instruction théologique requise pour les ordres sacrés. Il dut repasser l’examen canonique qui précède la prêtrise et ne reçut les pouvoirs de confesseur que plusieurs mois après sa nomination de vicaire à Ecully (pp. 108-109). Pendant les premiers hivers de son ministère dans cette paroisse puis à Ai s, la théologie morale devint une de ses 'éludes ; elle lui fut facilitée par un ouvrage français de Mgr, depuis Cardinal, Gousset (Théologie morale, 2 vol., édition de 1845). C'était un résumé de saint Alphonse : l’un des effets de cette Otude fut d’adoucir le rigorisme dont le saint curé usait encore comme la plupart des confesseurs d’alors ; on ne le vit plus ramènera son tribunal le même pécheur jusqu'à cinq, six et sept fois (p. 349 sq.).

Sans nul doute, plus que la théologie alphonsienne, le Saint-Esprit fut son maître, — un maître qui lui fit dépasser la casuistique scientifique et nous donna l’admirahle confesseur, le directeur sans pareil qu’il devint. L «  curé d’Ars témoigne cependant de la bienfaisance de la formation traditionnelle, à laquelle il fut toujours docile, qu’il ne renia jamais : ses confrères et son évêque constataient que dans les cas difficiles, ses solutions, inspirées d’en haut, étaient conformes à celles des maîtres humains (p. 329). Il reste ainsi pour la honte de la casuistique moderne un défenseur et un apologiste, qu’on peut présenter contre tous ceux qui l’attaquent ou la méconnaissent.

CONCLUSION

Parmi les caractères de la théologie morale, nous n’avons pas manqué de marquer celui d'être progressive. C’est en essayant d’indiquer vers quels progrès elle semble devoir s’orienter dans l’avenir, qu’il faut terminer cet exposé.

Cesdernières observations satisferont, on l’espère, à certaines demandes et à certaines craintes que nous signalions plus haut comme venant de ses amis.

Certes, non moins qu’autrefois, la théologie morale n’est pas, de nos jours, sans défauts.

Si beaucoup des attaques et des critiques dirigées contre « lie nous paraissent injustes ou exagérées, elle est tout de même, ainsi que toute œuvre humaine, imparfaite et sujette à l’erreur.

Elle doit redoubler d’efforts dans l’examen des solutions reçues, dans la recherche d’une vérité plus complète et plus nuancée.

Elle gagnera — et beaucoup d’auteurs s’y efforcent, — tout en restant casuistique à l'école de saint Alphonse, à développer son exposé des principes en s’inspirant de saint Thomas. Elle devra — l’attrait de nos âges pour les études sur la vie spirituelle y invite — noter de plus en plus les con1655

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nexions avec l’ascétique et, dans l’enseignement, bien faire ressortir qu’elle ne veut être et rester qu’un exposé partiel de la morale catholique.

Les sciences médicales ont singulièrement progressé de notre temps : il faut que les théologiens moralistes se tiennent au courant de ces progrès et dans les matières délicates, dont le confessionnal rend toujours aussi nécessaire l'étude détaillée, sachent s’en aider.

Notre société a vu les relations sociales s’intensiQer et se compliquer d’une manière extraordinaire : des problèmes nouveaux sont nés en cette matière. Tout en restant orientée vers la confession individuelle, il faut que la théologie morale les regarde en face : elle a pour la guider sur ce point les enseignements des Papes. Le développement moderne de l’activité économique pose, aussi bien, des questions financières, que les vieux casuistes entrevoyaient seulement : leurs successeurs ont là un ample objet de recherches, sur lesquelles l’Eglise s’est beaucoup moins prononcée ; à leur risques et périls, ils auront à avancer.

Ainsi, tout en gardant précieusement les trésors du passé, la théologie morale continuera son effort vers plus de lumière : souhaitons qu’elle le fasse avec courage et succès.

Bibliographie

I. — Les introductions spéciales à la théologie morale ne datent que du xvme siècle.

Pour cette époque, voir surtout F. A. Zaccaria, S. J., De casuisticx theologix originibus, locis atque prasslantia (en supplément à la Théologie Morale de Cl. Lacroix, 1749, et dans la 3e édition de saint Alphonse, 1757, cf. édit. Heilig), — Concina, O.P., Apparatus, I7&I-, — Patuzzi, O. P. Prodrornus ad universam moralem Theologiam 1760, — Corb. Luydl, O. M., Theol. Mor. christiana et evangelica, 1772. Au xix* siècle la plupart des manuels un peu détaillés de Théologie morale contiennent en introduction une étude plus ou moins complète sur sa nature, ses méthodes, ses sources et son histoire (v. g. Muller 1868, Van dbr Veldbn 1875, Lbhmkuol 1883, d’Annibale, 5 « édit. igo8, NoLDiN 6e éd. 1906, Prùmmër ig15, Tanqubrby 6e éd. 19-21, Vbrmrbrsch 1922).

Introductions séparées : Buccbroni. Commenlarii de natura Theol. mor. 1910, et surtout J. Bouqujllon, Theol. mor. fundamentalis, 3' édit. 1905 (c’est la plus complète des introductions latines à la théologie morale).

En français : J. Hogan S. S., Les Etudes du Clergé, ch. vi-x, trad. Boudinhon, 1901, et Dictionnairede Théologie catholique, art. Casuistique (Dublanchy) et Jésuites, théologie morale, (J.de Bue). en attendant l’article sur la Théologie morale.

Pour l’Allemagne, Kirchen Lexicon, art. Casuistik (Urbany) et Moraltheologie (Prunek) ; et les introductions des Théologies morales écrites en Allemand par Martin, Simar, Linsenman, Koch, Gopfbrt, IIbilio, — ainsi que les ouvrages de J. Mausbach, spécialement Die cath. Moral, ihre Methoden, 2e éd. 1902. Sur la littérature de langue anglaise, 'The catholic Encyclopxdia, art. Theology {Moral, Lbhmkuhl). — Sur deux retentissants procès en Norwège et en Hongrie (1928), Documentation Catholique, 31 mars 1938.

II et III. — i° Jansénistbs et Provinciales. Voir, dans ce dictionnaire, la bibliog. de l’article Jesuitbs (A. Brou), col. 1288, IV, Antijésuitisme.

Aux éditions des Provinciales par Maynard, 1 85 1, — la seule qui préseote une information théologique suce, — et Moliniur, 1891, de docu mentation très riche, ajouter Félix Gazibr (Les grands Ecrivains de la France, B. Pascal, OF.uvres, t. IV à VII, 191 4), d’inspiration nettement janséniste.

L’article Laxisme duDict. de théol. cath. (1926), donne la série des documents jansénistes et ecclésiastiques ; il nous paraît au reste de tendance trop sévère, voire injuste sur les casuistes.

i° Pour la critique des Provinciales et sur la casuistique du xvn c siècle : A. Broc, Les Jésuites de la Légende, 1907, t. I, p.305sq ; — Mgr d’Hulst, Une nouvelle appréciation des Provinciales, (à l’occasion du Pascal de J. Bertrand), Correspondant, 25 sept. 1890, p. io55, et Mélanges, t. I, 1909. — P. Gastillon, Escobar ; Etudes, 20 février 1912, t. XXX, p. 552. — A. Dbgbrt, La réaction des Provinciales et la théologie morale en France. Bulletin de Littérature ecclésiastique (Toulouse), 191 3, p. 400 et 442 sq. — F. Brunbtièrb, Une apologie de la casuistique (à propos du livre deB. Thamin sur la casuistique stoïcienne), Revue des Deux Mondes, I er janv. 1885, Histoire et Littérature, 1895, t. II. — T. de Wizkwa, Le P. Escobar et les Lettres Provinciales, Rev. des Deux Mondes, 15 mars 1912, p. 457 sq. — F. Strowski, Pascal et son temps, 1908, t. IL — J. Guiraud, Histoire partiale, Histoire vraie, t. IV. 2e Partie, 1917. — V. Giraud, Biaise Pascal, Rev. des Deux-Mondes, 15 juillet 1923, p. 4 « i sq. (en volume, La vie héroïque de Pascal, 1924).

Sur le probabilisme, voir dans ce dictionnaire l’article Probabilisme, Historique (J. de Blic.)

2 Bossubt. Bibliog. dans GnÉROT, Bossuet a-til été Janséniste ? Etudes, 5 mai 1899, t. LXXIX, p. 334 sq. et A. Brou, Les Jésuites de la Légende, 1. 1, p. 439 sq.

Bonnes conclusions dans Abbé Huvelin, Bossuet, Fénelon, le Quiétisme (Conférences de 1879), t. I, 1912.

3° Mabillon. H. Didio, La Querelle de Mabillon et de l’abbé de Rancé, 1892. — Dom Bbssb, Les Etudes ecclésiastiques d’après la méthode de Mabillon, 1900.

4" xixe siècle. A. Brou, Les Jésuites de la Légende, t. II, 1907, p. ao4 sq. — Sainte-Beuve, PortRoyal, t. III, 2* édit. 1860. — Paul Bert, La morale des Jésuites, 1880 (Cf. Frkppbl, Œuvres polémiques, t. II, 1881 et Clair, Lettres à MM. Jules Fe->y et P. B. ; Nouvelles Lettres à M. P. B. 1880). — Encyclopédie des Sciences religieuses (F. Lichtbnbbhger), t. II, Art. Casuistique (Ch. Bois), 1878.

A. Baybt, La casuistique chrétienne contemporaine, 1913 (Cf. Etudes, 30 déc. ig13, t. CXXXVII, p. 807 sq.P. Castillon et 5 mai iga5, t. CLXXXIII, p. 308 sq., B. Brouillard. — Rev. Prat. d’Apologétique, t. XVII, p. 161 et XVIII, p. 19, J. Vbrdibr, 1909-10). — La morale laïque et ses adversaires, 1925. — Les morales de l’Evangile, 1927. (Cf. Etudes, 5 février 1928, t. CXCIV, p. 29/1 sq., J. Hcby). — (Sur les premiers écrits de M. Bayel : G. Michblet, Rev. du Clergé français, t. LX, 1909, p. 442 sq. Sur l’ensemble de ses derniers ouvrages : Maurice Brillant, Quelques sacristains de la chapelle laïque, 1927 ; étude humoristique, mais de fond très solide.

Chan. Jules Didiot, Morale surnaturelle fondamentale, 1896, p. 1 1 et sq.

Abbé F. Trocuu, Le curé dvrs, S. Jean-MarieBaptiste Vianney, 1926.

Bené Brouillard, S. J. 1657

THEOSOPHIE

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