Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Mysticisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MYSTICISME. —. Objet en question. — II. Méthode. — III. Notion générale. — IV. Description de l'état mystique. — V. Explications pathologiques : hystérie, nervosisme, somnambulisme, psychasthénie, monoïdéisme, érotomanie. — VI. Mysticisme et Subconscient. — VU. Etat mystique et Doctrine catholique.

I. Objet en question. — On n’a pas ici le dessein d’étudier théologiquement la nature intime de l’anicn mystique selon ses divers degrés, en <iiseulant les opinions admises parmi les théologiens catholiques. On se propose de revendiquer contre le nalnralisme la réalité des états mystiques, d’établir qu’ils ne peuvent se ramener à des phénomènes d’ordre naturel, normaux ou anormaux, mais qu’ils jouissent de caractères propres qui les rangent dans un ordre à part.

II. Méthode. — La méthode vraiment scientifique à suiA-re en cette matière est d’écouter impartialement ce que disent les mystiques reconnus comme tels, sans le déformer par des systèmes ou des idées préconçues, et d’étudier ces données expérimentales en les laissant dans le cadre des circonstances concrètes où elles se sont produites. Spécialement, ce qu’une personne rapporte de son expérience psychologique ou morale ne se peut juger et interpréter selon sa vraie valeur qu’en fonction de l’ensemble de la vie psychologique et morale du sujet.

III. Notion générale. — A consulter l’origine du mol, Mystique désigne ce qui s’enveloppe de mystère, ce qui se dérobe dans le nuage. Dans l’antiquité grecque, Mystique se dit des cultes secrets, réservés aux seuls initiés. C’est le domaine obscur qui a été entr’ouvert devant leurs yeux, sur lequel ils doivent /’er » ier leurs lèvres (Mi/arwo », de’SVm fermer) el garder le secret. De ce domaine, rien n’est comraunicable aux profanes que par voie d’images et de symboles. Le mot mystique passe, avec ce double sens de chose secrète et de chose symbolique, des anciens comme Hérodote, Eschyle, Aristophane, Thucydide, Strabon, aux Pères de l’Eglise. Saint Irénée, Clément d’Alexandrie, saint Hippolyte, parlent de ce que renferment d’inaccessible et de secret soit les vérités de la foi, soit les institutions sacramentelles comme l’eucharistie et le baptême : choses mystiques. (Voir l’article Mystèhes)

De nos jours, certains auteurs qualifient de mysticisme toute doctrine de sentiment ou de croyance, par opposition aux doctrines rationnelles. Le mot a été employé dans ce sens particulièrement par Victor Cousin (Histoire de la Philosophie moderne, t. II, IX* leçon) et les éclectiques ses disciples. (Voir Du Mysticisme parJ. de Bonniot. Etudes de juillet 1858, p. i-30.) Tout ce qui était objet de foi religieuse, tout ce qui se réclamait du catholicisme était traité de mysticisme. On arrivait à rapprocher le sentiment religieux et ses manifestations des rêveries de Plotin et de ses extases, enveloppant les unes et les autres de la même dénomination dédaigneuse de mystiques, terme rare, d’ailleurs, chez l’auteur des Ennéades. La seule forme religieuse compatible avec la raison était la religion naturelle. Le Mysticisme est un rêve nécessairement extravagant. (Cousin, Du Vrai, du Beau, du Rien, V leçon) 1015

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D’autres étendent le mot mystique à toute tendance à vivre clans une région supérieure à ce qui est directement palpable, selon un certain idéal littéraire, artislitiue, social.

Danslecatliolieisnie.les mois mystique, mysticisme, ont pris peu à peu un sens spécial et assez délini. Ebauché par le Pseuuo-Dunys, écrivain sans doute du milieu du v' siècle, plus net et plus précis à partir du XI" siècle avec Hugues du SAiNT-VrcïOR et saint Bernard, un certain enseignement s’organise dans l’Eglise. Une théologie se forme autour de l’idée d’une union avec Dieu, plus intime que la simple union de foi commune. Et on entend par tiiystit-isme toute communication directe de l'àme avec Dieu.

C’est dans ce sens précis que nous prenons ici le mot mysticisme.

IV. Description de l'état mystique. — Les états mystiques, quelque divers et variés qu’ils soient, ont ceci de commun qu’ils font percevoir et sentir Dieu immédiatement présent. L'àme élevée à l'état mjstique saisit Dieu par une connaissanceexpérimentale. Sainte Thérèse, en qui le don mystique le plus sublime se trouve uni aune admirable tinesse d’analyse, a décrit maintes fois ce rai)proeliement entre l'àme et Dieu.

« Pendant que je me tenais en esprit auprès de

Jésus-Clirist ou bien au milieu d’une lecture, j'étais saisie soudain d’un vif sentiment de la présence de Dieu. Je ne pouvais alors aucunement douter qu’il ne fût en moi ou cjue je ne fusse moi-même tout abîmée en lui. Ce n’est pas là une vision ; c’est ce qu’on appelle, je crois, théologie mystique. » (Vie par ellemême, chap. x)

Et plus loin : n L'àme se sent près de Dieu, et il lui en reste une certitude qui ne lui permet pas d’en douter… J’avais, dans lescommencements, cetteignorance de ne pas savoir que Dieu est dans tous les êtres. Or, d’un côté, la présence si intime dont je parle me semblait incroyable, et de l’autre, il m'était impossible de ne pas croire que Dieu fût là, car j’avais comme une vue claire de sa réelle présence. » ( Vie, chap. xvii)

Ailleurs : « Dieu s'établit de telle sorte au plus intime de cette àme, qu’en revenant à elle, il lui est impossible de douter qu’elle n’ait été en Dieu et que Dieu n’ait été en elle. Cette vérité s’imprime si bien dans notre esprit que, des années se fussent-elles écoulées sans que Dieu lui ait renouvelé cette grâce, elle ne peut l’oublier ni douter qu’elle n’ait été en Dieu…Vous médirez : Comment a-t-elle vuetentendu <|u’elle a été en Dieu, puisqu’en cet état elle ne voit ni n’entend ? Je ne dis pas qu’elle l’a vu alors, mais qu’elle le voit clairement ensuite, et cela, non au nioj’en d’une vision, mais par une conviction qui lui reste et que Dieu seul peut donner. Je connais une personne qui ignorait que Dieu fût en tous les êtres par présence, par puissance et par essence. Après une faveur de ce genre qu’elle reçut de lui, elle en demeura si convaincue, qu’ayant demandé, à l’un de ces demi-docteurs dont j’ai parlé, de quelle manière Dieuétaiten nous, lui, qui n’en savaitpas plus qu’elle avant cette révélation, eut beau l’assurer cjue Dieu n'était en nous que par la grâce, elle ne put aucunement le croire, tant elle était sûre du contraire. Ensuite, elle en interrogea d’autres qui lui dirent ce f|u’il en était, ce qui la consola beaucoup. » (Château intérieur. Cinquièmes demeures, chap. i")

Saint Jean de la Croix dit, de son côté : « Les connaissances sublimes et amoureuses sont propres à l'état d’union ; elles sont l’union même, et consistent dans une mystérieuse touche de la Divinité au fond intime de l'àme. C’est Dieu lui-même que l'àme

ressent et qu’elle goûte, mais non sans doute avec la plénitude et l'évidence de la claire vision béatili<jue… Ouelciues-unes de ces connaissances et de ces louches, par les(iuelles Dieu alleint la substance de l'àme, l’enrichissent merveilleusemenl. Il suffit d’une d’entre elles pour enlever tout d’un coup à l'àme certaines imperfections, dont elle n’avait pu se défaire durant le cours de sa vie, et de plus pour la laisser ornée de vertus et comblée de dons surnaturels. » (Montée du Carmel, l. Il ; chap. xxvi)

Et commentant le vieux Denys, Gehson se demande ce qu’est la Sagesse supérieure ou le fait mystique. « L’union expérimentale de l'àme avec Dieu, clit-il, est une perception simple et actuelle de Dieu, procédant de la grâce sanctiliante, laquelle commence ici-bas et s’achève dans la gloire par la grâce consommée. Celle union est donc un avantgoût de la gloire, une promesse et un gage de l'éternelle félicité… On aboutit ainsi à cette délinition, par les notes essentielles et propres, de la Théologie mystique, qu’elle est une perception expérimentale de Dieu. Si l’on emploie le mot perception plutôt que le mot connaissance, c’est c(ue 1 union se fait aussibien par les puissances alVectives que par les puissances appréhensives de l'àme. » (Super Magnificat, Traciatus vii"s)

Les états mystiques ne sont ni fixes ni d’une espèce unique. Ils forment comme une série dont l'àme privilégiée est appelée à parcourir les divers degrés, chacune dans la mesure de la grâce accordée. Ces degrés ne nous apparaissent pas comme le développement naturel l’un de l’autre. Ils sont cependant disposés selon un certain ordre dont on retrouve les principales étapes chez les plus célèbres mystiques. C’est une progression vers une pénétration toujours plus intime de la créature par le Créateur.

Au premier degré est VUnion commencée ou la Contemplation imparfaite. L'âme reste attachée à Dieu par un regard simple et amoureux, et Dieu prend possession de l'àme de telle sorte que ses puissances, la mémoire, l’entendement, la volonté, n’interviennent plus que par une spontanéité réduite. Dans ce premier degré d’union, tantôt l'àme goùle une quiétude pleine de suavité qui se répand sur toutes ses puissances, tantôt elle s'épanche en transports de louanges, comme possédée d’une sainte ivresse. Au-dessus est la Contemplation parfaite ou VUnion pleine : l'àme s’unit à Dieu avec une suspension totale de ses puissances, s’abimant et se transformant en lui, conversant avec lui sans le secours des mots et des images. Un degré plus haut, c’est VUnion extatique : les sens extérieurs perdent leur activité, tant Dieu absorbe l’essence de l'àme ; la connaissance de Dieu devient ténébreuse, c’est la nuit obscure, mais ces ténèbres indiquent les profondeurs divines où l'àme pénètre, non une diminution de lumière.

Enlin le terme de ces ascensions mystiques est VUnion consommée ou Mariage spirituel : les ténèbres disparaissent, l'àme s'établit dans la claire vision de Dieu, et d’une façon presque permanente ; les puissances de l'àme et les sens corporels recouvrent leur activité ; l’union sublime persiste parmi les occupations du dehors, l'âme reprend comme pied sur la terre, portant avec elle le don divin.

Telle est, avec ses divers degrés, la montée ou l'échelle mystique. On voit assez l’erreur des psychologues ou des physiologistes qui confondent plus ou moins état mystique et extase, qui ramènent à l’extase tout état mystique. L’extase n’est qu’une forme, et non la plus haute, et plutôt extérieure, de l’union mystique. Erreur aussi de déQnir le mysticisme par le symbolisme. Ainsi pour E. Récéjac,

« Le mysticisme est la tendance à se rapprocher de 1017

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l’Absolu moralement et par voie de symboles. » (A’ssrti sur les Fundemenis de la cuniiaissaiice mystique. Paris, Alcan, 1897, p. 66) C’est le sens plolinien. Dans le mysticisme orthodoxe, plus le mystique s'élève, plus il écarte les symboles.

L)e cette description de l'état mystique, on trouve tous les cléments et aussi le développement chez les mystiques catholiques. Citons parmi les plus grands : après saint Paul, Hugues de Saint-Victou, saint BuRMAUi), lliciiviiD DE Saint-Victor, saint BONAVENTUHE, saint Thomas d’Aquin, sainte GRRTRUDE, la bienheureuse Angélk du Foligno, Tauler, Suso, sainte Catherine de Sienne, la véncr. Julienne de NoRWicH, KuYSBRŒCK, Gerson, Denis le Chartreux, sainte Catherine de Gi" : neb, le vénérable Louis de Blois, le P. Iîalthazar Alvarez, sainte Thérèse, saint Jean de la Choix, saint Alphonse Uodriguez, saint Fran(, : ois de Sales, sainte Jeanne deChantal, la vénérable Marie de l’Incarnation, ursuline, la bienheureuse Marguerite-Marie AlaCOQUE, saint Alphonse de Liguori, le bienheureux CURÉ d’Ars.

Des mystiques catholiques approuvés, il importe grandement de distinguer les mystiques hétérodoxes. Les principaux sont des quiétisles, comme MoLiNoset Mme GuYON.Chez quelques-uns, ont pu se réaliser, au début, des états mystiques véritables, ou des parties véritables d'états mystiques. Ils y ont bientôt introduit l’activité naturelle, souvent très calculée, de leurs facultés, surtout de leurs facultés Imaginatives et émotivesagissant sans le contrepoids de la grâce divine ou sans le contrôle de la sagesse humaine. Quand ils traitent du mysticisme, nombre d’auteurs profanes, psychologues, médecins et moralistes, les confondent dans un même groupe avec les mystiques catholiques. La conséquence est qu’ils attribuent à ceux-ci tous les caractères psychologiques et toutes les tares de ceux-là, qu’ils faussent entièrement la nature du mysticisme reconnu dans l’Eglise catholique, lis ont alors beau jeu pour ramener tout mysticisme à quelque anomalie (isychophysiologique. C’est imiter ceu.v qui prétendent juger des hommes religieux par les scrupuleux ou les fanatiques.

A plus forte raison, faut-il distinguer des faits mystiques catholiques certaines manifestations troubles et morl)ides, comme celles des Gonvulsionnaires et des Camisards, ou les Revivais. (Voir le liéteil gallois de igo^-igoS dans Eludes du 5 août 1908, p. 363-36g.)

'V. Explications pathologiques. — Les états ou accidents pathologiques, dont il va être question, sont proposés tantôt comme l’explication pure cl simple du mysticisme, tantôt comme l’explication des phénomènes physiques constatés chez les mystiques (extases, évanouissements, visions), tantôt comme concomitants au mysticisme. On dira : Le mysticisme, c’est de l’hystérie ; ou : l’anesthésie des mystiques est hystérique ; ou : il y a de l’hystérie chez les mystiques. En général, les auteurs naturalistes s’inquiètent peu de poser nettement là-dessus l'état de la question.

Etat mystique el Hystérie. — Nvstérie (v. ce mot) est un terme imprécis quia successivement désigné, dans le langage des cliniciens, des symptômes de caractères très divers. Aujourd’hui, ceux dont l’autorité est le mieux reconnue pour l'étude des névroses et des psychoses, déclarent qu’on ignore la cause profonde des phénomènes hystériques, qu’on ignore même si l’hystérie constitue une maladie spéciale. On garde cependant la qualification d’hystérique à certain tempérament caractérisé par une grande

émotivité, la suggestibililé, une réactivité exagérée. Au point de vue moral, les sujets dits hystériques sont inconstants dans leurs passions, allant sans raison proportionnée, pour le même objet, de l’amour à la haine, et se montrant spécialement dissimulateurs. Tout le monde reconnaît que les stigmates somatiques, contracture, raideur, anesthésie, œdèmes sont des symptômes contingents et tout secondaires. Selon les sens successifs du mot, beaucoup de cliniciens ont traité d’hystériques les mystiques catholiques : tels Chaucot, Bourneville, Paul llicuER, Gilles dk la Tourette, Lkorand du Saulle, et aussi Pierre Janet, première manière, Georges

DU.MAS.

Il faut noter que nombre de mystiques, comme sainte Thérèse (voir Vie écrite par elle-même, chap. ix), saint Ignace, sainte Jeanne de Chantai, ne sont nullement des Imaginatifs, et ils présentent les mêmes phénomènes psychiques et les mêmes accidents physiologiques (extases) que les mystiques plus Imaginatifs et plus émotifs. Chez les uns et les autres, sont fréquentes les visions intellectuelles

« où, comme s’exprime sainte Thérèse, l’on voit clairement sans qu’aucune forme frappe les yeux de

l'âme ». — Leur émotivité n’est pas désordonnée : elle répond à un grand objet. Dieu, la destinée humaine, la perfection humaine. Et cet objet les conduit et les domine, leur inspire de fortes résolutions et de grands desseins en vue desquels ils combinent avec sang-froid et prudence des moyens appropriés, loin qu’ils soient la proie des suggestions du moment, qu’ils obéissent au hasard des circonstances. Ils se défendent contre tout ce qui ne va pas à leur

« grande idée » ou à leur idéal, et cette idée ou cet

idéal, ils savent se le justifier à eux-mêmes. Rien de constant comme le fond de l'âme des mystiques catholiques : toute leur vie n’est qu’un effort continu vers Dieu mieux [)ossédé ; les agitations qui se produisent en eux n’attaquent pas cette continuité. Le besoin de sincérité avec eux-mêmes, avec les autres, est encore une marque des mystiques. Humbles, ils confessent leur indignité et leur misère ; ils cachent les faveurs reçues ou les rapportent toutes à Dieu.

Faut-il admettre, au moins, que les mystiques sont tributaires, plus que les autres, des accidents nerveux ? Ce ne serait pas chose extraordinaire que la vie intense dont vivent à certains moments les mystiques, la tension de leur être en une direction unique, la profondeur des émotions qui les envahissent, que tout cela, joint aux austérités qu’ils s’imposent, ail ]>our elïet d’alfaiblir leur organisme et de le disposer à certains accidents nerveux. (Brenier de Montmorand, /les Mystiques en dehors de l’Extase. Hew /ihilos., décembre 190^, p. 603) Mais ces accidents n’atteignent pas la santé fondamentale de leur mysticisme tel que nous venons de le décrire.

Celte santé fondamentale de toute la vie mystique est manifeste particulièrement dans sainte Thérèse. (D’Goix, Le Surnaturel et la Science. Les Extases de sainte Thérèse, dans Annales de philosophie chrétienne, mai 1896, p. 148-169 ; juin, p. 268-280) A l’occasion du troisicme centenaire de sa mort, l'évêque de Salamanque avait, en 1882, mis au concours, entre autres questions, celle du caractère et des révélations de sainte Thérèse en face des savants incrédules. Un jésuite belge, biologiste de mérite, le P. Hahn, crut pouvoir afiirmer, dans son mémoire, qu’au point de vue physique, Thérèse fut, jusqu'à un âge avancé, afiligée d’une hystéro-épilepsie (typeCharcot) aux symptômes accumulés ; mais par une dérogation exceptionnelle à la loi qui établit une corrélation à peu près constante entre le caractère physique et le caractère mental des hystériques de 1019

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ce type, elle n’avait été nullement atteinte d’bystérie mentale ; bien plus, par ses dispositions intellectuelles et morales, elle se plaçait au pôle opposé des hystériques. Le mémoire fut com-onné.

En 1886 un décret de Rome le mettait à l’index. En même temps, un des collègues du P. Hahn, le P. DE San, professeur de théologie à Louvain, établissait, dans son Flude pathologico-tliéologique sur sainte Thérèse (Louvain, Fonteyn, 1886), que la cause générale des accidents morbides qu’on relève chez sainte Thérèse doit être cherchée dans sa complexion délicate, mais nullement névropatliique, la cause particulière dans le traitement d’un empirique ignorant. Il croit à une gastrite aiguë aggravée d’une maladie de cœur. De son côté, le D' Imbert-Gourbryre penche pour une chlorose grave, compliquée d’un empoisonnement médical (La Stigmatisation, t. II, p. 54 '). tandis que le D' Goix opine pour une intoxication paludéenne se manifestant par des lièvres intermittentes avec accès pernicieux (Annales de philosophie chrétienne, juin 18g6, p. 272). Ce qui importe, c’est l’absence des symptômes de l’hystérie selon le type médical.

Pour faire de sainte Thérèse ou de nos autres mystiques des hystériques, il faut créer à leur intention une hj’stérie sui generis, sans représentants ailleurs. (H. Delacroix. Bull, de la Soc. franc, de philosophie, janvier igo6, p. 24)

Etat mystiqueet Nervosisme. — Ce que nous venons de dire montre assez que les mystiques, lors même qu’ils seraient sujets à des accidents nerveux — ce qui est loin d'être général — ne sont ni des névrosés ni des névropathes : qualifications qui indiquent un état chronique plus ou moins aiga de trouble mental.

Etat mystique et Somnambulisme. —Ce qui caractérise l’Iiypnose ou le somnambulisme à ses divers degrés, c’est la tendance au dédoublement de la i)ersonnalité. Dans l'état hypnotiqueousomnambulique, le sujet jouit d’une seconde existence psychologique qui tend à se distinguer de l’existence normale et alterne avec celle-ci. Des éléments de la vie normale, souvenirs, images, habitudes affectives, apparaissent bien au cours de la période somnambulique. Mais surtout quand il s’agit du somnambulisme profond, le sujet, revenu à l'état normal, ne garde qu’un souvenir très affaibli de ce qui s’est passé en lui à l'état somnambulique. Il y a même parfois amnésie plus ou moins complète.

Au contraire, la vie des mystiques est nne, d’une admirable unité. D’une part, leur vie consciente et volontaire, normale, les dispose, par la pratique de l’ascétisme, à vi^Te les états mystiques ; d’autre part, cette vie normale réalise ce qu’ils ont ressenti ou résolu dans ces mêmes états. Les grands initiateurs comme sainte Catherine de Sienne, les fondateurs d’Ordres, nn saint François d’Assise ou un saint IgTiace, les manieurs d’hommes et les pionniers apostoliques, un saint Paul ou un saint François Xavier vivent, en état normal, leur idéal mystique. Quelques-uns racontent leur a seconde vie » en des pages qui comptent parmi les meilleures de la littérature psj’chologique, tels saint Augustin et sainte Thérèse. Tous y font appel dans les travaux de la vie extérieure, pour se justifier à eux-mêmes ou justifier aux autres leur conduite.

Etat mystique et Psychasthénie. — Pour certains auteurs, loin de s’expliquer par une exaltation, au moins momentanée, de la vie individuelle, l'état mystique se ramènerait à un état de dépression physique et morale. Chez les mystiques, il y aurait psychasthénie, alTaiblissement de tonte la vie affective et volontaire. Ils se révéleraient comme des douleurs, des abouliques, des scrupuleux. En eux,

on remarque diminution de la volonté, mollesse, lenteur, hésitation à prendre un parti, difiiculté de mener rien à terme. Ce sont aussi des instables : ils passent brusquement et sans sujet de la confiance à l’abattement, de la joie à la tristesse, de l’ivresse à l’angoisse. De là, le besoin de direction. Tous sont en quête d’un appui, d’un guide auquel ils remettent le soin de leur conduite, qui décide pour eux. (Ainsi Pierre Janet, dernière manière. liuU. de l’Inst. psyck., année 1901, p. 287-240. — Les Obsessions et la Psychasthénie, 1908, passim. — E. Moni-l siBR, Les Maladies du sentiment religieux, Paris, 1903, p. iG-2g, 89-40

Mais ce (]ui tourmente les mystiques, ce n’est pas le doute ; c est la difficulté qu’ils éprouvent à atteindre le but qui leur est apparu. Ce but, ils peuvent le chercherquelque temps avec angoisse. Une fois leur vie orientée, ils marchent sans hésitation. Les doutes qui leur restent ne sont pas les peurs injustifiées, les irrésolutions puériles qui caractérisent les scrupuleux. Ces doutes portent sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre ; et ils se résolvent selon les exigences du plan à réaliser, non aux hasards d’un tempérament impulsif. Mais si la volonté ne lâche pas, de fait, la résolution prise, on conçoit qu’ils n’ont pas toujours la conscience claire de leur persévérance, de là des troubles et des inquiétudes. H faut dire aussi que les mystiques sentent beaucoup plus vivement que le commun des hommes leurs imperfections, leurs faiblesses morales, et que ce sentiment leur est très douloureux. — Dans les crises d’abattement, l’aboulique s’abandonne : le mystique réagit. Beaucoup accomplissent des œuvres grandioses au milieu de ces luttes intimes, ou n’en laissent rien soupçonner au dehors. — Les psychasthéniques subissent passivement l’empire de la première volonté forte qui s’exerce sur eux. Les mystiques, avec le, sentiment intime du besoin d’une direction dans le monde si plein d’imprévus où ils se meuvent, adoptent un guide bien plus qu’ils ne le subissent. Beaucoup le cherchent longuement, le choisissent entre plusieurs. Tout en déférant d’ordinaire à son jugement, ils se réservent, le cas échéant, de soumettre son avis à l’avis de Dieu, directement consulté. (Voir Brenibu de Montmoranu, dans la lieviie philosophique, décembre 1904, p. 605-608)

Etat mystique et Monoidéisme. — Quelques-uns,. comme James H. Lbuba (/fei’ue/j/n/oso/jvi/^Htt, novem- ' bre 1903, p. 468-4yi), Pierre } k-urt (loc. ciV.), E.-MunisiEH (ouvrage cité, p. 42-53), A. GoDFEUNADx(flei’i(e philosophique, février 1902, p. 166-167). rangent les mystiques parmi les appauiTis et les simplifiés. Les mystiques feraient d’abord en eux le vide moral par une série d’exercices ascétiques. Puis ils concentrent leur esprit sur un nombre toujours plus restreint d’objets. Il y a rétrécissement progressif du champ de la conscience, rétrécissement qui va jusqu’au monoidéisme. Toute l’activité mentale évolue peu à peu vers un point central qui l’attire et l’absorbe. Toute idée, toute image qui ne fait pas groupe avec ce qui a été pris pour système principal, n’arrive plus dans le champ de la conscience. il

Ce qu’on décrit ainsi, c’est le Nirvana bouddhique, » la Yoga de l’Inde, la nudité des quiétistes. Mais à côté de la simplification par appauvrissement, il y a la simplification par coordination. A côté de l’idée fixe du dégénéré ou du maniaque, il y a l’idée centrale, vers laquelle le penseur, le savant, l’artiste, l’homme saisi par un puissant idéal fait converger toute son activité. Et lobjet auquel le mystique ramène tout ce qu’il a de vie, c’est Dieu, Dieu principe premier et terme final de tout être. Ainsi, d’une part, le mystique se concentre en Dieu, d’autre part, il se 1021

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répand sur ce qni est hors de Dieu pour le ramener à Dieu. Vie magnitiquenient intense dans sa riclie simplicité. (B. db Montmorand, Hev. philosophique, mars 1904, p. 25^-262)

Elat mystique et Urotom/inie. — D’antres rapproclient l’aïuour divin de l’amour sesuel, les délices mystiques de l’ivresse charnelle. Tels : Lri^ua (/ ? « >. philosophique, novembre 1902, p. 459-408), E. McR19IER (ouvra^’e cité, p. 30-33), en général tous ceux qui voient de 1 hystérie chez les mystiques, et tous les partisans de ce qu’on a appelé le « matérialisme médical ». Us insistent sur cette remarque, que le langai ; e est le même départ et d’autre. C’est une apiilication da freudisme de l’école de Vienne, qui met la libido, ilisposition sexuelle par essence, au fond de toutes nos tendances, même de l’amour maternel ou de l’amour filial.

Assimilation brutale, qui méconnaît la préparation morale si intense des mystiques, leur long entraînement par l’épuration des sens vers un idéal sublime, leurs luttes contre les tendances inférieures, la vie de l’esprit, souvent la vie d’apostolat entretenue par le renoncement aux jouissances personnelles. Les écrits des nijstiques renferment aussi nombre de locutions empruntées au domaine de la paternité, de la maternité, de l’enfance. Nos langues ont un vocabulaire restreint pour l’expression des sentiments, surtout des plus rares. Force est souvent de recourir à l’analogie : la transposition à faire est indiquée par le contexte et la personnalité de l’auteur.

« Il me semble, écrit William Jamrs, qu’il y a peu

de conceptions plus vides de sens que cette manière d’interpréter la religion comme une perversion de l’instinct sexuel… Nous pourrions aussi bien dire que la religion est une aberration de la fonction digestive. .. Il faut bien que le langage religieux se serve d’images empruntées à notre pauvre vie… Les métaphores tirées du boire et du manger sont probablement aussi fréquentes dans la littérature religieuse et mjstique que celles empruntées à l’union des sexes. » (L’Expérience religieuse, p. 9-10)

VI. Etat mystique et Subconscient. — C’est l’explication préférée des auteurs naturalistes qui comprennent que le mysticisme dépasse toute interprétation purement pathologique. William James :

« Quand on tient compte, non seulement des phénomènes

d’inspiration, mais encore du mysticisme religieux, des crises violentes de la conversion, … on est forcé de reconnaître que la vie religieuse a des rapports étroits avec la conscience subliminale, rései’voir des idées insoupçonnées et des énergies latentes… De là viennent toutes les expériences mystiques… Chez les hommes où la vie spirituelle est intense, la conscience subliminale semble avoir une activité qui n’est pas ordinaire. » (L’Expérience religieuse, p. 403-404) A la fin de son livre, James propose la surcroyance que notre moi conscient et supérieur « fait partie de quelque chose de plus grand que lui, mais de même nature, quelque chose qui agit dans l’univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide ». [Disons simplement que ce surplus d’explication est un liors-d’œuvre : l’auteur s’est attaché à rendre compte des principales expériences religieuses par le seul jeu des forces subliminales. Et cette explication a tous les vices du monisme.] Voir aussi F. VS^ H. Myers, Etudes d’histoire et psychologie du mysticisme, Paris, Alcan, 1908. — Fr. Von Hugel, dans son livre The Myslical Elément vf Religion, as studied in saint Catherine of Genoa and her Friends (London, 1908), adopte la pensée de W. James. Mais, pour lui, la tendance mystique, élan vers la connaissance intuitive et émotive de Dieu, se

trouve dans tout homme (Cf. L. nii Grandmaison, Hecheiches de Science religieuse, jirf,-a-vi-, 1910, p. 180-208). — U. Delacroix : « Le subconscient rend compte de tous les caractères que les mystiques attribuent à leurs visions et à leurs paroles intérieures. Il n’est pas plus difficile d’y rattacher ces grandes inluitions confuses, magniliques et inattendues qui émergent soudain, couvrant d’ombre la conscience ordinaire du moi et des choses… L’intuitivité qui est le fond de l’esprit mystique et qui apparaît obscurément sous les elforts qu’il fait pour se dégager de la pensée logique et de l’action volontaire. .., se dégage, lorsque le travail de préparation le lui permet, sans qu’il y ail proportion entre la richesse naturelle ainsi libérée et l’elfort qui la met au jour… Une profonde activité intérieure et subconsciente, soutenue par la solidité d’une tradition, la puissance d’une intelligence construclive et critique et une haute énergie morale, produit à la fois les richesses de l’intuition et de l’action, et sur un fond de névrose, les étals hallucinatoires et tous les phénomènes pathologiques, si abondants chez les mystiques. » (Etudes d’histoire et de psychologie du Mysticisme, Paris, Alcan, 1908, p. 405-409)

La subeonscience peut rendre compte de certains faits d’habitude ou d’automatisme, qui, d’abord volontaires et conscients, sont passés dans un domaine plus ou moins organique. Elle rendra compte aussi de sentiments vagues, sj’inpathies ou antipathies, conlianee ou phobie, de pressentiments, d’appréhensions, de rêveries et de rêves plus ou moins incohérents. Mais il y a toujours lieu de rechercher l’origine des éléments qui entrent en composition de la subconscience. Sont-ils transmis ? Sont-ils acquis ? Et quand ? El comment ? C’est cette analyse que l’on entreprend pour expliquer telle hallucination d’un somnainbulique ou le cas de glossolalie de Mlle Hélène Smith qui prétendait parler la langue qui se parle dans la planète Mars. Mais dire simplement, en présence d’un phénomène : cela prend naissance dans la subconscience, ce n’est rien exi)liquer. Car il s’agit de savoir comment cela est entré ou s’est formé dans la subconscience.

En outre, tout ce que l’on sait expérimentalement de la subconscience, montre que son rôle est très modeste : garder et combiner hors du contrôle de l’intelligence et de la volonté les résidus de notre vie psychologique. II est tout gratuit de lui demander le secret des intuitions de l’élan mystique on du génie. U y a dans le génie une part de réllexion, de recherclie, d’elfort, qui est de tout premier plan. U y a dans l’état mystique l’action d’un pouvoir transcendant. (Voir l’article SDucoNScir.NT)

VII. Etat mystique et la Doctrine catholique.

— Selon la doctrine catholique telle qu’elle ressort des descriptions faites par les mystiques orthodoxes, l’âme en état mystique expérimente Dieu. Dieu lui-même agit sur l’àme, se communique à elle, s’unit à elle, produit en elle perception et jouissance. L’âme se prête à l’action divine. " Elle soull’re, par son expérience, des choses divines », comme disait déjà le p8eui)0-Dk.ys l’Aréopagite (De Nom. divin., cap. 11, § 9). à la fois active et passive. Elle est sous l’inllueiice d’une force transcendante. Et c’est parce qu’on écarte a priori la réalité de cet absolu distinct de l’homme, ou qu’on redoute d’être amené à la reconnaître, que tant de systèmes n’étudient le mysticisme qu’en le déformant. L’action de Dieu sur l’àine rend seule et rend adéquatement raison des manifestations sui geueris, des intuitions, des niodi(ications atïectives que nous révèle lu vie des grands mystiques reconnus dans l’Eglise catholique. 1023

NANTES (RÉVOCATION DE L’ÉDIT DE)

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Bibliographie. — Avant tout, les grands mystiques catboliquesdansleur texte, surtout sainteTLérèse, particulièrement Vie écrite par elle-même et le Château intérieur ; et aussi sainte Catlierine de Sienne Dialogues ; sainte Catherine de Gènes, le Purgatoire ; la B" Angèle de Foligno, le Litre des Visions et Instructions ; saint Jean de la Croix, la Montée du Carmel et la Auit obscure ; saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI et Vil ; saintvlphonse Kodriguez, ^’ie et Mémoires, Paris, Relaux, 1890. — Traités OKNiiRAUx : René de Maumigny.S.J., Pratique de l’Oraison mentale, IP partie, Oraison Extraordinaire, Paris, Beaucbesne, igo’j ; Aug. Poulain, S. J., Des Grâces d’Oraison, Paris, Beauchesne, 1909 ; Saudreau, l’£tat mystique, Paris, Aiuat, igoS ; E. Laniballe, eudiste, La Contemplation, Paris, ïoqui, igiS.

— Etudes apologétiques : J. Maréchal, S. J., A propos du Sentiment de Présence chez les Profanes et citez les Mystiques. Itetue des quest. scient., Bruxelles, cet. 1908, janv. et avril igog ; Idem, Science empirique et Psychologie religieuse. Recherches de science religieuse, Paris, janv.-févr. 1912 ; Idem, Sur quelques traits distinctifs de la

Mystique chrétienne. Revue de Philosophie, 1912, XXI, p. 4 16-^88. — L. Roure, En face du fait religieux, chap. iv. Le Mysticisme et ses explications pathologiques ; chap. v. Autour du Mysticisme catholique, Paris, Perrin, igo8 ; Idem, 71/v5tique ou Illuminée. Etudes, 5 mars ig18 ; L. de Grandmaison, L’Elément mystique dans la Religion. Recherches, mars-avril 1910 ; II. Joly, La Psychologie des SniHs, Paris, Lecoffre, iSg^ ; J. Pacheu, L’Expérience mystique et l’activité subconsciente, Paris, Perrin, igu ; G. Micbelet, Dieu et l’Agnosticisme contemporain, Paris, Gabalda, 1909 (chap. Il) ; Brenier de Montmorand, J’Erotomanie des.Mystiques chrétiens. Revue Philosophique, oct. igoS ; Ascétisme et Mysticisme, ibid., mars 1904 ; Les Mystiques en dehors de l’Extase, il)id., déc. 1904 ; Les Etats Mystiques, ibid., juil. igo5 ; Hystérie et Mysticisme, ibid., mars igo6. — Le Développement des Etals mystiques chez sainte Thérèse, dans Rul. de la Soc. franc, de philosophie, janv., igo6. (Exposé non ortliodoxe de systèmes divers.)

Lucien Rourb.