Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Juifs et Chrétiens I.

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 832-863).

JUIFS ET CHRÉTIENS. — Introduction.

PnEMiÈRE PARTiK. — Im Conduite des Juifs envers les chrétiens. — I. Des origiites an triomphe de VEf : lise (iii) — II. Les actes. — III. La polémique antichrélienne. — IV. /.e Talmud. — V. L’usure.

— VI. J.fl meurtre rituel.

Sbcoxdk partik. — La conduite des chrétiens envers les Juifs. — I. L’Etat et les Juifs. — II. L’Eglise et les Juifs. Les grandes lignes de la conduite de l’Eglise. — III. L’Liglise et lés Juifs. La législation de l’Eglise. — IV. L’Eglise et les Juifs. La polémique antijui>e. — Conclusion.

INTnOUUCTION

1. Etat de la question. —.Vu point de vue apologétique, la question des rapports entre les Juifs et les chrétiens se pose de la sorte : la conduite des chrétiens envers les Juifs fut-elle de nature à charger les chrétiens, et non seulement des chrétiens agissant

en leur nom personnel mais aussi le christianisme, devant le tribunal de l’histoire ? L’Eglise a t-elle été coujtable ?

On l’a prétendu. On a dit que, durant cette longue suite de siècles, les Juifs furent irrépréhensibles, ou prescjue. Par ailleurs, les chrétiens, livrés à eux-mêmes, n’étaient pas hostiles aux Juifs ; ni aux origines du christianisme ni dans lehautmoyen âge, il n’y eut antipathie réciproque. L’abîme fut creusé peu à peu, méthodiquement, par l’Eglise. Non qu’elle ait encouragé de façon directe les sévices ni poursuivi l’extermination des enfants d’Israël. Les papes ont réprouvé les excès des chefs d’Etat et des foules. Mais, malgré ses protestations et toute sincère qu’elle ait été en les multipliant, c’est l’Eglise qui, par sa prédication et sa législation, lâcha et nourrit les passions brutales. Les Juifs sont une nation innocente, persécutée odieusement, et l’Eglise est responsable de ces traitements injustes. Telle est la thèse acceptée et développée par T. Beinach, Histoire des Israélites. Elle circule, aggravée, à travers les onze volumes de la Geschichte dcr Juden de Grætz, et sa réduction française en cinq volumes due au grand rabbin L. Woc.uk et au rabbin M. Blocii. Elle reparait, légèrement atténuée, dans les Réflexions sur les Juifs d’I. LoKB, p. aa-31. J. Dahmestkter, Les prophètes d’Jsraél, p. 183, la formule ainsi : « La haine du peuple contre le Juif est l’œuvre de l’Eglise, et c’est pourtant l’Eglise seule qui le protège contre les fureurs qu’elle a déchaînées, n Et B. Lazare, un des très rares Juifs qui admettent que tous les torts ne furent pas du côté des chrétiens, estime. L’antisémitisme, p. g5, que si, à partir du vui" siècle, des causes sociales vinrent se joindre aux causes religieuses,

« durant les sept premiers siècles de l’ère

chrétienne, l’antijudaïsme eut des causes exclusivement religieuses ».

Cette thèse se retrouve, avec des nuances, sous la plume d’historiens qui ne sont pas juifs. E. HonocA-NACiil, ])lus équitable toutefois envers les papes, résume en ces termes l’histoire poslbiblique des Juifs, L.e Sainl- ! ^iège et les Juifs. Le ghetto à Home, p. 1 13 :

« Dci)uis Néron… jusqu’à Constantin, les Juifs furent

jiersécutés avec les chrétiens ; ensuite, ils le furent par les chrétiens. » Naturellement la polémique anticléricale, sous toutes ses formes, rci>résente volontiers les Juifs comme les victimes sans reproche de l’intolérance chrétienne.

L’étude, aussi exacte que ])ossible, des relations entre les Juifs et les chrétiens nous mettra en mesure de dire ce que vaut l’objection.

S. Dii’ision. — A trop diviser, il y a l’inconvénient de séparer des choses qui se compénètrcnt et s’infiuencent mutuellement, et les divisions chronologiques ont toujours du factice et de ra]iproxirnalif. Mais elles odrent un moyen d’introduire de la clarté dans un sujet, surtout ipiand il est vaste et C(iini)li’xe. Le plan qui est en tête de cet article indique les princi]iaux aspects de la question. Nous exposerons en premier lieu la conduite des Juifs envers les chrétiens, puis celle des chrétiens envers les Juifs ; l’une et l’autre seront examinées ensemble en traitant du Talmud, <le l’usure et du meurtre rituel. Quant à l’ordre chronologique, les historiens s’accordent à conserver la division classique : antiquité, moyen âge et tenq)s modernes, quitte à préciser que « le moyen âge dure, pour le peu|)le juif, beaucoup plus que pour les autres pcu))lcs, dit IIk.man, llealency-Idopddie, t. IX, p. 483, jusqu’à la percée victorieuse des principes de politique et de civilisation que la Renaissance et la Héforme ont introduits dans la vie des peu))les européens », jusqu’à la Ucvolution française. En combinant les divisions adoptées par lo53

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GiiAETz.T. RKiNACH.el la Ccscttscluift zur Fùrderuiig der U’issenscliaft des Judenlinns (elle publie, à Leipzijr, une eoUeclion de « Pricis n embrassant la science universelle du judaïsme), en y ajoutant la i>éri()de des origines chrcliennes, à peu près oubliée des historiens juifs et qui, loin de dis[)araître, doit se détacher en plein relief, jiarcc qu’elle est d’importance caiiilale et que toute la suite <les relalious entre Juifs et chrétiens en subit le contre-coup, on a la division suivante ;

Des origines au triomphe de l’Eglise (313). — La scission se ]iroduit enlre le christianisme et le judaïsme. Les Juifs jiarlicipent aux persécutions qui s’abattent sur le christianisme naissant.

De 313 à 1100. — La législation relative aux Juifs se prépare et se formule parlicllement ; l’application en est plutôt bénigne.

De 1100 à 150U. — C’est l’ère des violences, des proscri])lions générales.

De 1500 à 1789. — C’est un temps de « stagnalion » et d’affaissement pour les Juifs, mais pendant lequel fermentent les principes qui lrioni]dieront ]iar la Ucvolution française et amèneront l’émancipation des Juifs.

De /7.S’9 à nos jours. — C’est l’époque de l’émancipation ]irogresslve.

Kst-il besoin d’avertir que nous n’imputons pas à tous les Juifs les méfaits que l’histoire enregistre ? Un des initiateurs de l’antisémitisme moderne, Gou-GUBNOT BES MoussEAUx, écrivait, en 1869, l.e Juif, le judiiïsme et la jiidaïsation des peuples chrétiens, 2" édit., Paris, 1886, p. xxxiii : « Ce Juif dont le nom revient sans cesse sous notre plume, ce n’est pas le premier venu de sa race ; ce n’est i)as, et nous tenons à le déclarer dans les termes les plus courtois, celui qui forme majorité dans sa nation II est, pour nous, l’homme de la foi talmudique, celui que son zèle et d’implacables rancunes animent contre la civilisation chrétienne n. Nous disons de même : les Juifs dont nous [larlons sont ceux que les docimients révèlent, non les autres.

Une observation encore sur l’enij)loi du mot

« juif ». T. Reinach, art. Juifs, dans la Grande encyclopédie, 

t. XXI, p. 256, dit que, dans les|)ays oi’i les Juifs sont eomplèlement émancipés et assimilés aux autres citoyens, ils s’ai>pellcnl volontiers ci Israélites » de préférence à « Juifs », une signilication fâcheuse étant attachée par les préjugés au nom de

« juif ». En France, le nom « Israélite » est seul d’un

usage olliciel. Ailleurs (Uoumauie. Russie, Grèce, Italie), ils sont appelés « Juifs » et « Hébreux ». Historiquement, la transformation du « juif » en « Israélite » a un sens très net : l’Israélite est le juif qui se dénationalise, qui se dégage du culte et du rituel juifs, qui « se mètamoriiliose en homme moderne » et qui, à cette fin, se « détalmudisc », se « dérabbinisc ». Cf. l’.-L.-B. Dkach, De l’harmonie entre l’Eglise ci la Synagogue, Paris, 1844. t. I, p. 197-198 ; A. Lkhoy-Heaulieu, Israël chez tes nations, p. 158, 168, 253. Il n’y a guère qu’une centaine d’années que cette évolution a commencé. L’exactitude historique demande donc de conserver ra))])ellalion de « Juifs »

— ou (t Hcbriiix » — quand il ne s’agit [)as des temps qui ont suivi la Révolution française. Nous le ferons, mais sans aucune intention blessante.

Bibliographie. — Travaux d’ensemble : Basnage, Histoire des Juifs, Rotterdam, 1707, 5 vol. ; de Boissi, Dissertations cri tit/ues pour servir… de supplément à l’Histoire de M. Basnage, Paris, 1780, 1 vol. ; J.-M. Josl, Geschichte der Isrælitcn, Berlin, 1820-1828, g vol., remaniement sous le titre Geschichte des Judentliums und seiner.’^chen,

1857-1859, 3 vol. ; A. Beugnot, Les Juifs d’Occident pendant la durée du moyen âge, Paris, 182/ » ; G.-B. Dcpping, Les Juifs dans le moyen t’igc, Paris, 1834 ; A. Ccrfbeer de Médelshcimi article Juifs, dans Vlincyclopédic catholique, Paris, 1847, t. XIII, p. 307-385 ; J. liédarridc. Les Juifs ni France, en Italie et en Espagne, Paris, 1859 ; 11. Grætz, Geschichte der Juden, Leipzig, 1860-1875, Il vol., trad. française abrégée par L. Woguc cl RI. Bloch, Paris, 1882-1897, 5vol. ; A.Gciger, Das Jadentlium und seine Geschichte, Breslau, 1865-1871, 3 vol., réduction en un volume, 1910 ; J. Darmcsteter, Coup d’u’ilsur l’histoire du peuple juif, Paris, 1881, reproduit dans Les prophètes d’Israël, Paris, 1896, p. 153-197 ; T. Reinach, Histoire des Israélites depuis ta ruine de leur indépendance nationale jusqu’à nos jours, Paris, 1884, 4’édit., 1910, et art. Juifs, dans la Grande encyclopédie, Paris I1894], t. XXI, p. 256-280 ; I. Loèb, article Juifs, dans Vivien de Saint-Martin, Nouteau dictionnaire de géograjihie uniterselle, Paris, 1884, t. 11, p. 9881000, et l ! é/le.cions sur les Juifs, Paris, 1894 ; E. Drumont, La France jui’e, nouv. édit., Paris, sans date, t. I, p. 141-530 ; B. Lazare, L’antisémitisme, son histoire et ses causes, Paris, 1894 ; A. Leroy-Heaulicu, Israël chez les nations, ib’éd’ii., Paris, sans date ; lleman, article Israël, Geschichte nachl’ihlische, dans la /tealenci hlopadie, 3" édit., Leipzig, 1901, t. IX, p. 483-511 ; Thejcifish Encyclopædia (d’iclionnaive historique du judaïsme), New-York, 19011906, 12 vol. Parmi les périodiques, voir surtout la Monalschrift fur Geschiclite und IVisscnschaft des Judenthums, Breslau, depuis 1862 ; la Jieue des études juit’es, Paris, de|)uis 1880 ; The jetvish quarterly rei’/cir, Londres, 1888-1908, New-York depuis 1910 ; cf. M. Schwab, liépertoire des articles relatifs à l’histoire et à la littérature juii’es parus dans les périodiques de 1783 à 1898, Paris, 1899-1900, autogra[ihie, 2 vol.

TREMIÈRE PARTIR

LA CONDUITE DES JUIFS

ENVERS LES CHRÉTIENS

L — Des origines au triomphe de l’Eglise (313)

SI. La séparation du christianisme et du judaïsme. S IL Les actes. J III. La polémique.

§ I. La skpahation i>u christianisme et nu judaïsme

3. La nécessité de la séparation et le danger que constitua le judéo-christianisme. — « Le terme de judéo-christianisme ne s’a]>plique proi)rement qu’aux chréliensqui, nés Juifs, onttenulaLoi pournon abrogée, et se sont trouvés par là en conflit, un insoluble conflit, non seulement avec sain t Paul, mais avec tout le christianisme », P. Batu-i’ol, L’Eglise naissante et le catholicisme, 3* édit., Paris, 1909, p. 286. Etymologir qucment, les judaïsants seraient les i)aïcns convertis qui imitèrent les mœurs juives ; en fait, on a]i])elle judaïsants les membres de l’Eglise naissante, quelle que fut leur origine, cqui regardèrent coniuie obligatoire pour le salut l’observation, totale ou partielle, de la Loi mosaïque ; en fait encore, ce furent jiresque uniquement des chrétiens de sang juif.

A première vue, les prétentions du judéo-christianisme ne semblaient ])as sans fondement. Les promesses divines faites à Abraham, à Moïse, etc., portaient que le Messie, issu de leur race, établirait sur la terre le royaume de Dieu, qui serait le royaume d’Israël. Le Christ était venu accomplir la Loi. Juif, 1655

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il avait choisi ses apôtres parmi les Juifs, et juifs furent les premiers chrétiens. Les apôtres évangélisèrenl d’aborJ la Judée, puis, en dehors de la Judée, les villes où il y avait des Juifs, et les premières églises chrétiennes furent des juiveries. Le christianisme primitif conserva les observances mosaïques : il sullit de se rappeler la prière quotidienne des apôtres et des Odèles de Jérusalem dans le temple. Les traditions du prosélytisme juif allaient dans la même direction.

Il y avait à craindre que les premiers chrétiens, juifs d’origine, ne voulussent calquer sur le judaïsme l’Eglise chrétienne, demandant aux [leuples et aux individus à qui ils portaient l’Evangile de s’allilier, par la circoncision, à la nation juive cl donc de renoncer à leur nationalité en même temps qu’à leur culte, — ou, s’ils acceptaient des prosélytes qui ne deviendraient pas juifs, leur attribuant une infériorité véritable dans l’ordre du salut. Si le christianisme avait suivi cette voie, le « mur de séparation » entre chrétiens et gentils, Eph., ii, 14, ne serait jamais tombé. Le christianisme demeurait une religion semblal)le au judaïsme ; il n’aurait pas été une religion universelle.

C’est clair pour nous modernes. Mais pour les premiers chrétiens, juifs, patriotes et fidèles observateurs de la Loi, quel problème ! Comment comprendre la nécessité de rompre le lien qui rattachait à la Synagogue l’Eglise naissante ?

Le judéo-christianisme ne le comprit pas. Il s’obstina, malgré tout, à tenir la Loi pour non abrogée. De là le grand débat des observances légales.

4. Comment la séparation entre le chrittianismc et le judaïsme s’accomplit. — Nous ne pouvons entrer dans le détail des questions chronologiques assez complexes et des discussions de textes que soulèvent les récits des Actes des Apôtres et de saint Paul. Il ne nous est loisible que d’ellleurer le sujet. Le débat se compose de quatre épisodes principaux.

A. — Le haptcme du centurion Corneille. Act., x.

— Il y a, de par l’ordre du Seigneur, dans l’Eglise, un gentil qui n’a point passé parla Synagogue. Donc on peut être chrétien sans être juif ; l’ancienne Loi n’est ])lus obligatoire, le « mur de séparation » est renversé et l’Eglise est ouverte à tous. Juifs ou gentils, sans distinction de rite ni de race.

B. — La réunion de Jérusalem. Act., xv ; Gal., II, i-io. — La conclusion ne plut pas à tous. « Certains )., Ti>- : , Act., -s.v, I, virent d’un mauvais œil les conversions opérées par saint Paul parmi les gentils, parce que les convertis n’étaient pas soumis aux observances légales ; ils décdarèrent que sans la circoncision il n’y a pas de salut. Le concile de Jérusalem reconnut la liberté des gentils impliquée dans le baptême de Corneille. Il maintint, pour les nouveaux convertis, les quatre prescriptions que l’on imposait aux prosélytes au sens large : al)stention des idolotliyles, du sang, des viandes étoufTées, de la fornication. Mais rien ne fut délini sur la durée et la valeur morale île ces observances ; mais surtout, le reste de la Loi, principalement la circoncision, ne fut pas exigé, et ni les nouveaux convertis ne furent bannis du salut ni ils n’occupèrent dans l’Kglise un rang secondaire. Notons que, si le vrai texte du décret du concile était celui de la version occidentale, la liberté des gentils serait ftroclamée plus explicitt ; menl encore : il contiendrait seulement l’obligation d’éviter l’idolâtrie, l’Iioinicide et la fornication.

C. — Le différend d’Antinclie. GaL. ii, ii-ai. — Après la question des gentils, la question juive. Les gentils étaient sauvés sans la Loi. Les.luifs l’étaient-ils aussi, on, du moins, la pratique de la Loi ne leur assur.iitelle pas une situation ])rivilégiée, et, en

outre, l’obligation de pratiquer la Loi, subsistant pour eux, ne les em|iêchait-elle pas de communiquer avec les païens, même convertis, ce qui était une autre façon de tenir les païens convertis pour inférieurs aux chrétiens d’origine juive ? En cessant, par crainte de « certains ii, ti » k4, qui étaient venus de Jérusalem, d’auprès de Jacques, de vivre en communion avec les convertis de la gentilité, saint Pierre entrait en apparence dans les vues de gens qui s’attachaient à un principe faux : la nécessité de la Loi pour le salut chez les Juifs. Saint Paul signala les eonséquencesd’une pareille conduite. Il n’enseigne pas, d’une façon générale, que les Juifs doivent rompre avec les observances. Il admet qu’on les maintienne, ’< pourvu qu’on ne les regarde pas comme nécessaires pour le salut et qu’on se dise que par elles-mêmes elles ne sont rien et n’ont aucune valeur en Jésus-Christ ». Cf. J. Thomas, Mélanges d’histoire et de littérature religieuse, p. loo-iii. La liberté des gentils avait été reconnue au concile de Jérusalem ; l’incident d’Antioche permit d’affirmer l’affranchissement des Juifs chrétiens.

D. — Lejitdéo-chrtstiantsme rejeté hors de l’Eglise.

— Il y eut des judéo-chrétiens pour accepter ce principe, tout en ne renonçant pas à leurs usages traditionnels. Ce furent les orthodoxes. La ruine de Jérusalem (70) éclaira bon nombre d’entre eux et les détacha du mosaïsrae. D’antres persistèrent dans une lidélité respectable, gardant la Loi sans méconnaître la vérité de l’Evangile. Ils disparurent lentement.

Beaucoup de judéo-chrétiens répudièrent l’idée de l’alfranchissement des Juifs. Des missionnaires judaïsants suivirent saint Paul, pas à pas, dans ses courses apostoliques, pour discréditer sa ])ersonne, contredire son enseignement, et même convertir les pagano-chrétiens aux pratiques juives. Saint Paul mena résolument la lutte. La lettre aux Galates condamne sans détour l’erreur judaïsante. « La circoncision n’est rien, dit-il, ni l’incirconcision, mais la nouvelle création », par quoi il faut entendre, comme il s’en est expliqué plus haut. « la foi qui agit par la charité », vi, 15 ; v, 6. Telle est la règle, zkvcvi, à laquelle on doit se conformer, conclut-il, vi, 16 ; à ceux qui s’y tiendront paix et miséricorde !

Dans l’épître aux Romains, saint Paul va plus loin encore. Il déclare que, en fait, le rôle d’israél est présentement lini. DicM, irrité de sa conduite, l’a délaissé. Un temps viendra où ses restes se sauveront. Maintenant, c’est aux gentils que vont les promesses divines.

Ainsi les judéo-chrétiens obstinés furent rejetés hors du christianisme. L’Eglise « venait de séparer hardiment sa cause de la destinée précaire d’une nation. Elle avait refuse de se rendre solidaire des petites contingences historiques pour ne pas manquer à sa ni’ssion universelle. La chaloupe de Pierre coupait l’amarre qui la tenait attachée au port, et elle gagnait les hautes mers où l’attendaient les tempêtes sans dinile, mais aussi les pèches miraculeuses ». G. KnnTii, L’Eglise aux tournants de l’histoire, 190.").

p. 31.

Il n’y a pas à retracer les destinées ultérieures du judéo-christianisme hétérodoxe. Il mêla, à doses inégales, le mosaïsme, l’Evangile et des rêveries étrangères à l’un et à l’autre, et se ])erdit dans le gnosticisme et l’ébionisme. Son état d’ànie se traduisit, au II’et au ni" siècles, par une série d’apocr)i)hes « clémentins », dans lesquels il ]irésenla saint Paul en opposition avec saint Pierre. On sait la thèse, aujourd’hui complètement démodée, que Baur et Renan ont écliafaudée là-dessus pour expliquer les origines chrétiennes.

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§ II. Les actbs

Dans celle période, les docunienls sont rares. Des renseignements, non pas complets, mais ])réc.ieux, sont fournis par les Actes des apùlres, qiieliiues actes des martyrs, et les Pères, surtout saint Justin, Dialogue tifec le juif Tryphon.

5. Les Juifs persécutent les chrétiens clans la Judée.

— Condamne par le sanhédrin, Jésus-Christ ji été exécuté jfràce à la complaisance de Pilate. T. Uei-NAcii, l ! eue critique, Paris, 1898, t. I, p. 153-iy4, dit ([ue la grande iniquilé judiciaire n’a pas été celle qui l’ut commise contre Jésus, mais celle dont sont victiuics les Juifs quand on les rend responsables du cruciliemenl, alors que Jésus s’esl voué à la mort par son langage et que les bourreaux et les juges furent les Romains, tandis que les Juifs ne furent que les « dénonciateurs et accusateurs ». Des dénonciateurs et accusateurs tels que les Juifs, dans les conditions où ils le furent, endossent justement la responsabilité principale.

Les disciples sont traités comme le Maître. Saint Justin’, Dial., xvi, xcxv, cxxxiii, atlirme que, si les Juifs n’ont plus le pouvoir de porter la main sur les chrétiens, ’à cause de ceux qui gouvernent, chaque fois qu’ils l’ont pu ou le peuvent, ils les ont tués ou les tuent. Les apôtres avaient été emprisonnes, flagellés, menacés de mort. La menace fut suivie d’effet pour saint Etienne, les Juifs profitant de la situation all’aiblie du gouverneur romain Maroellus. Des hommes et des femmes furent traînés en prison sur l’ordre des princes des prêtres, et l’émoi fut tel que les fidèles se dispersèrent dans la Judée et la Saniarie. De 4’à 4’i, les procurateurs de Judée sont remplacés par le roi Hérode Agrippa, qui fait décapiter saint Jacques le majeur, et, riVc/fs {/nia placeret Judæis, apposuil ut apprehenderet et Petrum, Act., xii, 3. A maintes reprises, les Juifs complotent la mort de Paul. En 62, sont lapidés Jacques, frère du Seigneur, et plusieurs chrétiens. En 117, saint Siméon, évéque de Jérusalem, subit le martyre. Le pseudo-messie Bar-Kokebas s’acharne contre les chrétiens et les massacre, à moins qu’ils ne renient et blasphèment le Christ, dit saint Justin, I’Apol., xxxi. L’anonyme, qui a écrit Contre les Catapliryi ; iens et dont EusiiBE nous a conservé un fragment, //. / ;., V, xvi, raconte que les femmes qui manifestaient l’intention de se convertir étaient flagellées ou lapidées.

Des textes de peu de valeur nous parlent encore de quatre martyrs, dont les noms sont inscrits au martyrologe romain : ce sont les saints Timon, l’un des sept premiers diacres, à Corinthe (tg avril), Joseph le juste(20juillet), Cléophas, disciple duChrist, à Emmaiis (26 septembre), et sainte Matrone, à’l’hessalonique (15 mars).

6. /.es Juifs demandent à l’autorité civile de persécuter les chrétiens. — De même qu’ils l’ont fait sur Pilate, ils pèsent sur les détenteurs de l’autorité romaine — les Actes nomment Félix et Faustus. procurateurs de la Judée, et Gallion, proconsul de l’Achaie — et, eux, les vaincus de Rome, au nom des intérêts de Rome ils réclament le châtiment des chrétiens : hi oinnes contra décréta Cuesaris faciunt^ regem alium dicentes esse Jesum, Act., xvu. 7.

Une occasion s’olTritde désigner les chrétiens aux rigueurs impériales. A la suite de l’incendie de Rome (6’i). Néron rejeta sur les chrétiens la responsabilité de l’événement. Pourquoi les chrétiens seuls, et non les Juifs ? Jusque là, Juifs et chrétiens étaient confondus par le pouvoir. Comment la confusion cessa-t-elle ? D’après Rknan, /.’Antéchrist. 1’é<lit., Paris, 1873, p. 15C-iGi, il est vraiseuiblable que ce fut par une intervention des Juifs qui avaient leurs

entrées secrètes chez Néron, spécialeuient de Poppée, femme de Néron, une demi-juive, une prosélyte au sens large du mot, qui exervait sur Néron une influence scmveraine. Un passage de saint Cliîment, 1° ad Cor., v-vi, corrobore cette hypothèse. Il met en garde les lidèles de Corinthe contre la « jalousie » qui a valu aux saints apôtres Pierre et Paul tant de vexations et Unalcment le martyre, et beaucoup d’outrages et de tortures à une grande foule d’élus qui sont venus s’adjoindre aux deux apôtres elqui ont laissé parmi nous un magnilique exemple ». Evidemnu ! ut il s’agit des martyrs de la persécution néronienne. La même jalousie », la même animosité ou haine, ; ^^ç, qui a poursuivi saint Pierre et saint Paul, est cause de la persécution qui les a fauchés. Ce ne peut être qu’une animosité entre membres d’une famille commune, c’est la « jalousie >. des Juifs.

7. /es Juifs applaudissent et concourent au.r persécutions. — Eu 155, à Smj’rne, le a3 février, jour de « grand sabbat », les Juifs sont mêlés à la foule quiréclamedessupplices|)oursaintPolycari)e.quand il est condamné au feu, la populace <()url chercher duboisetdes fagots ; « selon leur habitude, c’étaient les Juifs qui montraient le plus d’ardeur à cette besogne ». Polycarpe étant mort, les chrétiens se préparent à recueillir ses restes ; les Juifs s’y opposent, et telle est leur turbulence que le centurion eft’rayé ordonne de replacer le cadavre sur le bûcher. Martyriuin s. l’olycnrpi, xii, xni, xvir, xviii. A Smyrne encore, en 260, au jour anniversaire du martyre de Polycarpe, saint Pionius et ses compagnons, Sabine et Asclépiade, comparaissent devant le juge. Les Juifs et les Juives sont venus en grand nombre. Ils insultent les chrétiens qui refusent d’apostasier :

« Ces gens-là ont trop duré », s’éerient-ils ; ils rient

de ceux qui sacrilient. Ce qui leur vaut une brûlante invective de Pionius : « Nous sommes ennemis, soit, mais nous sommes des hommes malgré tout. En quoi avez-vous à vous plaindre de nous ? Avons-nous harcelé de noire haine quelqu’un des vôtres ? En avons-nous, avec une avidité de bête féroce, contraint un seul à sacrifier ? » l’assio s. l’ionii, tn-iv, xni-xiv. Au moment où l’on veut forcer, à Hérælée, saint Philippe et son diacre Hermès à sacrilier aux idoles (304), dans les yeux d’une partie de l’assistance on lit la pitié, dans ceux des autres une joie cruelle ; les Juifs sonl parmi les plus violents, l’assio s. l’hilippi //eracleensis, vi.

Les actes de saint Ponce de Cimiez(261) et ceux de sainte Marciane de Césarée, en Mauritanie (303), nous montrent également les Juifs excitant les païens contre les uuu’tyrs. Ces actes sont de valeur moindre que les |)récédcnts ; E. Lk Blant, Les actes des martyrs, supplément aux Acta sincera de Ihiinart, Paris, 1882, p. 82, estime que ceux de Ponce méritent quelque créance, et Tillbmont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique, Paris, iGg8, t. V, p. a63, en dit autant de ceux de Marciane.

8. /es Juifs suscitent les persécutions par leurs calomnies. — Il semble bien r|ue ce sont les Juifs qui colportent, « commis-voyageurs de la calomnie », dit Rknan, Marc-.4urèle et la fin du monde antique, 3’= édit., Paris, 1882, p. 60, les accusations diverses qui amenèrent les persécutions contre les chrétiens, et qu’ainsi la responsabilité des persécutions leur incombe dans une large mesure. Saint Justin l’affirme, /)ial., XVII, cf. X, cviii, cxvii. Tertullikn le Tétk.e, Apol., yii ; Ad nation., , xiv : Quod enim aliud gênas seminarium est infamiæ ? Adv..Marcion., III, XXIII ; Scorp., x : Synagogas Judæorum fontes persecutionum, dit-il. A son tour, Obiokne, C. Cels., VI, xxvii, rappelle comme un fait certain l’origine juive 1659

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de ces calomnies qui ont été si funestes au christianisme et qui le sont encore. Il spéoilie que l’accusation de manger, dans les réunions nocturnes, des enfants ég^orgés rient d’eux ; celle accusation de meurtre rituel, dont ils ont tant soulTert, les Juifs l’auraient donc forgée et dressée en machine de guerre contre les chréliens. Ecsébb reproduit les dires de saint Justin. Assurément, tout cela est fort grave.

Les païens étaient habitués à accueillir les Juifs par des plaisanteries d’un tour grivois ou obscène, et, entre autres choses, ils les accusaient d’adorer une tète d’àne. Faut-il admettre, avec Dom Leclerco, L’Afrique c/ire/i’enne, Paris, igo/i, t. I, p. 116, que

« ceux-ci, vexés, s’étaient ingéniés à reporter sur les

chréliens cette imputation », et qu’ils y avaient réussi, à preuve le « crucilix » du Palalin et autres caricatures analogues qui nous sont parvenues à plusieurs exemplaires ? Faut-il rejeter sur les Juifs le scandale de l’exhibition, à Carlhage, par nn valet d’amphithéâtre, juif d’origine mais renégat, d’une peinture munie de cette inscription dégoûtante : Deus christiaiiorum ivîxîirv ;  ; (et non iv^st/irv ;  ; , odieux mais moins révoltant)’? Cf. Dom H.Lkclercij, dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, igoVigOy, t. I-, col. 2041-20117 ? En l’absence d’arguments qui s’imposent, nous aimons mieux croire que les Juifs ne furent pour rien dans ces horreurs.

Ce qui précède suffit, et au delà, pour s’expliquer le mot de saint Justin, Dial., ex : « Pour autant qu’il dépend de vous et de tous les autres hommes (les païens), chaque chrétien est banni non seulement de ses propriétés à lui, mais du monde entier, car à aucun chrétien vous ne permettez de vivre. » Même note dans VEpitre à Diognéte, v ; « Les Juifs font la guerre aux chréliens et, pendant ce temps, les gentils les perséculent » ; dans saint Hippolyte, In Dan., 1, xxi. Tebtl’llien dégage à sa manière l’impression qui résulte de toute leur conduite, Apol., vu : Tôt hosles ejus quoi extranei, et quidem proprii ex aemulalione Judæi.

§ m. L. POLKMIQDB

Sous ce titre, nous comprenons toute lutte, quelle que soit sa forme, qui ne tend pas directement à faire malmener ou mettre à mort les contradicteTirs, et donc les attaques de tout genre contre la foi chrétienne, les divers modes du prosélytisme juif et ses résultats. Quant aux controverses orales entre les Juifs et les chréliens, elles seront exposées lorsque le moment sera venu d’étudier la polémique anlijuivc des chréliens.

9. Les dit-erses formes de la polémique. — Il }’a l’enseignement otiiciel des rabbins s’elTorçanl de prémunir leurs coreligionnaires contre le christianisme par leurs discours et par les pratiques de la liturgie. Et il y a les écrits. Ils n’abondent pas. Et même nous ne possédons aucun écrit de polémique directe. I. LoEB, Revue de l’histoire des religions, t. XVII, p. 31/i, dit que « les chrétiens étaient obligés d’attaquer le judaïsme : l’avenir de la religion nouvelle en dépendait. Ils se mirent à l’iruvre avec acharnement ; on les vil fouiller la Bible, tourner et retourner cliaf |ue mot et chaque lettre du texte… Les Juifs furent d’abord stupcfails et ahuris de celle tactique aventureuse, il leur fallut du temps pour s’y habituer… Il send)Ie que les Juifs, à celle époque, n’aient ])as un goiil prononcé pour ces luttes ». L’observation est juste. Peut-être faul-il la compléter en disant que, après la ruine de Jérusalem, le judaïsme a systématiquement ignoré le christianisme ; pour

empêcher la pénétration, on préférait s’abstenir de tout échange de pensées.

Cependant, un moment ou l’autre, la rencontre était inévitable et l’on éprouvait le besoin de combattre l’objection chrétienne. Les écrits rabbiniques des premiers siècles mentionnent quelques vives ripostes assénées aux partisans de la doctrine nouvelle par les plus savants maîtres. Et, à défaut d’écrits se donnant franchement comme une attaque du christianisme, nous avons, parmi les apocryphes qui pullulèrent alors, plusieurs ouvrages qui peuvent se rattacher à la polémique antichrélienne des Juifs. Tels, dans une certaine mesure, d’après Richard Si.MON, a les pseudo-Evangiles juifs des premiers siècles, où l’on va trop souvent chercher de prétendus récits d’édilicalion », et qui sont a proprement des contre-Evangiles, œuvre de haine antichrétienne au premier chef », H. Margival, Richard Simon, dans la Revue d’histoire et de littérature religieuses, Paris, 1896, t. I, p. iS".2-183. Tel encore le Litre des Jubilés, dont l’argumentation « pourrait bien être une apologie passionnée de la Loi dirigée contre le christianisme, les écrits de saint Paul y compris ", M.-J. L.gra>"ge, dans Isl Revue biblique, Paris, 1899, t. VIII, p. 158. Tels sans doute des fragments pseudo-sibyllins. L’éditeur de la meilleure édition des Oracula sibyllina, J. Geffckex, croit, Komposition und £nlstehungs : eit der Oracula sibrllinn, Leipzig, 1902, que les livres xi et xn sont en partie contre les chréliens. Devant traiter séparément du Talmud, nous n’utilisons pas maintenant la partie duTalraud qui fui composée durant cette période. Disons, d un mol, qu’on y trouve des attaques plus ou moins directes contre le christianisme. De même dans les midraschim, dont la série s’inaugure au II" siècle.

10. Le fond de lu polémique. — A. Contre les chrétiens. — « Vous nous haïssez », dit saint Jdstin aux Juifs, Dial., cxxxni, cf. xcv, cxxxvi. El il leur reproche avec insistance de déshonorer les chrétiens autant qu’ils le peuvent, de jeter sur eux les « vêtements sordides » du langage infamant, de les maudire, de les couvrir d’imprécations dans leurs synagogues. XVI, cf. xLvii, xciii, xcv, cviii, cxvii, cxxiii,

CXXXIIl.

C’est une question, et non peut-être entièrement résolue, de savoir comment Justin connut les façons de penser el de parler qui avaient cours chez les Juifs. Probablement il fait allusion à la prière principale du judaïsme, VAmida ou Chemoné-esré, qui était récitée trois fois par jour : le malin, à midi el le soir. Elle se composait de dix-huit bénédictions ou paragraphes. Vers l’an 80 après Jésus-Christ, entre le II’et le 12’paragraphes on intercala une imprécation ainsi formulée : « (^)ue les apostats n’aient aucune espérance et que l’empire de l’orgueil soit déraciné promptemenl de nos jours ; que les nazaréens el les niinim périssent en un instant, qu’ils soient elTacés du livre de vie el ne soient pas comptés parmi les justes ! Béni sois-tu, lah, qui abaisses les orgueilleux !) Dans ce texte, les nazaréens sont nommés en toutes lettres ; mais ils ne sont nommés expressément que dans la recension palestinienne de cette prière, découverte, au Caire, par S. Schechter, publiée par lui dans The je » ish quarterly retie>t, Londres, 1898, t. X, p. 654-659, reproduite par M.-J. Laghangr, Le messianisme chez les Juifs, Paris, 1909, p. 338-3’10. Les autres textes ne mentionnent que les minim.

Qu’est-ce que les miniml Question difficile à résoudre. Etymologiqucment, le min est un hérétique ; les minim sont donc des Juifs de dilTérentes sectes. C’est trop restreindre la portée de l’expression que 1661

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de l’appliquer uniquement, avec Fuikolander, à des gnostiques juil’s, à des anlinouiisles de la diaspora antérieurs au christianisme. « Cependant si, en droit, les minim sont des hérétiques de plusieurs sortes, il faut reconnaître qu’en fait les rnhhins visent le plus souvent », dans leurs textes relatifs aux minim, «. les Juifs devenus chrétiens, et surtoutceux qu’on doit en toute rigueur nommer judéo-chrétiens, parce qu’ils ne voulaient pas rompre avec le judaïsme », Lacuangb, op. cit., p. 292. On a même prétendu que les minim furent seulement les judéochrétiens, que les sectes judéo-chrétiennes, informées des décisions du sanhédrin concernant la maléiliction dont nous avons parlé accusèrent les Juifs de maudire Jésus trois fois par jour, et que « cette imputation… repose sur un malentendu. Ce n’est pas au fondateur du christianisme ni à la généralité des chrétiens, mais aux seuls minéens que s’appliquait la formule demalédietion. Toutes ces lois ne visaient nullement les pagano-chrétiens ». Ainsi s’exprime II. GuAETZ, Histoire des Juifs, trad. M. 1 ?loi ; ii, 1888, t. 111, p. 5ç) : il y revient continuellement tout le long de son ouvrage. Tout autre est l’avis du P. L.^gra.nge. Si les minim n’étaient que les judéo-chrétiens, ils n’eussent pas été plus nombreux que les Juifs ; or, ils le sont davantage, d’après les sources juives, remarque-t-il. Et. observant que seule la recension palestinienne delà C71cmoHé-esrt- nomme et lesnazaréeus el les minim, il pense que les nazaréens sont les chrétiens, distingués ici des minim ou hérétiques en général, et qu’ailleurs « c’est sansdouteparprudence qu’on supprima le mot « nazaréen », celui de minim re|)résentant suffisamment la chose », p. 29^^, n. 3.

Quelle que soit la valeur de cette hypothèse, il est certain « pie le min du temps qui a suivi l’insertion de la formule imprécatoire dans la Clienioné-esrê, le min du Talmud, « est souvent un chrétien », I. LoBiî, toc. cit., p. 313. Et, alors même que primitivement l’anathéme de la Cheinoné-esrê n’aurait atteint que le judéo-christianisme, plus tard il engloba incontestablement tous les chrétiens. Depuis des siècles, le judéo-christianisme n’avait laissé aucune trace, et la prière restait toujours en usage ; peut-être l’est-elle encore dans les synagogues. En l’jyfi, les Juifs de Hollande, émancipés du judaïsme olliciel, retranchèrent la malédiction qui se récitait depuis seize cents aus. Sur quoi H. Grætz, fidèle à sa thèse, répète, trad. M. Blocu, t. V, p. ii~, que ce l)aragraphe avait été composé à l’origine contre les judéo-chrétiens, mais ajoute que.( des ignorants » l’appliquaient à tous les chrétiens sans exception. Or, cette réforme et d’autres, « si innocentes en réalité, excitèrent la colère des rigoristes, qui menacèrent de mort les membres de la nouvelle communauté el auraient mis leurs menaces àexécution sans l’intervention de la force armée ».

En outre, les Juifs donnent aux chrétiens le nom méprisant de a nazaréens »,.-ic^., xxiv, 5 ; quelque chose de bon pouvait-il venir de Xazarelh’.' C’est lieux probablement que procède encore l’appellation de it galiléens », chère à Julien l’apostat. Us lesappellent parfois « sadducéens ». Cf. I.-M. Rahbixowicz, I égislalion civile du Talmud, Paris, 18^8, t. ii, p. xsvn. Ils tendent à s’isoler. » Vos maîtres, dit saint Justin, ne vous permettent pas de nous entendre el de vous entretenir avec nous », Dial., cxii.

B. Contre le christianisme. — Les Juifs combattent les dogmes du christianisme et l’exégèse de ses docteurs. Sur le terrain scripturaire ils n’ont pas toujours tort. Par exemple, plusieurs passages de la Bible, que saint Jcstin leur reproche d’avoir supprimés, sont des interpolations subies par le texte des

Septante, Dial., lxxi-lxxiii, édit. G. Arcuambal’LT, Paris, 1909, l. I, p. 3/|.’i-355 (cf. les notes de l’éditeur). On ne saurait être surpris qu’ils voient dans le christianisme un rival plus redoutable que le paganisme.

« Il vaudrait encore mieux que tu philosophasses

sur la philosophie de Platon ou de quelque autre, en t’exer(, ant à la force, à la continence ou à la tempérance, que de te laisscrdécevoir par les doctrines trompeuses et te faire le disciple d’hommes de rien » ; ces mots « lue saint Justin met sur les lèvres de Tryphon, Dial., vui, ont un écho saisissant dans des paroles du célèbre Uabbi Taui’Uo.n, qui fut peut-être le Tryphon du Dialogue. Cf. E. Rk.nan, Les Evangiles, Paris, iS’j’j, p. ^i. Pour lesjuifs, le christianisme est l’ennemi. On se l’explique. Tout de même, quand on se rappelle tout ce que le paganisme recouvrait d’erreurs et de vices et combien il était opposé aux maximes et aux doctrines juives, on se fait malaisément à l’idée qu’ils l’aient préféré au christianisme.

Le comble, ce sont les vilenies contre le Christ. Après la résurrection de Jésus, les Juifs ont-ils envoyé, par tout l’univers, des messagers avec des lettres destinées aux Juil’s de la diaspora et portant qu’une secte s’était élevée en Palestine, que son auteur était un imposteur de Galilée, nommé Jésus, mort en croix, que ses disciples avaient dérobé nuitamment son cadavre et trompaient le monde en atnrmanl qu’il était ressuscité el monté au ciel ? EusïiBB, Jn Is., xvin, I, déclare l’avoir lu dans les « écrits des anciens ». Il y a des chances pour qu’il désigne j)ar là le Dialogue avec le juif Tryphon, xa 11, cvui, cf. cxvii, où saint Justin raconte la chose. On a pensé que

« vraisemblablement le dire de Justin est une supposition

suggérée par le récit de la démarche faite par les princes des prêtres et les pharisiens auprès de Pilate, Mat., xxvii, 62-66 », P. Iîatii-fol, Revue biblique, Paris, 1906, 2’série, t. III, p. 621. II est dillicile de se prononcer sur ce point. En tout cas, il n’y a pas à douter du caractère apocryphe de trois de ces lettres qu’on prétendait conservées par les Juifs de Worms, d’Ulm et de Ralisbonne : cf. Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique, Paris, 1693, t. I, p. 155 ; Basnage, Histoire des Juifs, Rotterdam, i ; o6, t. IV, p. 1081 ; DB Boissi, Dissertations critiques pour servir… de su/iplémeiit à l’Histoire de M. liasnage, Paris, i^85, t. II, p. 5.

Que saint Justin ait été induit en erreur sur un fait ancien, c’est possible. Mais son témoignage vaut sûrement quand il parle des Juifs du 11’siècle. Il les représente « éclatant de rire » quand on nomme le Christ et se livrant à des « protestations bruyantes », ce qui s’explique, mais aussi « inconvenantes », ce qui est inexcusable, Dial., viir, ix. Il y a pire ; les Juifs maudissent le crucifié, ils raillent ses meurtrissures, ils l’insultent, comme le leur enseignent les chefs des synagogues après la prière, Dial., cxxxvii, cf. XXXV, xcv, cvui, cxvir, cxxxvi. Ils se glorifient (le l’avoir tué ; cf. saint HiproLTK ou l’auteur, quel qu’il soit, du fragment contre les Juifs qui lui est attribué. Ils le ti-aitenl de magicien ; cf. Justin, Dial., cxxxvii ; Passio sancti Pionii, xiii. Ils descendent aux inqnitalions les plus grossières. Ils le disent né de l’adultère. Peut-être la calomnie odieuse était-elle déjà ré]iandue dans les parages où vivait saint Jean ; cf. T. Cal.mbs, L’Evangile selon saint Jean, Paris, 190^, p. 297-299. Celse en avait recueilli l’écho, et s’en était servi contre les chrétiens ; cf. OniGÈNB, C. Cels., i, xxviii, xxxii, xxxiii, lxix ; II. v. Le texte d’Origène résumant Gelsc et donnant pour père à Jésus tivi ; zza-y-t-^r’-j U’/.y9r, r.’x, I, XXXII, « n’est que trop clair. L’intention était non seulement d’attaquer la naissance légitime de Jésus, mais encore 1633

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lie mettre en doute sa nationalité, en le disant ûls d’un soldat (donc) romain », Revue biblique, 2’série, igio, t. VII, p. Gi : 5, n. 3.

BiBUOGRAPHiB. — Le judéo-christianisme : J. Thomas. L’Eglise et les judaïsanis à l’âge apostolique, dans Mélanges d histoire et de littérature religieuse. Paris, 1899, p. 1-195 ; G. Kurth, L’Eglise et les Juifs, dans L’Église aux tournants de l’histoire, 2’édit., Paris, 1900, p. 14-34 j G. Hoennicke, Bas Jadenchrislani im ersten und Ziveiten Jahrhundert, Berlin, 1908 (copieuse bibliographie) ; A. de Boysson, La Loi et la foi. Etude sur saint Paul et les judaïsants, Paris, 1912 ; E. Monier, Les débuts de l’apologétique chrétienne. L’apologétique des apôtres arant saint Jean, Briguais, 191 2, p. 83-151.

Les actes et la polémique : G. Rosel, Juden und Christenverfolgungen bis zu den ersten Jahrhunderten des Slittelalters, Miinster, 1898 ; E. Le Blant, La controverse des chrétiens et des Juifs aux premiers siècles de l’Eglise, dans les Mémoires de la société nationale des antiquaires de France, 6’série, Paris. 1898, t. VII, p. 229-250 ; H. Leclercq, Les martyrs, Paris, igoS, t. IV, p. xx-cvi ; M.-J. Lagrange, La messianisme chez les Juifs, Paris, 190g.

II. — Les actes

§ I. Les Juifs et l’Etat. § II. Les Juifs et l’Eglise. § I. Les Juifs bt l’Et.vt

U. De 313 à liOO. — Après le triomphe de l’Eglise, la situation des Juifs vis-à-vis des chrétiens était changée. Il était évident que leurs méfaits seraient punis, et ils le furent. La répression, à son tour, excita des pensées de revanche et conduisit plus d’une fois les Juifs à des excès nouveaux. Des relations engagées de la sorte ne pouvaient que dilTicilement s’améliorer.

Ce qui gâte les affaires, c’est le rôle anlinational que jouent les Juifs et celui qu’on leur prête. Dans l’Etat qui les accueille, ils passent pour former un Etat distinct et souvent ennemi.

En Palestine, ils supportent mal les Romains qui sont venus s’installer chez eux. C’est naturel ; il l’est tout autant que leurs révoltes indisposent les empereurs. Ilérælius, tout particulièrement, conçoit de l’irritation quand les Perses s’emparent, avec leur aide, de Jérusalem et de la Judée (61’1). En Espagne, ils trament une conjuration de concert avec les Juifs d’.frique, pour ouvrir aux.Vralies la péninsule (69^) ; quelques années plus tard, ils s’allient aux Arabes qui envahissent et conquièrent l’Espagne (7 1 1), et, en 85a, ils livrent Barcelone. En Fiance, ils accusent saint Césaire de vouloir remettre aux Francs et aux Burgondes Arles possédée alors par les Visigoths, et c’est un juif qui, de la part de ses coreligionnaires, offre aux assiégeants de les introduire dans la place (So^). A Toulouse dura jusqu’au xn’siècle l’usage de la colaphisalion : le vendredi saint, le sjndic de la communauté juive recevait un soufflet, sous les yeux dvi comte, en punition d’une trahison commise par les Juifs au proiit des musulmans. Les détails que fournit là-dessus la T7e tardive de saint Théodard, Acta sanctorum, 3’édit., Paris, 1866. maii, t. 1, p. 1^5-149, sont légendaires ; l’origine de la colaphisalion paraît certaine. Le même tisage existait à Béziers, sans doute pour le même motif. En 8/|5, la ville de Bordeaux fut livrée par les Juifs aux Normands. Eu 1009, quand on sut que les musulmans venaient de renverser, à Jérusalem, l’église du Saint-Sépulcre, la clameur populaire

imputa cette destruction aux Juifs, coupables d’avoir excité le calife Hakem contre les chrétiens : le pape Seroius IV, dans l’encyclique adressée à toute la chrétienté après cette catastrophe (authenticité douteuse), attribue cet acte impiis paganorum manibus, sans aucune allusion aux Juifs. Cf. J. Lair, dans la Bibliothèque de l’école des chartes, 4° série, Paris, 1857, t. III, p. 250.

12. De liOO à 1500. — L’accusation de pactiser sournoisement avec les Sarrasins reparait au cours des croisades. A la lin du xiii’siècle, c’est avec les Mongols qu’ils se seraient entendus contre les chrétiens de la Hongrie. Ils passent, avec les lépreux, pour avoir empoisonné les fontaines pendant les grandes pestes du commencement du xiv siècle, et ourdi, en Espagne, un complot au bénéfice du roi de Grenade et du sultan de Tunis. On a une lettre qu’ils auraient écrite au.1 prince des Sarrasins maître de l’Orient et de la Palestine », et celles qu’ils auraient reçues de Tunis et de Grenade. On possède aussi une lettre des « plus grands rabbins et satrapes de la loi juive « traçant, en n^Sg. de Constantinople, un programme de mainmise par tous les moyens sur la fortune, la vie et les consciences des lidéles ; elle a été publiée par J. db Medrano, La Siha euriosa, Paris, 1583, et par J. Bouis, La rovalle couronne des roys d’Arles, Avignon, 1641. L’authenticité de ces pièces a été jugée plus que suspecte. L’exemplaire adressé aux Juifs d’Arles est apocryphe ; celui qui s’adresse aux Juifs d’Espagne semble une fabrication espagnole du xvi’siècle, dont le but aurait été d’aggraver les mesures de rigueur prises contre les marranes après l’expulsion de 14g2, à moins que ce ne soit tout simplement un « pastiche agréablement tourné ». Cf. A. Moukl-Fatio, Les lettres des Juifs d’Arles et de Constantinople. dans la Revue des études juives. 1880, t. I, p. 301-304- Ce qui est, au contraire, établi, c’est que, dans cette Espagne où l’unité nationale se forma lentement, à travers tant d’obstacles, par une lutte sans lin contre l’islamisme, les Juifs lirent trop souvent cause commune avec l’ennemi. Ailleurs et, plus ou moins, partout où ils furent en nombre, les Juifs exercèrent une usure oppressive. Il sulht, pour le moment, de mentionner ce motif de plaintes.

13. De 1500 à nos jours. — L’usure a continué de rendre les Juifs impopulaires. T.à et là a été renouvelée l’accusation d’avoir trahi des chrétiens au proût des Turcs. En Espagne, les Juifs ont été un principe de décomposition nationale ; H. Grabtz le reconnaît quand il parle, frad., t. V, p. 22g, de ces pseudo-convertis ou marranes qui, sous le masque chrétien, ont entretenu dans leur cœur, avec un soin jaloux, la llamme sacrée de la religion paternelle et ont sapé les fondements de la puissante monarchie catholique ». L’antisémitisme de ces dernières années a dénoncé les Juifs comme un danger national pour les Etats où ils se sont implantés.

§ II. Lbs Jcips et l’Eglise

Les Juifs apparaissent, le long des âges, ce qu’ils ont été dès le commencement : les ennemis infatigables des disciples du Christ.

14. De 313 à 1100. — Les Juifs attentent à la vie des chrétiens et concourent aux persécutions dès qu’elles renaissent. « Les païens et les juifs ont lutté jadis les uns contre les autres, dira saint B.siLr : , Contra Sahell., Ilom., xxiv, i ; maintenant les uns et les autres luttent contre le christianisme. 1. En Palestine, le comte Joseph manque périr des brutalités des Juifs qui l’ont surpris à lire l’Evangile. Ils collaborent joyeusement avec Julien l’apostat. Julien. 1665

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qui les méprise, soucieux de les jrajjner, se recommande à leurs prières, car, il connaissait, observe SozoMiîNF, //. E., V, xxii, leur hostilité impitoyable envers les chrétiens. Cf. saint Grégoirb de Xazianze, Orat. //" contra Julian., in ; SocnATB, H. E., III, xvii. On sait la piteuse issue de la tentative de reconstruction du temple de Jérusalem décidée pour démentir les prophéties. Les Juifs, du moins, usèrent des pires violences contre les lidèles et brillèrent des églises. En Perse, la persécution de Sapor est fomentée par les Juifs, « ces perpétuels ennemis des chrétiens, qu’on retrouve toujours dans les temps d’orage, constants dans leur haine implacable et ne reculant devant aucune accusation calomnieuse « , disent les actes de saint Siméon-bar-Sabàé, patriarche de Séleucie {— 34 1)- écrits par Marocta, évêque de Maipherkat, qui vivait à la lin du tv" siècle. Les actes de sainte Tarbo et de sa sœur portent que, la reine de Perse étant tombée malade, les Juifs, ces

« éternels ennemis de la croix », lui persuadèrent que

les deux chrétiennes, pour venger la mort de leur frère Siméon, avaient procuré cette maladie par leurs recettes magiques. Enlin, ils aidèrent à la destruction des églises. A Siugara, aujourd’hui Sindjar (près de Mossoul), en 890, le petit Abdu’l Masicli, qui s’était converti au christianisme, fut égorgé par son père. En 415, à Immeslar (Syrie), les Juifs crueilient un enfant chrétien ; de là, entre juifs et chrétiens, des collisions sanglantes. En Saj. dans le royaume des llimyarites (Homériles), le roi Dhou-Noxvas, juif de religion, déchaîne une persécution meurtrière. Les auteurs de cette persécution sont bien des Juifs, et non des ariens, " cf. la bibliographie donnée par Dom H. Leclerco, Les martyrs. Paris, igoS, t. IV, p. cm. A Antioche, en 608, les Juifs se précipitèrent un jour sur les chrétiens, « en tuèrent un grand nombre et brillèrent les cadavres. Ils s’acharnèrent surtout, dit Grabtz, trad., t. III. p. aSS, contre le patriarche .

astase [II], nommé le Sinaïte, lui inlligèrent les plus cruels traitements et le traînèrent à travers les rues avant de lui donner la mort 0. Saint Anastase est honoré le 21 décembre, et son nom est inscrit au martyrologe romain. Dans la Palestine, tombée au pouvt>ir des Perses (61 4), les Juifs massacrent les chrétiens par milliers, incendient les églises et les couvents. Quand l’empereur Héraclius a repris la Palestine, il interroge Benjamin de Tîbériade, l’organisateur du mouvement, sur la cause de sa fureur contre les chrétiens : Parce qu’ils sont les ennemis de ma foi », répond Benjamin.

Des textes de valeur médiocre ou nulle indiquent à tout le moins l’impression produite par les procédés habituels des Juifs. C’est le cas de la légende de l’enfant juif qui reçut l’eucharistie avec des enfants chrétiens et qui, jeté par son père, lequel était verrier, dans une fournaise, fut respecté par les flammes. E. Woltrr. D’tf Légende yon Judenknaien, dissertatio i>iaH » Hra/is, Halle, 18-9, cite trente textes grecs, latins, français, espagnols, allemands, arabes, éthiopien, qui contiennent ce récit. Légendaires également les actes de saint Mantius, esclave de Juifs dans le Portugal, tué en haine de la foi, an v’ou vi « siècle, et honoré le 21 mai. Cf. Acta sanctoriim, 3° édit., Paris. 186.t, maii, t. V, p. 31-36. Sur le moine Eustratius, vendu à un juif de la Chersonèse, et qui, ne roulant pas apostasier, fut cruciûé par son maître, en loio (il est honoré le 29 mars), cf. J. Marti-Mov, Annus ercles. græco-slaius. dans les Acta s.inctoritm. Paris. 1^64, oclob., t. XI. p. 99.

Sans aller jusqu’à l’efTusion du sang, les Juifs ont encore diverses manières de molester les chrétiens. Ils maltraitent les Juifs qui ont embrassé le christianisme. Ils prêtent main-forte aux ennemis de la foi

ToQie II.

orthodoxe. Entre l’arianisme et le judaïsme il y avait des idées communes, et, au rapport de saint Basile, De Spiritu Sancto, xxix, 77, plusieurs, las lies subtilités de l’arianisme et s’inspirant de ses principes, retournèrent à la Sj’nagogue. Mais c’était assez que l’arianisme battit en brèche l’Eglise pour lui assurer les sympathies juives. Il faut lire VApologia contra arianos de saint.Vtiianasb pour savoir jusqu’où descendirent les Juifs unis aux païens, ces autres alliés de l’arianisme. Les invasions des barbares ont multiplié les guerres et amené, notamment dans les Gaules, une recrudescence de l’esclavage. Les Juifs achètent des esclaves chrétiens qu’ils revendent à des étrangers, païens ou musulmans. Cf. P..^LLARo, article Escl.avage, t. I, col. 1.’, 87-1 488. Agobard parle. De insolentia Jiidaioruni, vi, d’un enfant volé par des Juifs et vendu en Espagne. Les Juifs pèsent de leur liaine sur les petites gens qu’il est facile d’opprimer. La législation impériale se propose de remédier au mal. Les lois portées contre les Juifs ne le sont pas au hasard ni contre des crimes chimériques ; les excès dont il s’agit sont prévus parce qu’ils ont existé déjà. Comme il est révélateur, par exemple, ce trait d’une constitution de Théodose II interdisant aux Juifs les fonctions publiques : nec carcerali præsint custodiæ ne christiani, ut fieri solet, nonnunqnnm obtrusi cttstodum odiis alterunt carcerem patiantur !

13. De 1100 à 1789. — A mesure que le christianisme étend son empire, les méfaits des Juifs se raréfient ; il est par trop imprudent de s’j' risquer. Mais la haine juive ne désarme pas totalement. Depone ergo magnitudinem odii et iracundiae, dit Rlpert de Deutz, Annuliis si’ie dialogiis inter christiamim et jiidæiim, 1. II, P. /.., t. CLXX, col. 588, au juif du XII’siècle. Là où les Juifs arrivent, par la protection intéressée des rois et en dépit des canons des conciles, à dominer la situation, leur morgue n’a pas de bornes. Plusieurs rois de Castille confièrent à des Juifs la ferme des impôts et eurent des Juifs pour trésoriers ou ministres des finances. D’après T. Rki-NACH, Histoire des Israélites, p. 169-170, si quelques-uns de ces personnages « employèrent noblement leurs richesses, d’autres excitèrent l’envie par un déploiement de faste choquant, et mirent leur influence au service de l’intolérance des rabbins ». Nous verrons les détails de la législation de l’Eglise pour les empêcher de nuire ; elle s’efforce de prévenir des abus multiformes et jusqu’à des attentats à la vie des fidèles. Cf. Innocent III, Epist., Vil, cr.xxxvi, P. I.., t. CCXV, col. 503. Judæi… nos admodum inquiétant, dit Ebrard de Béthune, Antihæresis, i.xji ,

Bihliotheca Patrum, 4° édit., Paris, 1624, t. iv’, col. 1179. Ils entrent dans le complot qui aboutit à l’assassinat de saint Pierre Arbues, grand inquisiteur d’.ragon (1485). Ils tracassent leurs coreligionnaires passés au christianisme et leur dressent des embûches. Le si curieux opuscule De sua comersione de Judas de Cologne, devenu, après son baptême, le prémontré Hbrmann, en offre un exemple caractéristi (pie, X, XIV, XV, XIX. Ils ne réussirent pas à se débarrasser d’IIermann ; ils n’auraient pas toujours échoué dans une entreprise pareille, si l’on pouvait se fier à des témoignages qui paraissent moins siirs. La question du meurtre rituel sera examinée plus loin.

16. De 1789 à nos jours. — A. Le judéo-maçonnisme. — Les temps « nouveaux » ont permis aux Juifs de reprendre, dans des conditions plus propices, leur liostilité contre les chrétiens. On a soutenu qu’ils auraient été, par la franc-maçonnerie, les principaux ouvriers de la Révolution française ; le travail de démolition qu’elle accomplit serait l’aboutissant d’une conspiration séculaire, ourdie par des

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sectes qui se sont fondues dans la maçonnerie et qui auraient eu les Juifs pour inspirateurs et pour maîtres. A. Barruel, iVémoires pour servir à l’Itistoire du jacobinisme, Londres, 1796, le premier, a exposé cette idée, (^rayant la voie à une légion d’écrivains, parmi lesquels il sutlira de citer J. Crk-TiNEAU-JoLY, L’EgUse romaine devant la Révolution, Paris, 1863 ; Dbschamps, Les sociétés secrètes et la société, édit. C. Jannet, Paris, 1883. Il y a plus : on a dit qu’  « un centre de commandement et de direction a toujours existé chez les Juifs depuis leur dispersion générale jusqu’à nos jours ; que cette dii-ection se trouve aux mains de princes occultes, dont la succession se perpétue régulièrement, et qu’ainsi la nation juive a toujours été conduite comme une immense société secrète qui donne à son tour l’impulsion aux autres sociétés secrètes ». Esquissée partiellement par GoUGUENOT DES MoussEAUX, Le Juif, le judaïsme et la judaisation des peuples chrétiens, p. xxxi, SSO-bS^, cette thèse a été développée par E.-A. Chabauty, Les Juifs nos maîtres, Paris, 1882, et, à sa suite, par E. Drumont, dans La France juive, et par Gopin-Al-BANCELLi, Le drame maçonnique. La conjuration juive contre le monde chrétien, 12’édit., Paris, 1909.

Sous cette dernière forme, la tlièse manque d’une base historique ferme. « Il ne saurait être question de princes qui auraient commandé et dirigé tout le corps de la nation dispersée et dont la succession régulière, quoique cachée, se serait perpétuée. Le titre de princes de la captivité que prirent, après la dispersion générale, les chefs des Juifs en Orient…, a été plus liclif que réel, et absolument nul comme centre d’autorité sur tous les Juifs de la dispersion. » J. Lkmann, L’entrée des Israélites dans la société française et tes Etats chrétiens, 6 « édit., Paris, 1886, |). 342. Jusqu’au xviii= siècle, entre le judaïsme et les sociétés secrètes « il n’y a pas eu d’alliance proprement dite, mais seulement des allinités » provenant de la haine, et « des liaisons indécises ou passagères, des emprunts faits par certaines sociétés secrètes à la cabbale », p. 344- Mais ce qui est exact, c’est que, au xviii’siècle, les dilTérentes sociétés secrètes opérèrent leur concentration dans la franc-maçonnerie et furent, pour une part importante, dans le branle-bas de la Révolution française ; ce qui est prouvé, d’une manière à peu près certaine, c’est l’admission ollicielle du judaïsme dans la franc-maçonnerie, au couvent de Willemsbad (1781). Cf. Lkmann, p. 351-353.

B. Les Juifs et V antichristianisme révolutionnaire.

— Pendant la Révolution française, les Juifs jouèrent un rôle marquant, vu lem- petit nombre. Ils furent de ceux qui organisèrent le pillage des églises et des biens des émigrés. Au xix= siècle, ils ont secondé de leurs elTorts cette même Révolution, devenant de française européenne. Ils y étaient directement intéressés ; en travaillant pour elle, ils préparaient leur émancipation inaugurée en France et qui devait suivre, dans sa marche, la fortune des principes de 178g. <i Leurs banquiers, leurs industriels, leurs poètes, leurs écrivains, leurs tribuns, unis par des idées bien différentes d’ailleurs, concoururent au même but… Dans cette universelle agitation qui secoua l’Europe jusqu’après iS’|8…, les Juifs furent parmi les plus actifs, les plus infatigables propagandistes. On les trouve mêlés au mouvement de la jeune Allemagne ; ils furent en nombre dans les sociétés secrètes qui formèrent l’armée combattante révolutionnaire, dans les loges maçonniques, dans les groupes de la charbonnerie, dans la Haiileventc romaine. partout, en France, en.llemagne.en Suisse, en.ulriclie, en Italie », lî. Lazare, /.’antisémitisme, p. 3l2-3’|3.

Tout ne fut pas mauvais dans ce mouvement pour

la liberté. La lutte menée par le juif Daniel Manin pour arracher Venise à l’Autriche, celle que dirigea le juif Lubliner eu Pologne, par exemple, étaient légitimes. Mais, alors même que la tin poursuivie était louable, les moyens ne l’étaient pas toujours ; des éléments troubles et pervers apparurent qui gâtèrent les meilleures causes. Et trop souvent les grands mots que la Révolution avait inscrits sur son programme servirent à couvrir tout simplement la guerre au christianisme. Toutes les mesures d’oppression contre les catholiques ne sont pas dues à l’initiative des Juifs ; des Juifs les ont provoquées plus d’une fois, et rares sont les Juifs qui n’y ont pas applaudi. B. Lazare le reconnaît sans détour, p. 360 :

« Le Juif a été certainement anticlérical ; il a poussé

au Kulturkampf en Allemagne, il a approuvé les lois Ferry en F’rance… A ce point de vue, il est juste de dire que les Juifs libéraux ont déchristianisé, ou du moins qu’ils ont été les alliés de ceux qui poussèrent à la déchristianisation. Cf. G. Valbert (Cherbuliez), Laquestion des Juifs en Allemagne, danslaL Revue des Deux Mondes, i^’mars 1880, p. 213. B. Lazare écrivait en 189/5 ; dans tous les épisodes de la persécution qui a suivi et qui hélas 1 continue, on retrouve les Juifs. L’affaire Dreyfus est trop proche de nous pour qu’il soit besoin de noter sa répercussion sur la politique antireligieuse. A. Leroy-Beaulieu, si bienveillant pour les Juifs, avoue. Les doctrines de haine, Paris {1902), p. 88, que a c’est là un grief sérieux, auquel ne restent insensibles ni le chrétien qui a le désir de conserver la foi chrétienne, ni le politique qui croit qu’un peuple ne saurait se passer impunément de toute espérance religieuse. Entre tous les griefs agités aujourd’hui par l’antisémitisme, c’est un de ceux que les Juifs auraient le plus d’intérêt à écarter, comme un de ceux qui leur valent le plus d’aversion ou le plus de défiance, jusque parmi les gens les moins hostiles. Les Juifs qui ne le comprennent point, ceux qui, pour repousser les agressions des antisémites, se font les propagateurs de l’anticléricalisme, font fausse route ; ils fournissent des aliments et des arguments à l’antisémitisme «.

BiBLtoGRAPniB. — J. Bartolocci, Bihliotheca magna rabbinica, Uome, 1683, t. III, p. 699-73 1 ; L. Rupert, L’Eglise et la Synagogue, Paris, 1869, p. 92-264 (les listes de faits dressées par Bartolocci et par llupertsont peu critiques) ; les ouvrages cités dans les pages précédentes.

III. — La polémique antichrétienne

§ I. IjCs écrits. S II. L’apologétique juive. § lll. Les conversions. S IV. /.es attaques contre le christianisme et le ton de la polémique.

§ I. Les écrits

17. De 313 à 1100. — Nous traiterons ultérieurement des controverses orales entre les Juifs et les chrétiens, et du Talmud.dont la rédaction fut terminée au VI" siècle. La polémique antichrétienne écrite a pour auteurs des Juifs d’origine et des chrétiens qui ont embrassé le judaïsme. Citons, parmi ces derniers, un évéque de l’Asie ou de la Syrie, si tant est <iu’il faille admettre l’authcncilé d’une lettre que ScHi.osiiBRc. a publiée en arabe. Vienne, 1880, et dans une traduction libre sous ce titre : Controverse d’un évéque, lettre adressée à un de ses collègues vers l’an 5l’i, Versailles, 1888. BonoN, diacre du palais de Louis le Débonnaire, devenu juif et fixé, au milieu (les.Sarrasins, à Saragosse, où il épousa une juive (839), échangea une correspondance avec Paul Alvare de Cordoue : nous possédons des fragments de trois 1669

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de ses lettres, P. L., t. CXXI, col. 483, /igi-^ga. 512513. Vkcki.inu9, chapelain du duc Conrad, éjjalenienl gagné au judaiânie (ioo5), publia une lettre pourjustilier sa désertion. Cf. Albkht, moine de Saint-Syniphorien de Metz, De diversitute leniporuni, II, xxiv, P. L., t. CXL, coi. 485. Parmi les Juifs d’origine, la polémique écrite est presque toute dans les commentaires de la Bible. Saaiha i>i : n Joseph, gaùn de Sora, combattit, dans son Traite des croyances et opiniuiis (g3â)i en même temps que le scepticisme juif, les arguments invoqués contre le judaïsme par les clirétiens et les musulmans. Le A’ozri, publié en arabe par le poète juif espagnol Jdda Haliîvi (-{ ii^ô), et bientôt après en hébreu par Juda ben ïibuon, puis, en latin, par J. Buxtorf le lils, Bàle, 1660, est donné comme une discussion qui eut lieu devant le roi des Khazares, Boulan, probablement au vm’siècle ; Isaac Sangari aurait si bien plaidé la cause juive contre un ecclésiastique byzantin et un docteur musulman que Boulan et, par lui, les Khazares auraient adopté le judaïsme. En réalité, le Kozri a. été forgé de toutes pièces par Halévi, et l’existence de ce royaume juif des Khazares est douteuse.

La production la plus signilicative de la polémique anlichrétienne fut le petit livre intitulé Tuledot Jcsii ou Vie de Jésus, publié pour la première fois par J.-C. Wagejîseil, dans ses Tela ignea Stitanae, Altdorf, 1681. Il n’a pas été composé au i" siècle, ni au iv’, ni même peut-être antérieurement au ix°. 1. Lobb, Revue de l’histoire des religions, Paris, 1888, t. xvii, p. 3 17, dit qu’  « Agobard le connaissait certainement ». Ce n’est pas siir. Agobard, De judaicis superstitionibus, ix-x, et, après lui, Amolon, Contra Judæos, X, XXXIX, XL, exposent diverses abominations qui se lisent dans le Toledot Jesu, mais non pas telles quelles, et ils se réfèrent à des discours, non à un écrit : Agobard aflirme, ix, qu’il avance ce qu’il sait très bien, qui quotidie pêne cum eis loquentes mysteria erroris ipsorum audimus. Le Toledot Jesu semble avoir été un recueil de récits, traditionnels. I. Loeb, loc. cit., note 2, indique au moins quatre rédactions, avec des variantes ; l’une est une traduction française du conmiencement du xV siècle. La rédaction en hébreu, qui est la plus ancienne, est peut-être du xie siècle.

18. De IIÛO à 1500. — La période glorieuse de la littérature juive va de Hasdaï ibn Schaproiit (giô-g-o), trésorier et médecin du calife AbderRahman III, de Cordoue, en passant par Salomo.n ibn GABinoi., r.vicEBRON des scolastiques (1020-1071), et par le poète Juda Halkvi (i 086-11 46), à Moïse ben ÂIaïmon ou Maïmonidb (1135-iio4) ; en France, brille le grand nom de R. Salomon Isaki, plus connu sous l’abréviation de Raschi (io^o-i io5), qui fonde l’école de Troyes. Les Juifs influèrent sur la scolastique par leurs traductions et par les écrits d’Avicebron et de Maïmonide. cf. L.-G. LÉvv, Muimonide. Paris, 191 1, p. a61-26y, et sur les travaux scripturaires des chrétiens, par exemple sur la copie de la Vulgate que fit faire, en 1109, l’abbé Etienne de Citeaux, cf. D. Kaufman.v, fievue des études juives, Paris, 1889, t. XVIII, p. 131-133. Quelle que soit scm exagération, cette formule de Rknan, Iltstoire littéraire de la France, Varis, 1877. t. XXVll. p. 434 : <’Raschi et les tosaphistes firent Nicolas de Lire ; Nicolas de Lire fil Luther », contient une part de vérité. De façon plus directe, les Juifs utilisèrent, pour la polémique anlichrétienne, leurs commentaires de la Bible. A. Neuh.ukr a publié un gros volume de |)olémiques juives sur le chap. lui d’Isaïe, Tlie /iflr tliird cluipter of Isaiuli, Oxford, 1876, et Fhaidl un autre sur les semaines de Daniel, Die Exégèse der siehzig U’nchen Daniels in der alten und mittleren Zeit, Graz, 1883.

Un des commentateurs les plus hostiles au christianisme futlsAAG BK.N Juda Abhav, vnki.(-{- 1008), surtout dans ses commentaires sur Daniel. Parmi les rabbins français du nord, Josei-h Kaua et Samuel bkn Mkih, dans la première moitié du xii’siècle, et Joskpii Beciior Scuor, à la fin du xii » siècle et au commencement du xiu°, relèvent les arguments des polémistes chrétiens.

En dehors des exégètes, Juda Halévi (-j- 11 46), outre le Kusri susmentionné, écrit les Sionides, le chef-d’œuvre de la poésie néo-hél>raïque, où il émet ses idées sur la valeur comparative des religions juive, chrétienne et musulmane. Maïmo.vidb s’exprime aussi, plus ou moins ouvertement, sur le christianisme, en particulier dans les chapitres du Guide des égarés et dans ceux du Mischné Thora qu’il consacre à la prophétie, et dans son Epiire au Yémen sur la religion d’Israël et sur le messianisme.

Les premiers traités de polémique écrits par des Juifs le furent dans le midi de la France, vers le milieu du xii= siècle ; ce sont le Livre de l’alliance, en forme de dialogue, de Joseph ben Isaac Kimhi, venu d’Espagne et demeurant à Narbonne (authenticité discutée) ; la Guerre du Seigneur, également dialoguée, de Jacob ben Ruben, composée en 1170. Viennent ensuite, toujours dans le midi de la France, au xiii « siècle, la Guerre sainte, de Méir ben Simon ; l’Enseignement des disciples ou Aiguillon pour les élèves, de R. Jacob lils d’AuBA Mari fils de Simson fils d’ANATOLio, désigné dans les manuscrits sous le nom de Jacob Antoli ou Anatolio ; le Confirmateur de la foi de Mardociikb ben Jehosafa (ou ben Joseph, si c’est un seul et même personnage) ; au xiv siècle, l’écrit de Moïse de Narbonne contre Alphonse de Valladolid, et, au xv*, d’IsAAc Nathan iien Kalon ymos, de Provence, la Béfutation du trompeur (Jérôme de Sainte-Foi) et une Concordance de la Hible, indiquant le sens des mots et des versets et visant à permettre à chaque juif de répondre aux objections des chrétiens. Dans le nord de la France, R. Yehikl, de Paris, publia une rédaction de sa controverse avec le juif converti Nicolas Donin (imprimée en partie par Wagrnseil, Tela ignea Satanae, et, en entier, sous le titre de Vihhnah liahhenu Yeliiel mi-Paris on Controverse de Rablii Yehiel de Paris. Thorn. 1873) ; vers la fin du xiii’siècle, Joseph l’Ofiicial ou le Zklatbur rédigea les Vi’ej^on.fes aux infidèles, recueil de controverses soutenues par des rabbins français contre des catholiques. Cet ouvrage a dû servir de modèle et de source au.Xizzaction (controverse ou victoire) vêtus, publié par Wagenseil. Le Aizzachon de LipMAN de Muhlliausen, rédigé après 1899. en Allemagne, et édité à Nuremberg, en 1644, en est une forme modifiée et élargie. La polémicpie anlichrétienne fleurit surtout en Espagne. H. Moïse den Nahman ou Naumanide, de Girone, soutint une discussion orale avec le juif converti Paul Ciiristiani (1263) et en publia un compte rendu (édité en latin par Wagenseil) où naturellement il s’attribuait la victoire. Salomon bkn.dret, de Barcelone (-j- 1310) vise peut-être, dans certaines parties de sa polémique, Paul Chrisliani. Moïse Cohen, de Tordesillas, rabbin d’Avila. dans cSoutien de la /’oi (1374), et Skmtob ben Isaac Saprut, de Tudèle, dans sa Pierre de touche, s’inspirent de Jacob ben Ruben. Contre Alphonse de Valladolid, juif converti, Isaac PuLGAR écrit, vers 1336, la lettre des blasphèmes. Hasdaï Crescas défend le judaïsme dans la Ruine des principes chrétiens, vers iSgG ; l’original espagnol a disparu, mais on a la tradnclion hébraïque de Joseph ibn ScHHMTOB.DumêmeSchcmtob (]- 1460) les Objections contre la religion de Jésus sont d’un 1671

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style mordant. Isaac den Moïse, plus connu sous les noms de Puoi-iat Uuran et d’Eroui, baptisé (13gi) puis retourné au judaïsme, lança une satire virulente contre les Juifs baptisés ; de lui est probablement la Confusion des nations. Après la conversion de Paul DE Sainte-Marie, de Burgos, appelé antérieurement Saloiion Halévi (13gi), un de ses disciples, Josuii BEN Joseph de Lorca, lui écrivit une lettre oii, sous prétexte d’exposer simplement ses doutes, il attaqua les dogmes chrétiens. On s’est demandé si ce personnage doit être identilié avec JosuÉ Lorca qui embrassa le christianisme, prit le nom de Jérôme de Sainte-I’oi, défendit contre les rabbins la cause catliolique au colloque deTorlose (ilii’i-iltil)) et publia le Traclatus contra perfidiam Judacorum que nous retrouverons. La question est pendante. Deux des champions du judaïsme à Tortose publièrent, l’un, Vidal Bbnve-NisTB iiiN Labi, le Saint des saints contre Jérôme de Sainte-Foi, l’autre, Joseph Albo, une controverse (en langue espagnole) soutenue contre un haut dignitaire de l’Eglise, et ses fameux Fondements ou Principes où la polémique antichrélienne reparait sous une forme moins accentuée. Hayim ben Juda ibnMusa (+ vers 1450) écrivit Bouclier et lance contre Nicolas de Lire. Un autre juif originaire d’Espagne, mais qui était allé se fixer en Algérie, après 1871, Simon BRN Cémah Duran avait écrit.4rc et hoaclier, et son lils Salomon Duran la Guerre de la loi (contre Jérôme de Sainte-Foi). En Italie, deux polémistes méritent une mention : Salomon ben MoïsB BEN Jekuthiel, à Rome, et Moïse ben Salomon, à Salprne (lin du xiii" siècle).

Restent des écrits attaquant la foi chrétienne ou indirectement, par la manièie dont les croyances juives sont exposées, ou par des allusions directes et des fragments de polémiques : ce sont des midraschim, par exemple, ou ce Zohar, le plus célèbre des livres cabbalistiques, édité par Moïse de Léon (-J- 1305) comme l’oeuvre du docteur tannaïte Siméon ben Yokhai (lin du 11’siècle), mais probablement composé par Moïse lui-même avec îles éléments de date etd’origine iliverses. Et il y a, avec le ïalraud, des ouvrages dont les titres parvinrent, bien ou mal, à la connaissance des chrétiens. Benoît Xlll (Pierre de Luna) condamna le Talinud, et, en même temps, libelluin illum qui apud cos Mur Mur Jesu nominatur, quique in contumelinm Redemploris nostri affirmatur compositus, elquemc unique libruni, hrei’iarium seu scripturam, matedictionem, vituperia seu contumelias contra Sulvatorem noslrum Christum Jesum, sacratissiniam Virginem ejus matrem, aliquem sanctoram, seu contra /idem catholicam, ecclesiastica sacranienta, sacra vasa, lihros vel alia ecclesiastica nrnamenta seu ministeria, aut contra christianos q’ioslihet continentes, bulle Etsi doctoris geniium (3 mai 1415)> dans Bartolocci, liihliotheca magna ralliinica, t. III, p. 73^. Enfin le Toledot Jesu a une diffusion scandaleuse.

19. De l : ’, Ol) à 1789- — l. Lokb, Hevue de l’histoire des religions, Paris, 1 888, t. XVIII, p. 1 55, mentionne, parmi les polémistes juifs k les plus remarquables de cette période, Isaac Orobio de Castro, Saïjl Lrvi Mortera, Elie Montalto, Abuaham ("iEr, et l’auteur du Danielillo », édité à Bruxelles, en 1868, et rattache à ces écrits les apologies d’.BOAB cl de Samuel UsQUE. Ajoutons Salomon ibn Vkrc.a, <|ui achève la Verge de Jacoh au commencement du xvi" siècle, et le caraïte Isaac ben Abraham Troki ([- vers 15g4), originaire <le Trok, près de Vilna, auteur de L’affermissement de lu foi, livre i>cu original, dont les arguments sont empruntés à des écrivains judéoespagnols, mais qui a été traduit en espagnol, en latin, en allemand et en français ; reproduit par

Wagenseil dans ses Tela ignea Satanae, il fut réfuté par lui et par divers controversistes chrétiens. S. Khauss, Hevue des études juives, Paris, 1904, t. XLVII, p. 82-ij3, a étudié un ouvrage satirique de JoNA Raha, qui vivait à Casale, vers le milieu du xvi° siècle. J. Bergmann, Hevue des éludes juives, Paris, igoo, t. XL, p. 188-ao5, a fait connaître deux polémistes juifs italiens, Elie de Genazzano (dernier quart du xv’siècle) et nn anonyme (iGi^). Au xviii* siècle, polémiquent David Nieto (J-i^aS), né à Venise, rabbin à Londres ; Juda Léon Bribli ("j- vers 1722), rabbin à Manloue, et Moïse Mendelssohn (-{- 1786), la gloire du judaïsme moderne, qui, provoqué maladroitement par Lavaterà réfuter des arguments en faveur du christianisme ou à devenir chrétien, défendit « la religion méprisée des Juifs)) et déclara considérer le christianisme comme une erreur.

Il se rencontra, pour combattre le christianisme, mais non au profit d’Israël, deux écrivains d’origine juive : Ubikl da Cosia et Spinoza. Uriel da Costa, descendant de marranes, vint à Amstenlam, où il adhéra au judaïsme, attaqua le rabbinisnie, et, deux fois excommunie, déchargea un pistolet sur un parent qu’il croyait l’instigateur de la persécution qui le poursuivait, et se donna la mort (1640) ; il laissait une autobiographie, intitulée Spécimen d’une vie humaine, qui était une vive diatribe contre les Juifs et contre toute religion révélée. Baruch Spinoza, également excommunié par la synagogue d’Anistei’dam (1656), cf. T. de Wyzewa, La jeunesse de Spinoza, dans la Hevue des Deux Mondes, 15 mars 191 1, p. 449-4C0, se détacha du judaïsme extérieurement, mais il resta essentiellement juif. La pensée de Spinoza prit sa source dans le judaïsme même, surtout dans la cabbale, autant et plus que dans la philosophie cartésienne ; il ne faut pas hésiter à reconnaître que certains principes de VEthique constituent « un acte d’hostilité formelle contre le christianisme, un déli lancé [)ar un révolté juif au xvii= siècle croyant », et que Spinoza tranche « dans un sens juif les grands problèmes que l’homme se pose de toute éternité)j, M. Muret, L’esprit juif, 2° édit., Paris, 1901, p. 86.92.

Pour apprécier <i le rôle idéologi([ue du Juif » à partir du xvi= siècle, n’y aurait-il pas lieu de tenir compte de ce que Montaigne, ce « demi-juif » — sa mère,.Vntoinette de Louppes ou Lopez, était d’une famille de marranes de Bordeaux — doit de son sce])licisme et de son incrédulité relative à l’atavisme juif, cf. B. Lazare, L’antisémitisme, p. 335 ; E. Dnu-Mo. NT, La France juive, t. I, p. 225-326, et, d’autre pari, de l’influence de Monlaigne sur les destinées de l’anticléricalisme’.' Cf. E. Fagukt, L’anticléricalisme, Paris, 1906. p. 8-9, 53, 58-60.

Enfin, au xvii" siècle, les Wagenseil, les Bartolocci, les WoLF, etc., étudièrent ces vieux livres de polémique héhraïque. « ceux qui attaquaient la Trinité, l’Incarnation, tous les dogmes et tous les symboles, avec l’àpielé judaïque et la subtilité que possédèrent ces incomparables logiciens que forma le Talmud. Non seulement ils publièrent les traités dogmatiques et critiques, les.V/ ;  : a(/io ;  ; et les Chizuh Emuna l’affermissement de la foi de Troki], mais encore ils traduisirent les libelles blasphématoires, les Vies de Jésus, comme le Toledot Jesu, et le xviri’siècle répéta sur Jésus et sur la Vierge les fables et les légendes irrespectueuses des pharisiens du 11= siècle, qu’on retrouve à la fois dans Voltaire et dans Parny, et dont Pironie rationaliste, acre et positive, revit dans Heine, dans Boerne et dans d’israëli », dit B. Lazare, L’antisémitisme, p. 337. Sous cette forme indirecte, la littérature juive étendit son action autichrétienne.

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50. De 1189 à nos jours. — Les juifs, libres entin d’cciire ce qu’ils veulent, en prolitent larj ; cnicnt. Le type des anciens ouvrages de polémifiue anliclirétienne se perd à peu pi’ès. En revanche, une vaste litti rature aux formes multiples : enseignement religieux, apologétique, exégèse, histoire, belles-lettres, volumes, revues, journaux, etc., s’occupe du christianisme pour le conibatlrc. Deux catégories de livres mérileut une mention spéciale : ceux du judaïsme libéral, que nous retrouverons tout à l’heure, et ceux des littérateurs d’origine juive, poètes, dramaturges, romanciers, critiques littéraires, journalistes, etc., souvent areligieux et semblant ne pas plus appartenir à la religion juive qu’à la religion chrétienne, mais adversaires ardents du christianisme. Le plus illustre est H. Heine. Au-dessous de lui se placent

— pour nous en tenir à ceux qu’a étudiés M. Muhkt, L’esprit juif, ! ’édit.. Taris, igoi — le danoisG. ISran-Df : s, et, beaucoup plus bas, le hongrois Max Nordau (pseudonyme de Max Simon Suedi-eld). On peut leur adjoindre, parmi les sociologues, Kakl Maux, également étudié par.M..Muret, et, parmi les criminalisles, l’italien C. Lombroso.

§ II. l’apologbtii.(Uk juive

51. lie 313 à 1 100. — L’apologétique juive nous est connue par les polémistes chrétiens plus que par les Juifs. Les apologistes juifs se cramponnaient à la Loi mosaïque et à ses oliservances, qu’ils déclaraient intangibles. Ils niaient la divinité du Christ comme contraire à l’unité divine, et alléguaient les souffrances et la mort de Jésus pour prouver qu’il n’est pas le Messie. Ils avaient raison quand ils se refusaient à reconnaître la Trinité dans des textes de l’Ecriture que des chrétiens à tort jugeaient probants. Encore convient-il de considérer que les arguments des chrétiens, même quand ils étaient mal choisis,

« avaient une certaine force contre les rabbins », 

car c’est la méthode même des rabbins : « tirer de la moindre particularité du texte des conclusioiis dogmatiques », Lagrangb, Le messiaîiisme cliezles Jui/s, p. 296. Et ce fut un expédient malencontreux que celui auquel les Juifs eurent recours pour se dérober à une argumentation établie selon leur système : ils admirent, auprès de Dieu, une grande créature, le Metralôn. Pour éluder la force des textes relatifs aux souffrances du Messie, ils imaginèrent, non moins arbitrairement, peut-être dès le temps d’Adrien, l’cxisteace de deux Messies : l’un, de la race de David, né au moment de la destruction du temple, et maintenant enchaîné, couvert de blessures, viendra, à la fin, rassembler les Juifs de la captivité ; l’autre, de la tribu d’Ephraïm, sera tué dans la guerre contre Gog et Magog.

SS- L>e 1100 à 1500. — Les lieux communs de l’apologétique juive : unité de Dieu, indéfectibilité de la Loi, caractères de la venue du Messie, sont repris au moyen âge. L’attaque grossière contre la conception virginale de Jésus, pou exploitée dans l’ancienne polémique, est développée fréquemment. Il y a des infiltrations chrétiennes dans la pensée juive, par exemple la théorie du salut de lame et de la nécessité de la foi et des observances qu’exposent les Fondements de Joseph Aliso. D’autre part, le rationalisme s’insinue, grâce à MAÏMONinK. « Comment est-il possible qu’un docteur, en api)arencetrès fidèle ou judaïsme, qui passa la moitié de sa vie, comme tous les docteurs ses coreligionnaires, à commenter la Loi et le Talmud, se soit fait en même temps l’adepte et le propagateur d’une philosophie dont la base était l’éternité du monde, la négation de la création, à plus forte raison de la révélation, du

prophétisme, du miracle ? Nous ne nous chargeons pas de l’expliquer », dit Renan, Histoire littéraire de la France, t. XXVIl, p. 04 ; -6/18. « Il semble que la pensée de Maïmonide resta toujours contradictoire, queMaïmonide théologien et Maïmonide philosophe lurent deux personnes étrangères l’une à l’autre et qui ne se mirent jamais d’accord. La distinction de la II vérité théologique » et de la « vérité philosophique », qui devait plus tard devenir l’essence même de l’averroïsme italien, paraît avoir été en germe dans l’esprit du fondateur du rationalisme ». Le rationalisme séduisit surtout les rabbins du midi de la t’rance. A force d’user de l’interprétation allégorique, on aboutit à chasser le surnaUircl de la Bible. LÉvi uen Gkrso.n, dit Gehsonidk (-j- vers 1315), poussa la hardiesse à ses dernières limites, dans SCS Combats du ^’e/gneur qui furent appelés Combats contre le Seigneur. Sur la question du Messie, les Juifs se montrèrent hésitants ; les espérances messianiques déçues, tant de faux Messies se succédant le long des siècles, le grand coup de la mine de Jérusalem et du temple, et, en conséquence, l’impossibilité de pratiijuer la Loi, tout cela troublait les esprits. L’idée même du Messie subit une éclipse.

53. fie I’jOO à ils’.). — Le fond change peu. Dans l’ensemble, l’apologétique n’est pas en progrès. La question du Messie est toujours au premier plan des préoccupations. Les Juifs sont gênés par l’argument qui vise à établir que, d’après les rabbins, le monde ne doit durer que six mille ans et que les termes assignés pour l’arrivée du Messie sont échus. Ils protestent que. les prophéties messianicpies n’ayant pas été exécutéesà la lettre, puisque il ja des guerres, les loups ne broutent pas avec les agneaux, etc., le Messie n’a pu venir. La date de sa venue, disent-ils, a été retardée à cause des péchés du peuple. Mais, au moindre signe, ils croient à son avènement. Les pseudo-Messies, qui pullulent, ont des partisans frénéti qucs. Le plus acclamé, Sabbataï-Cevi. qui prend le titre de Messie en 166.">, soulève un enthousiasme tel qu’il survit à sa profession de l’islamisme, etque de lui, en dépit de sa (in piteuse, se réclament la plupart des sectes mystiques écloses, en Orient et en Pologne, jusqu’à la lin du xviii « siècle. Le rationalisme continue de dissoudre les antiques croyances. Jésus finit par être, çà et là, moins indignement apprécié qu’autrefois. Spinoza, infidèle, il est vrai, au judaïsme, allirme la supériorité du Christ sur les grands hommes de la Bible et celle des apôtres sur les prophètes. Mendklssoiin s’exprime sur lui avec calme et modération et lui reconnaît des vertus cminentes.

54. De 1189 à nos jours. — Il est, désormais, nécessaire de distinguer les Juifs de l’Europe orientale, de l’.Vsie, de l’Afrique — ce sont de beaucoup les plus nombreux — et ceux de l’Europe centrale et occidentale et de l’Amérique. Les premiers, d’ordinaire, pratiquent leur religion conformément aux exigences de la Loi mosaïque et du Talmud. Ils ont gardé les doctrines des rabbins. Leur apologétique ne s’est pas modifiée. Les autres, surtout là où ils sont agglomérés, sont parfois fidèles à la religion des ancêtres. Mais plus souvent, du moins s’il est question des « intellectuels » et des riches, tout en continuant à se réclamer de la Bible, ils ont versé dans un rationalisme véritable. Le « juif » s’est mué en « israélite ». Bien entendu, entre l’orthodoxie stricte et le rationalisme extrême, il existe mille nuances. L’initiateur du mouvement rationaliste fut. non Spinoza rejeté par ses coreligionnaires, mais Moïse Mendrlssohn qu’Israël vénéra. Joseph Salvador (-]- 18y3), le premier juif français qui ait exprimé la pensée des siens depuis l’émancipation.

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JUIFS HT CHRETIENS

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accentua la marche en avant, dans trois ouvrages qui ont fait de lui un précurseur influent : l’Essai sur la loi de Moïse, Paris, 18a2 (devenu, après refonte, l’Histoire des institutions de HJoïse et du peuple hébreu, Paris, 1838) ; Jésus-Christ et sa doctrine, Paris, 1838 ; Paris, Home et Jérusalem, Paris, iSSg. La France, à la suite de Salvador ; l’Allemagne, sous l’impulsion du comité réformiste de Francfort-sur-le-Mein (18/53) ; l’Amérique, avec Isaac Wise qui fonda, en 1854, le séminaire de Cincinnati, et ses auxiliaires et continuateurs Silveumann, Adler et Shklden, poursuivirent cette transformation. La littérature hébraïque moderne, dans son ensemble, y a travaillé : elle « présente un caractère nettement rationnel ; elle est autidogmalique, antirabbinique », dit Naiiu.m Slouschz bun David, /.a renaissa nce de la littérature liéljraï/jue (l7’i’i-ISS5), Paris, 1902, p. 2, cf. 24. 2(j-31, 225’228. Celui qui a formulé le plus brillamment quelques-unes des idées de ce néo-judaïsme, ou judaïsme libéral ou moderniste, (.’a été J. Dahmes-TBTBR, Les prophètes d’Israël, Paris, 1896 (recueil d’études écrites de 1880 à 1891). Diverses manifestations récentes du néo-judaïsme sont significatives. Le D’M. GuEDEMANN, grand rabbin de Vienne, a publié une Jildische Apologetik, Glogau, 1906, où il propose un judaïsme qui n’est plus une religion positive, mais une philosophie. Le rabbin L.-G. Lévy a fondé l’union libérale Israélite, caractérisée par le titre de l’opuscule programme : Une religion rationnelle et laïque, 3’édit., Paris, 1908, et qui a son temple (depuis 1907) à Paris, son rabliin qui n’est autre que L.-G. Lévy, et un organe mensuel, /, e rayon. Enfin, le sionisme, quelque peu composite puisqu’il a groupé, parmi ses chefs, avec son fondateur, le docteur T. Heuzl, de Vienne, des hommes aussi dissemblables que Max Nordau et sir Francis MoNTEi’iortE, a été défini : un nationalisme rationaliste ; malgré certaines déclarations de tel ou tel de ses adhérents, il comporte l’abandon de l’idée religieuse et la reconstitution toute simple d’un Etat juif en Palestine, ou ailleurs.

Pour le judaïsme libéral, le Messie n’est j)lus un être personnel. C’est un règne, une ère nouvelle, oïl

« s’accomplit l’œuvre de l’unité, annoncée par les

prophètes et tentée en vain par Rome » ; la Révolution française est « la date suprême et fatidicpiedans les fastes de la destinée juive », dit J. Daumestete », Les prophètes d’Israël, p. agô-ag’j, 192. Et le traducteur de la Bible, S. Cauen, Archives Israélites, Paris, 1847. P- ^°’" L^ Messie est venu pour nous le 28 février 1790 avec la déclaration des droits de l’homme. » Cf. d’autres textes dans A. Li’îmann, L’avenir de Jérusalem, Paris, 1901, p. 6964, 72-73. La concei)tion scientifique du monde s’est substituée à la conception mythique. Plus de surnaturel, jjIus de miracles, ])lus de ])ratiques obligatoires ; ni im mortalité de l’àme ni perspectives de la vie future.

« Derrière toutes ces sup|iressionset toutes ces ruines, 

subsistent les <leux grands dogmes qui, depuis les prophètes, font le judaïsme tout entier : unité divine et messianisme, c’est-à-<lire unité de lui dans le monde et triomphe terrestre de la justice dans l’humanité, (^e sont les deux dogmes qui, à l’heure présente, éclairent l’humauilé en marche, dans l’ordre de la science et dans l’ordre social, et qui s’appellent, dans la langue moderne, l’un unité des forces, l’autre croyance au progrès f,.1. Darmkstk-TBR, op. cit., p. 19’i-19.5.

Là-dessus il y aurait be.iucou[) à dire, ceci en particulier que nous empruntons ù une étude fort sympathique consacrée à J. Darmcsteler par G. Paris, Penseurs et poètes, Paris, 1896, p..52-53 : « Qu’est-ce qu’une religion qui n’admet pas l’intervention de

Dieu dans la vie, et par conséquent ignore la prière, et qui ne promet pas une vie future pour réparer les injustices de celle-ci ? Tant qu’il y aura des âmes qui ne pourront [)as se contenter de la science ou plutôt de l’ignorance humaine, qui ne pourront pas se résigner à naître pour mourir et à souffrir sans savoir pourquoi, elles n’appelleront religion que ce qui leur donnera une explication du monde et une promesse de bonheur infini. » Mais ce n’est pas le lieu de discuter le judaïsme moderniste. Qu’il suflise de noter son changement d’altitude dans la question du Messie, et aussi vis-à-vis du christianisme et du Christ.

Des Juifs libéraux reconnaissent partiellement la vertu du christianisme. A des critiques se mêlent parfois des éloges dont le judaïsme n’avait pas l’habitude. I. Zangwill a chanté, dans de belles pages, la grandeur du christianisme. Quand lord Reaconsiield (n’IsRAiiLi), à l’instar de Heine lui-même, voit, dans le christianisme, « un judaïsme à l’usage de la multitude, mais encore un judaïsme » ; quand H. Rodri-GUEs, Les trois filles de Ui Bible, Paris. 1865, regarde les religions juive, chrétienne et musulmane, comme trois sœurs qu’il invile à mettre de coté les formes extérieures du culte qui les séparent el à s’unir sur le terrain, qui leur est commun, de l’uni té de Dieu et de la fraternité universelle ; quand J. Darmestetbr, op. ci/., p. XVIII, ig6, salue, dans l’Eglise catholique, « la seule force organisée d’Occident », et l’instrument par lequel le judaïsme " a jeté dans le vieux monde polythéiste, pour y fermenter jusqu’au boni des siècles, le sentiment de la grande unité et une inquiétude de charité et de justice », certes, ce langage ne saurait nous satisfaire pleinement, mais il nous ])lait de constater que quelque chose de la vieille acrimonie anlichrétienne a disparu.

R. Travers IIerford, A dictionary of Christ and the Cospels, Edimbourg, 1908, t. II, p. 877, 881-882, observe que |ilusipurs Israélites de tendances libérales ont rendu hommage, quoique imparfaitement, à la grandeur du Christ. Le i)lus explicite est le juif anglais C, -G. Montei-iore, président de l’Association anglo-juive. L’n récent ouvrage de C.-G. M(mtefiore, intitulé Outlines of libéral judaism for the use of parents and teachers, Londres, 1912, presse les Israélites d’étudier et d’admirer Jésus.

§ III. Les conversions

S5. L)e 313 à HOO. — U y a des conversions de Jiif’s au christianisme qui ne sont pas sincères, et les Juifs s’efforcent de détacher du christianisme les fidèles. C’est |iarce qu’ils pressent les chrétiens de renier l’Evangile que l’Eglise leur défend d’avoir des esclaves chrétiens, de vivre familicreinenl avec les chrétiens et d’exercer des fonctions publiques. Amoi. oN, Contra Judæos. xi.ii, raconte que des Juifs <|ui sont, contre la loi, percepteurs d’impôts, abusent de leur situation, in remolioribus locis, pour entraîner les pauvres à l’ajioslasie.

Le judaïsme jouit d’un vrai prestige. La superstition, toujours agissante sur ces natures trustes, mal dégrossies, d’une foi superficielle, les incline aux pratiques juives. Elles leur font envie. Qu’est-ce que cet autel de saint Elic, qu’avait érigé un Nasas, juif de Sicile, scelestissinias Judæorum. dit saint Grégoire le Grand, lipist., III, xxxvili, un autel autour duquel au j)rofit de sa bourse il convoquait le l)euple ? Dans quelles limites des chrétiens en litige avec des Juifs acceptaient-ils d’être jugés par les anciens des Juifs, ce que défendit une constitution de 4 18, Cod. Justin., I, ix, 15 ? On ne sait. V.n Espagne, deschrétiens faisaient bénir leurs récidtcs indistinctement par les rabbins ou les prêtres calholiques,

à ce que nous apprend le concile d’Elvire, c. 49 (vers 300-303). Saint Augustin, Episl., i.xxxii, 15, cxcvi, 16, s'élève contre ceux qui unissent au culte chrétien les observances mosaïques. Nousavons huit discours que saint Jban Chrysostome prononça (IJS^-SiSS) contre les chrétiens d’Antioche qui assistaient aux fêtes juives, les uns par religion, les autres par curiosité, et qui jeûnaient selon les prescriptions rabhiniques ; nous y voyons, entre autres choses, qu’un chrétien, qui avait un différend avec une chrétienne. vovUaitla contraindre d’aller à la synagogue et d’y prêter serment au sujet de la contestation pendante parce qu’on lui avait dit que les serments qu’on y faisait étaient plus inviolables que ceux que l’on faisait à l'éf^lise. Saint Grégoire le Grand, Epist.. XIII, I, prémunit les Romains contre l’habitude qui s’implantait de garder le sabbat. Même avertissement dans le concile de Leptines {"jft’i), c. 5. A Lyon, au ix’siècle, des lidèles vont entendre prêcher les rabbins et prétendent que leurs sermons valent mieux que ceux du clergé catholique ; ils fréquentent les Juifs, les servent, mangent de leurs mets apprêtés à la juive, éprouvent pour eux une sorte de vénération religieuse.

La magie contribue à l’inlluence des Juifs. Ils passaient pour y exceller. Saint Jean Chrysostomiî, Ornt.i"-^ ^ et vin^, 7, dénonce, dans les remêdesqu’ils oITrent, des enchantements diaboliques. Il serait oiseux de relever les textes qui les présentent comme magiciens. Il sullira d'évoquer la légende de Théopliile, fameuse au moyen âge ; c’est un juif qui sert d’intermédiaire entre "Thcopliile et le démon.

Le judaïsme (H, dans les rangs des chrétiens, des recrues importantes. Nous avons mentionné Vecelinus, chapelain du duc Conrad ; Bodon, clerc du palais de Louis le Débonnaire ; un évêque énigmatique de l’Orient. Le juiflsAAO, baptisé, attaché à l’antipape Ursin. calomniateur desaintDamase, exiléen Espagne (vers 3'7g) et retourné au judaïsme, doit-il être identilié avec le mystérieux personnage connu sous le nom d’AsinRosiASTER ? Dom G. Morin, qui avait proposé cette identification, dans la Bévue d’histoire et de littérature religieuses, Paris, 1899, t. IV, p. 97128, y a renoncé décidément, /?ei' » e /(e’fiérficdHe, igi^,

t. XXXI, p. 34.

86. De 1100 à 1500. — Des Juifs feignent de se convertir. Les conversions forcées étaient contre la volonté del’Eglise. Il ne futpas sans exemple qu’elles fussent imposées par des laïques, principalement sous cette forme indirecte qui consistait à condamner à l’exil et à la perte de leurs biens ceuxqui n’auraient pas reçu le baptême. Plutôt que d’abandonner leur foi, des Juifs acceptèrent l’exil, la spoliation, la mort. La plupart se convertirent en apparence, uniquement en apparence. C'était une faiblesse humainement explicable, qu’on voulut ériger en ligne de conduite légitime. Un écrivain « d’une piété outrée ii, dit Grætz, trad., t. IV, p. 189, « d’une orthodoxie farouche)i, dit L.G. Li' ; vv, Maimonide, p. i i, ayant prétendu que les Juifs attachés à leur religion mais professant extérieurement l’islamisme devaient être traités en apostats, Maïmonide, dit encore L.-G. Lévy, s’appliqua à établir la fausseté de celle conception outranciére et à calmer l’agitation des consciences » par sa Lettre sur Vupostasie ; il justilia les Juifs qui simulaient l’islamisme. Qu’il s’agit de l’islamisme ou rlu christianisme, le principe était le même, et pareille en fut l’application. En Espagne, pendant la tourmente de iSgi, des milliers de Juifs demandèrent le baptême. La plupart gardèrent l’apparence du catholicisme, mais accomplirent en cachette les rites juifs. Le peuple, qui ne se trompait pas sur leurs sentiments intimes, appelait ces nou veaux chrétiens marranes, ou « excommuniés »

« damnés)i, et les haïssait encore plus que les Juifs.

L’inquisition d’Espagne fut fondée (i^So) contre les pseudo-convertis du judaïsme et de l’islamisme.

Nousavons vuqu’unde ces marranes. Profiai Duran, se remit promplement à vivre en juif et salirisa les néo-convertis. En dehors des marranes, des Juifs qui avaient été baptisés, que leur conversion efit été ou non sincère, revinrent au judaïsme. Cf. J.-M. Vidal, liullaire de l’inquisition française au xiv siècle et jusqu'à la fin du grand schisme, Paris, 1918, p. 55.'j (à la table des matières). Toutes les fois qu’un juif se convertissait, il y avait une levée de boucliers contre lui pour l’arracher à la foi chrétienne. Làdessus porta le principal reproche de Ferdinand et d’Isabelle dans leur édit d’expulsion dés Juifs d’Espagne (i^ga).

Ce n’est pas tout. Bien que diminuées, les tendances judaïsantes persistaient parmi les chrétiens. Une bullede Nicolas IV, cf. Raynaldi, Annal, eccles., an. 1290, n" 49, nous apprend qu’en Provence ils vont à la synagogue, avec des flambeaux allumés et des offrandes, et y vénèrent le rouleau de la Loi. Des faits analogues se passent en Espagne à la fin du xve siècle. Hubkbtin de Casale, Arbor viiæ crticifixæ Jesu, IV, xxxvi, prend à partie ceuxqui signent les mourants de baume et d’eau en prononçant des formules hébraïques. Richard de SaintVictor, De Emmanuele lihri II, P. L., t. CXCVI, col. 601, 666, réfute des a judaïsanls » sympathiques à l’interprétation juive de YBcce firgo concipirt. Continuellement les papes et les conciles sont obligés de défendre de se marier avec les Juifs, de s’asseoir à leurs tables, de participer à leurs fêtes.

Des chrétiens firent plus que d’incliner au judaïsme ; ils l’embrassèrent. Une bulle de Clément IV (26 juillet 1267), renouvelée par Grégoire X et Nicolas IV, apporte des révélationssurprenanles. Elle commence de la sorte : Turhato corde audivimus et narramus quod quamplurimi reprobi christiani, eritatem catholicæ fidei abrogantes, se ad ritum Judai’orum damnahiliter translulerunt. Un des adeptes du judaïsme fut Hugues Aubriot, prévôt de Paris, qui vivait scandaleusement avec des femmes juives (1381). Cf. E. DÉPRRZ, Hugo Auhricit præposilus Parisiensis et urhanus prætor {1367-1381) que pacte cum Ecclesia atque Universitate certaverit, Paris, 1902. Un juif, le cabbaliste Abraham Aboulafîa, projeta de convertir au judaïsme le pape Martin IV, et, pour y travailler, se rendit à Rome (1281).

Peut-être les succès du prosélytisme juif ont-ils influé sur la formation de la légende d’un pape d’origine juive, qui serait venu d’Allemagne comme la papesse Jeanne. Cf. E. Natali, Il ghetto di Roma, Rome, 1887, t. I, p. 93-9'(. Et l’antipape Anaclet II (1118), de la puissante famille des Pierleoni, pelit-iils d’un juif converti, fut appelé nec judæus qiiidem. « rerf judæo etiam deierior par Arnoil de Lisieux, Trnctatus de schismate nrlo post llonorii II mnrtem, ni.

27. I>e i’Mt à 1789. — Plus que jamais, des Juifs feignent d’adhérer au christianisme, surttmt en Espagne et en Portugal. Il est juste de reconnaître les duretés des édits d’expulsion (1492 pour l’Espagne, 1496 pour le Portugal), les rigueurs implacables de l’inquisition malgré les protestations réitérées des papes, le courage des Juifs qui, au prix d’une partie de leur fortune, partirent pour l’exil plutôt ()ue de recevoir ie baptême ou subirent la mort pour leur foi. La plupart, pour éviter l’exil, simulèrent le christianisme : ceux-là furent des faibles, dont la lâcheté s’explique, si elle ne se justifie point. Ce qui est autrement blâmable, c’est que ces « nouveaux convertis » — non pas tous, il y en eut de sérieux — jouèrent 1679

JUIFS ET CHRETIENS

1680

la comédie du christianisme et l’apprirent à leur descendance, non pas seiilenienl au gros de la tempête, alors que l’exil se compli<juait, comme en Portugal, de la douleur de laisser leurs enfants traînés iniquement de force aux fonts baptismaux, ou, comme en Espagne, de l’impossiljilité de sauver toutes leurs richesses, mais plus tard, dans des temps plus calmes, quand l’exil devenait possible sans ces complications douloureuses. Cette conduite ne leur inspirait aucun remords. S’affubler du masque du catholicisme et le transmettre de génération en génération, singer un zèle très vif pour la religion chrétienne, parut chose toute naturelle. Si on le pouvait impunément, on jetait le masque. C’est ce que tirent, pendant qu’en Espagne et en Portugal les marranes affectaient des deliors chrétiens, les marranes venus du Portugal (1593)à qui la Hollande protestante, qui avait secoué le joug de l’Espagne, accorda une existence légale (1O19) ; les marranes brésiliens entraînés par une colonie juive d’Amsterdam, quand la Hollande, grâce en partie à leur concours, eut conquis le Brésil (1624) ; les marranes, qui s’étaient établis en Angleterre sous les Stuarts, dès que la protection de Cromwell, avant l’existence d’une loi formelle, leur assura la liberté (1656), et, en France, ces marranes portugais, qui avaient pris pied à Bordeaux, avaient été autorisés à s’y fixer (1550) comme n nouveaux chrétiens », qui, traités de Juifs, avaient protesté qu’ils ne l’étaient pas, « mais très bons chrétiens et catholiques », et qui, dès que l’occasion fut favorable, peut-être en 1686, cessèrent de pratiquer le christianisme.

Cette duplicité religieuse, admise dans de telles conditions, érigée en système, A. Lbrov-Bkaulieu, qui certes n’a rien d’un antisémite, la constate et la juge de la sorte, Israël chez les nations, p. 227-229 : Il Des milliers et des dizaines de milliers de Juifs d’Afrique, d’Asie, d’Europe, ont abandonné extérieurement le judaïsme, se déclarant disciples de Jésus ou de Mahomet, pour obtenir le droit de vivre [ou, en général, de vivre dans le pajs que leurs ancêtres habitaient]. Des chrétiens, eux aussi, ont faibli, durant les persécutions… La différence est que les rabbins ont excusé, approuvé, parfois peut-être conseillé ce semblant d’apostasie… « Xous sommes d’Israël », disaient, en secret, les pères à leurs enfants, leur apprenant à renier devant les hommes la foi qu’ils leur transmettaient clandestinement. Des générations de fils de Jacob ont été ainsi formées à l’hypocrisie et au mensonge, dans ce qu’elles avaient de plus sacré… Etonnez-vous, après cela, si le Juif souffre moins que nous de l’ambiguïté. »

Quelques-uns des marranes qui revinrent au judaïsme se sont acquis de la notoriété : les plus connus furent les polémistes Elir Fklix Montalto, médecin de Marie de Médicis (-j- 1616) et Baltuazar Orobio de Castro ({- 1O87) ; Habib, en latin Amatls LusiTANUs, médecin du pape Jules 111 ; le médecin Isaac Cardosus, dont la Philosophia lihera parut à Venise, en 1678 ; lemédecin Abraham Zaccuto, de Lisbonne, qui se lit circoncire à Amsterdam(1625) ; Liivi BKN Jacob Habib, chef religieux de Jérusalem dont le rôle eut ipielque importance, auxvi’siècle ; Diooo PiHKs (] vers 1528), l’aventurier et pseudo-Messie ou lu’écurseur du Messie qui prit le nom de Salomo.v Malkuo, cf. D. Kauf.mann, In poème messianique de Salomon Malkho, dans la Itefue des études juives, Paris, 1897, t. XXXI’V, p. 1/ 1-127. Cette aisance à changer de religion, qui caractérisa les Juifs, ne fut pas étrangère à leurs chefs insignes. Jacob Franck (t 7y’). fut tour à tour juif, turc, catholique romain, catholique grec, sans perdre ses partisans ; il fonda une secte, dont il subsiste des débris en Pologne. Il

s’était donné pour une réincarnation de Sabbatai-Cevi. Sabbataï-Cevi lui-même avait pu confesser Mahomet devant le sultan et entraîner à sa suite de nombreux Juifs à l’islamisme sans que fût amoindrie son autorité sur ses disciples. Parmi les convertis peu sincères, ou dont la sincérité fut superficielle, se firent remarquer l’espagnol Matthieu Andriani, professeur d’hébreu, qui lâcha les catholiques pour Lutlier(1520) ; les frères Weil, ou VEiL, de Metz, convertis par Bossuet et successivement prêtres catholiques, anglicans, anabaptistes, socinieiis ; Joseph (après son baptême, Jean) Pfeffkrkorn, l’un des protagonistes delà lutte contre les Juifs dans l’affaire de Reuchlin, condamné au feu à Ualle (1520) pour avoir profané l’eucharistie ; Jules Conrad Otton, qui mystifia les chrétiens dans son Gali Ilazaia, Nuremberg, 1 605, en altérant des textes hébraïques, et retourna au judaïsme ; Ff-rdinanb-François Engelsberger, baptisé (1 636), apologiste du christianisme, voleur et, comme tel, condamné à la pendaison et mort (1642) en reniant le Christ et en blasphémant. Il y eut, à faire profession de judaïsme, avec des marranes et des Juifs mal convertis, quelques rares chrétiens d’origine : le franciscain portugais DioGo de l’Assosiftion, qui fut brûlé vif à Lisbonne (1 603) ; un jeune noble, don Lope de Vera y Alarcon (i 644), que Manassk ben Israfx exalta dans son Espérance d Israël ; Jean- Pierre SpBCT, d’Augsbourg, qui, après avoir écrit un livre à la gloire du catliolicisme, adhéra aux doctrines des sociniens et des mennomites, et, à la fin, au judaïsme, sous le nom de Mo’isE Germanus ({- 1702) ; des chrétiens de la Pologne.

Un plus grand nombre de chrétiens furent non conquis mais touchés par le judaïsme. Des sectes protestantes eurent de l’affinité avec lui ; au premier rang, l’unitarisnie de Michel Servet et autres. La cabbale eut un succès immense auprès des chrétiens. On passa de l’admiration à des superstitions cabbalistiques. Les rabbins confectionnaient des amulettes magiques ; tout rabbin fut un peu considéré comme un magicien expert dans l’art de guérir les maladies et de préserver de tous les maux, comme un être mystérieux en possession de secrets redoutables. C’est un fait significatif que les assemblées de sorcières portent le nom de « sabbat ». Pour les masses, le Juif était le maître des sciences occultes. Des chrétiens usèrent d’amulettes en caractères hébraïques, dont le texte était d’inspiration cabbalistique, antichrétienne. La congrégation de l’Index condamna (iG mars 1621) des médailles de ce genre et l’écrit d’Ange-Gabriel Anguisciola, Délia hebraica meda » lia delta Maghen Dayids et Ahraliam(a disparu de l’édition de Léon Xlll, 1900).

?8. De 1789 à nos jours. — Des marranes d’Espagne et de Portugal continuèrent à vivre en partie double : chrétiens au dehors, Juifs dans l’intimité de la famille. De cette ténacité à feindre une religion haïe nous avons un exemple qui « semble invraisemblable )>, dit R. Natali, Il ghetto di Borna, p. 262. Le gouvernement portugais ouvrit, en 1821, les portes du royaume aux Juifs et permit l’érection d’une synagogue à Lisbonne. A son inauguration accoururent des fandlles entières des parties les plus éloignées du Portugal. C’étaient des marranes qui, [lendant plus de trois siècles, avaient gardé la foi de leurs pères tout en se comportant extérieurement comme des catholiques. Même revirement chez des Juifs de la Transylvanie. Cf. J. et A. Lémann, La cause des restes d’/sraël introduite au concile cecuniénitjue du Vatican, Lyon, 191 2, p. 180.

II se produisit des conversions suspectes dans le inonde qui fréquentait, à Berlin, le salon de Henriette Herz, dans la « Ligue de la vertu », ainsi 1681

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(iénonimée pnr antiphrase, qui s’y conslilua, et dans celle « Société pour la civilisation el la science des Juifs)i élahlie peu après (1819) par I.. Zunz, E. dans et M. Moscr, et toute imliue d’iu-gélianisnie, parmi les « éclairés » d’Allemagne, contempteurs du passé juif. Pres<iue partout, en ilehors de la Hesse, « les carrières oUicielles ou libérales demeuraient inaccessibles aux Israélites ; celle législation inique, dit T. Rrinac.11, Histoire des Israélites, p. 333, amena forcément bien des conversions intéressées parmi les .liiifs les plus instruits et les plus intelligents : Hknri IIki.mî, Bobrnb, Gans, etc. » Ce « forcément » peut être juif ; il n’est pas clirétien. Ghabtz, de son ciMè, s’attache à démontrer que Heine el lîoerne sont juifs, foncièrement juifs, ([u’ils ne se sont séparés du judaïsme qu’en apparence, « tels des combattants qui adoptent l’armure et le drapeau de l’ennemi pour le frapper à coup plus sur et l’anéantir ». Celle phrase malheureuse a disparu de l’édition française de V Histoire des Juifs ; mais on y lit, t. V, p. 355, que de Heine et de Boerne on reconnaît l’origine juive, « non seulement dans leur esprit pétillant et leur ironie cinglante, mais aussi dans leur amour de la vérité et de la liberté, leur haine de l’hypocrisie » I Le père de Karl Marx avait abjuré le judaïsme sans plus de conviction que Heine. D’IsRAiiLi reçut le baptême, à treize ans. Les conversions suivies d’un mariage chrétien ont été parfois sincères ; la plupart du temps, peut-être, elles sont de pure forme. Intérêt humain, passions, influences d’ordre profane, indilîérentisme religieux, autant de causes qui contribuent à des conversions fictives ou non durables. Une des plus attristantes fut celle de ce juif allemand, qui devint Mgr J.-M.Baukr, eut, à la cour de Xapoléon III, le ride que l’on sait, et, a[irès les désastres de 18^0, alla finira Bruxelles une vie de scandales. Un des convertis récents (igo6), Paul Lobwbngard, après avoir exprimé la prétention imprudente d’être le Chateaul)riand mystique du xx" siècle, cf. ses Magnificences de l’Eglise, Paris, 1913, p. iv-v, est revenu au judaïsme pour des raisons qui prouvent que son catholicisme avait été tout de sentiment et qu’il n’avait rien compris à l’Eglise (voir sa lettre du 23 juin igiii, au Gil Bios). Ces derniers temps ont assisté à une résurrection du judéo-christianisme. En 1882, l’avocat juif Rabi-NowiTscH, qui était allé étudier en Palestine les moyens d’une émigration des Juifs russes, en rapporta la conviction que Jésus de Nazareth est le Messie, propagea sa foi nouvelle, ouvrit une a synagogue du saint Messie Jésus », et voulut être baptisé sans renoncer au judaïsme. Une église judéo-chrétienne s’est formée en Perse ; elle se réclame de Jésus-Christ, admet le baptême et l’eucharistie, et se distingue des Juifs talmudistes, des protestants, des grecs, des catholiques. Cf. V. Moxod, L’espérance chrétienne, Paris, 1901, t. II, p. 21j8-2tj9, 310-312. Les chrétiens d’origine qui ont adopté le judaïsme sont rares. En Russie, des sectes de sabbatistes se sont approprié, avec le respect du sabbat, plusieurs prescriptions de la Loi mosaïque. Chez nous, l’ex-Père Hyacinthe a conçu un plan de réforme du christianisme par les principes de l’hébraisme. Cf. Un ami d’Israël. Le P. lîyacinthe (tirage à part de L’Univers Israélite), Paris, 19 12. Le pasteur W. Monod estime qn’< un retour formel et audacieux de l’Eglise à l’hcbraïsine est la condition nécessaire de la grande synthèse qui s’impose entre l’esprit moderne el la foi évangélique », op. cit., p. 3 17. Ce « retour au jéhovisme, ou mieux encore au messianisme », n’implique la croyance ni en un Dieu personnel ni en la vie future au sens traditionnel du mot, et rejoint le modernisme juif de J. Darmesleter et de L. G. Lévy.

§ IV. Les attaques contre le christianisme

KT LK TON DE LA rOLl’ ; Ml(.>lTE

29. De 313 à 111)0. — Les Juifs furent accusés d’avoir, par leurs intrigues, décidé Léon l’Isaurien à entreprendre sa campagne iconoclaste el de s’y être associés largement. On leur attribua des profanations d’images. D’après un récit qui eut un succès énorme, deux images du Sauveur, frappées par les Juil’s, auraient versé du sang, l’une à Béryle, en Syrie (voir le martyrologe romain, au 9 novembre), l’autre à Constantinople. En 1016, à Rome, les Juifs auraient traité avec dérision l’image du crucilix.

Plus indiscutables sont les excès de la fêle des Pourim. « La jeunesse bruyante, dit Grætz, trad., t. III, p. 236, pendait.man, l’ennemi traditionnel des Juifs, à un gibet auquel, par hasard ou à dessein, on donnait la forme de la croix, et qu’ensuite on brillait. Ce fait irritait naturellement les chrétiens, qui accusaient les Juifs d’outrager leur religion. Pour mettre fin à ce scandale. Théodose II ordonna d’en punir les auteurs de peines rigoureuses ; mais il n’arriva point à le faire cesser. » On brûle une croix le jour du sabbat, ou on l’introduit dans la synagogue pour s’en moquer.

Que dire des blasphèmes contre le Christ, réédition augmentée de ceux de la période des origines ? On continue à prétendre que Jésus est né’ir.-opsiK ;  : les Acta Pitati, ii(probablement<luiv’ou du v* siècle), se font l’éeho de cette grossièreté, d’invention juive. Elle est reprise, amplifiée, dans le Talmud et surtout dans le Toledot.lesu, v l’ouvrage le plus abominable qui soit sorti de la main des hommes », Frkitel, Saint Justin, 2" édit., Paris, 1869, p. 4 10.

Le bruit de ces horreurs arrive aux oreilles des chrétiens. Que se passe-t-il exactement dans les synagogues ? Ils ne sont pas en mesure de le constater. Mais, par ce qu’ils savent, ils se les représentent comme retentissant d’imprécations contre le Christ et les fidèles, et les Juifs se caractérisent, à leurs yeux, par ce que l’évêque Aiiolon, Contra Judæos. XL, appelle, immanitate odii in Christum et rabie lilasphemandi.

30. De 1100 à 1500. — Contre le christianisme, les Juifs s’allièrent fréquemment aux hérétiques. L’entente était d’autant plus facile que certaines sectes et, en première ligne, les vaudois et les cathares, furent enclines à judaïser. Très probablement ce furent des cathares judaïsanls, ces passagiens, on circoncis, qui disaient que la Loi mosaïque doit èlre observée à la lettre, exception faite pour les sacrifices sanglants, el qui condamnaient la Trinité, la divinité du Christ et l’Eglise. Cf. C. Moli-NTBR, Mémoires de lacadémie des sciences, inscriptions et l/elies-lettres de Toulouse, 8’série, Toulouse, 1888, t. X, p. 442-443. Il n’est pas impossible que ces sectes, à leur tour, aient exercé une certaine attraction sur les Juifs. Juifs et hérétiques se rapprochèrent surtout dans le Languedoc, pays de fermentation antichrélienne. Ils s’unirent aussi ailleurs. LTn mandement de Philippe le Bel (6 juin 1299) nous apprend que les Juifs cachaient les hérétiques fugitifs, cf. G. Douais, L’inquisition, Paris, 1906, ]>. 360, et, en 142Ô, le duc de Bavière châtia les Juifs de son duché qui avaient fourni des armes aux hussiles contre les clirétiens. Luc dk Tuy, De altéra vila fideique controversiis, III, iii, assure que des hérétiques se disent Juifs pour disséminer aisément leurs doctrines sous le couvert du judaïsme, car les princes des peuples et les juges des villes sont favorables aux Juifs ([u’ils Ir.iilent en familiers et en amis ; loucher à un juif, c’est toucher à la pupille de l’oeil du juge ; l’or des Juifs leur vaut de telles protections que nul ne 1683

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leur résiste, et les évoques même, achetés par leurs présents, leur prêtent main forte.

« Ils démolissent l’Eglise », dit Luc ; qui crucifixerunt

Dominum Deum nteum évacuant pdem ejus et opprimant pauperes sine causa. Ils sont à l’alTût des occasions d’ébranler la croyance des simples. On lit dans le Merlin, Paris, ligS, 3° partie, Les prophecies de Merlin, fol. 1 50 » : n A celluy temps qu’il estoit en celuy pais avoit mains Juifs qui moult contredisoient la nouvelle foy. Ung jour advint que le plus saige deux tençoit a Merlin et lui disoit encontre la Vierge Marie. » L’histoire s’accorde avec la fiction, et l’auteur du Merlin imagine les Juifs du passé à la ressemblance de ceux qui l’entourent. La parabole des trois anneaux, qui apparaît dans le Novellino, cxii (lin du xiii" siècle), dans le Décaméron de BoccACE, I, III, dans la Verge de / « co// deSALOMON Ibn Verga (ouvrage achevé au commencement du XVI* siècle), en attendant que Lkssing l’immortalise dans son Nathan le sage, et qui, sous une apparence de bonliomie, contient une si grave leçon de scepticisme, est prol)ablement née en Espagne et d’invention juive. Cf. G. Paris, La parabole des Irnis anneaux, dans La poésie du moyen âge, 2" série, Paris, 1895. Le Juif s’entend à la guerre contre l’Eglise. « Il est le docteur de l’incrédule, dit J. Dah-MBSTETER, Les prophètes d’Israil, p. 185-186 ; tous les révoltés de l’esprit viennent à lui, dans l’ombre ou à ciel ouvert. Il est à l’œuvre dans l’immense atelier de blasphèmes du grand empereur Frédéric et des princes de Souabe ou d’Aragon : c’est lui qui forge tout cet arsenal meurtrier de raisonnements et d’ironie qu’il léguera aux sceptiques de la Rcnaissince, aux libertins du grand siècle, et tel sarcasme tl’î Voltaire n’est que le dernier et retentissant écho d un mot murmuré, six siècles auparavant, dans l’ombre du ghetto, et plus tôt encore, au temps de Celse etd’Origène, au berceau même de la religion du Christ. >i Ces lignes exagèrent l’induence du Juif ; retenons-en que les Juifs ont travaillé de leur mieux à détruire le christianisme.

Au commencement du xiii" siècle, en 1205, Innocent III, A"/)., VII, OLXxxvi, P. L., l. CXV, col. 502, dénonçait à Philippe- Auguste leurs blasphèmes contre le Christ, ce n pendu qui était un homme de rien >'. Vers la lin du même siècle. II. Biîcuaï bkn Achkr avançait une explication sinistre d’une anomalie du texte hébreu du Ps. Lxxx (lxxix de la Vulgate), 14 ; au lieu d’être dans le corps du mot minT^ sanglier, le ain est au-dessus du mot. Le sanglier, disait Bêchai, c’est le (^lirist qui ravage la vigne d’Israël ; quant au ain, il est suspendu sur le mot niia’r, afin que soient pareillement pendus tous ceux qui croient à ce pendu qu’est le Christ.

Cela indique le ton. Langage odieux à 1 adresse du Christ et à l’adresse de la Vierge, basses plaisanteries |)our détourner de l’adoration de la croix le vendredi saint, incantations magiques, profanations d’hosties, all’ectation des vases sacrés et des ornements liturgiques à des usages indécents, prières imprécatoires contre les fidèles, ces méfaits leur sont attribués par une foule de textes, qui n’ont pas toujours une valeur indiscutable, mais qu’il serait peu critique de rejeter a priori et en bloc, et qui, alors même que leur témoignage ne s’impose pas. traduisent l’impression que la conduite des Juifs avait fait naître dans le peuple chrétien.

31- />< ? 1 : '>00 à nS9. — Les Juifs, plus surveillés, bannis de la plupart des Etats clirétiens, objet, de la part des papes, de mesures sévères, ne pourraient, sans iiniirudence grave, étaler leur anlicliristianisme. En pays infidèle, ils montrent qu’ils n’ont rien oublié de leur passé de rancunes. Au cours des

fêtes que les Turcs célébrèrent à Andrinople (1663) pour commémorer la prise de cette ville, on donna au peuple le spectacle d’une ville chrétienne enlevée d’assaut ; la représenlalion fut si vilainement injurieuse que le sultan dégoûté Ut battre quelques Juifs qui l’avaient organisée.

En pays chrétien, les Juifs sont plus circonspects. Que valent — la question du meurtre rituel étant réservée — les accusations de profanations d’hosties et d’images saintes qui se renouvellent ? Tous les textes qui en parlent ne sont pas sûrs. Encore ne faudrait-il pas les écarter tous sans examen, sous prétexte que « c’est là une de ces fables dont la donnée même trahit la fausseté. Un juif qui ne croit ni à la divinité du Christ, ni à sa présence invisible sous le voile du pain, n’a pas la sacrilège curiosité, dit A. Lehoy-Be.iiliki’, Israël chez les nations, p. 41, de lacérer l’iiostie, pour voir s’il en sortira du sang. Pareille impiété ne peut germer que dans une tête chrétienne ». Hélas I toutes les impiétés et toutes les curiosités morbides peuvent germer dans des tètes haineuses. Un fait bien authentique est le suivant. Quand Engelsberger eut été condamné à mort pour avoir volé des objets de grand prix à l’empereur Ferdinand III, dont il avait capté la confiance par sa prétendue conversion, il allecta de se pré])arer chrétiennement à mourir et reçut les derniers sacrements, espérant que l’empereur lui ferait grâce. Mais, dès l’instant où il comprit qu’il n’y avait rien à attendre, que la sentence serait exécutée, il jeta violemment à terre un crucifix qu’il avait dans ses mains, et protesta qu il était resté juif de cœur. Comme on lui fit remarquer qu’il avait communié peu auparavant, il ajouta qu’il avait craché l’eucharistie dans son mouchoir et l’avait mise ensuite dans un pot de nuit. On se rendit compte que c’était vrai.

Les chrétiens reprochaient toujours aux Juifs leurs blasphèmes. Nous avons cité déjà cet aveu de Grætz que des Juifs — pour lui, des « ignorants » — appliquaient à tous les chrétiens la malédiction de la Chemoné-esrê conlre vs minim ; les Juifs émancipés qui, pour la première fois, en 1796, voulurent supprimercette malédiction, laquelle évidemment n’avait plus de raison d’être qu’autant qu’elle concernait les chrétiens, furent mal accueillis. D’autres prières juives parurent aux chrétiens également injurieuses. Dans la prière Alènaa, des Juifs avaient l’habitude d’ajouter ces mots : « Eux adressent leurs prières à une chose sans consistance et au néant ». Par le mot (I néant », ’lariq en hébreu, les chrétiens jugèrent que les Juifs entendaient Jésus. Jean WuHLrEU (}- 172/4) fouilla les bibliothèques pour découvrir un manuscrit où se lirait ce passage, car il n’était pas imprimé dans les rituels et, dans certaines éditions, la place était indiquée par un blanc. Il y réussit. Le prince Georges de Hesse avait exigé des Juifs de son Etat le serment de ne jamais proférer ce blasphème contre Jésus. J. Buxtorf composa un livre (non imprimé) sur la haine des Juifs contre tous les peuples, surtout contre les chrétiens, sur leurs blasphèmes, leurs imprécations, etc, non d’après les ouvrages des Juifs convertis, qui ne lui semblaient pas toujours dignes de foi, mais d’après les livres juifs. FABHicius.qui rapporte, Dcteclus argunienloruniet srllabus scriptoram qui tcritateni religionis chrislianae asserærunt, p. 66^4, la lettre de lluxtorf relative à ce livre, est frappe douloureusement de ces habitudes blasphématoires : lient ipsant, <lit-il, de majore parle .hidæorum non passe negari, et præsentis memoriae experientia, et srripta.ludæorum. quæ in nosiris sant manihus. hlasphema palam, aut præ meta omissas in libris excnsis hlasphemias el vacuo 1685

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spatio relicto vel stib i’elameiitis tegeiitia, et fnmiliaria Judæis scribendi sacrus eliam lihros ucniginata, et mysteria, et uniiiis aetalis tesliiiionia non inficienda Cfincunt. Une édilion de l’iiifàiiie Toledot Jfsu fui publiée en cachelle par le pseudo-converti Knokls-BBRGRR, Vienne, 16’|0.

33. />e l’H’J à nos jours. — Tous les Israélites n’ont pas mené la guerre intellectuelle contre le christianisme. Et tout ce qu’il y a de mauvais, ce i( luniet de faisandé », ce « relent de pourri qui soulève le cœur » dans l’art, la littérature, le llicàtre, le roman, la presse, dans tout ce qui s’inqirime et se lit, ne vient pas d’Israël. En combattant la foi et la morale du cliristianisme, trop souvent les Juifs « nous versent, Iiélas I de l’eau de notre fontaine et du vin de notre cru ». Le milieu rationaliste, néo-païen, où ils vivent, leur a inoculé ses idées et ses vices. Autant qu’ils les exercent, ils reçoivent les inlluences jiernicieuses. Cf. A. Lichoy-Bkaulieu, Isravl chez les nations, p. 308, 312, if). Mais, que l’initiative leur appartienne ou non, ils déchristianisent.

Naguère, Dom Bkssk, Les religions Iniques, Paris, ig13, p. 106, notait que l’évolution de l’idée messianique, telle que nous l’avons observée chez les Juifs, et la transformation de l’idée religieuse qui caractérise les récentes religions laïques, se sont produites dans le même sens. « L’une et l’autre se sont, en dernière analyse, lixées sur un même idéal, simple et facile à comprendre. On peut l’expliquer en quelques mots : une religion hviiiianilaire, qui débarrasserait l’homme du Dieu personnel et qui, après avoir sapé par la base toutes les grandes institutions chrétiennes, concentre sur l’homme elles |)rogrès dont il est susceptible, toutes les espérances du messianisme. » Y a-t-il là surtout parallélisme, ou celle

« libre pensée religieuse » est-elle un « apport

juif », ou bien le néo-judaïsme a-t-il emprunté à la philosophie du xvin’siècle et aux théoriciens de la Kévolution française ses conceptions essentielles ? On pourrait disserter là-dessus. A coup sûr. le néojudaisme n’est pas étranger à ce « romantisme religieux » plein de périls pour l’idée chrétienne. Et non moins sûrement, quels que soient les torts des baptisés, trop souvent les écrivains d’origine juive ont été les propagandistes d’avant-garde des doctrines irréligieuses, immorales et antisociales. Plus d’un, par surcroit, a blasphémé odieusement. Personne n’a dépassé He.nri Heine.

En concluant ses études sur L’esprit juif, M. Muret dit, p.313 : « C’est un ardent entrepreneur de démolitions que le penseur juif contemporain. On chercherait vainement un iirincipe stable, une idée traditionnelle, sur lequel il n’ait pas exerce sa volonté de destruction… La déchristianisation du monde, à cela se réduit, en définitive, la fonction des Israélites contemporains. Voilà, du moins, s’ils n’y travaillent pas seuls, I^œuvre à laquelle ils collaborent. » Cf. J. Lkmaîtrr, Théories et impressions, Paris (sans date), p. 133.13(j. Trouvera-t-on ce jugement trop dur ? Dira-t-on iju’en devenant < révolutionnaire » le Juif devient presque toujours alhée, et qu’ainsi il cesse d’être juif ? Un jviif, B. Lazare, le nie. « En général, dit-il, /.’antisémitisme, p. 345-3.î>. 3/(7, 350, les Juifs, même révolulionnaircs, ont gardé l’esprit juif, et, s’ils ont abandonné toute religion et toute foi, ils n’en ont pas moins subi, ataviquement et éducalivement, l’influence nationale juive. Cela est surtout vrai pour les révolutionnaires Israélites qui vécurent dans la première moitié de ce siècle (le xix"), et dont H. Heine et Karl Marx nous offrent deux bons modèles. .. On pourrait encore montrer ce que Hoerne. ce que Lassalle, ce que Moses Hess et Robert Blum tinrent de leur origine hcliraïque, de même pour

d’Israëli, cl ainsi on aurait la preuve de la persistance, chez les penseurs, de lesprit juif, cet esprit juif ()U(^ nous avons signalé déjà chez Montaigne et chez Spinoza… Le Juif prend part à la révolution, et il y prend part en tant que juif, c’est-à-dire tout en restant juif. >

Tenons compte de toutes les nobles exceptions qui existent, et inclinons à croire qu’elles soni nombreuses. Mais troj) souvent les Juifs que l’élude de l’histoire révèle apparaissent violemment antichrétiens. Us sont i)artoutoùest l’antichristianisme, s’ils ne sont pas tout l’antichristianisme.

Bibliographie. — Travaux concernant l’ensemble on une période de l’histoire de la polémique : J. Barlolocci de Celeno, liibliotlieca magna rabbinica, Rome, 167.5-16(j3, /| vol. ; J.-C. Wagenseil, Tela ignea Satanae, hoc est arcani et horribiles Judæorum adersus Christnm Deum et christianam religionem’mitôoroi, Alldorf, idSi, 2 vol. ; J.-C. Wolf, Bibliotheca hebruea, Ilandjourg, 1^15-1^35, 4 vol. ; J.-Ii. de Uossi, Hibliotheca judaica antichristiana, l’arme., 1800, et Dizionario storico degli autori ebreie délie loro opère, Parme, 1802, 2 vol. ; J. Fïirsl, Bibliotheca hebræa, Leipzig, 1863 ; Freppel, Suint.fustiri, 2’- édit., Paris, 18(19, P- ^"j^’417 ; M. Steinschncider, J’olemische nnd avologetische I.ileratur in arahischer Spraclie znisrhen Muslimen, Christen und Juden, Leipzig, 1877 ; E. Renan, Les rabbins jrançais du commencement du xiv" siècle, dans VHistoire littéraire de la France, Paris, 1877, t. XXVII, p. 431-734, 740-753 ; . Loeb, I.a controverse religieuse entre les chrétiens et les Juifs au moyen âge en France et en Espagne, dans la lievue de l’histoire des religions, Paris, 1888. t. XVII, p. 31 1-337, * XVIII, p. 1331 56, et Polémistes chrétiens et juifs en France et en Fspngnc, dans la Revue des études juives, Paris, 1889, t. XVni, p. 43-70 ; R. Travers Herford, Christ in jetfish lillerature, dans A dictionary of Christ and ttie Cnspcls, Edimbourg, 1908, t. II, p. 870-882 ; P. Balill’iil, Halibins et romains, dans Orpheus et l’Evangile, 2’édit., Paris, 1910, p. 2852. Sur le Toledot Jesu : S. Krauss, Das l.eben Jesu nach jïidisrhen Qucllen, Berlin, 1902. Sur les passagiens : C. U. Halin, Geschichle der Ketzer im Mittelallrr, Stntigart, 18.50, t. III, p. 1-G8, 207-259 ; C. Molinicr, Les passagiens, étude sur une secte contemporaine des cathares et des vaudois, dans les Mémoires de l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 8* série, Toulouse, 1888, t. X, p. 428-458. Sur la cabbale : G. Bareille, Dictionnaire de théolof^ie catlioli//ue, Paris, igoS, t. II, col. 1271-1291.Sur le judaïsme moderne : J. Darmesleter, les prophètes d’Israël, l’aris, 1895 ; Carra de Vaux, Joseph.Salvador et James Darmesleter, dans la Revue des études juives, Paris, 1900, t. XLl, Actes et conférences, p. xxv-xLvin ; N. Slouschz ben David, La renaissance delà littérature hébraïque (n’13-l885), Paris, 1902 ; D. Philippson, The reform movement in judaism, Londres, 1907 ; P. Bernard, I.a crise religieu.’ :e d’fsraél. Défections et réformes, dans les Etudes, Paris, 1907, t. CXIII, p. 40(’)-420 ; G. Bricout, Chez les Israélites français. L’union libérale, dans la Revue du clergé français, Paris, 1908-1909, t. LVI, p. 282-300, t. LVII, p. 129-152 ; J. de Le Uoi, JVeujiidische Stimmen iiber Jesurn Christum, Leipzig. 19 ! O ; L.-C. Fillioii,.Jugement porté par un juif sur le judaïsme libéral, sur Jésus-Christ et sur le christianisme, dans la Revue pratique d’apologétique, Paris. igiS, t. XVI, p. 81-99 ; A. Sjiire, Quelques juifs, Paris, 1914. 1687

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IV.

Le Talmnd

S I. Le contenu du Taintud.

§ H. Ce que l’Eglise a pense du Talmud.

% I. Le contenu du Talmud

33. L’état de la question. — Le ïalmud, livre peu accessible iiièræ pour ceux qui savent l’iiébreu, écrit dans une langue obscure et s’oUrant à nous dans un texte défectueux, est une vaste compilation d’éléments souvent contradictoires, de diverses écoles et de diverses époques. Le noyau primitif, la Misclina, constitué avant l’an 200 de l’ère chrétienne, contient les décisions rabbiniques anciennes relatives à la Loi ou J’Iiora. Autour de la Mischna se sont amoncelés, sous le nom de Gliémara et sovis la forme de procèsverbaux des séances tenues par les académies de rabbins, de. ; commentaires, annotations, gloses et discussions de toutes sortes, renfermant de tout : dogme, morale, casuistique, politique, juris[)rudence, liisloire réelle et légendaire, médecine, pliysique, astronomie, formules magiques, etc. Il existe deux Talmuds : celui de Jérusalem, composé au iir’et au iv’siècles, par les docteurs de Palestine, et celui de Babylone, beaucoup plus développé, qui date du y* et du VI* siècles. Deux parties s’y distinguent : la halahha, c’est-à-dire les lois et les discussions qui ont abouti à les établir, et la ha^gada. c’est-à-dire tout ce qui n’appartient pas à la discussion légale.

Les Juifs ont tenu en singulière estime le ïalmud. Il est vrai que les caraïtes ou « scripturaires », ces

« protestants du judaïsme », apparus vers le milieu

du viii’siècle, n’admirent que l’Ecrilvire ; mais ils n’ont jamais été que le |)elit nombre. Dans le feu de la polémique, gênés par l’objection clirétienne, des rabbins consentirent à voinlans la. Iiaggada d’innocents badinages ou lui dénièrent carrément une autorité religieuse ; le grand courant du judaïsme accordait à la haggada et à la halakha une autorité égale. Ou s’en aperçut quand Maïmonide promit un traité avec ce titre : u Qu’il n’est pas obligatoire d’interpréter partout le Talmud à la lettre ». L’opinion unanime des rabbins s’allirma contraire, et le livre ne fut pas publié. La hitle entre maimonistes, ou partisans des études philosophiques, et antimaïmonistes, ou obscurantistes, ne porta pas directement sur la valeur du Talmud, que les maïmonistes eux-mêmes ne mettaient ])as en cause. Les Juifs ont beau faire, observait Ric.HAnn Simon, qu’on n’accusera pas d’être aveuglé par le préjugé antijuif — et qui, en cela, répétait ce qu’avaient dit un PiRnuB le Vknkrable, Tractalns adi’crsus Judneorum invetevatatn duriliem, v, et un JÉRÔME DE Saintk-Foi, Conlm Jiidæorum per/idiain et TItiihnul, 1. 11, introd. —, ils seraient excommuniés de la Synagogue le jour où ils voudraient secouer le joug de ce subtil et absurde radotage. Cf. H. Mahgi-VAL, Ilicliard Simon, dans la lies’ue d’histoire et de littérature religieuses, Paris, 1896. t. I, p. I^O. L’attachement au Talmud, pour ne pas dire son culte, fut, sauf exce|)tious rares, sans réserves.

Aujourd’hui, on fait des réserves. Des écrivains juifs déclarent qu’il y a, dans le Talmud, « du bon, du médiocre, du mauvais », I. LoKn, Réflexions sur les Juifs, p. g2, et « la bouc et le limon comme le Ilot limpide et pur », A. Dakmkstbteu, Revue des études juives, 1881), t. XVIII, p. CD. Depuis l’invasion du rationalisme le plus accentué, le Juif est eu train de s’affranchir de l’autorité du Talmud. C’est justice de ne pas rendre solidaires de tout ce qu’il y a dans le Talmiiil les Israélites contemporains ; mais l’exactitude histori(iuc demande de ne pas prêter aux Juifs d’autrefois les façons déjuger et de sentir qui tendent à prévaloir maintenant. Si le Talmud s’exprime en

termes malsonnants sur le compte des chrétiens et du christianisme, nous avons le droit de considérer ces passages comme l’expression de la pensée juive ou, du moins, comme ayant agi sur elle.

34. Le Talmud contre les chrétiens. — Or, des textes de ce genre existent. Il y a, d’abord, ceuxqui ont trait aux minini, non seulement la prière Chemuné-esrè que le Talmud enregistre et dont il règle la récitation, mais encore des prescriptions telles que la suivante, Tosefta Bali. nies., II, xxxiii : « Si un gentil, ou un pasteur, ou un éleveur de petit bétail tombe [dans un puitsj, on Vy laisse, mais on ne l’y jette pas ; on y laisse aussi les minim, les apostats et les délateurs, mais de plus on les y jette. » Il y a les textes sur les goyiin, notamment ceux-ci : « On peut, on doit tuer le meilleur des goyim » ; « l’argent des goyim est dévolu aux Juifs, donc il est permis de les voler ou de les tromper ; « ilest défendu de rendre à un goy un objet qu’il a perdu ». Cf. 1. LoEB, Revue des études juives, Paris, 1880, t. I, p. 2.51, 252. Il y a le traité Alioda-Zara et les autres textes contre les idolâtres.

Xous avons vu que le mot minim, quoi qu’il en soit de sa signitication primitive, servit à désigner les chrétiens. Nous en dirons autant du mot goyim. Que les goyim, maudits parle Talmud, aient été anciennement les Grecs d’Antiochus, les Romains de Titus et d’Adrien, les mages des rois sassanides, ceux qui violentèrent Israël dans sa nationalité et dans sa religion, que les duretés duTalmud qui les concernent aient été, plutôt que des règles de conduite, des cris de guerre contre les destructeurs du temple et les oppresseurs de Juda, nous ne faisons pas difficulté de l’admettre. Mais il est incontestable que, dans la suite, éloignés des Grecs, des Romains et des Perses qui les avaient maltraités, ayant à souil’rir des chrétiens, les Juifs prirent l’habitude de leur appliquer les sentences contre les goyim. Non pas tous les Juifs ; il y en eut, dans les controverses entre Juifs et chrétiens, pour affirmer que les Juifs n’obseï’vaient pas ces prescriptions talmudiques, et de divers rabbins nous possédons des textes qui témoignentde sentiments meilleurs envers les non-Juifs. Cf. l’intéressant relevé de D. Chvvolson, Vie Blutanklage und sonstige mitielallerliche heschuldigungen, Francfort-sur-le-Mein, I901, p. G2-81. Honorables exceptions. Les textes du Talmud denu^uraient, avec une autre autorité que celle de ces rabbins dont la parole était fugitive ou sans écho, et le danger subsistait d’assimiler ou d’identifier les chrétiens aux goyim. R. Lazare le constate loyalement, L’antisémitisme, p. 289-292.- Il rappelle que, lors des guerres romaines, « contre l’oppresseur on trouva tout permis, on préconisa toutes lesviolences, toutes les haines, et le Talmud… enregistra préceptes et paroles, et il les perpétua ». Toute la colère et toute la haine se reversèrent ensuite sur les Juifs qui se convertissaient, les minim, et sur les chrétiens. Que si l’on objecte que « ces préceptes ne représentèrent que des opinions personnelles » et qu’on a, dans lalittcrature lalmudique, en particulier dans le Pirké-Aboth, des formules compatissantes et fraternel les, " c’es t exact », répond B. Lazare, et, dans l’esprit des Pores qui écrivirent ces sentences, elles eurent vin sens général, .1 mais le Juif du moyen âge, qui les trouva dans son livre, leur attribua un sens restreint ; il les appliqua à ceux de sa nation. Pourquoi ? Parce que ce livre, le Talmud, contenait aussi les préceptes égoïstes, féroces et nationaux, dirigés contre les étrangers. (Conservés dans ce livre dont l’autorité fut immense, dans ce Talmud qui fut ]>our les Juifs un code, expression de leur nationalité, un code qui fut leur &me, ces affirmations cruelles ou étroites acquirent une force 1689

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sinon légale, du moins morale. Le Juif talmudisle qui les rencontra, leur attribua une valeur permanente. .. ; il en lit une règle générale vis-à-vis des étrangers à son culte, à sa loi, à ses croyances… Le giiy des Macclial>ées, le niinéeu des docteurs, devint le chrétien, et au chrétien on appliqua toutes les paroles de haine, de colère, de désespoir furieux, qui se trouvaient dans le livre ». Seml>lal)leincnt, que les « idolâtres > du Taluiud aient été, à l’orijjine, les seuls païens, c’est possiI)le ; peu à [leu et assez vite, le pafranisme disparaissant, les Juifs entendirent des chrétiens ce que le Taluind disait des idolâtres, chose d’autant plus facile qu’ils les croyaient idolâtres : ils leur reprochaient, faute de comprendre le dogme de la Trinité, d’ajorer plusieurs dieux, et, confondant le cvdte de latrie et celui de dulie, ils taxaient d’idolâtrie le culte de la Vierge et des saints.

Kn outre, le Talmud isola les Juifs du reste des hoamies. Pour ce motif, 15. Lazare — c’est là le leitmotiv de son ouvrage — soutient, l.’antiaêmilisme, p. l’i, que le Talmud fut néfaste. Les ral)l>anites, en l’imposant, retranchèrent Israël de la comuiunauté des peuples, et en firent « un solitaire farouche…, une nation misérable et petite, aigrie par l’isolement, abêtie par une éducation étroite, dénuiralisée et corrompue par un injustiliable orgueil ». Le résultat de leur victoire fut, pense-t-il, la persécution otlicielle.

« Jusqu’à cette époque, il n’y avait guère eu que des

explosions de haines locales, mais non des vexations systématiques. Avec le triomphe des rabbanites, on voit naître les ghettos, les ex])ulsions, et les massacres commencent. Les Juifs veulent vivre à part ; on se sépare d’eux. Ils détestent l’esprit des nations au milieu desquelles ils vivent ; les nationsleschassent. » Des admirateurs du Talmud n’hésitent pas non plus à reconnaître qu’il creusa plus profondément l’abîme qui séparait le judaïsme du christianisme : plus le christianisuie s’élargissant ouvrait son ample sein aux nations païennes, plus le judaïsme se renfermait en lui-même, se resserrait avec un soin jaloux ; « il restait isolé au milieu des nations ennemies, et cet isolement faisait sa force », dit A. Darmksteter, Le Talmud, p. CDXXXiv. Alors on vit ce phénomène, étrange et unique, je crois, dans l’histoire, d’un peuple dispersé aux quatre coins du monde et toujours un, d’une nation sans patrie et toujours vivante. Un livre accomplit ce miracle, le Talmud. Le Talmud a fait la force du judaïsme, mais en l’isolant. Retenons cette formule.

35. I-e Talmud contre le christianisme. — L’altitude du Talmud envers le Christ est fâcheuse. Les grossièretés blasphématoires que nousavons rencontrées déjà s’y retrouvent comme chez elles : naissance illégitime de Jésus, insultes à sa mère, usage par le Christ de la magie. Hérétique, excommunié, pécheur et entraînant à pécher la multitude, il si’serait fait une vie douce au moyen du nom inelTable lahvé qu’il aurait eu l’adresse de dérober dans le saint des saints du temple ; il serait à jamais x)uni en enfer dans l’ordure bouillante. Pour défendre le Talmud, R. Yehiel prétendit que ce livre distingue deux Jésus, et que les textes incriminés ne se rapportent pas au Jésus des chrétiens, mais à l’autre. De vrai, le Talmud embrouille la vie de Jésus, et sa chronologie est défectueuse et contradictoire. Les Juifs, insouciants d’histoire précise, ont déformé les Evangiles ou plutôt l’enseignement oral chrétien. Mais, en dépit de l’ambiguïté de deux ou trois textes, il est clair que le Jésus dans lequel le Talmud voit l’ennemi, qu’il abomine et salit, c’est bien le fondateur de la religion qui a supplanté le judaïsme, et les talmudistes confondirent avec le Christ le Jésus, lils de Panlhéras, du Talmud. Qu’on lise d’affilée tous les textes

talmudiques relatifs à Jésus, non pas dans une édition expurgée, mais dans les éditions couqjlètes, ou dans les extraits qui ont été groupes par G. Dal-MAN, dans II. Laible, ^esKS Christus im’/'lialmud, lierlin, 1891, p. 5’-19% cf. 9-88, et par li.-L..Strack, /cshs, die Uæreliker uud die Chvtsten nacli den dltestun judischen Angalien, Leipzig, lyio, p. 1-21, cf. iS’47’, ou encore dans lasynthèse qu’en a tracée R. Travers HBRi’ORn,.-/ diclionury of Christ and the Guspels, t. II, p. 877-878 ; on se rendra facilement compte que c’est au Jésus des chrétiens qu’il s’en i)rend. Que si, après cela, on passe à ces lignes d’I. Lomi, Jlefiie des études juix’cs, t. I, p. 25(1 : « Qu’y a-t-il d’étonnant <iu’il se trouve dans le Talmud quelques attaques contre Jésus ? Il serait singulier qu’il en fût autrement, et, s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est (pi’il n’y en ait pas davantage », on mesurera la distance qui sépare de celle d’un chrétien la mentalité de l’un des plus intelligents et des plus instruits |>armi les Juifs modernes.

D’autres énormités déparent le Talmud, par exemple des expressions méprisantes pour l’I-^glise, ses saints, ses sacrements, ses cérémonies. Tranchent, particulièrement, des passages qui concernent Dieu, des indécences et « immondices ». Sans doute le Talmud est d’un temps et d’un pays qui n’avaient ni le même tour d’imagination ni les mêmes pudeurs que nous, et nous serions mal venus de lui reprocher des anlhropomorphismes et des crudités de langage que nous acceptons dans la Bible. Mais quelle différence entre les anlhropomorpliismes bibliques et quelques-uns de ceux du Talmud, qui font jouer à Dieu, devant les rabbins, ci le rôle d’un enfant ou d’un imbécile », J.-II. PiGNOT, Histoire de l’ordre de Chiny, Paris, 1868, t. III, p. 5351 Cf. Bartolocci. flibliotheca magna rabbinica, t. I, p. 552-642, Et, dans le nombre des jeux et fantaisies où se complaisent les rabbins, n’en existe-t-il pas de vraiment inqualifiables ? Faut-il blâmer les chrétiens d’avoir jugé révoltante, entre plusieurs autres, cette idée qui fournit le 34’chef d’accusation dans la controverse de 1240 : dicentes Adam cum omnibus brûlis et serpentem cuni Eva caisse ? Yehiel, de Paris, qui sur d’autres points lit preuve de souplesse et adoucit les assertions talmudiques, fut, cette fois, intraitable : concessit quod Adam coiit cum o/nnibns bestiis, et hoc in paradiso. Cf. Revue des éludes juives, t. I, p. 54, 55.

Il est arrivé que des textes inauthentiques ou mal compris furent allégués dans lapolémique antijuive. C’est regrettable. On a insinué ou laissé croire que le Talmud est tout entier mauvais, immoral, antichrétien. C’est inexact ; les textes dignes de reproche sont comparativement rares. Mais, si le Talmud n’est pas uniquement de la haine contre les chrétiens et le christianisme, il s’y trouve de la haine. Dira-t-on, avec A. D[ahmestktkr], Revue des études juives, t. I, p. 145, qu’il y a lieu de chercher si les opinions incriminées

« n’étaient pas des opinions individuelles, 

sans autorité et perdues dans l’immensité des doctrines talmudi([ues » ? L’autorité du Talmud fut absolue sur la presque unanimité des Juifs d’avant la Révolution. Et, étant donné l’état d’esjiril des Juifs, l’état de lutte sans trêve entre Juifs et chrétiens, on savait découvrir, dans le mare magnum du Talmiul, ce qu’il y avait contre le christianisme, on connaissait les o bons » passages. Qu’on dise moins encore « que, d’ailleurs, les livres juifs ne sortant pas du cercle de la Synagogue, étaient impénétrables au monde chrétien et, par suite, sans action aucune ». Sans action sur les chrétiens, passe ; mais sur les Juifs I Les Juifs d’aujourd’hui, certains Juifs, se désolidarisent d’avec le Talmud. Fort bien. Nous ne songeons pas à suspecter leur sincérité, et nous renonçons à utiliser contre 1691

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eux les textes du Talmud. Mais nous avons le droit de nous en servir pour connaître les dispositions des Juifs envers les chrétienset le christianisme dans les siècles écoulés et comprendre, par contre-coup, les dispositions des chrétiens envers les Juifs.

§ II. Ce que l’Eglise a pensk do Talmud

36. Avant 1500. — Il semble que le Talmud ne fut connu longtemps des chrétiens que par oui-dire. Quelque chose de son contenu parvenait jusqu’à leurs oreilles ; le texte dut tomber rarement sous leurs yeux. Les traditions orales de la Synagogue, dont le premier compilateur paraît avoir été R. Akiba (-f- 135), et dont le recueil, achevé par Joda LB Sai.vt a[>pelé aussi, par excellence, Rabbi (lin du 11° siècle), forma la Mischna et reçut sa forme dernière vers le milieu du m » siècle, sont mentionnées par les Pères sous le nom grec de deutérose, ôijzip’M7ti. Saint Justin, saint Epiphaxe, saint Augustin, saint Jérôme, les citent. Saint Jérôme, très sévère — aiiiles fabulae…, et pleraque tam tiiipia suitt ut erabescam dicere, dit-il, £p. ad Aigus., cxxi, lo — nomme les principaux représentants de la tradition juive, parmi lesquels R..kiba ; il peut donc viser la Mischna. Justimbn, novelle 1^6, interdit (548) de lire, dans les synagogues, eam qitæ ah eis diciliir secundo editio : secundo editio eslla traduction littérale de Ô£vr£5W71 ; - C’est donc la Mischna qui est condamnée, non pas, il est vrai, par l’Eglise, mais par un empereur qui jouait au théologien. Cette même novelle est inscrite dans les Basilique.t, I, i, ; î^. Cf. le xXomocanon de Photius, XII, m.

Dérober le Talmud à la curiosité des chrétiens fut la tactique des Juifs. Pierre le Vénérable, Tractatas adversus Judæorum inveteratamduritiem, v, nous apprend que de son temps ils le cachaient de leur mieux, et triomphe d’avoir réussi à découvrir un exemplaire ; il le dénonce à l’indignation chrétienne.

Malgré la renommée de l’abbé de Cluny et la fougue de son traité, le Talmud resta presque insoupçonné des gens d’Eglise. La grande révélation se lit de 1238 à la^o. Jusque-là, remarque justement N. Valois, Guillaume d’Auvergne évêque de Paris, sa vie et ses ouvrages, Paris, iBSo, p. iig-iao, « quelque aversion qu’ils eussent les uns pour les autres, il semblait y avoir entre eux (les Juifs et les chrétiens) une corauiunauté de croyance, un accord tacite sur les matières de l’ancienne Loi. Dans les controverses, qui avaient lieu à d’assez courts intervalles, les Juifs n’a[)paraissaient que comme les défenseurs de l’Ancien Testament ». Le Talmud s’imposait à eux à l’égal au moins de la Bible ; mais il avait cheminé dans l’omble, et les chrétiens ne se doutaient guère de la distance qu’il mettait entre les Juifs et eux. Ce fut un saisissement quand le mystère se dissipa. Un juif converti, Nicolas Donin, de la Rochelle, présenta (1238) au pape Grégoire I. trente-cinq articles qui reproduisaient, disait-il, la doctrine du Talmud et qui, de fait, en sont tirés exactement. Grégoire, par des lettres adressées aux évêques et aux souverains des royaumes occiiientaux, ordonna de s’emparer de tous les exemplaires du Talmud et d’ouvrir une enquête. Les ordres du i)ape ne paraissent avoir été exécutés qu’gn France. A Paris, en 12^0, devant la cour de saint Louis d’abord, puis devant des évêques et des maîtres en théologie, Nicolas Donin, d’une part, et, d’autre part, R. Yehikl, de Paris, dont la réputation était européenne, et trois autres rabbins, discutèrent les griefs contre les enseignements talmudiques. Le Talmud fut condamné ; les exemplaires détenus furent brûlés publiquement à Paris, probablement en 12/(2. Des exemplaires

subsistaient ; en 1248, il y eut une nouvelle condamnation, dont on ne sait si elle fut suivie d un autodafé. Un ouvrage, intitulé Extractiones de Tahiiut ou Excerpta talmudica, se proposa de justifier, par des extraits du Talmud, cette condamnation. Cette phrase des i ?a(rat/jo/(es indique bien l’importance de i’alTaire : « Il faut savoir que, par un secret dessein de la Providence, les erreurs, les blasphèmes et les outrages contenus dans le Talmud avaient échappé jusqu à ce jour aux yeux des docteurs de l’Eglise. Le mur est enfin percé, le jour s’est fait, et l’on a vu ces reptiles, ces idoles abominables, qu’adore la maison d’Israël. » Désormais quelque chose était changé dans les relations entre Juifs et chrétiens.

L’attention des papes demeura éveillée. A plusieurs reprises, ils renouvelèrent la condamnation du Talmud. Ce fut le cas de Clé.ment IV (bulle Damnubili perfidia, 15 juillet 1267) ; d’Ho.vonius IV (bulle Niuiis in partibus angUcanis, 18 novembre 1286) ; de Jean XXII (bulle Dudum felicis recordationis, 4 septembre 1320, reproduit la lettre d’Eudes de Chàteauroux, cardinal-évêque de Frascati et légat d’Innocent I’lors de la condamnation de 1248, et celles de Clément IV et d’Honorius IV) ; de Benoît XIII (Pierre de Luna, bulle Etsi doctoris gentium, 3 mai iltib) ; du concile de Bàle, ses. xix. Les rois de France Philippe le Hardi (1284) et Philippe le Bel (1308) publièrent des ordonnances contre le Talmud.

S’il fallait s’en rapporter à Galatinus, Opus de arcanis catholicæ verUatis, I, vii, Bàle, l550, p. 26, Clé.me.nt V, avec ra])probation du concile de Vienne (1311), aurait décidé thalinudicus Judæorum libros per fidèles hebraicam linguam callentes in latinum sermonem traducendos atque chrislianis publiée légendes esse ; il cite, à l’appui de son dire, la décrétale fnler sullicitudines. Clément., V, 1, i. Bartolocci, Bibliolheca magna rabbinica, t. 111, p. 744-/45, cf. ; 46, flit 1U6 Clément V, ordonnant l’érection de chaires d’hébreu, d’arabe et de chaldéen, dans les principales Universités d’Europe, veut qu’on traduise, non pas le Talmud, mais les livres de grammaire composés en ces langues, alin que les élèves soient en mesure de les apprendre convenablement. En réalité, le texte de la décrélale porte qu’il doit y avoir, dans ces Universités, deux maîtres experts dans chacune de ces trois langues, qui scholas regant inihi, et, libros de linguis ipsis in latinum fideliter transferentes, alios linguas ipsas sollicite doceant. Il est donc simplement question, d’une façon générale, de traduire en latin des livres hébreux, arabes et chaldéens. Le Talmud n’est pas mentionné, et, comme il était défendu par ailleurs, rien n’autorise à croire que le pape en approuve l’usage dans l’enseignement des Universités. Mais, si Galatinus élargit la décision pontificale, Bartolocci semble la restreindre quand il détache les mois : libros de linguis, et entend, par là, les traités de grammaire.

37. Après 1500. — Les livres juifs bénéficièrent d’abord du mouvement de la Renaissance. Léon X pensionna des Juifs convertis qui se préoccupaient de les traduire et de contribuer ainsi aux progrès de l’exégèse ; il s’intéressa à la publication du Talmud. Un juif converti, qui devait mal Unir, Pi-ei-i’erkorn, ayant, dans non Judenspiegel (Miroir des Juifs, 1607), invité ses anciens coreligionnaires à renoncer à la lecture du Talmud, obstacle à leur conversion, et engagé les chrétiens à détruire les « faux livres juifs », Jean Rbuchlin protesta qu’on ne devait anéantir, après un jugement régulier, que les livres ouvertement dangereux, que le Talmud, mélange d’éléments divers, était susceptible de rendre témoignage à la vérité. Un violent libelle de PrEiPEu-KORN, fJer Ilandspiegel (Le miroir à la main, lûii).

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accusa Reuclilin d’avoir été corrompu par l’or juif. REiiCiiLiN riposta par Le miroir ties yeux (Der Au-Ifeiispie ^el, lôii). Ce fut une lutte vive, où Reuclilin et Pf<>lt’erkorn échangèrent d’autres écrits de polémique, et à laquelle prirent part, pour Reucblin, deux juifs convertis, le franciscain Galatinus (Pieuhiî db Colonna), Opiis de arcariis calliolicæ yerilatis (151 ! S), et i’AUL Rn : (ii, médecin de l’empereur Maxirailien 1", ainsi que le cardinal Gii.lbs de Viterbe, le franciscain Georcbs l$BNtr.Ni, évêque de Nazareth, et, dans le camp de Pfellerkorn, Arnold Luyuius, de ïongres, et le ilominicain Jacques (lociisraATTEN. Celui-ci était inquisiteur de la foi pour la province de Mayence. A ce titre, il fut saisi du différend. Reuclilin en appela au pape. Le jugement traîna d’année en année ; enlin, en i ï>20, LiioN X condamna Reuclilin et son Miroir des yeux, qualilié de « dangereux, suspect, plein de partialité pour les Juifs ». Dans l’intervalle, les « jeunes humanistes », les « poètes » lanceurs de la Réforme, les auteurs des Lettres des hommes obscurs, surtout Ulricu du Uittbn, s’étaient faits les champions de Reuchlin et avaient prolité de l’occasion poïir attaquer l’Eglise, si bien que la querelle de Reuchlin devenait « la préface d’une bataille bien plus importante qui devait entraîner une définitive scission des intelligences », L. Pastor, Histoire des papes, trad. A. Poizat, Paris, 1909, t. VII, p. iôô.

La Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique réagirent sur la répression du judaïsme en général et, en particulier, sur la condamnation du Talmud. La bulle Cum siciit nuper de Jules 111 (29 mai 1554) prescrivit de rechercher et de briiler, avec le Talmud, tous les livres juifs blasphémant le Christ. Pendant le pontificat de P.vul IV, un nombre incalculable d’exemplaires du Talmud furent livrés aux llammes, surtout à Crémone, où l’un des plus illustres juifs convertis, Si.kte de Sienne, vint poursuivre leur destruction. Cf. sa Ilihliotheca sancta Paris, iCio, p. 120, 3lo. Dans l’Index librorum prohibitorum (156^), Pie IV prohiba le Talmud, ses gloses, annotations, interprétations et expositions, en spéciliant que ces livres seraient tolérés s’ils paraissaient sans le nom de Talmud et sans injures pour le christianisme. De là des éditions expurgées ; l’augustin Adamas, de Florence, eut mission de Grégoire XIII de s’occuper de ce travail expurgatoire. Grégoire XIII (bulle Antiqua Judæorum, i" juillet 1581) soumit à l’inquisition les détenteurs du Talmud. Clément VIU (bulle Cum Ilebræiirum, 28 février iSgS) conlirma les lettres de ses prédécesseurs ; en outre, il condamna tous les livres, en langue hébraïque ou autre, défectueux au point de vue catholique, défendit de les imprimer sous aucun prétexte, etiam sub prætextu quod expurgula fuerint, donec expurj^enlur, sive quod de noiO typis excusa juerinl mutalis nominibus, vel etiam sub obtentu seu toleranliæ aut permissionis, ul prælendunt, secretarii aut cu/usvis pcrsonæ sacri concilii Tridentini, aut Lndicis librorum prohibitorum per receiitis mémoriae Pium papam 11’"^ prædecessorem nostrum editi. Cf., dans les éditions de Vlndex antérieures à celle de Léon XIII, à la suite des dix règles générales, les Obser%ationes ad re^ulam 9""’démentis papæ VII f jussu factae. Plusieurs décrets, dont l’un du Saint-Ollice (18 mai i ôgâ). précisèrent que ce n’était pas aux catholiques d’expurger les livres juifs, mais aux Juifs eux-mêmes, et que les Juifs que l’on trouverait en possession d’ouvrages antichrétiens seraient punis. Une lettre importante du cardinal de Crémone (29 novembre lôag) résume les mesures de l’Eglise contre le Talmud et appuie dans le sens de Clément VIII. Un projet d’ordonnance du cardinal

Petka reprend, au sujet du Talmud, les dispositions des pa[)es, à partir d’Innocent IV. L’or<lonnance, quelique peu modiûée, fut contresignée et promulguée parlÎENoîr.XIV (15 septembre i^Si) Signalons enfin un édit de Pie VI (octobre 1775), qui rappelle et confirme cette ordonnance, cf. Analecta juris ponti/icii, Rome, 18O0, p. i/(22-i /| :  ! 3, et un autre (janvier i^gï), qui la renouvelle.

BiuLioGRAriiiE. — J. Rartolocci, Bibliotheca magna rabbinica, t. I, p. 552-6/(2, t. III, p. 359-()()3, 7317/18 ; J.-C. Wolf, Bibliotheca hebræa, t. II, p. 657993, t. IV, p. 320-450 ; J. Derenbourg, article

. Talmud, dans VJùicyrlopédie des sciences religieuses, Varis, 1882, t. XII, p. 1007-103O ; A. Darmesteter, Le Talmud. dans la Kevue des études juit/es, l’aria, 188y, t. XVIII, Actes et conférences, p. ccclxxxincxLii ; II. Laible, Jésus Christus im l’halmud, Berlin, 18y I ; R. Sinker, Essays and sludies, Cambridge, 1900, p. 58-79 ; ^^’Travers Ilerford, Christianity in Talmud and Midrash, Londres, 1908 ; A. Meyer, Jésus im Talmud, dans E. Ilennecke, llandbuch zu den neutestamcntlichen Apokryphen, Tubingue, igo/|, p. 47-71 ; H.-L. Slrack, liinleitung in den Thulmud, 4’édit., Leipzig, 1908 ; article Talmud, dans la Realencyklopadie, 3* édit., Leipzig, 1907, t. XIX, p. 3 1 3-334 ; Jésus, die llæretiker und die Christen nach den âltestenjiidisclien Angaben, Leipzig, 1910 ; les ouvrages cités dans les pages précédentes.

V.

L’usure

^ 1. Ce qu’a été l’usure juive.

§ II. Ce que l’iiglise a pensé de l’usure juive.

§ I. Ce qu’a été l’usure juive

38. Etat de la question. — « Juif » est synonyme d’Il usurier » dans toutes les langues européennes. Est ce la faute des Juifs ? Est-ce une injustice du langage ?


La thèse commune à la quasi-unanimité des historiens juifs est que les Juifs n’ont pas eu des torts, ou presque pas. Nul ne l’a présentée d’une façon aussi habile et à la fois brutale qu’I. Loeh, Réflexions sur /es /(/i/s, p. 2g-30, 52-81. Cf., du même, Le Jiif de l’histoire et le Juif de la légende, Paris, 1890.

Peuple « essentiellement agricole », dit-il, les Juifs se sont transformés en un peuple commerçant sous la pression des circonstances. La mctamor[ihose est due à la perte de leur autonomie et à leur dispersion à travers le monde. Là où ils l’ont pu, ils se sont livrés aux professions manuelles et à l’agriculture. En général, ils en ont été empêchés, exclus qu’ils ont été graduellement de la possession du sol. Ils se sont tournés vers le négoce. Etablis sur tous les rivages de la Méditerranée, gagnant peu à peu rintéricur de la Grèce, de l’Italie, de la Gaule, de l’Espagne, seuls capables de nouer des relations avec l’Orient, ils formèrent la chaîne entre l’Asie et l’Europe et, grâce à leur origine orientale et à la facilité des échanges avec les colonies juives de l’Orient, de la Grèce, de l’Arabie, peut-être de l’Inde, et surtout de Conslantinople, firent venir les riches produits des régions asiatiques, au grand avantage des peuples. Cependant, des négociants rivaux s’étaient fixés à Marseille (vi « siècle), en Espagne (vii « siècle), en Italie (ix « et x’siècles). Les croisades apprirent aux chrétiens le chemin de l’Orient. La bourgeoisie des villes, dont leur trafic avait facilité l’apparition, et les corpcu’ations de métiers leur arrachèrent le grand commerce ; il ne leur en resta que les branches inférieures, le commerce de l’argent et les affaires de banque, l’usure. L’usure des Juifs, au moyen âge, n’est pas 1695

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l’usure telle que nous l’entendons aujourd’hui, le prêt d’arg^ent à un taux illégal ou abusif, mais tout simplement le prêt à intérêt, à un taux légal. Le mot a ehanyé de sens, et c’est ce mot perpétuellemenl répété, el employé dans une acception différente de celle qu’il eut jadis, « qui a fait passer comme un axiome indiscutable que tous les Juifs de toutes les époques sont ou ont été d’affreux usuriers ». Les Juifs, à part les exceptions individuelles comme on en rencontre partout, n’ont jamais t’ait de l’usure au sens moderne du mot ; contraints de s’adonner au commerce de l’argent, ils ont été d’une « loyauté parfaite » et ont rendu un « service immense ». Sans doute, ils n’ont pas j)rêté à bon marché ; mais le pouvaient-ils ? Tolérés pour faire l’usure et uniquement pour cela, une grande partie de l’intérêt qu’ils percevaient était destinée à rentrer dans la caisse du roi ou du seigneur sous forme d’impôts écrasants. Mais, en somme, les intérêts pris par les Juifs, loin d’être excessifs, vu la rareté du numéraire et les risques extraordinaires courus par eux, étaient quelquefois même inférieurs a>ix intérêts pris par les chrétiens. Or, ce qui était arrivé pour le commerce eut lieu pour la banque ; les Juifs furent éliminés après avoir été les initiateurs et les maîtres. « Le commerce leur a été fermé par la législation ; la banque, par les émeutes, les pillages, les expulsions et les massacres… La justice la plus élémentaire aurait demandé qu’il leur fût gardé au moins quelque reconnaissance pour les services rendus ; ils n’ont recueilli que la haine, le mépris et l’insulte… Entre Juifs et chrétiens, l’exploiteur n’est pas le Juif, mais le chrétien ; l’exploité n’est pas le chrétien, mais le Juif. » On parle delà richesse juive. Les Juifs sont-ils riches ? S’il en était ainsi, il n’y aurait qu’à s’en réjouir. C’est une idée périmée que l’enrichissement des uns soit l’appauvrissement des autres, n Toute fortune est généralement (et à part les exceptions) créée par celui qui la possède (ou par ses ancêtres) ; ce n’est pas un capital qui change de mains, mais un capital de formation nouvelle qui n’existait pas auparavant, qui vient s’ajouter aux capitaux anciens et grossir la fortune publique. Si les Juifs sont riches ils le sont donc au grand avantage du pays où ils demeurent. » Mais I’enseml>le n’est pas riche. Il y a quelques grandes fortunes, quelques « sommités financières ». Elles sont exceptionnelles. « Sur sept millions de Juifs, il y en a un peu plus d’un septième, dont la situation, certainement inférieure à celle des chrétiens, est à peu près supportable ; les autres sont dans un profond dénùment. »

B. Lazarb, l’enfant terrible du judaïsme, expose une thèse sensiblement différente, f.’antisémidsme, p. 20-21, 102-118, 364-867. L’àme du juif, dit-il, est double : elle est raystiqiieetelle est positive. Parfois les deux étals d’esprit se jtixtaposent. L’amour de l’or s’est exagéré au point de devenir, pour cette race, à peu près l’unique moteur des actions ». Primitivement pasteurs et agriculteurs, les Juifs commerecrenl après leur dispersion, à l’instar de presque tous les émigrés et colons qui ne vont pas défricher une terre vierge. Les lois restrictives du droit de propriété sont postérieures à leur établissement ; s’ils ne cultivèrent pas le sol, ce n’est pas impossibilité de l’acquérir, c’est que l’exclusivisme, le tenace patriotisme et l’orgueil d’Israël ne lui permettaient pas de bêcher une terre étrangère. Us se sjiécialisèrent dans le commerce, puis dans le prêt sur gages, le change, la banque. La création des corporations aboutit à les éloigner de toute industrie et de tout commerce, autre que le bric à brac et la friperie. Ils se rabattirent sur l’exploitation de l’or. Les circonstances les y poussèrent. Le moyen âge, héritier des

dogmes financiers du droit romain, considérait l’or et l’argent comme ayant une valeur imaginaire, variable au gré du souverain, et non comme une marchandise. Le prêt à intérêt était défendu par la loi ecclésiastique. D’autre part, le patronat et le salariat se constituèrent, la bourgeoisie se développa, la puissance capitaliste naquit. Le capital ne se résigna point à être improductif ; pour produire, il devait être commerçant ou prêteur. Les Juifs, qui appartenaient en majorité à la catégorie des commerçants et des capitalistes, exclus du commerce, se tirent , manieurs d’or, d’autant que les guerres, les famines, et tonte la situation économique des peuples au milieu desquels ils vivaient, rendaient l’or de plus en plus nécessaire, les emprunts de plus en plus fréquents, et que, le prêt à intérêt n’étant pratiqué, parmi les chrétiens, que par une « classe de réprouvés », Lombards, Caorsins, Toscans, usuriers de terroir, en révolte contre l’Eglise, les Juifs échappaient aux entraves de la législation canonique, et leurs dominateurs, les nobles dont ils dépendaient, et les gens d’Eglise eux-mêmes, leur réclamaient cet or dont ils avaient besoin. Au surplus, menacés perpétuellement par l’expulsion, les Juifs se préoccupèrent de transformer leur avoir de façon à le rendre aisément réalisable, de lui donner par conséquent une forme mobilière. ( Aussi furent-ils les plus actifs à développer la valeur argent, à la considérer comme marchandise : d’où le prêt, et, pour remédier aux confiscations périodiques et inévitables, l’usure ». Ainsi le Juif fut dirigé vers l’or. « Conduit, par ses docteurs d’une part, par les légistes étrangers de l’autre, par maintes causes sociales aussi, à l’exclusive pratique du commerce et de l’usure, le Juif fut avili ; la recherche de l’or, recherche poursuivie sans trêve, le dégrada, elle affaiblit en lui la conscience, elle l’abaissa… Pour lui le vol, la mauvaise foi, devinrent des armes, les seules armes dont il lui fut possible de se servir ; aussi il s’ingénia à les aiguiser, à les compliquer et à les dissimuler. » Sommes-nous loin d’Isidore Loeb ?

Que penser de ces deux thèses ? Les Juifs ont-ils été vraiment contraints de s’adonner à l’usure ? L’ont-ils exercéemodérément et l’impopularité qu’elle leur a valu fut-elle et reste-t-elle injuste ?

39. Les Juifs ont-ils été contraints de s’adonner à l’usure ? — II ne paraît pas que les Juifs aient eu un penchant naturel, immémorial, incoercible, au commerce et à la finance. Ils furent longtemps un peuple agricole. Sur leur activité agricole en Arabie avant Mahomet, cf. H. Lammens, Le herceau de l’Islam, Rome, 191/1, p. lô^-iS^. Ils firent du commerce à partir des deux captivités. Ils } montrèrent des aptitudes remarquables ; leur cosmopolitisme facilitait la tâche. Ils rendirent des services par leurs entreprises commerciales et, une fois leur rôle commercial fini, par le commerce d’argent, ne serait-ce que par l’invention ou la vulgarisation de la lettre de change. On peut ajouterque tous les Juifs ne sont pas fabuleusement riches, que la masse fut pauvre au moyen âge el l’est demeurée de nos jours. Telle est la part de la thèse de Loeb qui ne soulève aucune objection.

Mais il est inexact que les Juifs aient élé contraints de se réfugier dans l’usure. Le régime féodal rendait rares les terres disponibles et permettait malaisément aux Juifs de devenir de grands propriétaires, non de devenir propriétaires. Les restrictions au droit de propriété n’existaient pas encore ou n’existaient guère quand ils se mirent au commerce de l’or. Le régime des corporations ne leur interdit l’accès de certaines professions qu’assez tard. En France, jusqu’à la fin du moyen 1697

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ÛK’e, « la liberté du métier a été la loi presque générale du pays » ; le mouvement qui comprend le progrès de l’organisme corporatif et <elui de la réglementation a commence avec Charles Vil, s’accuse sous Louis XI et à la lin du xv « siècle », P. Imbart DK LA ïoun, Les originrs de la lié/orme, t. I, La France moderne, Paris, 1906, p. 30/). Longtemps les Juifs ont pu s’adonner aux mêmes professions que les clirétiens ; une minorité l’a fait, beaucoup ont préféré exercer l’usure. Souvent aux plaintes contre les Juifs usuriers se mêle l’invitation à consacrer leur activité à un travail lionnéle. « Etsivivcnt tous les Juifs des labeurs de leurs mains ou dos autres besoignes sans usures », porte une ordonnance de saint Louis (125/1). L’empereur Faiiuiinic II décréta que les immigrants juifs se conGneraient dans les travaux agricoles (i-2’i-]). Saint Tuomas d’Aquin, /Je re^imine Jiidæoriim ad diicissani Brabanliae, conseille à l’autorité publi(]ue de les obliger à un travail utile pour gagner leur vie, comme cela se pratique en Italie, au lieu de les laisser se nourrir aux dépens des autres. Cf. Pikrue lk vénérable, /i/ « 4(., IV, xxxvi(auroide France Louis VII) ; ïritukme, Gki-LBR de Kaisersberg et Jean Buscii, cités par J. Jans-SKN, L’Allemagne et la Réforme, Irad., Paris, 1887, 1. 1, p. 377 ; M. Becan, Tractatio dilucida et conipcndiaria omnium de flde controvcrsiaram ex suo Manuuli ejusdem argumenti deprumpiu. V, xvii, Lyon, 1624, p. 462, etc. Ici la thèse de B. Lazare est juste : si les circonstances et le milieu dirigèrent le Juif vers le maniement de l’or, il y alla aussi de lui-même, par sa « nature artiûcielle d, par ses « lois propres », par sa condition de commerçant qu’il avait librement choisie, par l’influence du Talmud et de l’enseignement rabbinique. Que les Juifs, menacés perpétuellement de la spoliation et de l’exil, aient eu besoin de rendre leur avoir facilement réalisable, et donc de lui donner une forme mobilière, celles de l’or et, mieux encore, île la lettre de change qui échappait au lise, nous ne le constesterons pas. Mais cela ne fut vrai qu’à partir du moment où les usures criantes des Juifs leur valurent e.xil et dépossessions. Si les Juifs n’avaient pratiqué rusureabusivement, ils n’auraient pas eu à défendre leurs richesses et à parer aux éventualités les plus redoutables.

40. Les Juifs ont-ils exercé l’usure modérément ?

— Non. Dans leurs mains, l’usure prêt à intérêt est devenue l’usure au sens actuel du mot, le prêt à intérêt exorbitant. Si le mot » usure » a changé de sens, ce n’est pas uniquement par suite des modilications qu’ont subies les conceptions économiques des peuples modernes, et toutes les accusationscontre les Juifs en cette matière ne reposent pas sur

« un simple malentendu et une sorte de jeu de

mots ».

LoBB s’applique à justilier le taux qu’ils adoptèrent. { ; ’était le même, dit-il, que celui des prêteurs chrétiens ; ils prêtaient à la semaine, et ce taux a toujours été plus cher que le prêt à l’année ; ce taux n’était pas excessif, vu la rareté du numéraire et les risques à courir : annulation totale ou partielle des créances, expulsions, pillage, etc., sans compter qu’une bonne partie de ces intérêts était destinée à la caisse des princes, sous forme d’impôts écrasants.

A cela nous répondons, d’abord, cjue les excès des chrétiens ne justifient pas ceu.K des Juifs. Les Lond)ards, les Caorsins, etc., se livrèrent à un Iralic odieux, condamné rigoureusement par l’Eglise, et qui leur attira la haine populaire et parfois des répressions énergiques ; c’est ainsi que les Lombards furent expulsés de France à plusieurs reprises. En quoi les usuriers juifs en sont-ils innocentés ? Les princes qui connivèrent avec les Juifs, les riches qui’fome II.

leur fournirent des fonds pour participer à leurs bénélices, tous ceux qui, « chrétiens de nom seulement mais tout aussi grands usuriers que les Juifs 11, comme disait TiiirnÛME, cité i)ar Jansskn, op. cit., t. I, p. 377, tous les « usuriers chrétiens plus insatiables et cupides que les Juifs ii, disait sainte UniornB, lievelat., IV, xxxiii, tous ceux, disait Hans Folï, dans son Histoire de l’empire romain (i/|80), cité par JANssEiN, t. I, p. 380, cf. 380-389, « qui l’ont de la musique avec les Juifs sur le même violon », tous ceuxlà ont été flétris par l’opinion publicjue non moins que les Juifs. Loeb objecte, après avoir rappelé l’indignation excitée contre les Lombards et les mesures prises contre eux, que le préjugé s’est uniquement souvenu de l’usure des Juifs et a oublié celle des chrétiens. C’est que Lombards et Caorsins sont loin dans l’histoire, tandis que les Juifs sont proches.

Le prêt à la semaine « a toujours été beaucoup plus cher et peut-être moins oppressif ipie le prêta l’année ». Pluscher, oui ; moins oppressif, oui encore, dans des cas exceptionnels, quand il s’agit d’un besoin d’argent momentané et d’un emprunteur capable de s’acquitter de sa dette ; non, en général. C’étaient surtout lespetitesgens qui avaient recours à ce prêt, au jour de la détresse. L’àpreté des usuriers se donnait vite libre carrière. « Les Juifs pillent et écorclienL le pauvre homme, dit Erasjib d’Erbach (1/(87), cité par Janssen, t. I, p. 373-374. La chose devient vraiment intolérable ; que Dieu ait pitié de nousl Les Juifs usuriers s’installent maintenant à poste lixe dans les plus petits villages ; quand ils avancent cinq florins, ils prennent des gages qui représentent six fois la valeur de l’argent prêté ; puis ils réclament les intérêts des intérêts, et de ceux-ci encore des intérêts nouveaux, de sorte que le pauvre homme se voit à la Un dépouillé de tout ce qu’il possédait ». Ce fut évidemment pour obvier au mal ([ue Philippe Auguste qui, afin de réduire les prétentions juives, avait statué (1206) qu’ils ne prendraient pas plus de deux deniers pour livre par semaine (un peu plus de 43"/, , par an), leur défendit (1218) de prêter à aucun chrétien vivant du travail de ses mains, qui propriis manitius laborat, sicut agrirola, sutor, carpentarius et hujusmodi, i/ui non hahent Itæreditates l’el mobilia unde possinl sustentari nisi lahorent propriis manihus, et de prendre en gage des fers de charrue, des animaux qui servent au labour, du blé non vanné. Ces défenses indiquent bien la nature et la gravité du péril ; à emprunter à des taux fabuleux, ces petites gens, paysans, ouvriers, gagne-petit, couraient à la ruine irrémédiable.

Le numéraire était rare, les risques à courir sérieux, le taux légal élevé : ces trois raisons légitimeraient-elles l’usure juive ? II est vrai cjuc des taux fort élevés furent légalement en usage. Philippe Auguste, prohibant un taux supérieur à 43 °/„, permit donc le taux de 43°/o- L’intérêt légal monta parfois plus haut, à 52, 86, et jusqu’à 174 "/o- La rareté du numéraire, la menace des risques, expliquent, dans une certaine mesure, la majoration du tau.x. Mais, tout de même, trop est tro[), et « légal » n’est pas nécessairement synonyme de « juste ». P. Imb.vrt DB LA Tour, op. cit.. t. I, p. 281-282, a démontré que, à la suite de l’extensiou du contrat de rente, un aliaissement général et progressif du taux do capitalisation se produisit dans les régions du nord etdu centre de la France — et sans doute aussi, plus ou moins, ailleurs — à la lin du xvi^ siècle et au commencement du xvii^ ; il oscilla entre 10 et 5 "/o, en se rapprochant davantage de 5"/, ,. On ne voit pas que les banquiers juifs aient diminué leurs exigences.

5t 1699

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Puis, il y aies complications, surajoutées à la dureté du taux, que stigmatisent les bulles des papes, les canons des conciles, les sermonnaires, tels un Mknot et un Maillard, et les mystères du mojen âge. De leurs peintures des artilices des « mangeurs du peuple >i quelques livres de compte nous donnent le commentaire vivant : « Majoration des sommes prêtées, estimation exagérée des marchandises données ou insuffisante des marchandises reçues, retenue d’une partie des avances ou du gage supérieur au prêt, évaluation arbitraire des monnaies ou des grains, à une époque où ces valeurs étaient l’instabilité même, erreurs de calculs.., le créancier, marchand ou juif, a à son service toutes les roueries ingénieuses et subtiles de l’homme d’affaires en règle avec la loi », P. Imbaht de la Toir, p. 276. Le 19 lévrier 1895, à la Chambre des députés, M. Samory, décrivant l’usure juive en Algérie, disait : a J’ai vu présenter des quittances de 4000 à 5000 francs pour un em[)runt de 1500 francs, et, comme le colon ne pouvait pas payer, il était exproprié, et l’on paj’ait 4000 francs au tribunal une terre qui valait de 20 à 26000 francs. » Des abus de ce genre, commis sur une échelle très variée, expliquent l’impopularité des usuriers juifs et les allusions malveillantes à la richesse des Juifs.

Cette richesse frappe les regards. Cf., par exemple, AGOB.iRD. De insolent ia Judæorum. iv (avec la note de Balczk sur ce passage, P. A., t. d’y, col. j3) ; Amolox, Contra Judæos, Lix ; Hioonn, De gestis Philippi Augusti ; Pierre Alpho.nse. Dialugi. II, P.I… t. CLVII, col. 5-4 (l’interlocuteur juif tire de l’existence de leurs richesses la preuve que les Juifs sont aimés de Dieu), etc. N’exagérons pas la portée de ces textes. N’y voyons pas non plus de la fantasmagorie. Ce qui a indisposé envers les richesses des Juifs, c’est qu’  « ils en prennent plus que leur part » ; que certaines fortunes se sont édifiées très vile, trop vite pour avoir été conquises de façon légitime ; que, pour nous en tenir au moyen âge où ces griefs sont nés, les Juifs ont abusé quand ils l’ont |>u. de leur situation de prêteurs indispensables. Bannis, dépossédés, si la porte se rouvrait, ils Retrouvaient, presque du jour au lendemain, aussi riches qu’avant l’exil, grâce à l’usure.

§ II. Ce que l’Eglise a tensé dk l’csure juive

41. L’Eglise a toléré l’usure juive au sens primitif du mot, ou prêt à intérêt. — Certains textes feraient croire que l’Eglise condamna le prêt à intérêt chez les Juifs, comme chez les chrétiens (cf. l’article Ixtéhi’ : t (Prêt a), t. U, col. 1081-1090). Innocent III enjoignit aux princes de contraindre les Juifs ad remittendas christianis usuras, Décret., V, xix, 12. Saint Thomas, De regimine Judæorum, Opéra omnia, Parme, 18f)5, t. XVI, p. 292, pose ce principg : Cum ea quæ Judæi per usuras ab aliis habuerint non possint licite retinere. Ailleurs, il rencontre le fameux texte du Deutéronome, xxiii, 19-20, qui permet aux Juifs d’exiger un intérêt des étrangers, mais non de leurs frères ; ce fut, dit-il, II’11"^. q. 78, art. i, ad 2", une tolérance divine, ad maïus malum vitnndum : mais prêter à intérêt à n’importe qui est simpliciter malum, car tout homme doit être pour nous un frère, surtout dans l’état évangêlique auquel tous sont appelés. C’est laisser entendre que la concession du Deutéronome a été révoquée par le Christ. Rbifkrnstuel, Jus canonicum unirersum. In Décret., y, XIX, § IX, n. 172, Paris, 1869, t. VI, p. 451, affirme nettement cette révocation. Cf. encore BenoIt XIV, De synodo dinecesana, X, iv, 12-13, dans ses Opéra, Bassano. -fi-), t. XII, p. 8.

La plupart des théologiens et des canonistes ne

furent pas aussi rigoureux. Cf., entre beaucoup d’autres, M. Becan, Traclatio omnium de fide controversiarum, V, xvii, Lyon, 1624, p. 4Ô9-4*^i ; A. Ricciclli, Tractatus de jure personarum extra Ecclesiæ gremiuiii existenlium, II, xix, 5, Rome, 1622, p. ja ; J. GiBALiN, De usuris cuiitmerciis deque aequiiale et usu fori lugdunensis, I, vii, 8, Lyon, 1607, p. iig-122 ; C.-A. Thesadrls, De poenis ecclesiastiçis, Rome, 16y5, p. 36 1 ; G. Rosio.xoli, A’oiissima praxis tlieologico-legalis in unu’ersas de contractibus contrôlersias, Milan, 1678, t. I, p. 164-172 ; J. Sessa, Tractatus de Judæis, IV, xii, xvui-xix, Turin, 1717, p. 8-9 ; L. Ferraris, Priimpta bibtiotheca canonîca, Venise, l’-jii,. W, addenda, ^. 14-15. Ces auteurs se placent sur le terrain des faits ; ils constatent, sauf à différer dans l’explication qu’ils en donnent, que l’Eglise tolère l’usure juive. Le jurisconsulte Sessa dit crûment : L’suræ judaicæ tolerantur quidem ex permissiune principum et summorum pontificum in Ilebræis, ut de gente deperdita et quorum salus est desperata, et ad euni finem ne christiani foeneris exercitio stransiulentur a christianis. Becan, dont l’autorité est plus grande, réclame, pour la permission de l’usure, une cause suffisante, telle que l’empéchement du mal : sans elle il pourrait)’avoir furta, rapinae, oppressioues pauperum, desperaiiones. A vrai dire, la principale raison de la tolérance de l’Eglise semble avoir été le texte du Deutéronome. Il serait intéressant de recueillir tout ce qu’en ont écrit les chrétiens : exégètes, théologiens, canonistes. Peut-être aussi, en les étudiant de près, apercevrait-on çà et là le pressentiment et comme l’amorce de la légitimation du prêt à intérêt par les titres extrinsèques.

Quoi qu’il en soit, pratiquement l’Eglise souffrit que les Juifs prêtassent à intérêt. Avec la marche du temps, avec l’institution des monts-de-piété et leur répercussion sur les choses de la banque, la tolérance des papes s’élargissait. Non contents de supporter les prêteurs juifs, ils eurent recours à eux ; Martin V, Calixle III, Alexandre VI, Clément VII, contractèrent des emprunts importants. Les Juifs en proUtèrent pour emprunter, pas trop cher, aux chrétiens des sommes qu’ils prêtaient à l’Etat, très cher. Débiteurs à la fois et créanciers des chrétiens, ils furent « créanciers fort humbles, débiteurs fort arrogants. Si on les menaçait, ils menaçaient à leur tour de faire faillite et d’entraîner dans leur chute les banques privées et les monts-de-piété ; et l’on recula toujours, en effet, devant cette extrémité », E. Rodocanacui, Le Saint-Siège et les Juifs, p. 245. A leur tour, les princes séculiers permettaient l’usure aux Juifs, ce que Tub-SAURUS, op. cit., p. 3(’)r, estime licite au moins en vertu dune coutume immémoriale tolérée par les papes ou d’une concession expresse du Saint-Siège. Les Juifs triomphaient de pouvoir exercer l’usure envers les étrangers, ainsi que dans l’ancienne Loi ; ils en concluaient qu’ils restaient le peuple de Dieu, au rapport de Fagics, dans les Critici sacri sive doctissimiirum virorum in SS. Bihlia annntationes, Londres, 1660, 1. 1, col. 1288-1289, lequel entendit souvent nombre d’entre eux déclarer que l’état des choses présent leur plaisait à ce point qu’ils n’auraient pas voulu de la venue du Messie et du retour en Palestine.

.u xvi « siècle, les papes autorisèrent des Juifs à ouvrir des banques où l’on prêtait à intérêt et d’autres à prêter à intérêt sans ériger une banque..-V cette date, était dans l’air l’idée qu’un intérêt adouci peut, à cause des titres extrinsèques, être légitime. Elle dut influencer les documents pontificaux qui favorisent les Juifs ; elle n’y est cependant pas exprimée. Les Regestes des papes contiennent de précieux renseignements sur les relations entre la papauté et les Juifs 1701

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prêtours d’argent. U y u plus à apprciulre encore dans la masse des Cameruliu, qui existent aux archives valicanes. Le canicricr ou oanieilingue du pape élaitcliargé de l’adniinislralion temporelle des Ktats du Saint-Siège. Les actes émanes de lui nous ])ermelteut de suivre dans le détail la pensée du clieC de l’Eglise. Les Cameralia renferment des centaines de pièces concernant les prêteurs juifs, banquiers ou non. Tel volume de Glkmbnt VII ou de Paul III, par exemple, donne une interminable série de lettres du camerlingue qui se rapportent à cet objet, J)iversoritin 6’rt mer<//(a (archives valicanes, armoire XXIX), démentis VU (l : y28-ir, 33), t. LXXXIV, fol. /, , 0, 16, ’7.’8, ig, 2(j, 2CJ, 3 I, 3^, etc. ; Paali lll (l.j’il-1512), t. CXXVI, fol. 33, 36,.’)9, -ji, 78, 81, 120, 130, etc. Plusieurs reproduisent par le menu les clauses multiples de la concession de la banque. Le taux de l’intérêt y est toujours lixé et les Juifs y sont munis de privilèges considérables. Un certain nombre portent que les Juifs sont autorisés à prêter à intérêt pro familiæ vestræ siLsieiitatione ac pauperum clinstianorum commodilale, Div. Camer., l’auli III, t. CXXVI, fol. 33, 3(1, 59 ; Pauli IV, t. CLXXXIV, fol. 25, etc. Parfois il est dit que le camerlingue accorde l’autorisation eo nindo quo sine peccato possiiniHs et sancla Ilomana Jicclesia tolérai ( çonsiie^’il, démentis VU, t. LXXXIV, fol. 13 ; cf. Patdi III, t. CXXVI, fol. 183. (Vest une formule que les documenls ponlilicaux emploient volontiers quand il s’agit de concessions extraordinaires.

48. l’Eglise a réprimé l’usure au sens moderne du mot, ou prêt à intérêt exorbitant. — Le IV’concile de Latran, c. 67, Décret., , xix, 18, se plaint de la perlidie des Juifs qui, en peu de temps, épuisent par leurs usures les ressources des chrétiens, ( ! t statue que si, sous quelque prétexte que ce soit, ils extorquent f^raties et immoderatas usuras, christianoram eis participiuni sublrahatur doncc de iminoderalo gravamine satisfecerint compelenter. Le concile ne condamne pas toute usure, mais l’usure excessive. (De même, dans son décret sur la libération de la Terre Sainte, il règle que, en faveur des croisés, tant que durera la croisade, l’intérêt des sommes empruntées aux Juifs ne sera point perçu ; il ne dit pas que cet intérêt soit illégitime.) Cf. Inn’oceni III, Epist., X, cxc. Le Formulurium de M. iN d’Eboli,

T’a/R’rtnHs 3976, fol. 150, contient cette indication à l’usage des rédacteurs des lettres ponliUcales : Item contra Judæos dicatur quod grades et immoderatas extorseruni ab eo et adhuc extorquere nituntur usuras. mandamus quatenus, si est ita… Suit le rappel de la peine inlligée par le concile de Latran.

Des permissions surprenantes furent consenties parCuhiENT VII. Entre autres, le juif portugais David, llls de Joseph Negro, et Joseph, fils de David, ouvrirent, à Imnla, une banque munie, pour seize ans, du pouvoir de prêter à 30 et 4" "/o et au delà. Cf. l>i’ersorum Cameralia, démentis VII, t. LXXXIV, fol. 8-13 ; F. Vernct, I^’université catholique, nouv. série, t. XIX, p. 107-108. Clément VII avait eu de grands besoins d’argent pour parer à la situation lamentable créée par le sac de Kome (1627). Il avait dii recourir aux Juifs. Si ses mesures bienveillantes envers Israël s’ex])liqnent par là, comme c’est probable, et si elles furent s|)on1anées, sa reconnaissance fut extrême ; que si elles furent imposées par les prêteurs, ils lui tracèrent des conditions vraiment draconiennes. Paul III également fut large. l’.^UL IV rabattit de ces libéralités. Il prit contre les Juifs des précautions minutieuses. Il exigea notamment (bulle Cum nimis absurdum, i’1 juillet 1555)qne leurs livres seraient tenus en caractères latins et en langue italienne, sans quoi ils ne pourraient être produits

en justice contre les chrétiens, et que, si le prêt était remboursé dans le courant d’un mois, juxta ipsorum dierum numerum et non ad rationem integri mensis eorum crédita exigant, ce qui implique le droit de percevoir un profit du prêt, mais non un profit abusif. Pik IV (bulle Diidum a fclicis recordationis, 27 février iTiGa) renouvela ces prescrii)tions, en désignant par son nom l’intérêt : pro tolo lenipore eo quo quis pecuniis testris fruitur intetligatur intéresse currere, computando tamen diem pro die, menteni pro mense. Pin V motiva sa terrible bulle Ilebræorum gens (26 février 1 669) en partie par les excès usuraires des Juifs, quibus egentium cliristianorum substantium usquequaque exinanivcrunt.

Sous le pontificat de Sixtr-Quint, les Juifs eurent un retour de fortune. Un rnotu proprio du 4 janvier 1689 revalida toutes les ordonnances publiées jadis en faveur des ban([uiers juifs de Rome et successivement abolies, et fixa le taux de l’intérêt à 18 » /o quand il s’agissait d’avances sur gages, à 50 "/o quand les avances étaient sans nantissement. Clément VIII revint aux sévérités de Pie V. Sa bulle Cucca et obdurata (26 février 1693) flétrit en termes énergiques l’usure juive : eo tandem sunt progressi ut, adversus dii’inas, naturales humanasquc leges, magnis et grayibus usuris pecuniarum, quas præsertini a pauperihus et egenis exigunt, munopoliis illicitis, fueneraticiis pactis, fraudibus, dolis in contraliendo ac fallaciis, plurimos ciwes et inculas dilionis temporalis ecclesiasticæ ubi commorantur misère exhauserint, bonis spoliaverint, ac tenais potissimum fortunæ honiines, præsertim rusticos et simplices, non solum ad extremam inopiam et mendicitatem, sed propemodum in serwitutem redegerint.

Cela recommençait indéfiniment. Les Juifs ne prenaient pas leur parti de ne pas entasser intérêts sur intérêts. Aucun pape n’a réussi à supprimer ces alfaires de banque. « Ce peuple rusé, dit F. Grego-Rovius, Promenades en Italie, trad., Paris, 18g4, p. 37, connaissait l’art de s’approprier l’argent par tous les moyens, et fournissait ainsi à la haine des chrétiens un aliment toujours renouvelé. Les Rothschild de cette époque (le xvii « siècle) prenaient en général 18<>/n d’intérêts. Le ghetto prête encore (Gregorovius écrivait en 1853) maintenant à un intérêt élevé. Tout, dans son enceinte, se rap|>orte à l’argent et au gain, n

Malgré tout, s’ils les laissaient j)rêler à intérêt, les papes réprimaient périodiquement les excès de leur usure. Peut-être y aurait-il là une explication intéressante de ce fait significatif que, traqués plus ou moins un peu partout, les fils d’Isrël ne se fixèrent pas en nombre plus considérable dans les Etats du Saint-Siège où ils étaient en sûreté. Ils y affluaient au fort (l’une tourmente générale ; ils n’y restaient pas. « La raison de ce fait, dit C. Auztas-Turbnnk, Kevue catholique des institutions et du droit, 2 série, Paris, 18y3, t. XI, p. 318, note, est, croyons-nous, bien simple. Dans les Etats pontificaux, les Juifs étaient protégés, c’est vrai, mais en même temps surveillés et tenus à l’écart… Dans les antres paj’s, au contraire, il pouvait bien y avoir de mauvais moments à passer, mais, dans les intervalles, liberté de manœuvre et d’usure. »

BiBLioGRAPniK. — F. Vernet, Papeset banquiers juifs au XVI" siècle, dans L’université catholique, nouv. série, Lyon, 1896, t. XIX, p. loo-i 1 1 ; E. Flornoy, I, e bienheureux Bernardin de Fcltre, Paris, 1897, p. 1 19-184 ; O. Pansa, Gli Ebrei in Aquila nel secolo XV, l’opéra dei Frati minorie il monte di pietà istituilo da san Giacomo délia Marca, dans le Ilolletino délia società di storia patria A.-L-Antinori 1703

JUIFS ET CHRETIENS

1704

negli Abruzzi, i" série, 1904, t. IX, p. 201-229 ; Ciardini, / banchieri ebrei in Firenze nel secolo XVe il monte di pietà fondato da G. Savonarola, Borgo San Lorenzo, 19O ;  ; les travaux cités au mot Intérêt (prêt a), col. 1090.

VI.

Le meurtre rituel

§ I. L’existence da meurtre rituel. § II. Ce que l’Eglise a pensé de l’existence du meurtre rituel.

§ I. L’existence du meurtrb bitdbl

43. Etat de la question. — A. Motion du meurtre rituel. — D. Chwolso.v, /Jie Blutanklage und sonstige mittelalterliclie Bescituldigungen der Juden, trad. du russe, Francfort-sur- le-Mein, 1901, p. 6-7, jS-aio, classe sous seize formes les « accusations de sang Il et les ramène à deux catégories, selon que le sang aurait un usage religieux ou purement superstitieux.

Pour plus de clarté, distinguons quatre aspects de l’hypothèse du meurtre d’un chrétien par un juif.

a) Le juif tue le chrétien sous l’empire de la colère, de la vengeance, de la cupidité, de la passion, etc., mais non parce (]uil est chrétien, sans que la profession de christianisme de la violime soit pour quelque chose dans cet acte. Evidemment ce meurtre n’est pas rituel.

Il) Le juif tue le chrétien, de préférence un enfant, parce que chrétien, en haine du Christ et du christianisme, mais ne se sert pas de son sang dans un but de superstition ou de religion. Ce crime, le dixième de la liste de Chwolson, n’est pas non plus rituel.

c) Le juif lue le chrétien parce que chrétien, dans un but superstitieux, pour avoir du sang chrétien et l’utiliser dans des opérations de magie, dans la thérapeutique, comme aphrodisiaque. A cela reviennent les six dernières a accusations de sang » relevées par Chwolson : le sang serait employé contre la maladie, contre la puanteur spéciale aux Juifs, pour se faire aimer, pour arrêter le sang qui coule dans la circoncision, pour faciliter les accouchements laborieux, pour la guérison de certaines inûrmilés propres aux Juifs. Ici également, le meurtre n’est i)as rituel, nous n’avons pas un rite lixé par la liturgie juive ; à des superstitions de ce genre la religion est étrangère.

d) Le juif tue le chrétien parce que chrétien et dans un but religieux. Telles sont les neuf premières

« accusations de sang « que Chwolson enregistre : 

k) Le sang est mêlé aux azymes de Pâques ou au vin qui se boit la veille de Pâques. —, 5) Il est mêlé à un œuf que le rabbin donne à manger au juif et à la juive qui se marient, pendant ((u’ils reçoivent la bénédiction nuptiale. — y) Le prêtre juif s’en frotte les mains quand il va bénir le peuple dans la synagogue. — l) Les rabbins, en la fête des Pourim, envoient aux membres de leur communauté un aliment préparé avec du sang chrétien. — s) Le sang chrétien est nécessaire pour que Dieu agrée les sacrilices qvi’on lui oifre ; ou, d’après une autre version, n’ayant plus, depuis la destruction du temple, la possibilité d’oll’rir à Oicu des sacrilices, les Juifs regardent l’ollrande du sang chrétien comme une com[)eusation très agréable, i Dieu. — ï) Un enfant chrétien est tué pour remplacer l’agneau pascal. — /]) Les Juifs teignent leurs portes de sang chrétien, à Pàques, en souvenir du sang de l’agneau qui teignit les portes des Juifs avant la sortie d’Kgypte. — 6) Quand un juif est sur le point de mourir, on frotte son visage avec du sang chrétien, ou l’on met sur son visage nn linge imbibé de sang chrétien, et, à vois basse, on

lui dit à l’oreille : « Si le Christ, auquel croient et eu qui espèrent les chrétiens, est le vrai Messie promis, puisse le sang d’un enfant candide mis à mort te servir pour la vie éternelle I » — <) Le vendredi saint, on cruciUe un enfant pour représenter le crucitiement du Christ, mais on ne fait pas usage de son sang.

Dans chacun de ces cas, et dans les cas similaires, nous avons le lueurtre rituel. Encore y a-t-il lieu de distinguer de nouveau. Si de pareils forfaits sont l’œuvre de simples particuliers, agissant à titre privé, en leur nom personnel, c’est le meurtre rituel au sens large du mot ou improprement dit. Le meurtre rituel slrict n’existe que s’il esl prescrit ou autorisé par la liturgie oflicielle, s’il est accompli au nom de la communauté, c’est-à-dire de la nation juive, ou, du moins, d’une secte juive. On pourrait le délinir : le meurtre olliciel d’un chrétien, principalement d’un enfant, dans un but religieux.

B. Les principales accusations de meurtre rituel.

— Diverses listes ont été dressées par L. Rupbrt, L’Eglise et la Synagogue, Paris, 185y, p. 268-810 ; G. Cholewa de Pawukowski, Der Thalmud in der Théorie und Pra.ris, Batisbonne, 1866, p. a43-308 (73 cas) ; H. Desportes, Le mrstcre du sang chez les Juifs, Paris, 1889 ; le journal Z-’osserva/ore caltolico, de Milan, mars-avril 1892 (44 articles, 154 cas) ; J.vB, Le sang clirélien dans les rites de la Synagogue moderne, Paris (sans date) ; le D’Imbeut-Golhbbyre, dans Constant, Les Juifs dc’ant l’Eglise el l’histoire, 2’édit., Paris (sans date), p. 323-826 ; A. Monniot, Le crime rituel chez les Juifs, Paris 1914, p- 143-300 ; etc.

I.MBBRT-GoiRBBVRB, p. 336, Voit « le premier fait qui établit la saignée rituelle » dans le cruciliement d’un enfant à Immestar (Syrie), à l’époque des Pâques juives de l’année 415. Dès le xii’siècle, les accusations de meurtre rituel se sont fréquemment produites. Voici les cas les plus fameux. Sauf indication contraire, les victimes sont des enfanls. Nous citons, en particulier, ceux ([ui, à des degrés divers, ont été l’objet d’un culte et qui, à ce litre, figurent dans les Acia sanclorum des Bollandistes : le b^ Guillaume, de Norwich (1144), cf. Acla sanctorum, 3" édit., Paris, 186ô, martii, t. III, p. 586-588 ; l’enfant de Blois (ii’ji) ; le b^ Richard de Paris, crucihé à Pontoise(i 179), cf..Ida, marlii, t. III, p. 588-092 ; les enfanlsde Fulda(1235) ; la tillelle de Valréas (1247) ; le b'> Werner, à Oberwesel (1248), cf. Acta, aprilis, t. II, p. 696-738 ; le b"^ Dominique de Val, de Saragosse (1200), cf. Acla, 1868, augusti, t. VI, p. 777783 ; le b’< Hugues, de Lincoln (1255), cf. Aaa, 1868, julii, t. VI, p. 494) le b^ Rodolphe, de Berne (vers 1 287), cf. Acta, aprilis, t. II, p. 500-502 ; le b"^ Jeannol. Joaniietus, du diocèse de Cologne (date inconnue), cf. Acta, martii, t. III, p. 500 ; le b^ Louis de Ravensbourg (1429), cf. Acta, aprilis, t. III, p. 986-988 ; le b’< André, de Rinn (1462), cf. Acta, julii, t. III, p. 438-44’ ; le b"^ petit Simon, Simoncino, de Trente (1470), cf. Acta, martii. t. III, p. 493-500 ; le b’- petit Laurent. Lorenzino, de Marostica (1’|85) ; le b^ enfant [Christoplie, ce nom aurait été donné par les Juifs, de la Guardia (vers 1490) ; l’enfant de Metz, qui aurait été tué par Raphaél Lévy (1669) ; le P. Thomas, capucin, et son domestique, à Damas (1840) ; la jeune lille (calviniste, âgée de 14 ans), de Tisza-Eszlnr (1881) ; la jeune lille (19 ans), de Brezina, prèsPolna (1899) ; le jeune.

dré Youtchschinsky, que le juif

Beyiis a été accusé d’avoir mis à mort à Kielf (igi 1).

44. f.a vraisemblance du meurtre rituel. — L’accusation, avant tout examen des faits, paraît bien invraisemblable, et en elle-même el dirigée contre les Juifs.

Il est invraisemblable que de telles horreurs 1705

JUIFS ET CHRÉTIENS

1706

soient l’œuvre d’une collectivilc humaine lant soit peu dégagée de la baiharie. Puis, il exista toujours une tendance à attribuer à ceux que l’on déteste l’usage du sang ennemi dans un but superstitieux et religieux. Qu’on se rappelle les prrmiers chrétiens : ils passèrent pour manger des enfants dans leurs réunions secrètes, et cette calomnie — lancée parles Juifs, au dire d’Origèue — eut une diffusion prodigieuse. Aujourd’hui encore, en Chine, les missionnaires sont accusés de recueillir des enfants pour leur arracher les yeux et le cœur alin il’eu composer des philtres. Il est d’une sagesse élémentaire, non moins que d’une justice stricte, de ne pas accepter trop facilement sur le compte des antres des récits qui nous révoltent quand ils s’appliquent à nous. (I De voir réapparaître cet antique grief avec une ténacité si persistante dans les temps et les civilisations les plus divers, et cela presque toujours sous la forme d’un « on dit » plus ou moins aveuglément accepté, voilà qui incline au donte ou commande en tout cas le y. ! uTr, 7c à7r(7T-<v I), dit P. de L| ABnioLi-E], /.e ineuiire rituel, dans le Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétiennes, Paris, iy13, t. III,

p. 2O2-203.

Les idées juives sur l’usage du sang rendent l’accusation spécialement invraisemblable quand elle vise les Juifs. La Loi ancienne décrète la peine de mort contre quiconque mange du sang des animaux, I.ei’it., XVII, ! 0-14. La législation rabbinique entre dans de minutieux détails pour interdire tout emploi du sang : l’aliment qui en contient, ne serail-ce qu’une goutte, est impur ; il est défendu de le prendre. Les premiers chrétiens chez qui subsistait la tradition de s’abstenir « des viandes étoulTées et du sang », Act., xv, 20, répondaient à leurs accusateurs : n Comment les chrétiens mangeraient-ils des enfants, eux à qui il n’est pas même permis de manger le sang des animaux sans raison ? » Cf. la lettre des églises de Lyon et de Vienne, dans Euskbe, //. E, , Y, 1, ?(’i, et MiNucius FÉLIX, Octavius^ xxx. Cet argument, les Juifs le répètent : comment, avec leur aversion pour le sang, prescrite par la Loi et passée dans les mœurs, seraient-ils coupables des meurtres rituels qu’on leur impute ?

Toutefois, « le vrai peut n’être pas vraisemblable ». Si, d’une part, l’accusation de sang se discrédite par l’abus qui en a été fait si souvent, en général contre des adversaires, et. en particulier, par le paganisme contre l’Eglise naissante, il est établi, d’autre part, que la préoccupation et la superstition du sang ont liante l’esprit des peuples. H.-L. Strack, Dns liliit im Clanhen und Alierglaulien der.Ven^chrit, Munich, 1900. p. 1-85, consacre la moitié de son livre contre l’existence du meurtre rituel à l’examen des préjugés si répandus d’après lesquels le sang des animaux et des hommes assurerait la guérison d’une foule de maladies ou ajouterait une vertu singulière à des talismans. Des aberrations étranges eurent une vogue qui déconcerte. Le meurtre rituel, supposée démontrée son institution, serait une monstruosité de plus.

Et la défense du Lévitique de se nourrir de viande non saignée ne serait-elle pas une précaution contre la volupté du sang, propre « aux sémites ? Toute l’histoire d’Israël fut une lutte de lalivé contre les divinités corruptrices des pays voisins, contre Moloch, avide de chair humaine, le dieu sémiticpie par excellence. Une thèse, chère à beaucoup d’antisémites, et que l’ancien membre de la Commune de Paris, G. Tilinox, /)(( molochîsme juif, Bruxelles, 188^, a vulgarisée, c’est que les Juifs ont suljstitué au Dieu de Moïse l’infâme Moloch de Phénicie.et que, cédant à l’impression première de la race, ils sont retournés

nu sacrifice humain. En outre, même si l’ensemble des Juifs répugne à l’emploi du sang, ne pourrait-il I)as se trouver, parmi eux, quelque secte qui ait pour règle de l’employer dans un but de religion ou de superstition ? D. (_)invoi, soN, Oie lllutankluge, p. 339, déclare l’avoir fréquemment ouï dire en Russie. Naguère, au cours du procès de KiefT, on l’a prétendu. Cf. Le procès Berlis. La plus grande infamie du siècle en Jtussie, Varia (igi/i), p. 30, /(2-/|.’J, Oi, G7.

Pour ces raisons, il ne suilil pas d’arguer de l’invraisemblance alin d’écarter l’accusation de sang.

48. La réalité du meurtre rituel strict. — Si le meurtre rituel existe chez les Juifs à l’état d’institution ollicielle, il faut qu’il soit autorisé par les livres de liturgie juive ou par un enseignement ésotérique non consigné dans les écrits et transmis, de façon orale, aux initiés.

A. Les livres juifs. — Y a-t-il dans ces livres, principalement dans le Talmud, des textes qui autorisent le meurtre rituel ? Jusqu’à ces derniers temps, nul ne l’avait insinué. U en résulte une forte présomption que rien de tel ne s’y lit. Dans les attaques si nombreuses, si vives, sans cesse recommencées, contre le Talmud et autres livres juifs, on les a fouillés dans tous les sens et l’on a publié des volumes groupant et commentant les passages rcpréhensibles. Comment a<lmetlre que les passages approuvant le meurtre rituel, s’il s’en rencontre, aient échappé aux dénonciateurs ?

Cependant, un professeur de l’Université de Prague, le chanoine A. UoHi, iNfi, se flatta d’avoir découvert un texte du Talmud qui permet de conclure que l’on pouvait sacrifier tout enfant juif, non protégé par la volonté paternelle, en guise d’holocauste pascal, et que, puisque les Juifs recrutent leurs holocaustes parmi les mineurs de leur propre peuple, à plus forte raison ils doivent s’en prendre à des nonjuifs. Un écrit de Rohling, Der Tatmudjude, Mïmster, 1871 (Crédit, en 18’77 ; (leux traductions françaises par M. DE Lam ARQUE, Paris, 1888, et par A. Pontigny, Paris, 1889), avait déchaîné une polémique acerbe. Le principal contradicteur fut F. Delit/.scii. professeur à l’Université de Leipzig, qui entra en lice avec son lïohling’s Talmudjude, Leipzig, 1881. Toute une série de brochures suivirent. Cf. II -L. Strack, Bas Blut, p. III. Rohling, en iSyi, jeta dans le débat le texte talmudique. En réalité, ce texte n’a pas le sens que Rohling lui prèle ; il ne parle ni d’holocauste ni de sacrifice humain, ni de non-juifs, mais seulement du cas où des enfants avides de richesse seraient tentés de tuer leur jeune frère pour se partager son héritage, comme cela est arrive la veille de Pâques. Cf. Stuack, /^rtt Ulut, p. 1 16-120, et. iiViiî’, sur deiix autres textes du Zohar et du Replier ha-liqqutin d’I. LuRiA (-{- 15’j2), allégués à tort par Rohling.

Nous avons vu que le Talmud présente, à côté de belles maximes, des expressions haineuses à l’endroit des chrétiens et capables d’exciter l’injustice et la violence. Mais nulle part le crime rituel en vue de la consommation du sang, le crime rituel pascal. le crime rituel strict, sous n’importe quelle forme, n’est prescrit ou légitimé par le Talmud.

B. L’enseignement ésotérique. — A défaut d’un texte officiel, l’ésotérique juive a-t-elle poussé au meurtre rituel ? Les documents abondent qui l’aflirment.

N’insistons pas sur les sources chrétiennes, dont les auteurs parlent au nom des chrétiens. Quand un Robert dh "Torigny, Chron., édit. L. Dki.isle, Rouen, 1873, 1.11, p. 27-28, ayant raconté, à la date de 1171, le meurtre de quatre enfants à Blois, à Norwich, à Glocesler et à Pontoise, ajoute que souvent, à ce qu’on dit, ut dicitur, les Juifs en font autant au 1707

JUIFS ET CHRETIENS

1708

moment de Pâques, s’ils ont une occasion opportune ; quand Thomas de Cantirapré, Bonum universale de apil/us, H, XXIX, aS, transformant ce ut dicitur en certitude, écrit : « Il est sur que, tous les ans, les Juifs tirent au sort, dans chaque province, la ville ou la communauté qui fournira aux autres le sang chrétien

« , on pourrait se demander comment ils le

savent, et douter de la valeur de leur témoignage.

Mais nous avons là-dessus des aveux précis des Juifs. Par exemple, dans l’affaire de Valréas (12157), plusieurs disent que, chaque année, à défaut des sacrilices qui ne peuvent plus s’accomplir dans le temple, les Juifs doivent verser du sang chrétien en quasi-sacrilice, que l’ordre est venu à Saint-PaulProis -Châteaux de tirer au sort la communauté juive qui, cette année, serait chargée de répandre le sang chrétien, et que le sort avait désigne Valréas. De semblables déclarations ont élé obtenues juridiquement à diverses reprises. Des Juifs ont été « convaincus », comme s’expriment les documents ; pour qui connaît la langue du moyen âge, ce mot implique toute la procédure légale. Que peut-on désirer de plus [)rohant ?

Hélas ! condamner « juridiquement » et « convaincre » c’était convaincre par l’emploi et condamner après l’emploi de la torture et sur les aveux qu’on avait obtenus par elle. Aujourd’hui, de l’avis unanime, une déposition provoquée par la violence est frap[)ée de nullité,.utrefois on la regardait comme valable, et cela non seulement au moyen âge, mais au xvn" siècle et auxviii= encore. Eux-mêmes les graves, et doctes, et admirables anciens Bollandistes — la grande autorité dont se prévalent ceux qui admettent l’existence du meurtre rituel, h les princes de la certitude historique », dit Golglenot hesMcossbaux, Le Juif, le judaïsme et la judaisation des peuples chrétiens, ). ig^, cf. igo — eux-mêmes admettent le préjugé du temps. Jamais ils ne formulent une réserve sur l’autorité d’un témoignage arraché par la force matérielle. Recherchant les causes du meurtre rituel, ils enregistrent sans discussion, en toute coniianoe, Acta, aprilis, l. II, p. 501, les quatre causes qui furent avouées ^er iim tornxenlurum par des vieillards juifs compromis dans l’affaire de Tyrnau (149W-’ vertu du sang chrétien pour arrêter l’effusion du sang dans la circoncision ; sa vertu comme aphrodisiaque ; sa vertu curative dans l’infirmité consistant en ce que ciri ac mulieres aeque apiid eos fluxn menstrui Inhorent : une loi ancienne, mais secrète, quo quotidianis sacri/iciis in aliqua regione cliristianum Deo sangiiinem liliare coguntur.

Les aveux faits sous l’étreinte de la torture ne comptent pas, ni ceux qui seraient dus au désir d’échapper à sa menace ou amenés par la perspective de la liberté et d’un sort meilleur après ime réclusion douloureuse. Or, tels ont élé les aveux relatifs à l’existence du meurtre rituel strict. Revenons à l’affaire de Valréas. Trois juifs furent arrêtés ettorturés. Huit jours après, ils avouèrent le meurtre odiciellement consommé. Cini| jours plus tard, ils comparaissaient devant Dragonet de Montdragon, sire de Montauban, de qui dépendait Valiéas, et confirmaient leurs.1VCUX, sponle et sine finculo, capti tanten et posi tormenta. Nouvelle enquête, le mèmejour. Six autres juifs comparurent. Les trois premiers nièrent le crime ; appliqués à la torture, deux l’avouèrent, le troisième demeura inébranlable. Des trois derniers, que l’enquête qualifie de / « l’pnes (l’vin était cependant marié), l’un avoua, les deux autres déclarèrent ne rien savoir ; aucun ne fut torturé, mais ils savaient qu’ils pouvaient l’être et ce que c’était que de l’être. Ainsi l’enquête présente les faits. Cf… Moi.inikr, Enquête sur un meurtre imputé aux Juifs de Valréas,

dans Le cabinet historique, nouv. série, Paris, 1884, t. 11, p. 121-13/|. L’exposé que les Juifs envoyèrent au pape, et quiNNocENT IV reproduit dans sa bulle du 28 mai 12^7, cf. E. Berger, les registres d Innocent IV, n" 281"), Paris, 1882, t. I, p. 420-421, s’accorde avec elle sur le motif des aveux, tout en étant plus accentué : il y est dit que Dragonet eos non convicias nec confessos, nec etiant aliquo accusante (il s’agit d’une accusation légale), bonis omnibus spolialos diro caiceri mancipai’it, ipsosque…, quibusdam ex eis cæsis per médium, aliis combustis igné, uliquorum virorum extraciis testiculis et mulierum mammillis evulsis, tamdiu poenarum aliarum diversarum lormentis aflHxit, donec ipsi id quod eorum conscientia non didicit ore, sicut dicitur, sunl confessi, uno necari torniento potius eligenles quant vipère et poenarum afjlictionibus cruciari. Que valent de pareils aveux ? Exactement ce que valurent, aux origines chrétiennes, les aveux de ces enfants, de ces femmes, de ces esclaves, de ces chrétiens de tout rang, qui assurèrent, parmi les supplices, que les chrétiens pratiquaient le meurtre rituel.

Nous ne connaissons pas un seul témoignage juif, d’une authenticité certaine et absolument libre, qui garantisse la réalité du meurtre rituel strict. Quoi qu’il faille penser du fond de l’affaire troublante de Damas (1840), il est sûr que les accusés furent tourmentés cruellement avant de rien avouer. Cf. Strack, I)as Bliil, p. 182. En 1834, aurait paru, en grec moderne, à Xauplie de Roumanie, sous le titre de liuine de la religion hébraïque, un opuscule qui se donnait pour la traduction d’un écrit en langue moldave composé, en 1803, par le moine Néophyte, exrabbin converti au christianisme. Il fut également traduit en arabe, et eut plusieurs éditions, que les Juifs se seraient appliqués à faire disparaître. Un chapitre y est consacré au meurtre rituel. On peut le lire dans Jais, Le sang chrétien dons les rites de la Synagogue moderne, Paris (sans date). C’est horrible. Il y est dit que l’usage du sang recueilli par les Juifs, dans les assassinats des chrétiens, est un rit qu’ils croient commandé par Dieu même et révélé dans l’Ecriture ; que tous les Juifs ne savent pas le m^stére du sang, mais seulement les rabbins ou khakhams, les lettrés et les pharisiens, qu’on appelle pour ce motif les conservateurs du mystère du sang. Toutes les horreurs éparses un peu partout sur les raisons d’être du meurtre rituel strict sont réunies là. Quel crédit accorder à ces pages, dont l’existence fut révélée par. Laquent, lielalion his’orique des affaires de Syrie depuis JS’iO jusqu’en ttii’J, Paris, 1846, t. II, p. 878 ? Il ne semble pas que personne ait jamais rien su de l’auteur ou vu l’édition originale de son livre. Ce serait déjà assez pour se méfier. Certaines afiirmalions de l’auteur sont extraordinaires. Il avance gravement que tous les Juifs d’Europe sont affectés de la gale, que tous ceux d’Asie souffrent delà teigne, que tous ceux d’.Vfrique ont des anthrax aux pieds, et tous ceux d’Amérique des maux d’yeux qui leur donnent l’air slupide. Cela est dans le style de la littérature antijuivc la plus inintelligente ; on ne saurait comprendre que ces sottises se trouvent sous la plume d’un juif authentique. Il n’est jias besoin d’ajouter que la disparition, par le fait des Juifs, des exemplaires des éditions successives de cette brochure, si elle était établie, prouverait que les Juifs ont voulu retirer de la circulation un écrit capable d’attiser contre eux les haines populaires, mais non <iu’ils ont admis l’exactitude de ses révélations.

L’existence quelque part, surtout dans cette vaste Russie où [uillulent les sectes de tout genre et où les Juifs abondent, d’une secte juive inscrivanldans son 1709

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prograiiiiuc la pratique du meurtre rituel, est rigoureusement possible. Elle n’a pas été démontrée. Cf. GuwoLsoN, Die lilutankldge, p. 33g-3/19.

46. i-u réalité du meurtre rituel au sens large du mot et du meurtre dans un hut superstitieux. — 13e ce que le meurtre rituel strict n’est pas une réalité historique appuyée sur des preuves ([ui s’imposent, faut-il conclure que toutes les accusations de sang i)orlées contre les Juifs sont fausses ? Non. Eliminant les cas de meurtre dépourvus de documentation ou sûrement apocryphes, ne tenant pas compte des aveux dus à la torture, il reste un noml>re considéralile de faits qui s’offrent à l’examen et qu’on n’a i)as le droit d’écarter par un » priori dédaijçneux. Tout rejeter en bloc ou tout admettre en bloc, serait également antiscientiûque. La lumière n’est pas toujours suffisante pour se prononcer à coup sûr. Sachons le reconnaître, et, parce que nemo malus nisi prohetur, inclinons à croire à l’innocence des Juifs c|uand le doute persiste. Mais, pas plus que du désir de les prendre en faute, ne partons de cette idée qu’ils ne peuvent être coupables.

L’histoire des origines chrétiennes est pleine des sévices qu’ils exercèrent contre les Qdèles. Dans la suite, obligés à être circonspects en pays clirétien, ils ne déposèrent pas leurs dispositions malveillantes. Haineux, ils furent haïs. Des chrétiens versèrent le sang juif et les papes durent protester contre des massacres commis par les foules. Puis, des chrétiens arrachèrent trop souvent, malgré les lois de l’Eglise, des enfants à leur famille alin de leur imposer le baptême, surtout en Espagne et en Portugal ; pour des.luifs, c’était aussi douloureux que si on les avait mis à mort. Long héritage d’inimitiés violentes, situation humiliée, mauvais traitements subis, tout cela était de nature à conduire à leur paroxysme les rancunes et les colères. « Assurément, dit I !. Lazare, l’antisémitisme, p. 353, pendant le moyen âge, il dut y avoir des Juifs meurtriers, que les avanies, la persécution, poussaient à la vengeance et à l’assassinat de leurs persécuteurs ou de leurs enfants même. »

^. Lazare, p. 354-358, rappelle encore que les Juifs s’adonnèrent à la sorcellerie. Ils furent les magiciens par excellence. On sait la place qvie le sang occupa toujours dans les maléfices. On attribuait au sang, surtout au sang vierge, des vertus incomparables :

« Le sang était guérisseur, évocatcur, préservateur, 

il pouvait servir à la recherche de la piert’e philosopl.ale, à la composition des philtres et des enchantements. Or, il est fort probable, certain même, que des Juifs magiciens durent imnuder des enfants. » Peut-être les commencements de l’accusation de meurtre rituel sont-ils là. « On établit une relation entre les actes isolés de certains goétes et leur qualité de juifs. » Du moins, l’accusation ne se produisil-elle qu’à dater du xii"’siècle et du grand essor de la magie.

Que tel ou tel juif, seul ou avec des complices, ait, à litre privé, tué des chrétiens, surtout des enfants, non seulement dans un but superstitieux, non seulement en haine du christianisme, mais en vue d’un usage rituel, c’est également possible. « Pour s’inscrire en faux a priori contre toute accusation de meurtre rituel, dit P. de L[abr : ollk], Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétiennes, t. III, p. 20a, il faudrait un parti pris quelque peu naïf. Qui dira les imaginations malsaines dont sont capables certains cerveaux de criminels, de fanatiques ou de demi-fous ? » L’accusation même de meurtre rituel, les procès qu’elle suscita, la publicité qu’elle obtint, ont pu suggérer un assassinat rituel, comme la lecture des procès d’assises suggère des méfaits

semblables à ceux qui ont passionné l’attention liublique.

Pour toutes ces raisons, il y a lieu de discuter de près les cas de meurtre que présentent les textes. L’apriorisme serait injustiliable.

Cette étude ne saurait avoir ici sa place. Quel qu’en puisse être le résultat, que les meurtres démontrés soient relativement nombreux, ou, à ce que pense 15. Lazare, p. Sô^, » fort rares », et quelles qu’aient été les causes de ces meurtres, vengeance, préoccupations de magie ou de thérapeutique, rage antichrétienne, rien n’autorise à rejeter leur resi)onsabilité sur la nation et la religion jviivcs. Il serait aussi injuste de charger le judaïsme des crimes d’individus sans mandat olliciel que d’imputer au christianisme les tueries d’enfants opérées au comple du marquis de Rais et de la Voisin ou les messes noires de l’alïreux Guibourg.

§ IL Ce que l’Eglise a pbnsi^ de l’existence DU meurtre rituel

Nous avons publié une liste considérable, qui sera certainement allongée, de documents pontilicaux sur le meurtre rituel. Cf. Hevue pratique d’apologétique, Paris, igiS, t. XYll, p. 41g-4’^9. Les uns sont favorables, les autres défavorables aux Juifs.

47. Documents défayorahles au.) Juifs. — Le plus grave, si l’on pouvait établir qu’il a été écrit au nom d’un pape, serait une bulle Contra Judæos cruci /igentes puerum, qui se lit dans le Formularium de M.*.RiN d’Eboli, Vaticanus 3976, fol. 2/jo. Vice-chancelier de l’Eglise romaine de I244 à 1261, Marin recueillit, dans son Formularium, des modèles de lettres pontificales à l’usage des clercs chargés de la rédaction de ces actes. Ce ne sont pas des modèles factices, sortis tout entiers de la fantaisie du compositeur ; mais ils reproduisent, au moins dans la majeure partie des cas, de véritables lettres ponlilicales, avec cette particularité que le nom du destinataire et la date disparaissent presque toujours. La bulle Contra Judæos crucifigentes puerum, qui affirme l’existence, au xiii’siècle, du meurtre rituel sous la forme du crucifiement d’un enfant par haine pour le Christ, ne nous conserverait-elle pas la teneur d’une bulle réelle qui ne nous est point parvenue ? En l’ab sence de toute donnée positive, bornons-nous à cette hypothèse et, jusqu’à preuve du contraire, tenons que le texte du Formularium reflète uniquement la pensée ou la préoccupation de Marin Peut-être avons-nous là un projet de bulle du temps où parvinrent à Rome les premières rumeurs sur lecrucitiementde la fillette de Valréas (124-). Dans ce cas, il n’aurait pas servi, car Innocent IV intervint dans cette affaire par trois bulles plutôt favorables aux Juifs.

Benoit XIV confirma, pour le diocèse de Brixen, le culte du b" enfant.

dré de Hinn, tué par les Juifs

en 1/1O2. On demanda d’inscrire son nom au martyrologe et de commencer un procès de canonisation. Benoit XIV refusa l’insertion au martyrologe, afin de se conformer aux décrets réglant qu’on ne doit y introduire que les noms de ceux qui ont été canonisés. Quant à procédera sa canonisation, il posa la question de savoir s’il faut canoniser des enfants martyrs non foluntate et opère sed solo opère, et la manière dont il le fit indique suffisamment qu’il était pour la négative. Mais la bulle Jieatus Andréas (22 février i-ôô), qu’il écrivit à ce sujet, n’exprime aucun doute sur les meurtres d’enfants imputés aux Juifs. Déjà, dans son De seryorum Dei lieati/icatioue, l, XIV, 4 ; III, V, 6 ; IV, pars 11 », xviii, iG, il avait admis la réalité des délits de ce genre perpétrés « en 1711

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haine du Christ », « en haine de la foi chrétienne ». Dans la bulle du 22 février, il parle de déterminer ce qu’il y aura à faire ciim se hujusmodi obtulerit casas, qui plerumqiie proponi coitsiiei-it, de piiero aliquo majori hebdomada ah Hehræis in contumelia Christi necato, taies namque sunt B. Simonis et Andreue, nec non bene muttoruin e.r iis qiios auctores commémorant, puerornm neces. Meurtres d’enfants par les Juifs, pendant la semaine sainte, pour l’afl’ront du Christ, voilà bien le meurtre rituel. Sans doute cette adirmation est proposée, en passant, par mode d’incidente. Sans doute aussi, Benoit XIV semble avoir accepté ces faits de conliance, tels qu’il les lisait dans divers auteurs, surtout dans les Bollandistes, non à la suite de recherches personnelles. Sans doute enlin, quand Benoît XIV fut en face d’une accusation de meurtre rituel contemporaine, loin d’y ajouter foi au plus vite, il la lit étudier par !e Saint-Ollice qui la repoussa. Malgré tovit, le sentiment de Benoit XIV a son importance ; on n’a jamais taxé ce pape de faiblesse d’esprit ni de fanatisme.

Plus signilicative que l’incidente citée est, comme manifestation ofiicielle de la pensée de l’Eglise, l’approbation par Benoit XIV du culte du b"* André de Uinn. Elle succédait à l’approbation du culte par Sixte V, pour le diocèse de Trente (8 juin 1588) et à l’inscription dans le martyrologe, de par l’autorité de Grégoire XIII (1084), du nom du b Simon de Trente. Elle fut suivie de l’approbation, par Pie VII, du culte du b Dominique de Val, pour le diocèse de Saragosse, et de celui du saint enfant de la Guardia, pour le diocèse de Tolède ; de l’approbation, par la congrégation des Rites, du culte du petit Laurent, de Marostica, pour le diocèse de Vicence (1867), et de celui de Rodolphe, de Berne, pour le diocèse deBàle (1869). On a dit que l’Eglise a béatifié ou canonisé des enfants tués par les Juifs. Non ; mais il y a eu pour ces six petits bienheureux, à défaut d’une béatification formelle, une l)éatification équivalente, consistant dans la reconnaissance du culte. Les décrets de béatification formelle, à plus forte raison équivalente, ne i)articipent pas au privilège de l’infaillibilité. Leur autorité est cependant considérable.

Du reste, pas plus qu’elle n’a engagé son infaillibilité, l’Eglise, dans ces reconnaissances de culte, n’a affirmé l’existence du meurtre rituel strict chez les Juifs. Elle a cru que des Juifs ont tué ces enfants dans un but religieux (encore Sixte-tjuint ne parlet-il pas du meurtre du petit Simon par les Juifs mais uniquement des miracles dus à son intercession). Elle n’a pas dit que tes Juifs aient agi de la sorte, à titre ofiiciel, au nom de la communauté ou d’une secte juive, pour obéir aux prescriptions de la liturgie. Elle n’a pas fait rejaillir sur la nation juive comme telle la responsabilité de ces horreurs commises par des Juifs.

48 Documents favorables aux Juifs. — Ils se divisent en deux catégories.

Dans la première, nous avons des documents qui laissent entendre plus qu’ils n’expriment la fausseté de l’accusation de sang, soit qu’elle portât sur un cas isolé (deux bulles d’iNxocRNT IV, a8 mai iii"), sur l’alTaire de Valréas), soit qu’elle circulât, rumeur vague et excitante, contre les Juifs en général (bulles d’iN.Nor.FNTiV,.T juillet 12^7, et de Martin V, 20 février i./,..2). La bulledu 5juillet 1247 est donnée par la plu[)art des historiens comme la pleine justification des Juifs. C’est aller trop loin. Elle ne proclame pas directement l’innocence des Juifs ; elle suppose que le pape incline à l’admettre. Cf. lieiiie prntiqued’apolo^étique.l. XVII, p. /(20-42I. Martin V révoqua, le i’^ février i/)23, la bulle du 20 février

1422, pour cette raison qu’elle avait été extorquée. Cette révocation ne fut pas motivée par le passage sur le meurtre rituel. Ibid., p. 424.

Les documents de la seconde catégorie nient ouvertement le bien fondé de l’accusation. Le rapport que le cardinal G.*.>ganeli.i, le futur Clément XIV, présenta, le 21 mars i ; 58, au Saint-Ollice, et que le cardinal Merrv del Val (lettre du 18 octobre igiS à lord Rothschild) a déclaré authentique, ne retint pour avérés, parmi tous les cas de meurtre rituelqui avaient agité les esprits au cours des âges, que ceux de Simon de Trente et d’.

dré de Rinn,

égorgés « en haine de la foi chrétienne » ; les autres accusations étaient rejetées. Paul III, dans une bulle du 12 mai 1540, témoigna son déplaisir d’avoir appris, par la plainte des Juifs de Hongrie, de Bohême et de Pologne, que leurs ennemis, pour colorer d’un prétexte leur mainmise sur les biens des Juifs, leur prêtaient à faux des crimes énormes, en particulier celui de tuer des enfants et de boire leur sang. Innocent IV (26 septembre 1 253), Gré GoiRK X (7 octobre 1272), Nicolas V (2 novembre 1447) et le cardinal Corsini, écrivant au nom de Clément XIII (7 février 1760), spécifièrent que les Juifs ne versent pas le sang chrétien pour s’en servir dans leurs rites religieux. Et ce ne sont ]>as des Juifs, tel ou tel en particulier, dans un cas donné, que ces documents disent étrangers à la pratique du meurtre rituel ; ce sont les Juifs en général. C’est de l’ensemble des Juifs, des Juifs en tant que collectivité, qu’il est dit qu’ils n’usent pas de sang humain dans leurs rites (Innocent IV), qu’ils n’emploient pas le cœur et le sang des enfants chrétiens dans leurs sacrifices (Grégoire X). qu’ils sont accusés à tort de ne pouvoir se passer et de ne pas se passer, dans certaines fêtes, du foie ou du cœur d’un chrétien (Nicolas V), qu’ils ne répandent pas du sang humain dans la pâte de leurs pains azymes (Clément XIII).

Remarquons, par ailleurs, que les papes ont écrit une foule de bulles relatives aux Juifs. Très souvent ils ont dénoncé leurs excès contre les chrétiens et le christianisme.. certains moments, la réi>ressir>n a été vigoureuse, mais jamais autant qu’au xvi’siècle : Paul IV, saint Pin V. Clément VIII, etc., ont multiplié les récriminations et les mesures restrictives à leur endroit. Dans la bulle Hebræorum pens (26 février 1569), saint Pis V résume les méfaits qu’on leur reproche : usure, vol, recel, proxénétisme, sortilèges et magie. Il finit par ce trait : Postremo cognituin satis et exploralum habemus quant indigne Christi nomen hæc penersa progenies ferai, qiiam infesta omnibus sit qui hoc nomine censentur, quibus denique dotis illorum vitæ insidietur. Peu de temps après (1585). l’édition officielle du martyrologe romain, publiée par ordre de Grégoire XIII, enregistrait cinq noms de martyrs — non comjiris celui du b’" Simon de Trente — mis à mort par les Juifs : ceux des saints Clcopljas (26 septembre), Timon (ig avril), Joseph le Juste (20 juillet), de sainte Matrone (1 5 mars), de saint Anastase II le Sinaite (ai décembre). Si Pie V. si les autres papes avaient cru au meurtre rituel strict, ils l’auraient stigmatisé de belle sorte, et Pie V ne se serait pas contenté de mentionner les embûches contre la vie des chrétiens. Or, pas une fois, dans des centaines de bulles dirigées contre les Juifs, le meurtre rituel strict n’est l’objet d’une allusion. L’argumente sitentio est d’un maniement délicat. Ici, il vaut sûrement. Le silence de tant de papes, dans tant de conjonctures où ils auraient pu et dû parler, prouve qu’à leurs yeux l’accusation de meurtre rituel strict n’était pas établie. 1713

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Iîidlioohaimiie. — L. Ganganclli (le futur Clcmeiil XIV), mémoire présenté nu Saint-OMice, le 2 1 murs 1^58, publié, dans une traduction allemande, par A. Berliner, Giitælitcn (jnni^onetli’s (Cteniens A’IV) in Augenlegenheit der Itlutheschuldigung der Jiiden, Berlin, 1888, et, dans l’orifcinal italien, par I. Loeli, Revue des études juives, Varia, 1889, t. XVIII, p. 185-211 ; H.-L. Strack, Dus Illut itn (iUiuhen urid Aberglautien der Menscheit, h’6’édil., Munich, 1900 (les éditions antérieures étaient intitulées : Der Rlutalierglaulie in der Menscheit, lllntmorde und Blutritus ; une traduction frani,-aise a paru sous le litre : Le sang et la fausse nccusiilKin du meurtre rituel, Paris, sans dale) ; l). Clnvolson, /Jie lllutanklage und sonstige mittelalterliche llescltuldigungen der Juden, Francfort-sur-le-Mein, ii)oi (traduit de la 2’édit. du russe, 1880, avec des additions de l’aulcvir) ; K. Vacandard, /.a ijuestion du meurtre rituel chez les Juifs, dans Etudes de critique et d’histoire religieuse, Paris, 1912, t. 111, p. 311-377 ; K. Vernet, Ce (/ue les papes ont pensé de l’e.ristence du meurtre rituel chez les Juifs, dans la lievue pratique d’apologétique, Paris, igiS, t. XVll, p. /|16-/132 ; A. Monniot, /.e crime rituel chez tes Juifs, Paris, 191 4 ; les ouvrages cités dans les pages précédentes.