Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Immanence (Doctrine de l')

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 291-296).

IMMANENCE (DOCTRINE DE L’). — Préambule : Deux sens du mot immanence.

Article I. — Exposé.

I. Principaux facteurs de l’immanence. — 2. Ses formules. — 3. L’apologétique immanentiste.

Article II. — Examen.

I. Opposition de l’immanentisme et de la pensée catholique. — 2. Causes de cette opposition : A. Vérités que nie la doctrine de l’immanence. B. Vérités qu’elle déforme. — 3. Persistance de cette opposition entre la pensée catholique et les méthodes apologétiques, qui ramènent indirectement à la doctrine de l’immanence.

Bibliographie.

Deux sens du mot immanence. — D’une façon générale, le mot immanence exprime le caractère de ce qui réside dans un cire ou un ensemble d’êtres.

Il peut se préciser de deux manières :

i) En un sens exclusif : il désigne alors le caractère d’une activité qui trouve, dans le sujet où elle est censée résider, tout le principe, tout l’aliment, tout le terme de son déploiement. Tel est le sens que Spinoza donne à l’immanence. Exclusif est encore le sens que lui donne ICant, pour lequel sont immanents les principes dont l’application est strictement enfermée dans les limites de l’expérience possible (/ ? « iso/i pure. Dialectique transcendantale, I, 3). Ainsi l’usage de ces principes dans le monde de l’expérience est appelé par Kant un usage immanent (Prolégomènes. 40).

a) Le mot immanence peut encore se préciser en un sens non plus exclusif, mais relatif ; il signifie dans ce cas une activité qui, au lieu de trouver dans le sujet où elle réside tout le principe ou tout l’aliment ou tout le terme de son déploiement, y trouve

seulement un point de départ effectif et un aboutissement réel « quel que soit d’ailleurs l’entre-deux compris entre les extrémités de cette expansion et de cette réintégration finales » [Vocabulaire philosophique, fascicule 12, p. 329, dans liutletin de la Société française de Philosophie, 8’année n° 8 (août 1908). — RcDOLF-EisLER, IVôrlerbucli der philosophischen I>egri/fe, p. 558 (Berlin, 1910)].

Article I. — Exposé de la Doctrine

Sous le néologisme vague et ambigu d’immanentisme, les controverses religieuses de ces derniers temps ont mis en relief une doctrine tendant à envelopperdans l’idée exclusive d’immanence le problème des relations du sujet et de l’objet, de l’homme et de Dieu.

Nous ne prétendons l’envisager ici que du point de vue de l’apologétique immanentiste. De là le caractère intentionnellement fragmentaire de cet exposé.

I. — Principaux facteurs de cette doctrine

C’est la théodicée de Spinoza assurément qui contril )ua, en Allemagne surtout, à répandre ce panthéisme mystique dont la doctrine de l’immanence est issue. Mais nous considérons cette dernière au moment où elle s’infiltre jusque dans des écrits qui veulent être chrétiens ; ce n’est plus alors le spinozisme qui l’inspire directement. Ses facteurs sont les suivants :

1) I.a philosophie religieuse de Schleiermacher.

— Kant avait laissé obscure et délibérément pendante la question de la nature du moi. Par là, ainsi que par sa théorie subjcetiviste de l’espace et du temps, il préparait la fortune du monisme. Schleieh-MACiiER la consacra. Il prétendit comprendre selon un type plus intérieur de relation que ne l’avait exprimé Ivant, le rapport de l’Etre infini aux individus particuliers. Cette attitude philosopliique commanda aussitôt une conception de la religion, qui devint pour .Schleiermacher le centred’une conception générale du monde, et qui se donna comme l’expression inadéquate mais réelle de la vie.

« C’est en elTel la Religion seule qui peut, d’après

Schleiermacher, nous révéler à nous-mêmes ce que nous sommes véritablement dans ce qui est l’Etre véritable ; le sentiment dépure piété, dont toute religion procède, exprime immédiatement l’acte d’union de l’infini et du fini. Cet épanouissement harmonieux de toutes no ? puissances spirituelles, que les Romantiques glorifient justement à l’encontre d’un rationalisme superficiel, a son principe et sa fin dans la vie religieuse, car il n’y a que la vie religieuse qui puisse nousélever au-dessus des oppositions de la critique négative et du savoir abstrait ; il n’y a que la vie religieuse, qui puisse fonder un développement de la nature et de l’humanité irréductible à de simples combinaisons de concepts. La religion, éprouvée dans sa pureté originelle, est le lien indissoluble, qui unit en chaque âme toutes ses tendances spontanées, qui unit toutes les âmes entre elles, qui unit toutes les âmes à l’univers. Qu’on la débarrasse donc des formules arbitraires qui prétendent la contenir tout entière et qui ne sont en vérité que des causes de désunion et de scandale ; qu’on la décharge de toutes les vaines prétentions de la science par lesquelles on a essayé de l’imposer du dehors, par lesquelles on l’a finalement discréditée. La Religion n’est ni un système de connaissances ni un système de dogmes. Elle est indépendante de tout savoir déterminé et de toute autorité fixe (l’eber die Religion, Reden an die 571

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Gebildeten unter ihren Veriichtern, Berlin, !)’cdil., l831, pp. ^i el suiv.). La Religion est le jxir sentiment de piété que suscite en nous l’inluilion de l’Infini dans le lini, de l’Eternel dans le leniporel. Chercher l’inlini et l’Eternel dans tout ce qui est et se meut, dans toute action et toute passion, s’unir à rintini el à l’Eternel par une sorte de conscience immédiate, posséder tout en Dieu et Dieu en tout : voilà la Religion. Quant l’homme est à l’état religieux, il s’épanouit dans la puissance et dans la joie ; hors de l’état religieux, il n’y a pour lui que misère, qu’angoisse, qu’éparpillement de forces. La Religion, c’est l’unité de tout notre èlre et de tout l’Etre, indiciblcment sentie au plus profond de nous-mêmes. » (Veier die Religion, p. l^i-liZ.) (Delbos, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza ; Deuxième partie, te prohlcme moral dons l’histoire du Hpinozisme, chapitre vi : Sclilciermacher, p. 335, seq.)

La religion sera donc chose naturelle, qu’il serait contradictoire d’opposer à la raison. Elle découvre son principe à qui se saisit en un acte quclconque de la vie. Elle jaillit des profondeurs de l’clre par immanence vitale, lær’^l’^"’- » — ^^H-’S^C Êilv

2) Le piétisme luthérien. — Il convient, croyons-nous, de cherclier là un autre facteur de la doctrine de l’immanence. La théorie luthérienne de la justification par la foi devait amener peu à peu la pensée protestante à ne plus voir dans la religion qu’une forme de la piété. Celle-ci est avant tout un sentiment. Mais elle agit comme un principe d’évidence religieuse et morale. Elle fonde une méthode de conviction intérieure, opposée aux sj’stèmes el à la métliode d’autorité. Elle fait reposer en dernière analyse sur un fail de conscience originel el créateur, sur le témoignage interne de l’Esprit, l’autorité de la Bible et la vérité du Cliristianisme. Sans doute Lutlicr ne tira point toutes les conséquences de sa théorie. Les réformateurs furent hommes de transition. « Il ne s’agit pas de justifier leurs inconséquences ni de jurer par leur parole ; il s’agit de Ijien voir le principe nouveau qu’ils introduisaient dans le monde et qii, après avoir détruit le système d’autorité catholique, empêchera la reconstitution de toute autre infaillibililé extérieure et par conséquent de toute autre tyrannie dans l’avenir. Leur titre de gloire est d’avoir fait triompher une conception nouvelle de la religion en transi)ortant le siège de l’autorité religieuse du dehors au dedans, de l’Eglise dans la conscience chrétienne. « (Sabatieh, les religions d’autorité et la religion de l’Esprit, liv. ii, cli. i, I.e Protestantisme primitif, p. a^S.)

Ce fut en fonction de cette théorie qu’au xix’siècle surtout on étudia, au sein du protestantisme, les origines chrétiennes. Le problème capital fut donc de réaliser la conscience religieuse des hommes du passé, et tout i>articulièrement celle de Jésus. L’exégèse biblique vint de la sorte confirmer la conception philosophique d’une religion, dont l’idée d’immanence donnait exclusivement le sens el la portée.

3) Le mysticisme chrétien exagéré par di^’ers courants de la pensée contemporaine. — Ce serait tendre artificiellement des thèses l’une contre l’autre, que d’opposer au christianisme orthodoxe toute intériorité. Le christianisme i)rend l’homme tout entier, et son âme d’abord. Il est extérieur et intérieur. Et si le Christ lui a donné la forme sociale, et des rites el une autorité, c’est pour que les hommes aient en eux la vie, el l’aient en aliondance. Le christianisme est une vie, celle de rEsj)rit. « Jd in que Iota ^^irtus Legis Novi Testamenli consistit, est gratia Spiritus

Sancti » (St. Tuo.mas, la lU", q. iii, a. i). De cette vie, le mysticisme authentique livre la plénitude.

Or, au début du siècle dernier, la réaction contre le rationalisme étroit du xviii’siècle ramena les âmes vers le mysticisme. Mais le mouvement romanticjue en exagéra la tendance. Il accentua outre mesure le sentiment de l’intériorité de la religion. Pourquoi remonter l’échelle de Jacob, qui relie la terre au ciel, afin d’y trouver Dieu ? Dieu est au fond de nos âmes ; et c’est là, et là seulement, qu’il faut le chercher.

D’autre part, le progrès des études psychologiques et une criticpie plusexacte des sciences avaient contribué à faire prendre conscience à la pensée contemporaine de l’importance de la vie subjective. Ainsi se produisit un mouvement d’émancipation contre toute passivité. On revendiqua le rôle créateur de l’esprit jusque dans les sciences exactes. Et d’aucuns, s’inspiranl d’Auguste Comte, parlèrent d’une sorte de « quatrième étal de l’humanité », qui, par la doctrine dont il deviendrait l’expression, serait appelé une ère d’immanence.

2. — Formules de la doctrine de l’immanence

i) Une formule synthétique de la doctrine de l’immanence pourrait être donnée par cette équation :

Religion = révélation = foi z : =. conscience du divin = ::Dieu = vie = expérience.

2) Plus exactement, la doctrine de l’immanence peut se formuler de deux manières :

A. — £n fonction d’une métaphysique intellectualiste, on dira que la raison, étant seule maîtresse du connaissable, doit trouver immanentes en elle toutes les vérités nécessaires à la vie. C’est donc du sein de l’immanent que surgira, s’il doit surgir, le système des vérités transcendantes. Tout développement intellectuel ou vital est pure efférence.

On prétendra que la pensée s’implique tout entière elle-mêiue à chacun de ses moments. On en conclura que, pour atteindre la vérité religieuse comme ])Our constituer la philosophie, nous n’avons qu’à dévider en nous un écheveau préalablement formé, qu’à expliciter jiar l’analyse un implicite, où

« tout est intérieur à tout, qu’à réaliser un inventaire

sans in^enlion i)réalable, sans apport étranger, sans dilatation nouvelle, sans progrès elTectif » (Vocabulaire philos,. Immanence, p. 32^).

Un pur processus dialectique découvrira donc en nous-mêmes la solution du problème des rapports de l’homme et de Dieu. Et la Religion, qui fixe ces rapports, ne sera dés lors qu’un fruit naturel de l’intelligence.

B. — Assujettie à une thèse pragmalisle, la doctrine de l’immanence se formulera autrement. On dira que, puisque la raison a montré par l’échec de ses tcntatiives rini|)uissance radicale de tout intellectualisme, il faut ajourner toute solution dogmatique du problème religieux. La valeur d’une idée sera, en religion, celle de son utilité praticpic. On fera ainsi du sentiment de piété, dont parlait.Sihleicrmacher, l’essentiel, l’unique nécessaire de toute religion el en particulier de la religion du Christ.

3. — L’apologétique immanentiste. — Pour disposer les non-croyants à embrasser cette religion du Christ, comme pour confirmer les chrétiens dans leur foi, on recourut donc à la doctrine de l’immanence. Celle-ci inspira de la sorte une a[)ologétique. Si rien n’a de valeur pour l’homuu’, qui ne soit autonome et autochtone, si rien ne f>eul se manifester à lui qui ne soit préconlenu en lui, l’apologiste devra s’efforcer de persuader à l’homme que, dans les profondeurs de sa nature, se cachent l’exigence et le 573

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désir de la religion chrétienne, qui se trouvera ainsi jioslulée par le plein épanouissement Je la vie.

Deux traits caractérisent cette apologétique immanentiste :

i) Désintéressement des arguments tirés de l’Iiistoire.

Les paroles prononcées par M. Schmiedbl dans une conférence donnée devant les protestants libéraux de Suisse et publiée en igo6, sous ce titre : Vie Persan Jesu im Streite der Meinimgen der Gegemvart (Leipzig, 1906, p. 29), donnent de ce désintéressement cette expression extrême qui définit les situations.

« …Un mot sur la signification que la personne de

Jésus a poiu- notre piété personnelle. Si, dans toute la liberté de nos rcoLerclies, nous nous attachons, comme je fais, à des points que d’autres rejettent, ceci n’intéresse en rien notre culte. Pour moi, je ne dis pas même de Jésus qu’il soit unique ; car ou bien ce terme ne dit rien, — chaque homme étant unique en quelque façon, — ou il dit trop. Mon avoir religieux le plus intime ne souffrirait aucun dommage, si je devais me persuader aujourd’hui que Jésus n’a point existé. J’y perdrais peut-être de ne pouvoir plus attacher mes regards sur lui comme sur un homme réel ; mais je saurais que toute la piété que je possède depuis longtemps, ne serait point perdue, pour ne pouvoir plus se rattacher à lui… Sans doute comme historienje puis dire que cette hjpothèsen’est pas vraisemblable. Ma vie religieuse ne serait point troublée non plus, si Jésus m’apparaissait comme un exalté à cause de ses prétentions à la messianité ou si je voyais en lui quelque chose que je ne pusse approuver… Ma piété n’a pas besoin non plus de voir en Jésus un modèle absolument parfait, et je ne serais point troublé, si je trouvais quelque autre qui l’eût surpassé… au reste il est liors de doute que sous certains rapports il a été surpassé… Mais jusqu’ici nul ne m’a montré un homme qui ait été plus grand que Jésus dans ce qui fait sa valeur propre. »

Les principes de Schleiermacher, rappelés plus haut, commandent logiquement cette attitude.

2) Importance exclusive attribuée aux arguments subjectifs.

L’apologiste, qui s’inspire de la doctrine de l’immanence, tirera du dedans la preuve et parfois le contenu de la révélation chrétienne. Préoccupé exclusivement de manifester les convenances qui existent entre les aspirations positives de l’homme et cette révélation, il s’efforcera de découvrir dans le fait intérieur l’exigence proprement dite du fait extérieur.

Aussi bien, les deux faits doivent-ils nécessairement coïncider, voire même s’identifier l’un avec l’autre, si, avec la connaissance religieuse, nous entrons d’emblée dans l’ordre subjectif, c’est-à-dire dans un ordre de faits psychologiques, de déterniinations et de dispositions intimes du sujet lui-même, dont la suite constitue sa vie personnelle.

« Eliminer le moi ne serait pas ici chose possible ; 

car ce serait éliminer du même coup la matière et tarir la source vive de la connaissance. Une vieille illusion fait croire que l’on connaît Dieu comme l’on connaît les phénomènes de la nature et que la vie religieuse naît ensuite de cette connaissance objective par une sorte d’application pratique. C’est le contraire qui est vrai. Dieun’est pas un phénomène qu’on puisse observer hors de soi, ni une vérité démontrable par raisonnement logique. Qui ne le sent pas en son cœur, ne le trouvera jamais au dehors. L’objet de la connaissance religieuse ne se révèle que dans le sujet, par le phénomène religieux lui-même. Il en est de la conscience religieuse comme de la conscience

morale. Dans celle-ci, nous sentons le sujet obligé, et cette obligation même constitue la révélation de l’objet moral qui nous oblige. Il n’y a pas de bien connu hors de là. De même dans la religion : nous ne prenons jamais conscience de notre piété, sans que, dans le même temps que nous nous sentons religieusement éams, nous ne percevions, dans cette émotion même, plus ou moins obscurément, l’objet et la cause delà religion, c’est-à-dire Dicu.jj (Sabatier, £squissc d’une l’itilosopltie de la Religion d’après la psychologie et t’Iiistoire, p. 879.)

Plus clairement encore, le même auteur marque la valeur exclusive des arguments subjectifs pour fonder la conviction religieuse, quand il s’exprime ainsi :

« …Non seulement la connaissance religieuse ne

saurait jamais dépouiller son caractère subjectif ; mais eWc n’est autre chose, en réalité, que cette subjectivité même de la piété, considérée dans son action et son développement légitimes. » (Ibid., p. 381.)

Ne gardant de l’histoire de Jésus que les suggestions d’un symbolisaie religieux, l’apologiste, qui a donné une adhésion au moins implicite à la doctrine de l’immanence, enfermera donc dans le subjectivisme tout le déveloi)pement de sa démonstration chrétienne.

Article II. — Ex.’Imen de la Doctrixe

1. — Opposition de l’immanentisme et de la pensée catholique. — La religion catholique a la prétention de s’appuyer sur nne communication de Dieu aux hommes, non seulement individuelle et intérieure, mais extrinsèque et sociale. Elle reconnaît comme motifs de sa crédibilité autre chose que l’expérience du divin. Elle estime même cette expérience peu apte à fournir par elle-même un critère normalement suffisant de la vérité. Elle en appelle à des faits positifs. Elle y voit des signes divins qui l’authentiquent. Dans sa théologie, elle insiste sur la distinction de la créature et du Créateur. Si elle reconnaît la présence de Dieu en un cliacun, et d’une manière spéciale dans l’àme juste, elle sauvegarde, jusque dans l’intimité de cette présence, la distinction du fini et de l’infini.

Elle ne fait point de la foi, de la conscience religieuse, de la révélation, des termes synonymes. Et parce qu’elle se donne comme une religion surnaturelle, elle neveutpas être considérée comme exigée par le développement purement naturel de la vie.

Il est donc évident que l’immanentisme devait nécessairement entrer en conflit avec la pensée catholique. Le conflit s’est produit quand, quoique présentée sous des formes le plus souvent atténuées, la doctrine de l’immanence attira l’attention. Aussi estce à formuler cette opposition, qu’est consacrée une partie notable de l’Encyclique Pascendi.

2. — Causes de cette opposition. — L’opposition que nous venons de signaler, entre l’immanentisme et la pensée catholique, n’est point arbitraire. Elle a sa raison d’être dans l’irréductibilité des deux attitudes intellectuelles vis-à-vis de vérités qui sont essentielles.

On peut s’en convaincre, en constatant les vérités que nie l’immanence et celle qu’elle déforme.

A. — Vérités que nie la doctrine de l’immanence

i) La distinction réelle entre Dieu et le monde.

Exclusivement préoccupé de l’immanence divine, méconnaissant par suite la transcendance de Dieu, l’immanentisme, quand on le développe dans la logi575

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que (le ses principes, incline la pensée vers les thèses panthéistes (Encyclique Pascendi. n. 2087).

Tel est le cas, — antérieur à l’Encyclique, puisqu’il date de juillet 1902, — d’un article de la Revue de Métaphysique et de Morale, intitulé : La dernière idole : étude sur la personnalité divine, et signé abbé ( !) Marcel Hébert :

Le problème angoissant, qui se pose aujourd’hui pour bien des consciences, est celui-ci : l’antique croyance au Dieu transcendant doit-elle céder la place à l’atrirmation du Diyin immanent ? Le Tout-Puissant (le Roi des Rois), n’est ce pas une de ces métaphores cUaldéennes que le christianisme nous a transmises avec sa doctrine si élevée moralement, mais si mélangée, si encombrée de conceptions et de comparaisons archaïques ? Celte image, la métaphysique l’a retouchée de son mieux, elle l’a de plus en plus corrigée, idéalisée ; mais elle y a conservé la notion de personnalité, detellesorle que cette construction Imaginative, faite à la ressemblance, non plus de notre corps mais de notre àme, n’en reste pas moins la dernière idole contre laquelle proteste notre esprit, averti par tant de réllexions et d’expériences… C’est d’après le type de gouvernement arbitraire, tyrannique, des barbares despotes de la Chaldée, que l’humanité primitive a conçu et que la grande majorité de l’humanité civilisée conçoit encore le gouvernement divin. Sans doute, en passant parla conscience des prophètes et du Christ, l’implacable lahvé est devenu le Père céleste, mais que de fois sous le Père apparaît le despote oriental ! Aussi l’humanité pensante proteste-telle énergiquement, au risque de rejeter à la fois et l’image et l’idée. Dire : le divin au lieu de Dieu, c’est sacrilier l’image pour sauver l’idée. I)

Mais l’idée n’est point sauvée, entendez l’idée d’un Dieu réel et distinct du monde. Cessant d’être conçu comme un être personnel. Dieu s’identilie avec le sentiment ipie l’homme croit avoir de lui et qu’il appelle divin. On voit dès lors que la doctrine de l’immanence devra nier une autre vérité essentielle, à savoir :

2) Le caractère surnaturel de ta religion chrétienne.

Car si c’est par immanence vitale que doit être expliquée l’origine de ce sentiment dans lequel est l’essence de la religion chrétienne, comme de toute religion, si ce sentiment en l’homme qui est Jésus, aussi bien qu’en nous, n’est autre chose qu’un fruit spontané de la nature, on ne peut plus dire de la religion chrétienne, ni qu’elle est une grâce, ni qu’elle renferme des mystères, ni qu’elle oriente l’homme vers une destinée supérieure aux exigences de la vie. Logiquement, l’immanentisme incline donc la pensée vers les thèses naturalistes (Encycliqæ Pascendi. Id., 207^).

Le livre de A. Sabatibr, Esquisse d’une Philosophie de ta Religion d’après ta psychologie et l’histoire, en fournit, nous serable-t-il, l’exemple le plus authentique. Mais là ne s’arrête pas l’opposition de la pensée catholique et de la doctrine de l’immanence. Celle-ci nie encore :

3) La valeur objective de nos connaissances religieuses.

Parce que la religion n’est, dit-elle, qu’une forme de la vie, parce que la foi, principe et fondement de la religion, n’est (]u’un sentiment sorti, sans nul jugement préalable, des profondeurs de la subconscience, parce que les représentations de cette foi ne sont que de purs symboles, il faut bien reconnaître que,

du point de vue immanentiste, le dogme chrétien perd sa valeur objective de vérité ; et sous la fluctuation des formules, nécessairement décevantes, il n’est plus qu’une expression de la vie. Ainsi l’immanentisme séparera parune cloison étanche le domaine de la science et celui de la crojance.Il subordonnera d’une manière plus ou moins oppressive et même éliminatoire, l’activité proprement intellectuelle aux raisons de sentiment. Pour croire, un coup d’état de la volonté sera nécessaire. Logiquement, l’immanentisme incline la pensée vers les thèses fidéistes et agnostiques (Enc. Pasc. Id., 2083 ; 2989).

Il n’entre pas dans notre sujet de développer ici des (joints qui ont été ou qui seront mis en lumière dans les articles afférents de ce dictionnaire (v. Agnos-Ticis. ME, FiDÉisME, Panthéis.me, ctc). Il nous suffit de caractériser brièvement les causes profondes de l’opposition que nous avons constatée. Cependant, pour saisir toutes ces causes, il convient de voir encore quelles sont les vérités dont la doctrine de l’immanence prétend garder la tradition, mais qu’elle déforme.

B. — Vérités que déforme la c’octrine de l’immanence

i) La présence réelle et agissante de Dieu dans’homme, ou ta réalité de l’immanence divine.

Dieu est présent à l’homme. Il agit en lui et par lui. Bien plus, ayant gratuitement appelé sa créature à une fin surnaturelle, il prépare la réalisation de ce dessein, tantùt par de lointains appels, tantôt par des sollicitations plus intimes, quand il habite dans les âmes qu’il a déjà sanctifiées. Quelle qu’elle soit, cette présence n’est pas sans effet. Il sera toujours vrai de dire avec Pascal : « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments, c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu ! qui exerce sa providence sur la vie et sur le bien des hommes, pour donner une heurevise suite d’années à ceux qui l’adorent : c’est la portion des juifs. Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation, c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie, qui s’unit au fond de leur àme, qui les remplit d’humilité, de joie, de confiance et d’amour, qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même. » (Pensées, VIII, 556, édition Brunscuvicg, p. 581.)

Ajoutons que la grande parole de l’Apôtre vaut de tous les païens de bonne foi : « Ce que vous honorez sans le connaître, c’est cela que je vous annonce » (Act., xvii, 23). Car un besoin profond travaille lliumanité présente. Il se traduit par l’inquiétude, la grande inquiétude humaine en présence du fini, par le sentiment de notre indigence en face de l’éphémère et du contingent, par un élan incoercible vers le Bien suprême, la Vérité vue dans sa plénitude, et l’Eternel. Il oriente ainsi, encore que d’une façon parfois bien lointaine, la recherche obscure et tâtonnante des âmes en chemin vers le don surnaturel de cette révélation chrétienne, qui, de fait, comble, en le dépassant, le besoin de tous les « mendiants de Dieu ».

Enfin il faut dire que, pour des âmes privilégiées, la présence de Dieu est parfois expcrimentalenient sentie, par un effet spécial de l’amour et de la foi, qui, sous l’influence du don de sagesse, unissent plus 577

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intimement la volonté humaine à Dieu et la transforment’.

Or ces différents éléments de la vérité catholique, que la doctrine de l’immanence semble, à première vue, ne point méconnaître, elle les déforme. Car, à moins d’être inconséquente avec elle-même, elle identiGe pratiquement la présence de Dieu dans l’homme et la perception <jue l’homme peut en avoir. Elle confond le sentiment de notre inadéquation à tout le réel, de l’insuflisance du créé, et de notre destination à un bien infini, avec la perception savoureuse de Dieu, fruit de la grâce et signe de la présence amicale du Créateur dans l’âme de ceux qu’il a faits ses lils d’adoption et qu’il appelle à une communication plus intime de sa vie.

Tout en s’éloignant donc du rationalisme, la doctrine de l’immanence ne se rapproche pas du catholicisme : mais elle incline la pensée vers les positions doctrinales des pseudo-mystiques (Encj’cl. Pascendi, Dbnz.-Banw, n. 2081). Cette déformation amène celle d’une autre vérité, car l’immanentisme exagère

a) La valeur relative de l’expérience, comme critère de la vérité religieuse.

Si l’on ne donne pas au mol expérience un sens trop étroit, ne recouvrant que des données émotionnelles, mais celui qui exprime le sentiment profond d’une conscience et d’une vie qui s’oriente sincèrement et effectivement vers Dieu, il est sûr que l’expérience vécue du Christianisme n’est pas sans valeur, comme critère de la vérité religieuse. La foi présente dans l’âme y devient un principe de lumièreet d’harmonie. De ce que nous sommes, jaillit la preuve de ce que nous pensons. Il y a là quelque chose comme le système vivant d’une conviction, que réalise la pratique et que recouvre la réflexion. Car s ces sortes d expériences de la vie spirituelle, surtout quand elles naissent de l’influence surnaturelle de la grâce, contribuent beaucoup à rendre véritablement intime, vivante et eflicæe, la conviction du fait de la révélation, ainsi que la foi elle-même b (Scheeeex, Dogmatique, I, p. /33 ; SuABEz, De Fide, Disput. iv, sect. 6, n. 4. De Gratia, 1. IX, c. vi, n. 8 ; De Lugo, De Fide, Diip. V, sect. i ; Jean de S. Thomas, Cursus Theologicus. in I » lias, Disp. xviii.sec^. i).

Mais les tenants de l’immanentisme, en réduisant toute la religion à un sentiment de piété, donnent à l’expérience la valeur normale, sufllsante en soi et même exclusive, de critère de la vérité religieuse. M. Sabatieb a donné de ces théories la formule dans son Esquisse d’une Philosophie de la Religion (p.S^ par exemple).

Or ces prétentions à exalter la valeur de l’eipé 1. La connaissance mystique est donc essentiellement une connaissance de foi, « dont les voiles ne se déchirent jamais en ce monde ». S. Jean de la Croix, Vit>e Flamme, Str. VI, v. 1, p. 629. Elle est extraordinaire dans son mode parce qu’elle suppose l’onction spéciale de l’Espril-Saint, et non pas dans son fonds. Nous tenons à renvoyer ici le lecteur aux articles remarquables qui ont paru en 19Il dans’.imi du Clergé, et qui viennent d’èlre réunis en volume sous ce titre : La Contemplation, ou Principes de Théologie mystique, par le R. P, E. Lambalie, Eudiste. Téqui (1912) ; y voir surtout l’exposé de la doctrine de S. Thomas, d© S. Jean de la CroLT et de Ste Thérèse, de S. François de Sales, p. 450. Consulter aussi deux excellents articles, qui peuvent servir à éclairer la question que nous ne pouvons que toucher ici : J. Maréchal, S. J.,.4 propos du sentiment de présence che : les profanes et che^ les mystiques (extrait de la Revue des Questions scientifiques (19Ô8-1909), Ccuteric. Louvain, 1 « 09), et de Grandmaisos, L’Elément mystique dans la Religion, dans Recherches de Science religieuse (n. 2, 1910, p. 197 sq.).

Tome II.

rience religieuse sont fausses, non seulement par les principes qu’elles supposent, mais encore par leur caractère exclusif. Comme l’expérience peut se trouver assez semblable dans les religions diverses, elle cesse d’être un principe sûr de discernement, ou incline fatalement les âmes vers Vtndi/férentisme doctrinal (Encycl. Pascendi, Dknz., n. 2082).

Ainsi la vérité se trouve être déformée, alors même qu’elle conserve parfois une expression traditionnelle. C’est ce que l’on vit en particulier pendant la crise moderniste : les idées dont le protestantisme libéral avait donné la formule la plus crue, réapparurent alors à l’état de tendances. Les seules qui nous intéressent ici sont celles qui se firent jour en apologétique ; et c’est entre elles et la pensée catholique qu’il nous reste à montrer une persistante opposition.

3. — Persistance de l’opposition entre la pensée catholique et les méthodes apologétiques qui ramènent indirectement à la doctrine de l’immanence. — Rejetant l’immanentisme en tant que système, puisque d’intention ils voulaient rester chrétiens et même catholiques, d’aucuns crurent pouvoir s’inspirer de lui dans les démarches de leur apologétique. Ils se désintéressèrent donc des arguments de l’histoire et accordèrent une importance majeure aux preuves subjectives, ce qui, nous l’avons vu, est dans la logique de la doctrine de l’immanence. Puis ils concentrèrent l’effort apologétique vers la démonstration d’une identité : celle de la religion chrétienne, voire du catholicisme, et des lois de la vie.

La vie pleinement épanouie serait la viechrétienne. Cet épanouissement toutefois s’entendit de diverses manières. Les uns l’expliquèrent au sens du panthéisme. Ils étaient logiques (Encycl. Pascendi, D., n. aio3). Les autres, atténuant davantage les principes de la doctrine, parlèrent seulement d’un épanouissement de la vie naturelle, qui par le dynamisme de ses exigences appellerait, non une religion quelconque, mais cette religion spécifique, qui est le catholicisme. Nouvelle erreur qui conduit au naturalisme (Encycl, Pascendi. D., n. 2103). En effet, la religion catholique, quoique adaptée admirablement aux besoins de l’àme humaine, ne recouvre cependant point par une sorte de coïncidence géométrique les dictées de la conscience et les leçons de l’expérience morale. Elle ne fait pas que confirmer la nature. Elle lui apporte des éléments nouveaux, des données hétérogènes, des dons imprévus et inespérés.

Prétendre donc qu’il suflira de juxtaposer à une analyse approfondie des nécessités delà vie sensible, intellectuelle, morale et sociale, l’exposé parallèle du dogme catholique, pour avoir une démonstration chrétienne, c’est tout ensemble vouloir trop et trop peu : trop, parce que le christianisme prétend, non seulement satisfaire les besoins naturelsde l’homme, mais en susciter et en contenter de nouveaux par un don gratuit ; trop peu, parce que, entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, il y a une autre relation qu’un parallalélisme à définir, pour mener à bien l’entreprise apologétique (Blondel, Lettre… : Annales de Philosophie chrétienne, 18ç)t, p. 4~5).

Et remarquons qu’il est impossible d’atténuer l’opposition qui éclate ici entre ces tentatives et la pensée catholique. Car c’est une opposition de principe (Encycl. Pascendi, D.. n. 2103). Pourrait-il en être autrement ? Par les postulats qu’elle implique, cette méthode tend à séculariser la religion. Et on a eu raison de dire qu’n une telle méthode d’immanence, dès lors qu’elle érige en absolu ses propres conclusions et qu’elle décerne l’apothéose à son objet, ne saurait être, comme tout monisme, qu’un secret

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IMMANENCE (MÉTHODE D’)

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anthropomorphisme ou un subjectitisme déguisé » (Ibid., 1896, p. 141) Bibliographie. — 1) Sources. — Spinoza, voir surtout l’Ethique, édit. Van Vloten. a vol.. la Haye, 1883, et aussi la traduction que M. Paul Janet a donnée du Court traité, sous le titre : Dieu, l’homme et la béatitude, Paris, 1878. — Quant au détail des œuvres de Spinoza, on consultera utilement les copieux renseignements de Ueberweg, Grundriss der Geschichte der Philosophie der.euzeit, bearbeitet und herausyegeben von Max Heinze, Berlin, igo ; , p. iio-150 ; Schleiermacher, Ueber die Religion, Heden an die Gebildeten unter ihren Verach-Urn, nombreuses éditions, voir en particulier celle du professeur Rudolph Otto, de Gùtlingen, faite sur le texte de la première édition, Gôttingen, Buprecht, iyo6 ; Auguste Sabalier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, 9* édit., 190^ ; et du même : Les religions d’Autorité et la Religion de l’Esprit, ibid., 2’édit. ; Gabriel Séailles. Les Affirmations de la conscience moderne, 4* édit., Paris, 1909.

On relèvera aisément dans les ouvrages modernistes ou modernisants les traces de l’influence qu’a exercée un instant sur l’apologétique chrétienne la doctrine antichrétienne de l’immanence : Tyrrell, Through Scylla and Charvbdts, or theold Theolog^- and the netf, Londres, 1907 ; Loisy, Autour’d’un petitlnre, Paris, 1908 ; et encore, quoique de points de vues difl’érents, Eucken, ^ro6/émes capitaux de la philosophie de la religion au temps présent, traduit par Charles Brognard. Paris, 1910 ; et du même. Les grands problèmes de la pensée contemporaine, traduit par H. Buriot et H. Luquet, avant-propos de M. Boutroux, de l’Institut, Paris, 191 1 ; Edouard Leroy, Dogme et Crititique. Paris, 1907.

2) Etudes critiques. — L’ouvrage le plus important est celui de M. Victor Delbos. Le problème moral dans la philosophie de Spinoza…lcan, iSgS : on consultera utilement aussi Miclielet, Dieu et l’agnosticisme contemporain, 2’édition, Gabalda, 1909 ; Thamiry. L.es deux aspects de l’immanence, Bloud, 1908 ; Victor Giraud, La pensée contemporaine, les grands problèmes. Hachette, 191 1.

Quant aux nombreux articles de revues, écrits autour du Modernisme, il serait impossible de les citer tous ici. Indiquons au lecteur qui voudrait prendre une idée d’ensemble de la question le petit ouvrage de M. Lebreton : /.’Encyclique et la théologie moderniste, Beauchesne, 1908.

Albert Valknsin.