Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Fin justifie les moyen ?

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 11-15).

FIN JUSTIFIE LES MOYENS ? — Dès

lors que l’on se propose une tin légitime et louable, I)eut-on employer des moyens expressément condamnés par la morale ? Des moyens mauvais en soi cessent -ils d’être illicites lorsque le but vers lequel ils convergent est digne d’éloges ? Les Jésuites ont été souvent accusés de répondre aflirmativement à cette question et de formuler la réponse en ces termes expressifs : I.a fin justifie les moyens.

Le grief est de vieille date, et il dure. Il se murmurait déjà dà ; le début du xvn’siècle, dans les publications du calviniste Uumouun ; il fut accrédité par Biaise Pascal. 1m Septième Provinciale prèXe aws. casuistes une certaine méthode de « diriger l’intention ». Le subtil et maladroit a Bon Père » que Pascal se donne à lui-même comme interlocuteur lui dit avec une complaisance satisfaite : « Quand nous ne pouvons pas empêcber l’action, nous purifions au moins l’intention, et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la (in » ; et^’il en faut croire Pascal, cette « merveilleuse méthode » scellerait l’alliance des maximes de l’Evangile avec celles du monde. Certains te.Ktes de casuisles, opportunément étalés l)ar le Bon Père, aident Pascal à soutenir que, si l’on sait les comprendre, et puis les suivre, on pourrait, en dirigeant bien son intention, pour conserver son honneur et même son bien, accepter un duel, l’offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur ou un juge corrompu, tuer pour un démenti, pour uu geste de mépris. Autant d’extensions arbitraires et capricieuses du droit de légitime défense ; et les lecteurs des Provinciales peuvent s’imaginer que les casuistes, voyant un pénitent désireux de commettre un homicide, lui ménageraient ainsi l’occasion de le commettre innocemment. En fait, cette casuistique, issue des mêmes nécessités qui jadis avaient créé la casuistique stoïcienne, était destinée aux docteurs qui ont à trancher des cas de conscience, mais non point aux lidèles qui cherchent une règle de vie ; elle permettait au confesseur d’apprécier et d’évaluer la culpabilité du coupable, en examinant ses intentions ; mais c’est par une sorte de parodie et de caricature de la casuistique que Pascal prête aux casuistes je ne sais quelle malicieuse « méthode » qui rendrait accessible au pénitent la possibilité et la jouissance liu péché, et <|ui, tout en même temps, allégerait sa conscience de tout remords. Dans la préface qu’il a mise au livre du professeur Bokhmer sur les Jésuites, M. Gabriel Monod écrit très justement :

On oublie, ot ! on feint d’oublier, que dans les cas exa minés par les casuistes, où ils déclarent licites ou véniels des actes condamnables par eux-mêmes, il ne s’agit nullement de les faire passer pour louables, mais de détei’mincr dans quelle mesure ils supposent une intention mauvaise et dans quelles conditions peut leur être accordée l’absolution. En outre, toujours en supjjosant que ces ouvrages s’adressent aux fidèles et non aux confesseurs, on donne à certaines expressions un sens diH’érent de leur sens réel. C’est le cas par exemple des mots direction d^ intention. Pascal lui-même jïarle comme si les casuistes avaient permis aux chrétiens de commettï-e des crimes à la condition, en les commettant, de diriger leur intention, non vers le crime qu’ils commettent, mais vers le résultat honnête ou légitime que le crime procurera. Ce n’est jamais ainsi que les choses se présentent. Il s’agit toujours dune chose ncroni])lie. Le devoir d’un confesseur est de s’assurer dans quelle mesure un crime ou une faute ont été consciemment Toulus. s’ils n’ont pas été le résultat d’une impulsion souvent irraisonnée dont le mobile pouvait être innocent ou louable. (Bœhmer, Les Jésuites^ tiad. Monod, p. xLvii-xLviii. Paris, Colin, 1910.)

Dans le détail, du reste, les décisions particulières des casuistes sont susceptibles d’être contestées. Celles que Pascal leur emprunte, et qu’il ne cite pas toujours avec une parfaite exactitude (cf. l’édition des Provinciales donnée i)ar l’abbé Maynard), n’ont pas toutes fait loi, tant s’en faut, ni dans la Compagnie de Jésus ni dans l’Eglise. Et si l’on oulail conclure, de ces décisions spéciales, qu’aux yeux des casuistes allégués la lin justifie les moyens, on se heurlerait au texte même de leurs maximes. Le malheureux EscouAR, dont le petit peuple de Madrid se disputait les reliques, — tant il avait saintement vécu, — au moment même oti Pascal l’exposait à la risée française, écrit textuellement dans sa Théolof ; ie morale : « La bonté de la fin ne rejaillit pas sur un acte qui, dans son objet même, est mauvais ; cet acte demeure, de toutes façons, simplement mauvais ; par exemple, voler pour donner l’aumonc. Un acte mauvais n’est pas susceptible d’avoir, moralement parlant, un caractère de bonté. » (Tlieologia moralis, Lyon, iCSa, 1. 3, sect, i, c. 6.) Ainsi s’exprimait le casuiste que Pascal nous représente comme le plus fallacieux directeur des intentions humaines ; et vraiment il devient malaisé, après avoir lu ces lignes, de répéter ([u’aux yeux du légendaire Escobar

— injustement légendaire — la fin justitie les moyens.

llscmble qu’en France même les critiques de Pascal contre la direction d’inlenlion et les conclusions qu’il en tirait eurent un écho moins durable que le reste de son récjuisitoire ; elles n’ont, par exemple, laissé aucune trace dans l’œuvre anonyme, extrêmement passionnée cependant, qui fut publiée à Paris, eu 176 », 11

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sous le titre : Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses que tes soi-disant Jésuites ont soutenues. Mais il en fut tout autrement en pays germanique : dès 1682, le suisse Heidegger, dans son Ilistoria papatus, reprit l’aceusation de Pascal ; et les nombreuses citations qu’a recueillies le P. Reichmann prouvent qu elle devint, peu à peu, un lieu commun de la polémique protestante. Lorsque au lendemain de 1848 les missions de Jésuites rayonnèrent à travers l’Allemagne, pamphlets et feuilles volantes circulèrent pour discréditer ces prédicateurs, accusés d’enseigner, dans le secret du confessionnal, que la fin justifie les moyens. A Francfort-sur-le-Mein, dans l’automne de 1862, ces libelles se répandirent en grand nombre ; el du haut de la chaire le P. Rou, jésuite, s’offrit à gratifier d’une somme de i.ooo florins quiconque pourrait montrer à la faculté de droit de Bonn, ou bien à celle de Heidelberg, un livre signé d’un Jésuite et contenant cette formule ou même une formule équivalente. Un opuscule parut bientôt, signé du protestant Hannibal Fiscuer, (Ahurteihing der Jesuilensache, p. 5^. Leipzig, 18.53), où l’auteur avouait tout net que l’accusation n’était pas fondée ; mais elle continuait de s’attarder dans la foule des journaux hostiles à l’Eglise.

En 1861 le P. Roh, dans la chaire de Halle, renouvela l’offre qu’il avait faite à Francfort, el déclai’a, pour plus de commodité, qu’on pourrait apporter à la faculté de droit de Halle le texte probant, en échange duquel il remettrait un millier de florins. Le défi demeurait sans réponse. Une brochure anonyme parut à Brème en 1863, intitulée.Jesuitenmorat oder Der Ziveck lieiligt die Mittel : mais le texte formel que réclamait le P. Roh y faisait défaut ; et cette brochure, uniquement destinée à soulever l’opinion, n’affronta le verdict d’aucune des facultés auxquelles le P. Roh, d’avance, se soumettait.

En 1868 le pasteur Macrer, de Bergzabern, se déclara prêt à faire la preuve devant la faculté de droit de Heidelberg, où professait el régnait, depuis 1861, l’illustre professeur Bi.untschi.i, ennemi acharné des Jésuites ; le P. Roh, sans récuser ce tribunal, demanda simplement qu’aux professeurs de Heidelberg, fussent adjoints les membres de quelque autre faculté de droit. Maurer refusa, et se contenta de publier dans une brochure : JVeuer Jesuilenspiegel (Mannheim, 1868) la preuve qu’il croyait avoir découverte. Ce qui tout d’abord résultait implicitement, et du silence gardé seize ans durant par les.idversaires du P. Roh, el de la brochure même de Maurer, c’est qu’en faveur de l’accusation les Provinciales n’avaient apporté aucune preuve décisive, puisque, pour en trouver une, on avait, après seize ans de délai, fini par chercher ailleurs. Mais Maurer, enfin, croyait avoir pris un casuiste en llagrant délit, casulste notoire parmi les spécialistes, maintes fois réimprimé, et qui même avait e)i les honneiu’s d’un résumé : c’était le Jésuite Busemkaum, auteur d’une Aledulta tlieologiæ moralis publiée pour la ])remière fois à Miinsler en 1650.

Ce casuiste examine le cas d’un pénitent qui fut condamné parune « sentencemalériellemenlinjuste », et qui veut s’évader. Buseudiaum est assez enclin à permettre le fait même de l’évasion, « à moins que le bien public n’exige le contraire », ou bien « à moins que la charité ne conseille le contraire » (au cas, par exenqile, où la fuite entraînerait pour le garilien un plus grand dommage que celui ( c le

prisonnier subit dans sa geôle). Cet hypotliéliipu’prisonnier dont Busembaum considère l’évasion comme licite, va peut-être tromper ses gardiens, en leur donnant quelque so])orifique, en leur créant une occasion de s’absenter ; il a peut-être briser ses

chaînes. Busembaum estime que devant la conscience ces moyens sont permis ; car, dit-il, « lorsque la fin est licite, les moyens aussi sont licites ». El Maurer triomphant s’exclame : Enfin j’ai la preuve ! Mais pour annihiler cette preuve il suffit de lire les deux phrases textuelles de Busembaum :

(Heo) licet fugere. ne capiaitir, vel eliam a minisiro apprehendente se excutere : non tamen illi vim inferre, vulnerando, percutiendo.

Licet etiam, snltem in foro conscientiae, custodes (præcisavi el injuria), rfetiyjcre, Iradendo v. gr. cihum et potum ut sopiantur, vel procurando ut alisint : item vincula et carceres effringere ; quia cuni finis est licitus, etiam média sunt licita. (Lib. iv, cap. 3, dub.’j ; édil. de Paris, 1655, p. 4g5-’197.)

Les moyens sont licites, quand la lin est licite, dit Busembaum ; mais il parle de mojens qu’à tort ou à raison il juge indifférents en soi : la ruse, qui fourvoie le gardien ; le soporifique, qui l’assoupit ; le bris de chaînes, qui ren<l la liberté. Quant aux moyens qu’il juge mauvais en soi, les voies de fait, les blessures, les coups, la violence, il est le premier, dans ces paragraphes mêmes pour lesquels on l’incrimine, à en proscrire formellement l’emploi ; et c’est précisément de ces deux paragraphes, cités ainsi dans leur intégralité, que le P. Roh put s’armer victorieusement, dans une brochure de 1861, dont le long titre allemand peut se traduire : « La vieille chanson : la fin justifie les moyens, améliorée dans le texte et pourvue d’une nouvelle mélodie. »

Il y remontrait à Maurer ipi’aux yeux de Busembaum la lin ne justifie pas tous les moyens. Pour s’en convaincre pleinement et pour interpréteV avec exactitude un autre passage incriminé du même casuiste relatif à l’usage du mariage, il n’.y a ait, d’ailleurs, qu’à lire Busembaum lui-même, qui dit formellement en un endroit :

Præceptum naturale negativum, protiihens rem intrinsece malam, non licet violare, ne quidem oh mclum mortis. (Lib. i, tract. 2, cap..’1, dub. 2 ; édil. de Paris, 1657, p. Sg.)

En 1870, François HiBKR, dans son Wvre : Jesuitenmoral (Berne, 1870, p. 8), revint à la charge, en induisant, d’un passage du P. Gury, que saint Alphonse UH LiGuoRi avait blâmé Busembaum de dire qu’on pouvait faire du mal pour produire du bien ; mais on prouva à François Huber qu’il n’avait compris ni Gury ni Ligviori ni Busembaum el que saint Liguori n’avait jamais eu la jjensée de prêter à Busembaum cette maxime.

Un quart de siècle après, un théologien protestant de Strasbourg, M. Paul Ghuknberg, dans la Xeilsclirift fur Kirchengeschichte, XV (18g5), p. /|36-437, reprit l’étude de Busembaum et conclut sans ambages que ni dans ce casuiste, ni dans aucun autre de sa connaissance on n’avait jusqu’ici trouvé aucun texte établissant que les Jésuites, au nom de la fin, légitiment les moyens.

Mais la formule était si courante que la foule des journalistes la eonsidérnient comme prouA-ée. En 1890, le vicaire Riouter, de Duisburg. réclamait encore les preuves, il les attendait en vain. Sûre d’elleuièiue et provocante, elle s’étalait toujours, et repoussait les <Iéfis de ceux qui l’interrogeaient sur son identité.

Le 31 mars igo3, l’abbc Dashach, député au Landtag prussien, rej)ril, en doublant la mise, le pari ilu P. Roh. Il offrit, lui. en échange du texte convaincant el toujours insaisissable, 2.000 florins. Le comte Paul DR IIoENSBRŒCH, Sorti (jnelipu- tenq)S auparavant de la.Société de Jésus el de l’Eglise Romaine, releva le gant : dans un article que publia en igoS la revue Deutschland, et qui devint ensuite 13

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une brochure sous If lilrc : Der /Meck heiligt die Miltel, eine iHliiscli-hisIdrisclin C’ntersiirhting rielist einem Epilogiis gideatiis (3’édit., Berlin, lyo’, ), il prétendit fournir l : i preuve. Avec M. de Hoensl)roech, la question prenait un nouvel aspect ; il reconnaissait formellement dans la revue Deutscldand, que les citations alléguées jusque-là, spécialement celles de Busenil)auni, n’avaient aucune force probante ; que Htisembaum ne parlait nullement de moyens qui fussent en soi moralement illicites, etque, depuis Pascal jusqu’en igoS, les adversaires des Jésuites n’avaient exploité, dans ce déljat, qu’une documentation inexacte, susceptible de les fourvoyer (iinrichiig, irrefitlirend).

Mais M. de lloensbroeeli. lui, avait, dans le vaste maquis de la casuistique, exploré de tout autres fourrés, et il se llattait d’avoir fait une chasse heureuse. Il avait étudié les textes des casuistes relatifs aux deux problèmes suivants :

1° Est-il permis, en vue d’une fin qui est bonne, d’olTrir à autrui l’occasion de commettre une faute ;

2° Est-il |)ermis de conseiller à autrui une faute moindre, pour en éviter une plus grave ?

Les solutions des casuites attestaient, d’après M. de Iloensbroecb, que pour eux la fin justifie les uiojens.

Preinihe ifiiestion. F.si-il permis d’occasionner une faute ?

Laissons de côté le cas du mari qui soupçonne sa femme d’adultère, cas souvent traité par les casuistes ; prenons cet autre exemple, du père qui soupçonnerait son fils d’avoir des habitudes de vol ; peut-il à dessein laisser des clefs sur un meuble pour avancer l’heure où il pourra surprendre ce fils et lui adresser des légitimesobservationss)13ceptibles de l’amender ?

Non, répond le Jésuite Sanchez. — Oui, répondent les Jésuites Escobar, Tamburim, Casthopalao. Voici la raison que donnent ces derniers ; nous empruntons le texte de ïamburini : <i Illa clavis nblatio non est aclio ex se peccaminosa sed indifferens, nec ullii modo expressa vel tacita peccati acceptalio. » C’est parce qu’ils considèrent le moyen en lui-même comme n’étant pas peccaminosus, mais indifferens, qu’ils en admettent l’emploi en vue d’une fin qu’ils jugent bonne : leredressement du coupable. Un Jiutre Sanchbz, un Jean Sanchez, qui n’était pas Jésuite, insiste dans le même sens en disant : Aon est fornialiter cooperare peccato, sed illiid permittere (trailuisez : non ()as le permettre, mais mettre en mesure <le le commettre), nuileriam ministrando ad gracias du m nu m impcdiendum.

Seconde question. Est-il permis, pour éditera quelqu’un une faute plus considérable, de lui en conseiller une moindre ?

N’on, répondent le Jésuite IIortado et le Jésuite Sa ; par le fait même que vous conseilleriez cette autre faute, vous auriez, dans l’accomplissement d’un acte mauvais, vine part de responsabilité. Casthopalao, plus indulgent, stipule, lui, qu’on a le droit d’incliner le pécheur vers une faute moins grave pourvu que cette faute rentre vraiment dans la même catégorie que la faute plus grave qu’il projetait de conmiettre : sinon, continue-t-il, « vous êtes vraiment l’instigateur de son péché, même si vous agissez en vue d’une bonne lin i. Et d’ailleurs il ajoute : « Faire un moindre péché n’est pas pour le pécheur un moyen louable d’éviter un mal plus grave. » Au delà de Castropalao. aux antipodes de Hurlado et de Sa, voici surgir d’autres casuistes, avec des solutions plus complaisantes. Us s’appellent Sanchez. Becanus, Vasql’ez, Laymann, Tamiurim, Escobar. Supposons que Pierre veuille

enleveràPaul toute sa fortune ; Pierre péchera moins gravement si, par suite de votre conseil, il ne lui enlève que la moitié. Supposons que Pierre ait la tentation de faire commettre à une femme un adultère ; il péchera moins gravement si, cédant à vos remarques, il se retourne vers une femme qui soit du moins libre de tout lien. Supposons que Pierre veuille violer un couvent ; il péchera moins gravement si, prêtant l’oreille à vos suggestions, il s’abandonne à un accès d’ivresse, qui l’accable et le paralyse. Votre conseil, remarquent les casuistes, n’amène pas au péché ipielqu’un qui, d’ores et déjà, était décidé à pécher ; il n’induit pas au péché d’une façon absolue ; il ne vise pas précisément à provoquer une faute ; mais, vous adressant à quelqu’un qui est déterminé à faire le mal, vous avez pour but de diminuer le mal qu’il songea commettre ; etce que vous voulez expressément produire par votre conseil, ce n’est pas tant ce malum minus que la carentia majoris mali. Par surcroît, — c’est là un point sur lequel insistent Sanchez et Tamburini, — vous vous garderez bien — car alors vous deviendriez efTectivement complice — de prêter votre concours, votre collaboration, pour la réalisation dece péché moins grave qui, de par votre influence, se substitue à un péché plus grave.

Ainsi, quoi que l’on pense des divergences d’avis entre ces casuistes, ceux-là mêmes qui se montrent le plus complaisants n’admettent pas que, pour une fin légitime, on puisse employer des moyens immoraux ; car au contraire tout l’effort de leur subtile dialectique vise à soutenir que ces moyens, réputés immoraux par le jésuite Sa ou le jésuite Hurtado, sont des moyens, non point mauvais, mais simplement indilTérents. On peut chicaner ces casuistes jésuites, comme le fout, au demeurant, d’autres casuistes leurs confrères, sur la qualification qu’ils donnent à ces moyens, sur l’appréciation morale qu’ils émettent à leur sujet ; mais aucun ne se rencontrera qui, après avoir rangé un acte parmi les actes mauvais en soi. le conseille ou même le tolère en vue d’une fin louable. Les recherches de M. de Hoensbroech sur ce nouveau terrain n’ont pas été plus fructueuses que ne l’avait été dans la période antérieure, l’exploitation j)artiale de certains textes de Busembaum,

Entre lui et l’abbé Dasbach, un jury de professeurs devait décider ; mais la constitution en fut impossible. Vingt-six professeurs protestants se récusèrent ; de son côté, le comte de Hoensbroech récusa le professeur Mausbach de Miinster, et le professeur Heinbr de Fribourg en Brisgau, qu’il suspectait de « jésuitisme «.L’idée lui vint de s’adresser au tribunal de Trêves pour réclamer de M. Dasbach les 2.000 florins ; le tribunal se déclara incompétent. Mais en igo5 la cour d’appel de Cologne se déclara compétente, fit sortir de leurtondje et défiler à sa barre les vieux casuistes cités comme témoins par le comte de Hoensbroech, et conclut en le déboutant de sa demande.

Une fois de plus, l’efl^ort nouveau pour justifier l’accusation portée contre les Jésuites avait avorté, et c’était le jugement d’un tribunal d’Empire qui sanctionnait l’échec. Dans les considérants du jugement on lit : An keiner Stelle ist in den vorgelegten .lesuitenschriften bei Behandlung dieser Frage der nltgemeine (irundsatz ausgesprochen, dass jede an sich (enverfliche Handlung durcli jedi-n gulen Zneck erluuht wird. « Enaucuu passage des écrits des Jésuites allégué par Hoensbroech n’est énoncé ce principe général que toute action mauvaise en soi puisse devenir licite par le fait d’une fin quelcontiue qui soit bonne. y>(KoelnisclieV’otkszeitung, 3 avril igoô, n » 273.)

Que si d’ailleurs nous observons dans les livres 15

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des casuistes les principes philosopliiques posés dans les premiers chapitres, nous constaterons qu’ils contredisent expressément la troublante formule d’après laquelle la fin justifierait les moyens. Nous en faisions tout à l’heure l’expérience avec Escobar. Ouvrons un autre casuisle parfois raillé dans les Provinciales, Paul La-ïmann ; nous y lisons :

Actus ex objecta /ttalus refertiir ad finent honiim, ut furari ut possis eleemosynam dare.llle actus simpliciter malus, sub génère injustitiae. Ratio petitur ex discrimine inter bonum ac malum morale quia, ut S. Dionysius ait : Bonum ex intégra causa est, malum ex quovis defectu, id est, utactio moraliter bona existât, necesse est ut et objectum, et finis, omnes circumstantiærecle rat ioni conseil ta nea sint.{Tlieologia moratis, I, 2, g, éd. de Douai, 1640, p. 82.)

Même doctrine, très expresse, en tête de la Théologie morale du casuiste Edmond Voit :

Omnis electio mali medii est malu… Ad malifiam participandam sufficit volitio objecti, quod cognoscitur esse malum… (Theologia moralis, éd. Gauthier, Paris, 1843, I, p. xvi-xvii.) Edmond Voit étudie, d’une façon plus précise, dans quelle mesure l’intention de faire le bien est viciée par l’emploi d’un mauvais moyen ; il explique très nettement que si Titius a l’intention de faire l’aumône et de voler pour la faire, son acte devient absolument mauvais ; il ajoute que si Caius, après s’être déterminé à faire l’aumône, finit par svicconiber, par avarice, à la tentation de voler, son intention primitive de faire l’aumône a du moins été une intention bonne. Rien assurément dans ce distinguo ne saurait prêter à l’objection.

Et si l’on veut trouver, à travers l’histoire de la Société de Jésus, d’autres expressions de la même doctrine d’après laquelle la Un ne justifie pas les moyens, nous les pouvons demander, à notre gré, soit à l’un des Jésuites qui passent actuellement pour maîtres en philosophie morale, le P. Cathrein, soit au fondateur de l’ordre, saint Ignace, a La volition qui est dirigée vers un objet moraleuient mauvais, professe formellement le P. Cathrein, ne peut devenir bonne par aucun but extérieur. Ainsi, quiconque reconnaît que le vol est condamnable ne peut pas vouloir voler, pour aucune fin si bonne soit-elle, sans que sa volition devienne mauvaise. » (Moralphilosophie, 1, p. 282. Fribourg, Herder, 18gi.) La fin donc ne justifie pas les moyens, et c’est ce que, tout le premier, saint Ignace avait dit. Il amène ses disciples, durant la seconde semaine des E.rercices, à faire un choix, pour le service de Dieu, entre les divers moyens et circonstances qui s’ofi’rent à eux. « Le service de Dieu, tel est le seul but, dit-il expressément ; et la recherche d’un bénéfice d’Eglise, ou bien d’une épouse, ne sont que des moyens pour cette lin. Rien ne doit donc porter à l’adoption de ces moyens, ou bien à leur répudiation, si ce n’est le seul service de Dieu… Un point est nécessaire, ajoute-t-il immédiatement, c’est que tous ces moyens entre lesquels nous voulons opter soient indifférents ou bons en soi, cl non point mauvais. «  Et si, dans V/nstitutum Societatis Jesu, l’on explore les quinze ruliriques indiquant les moyens par lesquels les Pères peuvent travailler à leur perl’eetionnement intérieur ou au bien du prochain, on serait fort embarrassé pour en trouver un seul que la morale la plus rigoriste pût taxer de mauvais. Historiquement, donc, l’accusation portée contre les Jésuites n’est pas fondée.

Seraient-ils coupables, peut-être, de penser et de soutenii’que pour apprécier un acte, il faut en considérer le but, le pour quoi.’Alors, avec eux, c’est toute la morale catholique que l’on condamnerait.

« C’est par le sentiment qui l’inspire que doit se

qualifier votre intention », disait saint Ambroise. (De of/ic. II, XXX : Migne, P. L. XVI, col, 66.) Saint Augustin ne peut à coup sûr être soupçonné d’avoir professé que la fin justifie les moyens, car il insiste avec vigueur pour que dans le psaume xxxii on lise, non pas : Mendax ; equas ad salutem (ce qui paraîtrait parfois autoriser l’honnête homme à mentir) mais : Mendax equus ad salutem. (P. !.. XXXVI, col. 297.) Et cependant, s’il est un docteur de l’Eglise qui a mis en pleine lumière la valeur souveraine de l’intention dans l’acte moral, c’est bien saint Augustin ; c’est chez lui qu’on recueille ces formules :

« Aimez et faites ce que vous voulez… Ayez

au dedans de vous le racine de l’amour ; de cette racine, rien ne peut éclore que le bien… C’est l’intention qui fait l’œuvre bonne » ; et c’est lui qui, dans un audacieux parallèle entre Dieu le Père et Judas qui, tous deux, chacun à sa façon, livrèrent le Christ à la mort, glorifie l’un et accable l’autre, à cause de leurs intentions. Il faut suivre, dans le livre très fouillé du P. Reichmann, la longue série des grands docteurs chrétiens, saint Grégoire le Grand et Isidore de Séville, saint Bernard et Hugues de Saint-Victor, saint Thomas et saint Bonaventure : partout s’épanouit cette doctrine, qu’un acte ne doit pas être envisagé seulement en hii-iuème, mais dans l’esprit qui l’inspire.

Il n’est pas rare que les polémistes de la Réforme reprochent à la morale catholique d’être formaliste, et de se soucier de la conduite extérieure, de la moralité des actes, beaucoup plus que de la moralité intérieure, de l’intention intime qui dicte ces actes ; et d’autre part, lorsque précisément la morale catholique professe que ce qui importe avant toutpour l’appréciation morale d’une action humaine, c’est la valeur morale <le la lin poursuivie, ils condensent cette doctrine sous une formule captieuse : « la fin justifie les moyens », et tirent de la formule des conséquences immorales qui n’ont rien de commun avec la doctrine authentique. D’un côté, ils incriminent les catholiques d’avoir une conception trop objective de la morale, de tenir un compte insufflsant de la moralité subjective ; M. Mausbæli consacre à réfuter ce reproche tout un chapitre de son livre sur la Morale catholique, chapitre intitulé : Intention et wuvres. (Trad. Lazare Colliii, Paris, Lelhielleux.) Mais, d’un autre côté, le princijjc qu’ils prêtent à cette même morale, et d’après lequel la fin justifierait les moyens, apparaît, logiquement, comme le produit d’un système moral qui n’attacherait d’importance qu’à l’intention subjective et ferait bon marché de la moralité objective des actes. C’est ce que le même M. Mausbach discerne très finement : car après avoir montré qu’aux yeux de saint Thomas rinq)ortance de la fin est plus élevée et plus étendue que celle de l’acte lui-même, il maintient que d’ailleurs, à côté de l’intention de la personne, le caractère de l’acte garde, pour les docteurs catholiques, une valeur morale ; sinon, continue-t-il, « si l’on considérait exclusivement l’intention, l’on arriverait nécessairement à ce princii)e qu’on a faussement attribué à la morale calholi(iue, et à conclure que la fin justifie les moyens ».

C’est ainsi que les deux grands reproches qu’adressent à la morale catholique certaines polémiques protestantes, secoutredisent réciproquement, ou pour mieux dire s’annulent. Il } a dans les doclrines morales deux exclusivismes possibles : celui qui consiste à ne tenir compte que de l’acte brut — abstraction faite de la moralité intime ; et celui qui consiste, au contraire, à ne tenir compte que de la fin poursuivie, abstraction faite des moyens : la poloniique protestante se réfute elle-même eu imputant tour à tour à 17

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la morale calholique ces deux exclusivisnies, dont l’un est aux antipodes de l’autre.

Quant à certains polémistes politiques qui persistent à charger les Jésuites d’un injuste jrrief, et à s’en scandaliser, ils n’auraient qu’à relire la psychologie du Jacobin, admirablement tracée par’Taink, pour constater que la doctrine d’après laquelle la fin juslilie les moyens, — doctrine qui résume cyniquement les aspirations d’une certaine « raison d’Etat » — n’eut pas de théoriciens plus audacieux ni d’exécuteurs l)lus fanatiques que les hommes de la Convention, pour qui le « salut public » justifla la Terreur. Il faut laisser aux casuistes ce qui est aux casuistes, et aux Jacobins ce qui est aux Jacobins.

Bibliographie. — Sur l’ensemble de la question : P. Matthias Heichmann, S. J., Der Zueck heiligt die Mittel, ein lieilrag : ui- Geschichte der christlichen Sittenlelire, Fribourg, Herdcr, igoS. — Sur l’histoire du grief : P. Bernbard Duhr, S. J., Jesuitenfabeln. 4= édit., p. 542-563, Fribourg, llerder, 1904 ; et P. Bernard, Etudes, 5 août 1904. — Sur les textes de Busembaum : P. Roh, S. J., Das allé Lied : Der /.^veck lieiligl die Mittel, Fribourg, Herder, 1 869. — Sur les arguments nouveaux présentés par Hoensbroeeh : Dasliuch gegen Jloenshruech. Trêves, Paulinus Druckerei, 1904 ; et surtout : Franz Heiner, Des Grafen Paul von Hoensbroeeh neuer Beneis des « Jesuitisclien » Crundsalzes. Der Ziieck lieiligt die Mittel, 3e édit., Fribourg, Charitasverband, 1904.

Georges Goyau.