Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Canossa

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 236-238).

CANOSSA. —

Le fait de Canossa, qui met en présence le pape et l’empereur, l’empereur dans la posture humiliée du pénitent, le pape dans l’attitude d’un juge inflexible, forme une scène souvent reproduite pour montrer les excès du pouvoir spirituel dans le passé. Ce fait révèle un état aigu dans la longue crise des Investitures, mais n’implique de la part de Grégoire VII aucune violation du droit chrétien qui était aussi, à cette époque, le droit des peuples.

Henri IV avait pratiqué la simonie sous les prédécesseurs de Grégoire VII, dépouillé les églises et donné le scandale d’une vie licencieuse ; après sa victoire sur les Saxons, ses excès ne connurent plus de bornes. Alors la voix des évêques dépouillés se joignit à celle des Saxons opprimés pour ol)tenir justice à Rome. Grégoire VII cita Henri IV à comparaître devant lui pour se justifier. Henri répondit à cette injonction en faisant déposer le pape par un conciliabule tenu à Worms (24 janv. lO’jG). A son tour, Grégoire prononça l’anathème contre l’empereur dans un concile de cent dix évêques. Les effets de l’excoiumunication furent terribles pour Henri. Abandonné de ses vassaux, des évêques eux-mêmes qui l’avaient d’abord secondé dans sa résistance, il se vit condamné, dans la diète de Tribur, à s’abstenir de l’administration du royaume et à se faire relever de l’anathème dans le covu-ant de l’année.

L’excommunication n’était que suspensive de son pouvoir ; mais, d’après la discipline en vigueur, si au bout d’une année il n’aA’ait pas obtenu la levée de la sentence, la déposition était définitive et son pouvoir perdu pour toujours. Henri avait un moyen de remédier à cette triste situation, c’était de se rendre à Augsbourg et de comparaître devant la diète qui s’y devait tenir le jour de la Purification à l’effet d’examiner sa cause sous le contrôle et l’autorité du pape. Mais, soit qu’il n’eût pas confiance dans ses moyens de défense, soit pour tout autre motif, Henri jugea prudent de ne pas aller à Augsbourg ; il préféra trailer avec le pape directement. Il ramassa, non sans

peine, l’argent nécessaire pour le voyage et se mit en route suivi de peu de monde, avançant péniblement à travers les neiges, sous un froid rigoureux. Le pape était lui-même en chemin pour se rendre à Augsbourg, lorsqu’il apprit que Henri IV était en Italie. Ne sachant dans quel dessein ce prince était venu, il se retira, sur les conseils de la comtesse Mathilde, dans une forteresse qu’elle possédait en Lombardie, le château de Canossa, près deReggio. C’est là qu’il fut rejoint par plusieurs évêques et laïcs allemands qui venaient solliciter l’absolution, et bientôt par l’empereur en personne.

Il existe un récit très complet de ce qui se passa dans les pourparlers et dans les entrevues qui eurent lieu entre l’empereur et le pape, c’est celui de Lambert DE Hersfeld, qui a inspiré tous les récits postérieurs.

L’empereur obtint les bons offices de la comtesse Mathilde et des personnes de son entourage qui avaient quelque crédit près du pape. Le pape répondit qu’il était contre les lois de l’Eglise d’examiner un accusé en l’absence de ses accusateurs ; et que, si l’empereur se confiait en son innocence, il ne devait pas craindre de se présenter à Augsbourg au jour indiqué, où il lui ferait justice sans se laisser circonvenir par ses adversaires. Les députés dirent que Henri ne craignait point de subir le jugement du pape en quelque lieu que ce fût, mais qu’il était pressé par l’expiration prochaine de son année d’excommunication ; que les seigneiu-s n’attendaient que cette échéance pour refuser de l’écouter et le déclarer déchu à tout jamais du pouvoir. C’est poiirquoi il sollicitait instamment le pape de lever seulement l’excommunication, s’obligeant dans la suite à se soumettre à tel tribunal, à telle sentence que Grégoire lui imposerait.

Le pape résista longtemps aux sollicitations ; il n’avait que peu de confiance dans la sincérité de Henri. Il dit à la fin : « S’il est véritablement repentant, qu’il nous remette la couronne et les autres marques de la royauté. » Les députés pressèrent le pape de ne pas pousser à bout le prince excommunié : ’.

« Qu’il vienne donc, répondit le pape, et qu’il répare

par sa soumission l’injure faite au Saint-Siège. » L’empereur entra à Canossa, et, laissant dehors toute ; sa suite, obtint accès dans la forteresse.

Cette forteresse avait trois enceintes. Henri fut autorisé à franchir la seconde. Il était vêtu de laine, pieds nus, nudis pedibus, d’après Lambert, déchaussé, discalceatus, d’après Grégoire lui-même. Là il passa, ] le premier, le second, et le troisième jour d’attente, sans manger jusqu’au soir. Enfin, le quatrième jour, le pape l’admit en sa présence. Après des pourpar lers, Grégoire VII proposa labsolution à l’empereur aux conditions suivantes : Henri comparaîtrait à la diète générale des seigneiu’s allemands, aux jour et lieu qui seraient marqués par le pape, et y répondrait aux accusations portées contre lui. Le pape lui servirait d’arbitre, s’il voulait. Suivant le jugement qui serait rendu, il garderait le pouvoir ou y renoncerait, sans tirer aucune vengeance. Jusqu’au jugement de la cour, il ne porterait aucune marque de la dignité royale et ne prendrait aucune part au gouvernement de l’Etat ; seulement, il pourrait exiger des services, c’est-à-dire les redevances nécessaires pour l’entretien de sa maison. Il éloignerait pour toujours de sa personne Robert, évêque de Bamberg, dont les conseils lui avaient été funestes. Il promettrait obéissance et soumission au pape pour l’avenir. Ces conditions fm-ent consignées sur un acte authentique et reçurent la signature de Henri (28 janv. 1077). Le pape prit ses cautions pour la signature et leva alors la sentence d’excommunication ; après quoi, il célébra la messe. A la consécration, il invita

I

i’empereur à s’approcher de l’autel. Puis, tenant à sa main le corps de Notre-Seigneur, il dit : J’ai reçu depuis longtemps des lettres de vous, où vous m’accusez d’avoir usurpé le Saint-Siège par simonie et d’avoir commis, tant avant mon épiscopatque depuis, des crimes qui, suivant les canons, me fermaient l’entrée aux ordres sacrés ; quoique je pusse me justifier par le témoignage de ceux qui savent comment j’ai vécu depuis mon enfance, et de ceux qui ont été les auteurs de ma promotion à l’épiscopat, toutefois, pour ôter toute ombre de scandale, je veux que le corps de Notre-Seigneur que je vais prendre soit aujourd’hui une preuve de mon innocence, et que Dieu me fasse mourir subitement si je suis coupable. Après ce discours, Grégoire YIl aurait communié et invité Henri à consommer 1 autre partie de l’hostie, en preuve de la fausseté des accusations dont il était l’objet, ce que celui-ci aurait refusé. Mais cette parlie du récit de Lambert a paru suspecte à de graves auteurs (voir Ll’dex, Hist. des peuples allemands, t. IX, p. 580 ; — DoELLiNGER, K. G., p. 145). Après cette cérémonie, Grégoire invita l’empereur à sa table et le traita avec honneur. Ainsi se termina la scène de Ganossa.

Si l’on veut apprécier la part de sincérité apportée par les deux rivaux dans cette entrevue, il n’y a qu’à examiner leurs déclarations et leurs actes aussitôt après la séparation.

Grégoire Vil crut nécessaire d’expliquer sa conduite devant les seigneurs allemands. Il le fit autant pour s’excuser d’avoir, par la levée de l’excommunication, paru prévenir le jugement de la diète d’Augsbourg, que pour appeler l’intérêt sur l’empereur repentant. « Suivant la résolution prise avec vos députés, leur écrivit-il, nous sommes venu en Lombardie, environ vingt jours avant le terme auquel quelqu’un des ducs devait venir au-devant de nous au passage des montagnes. Mais, après ce terme expiré, on nous manda qu’on ne pouvait nous envoyer d escorte : ce qui nous mit en grande peine, parce que nous n’avions pas d’autre moyen de passer chez vous. Cependant nous apprîmes avec certitude que le roi venait, et avant que d’entrer en Italie, il nous offrit par des envoyés de satisfaire en tout à Dieu et à saint Pierre, et nous promit toute obéissance pour la correction de ses mœurs, pourvu qu’il obtînt son absolution. Nous consultâmes et différâmes longtemps, le reprenant fortement de ses excès, par des envoyés appartenant aux deux parties ; et enfin, il vint, sans marques d’hostilité et peu accompagne, dans la ville de Canossa où nous demeurions. Il fut trois jours à la porle, sans marques de dignité, déchaux et vêtu de laine, demandant miséricorde avec beaucoup de larmes ; en sorte que tous les assistants ne pouvaient l’tenir les leurs, et nous priaient instamment pour lui, étonnés de notre dureté. Quelques-uns criaient ipic ce n’était pas une sévérité apostolique, mais une I I naulé tyrannique. Enfin, nous laissant vaincre, l’iiis lui donnâmes rabsolution et le reçûmes dans 1’sein de l’Eglise, après avoir pris de lui les sûretés iiMMscrites ci-dessous, qui furent aussi confirmées , ’1 H-l’abbé de Cluny, par les comtesses Mathilde et’l<laide, et par pbisieurs autres seigneurs, évêqTies’t laïques. Ce qui s’est ainsi passé. »

Les bonnes résolutions de Henri survécurent envi-I "M quinze jours à son départ de Canossa. Peu souieiix de sotunetlre sa conduite à une enquête, honl nx de son action, en butte au blâme des Lombards |||" lui pronieltaient secours contre le pape, il rapl’ila autour de lui les excommuniés, et se reprit à Méclamer contre Grégoire, essayant par tous moyens lie le brouiller avec les seigneurs allemands.

Grégoire VII cependant usait encore de ménage ments vis-à-vis de Henri. Les Allemands ayant élu llodolj)]ie de Souabe, il ne pouvait se résoudre à prononcer la déchéance de l’empereur détrôné. La fidélité du pape à ce dernier semblait un outrage aux pai-tisans de Rodolphe. « Nous vous avons obéi avec un grand péril, écrivaient-ils, et ce prince a exercé une telle cruauté, que plusieurs d’entre nous y ont perdu leurs biens et leur vie, et laissé leurs enfants réduits à la pauvreté. Le fruit que nous en avons retiré est que celui qui a été contraint de se jeter à vos pieds a été absous, sans notre conseil, et a reçu la liberté de nous nuire. Dans vos lettres, le nom du prévaricateur est toujours le premier, et vous lui demandez un sauf-conduit comme s’il lui restait de la puissance. » Grégoire VII n’avait point approuvé cette élection de Rodolphe de Souabe. Il le déclara solennellement dans le concile de Rome (1080). S’il le reconnut enfin, ce fut par amour du bien public et de la paix, lorsque de nouvelles fautes de Henri IV eurent montré jusqu’à l’évidence son incorrigible perversité.

Le côté extérieur de la scène de Canossa a exercé une influence plus grande dans les sévérités de certains historiens contre Grégoire VII, que ne le comportait l’intelligence bien nette de la scène en elle-même et de l’époque. On s’est ému plus que de raison de l’avilissement de l’empereur, campé trois jours durant, pendant la froide saison, devant la porte du Pontife. Le fait est qu’Henri accomplissait un acte très ordinaire, si Ion se reporte à la discipline du temps. Il était excommunié et, en cette qualité, tout empereur qu’il fût, tenu de solliciter sa réconciliation dans la posture d’un pénitent, aussi bien qu’un simple fidèle. Il avait été précédé à Canossa par des évêques, par des laies allemands qui, comme lui, avaient à implorer le pardon de l’Eglise. « Ils venaient, écrit Lambert, pieds nus et vêtus de laine sur la chair, pour demander au pape l’absolution. Le pape répondit qu’il ne fallait pas refuser le pardon â ceux qui reconnaîtraient sincèrement avoir péché, mais qu’une si longue désobéissance demandait une longue pénitence. Comme ils se déclarèrent prêts à tout, il fit assigner aux évêques des cellules à part, avec défense de parler à personne et de prendre d’autre nourriture qu’un repas le soir ; il imposa aussi aux laïques des pénitences convenables, selon l’âge et les forces de chacun. »

Quant à cette rigueur qui ne se laissa pas même fléchir par le spectacle de la grandeur déchue, on peut remarquer avec Ludex (Histoire de l’Allemagne, L. XIX, c. 6) qu’il y avait trois choses ipu’Grégoire VII ne pouvait pas perdre de vue. En premier lieu, il devait appliquer les principes de l’Eglise et les formalités d’usage envers les excommuniés ; en second lieu, il devait, pour lui et pour le roi. faire en sorte de donner à celui-ci une leçon inoubliable ; et enfin il devait compter avec le ressentiment des Ijrinces allemands dont il déjouait les projets ambitieux. Grégoire régla sa conduite sur cette triple considération.

BiBLioGRAPHiK. — Voir Lambert de Hersfcld, Annales, ad ann. 1076-1077, dans Migne, /^ L. CXLVI, ou dans Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, V ; Jaffé, Monumenta Gregoriana ; autres travaux indiqués dans l’abbé O. Delarc, Saint Grégoire VII et la Réforme de l’Eglise an XI’siècle, t. III, Paris, 1889 ; Ulysse CheyaUiiv, Répertoire des sources liisioriques du M. A.

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