Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Art

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 151-155).

ART. — I. Valeur esthétique du sentiment religieux en général. — II. Transcendance du christianisme catholique en tant que valeur d art. — III. Objections et réponses. — IV. Etat actuel de l art religieux. Son avenir.

Au tribunal de l’art, la religion a été plus d’une fois sommée de comparaître. On peut demander si la pensée religieuse et en particulier la pensée chrétienne et catholique possède une valeiu-d’art ; si par quelque côté elle peut être jugée éti-angère ou antagoniste ; si elle a pour elle les faits, dans la longue carrière qu’elle a fournie, et à l’épreuve des contacts permanents qui se sont établis entre elle et l’art ou les artistes ; enfin si aujourd’hui, après les boiileversements survenus, les points de vue individuels et sociaux changés, la religion et ce c|ui dépend d’elle peuvent à ce point de vue être assurés encore de l’avenir.

I. — La valeur d’art du sentiment religieux en général est indiscutable. La religion est le lien qui rattache la créature humaine à la réalité mystérieuse dont elle se sent dépendre, elle et le milieu immédiat où elle plonge, et dont dépend par suite sa destinée. De son côté, l’art est une expression de rhomme, de tout l’homme, en y comprenant son milieu naturel et toutes ses attaches. La fraternité est évidente. Plongeant dans la nature pour trouver Dieu ; plongeant ensuite dans la mer intérieure de notre àme, moins étendue et plus profonde, on ne peut manquer de rencontrer la perle de l’art. A l’égard de la nature, le sentiment de l’homme religieux est celui-ci : La nature est le langage de Dieu ; elle en jaillit pour l’exprimer ; elle l’épèle, et chaque être en dit à sa manière une syllabe. De plus, la nature née de Dieu réalise ses vouloirs ; elle est son instrument, et ce qu’elle fait, c’est ce que l’Eternité décide. Or, de jeter

ainsi dans la nature tout le mystère de Dieu, de la faire palpiter en lui, de voir un drame divin dans les combinaisons gigantesques ou les intimités subtiles de ce travail par lequel la nature va à ses fins, n’est-ce pas ouvrir une source d’art inépuisable ? Qu’on lise la Bible, et qu’on se rende compte si dans les Psaumes, dans Job, dans le Cantique des cantiques et ailleurs, la plus merveilleuse poésie ne jaillit pas de cette pensée tant de fois répétée : Eternel, ton nom est magnifique par toute la terre.

Dans l’homme, la présence de Dieu éprouvée par le fait du sentiment religieux n’est pas moins d’une valeur inspiratrice supérieure. Voir dans la flamme légère de l’esprit un reflet de la pensée créatrice, dans notre volonté une collaboratrice des divins vouloirs, dans notre action une part des réalisations éternelles, dans nos désirs profonds comme un cri de Dieu à Dieu, de Dieu qui a besoin, en nous, à Dieu qui donne, quelle haute idée de notre existence n’est-ce pas concevoir ? Toutes les phases de la vie profiteront de cette surélévation de niveau esthétique. En se jetant lui-même au divin, l’homme religieux exalte en soi des sentiments dont le reflet est d’une incomparable valeur. « Des yeux levés au ciel sont toujours beaux » , a écrit Joubert. Ingres en avait fait la remarque : f( Toutes les religieuses paraissent belles, et je sais par expérience, disait-il, qu’il n’y a point dornement artificiel ou de parure étudiée qui puisse causer la moitié de l’impression que produit le simple habit dune religieuse ou d’un moine. » (Notes et pensées de M. Ingres, p. 128.) Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que même la laideur, même la difformité peuvent prendre sous ce reflet une qualité esthétique admirable. La passion transfigure tout, et cette passion divine qu’est le.sentiment religieux a certes plus que nulle autre de quoi illuminer un visage, hausser le ton d’une vie, de telle sorte que l’art y puisse trouv er son bien avec une supérieure abondance.

IL — Mais si toute religion a une valeur d’art, c’est à bon droit que le christianisme, et en lui le catholicisme peuvent aftirmer leur transcendance. Au point de vue du sentiment, la supériorité chrétienne tient à la loi d’amour qui, lien de tous les êtres en Dieu, donne à toutes choses un sens tout proche de l’émotion esthétique. Celle-ci est définie par tous les théoriciens modernes comme une sympathie. « L’art est une tendresse)>, a écrit Guyot. Rien donc ne peut pousser au développement de l’art ni enrichir l’inspiration comme une doctrine, une Aie dont l’universelle sympathie forme l’essence. Par ailleurs le sens de la vie s’afllrmant dans le christianisme comme une perspective d’avenir surhumain, l’individu y prendra sa valeur pleine ; il ne sera plus subordonné, et de même que par le christianisme la politique a retourné ses jrôles, l’individu n’étant plus pour l’Etat, mais l’Etat pour l’individu immortel, ainsi l’art, d’abord presque exclusivement sociologique dans le paganisme, comme l’a remarqué Taine, devient individualiste d’abord, et sociologique seulement par expansion de l’homme. On pourrait allirmer que dans les vues païennes, rindividu n’avait pour ainsi dire qu’un corps ; seule la cité avait une àme. En rendant à cluKiue individu la sienne, le christianisme crée une sommede valeurs éthiques et esthétiques innombrable. L’expression, telle est ici la grande conquête ; elle suflirait à justifier, par opposition à la pure beauté classique, Vinstaurare omnia in Christo dans son application aux domaines de l’art. Il faut y ajouter d’ailleurs tout ce que les sentiments chrétiens ont prêté de pur, de généreux, de sublime à l’expression de la vie. Ceux qui ne sentiraient pas qu’il y a là tout un monde entendraient inutilement la parole

prophétique : « Vous enverrez votre esprit… et vous renouvellerez la face de la terre. »

Les faits religieux envisag^és donneraient une conclusion toute pareille. L’art trouve là un travail immense, donc aussi d’immenses ressources. Celles-ci d’ailleurs n’ont jamais été contestées. Le Christ en sa personne, sa Aie. son œuvre est bien sans exception la plus haute matière d’art qui se puisse rêver ou contempler dans le monde. Ses préparations dans le passé et ses suites éternelles, avec tout ce qui l’entoure, ou le révèle, ou en dépend, n’est-ce pas un thème inépuisable ?

Le double humain du Christ : la Vierge ; les saints, où sa divinité se reflète, fournissent un thème à développements psychologiques dont le cadre historique est immense. La vie de la Vierge et des saints a fourni aux arts plus que les arts n’ont fourni eux-mêmes à la glorification de ces héros du surnaturel. La réciprocité est certaine, mais inégale. Enfin la vie de l’Eglise, ce Christ social, donne aussi à l’art plus qu’elle n’en reçoit, dans l'échange de services où leurs natures respectives les engagent. Ce que Dante y a trouvé est sous la main de tous, enrichi encore de beaucoup, à enrichir toujours, tant que durera, en même temps que l’art, cette large coulée de divinité sur la terre.

A leur tour les dogmes, et plus que tous le « dogme générateur de la piété catholique y sont aussi des générateurs d’art. Le temple est destiné chez nous à abriter Dieu, en son humanité revêtue de mystère. L’abri que nous lui donnons, nous le voulons glorieux, afin que le toit révèle son hôte. La natiu’e donne ici l’exemple à l’homme. Or c’est l’art qui est chargé de réaliser cette création nouvelle. Cette nature de pierre et d’or, de bois et de marbre, de verre, de plomb, de fer, de céramique, c’est lui qui doit y infuser l'àme humaine, la faire vibrer aux grands souffles d’inspiration, la dresser haute et large, profonde de symbolisme, vivante de toute la vie du culte auquel l’art aussi présidera.

Le Temple en acte par le culte, le Temple dans l’intégrité de sa fonction autant que de sa constitution, c’est le résumé de l’art chrétien, c’est donc pour l’art tout court un domaine sans limite, une source d’inspiration que nulle ne peut prétendre égaler. Un comité d’artistes capable de construire un Temple chrétien, de l’orner, de le faire vivre, de lui faire remplir sa destination représenterait à lui seul l’art humain. S’il travaillait avec convenance à cette tâche, il se mettrait sur la route des œuvres souveraines. S’il pouvait réussir entièrement, il aurait réalisé le beau absolu et complet : absolu par la hauteur de l’idéal exprimé ; complet par l’immensité des ressources que le Temple chrétien dans sa totalité et son efflorescence suppose.

Il va de soi que toute diminution de la vérité religieuse impliquera pour l’art une diminution correspondante. D’une façon générale, on peut dire que les hérésies comme les schismes ont régulièrement appauvri les ressources d’art que le catholicisme conserve. Ici, moins de vie intérieure : d’où moins de poésie et de musique ; là moins dévie cultuelle : d’où moins d’architecture, de sculpture et en général d’art plastique. Ailleurs, moins de socialisation du sentiment religieux : donc moins de tout. C’est ainsi que l’art byzantin fléchit après la séparation par le fléchissement de la liturgie. Les hérétiques iconoclastes tuent la sculpture et la peinture. Les Slaves schismatiques héritent de l’art byzantin et ne le renouvellent pas. Il en est ainsi partout.

En ce qiii concerne le protestantisme, l’infériorité est trop manifeste. En vain cite-t-on Rembrandt, Milton et quelques autres. Il ne vient certes à l’esprit

de personne de rabaisser de tels génies ; ils appartiennent au genre humain. D’ailleiu-s la sève chrétienne n’est pas tarie chez ceux que nous appelons nos « frères séparés)> : la Bible et ses richesses leur demeurent ; les dogmes n’y ont pas tous péri ; la morale y est pour la plus grande part identique. Mais si, oiibliant les hommes, nous comparons les doctrines et les sources d’inspiration qu’elles fournissent, nous devrons reconnaître que la partie, entre elles, n’est pas égale. Tout ce que garde le protestantisme, le catholicisme l’exalte, et inversement, dans le premier, le christianisme se trouve diminué en deux choses. D’abord dans sa valeur sociale. « Les protestants, disait Comte, ne savent pas ce que c’est qu’une religion » ; ils ne relient pas les hommes ; ils les jettent, un à un, à l’Objet en face duquel précisément les différences individuelles s’effacent, qui devrait donc plus cjue tous nous unir, et qui invite par sa grandeur à l’emploi de toutes nos ressources, entre lesquelles les plus riches sont les ressources sociales. Or, cela porte esthétiquement de grandes conséquences. Toutes les pompes de l’art catholique s’y réduisent à un minimum. Plus de grande vie collective ; moins de sympathie visible ; moins d’extérieur religieux, et donc aussi moins d’art, celui-ci ayant les attaches que l’on sait avec la vie physique et la vie sociale.

En second lieu, le protestantisme en vidant le temple et le monde de tonle présence réelle, en proscrivant le culte des saints, en affaiblissant le lien visible établi par l’authentique religion entre le ciel et la terre, tarit d’autant les réserves où l’art puise. Ce qu’il en reste pourra soutenir l’effort du génie ; mais au cours du développement historique des Eglises, la différence se fera voir, et il n’est personne qui puisse nier, sur ce terrain, la transcendance du catholicisme.

A fortiori celle-ci éclate-t-elle à l'égard des religions non chrétiennes. L’islamisme et le bouddhisme, les plus élevées de beaucoup, rétrécissent l’art en diminuant la Aie religieuse. Le premier se renferme dans un individualisme rêAcur qiii limite l’impression esthétique ; son fatalisme réduit l’intensité de la Aie. L’effort d’une poésie charmante avec le charme exquis, mais court, de constructions décoratÎAes compliquées, ne peuvent Aaincre à eux seuls le poids nécessairement opprimant d’une pareille conception de l’existence. Quant à la religion du Bouddha, livrée au panthéisme, elle dévcloppe une poésie admirable, mais jette les arts plastiques à l’anéantissement de son nirvana. De ces états d'àme à celui du chrétien complet, on dcvra mesurer la distance. La Aie partielle des religions déviées ou tronquée-^ ne peut lutter, aux yeux de l’art, avec la Aie intégrale unie à Dieu.

III. — On a reproché au christianisme la sévérité de principes moraux qui, en restreignant le libre épanouissement de la Aie, en restreindraient d’autant les manifestations esthétiques. La loi de renoncement, la défiance delacliair, l’héroïque attitude qui consiste à reproduire en nous le Crucifié représentent sans nul doute, nous dit-on, une beauté. C’est là un de ces grands partis pris dont l’art est friand. Mais cette donnée est restreinte. Le vrai domaine de l’art, nous l’avons dit nous-mêmes, c’est la Aie intégrale. Retrancher à celle-ci par le renoncement, c’est mutiler aussi son miroir.

En fait, on nous oppose les prohibitions juiA’es ; la pauvreté de l’art chrétien à ses débuts ; la constatation peu flatteuse que, durant les premiers siècles, les plus fervents précisément, la Aaleur d’art de l’iconographie chrétienne ne fit que déchoir par rapport à ce que lui avait légué le paganisme. On nous rappelle

les prescriptions de certains conciles des premiers siècles relatives aux représentations graphiques. On nous reproche l’attitude de quelques mystiques, tel S. Bernard, oùse reflète, dit-on, au maximum, l’esprit chrétien, et par qui l’art fut mis au rang des pompes séculières. Ou ajoute, en vue de faire face à de trop criantes évidences, que si nous avons une histoire artistique qu’on veut bien dire glorieuse, l’honneur en revient à l’esprit laïque, dont l’influence oblio’ea les chrétiens même fervents à briser le cadre étroit de leur doctrine. Le christianisme, en art, devrait à ses ennemis ce qu’il a de meilleur.

Pour répondre avec loyauté, il convient de faire la part du vrai dans les outrances cpi’on vient de lire. Nous n’en serons que mievix en état d’ajouter : Une chose où il y a du vrai est une chose fausse. D’ailleurs ici comme partout, un exposé lucide etcomplet serait la meilleure défense. On ferait voir d’abord que la religion chrétienne est intégriste dans le sens le plus complet et le plus élevé ; qu’elle ne méconnaît rien de ce qu’est l’homme ; qu’elle veut sauver en lui le corps et l’àme ; que si certains sacritîces lui semblent nécessaires, c’est à titre provisoire et en vue du meilleur bien de tout l’homme, puisque la vie éternelle de la chair, aussi bien que celle de l’esprit, est au nombre des dogmes fondamentaux du christialisiue. Contrairement au rationalisme matérialiste, [iii ne donne à la vie soi-disant intégrale que des imiées terrestres, c’est-à-dire le contraire d’une inté : i ilé sulfisante ; contrairement au spiritualisme excesif qui ne s’inquiète que de l’àme, se résignant à la /// de toute chair sans nulle reprise d’espérance, nous nitlons, nous, que l’homme ive à jamais, et que ce it tout l’homme. Si une doctrine est intégriste, c’est a nôtre. Aussi l’Eglise a-t-elle toujours combattu les iii-tendus spirituels : Manichéens, Albigeois ou Calieires, qui sous prétexte de puritication reniaient me moitié de l’œuvre divine.

Seulement, après avoir posé sa foi, d’où ressovtent

(S espérances, le christianisme se souvient qu’il est

me discipline pratique. Il se sent invité à tenir

oinpte des faits que le naturalisme oublie, et après

^ oir fixé la nature abstraite de l’homme, d’où il con lut sa destinée eu égard à la courbe totale de la

ic en y comprenant la survie, il en revient à l’im iicdiat qui est le réel d’aujourd’hui et qui inclut le

léché. Tel est le sens de la mortification en morale,

t. en art, de certaines prohibitions ou de certaines

l( liances. L’intégrisme immédiat ne nous est pas

lossible. Les Grecs qui s’y essayèrent ont roulé au

ice ; le socialisme qui tente de reprendre aujourd’hui

I xpérience ne sera pas plus heureux ; déjà les faits

1 pondent dans la mesure oùon les sollicite. Ne rien

irider en nous, c’est favoriser le pire, au lievi de

iionter vers l’harmonie.

A cause de cela, notre discipline chrétienne se

Kintre peu favorable à certaines branches de l’art

ni tendent à la glorification de la chair et en géné al à l’idolâtrie de la forme comme telle. Ses préoc Mjiations sont ailleurs, et il invite volontiers l’œu 1 ! d’art à glorifier, au lieu de la chair traîtresse et

ntatrice, des objets plus élevés, appartenant au

lan supérieur de la vie, là où notre pente natui-elle

< nous porte plus et où tous les secours humains,

ri compris, ont toute raison d’cssayei". de hausser

homme.

Ici se placerait la question du nu. Elle est com lixe et délicate. Qu’il suflise d’assurer que le chris aiiisme est très loin d’y être opposé en principe. Le

aluaire de l’Eden a autorisé suffisamment ceux qui

Midraient venir à sa suite. Mais le danger moral

ni se joint ici d’ordinaire au travail même le plus’vé fait que l’Eglise se défie et que seules des garan ties sérieuses ou des circonstances spéciales lui seml )lent devoir autoriser pour le chrétien ce genre de recherches. S’ensuit-il, pour l’artiste qui se soumet, une infériorité irrémédiable ? D’aucuns le prétendent d’autant mieux qu’ils trouvent là un facile grief à opposer aux morales religieuses. Mais la démonstration n’est pas faite. Le nu, techniquement difficile, supérieur au point de vue du morceau, n’est pas pour cela plus favorable qu’autre chose à l’inspiration, d’où procède le grand art. Qu’on regarde les œuvres des maîtres, aussi bien dans l’antiquité que dans les temps modernes, on se convaincra qu’à égalité de réussite et de génie, les figures drapées ne sont pas inférieures aux autres. La Victoire de Samothrace vaut la Vénus de Médicis, et les Sibylles ou les Prophètes de Michel-Ange valent les nus si nombreux de cet artiste. La draperie est d’ailleurs une ressoui’ce, en ce cjue cachant la forme en apparence — et réellement au point de vue de la pudeur — elle la révèle aussi et surtout, au point de vue de l’artiste. Elle enrichit les combinaisons de lignes, renforce l’expression, fait agir même la forme immobile. N’y a-t-il pas aussi une infériorité esthétique dans ce fait que le nu rompant — heureusement — a^ec nos habitudes sociales, tend à produire chez le spectateur une gène, quelque chose comme un remords inavoué, donc aussi un trouble certain de cette harmonie intérieure en laquelle l’admiration consiste.

Quoi qu’il en soit, si le dédain de la chair, et dans une mesure aussi de la forme comme telle, menace l’art chrétien d’une infériorité relative, absolument parlant nous savons que sa supériorité est immense. Ce n’est pas pour rien que les sacrifices partiels sont voulus. On n’en ouvre que plus grandes, au delà, les avenues de l’idéal. Qu’on prenne dans l’art païen ami du nu et idolâtre de la forme, puis dans l’art chrétien qu’on en dit ennemi — qu’on prenne, dis-je, des sujets parallèles, tels Apollon ou Eros et le Christ, la Vierge et Vénus, la Mère douloureuse du Stabat et Niobé, et qu’on dise où sont les plus hautes ressources esthétiques. On ne peut préférer les types antiques qu’après avoir méconnu les autres. En dépit de ce que les données païennes ont suscité de chefs-d’œuvre, un juge désintéressé reconnaîtra que, tout compte fait et les droits du génie mis à part, les profondeurs d’humanité y cèdent trop souvent à la forme pure, le sujet au prétexte et la richesse du sens à la calligraphie merveilleuse.

Démontrer par des faits la supériorité écrasante du christianisme serait la matière d’un grand ouvrage. Qu’on ijarcoure quelques-uns de ceux que nous citons à la fin de cet article, on aura de quoi se convaincre. Quant aux objections de détail, elles se résoh’ent en faisant la part : i" des temps, 2° des circonstances, 3° des hommes. Les débuts d’une institution ne peuvent suffire à la caractériser toute : cette seule remarque résout le cas des peintures souterraines, si l’on songe que les premiers chrétiens, absorbés par un effort de lutte morale gigantesque, avaient autre chose à faire que de peindre. La preuve que cette solution est exacte, c’est que l’Edit de Milan, qui donna la paix à l’Eglise, fut le signal d’une splendide éclosion de l’art.

La considération des circonstances résout le cas des prohibitions juives et de ce qui leur ressemble après le Christ. Un petit peuple entouré de puissantes civilisations idolâtres, adonnées au culte des statues animées et à la superstition du signe où la chose signifiée était censée résider mystérieusement, ne pouvait manquer d’être exposé à de graves abus religieux par le fait de représentations pouvant faire office d’idoles. Il en fut de même plus tard, toute proportion gardée. Il s’agissait de prudence, non de

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préjugés iconoclastes. Ne sait-on pas que les Iconoclastes de théoi’ie, au viii’siècle, n’eurent pas de plus constants ennemis que les papes ?

Enfin, les personnes même les plus vénérables doivent être laissées responsables de ce que leur humeur privée, leurs tendances ont pu ajouter ou retrancher aux influences authentiquement chrétiennes. Si S. Bernard a paru dédaigner tel aspect de la vie qui ne méritait pourtant ni dédain ni blâme, on sait que des protestations autorisées se firent entendre dans la bouche de Pierre le Vénérable et de Suger contre les exagérations passionnées de cette grande âme.

Quant à la technique imparfaite de tel ou tel, qui passe pour représenter l’art religieux, elle tient également aux conditions de personnes, de temps et de circonstances. Les « primitils » firent ce qu’ils purent. A mesure qu’il avance dans sa carrière, on voit Angelico faire effort, lui, l’élève des missels et de leur inspiration candide, pour se mettre à la hauteiu-des progrès réalisés par Masaccio, Ghiberti et Bartolomméo, ses contemporains.

Qu’on s’en souvienne donc, une doctrine universelle comme la religion chrétienne a le temps et l’espace devant elle ; elle participe aux progrès humains et aux vicissitudes humaines. On ne peut pas lui demander de manifester partout, toujours, chez tous, les conséquences de ses principes. C’est assez que ceux-ci soient nettement formulés ; que dans l’ensemble de sa Aie leur influence éclate. Or c’est ce qu’on vient de faire voir quant à la première partie de ce programme. La seconde, en ce qui concerne les époques antérieures, ne peut même pas se discuter. Seul ce temps-ci potu-rait donner lieu à une objection troublante.

lY. — Tout le monde proclame la décadence de l’art religieux. En peinture, en sculpture, l’envahissement de l’art dit Saint- : Siilpice ; en musique, l’absence de chants religieux autres que ceux du passé : d’où l’appel à ce qu’il y a de plus profane par le style ; en architecture, le règne du pastiche et de l’éternelle copie sans àme ; en poésie, l’oubli de la grande inspiration au profit de quelques élucubrations maladives ; en litiu’gie même, la décadence Aisible, nos rapides messes de onze heures et nos saluts prenant la place des grandes solennités au prestige autrefois immense : voilà ce qu’on relève, et l’on en conclut selon la loi de nous-mêmes admise : Si l’art chrétien est mort, c’est que la religion est morte ; c’est que sa sève est épuisée et cpi’elle est destinée à disparaître.

Répondons par ces brèves remarques. D’abord, l’art religieux existe, et ce n’est pas à nous d’organiser autour de lui soit la conspiration du silence, soit l’entrepinse du dénigrement. Les médiocrités dont on parle ne sont pas spécialité chrétienne. Toujours, partout, il y eut de la camelote. Il y en avait chez les Grecs ; le moyen âge, époque d’art religieux par excellence, la connut plus que nous. A côté d’elle, même rue Saint-Sulpice, a fortiori dans nos églises, dans nos musées modernes, à nos salons de peinture, les œuvres de valeur inspirées par le christianisme ne manquent pas. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le courant général n’est pas là. Or, ce dernier fait s’explique par la grande crise religieuse qui sévit, du fait des conditions sociales renouvelées et du tournant que prend la civilisation générale. La société enfante ; elle s’est déprise de l’ancienne vie ; elle a déplacé son idéal, et les bouleversements survenus ajant leiu-contre-coup religieux, ont aussi lem-contre-coup en art chrétien. Celui-ci aurait besoin de se réadapter ; il ne le fait pas toujours.’D’un autre côté, la désaffection actuelle des masses à l’égard de ce qui pourrait le faire vivre doit amener sa baisse. Tout le grand art risque de subir le même sort. Seul l’art industriel peut se promettre un avenir immédiat. Mais on voit bien que cela ne fait pas le procès de la religion en elle-même ; que cela ne prouve pas sa mort, mais seulement l’enfantement douloureux d’un nouvel état. Nous aurons à revenir à Dieu après être revenus du reste. Tout grand mouvement humain ne peut se faire qu’au prix d’une chute partielle. L’avenir n’est pas pour autant compromis. La religion est éternelle ; le christianisme catholique, qui en est l’expression authentique, est loin d’avoir donné, en art comme en quoi que ce soit, tout ce qu’il peut donner. Notre religion vécue à la moderne, mise en contact avec de nouveaux besoins, de nouvelles façons de sentir et de penser, saura se créer elle-même son miroir. Aux débuts de l’art chrétien, plusieurs siècles s’y épuisèi-ent ; les étapes de l’avenir reproduiront celles du passé, seulement à un niveau supérieur sans doute, et d’une allure plus vive.

On pourrait se demander en cpioi consistera poiu^ notre art religieux le renouveau que nous croyons pouvoir escompter en d’autres domaines. Les prophéties sont toujours hasardeuses, mais peut-être l’art chrétien de l’avenir aura-t-il pour caractéristique principale ce que certains appellent d’un mot barbai’e Vintrijisécisme. Dieu et le divin y seront représentés moins par des caractères extérieurs que par leurs effets dans l’honnne. L’homme lui-même sera étudié moins dans ses gestes que dans les ressorts secrets qui le font agir. La nature sera moins Aue comme un décor ; on s’aj^ercevra que selon le mot profond d’Aristote, elle est « pleine d’àme » et l’artiste chrétien nous dévoilera son àme dernière, où habite Dieu. Travail en profondeur, et par suite perfectionnement de l’art, qui est avant tout un appel à l’intériorité des choses : voilà ce que tous les arts peuvent se promettre, quand les conditions du milieu renouvelé auront pu exercer à plein leur influence et que l’agitation actuelle sera apaisée.

Qu’on ne s’j' trompe donc pas, un nomel Edit de 3///an est possible ; il est sur, avec cette différence fjue le nouveavi Constantin ne sera pas un empereiu- : ce sera la collectivité humaine devenue plus consciente, détrompée d’aberrations religieuses dont beaucoup déjà se fatiguent, ayant achevé par ailleiu-s ses essais en Aue de se rendre de nouveau Sauveui*, en art comme en tout le reste. Celui qui est éternellement la voie, la vérité et la Aie.

Bibliographie. — E. Miintz, Etudes sur l’histoire de Ja peinture et de l’iconographie chrétienne (1886) ; A. Pératé, L’Archéologie chrétienne (1892) ; G. Clausse, Basiliques et Mosaïques chrétiennes (1898) ; Raoul Rosières, L’Evolution de l’Architecture en France (189/4) ; Bayet, L’art byzantin ; VioUet-le-Duc, Dictionnaire de l’Architecture française du xi’au xvie siècle ; Alb. Lenoir, L’art gothique, 1891 ; Du Sommerard, Les arts au moyen âge ; Emeric David, Histoire de la peinture au moyen âge ; E. Maie, L^ari religieux du xui’siècle en France ; Rio, L’art chrétien : E. Cartier, L’art chrétien ; jj Antliyme Saint-Paul, Architecture et catholicisme ; f| Renucci, L’influence de la religion dans l’art ; A. Germain, Lart chrétien en France des Origines au XVIe siècle ; A. Germain, Comment rénoyer l’art chrétien.

A. D. Sertillanges.