Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Animisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 72-81).

ANIMISME. — I. Généralités et Historique. — II. Exposé détaillé de l’animisme. — III. Critique de l’animisme. — IV. Conclusions.

I. Généralités et Historique. — En philosophie, l’animisme est une doctrine signifiant que la vie est causée dans les êtres vivants par une àme et que dans l’homme, cette àme, principe de vie, n’est pas distincte du j)rincipe de la pensée.

Il ne s’agit pas ici de cette doctrine philosophique. Le terme d’animisme a été choisi par Edward Tylor pour désigner son hypothèse sur l’origine de la religion. Dans ce sens, l’animisme n’est pas une religion, ni un système de philosophie, mais une croyance en des êtres spirituels conçus sur le modèle de l'àme ' humaine, dont l’homme primitif fit un jour en luimême la découverte. « En employant ce terme, dit Tylor, pour désigner la doctrine des esprits en général, nous affirmons pratiquement que les idées relatives aux àines, aux démons, aux divinités et aux classes d'êtres spirituels sont toutes des conceptions ayant une nature analogue, mais que la conception de l'àme s’est produite la première. « (Cf. Tylor, I-a civilisation primitive, tome II, p. iG3.)

L’animisme est donc une manière propre aux races primitives, de concevoir et d expliquer soit les faits, biologiques, normaux ou anormaux, qui se manifestent dans l’hoinme individuel, soit les événements de la vie, soit les phénomènes de la nature. Cette conception primitive de l’homme et du monde, présenterait tout comme vivant et animé, par analogie avec l’homme ; dans l’homme, elle attribuerait le 129

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mouvement et toutes les manifestations de la vie à l’action d’un ou de plusieurs êtres spirituels qui habitent en lui ; dans la nature, elle expliquerait tous les phénomènes et les événements par l’action d’un nombre considérable d’esprits, sembhibles à l’àme de l’homme.

Cette conception du monde n’est pas la religion ; mais le germe d’où elle sortira, par un développement naturel. De religion on ne peut parler que le jour où l’homme entre en relations avec l’une ou l’autre de ces puissances spirituelles, leur rend un culte et les adore. On peut, en principe, séparer la croj’ance aux esprits, ou animisme, de l’adoration des esprits, ou religion ; mais l’usage a prévalu de désigner par ce nom d’animisme l’une et l’autre chose.

L’animisme, tel que nous l’étudions ici, est une lij’polhèse qui prétend expliquer l’origine de la Religion par la double croyance des peuples primitifs en l’existence des âmes individuelles et des esprits, Les hommes, les animaux, les plantes et les objets inertes seraient animés d’une àme qui leur survit. En outre, des esprits conçus sur le type de l’àme humaine régiraient la vie de l’homme et les événements du monde. Peu à peu quelques-uns se seraient transformés en dieux dans l’imagination populaire, et plus tard constitués en hiérarchie, d’après le modèle de la société civile. Le culte rendu à ces esprits constitue la Religion.

Cest Edward Tylor qui, le premier, a présenté d’une façon complète et scientifique l’hypothèse animiste, dans son ouvrage intitulé Primitive culture, London 1871, traduit en français par Ed. Barbier, 1878 (Paris, Reinwald). Tylor peut être considéré comme le père de l’animisme, qui lui doit son importance actuelle dans la science des Religions.

« L’animisme, disait-il, est le principe de la philosophie

religieuse, depuis celle du sauA âge jusqu’à celle des peuples civilisés. » H. Spexcer (1820-1903) dans ses Principles uf sociologr (1876-1882) place, comme Tylor, l’origine de la religion, dans le culte primitif des âmes ; mais il diffère de lui sur plusieurs points de détail. En Allemagne, on iieut citer trois auteurs principaux qui se sont spécialement occupés de cette question ; ce sont Frohschammer, Gasparri et Julius LiPPERT. Séparés par quelques nuances dans les détails, tous ces auteurs sont d’accord sur ce jirincipe fondamental : la Religion et la croyance en Dieu se sont développées du culte primitif des âmes ; Iv : ^ dieux du paganisme, aussi bien que le Dieu du monotliéisme, furent à l’origine des esprits, qui, sous l’inlluence des honneurs qu’on leur rendait, se virent peu à peu élevés à un rang supérieur. Animisme, spiritisme, fétichisme, poljdémonisme, poljthéisme, hénothéisme, monothéisme, telles sont les étapes du déveh)p])emcnt.

Cette hypothèse animiste, émise par des savants d’une grande valeur, a pénétré de nos jours comme une vérité hors de doute pour noml)re d’auteurs modernes, dans certains manuels d’histoire des Religions, qui cxpliquent par une évolution naturelle le passé religieux de liiumanité, évinçant toute idée de surnaturel. Il y a lieu d’étudier d’assez près ce système. On fera donc : 1° l’exposé détaillé de l’animisme d’après Tylor, Spencer et Lippert ; 2° la critique de l’animisme. 3" On tirera quelques conclusions.

II. Exposé détaillé de l’animisme. — Tylor étant considéré comme le iiriiicipal auteur de rànimisme, on ex[)osera son système d’a|)rès son Primitis’e culture, et on signalera les quehjues divergences de Spencer et de Lippert.

D’après Tylor, l’animisme comporte deux grands

dogmes. « Le premier a trait à l’àme individuelle, dont l’existence peut se prolonger après la mort, c’est-à-dire après la destruction du corps ; le second a rapport aux autres esprits, y compris les divinités suprêmes. » (Cf. Tyloh, np. cit., tome I, p. 494-)Ces esprits exercent une influence sur la vie de l’homme, et sur les phénomènes du monde matériel ; il importe donc de se les rendre favorables ; cette préoccupation inspire des actes de culte et de propitiation (sacrifices et prières). Mais l’élément moral, si important dans les religions des races supérieures, apparaît à peine dans l’animisme. L’union des préceptes moraux et de la philosophie animiste est à peine ébauchée.

Ces différentes questions seront étudiées sous quatre titres : 1° la doctrine animiste de l’âme indis’iduelle ; 2" la doctrine animiste des esprits ; 3° les sacrifices ; 4’^ l animisme et la morale.

i"Za doctrine animiste de l’âme individuelle. — Le premier article de la doctrine animiste de Tjlor, celui qu’il appelle le fondement du système, c’est la découverte qu’un jour l’homme primitif a dû faire de son àme. Il fut un temps où l’homme ignorait la présence en lui de ce principe spirituel ; par certaines recherches d’ordre philosophique à propos de questions qui l’inquiétaient, il le découvrit. Comment se fit cette découverte ? et Cfu’est-ce que l’àme ?

A) DÉCOUVERTE ET NATURE DE l’ame. — Plusicurs phénomènes très simples, d’ordre physiologique, ont dès l’origine étonné l’homme primitif comme le sauvage d’aujourd’hui, et attiré son attention. Ce sont surtout la maladie et la mort, l’acte de la respiration et le battement du cœur qui fait circuler le sang, les rêves et les visions. L’homme primitif voulut expliquer ces faits ; de bonne heure, il perçut un lien entre le corps vivant et la respiration, entre la vie et le cœur, et il conclut à l’existence en ùd

alter ergo, d’un autre

lui-même, à la fois cause des phénomènes de la vie, et princijie des rêves et visions.

« ) Les fonctions de la respiration, en eftct, sont étroitement

liées avec la vie ; leur disparition coïncide avec la cessation de la vie. Le cadavre ne respire plus ; avec le souille, quelque chose de l’homme est parti, son seccyid moi, son àme. Donc l’àme et la respiration ne font qu’un. La preuve en est, d’après Tylor, que, dans la plupart des langues, le mot respiration ou soulUe signifie àme. En outre, bien des sauvages de nos jours, [vav exemple les indigènes du Nicaragua, croient qu’à la mort & monte au ciel le souffle qui fait vivre le corps, c’est-à-dire la respiration qui s’échappe par la bouche sous le nom de julio » (aztèque de 17 « /’, vivre). (Cf. Tylor, t. I, p. 501.) Le cœur, qui cesse de battre à la mort, et le sang ont été identifiés, avec le « second moi « ; cela, d’après des arguments de même ordre : les mots « cœur «  ou « sang » sont très souvent employés pour signifier

« l’àme » ; l’identification du sang et de l’àme est

îidmise par beaucoui) de tribus sau âges et domine dans la philosophie juive et arabe.

b) Certains autres [ihénomènes anormaux, tels que la maladie, la paralysie, l’apoplexie, la catalepsie, la folie, et autres cas d’inconscience morbide, aidèrent l’homme primitif à préciser la notion de ce doul)le, d’abord identifié avec le souflle de la respiration, le c(eiir ou le sang. Ce double quitte le corps déiinitiveiiHiit à la mort ; mais il y a des cas où son absence n’i’st que temporaire : de là les maladies et les phénomènes psychologi(pies anormaux. «.Vinsi.ditTjlor, les.Vlgoncpiins de l’Amérique du Nord ])eusent que la maladie est produite par un dérangement et un départ de l’àme. La santé reviendra quand l’àme sera rentrée et aura complètement repris sa place normale. La léthargie est une absence momentanée 131

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de Tàme, qiii s’est rendue sur les bords du fleuve de la mort, mais, qui, repoussée, est revenue ranimer le corps. Les nègres de la Guinée expliquent la folie ou l’idiotie par le départ prématuré de l'àme, le sommeil est pour eux l’exemple temporaire d’une pareille absence. Puisqu’il en est ainsi, on doit chercher tous les moyens d’empêcher le départ des âmes ou même de les ramener quand elles se sont enfuies. Quelquefois on a chez les Fidjiens le plaisant spectacle d’un gros homme couché de tout son long et criant de toutes ses forces pour faire rcvenir son àme. « Le rappel des âmes est une des fonctions importantes des sorciers et des prêtres.

c) Celte conception des absences momentanées et des voyages de l'àme permet au sauvage d’expliquer les rêves et les visions. Le sauvage rêve souvent, même éveillé ; il prend son rêve pour une réalité ; il croit que les événements vus en rêve sont vraiment arrives et que les objets de ses rêves et visions existent réellement. Il s’explique les rêves de deux façons : ou bien c’est une évocation des choses A-ues par l'àme partie en exciu-sion, ou bien, c’est une visite du double de la personne ou de la chose dont il rêve. Les visions sont des apparitions réelles des âmes de certaines personnes, visibles quelquefois, mais non pour toujours et pour tout le monde.

Voilà par quel processus le sauvage et par conséquent l’homme primitif arrivent à la connaissance de l’existence et de la nature de l'àme. L'àme est donc pour lui un double de sa personne, que constitue le souffle de la respiration, le cœur, ou le sang ; dont le départ définitif se manifeste par la mort ; dont l’absence momentanée détermine les maladies, les diverses formes de l’inconscience, les rêves et les A’isions. Cette conception des àmes-fantômes ou âmes-errantes a conduit les hommes à se les figurer comme de véritables êtres matériels, modelés selon la forme du corps qu’ils animent, n’ayant d’ailleurs ni chair, ni os, ni nerfs « mais légers et subtils comme des corps purifiés, éthérés ou vaporeux ». (Cf. Tylor, op. cit., t. I, p. 53 1.)

B) SuRvn’AXCE DE l’ame après la mort. — L'àme ainsi conçue ne meurt pas avec le corps. Cette croyance à la survivance du double est une conséquence de l’animisme. Puisque les rêves et les visions s’expliquent en grande partie par la visite des âmes des morts aux rêveurs ou aux visionnaires, ces âmes sont donc toujoui’s Aivantes. Mais, toutes n’ont pas la même destinée : les unes s’incarnent successivement dans difi'érents corps ; les autres vont dans un autre séjour.

a) La transmigration des âmes peut être soit une noTivelle naissance soit une incarnation dans un autre corps quelconque d"homme. d’animal, de plante, ou dans un objet matériel. Ainsi, pour citer un exemple qie Tylor emprunte à une relation des Jésuites de la Nouvelle France, iG35. p. 130 : « Les Indiens de l’Amérique du Nord enterraient sur les bords des routes, les petits enfants qui venaient de mourir, de façon à ce que leur àme put entrer dans le corps des femmes qui passaient près de leurs tombeaux et renaître ainsi une autre fois. » En général ce sont les âmes des ancêtres ou des parents qui reviennent animer le corps des enfants, et ainsi s’expliquent les ressemblances physiques et morales et les phénomènes d’atavisme. Cette croyance en une résurrection terrestre de l'àme est tellement enracinée chez les sauvages que plusieurs d’entre eux n’hésitent pas à se suicider pour renaître ou plus heureux ou plus riches. Certaines races au teint foncé se figuraient, en voyant les blancs, que c'étaient

les âmes des morts qui revenaient sois cette forme ; d’où le proverbe : « Meurs noir, ressuscite blanc. » En outre l'àme de l’homme mort peut encore venii" animer les animaux, soit certains oiseaux, soit les ours, soit surtout les serpents, comme le pensent les Zoulous d’Afrique, qui les traitent avec beaucoup de respect.

h) La survivance du double ou àme, sans métempsychose, est une autre conception des peuples sauvages. L'àme, qui est en elle-même un principe éthéré, est capable de survivre au corps sans avoir besoin de son concours, mais le mode de son existence et son séjour ne sont pas conçus de même façon par tous les peuples.

Quelques-uns pensent que les âmes des morts continuent à habiter dans les environs de leurs anciennes demeures, et hantent surtout les tombeaux où sont ensevelis leurs corps. Elles interviennent dans les événements et s’intéressent encore à leurs parents ; certaines peuplades les honorent et cherchent à les retenir, tandis que d’autres essayent par tous les moyens de s’en débarrasser et vont jusqu'à abandonner la maison où mourut quelqu’un.

D’autres veulent que des âmes habitent un monde des esprits. Ce séjour est localisé dififéi’emment, tantôt sur la terre, dans des montagnes escarpées comme au sommet du Kina-Bolu où est situé le paradis de la race indienne de Bornéo, tantôt dans de délicieuses vallées comme le Coaibaï des Haïtiens ou dans une île placée du côté de l’Occident, suivant les Australiens.

La croyance à un monde souterrain est aussi très répandue chez les races inférieures et se retrouve dans les civilisations plus avancées ; il suffit de citer l’Amenti des Egyptiens, le Schéol des Hébreux, l’Hadès des Grecs, l’Orcus des Romains.

Quant à la condition des âmes dans ces demeures, on peut classer en deux catégories les théories des diff"érentes races inférieures. La première, qu’on peut appeler avec le capitaine Benton et Tylor la théorie de la continuation : la vie future est la reproduction de la vie présente, — et la théorie de la rétribution : les hommes changent de condition en entrant dans le monde des morts, et cette condition dépend de leur conduite sur la terre.

c) Quelle que soit la croyance des sauvages sur le mode de survivance de l'àme après la mort, — qu’elle reste dans le voisinage du tombeau, qu’elle erre sur la tei-re, ou qu’elle prenne place dans le monde des esprits, — tous admettent que l'àme ne sera définitivement en possession du repos auquel elle aspire, que le jour où elle aura reçu les honneurs des funérailles. Jusqu'à l’accomplissement de ces cérémonies, suivant le rite du pays, — que le cadavre soit enterré, exposé, ou brûlé, — l'àme est condamnée à demeurer sur la terre, et elle tourmente les vivants. De là l’importance des rites funéraires. Parmi ces usages, l’un des plus ordinaires est le banquet des morts, destiné à assouvir la faim des âmes dans le tombeau. Divers peuples y ont ajouté des sacrifices humains et d’autres pratiques superstitieuses, point de départ d’un Aéritable culte.

C) Attribution d’ixe ame analogue a celle de l’homme, aux animaux, aux végétaux et aux objets INANIMÉS. — Le sauvage donne aux animaux, aux plantes et aux objets inanimés une àme analogue à celle de l’homme ; l'àme qui est chez eux cause de la vie est séparable du corps. « Et en elTet, dit Tylor. le sauvage de l’Amérique du Xord discute avec son cheval comme si ce dernier était un être raisonnable. Les uns épargnent le serpent à sonnette parce qu’ils ^ 133

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craignent la vengeance de Tcsprit du serpent, lui souhaitent la bienvenue comme à un ami venant de la terre des esprits… Les Stiens du Cambodge demandent pardon à un animal qu’ilsviennent de tuer.etc. » (Cf. Tylor, op. cit. tome I, p. 5^4, 545 et ss.)

Quant aux plantes, il est tout naturel qu’on leur ait aussi attribué une àme, ijuisqu’elles présentent comme les animaux et comme l’homme les phénomènes de la vie et de la mort, de la santé et de la maladie. Et cette àme ressemble à celle des hommes ; elle peut sortir de la jjlante ; son départ produit la maladie et parfois la mort. « Les Karens disent que les plantes ont leur « là » (Kelali) ; et ils essayent de rappeler l’esprit du riz malade tout comme ils rappellent un esprit qui a quitté le corps de l’homme… Les Dayaks de Bornéo attribuent aussi au riz son .. Samangat podi » ou esprit du riz, et célèbrent certaines cérémonies pour retenir cette àme, dans la crainte que la récolte ne vienne à manquer. (Cf.TvLOR, op. cit., t. I, p. 552.) D’après Spencer, les plantes sont animées pai" les âmes des ancêtres. La sève de certaines plantes a la Aertu d’enivrer ; elles la doivent aux mânes qui l’habitent. Le sauvage qui boit cette sève peut s’incorporer l'àme des ancêtres, dont il devient le possédé.

Quant aux objets inanimés, quoiqu’on puisse dire en général que la plupart des races inférieures y admettent l’existence d’une àme, il y a lieu de citer pai-ticulièrement trois peuples qui fournissent l’exemple d’une croyance explicite précise : les Algonquins, qui occupaient une grande partie de l’Amérique du S^ord, les insulaires du groupe des îles Fidji, et les ivarens de la Birmanie. D’après Mariner, « les Fidjiens vont jusqu'à attribuer aux ol)jets inanimés la même chance qu’ils prêtent aux hommes et aux porcs, (^uand une hache ou un ciseau Aient à être usé ou cassé, ils s’imaginent que son àme entre au sei-vice des dieux. Une maison est-elle démolie ou renversée, sa partie immortelle trouve où se placer dans les plaines du Bolotoo, où se rassemblent les àines après la mort. » (Cf. Mauiner, Tonga Isl., vol. II, p. 129.) D’après E. B. Cross « les Karens croient que chaque objet a son Kélah. Les haches, les couteaux aussi bien que les arbres et les plantes possèdent chacun son Kélah indépendant. Le Karen, ai-mé de sa hache et de ses outils, peut bâtir sa maison, couper son riz, conduire ses alTaires après sa mort comme auparavant. » Les tribus qui croient à l'àme des choses inanimées, sacrilient des objets qu’elles destinent à accompagner le mort : les Algonquins enterrent les guerriers avec leur mousquet, leur casse-tête, leur calumet, etc. Cette offrande a pour but de transmettre l’esprit de ces objets au delà de la tombe, de sorte que le mort se retrouve en leur possession et s’en sert.

2" La doctrine animiste des esprits. — De cette conception de l'àme individuelle est sortie la conception des esprits. 1) Le saunage Aoit dans l'àme humaine l’explication de la vie et de la mort, des ])hénomènes psj’chologiques normaux et anormaux ; de même, il attribue à des êtres, conçus sur le modèle de l'àme hunuiine, les dilTérenls événements heureux ou malheureux qui affectent l’humanité, et les phénomènes i)iij’siques du monde extérieur. « Dès que l’iiomme en est arrivé à concevoir l’existence d’une àme humaine, cette conception a dû lui servir de type, d’après lequel il a élaboré non seulement ses idées relatives à d’autres âmes inférieures, mais encore ses opinions par rapport aux êtres spirituels en général, depuis le petit lutin qui se joue dans les grandes herlies jusqu’au Créateur ou maître du monde, jusqu’au Grand Esprit. » (Tyloh, op. cit., t. II, p. i/|3.) Mais Tylor ne s’exx)liquc ni sur l’ori gine de ces esprits, ni svir la manière dont l’homme arrive à les connaître et à croire en eux. Quand il parle de leur nature, il n’est pas plus précis. D’abord il distingue deux classes d'êtres spii-ituels : les mânes et les esprits : puis, dans la seconde partie de son ouvrage, il semble les confondre. « La similitude de natiu-e de l'àme des morts et de celle des autres esprits, dit-il, se remai-que à tous les degi-és de l’animisme, depuis ses phases les plus grossières jusqu'à ses phases les plus élevées. » (Op cit., t. ii, p. 144') En fait, on considère les âmes des morts comme une des classes les plus importantes des démons et des dieux. La différence entre les mânes et les esprits est donc insensible. Il n’y en a même pas du tout, d’après Herbert Spencer, qui voit dans tous les esprits, démons et dieux, des âmes d’ancêtres, élevées peu à peu par l’imagination des sauvages à un rang supérieur.

2) Les esprits conçus sur le modèle des âmes humaines peuvent, comme elles, « exister ou agir, libres d’errer à travers le monde, de s’incarner pour un temps plus ou moins long dans un coi-ps solide, soit dans un corps humain, soit dans les animaux, les A'égétaux ou les objets inertes. » (Tylor, op. cit., t. II, p. 160.) Cette théorie de l’incarnation des esprits est importante pom* expliquer certains usages a) Elle explique la maladie, causée quelquefois pav la possession qu’a prise de l’homme un esprit, qui le harcèle, le ronge, et le déchire. Le moyen de guérir, c’est de se débarrasser de cette àme du démon, par l’exorcisme.

h) La croj^ance à l’incarnation des esprits dans des objets inanimés donne naissance au fétichisme. Un fétiche est un ojjjet quelconque qu’un esprit a choisi poiu" y habiter, ou dont il se sert comme d’un médium pour exercer une influence. Cejiendant, avant d'être adopté pour fétiche, l’objet doit subir certaines épreuA^es ; et si le possesseur n’en est jîas satisfait, il le rejette pour en chercher un plus puissant. « Le fétiche Aoit, comprend et agit ; son possesseur l’adore, lui parle familièrement comme à un ami intime, répand sur lui des libations de rhum et, au moment du danger, il s’adresse à lui à grands cris comme pour renouvcler son énergie. » (Cf. Tylor, op. cit.. t. II, p. 206.) Selon Tylor, le fétichisme est primitif, parce que la croyance en l’incarnation des esprits est contemporaine des origines de l’animisme. Selon Spencer, au contraire, le fétichisme n’apparaît que plus tai’d, quand l’homme a atteint un staik- plus avancé de son développement religieux et social. D’après Lippert, ce sont les âmes des morts qui habitent les fétiches. « Si l'àme humaine se sépare du corps et lui survit, si elle sort du tombeau et rentre dans les corps pour les rendre nuilades, ou même les faire mourir, rien ne l’empêche de prendre possession des objets, d’y habiter et de se manifester par eux. Pom- désigner cette conception nous nous servons du terme de fétiche. » (Lippert, Die Religionen der europaisclien Kiiltur^ôUer in ihrem gescliichtlichen Ursprunge, p. 10.) Plus tard le fétichisme s'élargit. Les serpents et les vers, les poissons et les animaux, en un mot tous les aninuiux, peuvent dcA-enir la demeure d’une àme, et par conséquent des fétiches. Il en est de même des bâtons, des lances des nu)rceaux de bois, des plantes et des arbres. La terre elle-même est féticiie, ainsi que les astres, le soleil, la lune et le ciel tout entier. (Lippert. Seelenknlt. p. 36 ss.) La religion procéderait donc d’une double source : l’une principale qui est le culte des âmes, l’autre secondaire, le culte des fétiches.

Du fétichisme on peut rapprocher l’adoration des blocs de bois et de pierres. Y faut-il voir des représentations idéales de certaines divinités, ou de vrais 135

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fétiches ? Question souvent difficile à trancher : pourtant, la majorité des témoignages cités par Tylor donne à penser que ces blocs et ces pierres étaient considérés comme des habitations des divinités, sinon eomme des divinités elles-mêmes. (Cf. Tylor, op. cit.,

p. 214.),..

c) Du fétichisme à l’idolâtrie il n y a qu un pas ; la transition est à peine sensible. « Quelcjues lignes tracées sur le bois ou sur la pierre, quelques parcelles enlevées, quelques couches de peinture, suffisent à transformer le poteau et le caillou en une idole. » (Tylor, o/J. cit., t. II. p. 209.) L’idole réunit donc les caractères du portrait et ceux du fétiche. Le rôle de l’image devait être, à l’origine, de représenter un personnage divin, « mais dans une phase postérieure, la tendance à confondre le symbole avec l'être syml)olisé a fait traiter l’idole comme im puissant être vivant)j. (Tylor, op. cit., t. II, p. 221.) H. Spencer croit trouver l’origine des idoles dans les portraits qu’on plaçait sur la tombe des morts ou dans leur ancienne maison.

3) Les esprits étaient, dans l’opinion des races jjrimitives, les causes personnelles des phénomènes terrestres, de la vie universelle. La nature, comme le corps humain, est réellement animée dans toutes ses parties ; et ce sont les esprits qui l’animent. Ces esprits sont des démons bons ou méchants. Ils se diversifient à l’infini : il y a les esprits gardiens spécialement attachés à chaque individu : les esprits des volcans, des sources, des rivières et des lacs ; les esprits des arbres, des bosquets et des forêts ; les esprits incarnés dans les animaux, et en pai’ticulier dans le serpent. La crainte de ces esprits, qui dominent toute la nature, a porté les sauvages à chercher le moyen de calmer leur fureur, et de s’attirer leur sympathie, sinon leur protection. Ils leur rendirent un culte ; le culte s'éleva peu à peu juscfuaux honneurs divins, et les esprits que Ion avait pris l’habitude de vénérer, d’adorer, finirent par acquérir rang de dieux.

4) L'àme himiaine est le type d’après lequel les races inférieures ont construit non seulement leur conception des esprits, mais aussi leurs idées de 1-a divinité. « Tous les peuples ont fait de l’homme le type de la divinité ; en consécpience la société humaine et le genre humain deviennent le modèle qui sert à constituer la société divine et le gouvernement divin. Les grands dieux occupent au milieu des esprits moins élevés la même position que les chefs et les rois au milieu des hommes. Ils dilTèrent sans doute des âmes et des êtres spirituels inférieurs, mais la diff"érence qui existe entre eux porte plutôt sur le rang que sur la nature, ce sont des esprits individuels qui dominent des esprits individuels. Au-dessus des âmes des trépassés, au-dessus des mânes, audessus des génies locaux, au-dessus des divinités des rochers, des soin-ces et des arbres, au-dessus de la foule des esprits bons ou mauvais, se trouvent ces diA’inités puissantes dont l’influence ne s’exerce plus seulement sur des intérêts locaux ou individuels, mais, quand il leur plaît et comme il leur plaît, peuvent agir directement dans leur vaste domaine, conti'ôler tout ce qui se passe et faire exécuter leurs ordres par les êtres spirituels inférieurs qui ne sont que leurs domestiques, leurs agents et leurs aides de camp. « (Tylor, op. cit.. t. II, j). 822.)

Ces dieux, sinon tous, au moins les principaux, se rattachent au culte de la nature. Les dieux naturels représentent le ciel et la terre, la pluie et le tonnerre, l’eau et la mer. le feu. le soleil et la lune. Le culte rendu à ces êtres supérieurs permet d’entrevoir déjà dans la civilisation primitive les types familiers des grandes divinités, qui n’ont pris tout leur

développement que dans le polythéisme le plus élevé. Outre ces divinités, il y eut une autre classe de dieux puissants, qui n'étaient pas visibles, mais reni])lissaient certaines fonctions importantes concernant l’harmonie de la nature ou la vie de l’homme. Telles les divinités qui président â la naissance des enfants, à l’agriculture, à la guerre, les divinités d’outretombe.

5) L’une de ces divinités acquit l)ientôt la suprématie sur les autres ; ce n’est pas encore le monothéisme, mais cette doctrine y tend et finira par a aboutir. L’idée d’une divinité suprême se produit sous diff'érentes formes chez les races inférieures. Tantôt c’est l’ancêtre primordial qui occupe le premier rang ; tantôt c’est un des dieux de la natiu-e, comme le soleil cpii anime tout ou la lune qui envelopije tout. D’autres peuples se représentent le Panthéon céleste sur le modèle des gouvernements politiques terrestres : les âmes et les esprits, circulant dans le monde, sont les simples sujets ; l’aristocratie se compose des dieux proprement dits, et le roi est le dieu suprême. Mais en général, la théorie que l'âme anime le corps a amené les hounnes qui partagent cette croyance à supposer l’existence d’un esprit divin qui anime la masse énorme de la terre ou du ciel ; il ne faut qu’un pas de plus pour que cette idée se transforme en une doctrine d’après lac|uelle l’univers serait animé par une divinité plus grande encore, divinité présente partout, l’Esprit du monde. D’ailleurs quand la philosophie spéculative sauvage ou civilisée, s’occupe de résoudre le grand problème fondamental que présente le monde, elle cherche une solution en remontant du composé au simple, et en essayant de discerner une cause première qui prévaut dans l’univers et au delà de l’univers. Si ces raisonnements se produisent au sein d’une théorie, cette dernière réalise cette cause première en imaginant vine divinité suprême. De cette façon, on en ariùve en poussant à leur limite extrême les conceptions animistes sur lesquelles repose la philosophie de toute religion, aussi bien chez les peuples sauvages que chez les nations civilisées, on en arrive, disonsnous, à l’idée d’une âme du monde, pour ainsi dire, d’un créateur, d’un vivificateur, d’un souverain de l’univers, en un mot, d’un grand esprit. ÇThOR, op.cit., t. II. p. 433.) Cette curieuse conception se réalise par deux moyens c|ui ont été tous deux adoptés même par les sauvages. Le premier, « c’est de confondre tous les attributs des grands pouvoirs polythéistes en un seul être plus ovi moins impersonnel ». Le second, « c’est de reculer les limites de la spéculation théologique et de la faire pénétrer dans la région de l’infini et de linnommé « : on suppose alors une entité divine sans figure, et sans contour, « reposant dans le calme au delà et audessiTs du monde matériel ». (Tylor, op. cit., t. 11.

p. 434.)

Voilà donc comment, par un développement purement humain de sa nature, l’homme primitif en est arrivé à l’idée dun Dieu suprême. Il n’est pas besoin de faire appel à une civilisation plus élevée qui aurait fourni aux sauvages ces conceptions ; il est inutile de recourir à l’hypothèse d’une « dégénérescence » qui explicjuerait cette croyance « comme les restes mutilés et corrompus de religions plus élevées >'.

« Regardées comme des produits de la religion naturelle, ces doctrines de la suprématie divine ne semblent en aucune façon dépasser la puissance de raisonnement qui existe chez le sauvage… Il a existé

et il existe encore bien des peuples sauvages ou barl)ares qui se sont fait d’un dieu suprême une idée telle qu’ils ont pu y atteindre i)ar eux-mêmes sans le secours des nations plus civilisées. Chez ces races, 137

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la doctiiue d’une divinité suprême est le produit distinct et raisonnable de l’animisme, de même qu’elle est le complément distinct et raisonnable du polythéisme. >> (Tylor, op. cit., t II. p. li'ôô.)

3° La doctrine animiste des sacrifices. — Les deux principaux actes de la Religion sont le sacrifice et la prière, et en général il est admis que tous les peuples les ont connus et pratiqués ; mais sur l’ori<nne, le but et la délinition des sacrifices, les animistes ont émis des théories qu’il est bon d’examiner.

i) Ils assignent généralement comme origine aux sacrifices le service des morts. Les âmes, conçues comme des êtres matériels, continuent de Aivrc, après leur sortie du corps, d’une vie analogue à la vie terrestre. Il leur faut se nourrir ; de là les repas placés sur la tombe des morts ; il faut à leur service des hommes, des femmes, des animaux, des objets divers ; de là deux classes de sacrifices : sacrifice d’hommes et d’animaux dans le but d’envoyer leurs âmes dans l’autre monde au service des défunts ; sacrifices d’objets naturels dont l'âme devient la propriété du mort. D’après Lippert. les âmes des morts boivent le sang des victimes : (. Parmi tous les aliments que peut prendre l’homme, aucun ne s’assimile mieux à l'àme que le sang frais ; le sang humain est par excellence la nourriture des âmes. Et là se trouve la racine la plus profonde du cannibalisme. Le cannibale anéantit le corps, mais aussi l'àme ; il l’assimile à la sienne ; que ce soit par respect pour un ami, ou pour triompher d’un ennemi, rpi’il boive son sang, la dernière raison en est toujours l’idée de se fortifier l'àme. » (Lippert, Heligionen, p. 6.)

2) Quant au but poursuivi, d’après Tj’lor, le sacrifice n’est pas autre chose « qu’un présent offert à la divinité comme si elle était un homme… Le suppliant qui s’incline devant son chef en déposant un i)résent à ses pieds et en lui adressant une humble pétition, nous fournit le type anthropomorphique du sacrifice et de la prière.)i

A l’origine, ce ne devait être qu’un don. On donnait pour donner, comme l’enfant, sans se préoccuper des sentiments qui peuvent naître à cette occasion chez celui qui reçoit. Plus tard, le don est accompagné d’une intention du sacrificateur. Selon la reniarque de Tjlor, « les offrandes faites aux divinités peuvent se classer de la même façon que les dons terrestres. Le don accidentel fait à l’occasion d’un événement, le tribut périodique payé régulièrement à son seigneur, la redevance payée pour s’assurer la possession ou la protection de la chose acquise ; tous ces systèmes de dons ont leur contrepartie exacte dans les systèmes de sacrilices obserA es dans le monde… Une transition s'établit bientôt

« litre l’idée d’une valeur matérielle reçue et celle

d’un iiommage cérémonieux…, puis cette idée de la satisfaction causée à la divinité par la valeur intrinsèque des richesses ou des aliments qui lui sont offerts, fait liientùt place à l’idée de la satisfaction causée à cette même divinité par une olfrande respectueuse, bien que cette offrande en elle-même ne (loivc pas avoir beaucoup de a aleur aux yeux d’un personnage divin aussi puissant ». (Tyloh, op. cit., I. II, p. 506.) Eiilin l’on en vient à faire résider la vertu du sacrifice dans la renonciation Aoloiitaire à l’objet sacrilié.

Il y a <lonc trois théories : la théorie du don, la tliéorie de 1 iiommage, et la théorie de la renonciation. « On [leut remarquer dans ces trois tliéorics les modifications ordinaires fpii ont fait jiasser le sacrifice de la réalité pratique à l'état de cérémonie formaliste. On remiilace l’anticpie don ayant une valeur

intrinsèque par un don plus petit ou par un objet ayant moins de valeur, et enfin par un siiniile symbole. » (Tyloh, op. cit., tome II, p. 484-) Lippert pense qu’on olTrait aux dieux des sacrifices sanglants pour leur procurer la jouissance matérielle d’absorber le sang, répandu en leur honneur.

3) Ces dons parviennent à la divinité soit matériellement quand il s’agit des divinités de l’eau, de la terre, du feu qui consomment ces oft’randes, ou des animaux sacrés qui les mangent, soit « par l’abstraction de la vie, de la saveur, de l’essence, ou mieux de l’esprit ou de l'àme de l’objet offert. Quant à la partie matérielle, elle peut se corrompre, être emportée, consumée ou détruite, ou simplement rester devant le dieu «. (Tylor, op. cit., t. II, p. 49 1-)

4° La Religion et la morale. — Au point cle vue des rapports de la religion et de la morale, on peut résumer en deux propositions l’enseignement animiste.

i) Certains prétendent que l’homme primitif n’avait pas d’idées morales, parce que les sauvages n en ont pas. « Ce que nous reconnaissons comme le principe de la morale religieuse, dit Lippert, paraît manquer complètement à 1 homme primitif, qui n’a pas l’idée du bien et du mal au sens moral, là surtout où nous avons des témoignages de missionnaires sûrs et dignes de foi. » (Lippert, Seelen/ ; ult, p. io3.) Tylor n’est pas de cet avis, et croit à une certaine moralité des races inférieures primitives.

2) Mais tous sont d accord pour proclamer lindépendance respective de la morale et de la religion. Ce sont deux ordres de faits qui peuvent coexister, mais toujours à l’origine parallèlement. « Que le contenu de la loi morale soit sorti de la religion, dit Lippert, c est une aflirmation aprioristique qu’on ne peut admettre. » (Lippert, Religionen, p. 409.) « Les idées morales des sauvages, dit Tylor, reposent sur un terrain propre, elles sont engendrées par les traditions, et par l’opinion publifjue ; elles sont indépendantes des croyances et des cérémonies animistes qui existent auprès d elles. En un mot, l’animisme des races inférieures n est pas immoral, il est simplement dépourvu de morale. » Plus tard, « la religion, en substituant la doctrine des peines et des récompenses dans une vie future à la doctrine de la simple continuation delà Aie après la mort, a donné un but moral à la vie sur cette terre ». (Tylor, op. cit., t. II, p. 466.)

111. Critique de 1 animisme- — La meilleure réfutation qu on ait faite de l’animisme se trouve développée dans un remarquable travail intitulé : l>er Animisnius oder Ursprung und Entwicklurig der Religion ans deni Seelen Almen und Geisterkult, on D"" Alojs HoRCHERT, Pricstcr der Diozese Ermland. Freiburg in Brisgau, 1900.

Les limites de ce dictionnaire ne permettent pas d’entrer dans le détail de la discussion ; on se bornera à indicjuer ici les arguments ([ui portent le plus juste. 1) On fera quehpies observations générales sur le point de départ et la méthode des animistes ; 2) on criti « iuera la doctrine animiste des âmes individuelles ; 3) la doctrine animiste des esprits et des dieux ; 4) 1^^ théorie animiste des sacrifices ; 5) on parlera des rapports de la religion et de la morale.

i'> Ohservations générales. — Le point de départ de l’animisnie, c’est la conception moniste de 1 univers.

Le monde entier étant le produit dune évolution mécani « nic, la Ueligion elle-même s’y trouve engagée ; elle provient du développement naturel de l’homme. Mais comment Ihomme, descendu de l’animal, et d’abord sans religion, devint-il, à un certain moment, unêtre religieux ? D’où vient le phénomène religieux ? 139

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D’où vient la Religion ? Avant Tj-lor, on avait donné (lifTérentes réponses peu satisfaisantes : les uns plaçaient l’origine de la Religion dans un sentiment de crainte vis-à-vis des phénomènes de la nature ; d autres dans les inventions intéressées des prêtres, ou dans la terreur de l’inconnu, etc., etc. Tjlor, Spencer et Lippert voient dans l’animisme le « principe de la Religion, depuis celle des sauvages jusqu'à celle des peuples civilisés ». Cette conception n’est en réalité ([ue la conséquence logiqiie, et une application à un cas particulier, de 1 hypothèse générale de révolution. Il s’agit d expliquer, en excluant l’idée de Révélation primitive, les commencements et le développement des Religions. « Nous savons maintenant, dit Pfleiderer, cfiie nous ne pouvons plus recourir à la Révélation divine comme à un principe extrinsèque à 1 esprit humain ; mais cette révélation ne se manifeste que dans l’esprit de Ihomme ; nous devons nous en tenir là, et, omettant tous les facteurs surnaturels, rechercher la marche historique de l'évolution purement naturelle par laquelle 1 homme parvint au développement de ses facultés religieuses. » (Pfleiderer, Zf/r Frage nach Aufaug und EnUvicklung der Religion. Leipzig, 1876, p. 68.)

Nous ferons simplement remarquer ici c{ue les animistes partent de principes a priori ; et que l’hypothèse évolutionniste dont ils se servent pour expliquer l’origine de la Religion est loin d'être prouA'ée. Yircliow, l’ami de Darwin et de Yogt, avoue lui-même qu’il n’existe en sa faveur aucun argument décisif. K Pour les anthropologistes, dit-il, le Proanthropos n’est pas un objet de recherches historiques. On peut l’avoir aperçu en rêve, mais, à l'état de veille, personne ne pourrait dire qu’il l’ait vu de près… Nous ne savons que ceci, c’est que parmi les hommes des temps primitifs il ne s’en est trouvé aucun qui ressemble au singe, plus que l’homme d’aujourd’hui. » {Correspondenzblatt der deutsclien Gesellschaft fur Anthropologie. 20 Jahrgang, Miinchen 188g.)

La méthode des animistes prête aussi à bien des réserves. Ils étiulient les sauvages d’aujourd’hui ; et ils attribuent à l’homme primitif toutes les observations qu’ils font chez les peuples non civilisés. Estil juste, est-il possible d’identifier complètement les Indiens ou les nègres, vivant de nos jours, avec l’homme primitif ? A-t-ondes raisons de le faire ? Les animistes ne le disent pas ; c’est une simple conjecture qui n’a d’autre valeur que l’allirmalion de ses auteurs. « On parle des sauvages d’aujourd’hui, dit Max Millier, comme s’ils venaient d’arriver dans le monde, sans penser cju’ils sont membres de l’espèce humaine, et que comme tels ils ne sont pas d’un jour plus jeunes que nous-mêmes… Les sauvages sont aussi âgés que les races civilisées, et ne peuvent pas être appelées l’Homme primitif. » (Max Mueller, Ursprung iind Entwicklung der Religion, p. 'y^-)

Encore faudrait-il, pour se faire une idée exacte des conceptions des sauvages en matière de religion, avoir sur eux des renseignements complets et sûrs, connaître à fond leur langue, leurs usages, leur manière de vivre. On ne peut saisir l’ensemble et le détail de leurs idées religieuses qu’en vivant de leur vie, en s’initiant aux nuances souA-ent délicates de leurs langues. Ce n’est pas en quelques jours, et par des procédés detouristes que se font des observations sérieuses. « Un indigène qui comprend un peu l’anglais ou qui parle dans sa langue maternelle avec un Anglais, — dit le Rev. Codrington dans une lettre du 'j juillet 18^ y, citée par Schneider —, un tel indigène trouve plus facile de répondre par un signe de tête alTirmatif ou négatif aux questions posées par le blanc ; ou bien il emploie les mots qui lui sont connus, sans se rendre compte de leur vrai sens ; il

préfère ne pas se tourmenter pour exprimer correctement ce qu’il pense. De cette façon, les voyageurs reçoivent des réponses qu’ils tiennent pour des renseignements absolument sûrs Acnant des indigènes eux-mêmes et racontent ensuite des choses qui paraissent ridicules aux vrais connaisseurs. » (Cf. Scuneider, Yrt/H/tô/Ae/', II, p. 368, ff.)

Pour tirer des observations, faites sur les peuples sauvages, un témoignage probant, il faut réaliser les conditions suivantes, exigées à juste titre par le D' Borchert (et dont les deux premières sont de Max Mûller) : « 1) Les auteurs cités à propos des races saiivages doivent être des témoins oculaires, dégagés de tout préjugé de croyances ou de race. 2) Les auteiu’s, cités à propos des coutumes, des traditions et surtout des idées religieuses des peuples non civilisés doivent posséder à fond la langue des indigènes dont ils s’occupent, et s'être assez familiarisés avec elle pour s’entretenir sans effort et sans gêne de ces objets difficiles. 3) Les auteurs cités à propos des conceptions religieuses des peuj)les civilisés ne doivent pas seulement posséder une grande quantité de documents ; il leur faut a^ant tout avoir l’esprit religieux et comprendre les particularités de la Aie des âmes religieuses. Un homme irréligieux parlera et écrira de Religion comme un avcugle le ferait des couleurs. » (Borchert, Der Animismits, p. 126, 127.)

Ces qualités nécessaires font souvcnt défaut aux Aoyageurs et aux observateurs modernes ; et A’oilà pourquoi les connaisseurs trouA’ent chez eux tant d’erreurs sur les croyances religieuses des sauA-ages. Ainsi, sur la foi de Aoyageurs mal renseignés, ou peu sagaces, on croyait encore il y a quelque temps à l’existence de peuples n’ayant aucune idée de la divinité, et absolument dépourAUs de religion ; on en citait toute une série : les Australiens, les Esquimaux, les Lapons, les Indiens du Brésil et du Paraguay, les insulaires de Samoa, etc., etc. Aujourd’hui, après des études plus approfondies de ces races, et une connaissance plus complète de leurs usages et de leur langue, on en est arriAé à des conclusions opposées. « L’ethnographie, dit Ratzel, ne connaît aucun peuple qui n’ait pas de religion. » ( Vulkerkunde, Leipzig, 1885. Bd. I, p. 31.)

Les animistes, dont nous avons étudié l’enseignement, ne sont pas non plus des auteurs à qui l’on puisse reconnaître chacune des qualités dont l’ensemble constitue un témoignage irrécusable. Ils ne sont pas dépourvus de préjugés ; au contraire ; ils commencent par poser comme indiscutable le principe de l'éAolutionnisme, et interprètent les faits à la lumière de leurs idées préconçues.

2° Critique de la doctrine animiste des âmes. — A) La découverte que l’homme aurait faite un jour de son àme n’explique pas l’excellence de cette àme. L’homme possédait une àme puisqu’il la découA’re en lui ; puisque c’est par la réflexion qu’il en prend connaissance, cette àme doit avoir la faculté de penser ; « mais, dit le D' Borchert, les animistes n’expliquent pas comment est Aenue à l’homme cette faculté de réfléchir ; comment l’hounne, qui descend de l’animal sans raison, est-il arrÎAé à posséder une àme raisonnable, qui réfléchit, qui pense, une àme spirituelle ? Les animistes ne le disent pas m. (Borchert, Der Animismus, p. 10.) Et il est à remarquer qu’ils basent toute leur théorie de la religion sur l'éléAation de ces âmes au rang des dieux.

B) La manière dont ils Aeulent que l’homme soit parvcnu à la connaissance de son àme ne saurait passer poiu> démontrée. L’emploi du mot souffle et respiration, cœur, pour désigner l'àme, n’est qu’une locution figurée. Dans quelle langue moderne le mot 141

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souffle ou respiration ne signifie-t-il pas la vie, ou le mot cœur ne design e-t-il pas le sentiment, l'àme, l’esprit ? Un enfant comprend facilement que ce sont là des images. Et, quand l’Indien de Spencer disait qu'à la mort l’un des deux cœurs de l’homme quittait son corps, il employait une métonymie, sans prétendre atlirmer réellement l’identité du cœur et de l'àme. Il est dans la nature de notre esprit, dont l’exercice est intimement lié à celui des sens, de recourir aux comparaisons sensibles pour mieux saisir les choses spirituelles.

C) La doctrine animiste sur le rôle des maladies, catalepsies, extases et autres phénomènes de l’inconscience, dans la découverte de l'àme, tourne dans un cercle vicieux. « On prétend prouver, dit Borchert, que par l’examen de ces maladies l’homme arrive à la découverte de son àme ; et pourtant, il en a déjà connaissance puiscpi’il la croit partie et qu’il la rappelle en criant. Nous voyons bien que la notion de l'àme, déjà trouvée, servit plus tard à expliquer les paralysies et autres formes de l’inconscience par le départ de cette àme, mais de ce que les insulaires de Fidji interprètent ainsi les maladies, il ne suit pas du tout que l’Homme primitif ait eu lui-même une conception si peu sensée. En outre, la généralité de cette croj’ance n’est pas prouvée ; on ne peut donc pas en faire un cas « typique)>. (Borchert, Der Aiiimismus, p. 13.)

D) Quant aux rêves, comment les animistes saventils que les sauvages les prennent pour des réalités ? Un enfant peut distinguer entre le rêve et la réalité ; un sauvage, ne le pourrait pas ? En tout cas, ni les rêves ni les visions n’ont pu amener le sauvage à la découverte de son àme. C’est plutôt le contraire qui est A’raisemblable. L’homme a trouvé la raison de ses rêves parce qu’il avait une àme qui pensait ; mais ce ne sont pas les rêves qui lui en ont suggéré l’idée.

E) Les faits, cités par les animistes, ne prouvent pas non plus que les sauvages crurent réellement à une àme des animaux, des végétaux et des objets inertes. Les sauvages, disent-ils, parlent avec les animaux comme avec les hommes ; un Indien cause avec son cheval comme s’il avait la raison ; d’autres saluent les animaux avec respect, ou leur demandent pardon avant de les mettre à mort. Ces exemples n’ont pas de valeur quand il s’agit de démontrer l’animisme fondamental dans le sens où l’entend Tylor. Car on en observe de tout semblables chez nos Européens. Combien de fois n’a-t-on pas entendu un cavalier causer avec son cheval ou un chasseur avec son chien ? Et quand le cheval ou le chien auquel on s’est attaché vient à mourir, n’y a-t-il pas bien des liommes très civilisés qui le pleurent comme un ami ? Il n’y a point là trace d’animisme. « On n’a pas le droit, dit Borchert, d’attribuer aux actions des sauvages d’autres motifs qu'à celles de l’homme civilisé. ') ((>f. Borchert, Der Animismus, p. 18.)

Quant à l'àme des plantes, Tylor dit à la page 553 de son i" tome : « En règle générale, tout ce qui a trait à l’esprit des plantes est fort ol>scur, soit que les races inférieures n’aient point d’opinion délinie à cet égard, soit qu’il soit très diflicih’de les retrouver. » Ceci ne l’empêche pas d’allirmcr ailleurs comme un fait incontesté que les sauvages attril)uent aux plantes une àme qui leur survit. Son oi)inion se base sur des expressions dont se servent certaines tribus en parlant des arbres ou des fleurs. Nous-mcme, ne disonsnous pas, comme ces sauvages, que les arbres respirent, qu’ils parlent, qu’ils murnuirent, qu’ils se fâchent, qu’ils meurent ! Tourcfiioi refuser aux sauvages le droit de parler en métaphores comme les gens civilisés ?

Les preuves en faveur de l'àme des objets inanimés

ne sont pas plus fortes ; c’est une question que Tylor trouve encore plus obscure que l’existence des âmes des plantes. Et cependant il conclut dans un sens atrirmatif. Les faits qu’il cite ont beaucoup d’analogues dans la vie des peuples civilisés. Un marin parle de son Aaisseau comme d’un être vivant ; ou baptise les vaisseaux ; on dit qu’ils obéissent, qu’ils courent, qu’ils fendent les eaux, qu’ils se couchent. Ne donne-t-on pas le nom d’amis à ses livres ; et n’appelle-t-on pas sa canne une iidèle compagne ? mais jamais nous n’avons cru que ces objets eussent une àme. Pourquoi le sauvage, plutôt que nous ?

La théorie animiste repose sur une exagération manifeste et une interprétation arbitraire des faits observés.

3" Critique de la doctrine animiste des esprits et des dieux. — Les animistes voient dans le culte rendu aux mânes, ou aux esprits qui animent la nature, l’origine de la Religion. Grâce aux hommages inspirés par la crainte, les esprits se seraient peu à peu élcA'és aux rangs de divinités dont enlîn l’une aurait dominé les autres. Cette conception ne trouve pas d’appui dans les légendes religieuses des peuples.

i) Historiquement, on a prouvé que les conceptions et les usages animistes ne se sont introduits que relativement tard dans des religions préexistantes. Les religions sont plus anciennes que l’animisme. « Aussi loin que j’ai pu pousser mes recherches, dit Max Millier, il ne m’a pas été possible de découvrir un seul peuple qui crîit exclusivement aux esprits des ancêtres sans croire à la divinité. Chez les peuples civilisés ayant une littérature, une histoire capable de servir de base aux recherches scientifiques, on ne trouve aucune trace d’un tel état. (jIax MuELLER, Anthropogische Religion, y>. 286.)

2) Ni l’histoire, ni l’ethnographie ne peuvent citer un peuple qui se soit élevé de l’animisme pur à l’idée monothéiste, sans une inlluence extérieure. Borchert a passé en revue tous les peuples de l’antiquité depuis les Indiens jusqu’aux Romains en passant par les Perses, les Egyptiens, les Sémites, les Hébreux et les Chinois. Il a étendu ce travail à toutes les races non civilisées connues de nos jours, ayant soin, dans le choix des témoignages, de rechercher la réalisation des trois qualités nécessaires que nous avons signalées. Voici les conclusions auxquelles il arrive par l’application d’une méthode rigoureuse :

« De tout temps, aiissi bien chez les peuples les

plus intelligents de l’antiquité que chez les races inférieures de nos jours, on constate la croyance en Dieu, non pas en un dieu que les hommes se seraient faits à eux-mêmes, mais en un Dieu auteur du genre humain et de tout le monde. Cette universalité de la croyance à un Dieu supérieur et auteur du monde, les animistes ne peuvent jias l’expliquer par leurs théories. Ils n’ont pu réussir jusqu’ici à rencontrer un seul peuple dont la religion se ])ornàt au culte des âmes et des nu’mes. Même les sauvages de la classe la plus l)asse et la nuiins déAcloppée ont au moins le soup(, 'on d’un être supérieur, auteur du monde et des hommes, et plus ancien que l’humanité tout entière. » (Borchert, Der Animismus, p. 44 157.)

Si cela est, si les races sauvages connue les peuples de ranti<(uité croient en un Dieu, auteur du monde, I)Ourquoi ne l’honorent-ils pas lui seul, et font-ils I)arl de leurs hommages aux autres esprits qui lui sont inférieurs ? La réponse est facile ; et c’est encore l’ethnographie qui la fournit. Pour le sauvage. Dieu a créé le monde, nuiis après cet acte de sa toutepuissance, il est rentré dans le repos ; dédaignant le soin de gouverner, connue indigne de sa grandeur, il laisse aux esprits la direction des affaires de ce 143

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monde. Parmi ces esprits suljalternes se trouvent les âmes des ancêtres. C’est donc aux ancêtres qu’il importe de rendre un culte pour se les rendre favorables. L’adoration de ces esprits très nombreux a plus ou moins absorbé l’attention du sauvage, qui ne trouve plus le loisir, ni le motif de vénérer l’Etre supérieur auquel, pourtant, il croit. D’ailleurs, autant les esprits sont malveillants, autant le Dieu suprême est bon, favorable au genre humain. Partant, il est inutile de l’apaiser, de réclamer une bienveillance dont on peut se tenir assuré. (Cf. Borchert, Der Animismus, cap. 6. Geisterglaube, 168-170. Wilson, Westafrica. Leipzig, 1868. P. 1 54. Schneider, TV a < « /yôlker, t. 33, p. 41-46. IL 404-)

3) De ce que nous venons de dire on a pu déjà conclure que le fétichisme n’apparaît pas avi début, mais à la lin du déA-eloppenient religieux. L'élément primitif de la Religion est la croyance en Dieu. Le fétichisme a, comme dit Max Millier, toute une série « d’antécédents », sans lesquels il ne se conçoit pas. « Si un petit enfant nous présentait son chat et nous disait que c’est un vertébré, nous nous demanderions avec étonnement où il a entendu prononcer ce nom. Quand un adorateur de fétiches nous présente une pierre, et nous dit que c’est un dieu, notre première question doit naturellement être celle-ci : Où avez-vous trouvé ce nom de Dieu, et qu’entendez-vous par là? » (Max Mueller, Ursprung und Entwicklung der Jieligion, p. 254, ff-)

Il faut se garder de prendre pour fétiches tous les objets que les nègres conservent et traitent avec respect. On ne peut juger sûrement s’il s’agit d’un fétiche qu’après de longues observations. On voit parfois des anthropologistes et des ethnographes citer comme fétichistes des peuples qui ne savent ce que c’est qu’un fétiche. A ce compte, bien des personnes civilisées peuvent être considéi'ées comme fétichistes. Que penser des objets conservés avec respect dans les musées et les collections, des drapeaux, des armes et des canons pris sur l’ennemi et religieusement gardés comme des trophées ? Quant aux pierres sacrées, ce ne sont pas nécessairement des fétiches. Elles peuvent marquer la place d’un ancien sanctuaire, d’un champ de bataille, le tombeau d’un roi, ou la frontière de deux tribus.

4) Il y a une différence entre le fétichisme et l’idolâtrie, et Tylor a raison de dire qu'à l’origine les idoles n'étaient pas conçues comme des êtres vivants ou comme agissant, que ce furent à l’origine des symboles, confondus plus tard avec l'être symbolisé. Par où l’on voit que l’idolâtrie suppose une connaissance préalable de la divinité.

4° Critique de la théorie animiste des sacrifices. — i) Aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire, on trouve de tout temps, chez tous les peuples, le sacrifice en vigueur, conjointement avec la religion, mais ni à l’une ni à l’autre on ne peut assigner une origine historiquement établie. Les plus anciens sacrifices connus dans l’histoire ont tous le caractère religieux. C’est le cas même pour les repas des morts, que les animistes présentent commme le commencement des sacrifices. Les faits qu’ils allèguent ne peuvent pas être récusés ; mais « il faudrait prouver, dit Borchert, que cette forme de sacrifice est la plus ancienne, et qu’elle ne renferme aucune pensée fondamentale de religion. Les repas et les sacrifices sont dans un rapport très étroit parce qu’en prenant les repas, on i-emerciait et on vénérait les dieux, et on leur offrait un don. C'était la coutxmie chez les Grecs et les Romains de prier les dieux avant et après les repas. De même que le culte des ancêtres suppose l’idée de dieu, de même les offrandes alimentaires supposent la notion de sacrifice. Le sacri fice n’est pas plus un produit de ce culte que les dieux eux-mêmes. Les dieux sont antérieurs au culte des ancêtres et des esprits ; le sacrifice est antérieur aux repas des morts, y (Borchert, Der Animismus, p. 189.)

2) Sans doute, comme le dit Tylor, le sacrifice est un « présent », il y a dans tous les sacrifices l’idée de don, puisqu’il y a aliénation d’un objet qu’on abandonne à la divinité, mais cette notion est incomplète : il n’est pas exact de ne voir à l’origine du sacrifice qu’un présent pur et simple, sans but et sans intention de la part du sacrificateur. L’homme qui fait un don à la divinité, a pour agir un motif. Quel est ce motif ? « En recherchant quelle idée se font de la divinité l’ensemble de tous les peuples, dit Borchert, nous avons constaté que l’humanité tout entière a toujours cru en un Dieu auteur du monde. L’homme se reconnaît, avec tout ce qu’il est et ce qu’il a, dépendant de Dieu : de là découle pour lui le devoir de manifester sa dépendance AÎs-à-vis de la majesté divine par des actes d’adoration. C’est par le sacrifice qu’il s’en acquitte le mieux. Quand un homme présente un don à la divinité, c’est avant tout dans l’intention de lui exprimer l’hommage de son entière dépendance. Il est absurde de soutenir que l’homme offre à Dieu, qu’il sait auteur et maître du monde, un présent selon la simple et habituelle acception du mot. » (Borchert, Der Animismus. p. 189.) A ce but jjrincipal s’ajoutent d’autres intentions secondaires telles que : action de grâces, prière de demande, expiation.

Il n’est pas étonnant que les peuples sauvages sacrifient en l’honneur des âmes, des mânes et des esprits, considérés comme investis de pouvoir sm* le gouvernement du monde et la direction de la destinée humaine. (Borchert, Der yinimisjuus, p. 189.)

3) A la définition que Tylor donne du sacrifice, il manque un élément : la destruction du don est nécessaire au sacrifice. Les présents sacrés qui ne subissent aucun changement ne sont pas des sacrifices au sens vrai du mot. Le sacrifice du don est un symbole. Le sacrificateur se substitue à lui-même, pour l’offrir à Dieu, un objet qui est sa propriété, quelque chose de lui. L’offrande prend la place du sacrificateur. (Cf. ScuopFER ScHAXZ, Der Opferhegriff, p. 209.)

« Le changement du don, par exeniple l’anéantissement, symbolise l’abandon complet du sacrificateur

à la divinité. Dans les lil » ations on atteint ce but en répandant le liquide ; il semble que l’homme se soit répandu devant la divinité. La mise à mort d’une victime signifie le don de la vie du sacrificateur. La combustion exprime l’emploi complet de ses forces au service de la divinité. La bonne odeur qui s'échappe de la combustion, symbolise à la fois le parfum spirituel du sacrificateur et le plaisir que Dieu prend au sacrifice. L’expression biblique « un sacrifice d’agréable odeur au Seigneiu- » est anthropomorphique. Il faut l’entendre dans le sens d’une gracieuse accej) talion du sacrifice. » (Borchert, Der Animismus, p. 192.)

L’effusion du sang, soit des animaux, soit de l’homme, n’a pas pour but de procurer aux dieux une jouissance sensible, comme le veut Lippert. Le sang symbolise la vie ; l’effusion du sang signifie l’abandon de la vie fait à divinité. Et les sacrifices sanglants sont en premier lieu des sacrifices d’expiation.

Les motifs invoqués par Lippert pour expliquer les sacrifices humains et le cannibalisme, sont fantaisistes. D’après le témoignage de Tliistoire, le sacrifice « par substitution » fut considéré comme insuffisant ; et on remplaça le symbole par la réalité, on immola l’homme lui-même à la divinité. « Les sacrifices 145

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hiiiuains ont une origine religieuse et un caractère religieux ; ils expriment l’aveu que riiomme a mérité la mort devant Dieu, et ont pour but d’apaiser la colère divine, et de réconcilier l’humanité coupable avec la divinité ofTensée. » (Borchf.kt, Der Animismiis, p. an, et Dôllixger, Heidentltum und Judenthum, p. 537 et seq.)

5° La Religion et la Morale. — On n’insistera pas sur la réfutation de Tylor et de Lippert, qui affirment sans preuve l’indépendance primitive de la morale vis-à-vis de la religion ; on pourrait discuter cette question en se plaçant au point de vue théorique et philosophique. La philosophie autorise et même oblige a priori à admettre la religion comme base et racine de la morale. Mais nous nous bornerons à citer les conclusions du D' Borchert (/>er Animismus, p. 216, ch. ix), fondées sur les travaux de spécialistes en ethnographie, et en particulier sur ceux de Schneider, i ?/e ^aturvôlker, Paderborn, 1885, et Allgenieinheit und Einheit des sittlichen Be'.viis.stseins, Kôln, 1895. Voici qui est certain au point de vue ethnographique :

i) L’ethnograpliie ne peut citer un peuple qui n’ait pas eu de tout temps les notions essentielles de la morale, de même qu’elle ne peut citer un peuple sans religion. « L’ethnographie la plus récente, dit Schneider, ne connaît aucune race humaine sans morale ; et l’histoire ne nous montre aucun peui)le qui fût dépourvu d’idées morales. » En effet tous les peuples font la distinction entre le bien et le mal ; ils sont convaincus qu’il faut faire le bien, et éviter le mal ; ils ont la notion du péché. Ils ont la notion d’une rectitude morale obligatoire, sanctionnée par le châtiment qu’infligent des puissances invisibles. Ils tiennent pour obligatoires certaines catégories d’actes, comme honorer les dieux, respecter les parents, s’abstenir de prendre le bien d’autrui ; éviter le mensonge, etc. Ces préceptes, que rappelle le Décalogue, sont connus de tous les peuples. Ce n’est pas à dire que les sauvages soient exempts de vices : ils en ont, et de grossiers ; mais on en trouve aussi, et parfois de pires, chez les civilisés.

2) La moralité, telle que nous la constatons chez les sauvages, n’est pas indépendante de la religion. De tout temps, les peuples ont cru à une rétribution au delà du tombeau. Cette rétribution se fait par les puissances supérieures, par les dieux. Les animistes prétendent le contraire ; mais leurs attirmations ne valent pas des preuves.

S’il en est ainsi, on ne peut soutenir avec Tylor que la morale primitivement indépendante s’est ensuite soudée avec les religions. Bien plutôt doit-on dire avec Hartmann : « C’est un fait historicjue quc toute la morale est sortie de la religion. » (Hartmann. Die Religion des Geistes. Berlin, 1882, p. 5g.)

IV. Conclusions. — Pour nous résumer, disons que le i)f)int de dc|)art et la méthode des aniniislos ne sont pas scienti(iques. L’hypothèse de l'éx olulion de riiomme, descendant naturel de l’animal, n’a pas été prouvée juscju’ici. Si les animistes affirment que l’homme prit un jour conscience de son âme. ils ne considèrent pas l’excellence de cette àme qu’il découvre en lui.Daillcurs les arguments dont ils se servent pour établir le fait de cette découverte ne sont [)as psychologiques. Les termes de souffie, de respiration, ou de cœur, employés pour désigner l'àme, ne sont que des figures de langage. Ni l’histoire, ni l’ethnographie ne peuvent citer aucun peuple dont la religion soil sortie spontanément du culte des Ames et des esprits ; bien plus, on prouve que la leligion existait avant l’animisme. Du fait « jne les peuples sauvages rendent un culte à une foule d’esprits et de dieux,

on ne peut conclure que cette adoration des esprits soil un fait antérieur au monothéisme ; c’est un phénomène secondaire qui s’explique par les conceptions propres des sauvages. Dieu, auteur du monde et des hommes, s’efface à leurs yeux derrière des agents subalternes : le souci de se rendre ceux-ci favorables détourne l’attention du sauvage du culte dii au Dieu suprême. Loin d'être un fait primitif de l'évolution religieuse, le fétichisme suppose toute une série d’antécédents religieux.

L’hypothèse animiste n’explique donc pas l’origine de la Religion, comme ses partisans le soutiennent avec tant d’assurance et sans fournir de preuves réellement scientifiques. Les rationalistes, s’ils ne sont pas de parti pris, ne craignent pas d’avouer la stérilité des recherches entreprises jusqu’ici poiu" construire sur cette base l'éditice de l’histoire des religions.

Bibliographie. — Edward B. Tylor, La Civilisation primitive : traduit de l’anglais, le tome I" par Mme Pauline Brunet, le tome II par Ed. Barbier, Paris, Reinwald, 1876 ; Spencer, Principles of Sociology (1879) ; J. Frohschanimer, Ueber der Genesis der Mensctieit und deren geistigen Entwicklung in Religion, Sittlichkeit und Sprache, Miinchen, 1883 ; Otto Gaspari, Die Urgeschiclite der Menscheit mit Rucksicht auf die naturliche Entuicklung des frûliesten Geisteslebens^ 2" Auflage, Leipzig, 1877 ; Julius Lippert, Der Seenlenknlt in seinen Beziehungen zur althebraischen Religion, Berlin, 1881 ; Die Religionen der europciischen Kulturvôlker in ihren geschichtlichen Ursprunge, Berlin, 1881. Max Millier, Vorlesungen iiber Ursprung und Enta’icklung der Religion, Strasbourg, 1880 ; Borchert, Der Animismus oder Ursprung und Entwicklung der Religion aus dem Seelen-Ahnen und Geisterkult, Freiburg in Brisgau, 1900 ; Daniel Brinton, Religions of primitive peoples, London, 1898 ; Andrew Lang, Tlie making of Religion, hondon, 1900 ; ?. D. Chantepie de la Saussaye, Manuel d histoire des religions, trad. fr., Paris, 1904 (Consulter de préférence la 3' édition allemande, Tubingue, 1906) ; Wurm, ILandbuch der Religionsgescliichte, Stuttgart, 1904 ; R. P. Lagrange, Etudes sur les Religions sémitiques^ 2^ éd., Paris, igoS.

P. BUGNICOt’RT.