Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Ame

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 51-70).

AME. — La question de l’àme est une de celles qui soulèvent aujourd’hui le plus de difficultés contre la foi catholique ; ces difficultés sont résolues sous les deux titres suivants : VAnie humaine etVAme des bêtes.

I. Ame humaine (L’)- — L’àme humaine est, par nécessité, ou l)ien une réalité, un fait, ou une idée, un concept, un mot. Supposé cprelle soit une réalité, elle est ou une substance ou un accident ; une substance comme la pierre, un accident comme est dans la pierre la forme ou figure rectangulaire, cubique ou ronde. Supposé qu’elle soit une substance, elle est ou corporelle, c’est-à-dire étendue, ou non corporelle, c’est-à-dire simple. Supposé enfin qu’elle soit simple, elle est ou spirituelle ou non spirituelle ; spirituelle, si elle subsiste par elle-même, c’est-à-dire si elle ne tient que d’elle-même sa subsistance et ne l’emprunte pas, soit au corps, soit au composé qu’elle forme avec le corps ; non spirituelle, si la subsistance ne suit pas de sa nature, ne lui appartient pas originairement en propre, mais lui vient soit du corps, soit du composé. Cela entendu, nous rechercherons d’abord si l’àme humaine est une réalité, si elle est une substance, si elle est simple, si elle est spirituelle.

1" Parmi les problèmes que je viens d’énumérer, il en est qui sont difficiles et réclament, au jugement de Saint Thomas, beaucoup d’étude et de pénétration :

« Requiritur diligens et subtilis inquisitio. « 

(Sum. Th., I p., q. 87, a. i.)

Mais il n’en va pas ainsi, s’il faut en croire le grand docteur, de la question de savoir si l’àme humaine est une réalité et non pas seulement un mot ou un concept. Et, de fait, un simple raisonnenu^nt suffit à établir la vérité sur ce point : Par àme humaine, j’entends ici le principe, quel qu’il soit, de la connaissance et principalement de la pensée dans l’honnue ; et par pensée j’entends l’acte de concevoir, de saisir un objet immatériel, ou, en général, un objet <pii n’est pas s<}umis aux lois et conditions de l’étendue ; ojiposant la pensée à la sensation, ou perception sensible, qui n’atteint que les objets concrets et revêtus des conditions communes aux corps existant dans resi)ace. Le sens que j’attache à ces deux mots « àme humaine et pensée » étant ainsi nette ment défini, je dis d’abord que la pensée est un plie nomène, un fait réel.

Yous pensez à l’àme humaine, àla cellule nerveuse, vous pensez à l’éloquence, vous pensez à la poésie. L’action dépenser ces diverses choses est aussi réelle, n’est-il pas vrai, que l’action d’avancer le pied ou de lever le bras ; ces idées naissent dans votre esprit aussi réellement que des brins d’herl)e germent sur une molle de terre ; elles s’allument et brillent dans 87

AME

votre âme aussi réellement que s’allument et In-illcnt des flambeaux dans un salon.

La pensée est donc un phénomène, un fait réel. Mais tout phénomène, tout fait réel suppose une cause réelle.

Le principe de la pensée en Ihomme. ce cp^ie nous appelons âme humaine, est donc une réalité.

1 » Est-ce ime substance ? — Substance est un terme obscur ; mais une délinition et un exemple vont le rendre clair :

Par sul)stance, j’entends : une chose, une réalité, de telle nature ou essence, qu’elle peut tenir debout, demeurer, sans avoir besoin d’exister dans un autre être, comme dans un sujet qui la supporte, et qui est elle-même le sujet et le support d’une série indéfinie de modifications et de changements accidentels.

Exemple : A’oici une pièce d’or. L’or est-il une substance ? Je réponds, d’après la définition donnée tout à l’heure, que l’or est une substance. En eCFet, l’or est de telle nature qu’il tient debout, qu’il demeure, sans avoir besoin d’exister dans un autre être comme dans un sujet qui le supporte. Mais, sur ma pièce d’or, je distingue une couronne, une devise, j’y aperçois une effigie ; elle a, du reste, la forme ordinaire de nos pièces d’or. Je demande si cette forme ronde que présente l’or de ma pièce, si le dessin de la couronne et des lettres de la devise, si les traits de l’efligie. sont pareillement une substance. Une forme géométrique, un dessin, les lignes d’une figiu-e, tout cela demeure-t-il, tout cela tient-il debout, par soi ? Non. Ne faut-il pas qu’une forme géométrique, un dessin, les lignes d’un portrait, pour exister, soient dans une matière comme dans un sujet qui les supporte, dans l’or, comme c’est le cas présent, sur le bois, sur la toile, dans l’air, dans le marbre ? Oui, sans doute, car ces qualités, qu’on les suppose même, comme le veut Locke, groupées ou réunies, ne sauraient subsister sans un sujet, puisqu’il ne peut être que des zéros de substance, même additionnés, fassent une substance réelle, et qu’une longue chaîne de fer tienne en l’air sans point d’attache, quand un seul anneau ne saurait y tenir. L’or est donc une substance ; mais la forme et les dessins de la pièce d’or n’en sont point une. Il y a donc deux grandes catégories d’êtres dans le monde : les êtres nobles, forts, subsistant en eux-mêmes, tenant debout par eux-mêmes, fermes, consistants, stables par nature : ce sont les substances.

En regard, l’on voit des êtres faibles, qui ne peuvent subsister seuls, à qui il faut un support, réalités amoindries, dépendantes, fuyantes, changeantes ; ce sont les accidents.

Encore un mot, et la théorie sera complète.

Les substances, suivant la profonde remarque d’Aristote, ne sont pas seulement les réalités les plus nobles ; c’est à elles que l’être appartient dans le sens absolu et rigoureux. L’accident, en clfet, ne fait pas, à proprement parler, qu’une nature soit ; comme son nom l’indique, il est quelque chose de survenant à la nature déjà constituée et formée, accidit. La forme de pièce de monnaie donnée à l’or ne fera pas que l’or soit, absolument parlant, mais seulement qu’il existe d’une manière déterminée ; cette forme ne donne pas à l’or l’être prender, mais un être secondaire, un simple mode d’être. Autant faut-il en dire du mouvement, de la température, de la position, de la couleur. La substance, c’est ce qui est par soi et pour soi, le vrai être, ri àV ; l’accident, c’est ce qui est dans un autre et pour un autre, svtî ; iv.

Eh bien, dans quelle catégorie placerons-nous l’âme humaine, dont nous ne savons encore qu’une chose, c’est qu’elle est cette réalité intime d’où la pensée procède.

Est-elle substance ? — Est-elle accident ?

A cette cpiestion, la réponse est encore facile. Vous accorderez bien que, par sa nature, l’homme est un être pensant. Sans doute, aous ne tenez pas, comme Descartes, que toute la nature de l’homme est de penser. Vous ne diriez pas, comme le grand homme :

« Je ne suis donc, précisément parlant — ce « précisément

parlant » est admirable — qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison. « (Médit.. 2.) Non, mais encore que aous soyez bien convaincu d’être autre chose qu’un esprit ou une pensée, aous ne doutez pas le moins du monde c{ue la propriété d’être pensant ne suIac de Aotre nature d’homme.

S’il est de la nature de l’homme qu’il puisse penser, c’est, sans doute, que le principe de la pensée, ce que nous avons appelé l’âme, est un des éléments constitutifs de sa nature et forme une partie intégrante de l’essence humaine.

L’âme donc, ou le principe de la pensée dans l’homme, fait partie intégrante de sa nature. Or, la nature homme, tenant debout par elle-même, sans avoir besoin pour exister de s’appuyer à un autre être, demeurant ferme et stable sous le flot des éAénements qui passent, est une substance, aussi bien que l’or et la pierre. Donc, l’àme humaine elle-même est substance.

Est-elle substance complète ou incomplète, isolée ou conjointe ? Je le dirai bientôt, mais je n’ai point à le dire en ce moment ; car la question à résoudre, en ce moment, est uniquement de savoir si l’âme humaine appartient à l’ordre des substances ou à celui des accidents. A quoi je réponds : L’àme humaine, faisant partie essentielle d’un être qui est une substance, il est éA’ident qu’elle est d’ordre substantiel.

3" Deux choses nous sont désormais acqiuses : I" que l’âme humaine est une réalité ; 2° qu’elle est une réalité substantielle. Mais une substance peut être matérielle ou immatérielle. Laquelle de ces deux épithètes convient à notre âme ?

Par matière, j’entends cette réalité qui a pour marque distinctivc ces trois propriétés : l’étendue, l’impénétrabilité, la mobilité. On l’a définie : une réalité étendue, résistante et mobile. Cette définition rend suflisamment, pour le quart d’heure, mon idée de la matière, et explique en quel sens je me demande si l’àme est matérielle ou non.

Je pourrais démontrer que l’âme est simple par les raisons qui servcnt à établir qu’elle est spirituelle ; car, si quelque fait prouAe que l’âme est sjjirituelle, c’est-à-dire si parfaitement distincte et si peu dépendante du corps qu’elle lui communique l’existence, loin de la reccvoir de lui, à plus forte raison prouvct-il qu’elle est simple. Mais je préfère démontrer la simplicité par des preuves ([ui lui soient propres. Ce procédé d’abord est d’une meilleure méthode, et ensuite il donnera de la précision et du relief à notre doctrine, en faisant ressortir la différence des deux thèses de la simplicité et de la spiritualité de l’âme, par la diA.ersité même des arguments qu’on emploie à prouvcr l’une et l’autre.

J’aflirme que l’âme humaine est simple, de ce seul fait que, dans la sensation, elle perçoit des objets matériels d’une perception totale et une.

C’est un fait, que nous percevons par nos sens, d’une perception totale et une, des êtres matériels : livres, tables, fenêtres, etc. Or, une telle perception ne peut avoir pour sujet ou pour cause un être composé de parties. Dans ce cas, en effet, ou bien chacune des parties connaîtrait l’objet tout entier, et nous aurions plusieurs connaissances du même objet, ce qui n’est pas ; ou bien chaque partie aurait une connaissance partielle, et chacune n’ayant que sa 89

AME

90

portion de connaissance, la connaissance totale et une ne serait nulle part, ce qui contredit l’expérience ; car l’expérience prouve que nous avons des connaissances totales. Donc, ce qui perçoit en nous est un et indivis. — Oui, direz-vous, mais cela ne prouve pas que ce qui perçoit en nous soit indivis jusqu'à être indivisilde, et un jusqu'à être simple. Il est bien évident que si les quelques milliers de papilles nerveuses qui tapissent la surface palmaire de mes doigts étaient isolées, et n'étaient pas réunies en un seul principe d’action, je ne percevrais pas, comme je le l’ais, d’une perception totale et une, la surface sur laquelle j’appuie ma main en ce moment. Mais quelle nécessité y a-t-il d’admettre que. dans mes doigts, se trouve un principe simple et indivisible ? — Il faut l’admettre, parce que, sans un principe simple et indivisible, vous n’expliquerez jamais comment votre tact, ni aucun autre de vos sens, étant composés de parties, peuvent être le sujet réellemenl un et indivis que suppose une sensation totale et une.

Que pensez-vous de ce principe de saint Thomas :

« Tout être composé de parties n’est et ne demeure

un que s’il possède dans sa nature, outre le principe qui le fait multiple, quelque principe intime spécial qui le fasse un ? » Ne vous est-il pas évident que l’un et le multiple, étant opposés ne peuvent être expliqués non plus que produits, sinon par un double principe : un principe de pluralité et vm principe d’unité ; principes l’un et l’autre intimes à l'être, comme lui est intime sa double propriété d’un et de multiple. Et, pour parler un langage moins abstrait, comprenez-vous qu’un corps, une réalité étendue puisse être, à proprement parler, une seule substance, une seule nature existant d’une existence unique, un seul foyer d’action, si l’un de ses pi-incipes constituants ne pénètre, parfaitement un et identique, toutes ses parties, ne les ramène toutes à l’unité d’une seule nature, ne fasse de toutes un sujet d’existence unique, et partant une source unique d’activité? En un mot, est-il concevable que ce qui de soi est multiple, possède l’unité d'être et l’unité d’agir, sans avoir pour conjoint un principe spécial, générateur spécial de cette double unité?

Après y avoir mûrement réfléchi, vous répondrez sans doute que cela n’est pas concevaljle. et vous direz avec saint Tliomas, u Oinne divisihile indiget alifjuo continente et uniente partes ejus ». (Cont. gent., liv. II, ch. 65, n' 3.)

"N’ous allirmerez par là-même — car les deux propositions suivent manifestement l’une de l’autre — que, dans le corps qui est sujet de sensation, il existe un principe le pénétrant dans toutes ses parties, et le faisant un pour l'être et pour l’agir.

Eh bien, ce principe, qui met une telle unité dans cette petite portion de nuitière organisée où la sensation se produit, je Vqus denumde s’il est lui-même composé de parties et nuiltiple par nature, ou s’il est simple et indivisible. Vous n’hésiterez pas un instant à répon(Ue, si vous vous rappelez quel doit être son rôle. Il doit faire du corps organisé une su])stance uuicjue, un principe d’action uniijue ; il doit, avec des ni’Uions et des milliards île molécules, faire, non pas un groupe d'êtres, mais un seul être, car l’unité le la ])crception sensible exige absolument l’unité dans l'être qui perçoit. Peut-il produire cette uiiilicalion intime et substantielle, simplement en j)rfnant les molécules par le dehors, soit poui- Iciu* inq)rimer un nujuvement si)écial, soit pour les disposer suivant un dessin paitieulier ? Non, car pour être ainsi disposées ou agitées, les nu)lccules n’en resteraient pas moins à l'étal de fragnuMits d'être, ne pouvant en aucune façon expii(iuer la sensation « totale et une ». Pour unilier les molécules, il faut qu’il les pénètre

toutes, chacune dans son fond, se communiquant, se donnant à chacune, de telle sorte que toutes et chacune, étant pénétrées par lui, il soit simultanément en toutes, et en chacune, bien plus, que toutes et chacune deviennent avec lui et par lui une seule chose, et que nous n’ayons plus en présence qu’un seul acte, une seule nature, une seule existence. Dites maintenant si un corps tjuelconque peut jouer un tel rôle, s’il en peut i^énétrer un autre de la façon intime que nous venons de dire, et se trouver à la fois tout entier dans ce corps et tout entier dans chacune de ses parties. (Sum. cont. gent., liv. II, ch. 65, n. -2.)

Vous le voyez, l’unité de nos sensations ou perceptions sensibles prouve invinciblement qu’il y a dans notre corps un principe incorporel, une àme indivisible et simple.

Je ne me dissimule pas que cet argument, pour être saisi dans toute sa force, suppose un esprit exercé dans la philosophie. Aussi, pour la satisfaction de ceux qui seraient moins familiarisés avec les raisonnements métaphysiques, je veux apporter une seconde preuve de la simplicité de l'àme humaine. Elle aura sur la première l’avantage de n'être pas seulement démonstrative, mais encore facile et nouvelle ; nouvelle, en ce sens du moins qu’elle repose sur une des découvertes les plus curieuses de la science moderne.

Ecoutons d’abord les faits ; nous sommes au Muséum d’histoire natm-elle, à Paris, c’est M. Flourens qui parle :

'( Lorsque j'étudie le développement d’un os, je vois successivement toutes les parties, toutes les molécules de cet os être déposées et successivement toutes être résorbées ; aucune ne reste ; /o « <es s'écoulent ; toutes changent ; et le mécanisme secret, le mécanisme intime de la formation des os est la mutation continuelle. » (De la Vie et de l Intelligence, i" éd., p. 16.) Ce que notre illustre savant français affirme, il l’appuie sur les expéi-iences les plus concluantes :

« J’ai entouré l’os d’un jeune pigeon, nous dit-il, 

d’un anneau de fil de iilatine. Peu à peu, l’anneau s’est recouvert de couches d’os, successivement formées ; bientôt l’anneau n’a plus été à extérieur mais au milieu de l’os ; enfin, il s’est trouvé à l’intérieur de l’os, dans le canal médullaire. Comment cela s’est-il fait ? Comment l’anneau, qui, d’abord, recouA’rait l’os, est-il, à présent, recouvert par l’os ? Comment l’anneau, qui, au commencement de l’expérience, était à l’extérieur de Pos, est-il à la fin de Pexpérience, dans l’intérieur de Pos ? C’est cjuc, tandis que, d’un côté, du côté externe, l’os acquérait les couches nouvelles qui ont recouvert l’anneau, il perdait de l’autre côté, du côté interne, ses couches anciennes cjui étaient résorbées. En un mot, tout ce qui était os, tout ce que recouvrait Panneau, quand je lai placé, a été résorbé ; et tout ce qui est actuellement os, tout ce qui recouvre actuellement l’anneau, s’est formé depuis ; toute la matière de Pos a donc changé pendant mon expérience (P. 20). « Ces expériences, M. P’iourens les a répétées, en les variant, un grand nondjre de fois, et toujours avec le même résultat évident. Il en conclut le récit par ces graves paroles :

« Toute la matière, tout l’organe matériel, tout l'être

parait et disparaît, se fait et se défait, et une seule chose reste, c’est-à-dire celle qui fait et défait, celle qui produit et détruit, c’est-à-dire la force qui vit au milieu de la matière et la gouvei-ne » (P. 21).

« Tout Porgane nutériel, tout Pêtrc paraît et disparaît. » 

On le croit sans peine, après qu’il vient d'être si bien démontre que, dans le corps de Panimal, les parties les plus solides et les plus résistantes se 91

AME

92

décomposent et sont emportées comme les autres par le flot de la vie.

Vous pensez bien que ce que M. Flourens vient de nous dire de cette muance perpétuelle du corps de l’animal, lui et les autres savants l’affirment et le démontrent du corps de l’homme. « Un animal, un homme, dit Draper (Les conflits de la science et de la religion, p. 91), est une réalité, une forme à travers laquelle un courant de matière passe incessamment. Il reçoit son nécessaire et rejette son superflu. En cela, il ressemble à une rivière, une cataracte, une flamme. Les particules qui le composaient, il y a un moment, sont déjà dispersées. Il ne peut durer qu'à la condition d’en recevoir de nouvelles. >- (V. encore Cl. Bernard, La Science expériment., 2 éd., p. 184 et s.)

Molescliott affirme la même chose, et il ajoute :

« Cet échange de matières, qui est le mystère de la

vie animale, s’opère a"ec une rapidité remarquable… La concordance des résultats qu’on a oljtenus à la suite de diverses expériences est une garantie positive de l’hypothèse d’après laquelle il faut trente jom-s pour donner au corps entier une composition nouvelle. Les sept ans que la croyance du peuple fixait pour la durée de ce laps de temps sont donc une exagération colossale. » (Circulation de la vie, t. I, p. 15.)

Quoi qu’il en soit du temps nécessaire pour le renouvcllement du corps, il est certain qu’il se renouvelle intégralement dans une période de temps relativement fort courte.

Voilà donc qui est certain et scientifiquement démontré aujourd’hui, de l’aveu de tous les savants : tout ce qui est matière en nous passe, s'écoule et change.

Tout homme adulte a changé de corps, non pas seulement plusieurs fois, mais un grand nomlire de fois, de telle sorte qu'à l'âge où il est arrivé, il ne possède plus rien, pas une seule molécule de son premier corps.

Mais quoi ! n’existe-t-il pas quelque chose en nous qui ne passe point et qui ne change point ?

Quand vous remontez, à l’aide de la réflexion et du souvenir, le cours de vos événements personnels, quand vous suivez du regard toute cette série de faits si divers qui forment comme la trame de votre existence passée, les états intérieurs qui se sont succédé en vous, non moins variés que les circonstances extérieures ; malgré tous les changements arrivés en vous et autour de vous, votre conscience ne vous dit-elle pas qu’un élément, une réalité est demeurée en vous immuable et identique, que vous retrouvez au dedans de Aous-même un quelque chose qui a été le sujet et le témoin de tous ces événements intimes, qui le constate et l’affirme à cette heure ; et ne dites-vous pas : je fus triste et /e sais heureux ; je fus ennemi du travail, je suis laborieux ; ye fus indifférent pour la science, je suis désireux de m’instruire ; je fus im enfant, ye suis un homme.

Oui, votre conscience vous montre et vous fait entendre ce quelque chose de permanent et de stable qui dit et répète sans cesse, et à tout propos, ces deux paroles d’un sens si profond : Je fus, je suis. Votre conscience affirme que votre moi, dans le fond, est demeuré identique jjendant toute votre existence.

Si donc, d’autre part, la science affirme, avec une égale certitude, que de toute la matière dont votre corps était formé au début et pendant la première période de votre vie, il ne reste plus un atome ; que conclure ? sinon que ce qui se nomme moi, ce qui dit je, ce qui se souvient, ce qui compare son état présent avec ses états passés, l'àme, enfin, n’est point de la

matière, et ne participe pas plus à la nature de la matière qu’elle n’est soumise à ses lois.

Donc l'àme n’est point matière : donc l'âme n’est point le cerveau ni aucune partie du corps.

— Elle en est le type, elle en est la forme, a-t-on répondu. Le type du corps humain est toujours le même, il ne change pas. On peut donc soutenir tout à la fois que l'àme est quelque chose de matériel et qu’elle demeure cependant toujours identique. — Ne parlant pas latin, je dois m’abstcnir de donner à cette objection, que d’aucuns font très gravement, le qualificatif qu’elle mérite. Mais il m’est bien permis de dire que son inventeur la formula siirement à un moment de distraction, et qu’il faut se trouver dans un état mental semblable pour la répéter.

D’un seul mot, en effet, Ion perce à jour ce misérable sophisme. Le type du corps humain reste le même, dites-vous, — non pas numériquement le même, s’il vous plaît, mais spécifrrjueme ?it le même.

— Pout-on dire que deux hommes portent le même habit ? Oui, à condition d’entendre que ce n’est pas le même habit numériquement, mais spécifiquement.

C’est le même habit que portent deux hommes, parce que leurs deux habits sont d'étolFe semblable et de coupe semblable. Mais il y a réellement deux habits, et même deux étoffes et même deux coupes. Ainsi, quand nous changeons de corps, nous changeons d’habit, et en changeant ainsi d’habit, l’habit, l'étoffe, la coupe, c’est-à-dire le type, en réalité, se multiplient.

— Mais nous ne changeons pas de corps, comme nous changeons d’habit, tout d’un coup, en une seule fois.

— Cette réplique m’oblige à développer ma comparaison, mais l’on n’y gagnera rien.

Je connais un avare qui, pour ne point acheter d’habit neuf, fait sans cesse réparer l’ancien. Un jour, on lui change la première manche, un autre la seconde, un troisième, autre chose, et de la sorte, au bout d’un certain temps, Ihabit a été tout entier renouvelé pièce par pièce. En fait, ce renouvellement terminé, l’avare a-t-il toujours le même habif^il n’a pas le même numériquement quant à l'étoffe, c’est évident. Mais, quant à la coupe, quant au tj’pe ? La coupe de chaque pièce rapportée est-elle « MzHe’rjfyHemeni différente de la coupe ou type de chaque pièce remplacée ? C’est encore évident, et il ne l’est pas moins que toute la coupe, tout le type de l’habit s’est renouvelé successivement, tout aussi réellement que l'étoffe elle-même.

Vous n’arrivez donc point, avec votre type, qui ne demeure toujours le même que dans votre idée, à ce quelque chose de permanent, de numériquement un et d’identique, qui survive en nous au changement, et le comprenne et le dise.

Inutile de faire observer que ce fait de l’identité du moi, persistant au milieu du renouvellement incessant et intégral du corps huuiain, renverse à lui seul, non seulement cette théorie du type constant ou forme permanente, mais encore les hypothèses analogues de Simmias, d’Alexandre, d’Aphrodise et de Galien. (Sum. conf. gent., liv. II, ch. 62, 63, 64.)

4° Reste cette quatrième question à résoudre : L'àme humaine est-elle spirituelle ?

Quand nous recherchons si l'àme est spirituelle, nous n’entendons nullement qu’il puisse y avoir du plus ou du moins dans cette négation ou absence de parties qui fait l'être simple. La spiritualité n’est pas le moins du monde, suivant nous, un degré de simplicité. C’est une propriété d’un genre tout divers. Simplicité dit : absence de parties ; spiritualité : manière d’exister indéjiendante d’une substance conjointe. Pour que l'àme humaine soit simple, il suffit qu’elle n’ait point de parties ; pour qu’elle soit spiri93

AME

94

tuelle, il faut que l’existence ne lui vienne ni du corps, ni du composé qu’elle forme avec le corps, mais d’ellemême, mais d’elle seule — parlant, bien entendu, du principe prochain de l’existence, qui n’exclut nullement la cause première. — Vous voyez qvi’il y a une belle dilïérence entre la simplicité et la spiritualité.

Descartes et les Cartésiens n’ont pourtant jamais voulu la reconnaître, et, en conséquence, ont toujours négligé de prouver à part la spiritualité de l'àme humaine. Il leur semblait que savoir de l'àme qu’elle est simple, immatérielle, c’est en connaître tout ce qu’il faut, et que sa dignité au-dessus des corps est établie aussi complètement qu’elle peut l'être, par ce seul fait qu’elle n’est pas une substance à trois dimensions.

Les vieux scolastiques avaient vu plus loin. L'àme est simple, se dirent-ils : elle est unie au corps, puisqu’elle pense dans le corps et l’associe même, dans une certaine mesure, au travail de sa pensée : elle subsiste dans le corps. Mais, au fait, qui la fait subsister ? Nous concevons des forces qui, tout en étant simples, inétendues, ne subsistent que par les corps où elles sont, en vertu de l’union qu’elles ont avec la matière.

En est-il ainsi de l'àme humaine ? N’est-elle que simple, ou bien est-elle encore spirituelle, c’est-à-dire portant en elle-même la raison de sa subsistance ?

— L’on peut, dans une démonstration, partir indifféremment d’un fait ou d’un principe, pourvu que l’on parte d’une certitude. Jusqu’ici, dans presque tous nos raisonnements, nous sommes partis d’un fait ; cette fois, ne serait-ce que par amour de la variété, nous allons partir d’un principe.

Le voici, tel qu’on l'énonçait autrefois dans l’Ecole :

« L’opération suit l'être et lui est proportionnée. » 

Cette formule, telle qu’on vient de l’entendre, n’est pas si vieillie qu’elle ait besoin, pour qu’on la comprenne, d'être traduite dans un langage plus moderne ; elle est d’une vérité si évidente qu’elle s’est imposée à tous les esprits.

M. Biichner en reconnaît formellement la valeur quand il écrit ces paroles : « La théorie positiviste est forcée de convenir que l’effet doit répondre à lu cause, et qu’ainsi des effets compliqués doivent supposer, à un certain degré, des combinaisons de matière complicjuées. » (Mutière et force, p. 218.)

M. Karl Vogt la suppose et invoque implicitement son autorité, quand il appuie un de ses raisonnements par cette oljservation :

« Encore faut-il pourtant que la fonction (les scolastiques auraient dit l’opération) soit proportionnelle

à l’organisation et mesurée par elle. » (Leçons sur l homme, 2"^ édit., p. 12.)

M. Wundt rend, lui aussi, hommage à notre principe, quand, parlant des savants, il dit : « Nous ne pouvons mesurer directement ni les causes productrices des i)hénouièncs, ni les forces productrices des mouveuionts, n)uis nous pouvons les mesurer par leurs effets. » (llibot, Psrcliologie allemande, p. 222.)

C’est vous dire ([u’aujourd’hui, comme autrefois, tout le monde reconnaît qu’on (leut juger de la nature d’un être par son opération.

Telle opération, telle nature ; tel effet, telle cause ; telle fonction, tel organe ; tel mouveuient, telle force ; telle manière d’agir, telle manière d'être. Ainsi parlent, dans tous les siècles et partout pays, la raison et la science.

Donc, si un être a une opération à laquelle seul il s'élève, à lacjuelle seul il puisse atteindre, qu’il accomplisse comme agent isolé, dégagé, libre, transcendant, cet être doit avoir une existence transcendante, libre, dégagée et qui appartienne en propre à sa nature.

Or, en regardant l'àme humaine, je lui trouve une semblable opération, je lui vois, à un moment, cette manière d’agir libre, transcendante, dégagée de la matière.

Vous me demandez quel est ce moment où je reconnais à l'àme humaine cette haute et caractéristique opération. Je réponds :

C’est quand l'àme humaine pense, et quand elle prend conscience d’elle-même et de sa pensée.

Veuillez bien suivre le raisonnement que je vais faire : Une opération est absolument immatérielle, c’est-à-dire exclut toute forme, toute actualité, toute condition intrinsèque prochaine matérielle, si elle a pour objet une réalité absolument immatérielle. Cela est hors de doute. C’est par l’opération, en effet, que la faculté atteint son objet. Supposez que l’objet et l’opération ne soient pas de même ordre, que l’objet soit d’un ordre supérieur à l’opération, qu’il soit, par exemple, immatériel et l’opération matérielle, l’opération ne pourra jamais joindre ni atteindre son objet, pas plus que ma main ne peut toucher un plafond qui me dépasse de six pieds ; l’objet sera pour l’opération et pour la faculté qui opère, comme s’il n'était pas, l’opération demeurera éternellement empêchée. Si donc une opération se produit ayant pour objet une réalité tout immatérielle, cette opération est, par nécessité, tout immatéiielle. C’est la conséquence palpable du principe de tout à l’heure, c{ue tout effet doit avoir sa cause proportionnée.

Or, quels sont les objets où s’adresse et se porte de préférence Aotre pensée ?

N’est-ce pas lajustice, l’honneur, la vertu, le droit, le devoir, le nécessaire, le contingent, l’absolu, l’inlini ? Et ces objets que vous m’entendez nommer et que vous pensez, sont-ils matériels, oui ou non ?

Le droit, le devoir, la moralité, la vertu, l’honneur, sont-ce des corps ?

Sont-ce des êtres à trois dimensions ?

Si vous définissez le droit, la contingence, la moralité, la liberté, les notions de la logique ou de la métaphysique, parlerez-vous de hauteur, de largeur, de profondeur, de moitié, de tiers, de quart, de volume ou de poids ?

Non, en tous ces objets, tels que vous et moi les doncevons, vous ne retrouverez, vous ne pourrez signaler aucune des propriétés essentielles de la matière. Ces objets sont donc tout à fait immatériels. L’acte qui les atteint, la pensée qui les conçoit sont donc tout immatériels.

Enfin, la force d’où notre pensée procède n’est donc point engagée tout entière dans le corps, mais le dépasse ; elle est dans le corps une force libre et transcendante, dans son mode d'être comme dans son mode d’agir.

Comme elle a une opération que le corps ne peut lui d(jnner, puiscpi’il n’y peut pas même atteindre, ainsi elle a une existence <iu’elle ne tient point de lui, mais d’elle-même et d’elle seule.

L’on a bien essayé dinlirmer notre i)reuve, en disant d’abord que toutes nos idées, même les plus sublinu’s, nous tiennent des sens, et ensuite que l'àme ne peut rien penser sans le concours île l’imagination et de ses images : deux faits qui établissent, dit-on, qu’elle n’a point une opération et, ])ar conséquent, point une existence transcendante. Mais cette objection est sans valeur.

Qu’importe, dans la question présente, que les idées nous viennent des sens ou d’ailleurs, et suivent ou ne suivent [)as de nos perceptions sensibles des objets matériels ? Nous ne nous embarrassons nullement, à l’heure qu’il est, de savoir quelle est l’origine de nos idées, si elles sont acquises ou innées, si elles nous viennent d’en haut, ou si elles nous viennent 95

AME

96

d’en bas ; nous les prenons et les regardons telles qu’elles se troin’ent actuellement en nous, et nous demandons si elles ont pour objet, oui ou non, l’immatériel. La réponse n’est plus à faire.

Le second fait qu’on nous oppose ne nous met pas plus en peine. L’intelligence, dites-vous, ne peut penser, si l’imagination ne lui présente ses tableaux. Soit. L’imagination fournit donc, selon vous, la matière première de nos idées. Qu’en voulez-vous conclure ? Que l’objet de nos idées est matériel ? Mais, vous dirai-je, regardez donc à quoi vous pensez tous les jours, et si vous ne pensez pas tous les objets absolument immatériels que je vous nommais il y a un instant. Un raisonnement ne peut rien contre une observation directe. Que diriez-vous si j’argumentais de la sorte : quand je pars de Paris pour aller en Corse, je voyage en chemin de fer ; le commencement de mon Aoyage se faisant par terre, donc tout le vo jage se fait par terre ; donc la Corse n’est pas une île. Vous m’enverriez voir la Corse, et vous auriez raison. Je suis heureux que vous n’ayez pas à aller chercher si loin votre pensée et son objet.

Mais peut-être vouliez-vous simplement conclure, du fait que l’intelligence reçoit d’une faculté organique la matière première de ses idées, qu’elle ne peut subsister que par le corps. La logique vous empêcherait encore de conclure ainsi. Le fait que vous alléguez prouve bien que l’intelligence humaine est faite pour être unie à un corps, mais il ne nous révèle rien sui" les relations ou siu- la situation respective du corps et de l'àme imr rapport à la subsistance. Un être peut fort bien recevoir d’un autre l’objet sur lequel s’exerce son activité, sans en dépendre le moins du monde pour subsister. « Autrement, dit, à propos de cette objection, saint Thomas, l’animal lui-même ne serait pas un être subsistant, puisqu’il lui faut les objets extérieurs du monde matériel pour sentir » :

« Alioquin animal non esset aliquid suhsistens, cum

indigeat e.rterioribus sensibilibus ad sentiendum. » (la p., q. 75, a. 2, ad 3.)

Nous pensons des choses absolument immatérielles de leur nature, et la conséquence qui suit de là, inévitablement « inevitabiliter », comme parle Albert le Grand (De Nat. et Orig. anima., tract, i, c. 8), c’est que nous avons une àme spirituelle. Mais, remarquez ([ue nous ne sommes nullement obligés, pour établir notre thèse, de recourir à ces idées que nous nous formons des êtres immatériels ; nous pouvons la prouver dune façon tout aussi démonstrative, en raisonnant sur la manière dont notre esprit conçoit les êtres sensibles eux-mêmes.

Une thèse capitale en idéologie, c’est que nous n’avons l’intuition, ou perception directe et propre, d’aucvme nature ou essence.

L’expérience personnelle nous le fait assez connaître. Nous nous formons l’idée des êtres qui nous entourent, en raisonnant sur les propriétés dont ils se montrent revêtus. La connaissance que nous avons de leur nature n’est donc pas intuitive, mais déduite. De plus, cette idée déduite a encore le défaut de n'être point, autant qu’il faudrait, propre ni spéciale à l'être auquel elle se rapporte. Examinez, en effet, les idées que vous vous faites des différents êtres, et vous verrez que vous les avez toutes constituées à l’aide des notions transcendantales et communes de l’ontologie : notions générales d'être, de substance, de qualité, de cause, d’action, d’unité et de pluralité, de simplicité et de composition, de durée, d’espace, etc. D’après cela, nos idées des choses matérielles sont donc comme autant de faisceaux, de concepts additionnés, réunis et groupés en autant de diverses manières que nous connaissons d'êtres matériels dilFéreuts. Car ces idées ne diffèrent entre elles que par

le nombre et le groupement des éléments communs qui entrent dans leur composition, de même que des maisons bâties avec des matériaux de même espèce ne diffèrent entre elles que par leva- plan et la quantité des matériaux employés à les construire.

Or, voici la merveille : Parmi les concepts dont sont formées nos idées des êtres matériels, il en est dont l’objet ne présente absolument rien de la matière et en fait totalement abstraction.

Prenez l’idée de n’importe quel corps et soumettez-la à une analyse métaphysique. A^ous verrez cette idée se résoudre en éléments dont plusieurs, pris à part, ne disent ni ne représentent absolument rien de matériel.

Comme l’expérience est facile autant que décisive, je vais la faire moi-même devant vous, et même avec vous, si vous voulez.

J’ai l’idée, et vous l’avez comme moi, du chêne, être matériel, à coup stir. Ce chêne que vous pensez n’est point celui que, tel jour, vous Aîtes de vos jeux, et que votre imagination voit encore à cette heure peut-être, en tel taillis, sur telle haie, au milieu de telle prairie ; c’est le chêne en général, ce chêne abstrait, que vous pensez, par exemple, quand on vous parle botanique. Eh bien ! prenons cette idée et décomposons-la.

L’analyse ne vous amène-t-elle pas à ce résultat que : Le chêne, tel que vous et moi le concevons, est un être réel, substantiel, vivant…

Voilà déjà quatre concepts ; et vous remarquez combien ils sont généraux. De combien d’autres corps ne pourrais-je pas dire ce que je viens de dire du chêne ? Mais ces concepts, pris à part, se réfèrent-ils à un objet matériel ? Que dit le concept d'être et quelle en est la définition universellement acceptée ? Par être l’on entend simplement « ce qui existe ou peut exister)). Vous le vojez, de la matière il n’y en a pas trace dans ce ijremier concept.

Mais le concept d'être réel ? — Il ne nous ramène pas davantage à la matière. Etre réel, en effet, ne signifie rien de plus qu’une chose qui existe ou peut exister hors de l esprit : c’est l’opposé de ces choses qui n’existent que parce que l’esprit les pense, qui ne sont que des fictions ; c’est l’opposé du fameux

« être de raison ».

C’est donc « être substantiel » qui va nous mettre en face des trois dimensions ? — Pas davantage. ic Etre substantiel », nous l’avons vu, désigne uniquement <( ce qui subsiste par soi, ou ce qui n’a pas besoin, pour exister, d'être dans un autre comme dans un sujet ». Nous ne voyons point encore apparaître la matière.

Mais elle apparaîtra, sans doute, avec le quatrième terme ? — Nenni. Remarquez que ce quatrième est

« vivant », mais vivant, tout court. Or, tenant avec

saint Thomas, à tort ou à raison, que le propre de la vie est « l’immanence de l’action », vivant, selon cette opinion, qui est celle de beaucoup de monde et a pour elle de bonnes preuves, dit tout uniment un être qui a des actions immanentes.

Si j’ajoute que le chêne est un végétal, ou vivant de vie végétative, ce mot, je l’avoue, va susciter en nous un concept matériel, d’une certaine façon, dans son objet, mais ces quatre idées d'être, de réel, de substantiel, de vivant, n’impliquent pas un atome, ni une ombre de matière. Ajoutons même que l’esprit ne voit pas la moindre contradiction à ce que ces idées se réalisent en des êtres qui n’auraient rien de corporel. « Quæ etiam esse possint absque omni materia. » (Sum. theol., p. i, q. 85, a. i, ad 2.)

Et notez bien qu’il n’est nullement particulier à cette idée du chêne de renfermer en elle des concepts immatériels ; la même chose s’observe dans toutes 97

AME

98

les idées que nous avons des êtres matériels. Vous le croirez sans peine, si vous voulez analyser l’idée, bien sûr la plus réfractaire à la loi que j'énonce, l’idée de corps en général. Qu’est-ce qu’un corps ? Tournez et retournez tant qu’il vous plaira votre idée, il vous faudra toujours tinir par répondre : a C’est un être réel, substantiel. >. Et moi de faire sur ces trois termes le même raisonnement que je faisais tout à l’heure sur les quatre premiers termes de la déiinition du chêne.

Nos idées des êtres les plus matériels contiennent donc des concepts qui ne sont point matériels quant à leur objet, qui ne sont pas plus matériels que ne le serait celui d’un esprit pur.

Ce qui ne veut point dire qu’il n’y ait jamais aucune différence dans nos idées, entre ce qui est corps et ce qui est esprit. Il existe une différence immense, et que voici : Quand on conçoit un être matériel, l’on arrive toujours à découvrir dans son idée un élément ou principe constitutif, spécial, dont Vétendue est la suite naturelle et nécessaire, au lieu que si l’on conçoit un esprit pur, pas un des éléments inclus dans son idée n’implique une pareille propriété. Y(nis vous souvenez comment, tout à l’heure, quand nous disions que le chêne est un végétal, aussitôt nous percevions, avec pleine évidence, qu’il lui convient non seulement d’avoir un volume, une masse, comme la pierre, mais des parties organisées pour la nutrition, l’accroissement, la reproduction, et ce système spécial de branches, de racines, de feuilles, caractérisé par, etc. Si je nomme un esprit pur et que je Aous le délinisse un être réel, substantiel, ^'ivant, simple, spirituel, intelligent, libre, immortel, vous ne découvrez rien de pareil.

Notre pensée saisit donc et perçoit l’iuimatériel dans le matériel même. Comment cela se fait-il ? L’idéologie des grands docteurs scolastiques a jeté une merveilleuse lumière sur cette question ; niais ce n’est le temps ni de la poser ni de la résoudre.

Ce qui me sullit et ce que j’ai le droit de conclure, après l’analyse que j’ai faite devant vous de nos idées des êtres matériels, c’est qu’en les concevant nous concevons l’immatériel, et, par conséquent, posons un acte où le corps ne peut prétendre, qui dépasse la portée de tout organe : c’est que, pour prouver la spiritualité de l'àuie, nous n’avons nullement besoin de montrer que nous concevons des êtres immatériels par nature ; les idées que nous nous formons des êtres matériels y sufliscnt pleinement. Il serait facile de multiplier les preuves ; car j’en aperçois dix bien conq)tées, dans un seul endroit des œuvres d’Albert le Grand (De Anima, liv. III, ch. xiv) ; mais je n’en apporterai plus qu’une seule : celle qui se tire de la conscience que l'àine a d’elle-même. Elle est courte et solide.

N’est-il pas vrai que votre esprit, quand i ! lui plail, se replie complètement sur lui-même, à tel point qu’il voit ses divers états, qu’il aperçoit ce qui se passe dans ses di-rniers replis ? Votre es[)rit voit sa pensée ; fréquemment il sait quand et comment elle lui vient, le temps qu’elle demeure et l’instant où elle s’en va. Tous les lioinmes l'éprouvent comme vous, et c’est à cette faculté i)récieuse qu’ils doivent de pouvoir se comiiiunifiuer mutuellement les sentiments intimes <pu naissent dans leur ànie, et de charmer le commerce de la vie par les épanchemcnts de l’amitié. Votre pensée se pense elle-même. Voilà le fait. Or, il y a une impossibilité géométri(pic démontrée à ce qu’un être matériel opère sur lui-même une sendjlablc conversion. Il est de la nature de la matière d'être à elle-même impénétrable. Voilà pourquoi les sens, qui sont des organes, n’ont point sur euxmêmes ce retour complet de l’esprit ; et pourquoi

l'œil, par exemple, qui est le plus parfait des sens extérieurs, ne se voit point lui-même et ne voit pas davantage sa vision. (Cont. gent., liv. II, ch.66, n » 4-)

Du fait de la conscience comme du fait de la pensée, il résulte donc que l'àme humaine a une opération où le corps n’a point de part immédiate, où il n’intervient pas directement, une opération libre, dégagée des conditions matérielles, transcendante.

Mais nous avons admis en principe qu’une opération transcendante, une opération libre et dégagée des conditions de la matière, exige une existence transcendante, une existence libre et dégagée du corps.

L'àme humaine tient donc sa subsistance d’ellemême, elle a donc une existence qu’elle ne reçoit point du corps, et, partant, l'àme humaine est spirituelle au sens que nous avons expliqué.

5° Devant ces preuves, exposées et défendues par Aristote, saint Augustin, Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin et tant d’autres génies, les raisons du matérialisme n’excitent que la pitié.

— Si je fais l’analyse chimique du corps humain, dit Moleschott, j’y trouve du carbonate, de l’ammoniaque, du chlorure de potassium, du phosphate de soude, de la chaux, de la magnésie, du fer, de l’acide sulfurique, de la silice, et point d'àme, ni d’esprit. Donc, en l’homme il n’existe point d'àme.

— Chacun voit que ce raisonnement de Moleschott est à peu près aussi ingénieux, aussi juste et concluant, que celui de l’honnête homme qui nierait l’existence de la lumière du soleil, par le beau motif qu’il n’a jamais pu en saisir un seul rayon… avec ses pincettes.

Karl Vogt, lui, fait surtout appel à l’anatomie : '( Grosses têtes, grands esprits. Grosse Kopfe, grosse Geister. « Il ne lui faut que ces deux mots pour formuler et prouver la thèse matérialiste. La force de l’intelligence est proportionnée au Aolume et au poids du cerveau. Donc le cerveau est l’unique facteur de la pensée. (Leçons sur l’homme, 2* édit., p. 87-1 15.) Heureusement que Karl Vogt, après avoir énoncé et développé sa thèse, la réfute lui-même quelques pages plus loin. C’est lui-même en effet, qui nous apprend qu’elle est contredite par les fameux tableaux de Wagner, où l’illustre physiologiste a consigné le poids d’un si grand nombre de cerveaux pesés par lui, et où l’on voit que « des hommes comme Hausmann (de Gœttingue) et Tiedemann, qui ont cependant occupé une place honorable dans la science, se trouvaient dans une position tri’s inférieure, si l’on juge par le poids de leur cerceau « (p. 1 1^). Il reconnaît de même que l’anatomie comparée lui donne tort, puisque « les colosses du règne animal, comme il dit, l'éléphant et les cétacés » ont beaucoup plus de cerveau et beaucoup moins d’intelligence que riiomme ; et que, d’autre part, si l’on a eut prendre comme mesure de l’intelligence, non plus le poids absolu du cervcau, mais le poids tlu cervcau comparé à celui du corps, l’on arriAC à ce résultat dérisoire, que les petits singes américains et la plupart des oiseaux chanteurs ont plus <rintelligence ([ue l’homme (p. io6-114). — (V. les curieuses tables de M. G. Colin, dans son Traité de physiologie comparée.)

Bref, toutes les observations que l’on a faites sur les rapports du cerA’cau et de la pensée sont bien peu sûres et fort contestables. Mais, fussent-elles certaines et hors de toute discussion, l’on n’en ferait jamais sortir logiquement cette conclusion : donc, le cerveau est le facteur de la pensée.

La pensée dépend du cerveau, dites-AOUs. Mais elle en peut dépendre de deux manières : ou comme de son principe direct, de sa cause elliciente prochaine, immédiate ; ou comme d’un princiiie indirect, éloigné,

médiat, qui serait, ou poserait une simple condition, et ne constituerait point la cause même de la pensée. Pouvez-vous démontrer, soit par voie de simple observation, soit par voie d’expérimentation, que le cerveau est la cause eflicicnte, directe, prochaine, immédiate de la pensée ? Avez-vous vii, et pouvezvous faire voir une pensée sécrétée ou vibrée par un cerveau, ou par une cellule de cerveau ? — Nous n’avons point vu cela, et nous ne pouvons le faire voir, reprennent les matérialistes ; mais nous prouvons quand même que les choses se passent ainsi. Voici notre arg : ument : la pensée humaine a des antécédents, des concomitants, des conséquents cérébraux, matériels, déterminés. Donc, la pensée humaine est matérielle, et simple fonction du cerveau. Que la pensée humaine germe ou brille, au milieu d’antécédents, de concomitants, de conséquents matériels, cela demeure prouvé : par tout ce que Lamettrie et Broussais ont dit de l’influence réciproque « du physique sur le moral » ; par ce fait que nos idées suivent des sensations ; par cet autre fait, physiologiquement démontré, qu’elles ont pour point initial un ébranlement nerveux et pour terme final un ébranlement nerveux ; enfin, par cette expérience que les états du cerveau influent sur les idées et que les idées influent sur les états du cerveau. Sans compter que l’anatomie est en chemin de constater un rapport précis entre la perfection du système nerveux et le développement de l’intelligence.

— Cet argument, que les matérialistes croient très fort, est, en réalité, très faible, et nous l’aurons bientôt montré. Que les matérialistes veuillent bien d’abord répondre à cette toute petite question : Cette proposition : « La pensée humaine a des antécédents, des concomitants, des conséquents matériels » est-elle générale ? est-elle particulière ? Les matérialistes entendent-ils affirmer que tous les antécédents, tous les conséquents, tous les concomitants de la pensée sont matériels, ou seulement que ^ « e/^/uesuns, un plus ou moins grand nombre le sont ? Quelle que soit la réponse des matérialistes, leur argument va crouler.

Supposez, en effet, qu’ils répondent :

« Nous n’entendons pas affirmer que tous les antécédents, tous les conséquents de la pensée sont matériels, mais quelques-uns, mais un grand nombre. » 

Ils n’ont plus le droit de tirer cette conclusion : (( donc la pensée humaine est matérielle, x Leur argument tourne en un grossier paralogisme.

Pourquoi, en effet, ayant à la fois des antécédents et des conséquents immatériels, des antécédents et des conséquents matériels, la pensée devrait-elle être supposée plutôt matérielle qu’immatérielle ? Il faudra donc cpi’ils répondent que leur proposition est générale et qu’ils entendent bien dire que tous les antécédents, tous les concomitants, tous les conséquents de la pensée humaine sont matériels. Ils n’y gagnent rien. Car, ils n'évitent un paralogisme que pour tomber dans un sophisme. Leur argument devra donc se formuler ainsi : « Tous les antécédents, tous les concomitants, tous les conséquents de la pensée humaine sont matériels. Donc… Mais cette assertion tous, etc. est désormais sans preuves. Car tous les faits que nous entendions les matérialistes invoquer à l’appui, tout à l’heure, qu’ils les empruntent soit à la chimie, soit à l’anatomie, soit à la pliysiologie, soit à l’expérience vulgaire, établissent bien cette proposition :

« Un certain nombre des antécédents, certains des

conséquents de la pensée sont matériels >, mais ils n’ont aucun rapport à cette autre proposition :

« Tous les antécédents, tous les concomitants, tous

les conséquents de la pensée lumiaine sont matériels. L’assertion est donc toute en l’air ; par suite, la

preuve est sans fondement, et l’objection tombe d’elle-même.

Les matérialistes, repoussés sur le terrain des sciences et de l’expérience, ont essayé quelques attaques sur celui de la métaphysique. — Il est vrai qu’ils n’y font pas brillante figure. « La force, ont-ils dit. est une propriété de la matière. Une force qui ne serait pas unie à la matière, qui planerait librement au-dessus de la matière, serait une idée absolument 'ide. » — A la bonne heure. ^lais comment prouvezvous qu’il ne peut exister que des forces matérielles, c’est-à-dire existant dans la matière et en dépendant ? Ils ne le prouvent pas, ils n’essaient pas même de le prouver. Et quiconque a lu les œuvres de Moleschott, de Biicliner, de Karl Vogt, a pu se convaincre que cette assertion si grave, qui suscite tant de doutes et qui a contre elle tant de présomptions, qu’on propose comme la base du matérialisme et le fondement de tout le système, est une affirmation absolument gratuite, que ces auteurs ont osé élever à la dignité d’un principe et dont ils se servent eflrontément comme d’une vérité claire, évidente par elle-même et incontestable pour tout le monde.

Mais peut-être apporterait-on, en preuve de cet aphorisme de Moleschott, le raisonnement du vieux d’Holbach : « Nous ne saurions admettre une substance que nous ne pouvons pas même nous représenter. Or, le moyen de nous représenter une substance spirituelle, qui n’est que la négation de tout ce que nous connaissons ? » — Ce serait une bien faible preuve, puisqu’elle s'évanouit devant une simple distinction : Si se représenter est pris dans le sens de se former une représentation Imaginative, avec figures et couleurs, il est vrai qu’on ne peut se représenter un esprit, puisqu’il ne saurait avoir ni figure ni couleur. Mais si se représenter est pris pour concevoir, penser, rien n’empêche qu’on se représente un esprit ou, en général, quelque nature immatérielle.

Ainsi, quand les spiritualistes disent que l'àme humaine est 1° une réalité ; 2° une réalité substantielle ; 3° une réalité non composée de parties matérielles ; 4° une réalité possédant en elle-même la puissance de subsister et de faire subsister son corps, intelligente, libre, etc., les spiritualistes conçoivent fort bien, après eux, ce qu’ils disent.

A dire vrai, cette difficulté est puérile, comme est puérile cette autre objection que font les matérialistes, quand ils nous disent qu’il répugne qu’une àme spirituelle soit localisée dans le corps, et meuve le corps, ainsi que le spiritualisme oblige à l’admettre. L’on distingue, en effet, dirons-nous avec saint Thomas, deux manières d'être dans un lieu : être dans un lieu comme une table est dans une chambre, les parties de la table correspondant aux diverses parties de la chambre ; y être comme par un simple contact de vertu, d'énergie. Ainsi, dit-on que les esprits sont présents dans un lieu et non pas dans un autre, simplement parce qu’on entend qu’ils exercent leur influence, leur action, dans un lieu et non dans un autre. Ainsi l'àme spirituelle est dite présente dans le corps qu’elle anime, parce qu’elle agit sur son corps et non sur un autre.

— Or, c’est justement ce qui répugne, poursuit le matérialisme ; il répugne qu’un esprit meuve un corps. — Il ne faut qu’expliquer ce mot : mouvoir. Il répugne qu’un esprit meuAC un corps : par manière de choc, en se heurtant partie contre partie, nous l’accordons. Un esprit ne peut rien mouvoir en ce sens, puisqu’il n’a pas de imrties ; mais répugne-t-il que. agissant d’une manière propre à sa nature, il exerce une action sur le corps ? Voilà ce que le matérialisme n’a pas même tenté de prouver, et pour cause. Il ne lui resterait plus qu'à dire, povu" achever d'être 101

AME

102

banal : nous ne concevons pas conuneniun esprit peut agir sur un corps. A quoi il nous suffirait de répondre que toutes nos ignorances sur le comment des choses ne prouvent ni pour ni contre l’existence des choses.

Par tout ce qui précède, on voit combien saint Thomas avait raison de dire : '<Ea quibus aliqiti conati surit probare aniumm esse corpus, facile est solvere » (Corit. ?ent.. lib. II, c. 64) ; on voit que les raisonnements des matérialistes ne sont que des sophismes, ne pouvant pas être même comptés au nombre des plus fins, et auxqiiels les hommes intelligents ne se laissent prendre que pai- distraction, ou faute d’avoir été suffisamment initiés aux principes d’une philosophie sérieuse.

Il demeure donc établi que lame humaine, non seulement n’est pas un corps, mais existe et subsiste indépendamment du corps auquel elle est unie, puisque c’est elle-même qui le fait être et subsister. Par là même aussi se trouvent prouvées les quatre thèses que nous nous étions proposé de démontrer d’abord sur l'àme humaine ; à savoir : qu’elle est une réalité, substantielle, simple, spirituelle.

6" Mais, de la spii-itilalité découlent deux conséquences importantes :

La première regarde l’origine de l'àme. C’est un principe que l’origine de l'être doit répondre à sa nature, autrement dit que son mode d’arriver à l’existence doit être en rapport avec son mode d’exister. L'àme humaine, existant, indépendante du corps et de ses organes, doit, par conséquent, an-iver à l’existence autrement que par l’action d’un corps, et ne saurait avoir pour cause efficiente directe une opération organique. Elle n’est donc point, à proprement parler, engendrée. Comme, par ailleurs, elle ne peut procéder d’une autre àme. par voie de fractionnement, à titre de parcelle détachée, puisque les âmes n’ont point de parties, il s’ensuit qu’elle ne peut être produite que par création, et qu’elle est œuvre toute de main divine.

La seconde conséquence, plus importante encore, qui résulte de la spiritualité de l'àme humaine, c’est qu’elle est immortelle ; mais ici nous devons entrer dans quelques développements.

Une chose peut être immortelle ou i)ar nature, ou par grâce, par faveur, si l’on veut.

Ce que c’est que d'être immortel par grâce, cela se comprend tout seul. C’est ne jamais mourir, c’est vivre toujours, non en vertu des ressources ou de l'énergie de sa propre nature, mais par une favevu' gratuite de Dieu, supposé qu’il plaise à Dieu de maintenir dans l’existence un être qui, abandonné à ses seules forces, devrait succomber. Dieu, en effet, pourrait faire vivre un arbre éternellement : or, l’arbre qui vivrait ainsi sans lin serait immortel par faveur, par privilège et non par nature.

L’immortalité j)ar nature, ou de nature, n’est guère j)lus difficile à entendre que l’innuorlalité par grâce, ou immortalité de faveiu' ; cependant, il faut y employer une distinction, car il y a deux manières d'être immortel par nature. La première, la plus noble, consiste à être si parfaitement en possession de l’existence, qu’il répugne absolument, qu’il soit mélaphy. siqucment impossible, qu’on en ait jamais été dépourvu, et qu’on en soit jamais dépouillé. Comme vous le comprenez tout de suite, cette immortalité appartient eu propre et exclusivement à l'être nécessaire, dont l’essence est d’exister ; c’est l’immortalité de Dieu.

Mais il existe une autre immortalité de nature : c’est celle qui convient à un être dont la nature est telle qu’une fois amené à l’existence, il doit exister toujours. Cet être, comme vous voyez, n’a pas la

nécessité, ni l’immortalité absolue de Dieu ; il n’est immortel et nécessaire que d’une nécessité et d’une immortalité d’hypothèse. Cependant, l’on dit avec raison qu’il est immortel de nature, parce qu’en effet, supposé qu’il reçoive l’existence, sa nature demande qu’il la garde toujours.

Or, quand nous disons que l'àme est immortelle, nous entendons qu’elle est immortelle non pas seulement par grâce, mais par nature, et doit exister toujours par le seul fait cpi’elle existe.

Il est d’abord certain que l'àme n’a rien à redouter de la destruction du corps.

N’avons-nous pas prouvé que l'àme est spirituelle, c’est-à-dire tient d’elle-même, et non du corps, sa subsistance ?

L'àme humaine, nous l’avons vu, a une nature qui dépasse le corps, une existence transcendante qui lui appartient en propre, qu’elle ne tient que d’elle-même. Son corps donc venant à lui faire défaut, elle demeure quand même, en vertu de cette subsistance que le corps ne pouvait lui donner ; à peu près comme un associé de commerce reste aux affaires et continue la spéculation, même après que les fonds communs de la société ont été détruits, poiu- peu qu’il possède des fonds particuliers et n’appartenant qu'à lui.

L'àme humaine subsiste, son corps même étant détruit. Elle bénéficie alors de son existence indépendante. Mais l'àme humaine peut survivi-e au corps, sans être, pour cela, proprement immortelle, immortelle par nature, car peut-être porte-t-elle en ellemême un germe de destruction. Voyons donc si sa constitution, si son essence est telle qu’elle ne puisse mourir. Mais comment saisir cette essence de l'àme, et comment notre regard povirra-t-il atteindre jusqu'à sa constitution intime ? Ne savons-nous pas que la nature intime des êtres se révèle, se reflète, pour ainsi dire, dans leurs propriétés et dans leurs opérations ? Nous n’avons donc qu'à interroger l’action et la tendance de l'àme humaine.

Regardez, je aous pi’ie, quel est l’objet préféré de sa connaissance, et à quoi la porte le plus impérieusement son désir.

Sans doute, elle commence par s’occuper du monde sensible et de ses phénomènes ; il faut que les sens lui fournissent d’abord la matière brute et indispensable à l'élaboration de ses idées. Mais les notions sensibles, les faits ne lui servent qu'à prendre son élan. Des faits, vite elle remonte aux lois, aux causes, aux principes. Ce cpii l’attire, c’est l’universel, ce sont les vérités nécessaires, immuables, éternelles. Sans doute, le spectacle de la création est merveilleux et transporte ; mais il n’exerce point le même charme prestigieux sur l'àme que la contemplation des vérités rationnelles. Rappelez-vous l’enthousiasme de Pythagore quand il sacrifiait sa génisse aux Muses, pour lui avoir découvert quelqu’une des éternelles propriétés d’une figure de géométrie. Rappelez-vous Archimède méditant sur les rapports immuables des nombres, et ne pouvant plus voir ni les ennemis, ni la mort qui s’approchent. Entendez Platon célébrer la félicité de ceux qui contemplent le beau et le bon, premièrement dans les arts, secondement dans la nature, et enfin dans leur source et dans leur principe qui est Dieu. Vous savez comment Aristole loue ces lieureux moments <( où l'àme n’est possédée que de rinlilligence de la vérité », et comment il juge une telle vie, seule digne d'être éternelle, seule digne d'être la vie de Dieu ; avec quelle assurance, aussi, il affirme que la plus petite lueur qui nous vient du monde des vérités éternelles et divines est incomparaljlemcnt plus douce et plus précieuse cpie toutes les splendeurs d’un soleil comme le notre. Enfin, vous savez comment les saints sont tellement ravis de ce 103

AME

10^

divin exercice qui consiste à connaître, aimer et louer Dieu, qu’ils ne le quittent jamais, et que, comme dit Bossuet, « ils éteignent, pour le continuer durant tout le cours de leur vie, tous les désirs sensuels >'.

Voilà le fait : Notre âme se complaît, se délecte dans le nécessaire, dans l'éternel, dans l’immuable. C’est là qu’elle respire, c’est là qu’elle se dilate, c’est là qu’elle jouit. Ainsi est faite sa nature.

Mais que suppose la jouissance ? Ne suppose-t-elle I)as une correspondance entre celui qui jouit et l’objet qui le fait jouir, une proportion, un point par où les deux natures se touchent et se conviennent ?

Si donc l'àme humaine jouit par-dessus tout de ce qui est au-dessus du temps, et n’est point limité, ni borné dans sa durée, c’est qu’elle-même, par sa nature, domine le temps et possède, en droit, une existence sans fin.

Vous arriverez à la même conclusion, si vous voulez considérer quel est le désir naturel de l'àme humaine.

C’est un principe, qu’un désir de nature ne peut être Aain et sans objet, parce que la nature ne se ment point à elle-même. Quel est donc le grand désir, 1 ; grande aspiration de notre àme ? c’est d'être, c’est d’exister toujoiu-s. Or, remarquez-le bien, ce désir est vraiment un désir de nature. Nous sommes ainsi faits qu’il se produit nécessairement. Nous désirons l’existence, parce que la nature a déposé dans tous les êtres une tendance à la consei’vation ; il y a seulement cette différence entre nous et ce qui nous entoure : c’est que seuls, parmi les êtres de ce monde, étant doués de la pensée, nous concevons l’existence, non pas concrète et emprisonnée dans un coin de l’espace, ou dans une partie du temps, mais l’existence en général, l’existence sans limites.

D’où il résulte que notre désir naturel de l’existence s'étend jusqu'à une existence sans liii, et manifeste par là-même que nous portons en nous un principe de soi immortel ; que nous possédons, outre notre corps qui périt, une àme dont la nature est de ne point périr.

A ces deux preuves, faciles à saisir, saint Thomas en ajoute une troisième : L'àme humaine est naturellement immortelle, parce qu’elle ne possède en elle-même aucun principe de destruction. L'àme humaine, en effet, est absolument simple ; on ne saurait lui assigner ni parties quantitatives, comme aux réalités étendues, ni parties essentielles, comme aux substances composées de plusieurs principes physiquement distincts. Par nature donc elle échappe à toute division et à toute décomposition. Par nature donc aussi elle demeure un sujet éternellement apte à l’existence et réclamant une existence éternelle. Il n’y aurait pour elle qu’une manière de linir : l’anéantissement. (Quæst. un. de anima, art. 14.)

— Mais l’anéantissement, tel est précisément l'écueil contre lecjuel peut-être va venir se briser notre immortalité.

L’on conçoit, en effet, qu’un être peut être détruit de deux manières : par division, décomposition, ou par anéantissement. — Voici un obus, l’obus éclate, et les éclats en sont projetés au loin, dans toutes les directions ; l’obus est détruit par la division et la dispersion de ses parties ; et le corps du pauvre soldat qu’il vient de mettre en i^ièces est détruit de la même façon. Mais cette destruction n’est pas la plus radicale qu’on puisse supposer. — Des objets ainsi divisés et brisés, il reste quelque chose, des fragments. Or, l’on peut concevoir une destruction où rien ne soit épargné, où absolument rien ne demeure : c’est l’anéantissement proprement dit. Qu’une force simple et spirituelle comme notre àme ne puisse être ni divisée, ni décomposée, cela est constant ; mais nous

ne serons pas beaucoup plus avancés, si elle peut être anéantie.

— Voici d’abord, à ce sujet, une observation rassurante : c’est que nulle force créée ne peut anéantir quoi que ce soit.

Sur ce point, nous pouvons invoquer le témoignage des matérialistes : car, c’est un de leurs dogmes que, dans ce grand conflit des êtres qui se Aoit dans le monde, les agrégats seuls sont détruits et que les éléments et les forces demeurent. Les atomes de la matière, nous disent-ils hautement, demeurent immuables, sous le flot toujours mobile des combinaisons et des transformations où ils se trouA’ent engagés.

Nous n’avions que faire, du reste, de cette allirmation des matérialistes : l’expérience nous montre assez clairement, à chaque heure, que les forces agissant avec le jalus d'énergie respectent toujours le dernier fond des êtres qu’elles atteignent.

Et même la philosophie nous en dit la raison, non moins clairement : c’est que la distance de l’existence au néant étant la même que celle du néant à l’existence, pour ramener une créature de l’existence au néant, il faut la même puissance que pour l’amener du néant à l’existence : de même, par conséquent, qu’une puissance inflnie seule peut mettre une réalité là où n'était que le néant, ainsi une puissance inlînie seule peut faire que le néant succède à la réalité. Nul être fini, nul être créé ne peut donc anéantir l'àme, de même qu’elle ne peut non plus anéantir le dernier atome.

Si elle peut être anéantie, c’est Dieu seul qui peut le faire.

— Mais Dieu, encore une fois, ne peut-il pas la détruire, en l’anéantissant ? S’il le peut, que devient alors notre immortalité ?

A ce propos, vm des plus illustres apologistes du siècle dernier, Valsecchi, fait une i-emarque fort juste et qu’il est bon de mentionner : c’est que cette difficulté, les spiritualistes peuvent bien se la poser, mais les matérialistes ne sauraient l’invoquer contre nous, sans se donner un démenti à eux-mêmes, puisqu’ils ne reconnaissent pas l’existence de Dieu.

La difliculté, du reste, n’en demeure pas moins poiu" nous. Heureusement, elle n’est pas insoluble.

Il est bien vrai que Dieu a la puissance d’anéantir nos âmes. Car Dieu les a créées, et sa puissance d’anéantir s'étend aussi loin que sa puissance de créer.

Mais, rassurez-vous : Cette redoutable puissance de Dieu n’anéantira pas nos âmes, parce qu’elle n’est plus libre pour cet efl’et, étant comme retenue et liée par les autres attributs divins. Expliquons-nous. Dieu étant un être inliniment jjarfait, toutes les perfections se trovivent en lui, et chacune à un degré infini. De même, par conséquent, cju’aucune perfection ne lui manque, nulle non plus ne peut être inférieure, ni faible par rapport aux autres ; selon notre manière de concevoir, toutes, au contraire, sont dans un admirable ét|uilibre et agissent avec un mer"eilIcux concert. Il suit de là qu’en Dieu nulle perfection ne saurait être sacriliée à une autre, ni blessée I)ar une autre, et que la puissance, par exemple, ne saurait jamais faire ce que la bonté, la justice ou la sagesse n’approuvei-aicnt pas.

Or, la justice et la sagesse de Dieu lui défendent d’anéantir l'àme humaine.

Et d’abord qu’il existe une autre vie, cela ne peut pas être mis en doute, par quiconque admet l’exis^ tence de Dieu.

Dès lors que Dieu existe, en effet, il est nécessairement conçu comme providence et comme justice infaillible. 105

AME

106

Or. si Dieu ne nous réservait pas une autre vie. Dieu ne serait plus ni justice ni providence.

La justice et la providence de Dieu ne doivent-elles pas surtout se montrer par le sort différent fait au vice et à la vertu ? Dieu, saint et juste, n"cst-il pas obliiîé à flétrir, à châtier l’un, à récompenser, à glorilier l’autre ? Quoi donc ! il pourrait exister une providence diA’ine, et le mal rester éternellement imijuni, et la vertu rester éternellement oubliée et méconnue ? Dieu pourrait exister et regarder du même œil, traiter avec la même indifférence ou la même sympathie, le crime et la sainteté, la charité et l'égoïsme, l’orgueil et riuimilité, la continence et la débauche, la générosité magnanime et l’avarice sordide ? Dieu pourrait ne pas faire de différence entre Néron et saint Louis, entre saint Vincent de Paul et Voltaire, entre saint Thomas d’Aquin et Jean- Jacques Rousseau ?

Non, il ne saurait en être ainsi. Si Dieu existe, il faut qu’il se montre, par des effets, le défenseur et l’ami de la vertu, le juge et l’ennemi du vice, et que vienne un moment où les préférences divines soient éclatantes et incontestables.

Hé bien ! regardez notre monde, et dites si la part j' est toujours faite plus belle à la vertu, si elle y triomphe partout, et si le vice, au contraire, y est partout abaissé, partout flétri, partout châtié?

Le prétendre serait dérisoire. Il faut donc reconnaître que, dans la vie présente, la justice divine retient son cours et suspend ses effets ; qu’elle ne dit pas son dernier mot, mais le réserve pour un autre état de choses, pour une autre vie, qui succédera à la vie présente, et où notre Dieu, saint, juste et sage, traitera chacun selon son mérite ; où il réalisera les compensations nécessaires, où il fera l’ordre parfait, en nous montrant « la vertu toujours avec le bonheur, et le vice toujours avec la souffrance ».

Voilà ce que dit la raison : Si Dieu existe, il doit à la vertu une autre vie qui soit un dédommagement de l’existence présente.

Mais, je n’ai pas seulement à prouver que Dieu donne aux âmes une vie d’outre-tombe ; il faut encore établir que cette vie ne finira point, que Dieu ne doit |)oinl les anéantir.

Qui va nous en assurer ? — Qui se portera notre garant contre Dieu ? — Dieu lui-même.

Sa justice et sa sagesse s’opposent, en effet, à ce que nous soyons anéantis.

Rien de libre et d’indépendant comme Dieu, à l'égard de sa créature. Devant lui, les natures les plus nobles sont comme si elles n'étaient pas, et notre néant ne saurait jamais fonder le moindre droit à l'égard du Créateur. Mais Dieu peut s’engager, et de fait il s’engage, lui-même à l'égard de luimême. Il est libre incontestablenumt de ne pas créer un seul être ; mais, dès l’instant qu’il le crée. Dieu se doit à lui-mêuu' de traiter cet être conformément à la nature qu’il lui a donnée. C’est en cela, suivant saint Thomas, que consiste, pour Dieu, la justice envers les créatures. Sa sagesse lui fait aussi un devoir de ne pas tenir une conduite qui se contredise : et Dieu se contredirait dans sa conduite, si, produisant à l’existence un être avec une nature, il traitait cet être comme en ayant une autre. L’homme se croit obligé à montrer de la suite et de la constance dans ses conseils et dans ses œuvres : qu’en doit-il être de Dieu ?

Il est donc de la justice et de la sagesse de Dieu, de traiter les êtres suivant leur nature particulière. Or, nous l’avons prouvé, l'àme humaine a une nature qui demande rimmf)rtalité. Dieu doit donc à sa juslice et à sa sagesse, supposé fju’il crée une cime humaine, de la conserA-er immortelle.

Il faut donc dire que l'àme humaine est inunortelle

en fait, comme elle est immortelle en droit, ounaiei ; x, parce qu’elle est immortelle en droit.

Il serait facile d’apporter d’autres preuves, de développer, par exemple, celle qui est contenue en germe dans ces paroles bien connues de Cicéron :

« Pennanere animos arbitramur consensu nationum

omnium. » Mais les raisons qui viennent d'être exposées suffiront à convaincre les esprits sérieux, qui se donneront la peine d’y réfléchir.

On objectera peut-être qu’il est inadmissible qu’un être existe sans agir, et que l'àme humaine, n’ajant plus son corps ni ses sens pour fournir une matière à sa pensée, serait privée de toute activité. Telle est, en effet, une des ^'ingt et une objections que saint Thomas se pose contre l’immortalité de l'àme humaine, dans un de ses traités (Quœst. un. de aniviâ, art. 13).

Mais cette objection ne porte pas : Que faut-il, en effet, à l'àme, pour qu’elle puisse agir, même séparée ? Des facultés et un objet. Or, l'àme, même séparée, ne garde-t-elle pas son intelligence et sa volonté, que nous avons dit être des facultés spirituelles, qui émergent, pour ainsi dire, au-dessus du corps, sont indépendantes des organes, et subsistent par conséquent après leur destruction. L'àme séparée a donc la double faculté de la pensée et de l’amour.

Si l'àme séparée n’agissait point, ce ne pourrait donc être que par manque d’objets. Mais les objets ne lui manquent nullement.

Elle est à elle-même son premier objet. N’est-il pas constant qu'étant simple et tout à fait immatérielle, elle peut se replier sur elle-même ? Voilà tout de suite une ample matière à connaissance et à réflexion. Elle scrutera sa nature, étudiera les facultés qu’elle possède, ses états, ses actes.

Mais, en Se repliant sur elle-même, elle trouvera autre chose que sa nature et ses facultés. Elle trouvera tout un trésor de notions et de connaissances qu’elle avait insensiblement amassé quand elle existait dans son premier état. Toutes les idées que nous nous formons sur Dieu, sur l’homme, sur le monde, idées morales, idées religieuses, philosophiqiu^s, scientifiques, toutes ces idées, vous le constatez chaque jour, par votre propre expérience, demeurent, pour ainsi dire, consignées dans notre intelligence ; elles y sont même quand nous n’y pensons pas, et il ne faut qu’un acte de notre volonté pour les faire briller à notre esprit, souvent aussi nettes et aussi A’ives qu’au moment où nous les avons conçues pour la première fois.

Toutes ces idées ne résidant point dans les organes, mais dans l’esprit, le corps peut disparaître sans qu’elles aient le moins du monde à en souffrir. Voilà une nouvelle matière, comme infinie, que l'àme peut exploiter. J’ai bien dit : exploiter. Car l'àme peut travailler sur ces idées ; et, en travaillant de la sorte, en creusant ces notions, non seulement elle reprendra possession et jouira d’un bien déjà acquis, niais elle approfondira et étendra ses connaissances, multipliant par là sa perfection et son bonlieur.

De sa nature, elle peut remonter à Dieu, et développer beaucoup sa connaissance de l'être premier et infini, grâce à l'état nouveau où elle se trouve, et qui l’aide à conq)rendre, beaucovqi mieux que son existence passée, ce que peut être et comment peut vivre un pur esi)rit.

Enfin, qui empêche qu’elle n’ait des rapports avec des âmes, comme elle séparées de leur corps, ou même avec des esprits d’une nature plus élevée que la sienne ?

Mais il n’est point besoin de nous lancer dans Ihypothèse : ce que la raison nous dit de positif sur l'état de l'àme après la mort sufiit bien à nous convaincre 107

AME

108

qu’elle n’y esl point dépourvue d’objets de connaissance et qu’elle peut penser.

Ajoutons qu’elle peut aimer, puisqu’il est certain que la faculté d’aimer reçoit son objet de la pensée et agit partout oii l’intelligence peut agir.

L'àme humaine n’existe donc pas seulement après que le corps a succombé : elle vit, mais d’une vie active, et tout occupée des choses de l’esprit. Elle n’exerce plus, il est vrai, faute d’organes, les fonctions de la vie végétative et de la vie sensitive ; mais elle garde la conscience d’elle-même et de son moi ; mais elle peut contempler sa nature, ses facultés, ses actes et ses divers états ; mais elle jouit des connaissances qu’elle avait acquises dans son premier état ; mais elle peut grandir dans la science de la vérité, et particulièrement dans la connaissance et, par suite, dans l’amour de Dieu.

Enfin, elle peut penser et elle peut aimer.

— IVous avons entendu la philosophie raisonner sur l'àme humaine, et conclure que l'àme humaine est une réalité, substantielle, simple, spirituelle, créée par Dieu, immortelle. Or, c’est cela même, comme chacun sait, qui nous est enseigné par la Révélation et par l’Eglise. Nous concluons, à notre tour, que, sur ce chapitre de l'àme humaine, l’accord est parfait entre la Foi et la Raison.

Fr. M.-Th. Coconmer, O. P.

II. Ame des bêtes (L'). — Cet article a pour but de montrer à ceux qui ne savent apercevoir que des ressemblances entre l’homme et la bête qu’il existe entre l’un et l’autre quatre différences essentielles : l'àme de l’homme différant essentiellement de celle de la bête par l’opération, par la nature, par l’origine, par la destinée.

1° J’admets, comme vous le voyez, que les bêtes ont une àme. En l’admettant, je n’ignore pas que je fais trembler plusieurs spiritualistes qui ne comprennent pas comment, l'àme une fois accordée aux bêtes, il est possible de sauver, en bonne logique, la prééminence de l’homme sur la brute. Mais tout l’eml)arras qui peut résulter d’accorder une âme à l’animal ne saurait dispenser de le faire, s’il existe une raison démonstrative de lui en reconnaître une : or, cette raison existe.

En effet, l’animal vit : donc, il a une àme.

Par àme, nous entendons, en général, le principe premier des opérations vitales dans les êtres vivants, l)rincipe que l’on prouve être distinct des forces phj’siques et chimiques, par cette raison commune à saint Thomas et à Claude Bernard, que les propriétés caractéristiques des êtres vivants ne peuvent s’expliquer ni par la physique, ni par la chimie. (Voir article Vie.)

Si l'àme est le principe premier des opérations vitales, il est évident que nous devrons admettre l’existence d’une àme partout où il se produit des opérations vitales, par exemple des phénomènes de sensibilité, etc.

Or, ces phénomènes se produisent dans l’animal aussi bien que dans l’homme ; nous en avons pour garants l’anatomie et la physiologie comparées. Donc, il lui faut reconnaître une àme.

Etant établi que l’homme et l’animal ont une àme, peut-on montrer quelque dilTércnce essentielle entre l'àme de l’homme et celle de l’animal ?

J’affirme que oui.

La première différence essentielle entre l’homme et l’animal, c’est que l’homme pense et raisonne, et que l’animal ne pense point et ne raisonne point.

L’on me demandera tout de suite ce que j’entends par penser et raisonner ; je vais le dire.

2° Penser, pour nous autres scolastiques, c’est connaître l’immatériel au moyen d’une faculté immatérielle. Avec saint Thomas, nous opposons la pensée à la sensation, ou perception sensible, caractérisée essentiellement par ce fait qu’elle a pour objet un corps, et pour principe subjectif ime faculté immatérielle.

— Et raisonner, qu’est-ce ?

— C’est inférer une vérité d’une autre, au moyen d’un principe général exprimé ou sous-entendu. A cette façon de parler, il n’y a rien à dire, puisqu’il ne s’agit encore que d’une délinition de nom, et cpi’il nous est permis de donner aux termes le sens que nous voulons, à condition d’avertir, si nous nous écartons du sens qu’on y attache ordinairement, ce que nous n’avons point à faire dans le cas présent.

Avant de montrer que l’homme pense et raisonne, et que l’animal ne pense point et ne raisonne point, je voudrais développer un peu cette notion de la pensée dans l'être qui raisonne, l'étendre en quelque sorte sous nos yeux, et faire Aoir tout ce qui est ramassé dans ces petites définitions qui tiennent en une ligne.

J’ose prier qu’on accorde la plus grande attention à ces développements — très métaphysiques pour le fond, mais qui ne le seront point trop dans la forme — parce que, si je ne m’abuse, ils feront voir, dans un jour nouveau, tout ensemble la dilïérence irréductible qui sépare l’homme de l’animal et la valeur philosophique de ces formules, profondes mais d’une brièveté pleine de mystères, que vous avez souA’ent rencontrées en lisant Bossuet, Pascal, Descartes, et que ces chefs illustres de l'école spiritualiste française emploient toujours, quand ils veulent marquer d’une façon précise ce qui caractérise l'àme de l’homme et la met tout à fait hors de pair par rapport à celle de l’animal : « La raison humaine est un instrument universel qui s’exerce dans toutes les directions. » (Descartes.) « Dans notre raison, une réflexion appelle une réflexion, à l’infini et sur toutes sortes de sujets. » (Bossuet.) « L'àme humaine fait réflexion sur elle-même. » (Pascal.)

Penser, c’est concevoir, c’est entendre l’immatériel. Remarquez, je vous prie, qu’une chose, un objet peut être immatériel de deux façons : naturellement ou artificiellement. Je m’explique : l’honneur, le droit, le devoir, l’estime, le dédain, l’orgueil, voilà de l’immatériel ; ces objets, de plus, sont immatériels /Jar nature, par eux-mêmes, puisque rien de matériel n’entre dans leur constitution essentielle.

Au contraire, supposez que, par suite de quelque opération intellectuelle, un être matériel de sa nature, comme un cheval ou un chêne, se trouve quelque part, sous forme de notion ou de conception quelconque, (lyec une manière d’exister tout idéale, absolument indépendante des conditions d’existence propres aux corps qui sont actuellement et réellement dans l’espace. Cet être, à raison de son existence tout idéale, lui avissi est immatériel. Mais il ne l’est point naturellement, il l’est à la suite d’un travail de l’esprit, d’une sorte de préparation (S. Thoni., Cont. gent., lib. II, c. Co) que la philosophie explique : il l’est artificiellement.

Penser ce sera donc concevoir l’immatériel pur, ou même, ajoute saint Thomas, le matériel, poui-vu que cela soit d’une façon immatérielle. « Vel ipsum materiale immaterialiter. » (Conqi.. VlaXon, lié puhh, vn. — Taine, De l’Intelligence, 4e édit., p. 34-38.) Mais voyez ce que cela enqiorte. concevoir une chose matérielle de cette façon immatérielle, avec cette existence tout idéale dont j’ai parlé.

L’existence actuelle et matérielle dans l’espace fait l'être individuel et concret. Un être, par le seul fait 109

AME

110

qu’il est dans la matière et demeure attaché à tel I)oint de l’espace, qu’il subsiste à tel point de la durée, qu’il possède tel nombre déterminé de propriétés, de cpxalités et de relations, est nécessairement unique ; c’est une existence qui ne peut se trouver qu’une fois, étant donné cet ensemble de circonstances qui l’accompagne ; elle est donc nécessairement individuelle et concrète et, si je puis ainsi Ijarler, irréalisable en plusieurs.

Si donc l’on conçoit un être matériel, non avec l’existence circonstanciée qu’il possède hors de l’esprit dans la réalité, mais avec une existence tout idéale, où il n’apparaît plus lié à telle matière, à tel point de l’espace, à tel instant de la durée, ni avec des propriétés, des qualités, des relations déterminées, cet être, au lieu d'être individuel et concret, apparaît immédiatement comme abstrait et universel, c’est-à-dire pouvant se reproduire, se répéter dans les individus, un nombre de fois indéfini ; ainsi le triangle, le cercle, le levier, entendus d’une façon générale et abstraite.

Il faut donc dire que, si penser c’est concevoir l’immatériel, c’est aussi, par là-même, concevoir l’abstrait et l’universel. . Mais il faut dire davantage.

Telle est, en effet, la double loi des êtres dûment constitués et à l'état normal, que leur activité s’exerce spontanément jusqu'à leur développement complet, et que les fonctions inférieures s’accomplissent et s’ordonnent d’elles-mêmes, suivant ce que réclament les fonctions supérieures, à moins que des circonstances extérieures défavorables ne s’y opposent.

Ainsi, la plante se nourrit, fait sa tige et son feuillage, produit et féconde sa semence tout aussi naturellement que l’astre rayonne sa lumière, que le nuage verse sa pluie, que l’iiydrogène et l’oxygène se combinent sous l’action de l'étincelle électrique. Ainsi, dans l’animal, les forces physiques et chimiques préparent l’organe, l’organe, la fonction, et les fonctions plus humbles, celles qui sont plus élevées. Voilà ce qu’ont oljservé tous les hommes qui passent pour avoir regardé le monde à la lumière du génie ; ce que disait Albert le Grand, quand il exposait la belle économie de l’activité humaine (De Anima, lib. III, tr. V, c. 4)> ce que disait Claude Bernard, quand il décrivait le processus de la vie (La Science expérimentale, définition de la vie), ce que chantait Dante Aligliieri, dans les vers immortels où il nous présente toutes les natures, dès leur origine, ordonnées entre elles et inclinées vers l’action par l'éternelle puissance, et chacune emportée par un secret instinct vers la perfection qui lui a été dévolue :

Onde si muovono a divers ! porti

Per lo gran mar delT esseree ciascuna

Con istinto a lei data che la porti.

Qu’on explique le fait comme l’on voudra, le fait demeure toujours indéniable et reconnu par tous. Tout être se porte à l’action, d’une spontanéité de nature, et, s’il est bien constitué et placé dans un milieu propice, son activité se déploie suivant un ordre parfait dans le sens de la perfection particulière que son espèce comporte.

Supposons donc l'èlrc pensant et raisonnant, dans les conditions, soit internes, soit externes, nonnales et favorables. Les notions, les termes ne sauraient demeurer isolés dans un esprit fait i)our le raisonnement. Ils s’arrangeront entre eux, ils s’ordonneront de manière à former des jugements ; et parce que les termes qui entrent dans ces jugements sont généraux, les jugements eux-mêmes seront généraux, universels. Soit, par exeujplc, les idées de tout, de partie, de grandeur. Avec ces trois termes, l’esprit

obtiendra tout de suite ce jugement général : le tout est plus grand que sa partie.

Soit encore les notions de cause, d’effet, de proportion : aussitôt posées, elles amèneront ce second jugement, universel comme le premier : tout effet a sa cause proportionnée.

Penser ce n’est donc plus seulement concevoir l’immatériel, ou posséder des notions universelles, des concepts généraux ; c’est concevoir, c’est formuler des principes, des axiomes. Et j’ajoute, car c’est une nouvelle conséquence, non moins nécessaire que celles qui précèdent : c’est posséder la clef du savoir, c’est tenir le secret de la science.

Un principe, vous n’avez pas à l’apprendre : c’est du sa oir en puissance ; c’est de la connaissance en germe. La science est dans le principe comme le mouvement est dans le l’essort et dans la vapeur, comme la flamme est dans le caillou, comme cette belle scène du monde est dans le soleil qui nous la révèle. Et quand le principe est tout à fait universel et absolu, c’est un soleil qui peut envoyer des clartés dans toutes les régions du vrai. Ces deux principes par exemple :

« on ne donne que ce que l’on a » ; « tout effet a sa

cause proportionnée », sont vrais partout, sont vrais toujours et en tout ordre de choses. En possession de ces deux principes et autres semblables, l’esprit peut donc, non seulement se scruter lui-même et ce qui est au-dessous de lui, mais s’ouvrir des chemins de lumière vers les réalités qui peut-être existent dans un monde supérieur.

Ce progrès dans la science, il l’accomplira, puisque nous parlons d’un esprit qui ne pense pas seulement, mais encore raisonne, c’est-à-dire procède du connu à l’inconnu, en se servant de ce qu’il sait pour arriver à la connaissance de ce qu’il ne sait pas.

Il se considérera lui-même. Etant immatériel, il peut se replier sur soi, observer ses actes et ses états. Il les observera ; puis, approchant de ces données de l’expérience le grand principe que « tout fait a une cause proportionnée », il se formera une idée de sa nature spirituelle.

De plus, s’il est uni substantiellement à un corps — je dis uni substantiellement à un corps, je ne dis pas immergé dans un corps — il observera les phénomènes du corps qu’il anime, comme il a observé ses propres événements, et s’efforcera de découvrir sa nature à lui-même.

Par son corps, il est déjà arrivé à la notion abstraite de l'être matériel ; il connaît donc déjà ce que les autres corps ont de commun avec le sien. Ce par quoi ils s’en distinguent, il l’apprendra de l’expérience externe. Il ne s’arrêtera pas là.

Ayant observé les faits en lui, hors de lui, les ayant généralisés, il les comparera, il les classera, il verra que les uns sont les antécédents nécessaires des autres, et arrivera de la sorte à concevoir les lois qui régissent son activité et celles des autres substances.

Que s’il vit dans la société d’autres esprits, comme lui unis à un corps, ayant ajjpris, en s’observant luimême, par quels signes extérieurs se traduisent naturellement les pensées et les dispositions de son àme, remarquant ces mêmes signes chez les autres et les interprétant, il connaîtra ses semblables à peu près comme il se connaît lui-même.

Voilà donc la série de progrès que doit réaliser, en vertu de sa nature, l'être qui pense et qui raisonne.

Il se connaît, il connaît son activité et ses lois.

Il connaît les corps, leur activité et leurs lois.

Il connaît les autres natures intelligentes, leur activité et leurs lois. 111

AME

112

Il regarde même au-dessus de lui pour voir si son existence finie et bornée n’a pas son explication et son principe dans une existence plus haute. Ya-t-il s’arrêter ? Le champ du proférés est-il désormais clos pour lui ?

Non. Vivant, je le suppose, dans la compagnie de natures intellijrentes comme il est intellijjent luimême, et au milieu de l’univers, il sentira bien vite qu’il lui serait extrêmement utile de pouvoir échanger quelques pensées avec ses semblables et de pouvoir, en une certaine mesure, régler et gouvei-ncr l’action des êtres qui l’entourent.

Voilà le doid)le progrès qu’il aspire dès lors à réaliser, et qu’il réalisera avec les notions générales et les principes dont il est en possession. Aux signes naturels, par lesquels il s’est vu lui-même exprimer sa pensée, il joindra des signes de convention, et, en combinant de diverses manières les activités et les lois qu’il a observées dans le monde, il arrivera à y régler, un peu selon ses désirs, la succession des événements.

Vous ai-je fait entrevoir, par cette série de déductions rapides, toute la portée, toute la plénitude de sens que renferment ces deux mots : pensée et raisonnement ?

Prenez la pensée la plus humble, choisissez la dernière des natures qui pense et qui raisonne, l’esprit qui émerge le moins au-dessus de la matière, poiu-vu que vous le supposiez, comme je le fais, dans des conditions favorables au développement et à l’exercice de sa puissance.

C’est un esprit, il pense et il raisonne :

Donc, il conçoit l’immatériel ;

Donc, il conçoit l’abstrait, l’universel ;

Donc, il formule des principes généraux ;

Donc, des phénomènes qu’il observera en lui et dans les êtres qui l’avoisinent, il inférera quelle est sa nature et celle des êtres qui l’entourent ;

Donc, nous le verrons rechercher quelle est son* origine et son principe ;

Donc, il découvrira les lois qui règlent son activité et celle des autres natures ;

Donc, il inventera des signes pour manifester ses pensées et ses impressions ;

Donc, il essayera de modifier, de gouverner à son profit les phénomènes de la nature.

J’allais omettre un point essentiel. Penser, c’est concevoir l’abstrait, le général. Qui pense ne conçoit donc pas seulement tel bien concret, mais le bien abstrait, général, universel, absolu, parfait. De là cette conséquence capitale : que nul être pensant, mis en présence de n’importe quel bien particulier fini, ne peut être nécessité à le vouloir et à le poursuivre. Tout bien fini, en effet, par cela seul qu’il est fini, ne réalisant pas tout l’idéal de la bonté, présente, de ce chef, une imperfection qui peut être à la volonté un motif d’aversion et de dégoût, et aura toujours une action trop faible pour vaincre, par luimême, la résistance que peut lui opposer une faculté dont la nature a pour objet adéquat le bien universel et parfait. (Saint Thomas, i> 2", q. xiii, a. 6.)

Penser, c’est donc encore être libre, non par rapport au bien ni à la félicité en général, mais par rapport au choix des biens particuliers et des moyens qui peuvent conduire au bien, au bonheur parfait.

Nous savons désormais ce que comportent naturellement la pensée et le raisonnement. Nous savons davantage : nous savons à quel signe, nous savons à quelle marque certaine on reconnaît leur présence.

Il y a pensée et raisonnement là où il paraît des notions abstraites universelles, là où se constate un progrès dans la science, mais un progrès qui, faisant passer de la connaissance des faits à la connais sance des lois, et de la connaissance des lois à celle des faits par une série d’opérations délicates et compliquées, est lent et laborieux comme une conquête ; mais un progrès dont le principe, dont le ressort, si je puis dire, est dans l’arbitre de l'être qui le réalise 1 et n’a pas eu chaque circonstance, pour cause déterI minante immédiate, une impulsion aveugle de nature ou une violence exercée du dehors ; mais un progrès enfin, qui, dans l’ordre pratique, se traduit par la recherche en tous sens et l’invention de ce qui jjeut I être utile et agréable, et perfectionner le commerce ' social, améliorer les conditions de l’existence. I Au contraire, là où tout s’explique par des notions i concrètes, là où l’on sait tout de naissance sans

; avoir rien appris et où l’on ignore invinciblement
; les lois et les raisons de ce que l’on fait comme de ce

j qui arrÎAe, là où existe l’immobilité, l’uniformité et, I en dépit des sollicitations les plus vives, des circonstances les plus favorables, le manque total d’invention et de progrès conscient et réfléchi, où rien ne sait se sortir de l’ornière, là, la pensée n’est point, là n’est point le raisonnement. Résumons tout en un mot :

Le Progrès, c’est-à-dire la marche en avant consciente, réfléchie, calculée, Aoulue librement quant aux détails, d’un être, jiar tous les chemins de la science, des arts et de la civilisation, est l’effet assuré et la marque infaillible de la pensée et du raisonnement évoluant dans des conditions normales et favorables.

Cela posé, nous pouvons résoudre la question : l’homme et l’animal pensent-ils et raisonnent-ils tous les deux ?

3*^ Pour l’homme, ce n’est pas une question. Son esprit, comme ses discours, sont remplis de termes généraux et abstraits. Les sciences dont il s’occupe, même les sciences d’observation — et c’est ce que les positivistes auraient dû remarquer — roulent sur des abstractions. Qu’est-ce que la botanique organique en général ? Une étude des plantes où l’on fait abstraction des caractères propres aux diverses espèces. Qu’est-ce que la zoologie organique ? L'étude des animaux en général, l'étude de l’animalité prise en soi. Qu’est-ce que la biologie ? L'étude de la vie, abstraction faite du sujet où elle réside, homme, plante, animal.

Et les principes, est-ce que tous, philosophes et savants de n’importe qiielle école, nous ne les invoquons pas à chaque instant ? Principes de contradiction, principe de causalité, principe de raison suffisante.

Possédant les notions générales et les principes transcendants, l’homme ne pouvait demeurer stationnaire et uniforme dans son savoir comme dans son agir. Sa nature lui commandait le progrès. Il a marché.

D’abord il s’est regardé, il s’est écouté vivre. Il s’est AU tout rayonnant de pensées étonnantes par leur nombre comme par leur variété, lui faisant un spectacle tour à tour charmant et terrible, humble et grandiose, joyeux et triste ; en même temps, il a senti passer en lui des impressions étranges, impression d’amour et impression de haine, impression de confiance et impression de crainte, le bonheur et la peine, l’indignation et l’espérance. A côté, et audessous de ces phénomènes, il en observe d’autres d’une nature moins élevée ; car son corps se meut et vibre, souffre, jouit, se défait et se refait.

Et l’homme se sentant l’auteur et le sujet, tout ensendde, de ces événements si divers, s’est demandé ce qu’il est lui-même.

Mais, sous ce voile des phénomènes qui l’enveloppe, il ne voit point, il n’aperçoit pas le fond de sa 113

AME

114

nature. Lui faudra-il donc se bornera enregistrer des faits ?

Restera-t-il à lui-même un mystère ?

Non pas.

Il va prendre un principe, comme on prend un flambeau pour s'éclairer dans un lieu obscur, et, par le raisonnement, il atteindra jusqu’aux profondeurs où ne peut arriver l’oljservation directe.

Il dira : tout phénomène a une cause, et une cause proportionnée. Et à la lumière de cet axiome, il pénétrera dans sa nature et se verra lui-même, être d’une merveilleuse unité formé de deux principes, matière et esprit, liés, entrelacés, fondus d’une si admirable manière, qu’il en résulte une seule substance, double à sa base, une et simple dans son couronnement ; car, dans l’homme, l’esprit n’est pas noyé dans la matière qu’il pénètre et vivifie ; mais il énierg’e au-dessus du corps, où il est, suivant la belle expression de Dante Alighieri, « comme le nageur dans l’eau ».

De la science de sa nature, l’homme est venu à la science du monde. Là aussi, il se passe des phénomènes plus nombreux encore et non moins surprenants. En les contemplant, l’homme a conçu le désir de connaître la natvu-e de ces corps qui en sont le théâtre et le principe.

Mais voici que se dresse encore devant lui la difficulté de tout à l’heure : il ne voit que des phénomènes : Comment en découvrir la source ? — Il fera comme tout à l’heure, il s’emparera des principes et. s’en servant comme de projections lumineuses, il éclairera les régions profondes de la réalité corporelle ; et il découvrira l’atome que l’observation ne peut atteindre, et, dans l’atome, la matière et la force qui constituent son essence.

A mesure que sa science s’accroît, son désir d’apprendre grandit, et il se pose des questions sans fin. Il se demande, en particulier, d’où il vient et d’où vient le monde. C’est toujours le même principe cjui stinmle sa curiosité, comme il sert, il faut le dire aussi, à la satisfaire :

« Point d’effet sans cause. » Or, lui, honnne, est un

effet ; le monde est un ensemble d’effets.. Quelle est donc la cause de l’homme et du monde ? Et, là-dessus, il raisonne et arrive, non sans efforts, à cette conclusion : qu’au-dessus et en dehors de la série des êtres contingents et finis, il existe un être nécessaire et infini, tl’où toute existence procède et dépend.

Si un tel être existe et si l’homme est, par rapport à lui, dans une telle dépendance, l’homme n’a-t-il pas des devoirs à remplir à son égard ? ÎS’e doit-il pas l’adorer à cause de son excellence infinie ? le remercier du bienfait de l’existence donnée et conservée, le prier de lui conserver ses largesses ; et ne d<jit-il pas regarder la volonté de Dieu, où et de queh|ue façon cju’elle se manifeste, comme une loi sacrée ?

Mais si l’homme sait, il agit. El comme il progresse dans la science, ainsi il progresse dans l’action.

L’homme est fait pour vivre et vit en société. Ce n’est qu’en société que sa natiu-e peut recevoir son développement et qu’il trouve, avec la sécurité, les "moyens de mener une existence heureuse.

Or, la première condition, pour que la société lui procure tous les avantages qu’il en doit retirer, c’est qu’il puisse entrer facilement en communication d’idées avec ses semblables. L’homme devait donc sentir le besoin de créer des signes au moyen desquels se pût transmettre la i)ensée.

Aussi comnu' il y a travaillé ! Avec quel soin, quelle constance, il perfectionne le langage ! Connue il multiplie les mots, varie les expressions et les tournures, afin de pouvoir rendre sa pensée avec toutes ses nuances les plus délicates et les plus fines.

Non content de s’entretenir avec ses contemporains, il a cherché et il a trouvé le moyen de fixer la parole par l'écriture, et d'établir un commerce de pensées entre des hommes séparés les uns des autres par toute une série de siècles. Avec l'écriture, il pouvait déjà communiciuer à distance, mais il fallait un temps trop long i)OiU' porter les missives ; il a inventé le télégraphe.

Malheureusement, le télégraphe, avec ses signes, ne fait pas entendre la parole où vibre l'àme : il a inventé le téléphone.

Mais le téléphone présente encore l’inconvénient ciue la parole n’est entendue qu’au moment oïi celui qui parle la prononce ; il a inventé le phonographe, ciui fixe la parole sonore, comme l'écriture fixe le mot, et permettra de garder la parole en portefeuille.

Ces inventions admirables nous disent déjà les conquêtes véritablement surprenantes que l’homme a faites dans le domaine de la nature.

Il commença par en étudier les grandes lois et les grandes forces ; avec un courage sublime, il s'élança à la découverte dans toutes les directions ; il explora les solitudes et les déserts, il affronta les épouvantables colères de l’Océan, il scruta la profondeur des cieux, il descendit dans les gouffres et dans les abîmes, observant et notant toute chose. Quand il se trouva en face d'êtres inaccessibles à son regard, il fit appel aux lumières de sa raison ; il se créa une science merveilleuse pour arriver à connaître, avec une rigoureuse précision, la succession des phénomènes.

Aujourd’hui, il connaît la terre jusqu'à ses dernières limites ; il connaît le ciel visible dans le détail de ses mouvements et dans l’ensemble de ses lois. Il calcule la distance des astres ; il sait leur poids.

Connaissant les grandes forces du monde et comment elles opèrent, l’homme a eu l’audace de concevoir la pensée, et l’audace plus grande encore d’entreprendre de les plier à son service. En conséquence, il s’est mis à les faire fonctionner comme un machiniste fait fonctionner ses ressorts et ses rouages ; et de là sont résultées les merveilles contemporaines des applications de la science : l'électricité, la chaleur, le mouvement, l’air, l’eau, toutes les énergies menant tour à tour se mettre au service de l’homme, obéir à ses volontés et à ses caprices, répondre à ses besoins ovi charmer son existence.

L’homme, vous le voyez, c’est le progrès dans toutes les directions.

L’homme est donc essentiellement un être de progrès. Il progresse dans la science, il progresse dans l’action. Il ne sait pas de naissance : il apprend, il se ])erfectionne, il se forme lui-même.

L’homme donc n’a i)as seulement conscience de penser et de raisonner ; il en fournit la preuve ; il en donne la manjue certaine, irréfragable. Il progresse d’un progrès conscient, rclléchi et calculé, librement oulu, universel.

Peut-on en dire autant de l’animal ?

4° Prenez le livre le plus récent du naturaliste le mieux informé de notre époque, et lisez les descriptions qu’il donne de ce qu’on appelle le caractère et les mœurs des animaux qui vîa eut aujourd’hui sous nos yeux. Est-il un détail de quclque iuqiorlance que vous ne retrouicz dans les descriptions dos naturalistes du dernier siècle ? Non.

Faites mieux : prenez lîulfon, et, après avoir lu ce que le grand homme a écrit sur les animaux quc l’on appelle, dans un langage absolument impropre, les plus (. intelligents), ouvrez Pline l’Ancien et comparez les descriptions de l'écrivain français avec celles que rédigeait le savant romain, plus de seize siècles auparavant : vous serez forcés de convenir que seize

siècles n’ont pas produit un seul changement appréciable dans la manière d'être ou d’agir des bêtes qu’ils ont obserA'ées.

Remontez plus loin encore ; traduisez quelques pages de l’histoire des animaux d’Aristote. D’une part, vous croirez lire un écrivain de notre temps ; et, d’autre part, aous constaterez que les détails fournis par le philosophe grec concordent de tout point avec ce que les anciens monuments de l’Egypte nous apprennent sur les animaux de l'époque la plus reculée. C’est donc un fait certain ; les animaux, pendant le long cours des siècles, n’ont pas réalisé un seul progrès notable.

Et, je vous prie de le remarquer, quand je dis « les animaux », j’entends « les plus intelligents », pour parler comme l’on parle aujourd’hui, et ceux qui, incontestablement, se sont trovivés dans les conditions les plus avantageuses pour le progrès. J’entends le singe, le chien, l'éléphant, le cheval. J’entends les plus belles races de chiens, de singes, d'éléphants, de chevaux, vivant sous le climat le plus heureux, sous le ciel le plus pur, et, au choix, suivant que l’une ou l’autre condition sera plus ou moins favorable au développement intellectuel, en société ou dans l’isolement, au sein de l’abondance, du repos et des plaisirs, ou au milieu des labeurs d’une existence besoigneuse et austère, dans la paix ou dans la guerre.

A quelque époque, en quelque lieu, en quelques circonstances qu’on les prenne, peut-on nous montrer une seule de ces bêtes s’acheminant dans la voie du progrès ? Non.

Une circonstance exceptionnellement favorable à ce progrès des animaux, et qui devait nécessairement le produire, s’il était possible, et dans les moyens de la nature, c'était le commerce avec l’homme. L’homme pensant, raisonnant, progressant devant l’animal, ne pouvait manquer d’entraîner l’animal dans le mouvement de sa pensée et de son action.

De fait, l’homme n’a probablement jamais vécu sans l’animal. Le chien, en tout cas, a été son compagnon dès les temps les plus reculés. Il a donc vu l’homme se créer des outils pour travailler la pierre, le bois, le fer ; passer, par son activité et son industrie, de la pénurie et de la gène à l’abondance et au confortable, puis au luxe ; il a pris place à sa table et à son foyer ; il l’a suivi à la chasse, à la guerre, dans les Aojages, dans les fêtes et les assemblées publiques. Il a été le compagnon, — et combien de fois n’a-t-il tenu qu'à lui d'être l’ami et le conlident, — non pas seulement du berger et du sauvage, mais de l’artiste dans son atelier, du savant dans son cabinet, du général sur le champ de bataille, du roi jusqu’en ses conseils.

L’homme ne s’est pas contenté d'étaler sous ses yeux les merveilles de son art et de ses inventions ; il a Aoulu l’instruire, et a mis tout en œuvre pour y arriver : caresses, friandises, coups, la faim, la soif, des encouragements, des menaces, des discours, des signes de toute sorte. El ces efforts, ces tentatives d’instruction n’ont pas eu pour objet des individus pris au hasard. L’on a choisi, au contraire, les sujets qui paraissaient offrir plus de ressources. El l’on ne s’est pas occupé seulement d’individus isolés et sans rapports les uns avec les autres, l’on a opéré sur les parents et l’on a essayé de tixer dans la race, en cultivant les produits d’une série de générations, les qualités précieuses que l’on s'était appliqué à développer dans les individus, par une édiunilion quelquefois séculaire. Les annales de la vénerie contiennent siu" ce chapitre les faits les plus curieux et les plus authentiques.

Eh bien ! avec tous ces essais, tant d’habileté et de patience, a-t-on fait luire un éclair de raison dans un

seul de ces cerveaux de chien ? A-t-on vu une seule race arriver à produire, en n’importe quel ordre de choses, des actions telles qu’elles ne puissent s’expliquer sans que l’on reconnaisse aux individus de cette race des concepts abstraits, des idées générales, universelles, dont ils se soient inspirés pour réaliser d’eux-mêmes « ex propria inquisitione » un seul progrès ? Si cette race existe, qu’on nous la montre ; si elle n’existe plus, qu’on nous dise où elle a existé. Qu’on nous montre, soit dans le présent, soit dans le passé, à Rome ou à Athènes, à Paris ou à Londres, l'œuvre de science la plus rudimentaire, la plus légère ébauche de civilisation, une ombre de théorie artistique, dont puisse se gloritier l’aristocratie canine la plus choisie.

L’honnne a agi sur l’animal, les divers milieux ont agi sur l’animal. Il a été modifié, il ne s’est pas modifié lui-même ; il a été changé et transformé, il ne s’est pas changé ni transformé lui-même. S’il est devenu quelquefois plus parfait, sous certains rapports, il n’a jamais témoigné qu’il eût ni la conscience ni la volonté du perfectionnement qu’il recevait, pas plus que ne le fait l’arbre dont le jardinier plie les branches ou fait varier les fleurs ou le feuillage. Ce n’est point en lui, mais hors de lui, que se trouve, non pas seulement l’occasion, mais la cause déterminante et la mesure des changements qu’il subit. Il ne marche pas ^ers la perfection « non progreditur », il ne s’y pousse pas lui-même « non se agit », il est poussé « sed agiiur » parce qu’il lui manque le principe général de tout vrai progrès, le concept général, l’idée.

De même, s’il se perfectionne, ce n’est que dans un genre déterminé, à l’exclusion des autres genres. L’araignée tendra mieux sa toile, l’oiseau bâtira mieux son nid, et le castor, sa cabane : jamais vous ne verrez un de ces animaux utiliser un des principes que supposerait le progrès qu’il réalise, si c'était un progrès intelligent, pour avancer dans un autre ordre d’activité, malgré tout l’avantage qu’il pourrait y trouver : preuAC que ce n’est point à la lumière d’un tel principe, universel et transcendant, qu’il a accompli son premier progrès. Le progrès propre à l’animal est un progrès unilinéaire, ce n’est pas le progrès en tout sens, le progrès rayonnant, le vrai.

Ce fait nous est donc absolument acquis : Les animaux les plus parfaits, placés dans les conditions les plus favorables, demeurent étrangers au progrès conscient, réfléchi et calculé, libre, universel.

Nous devons conclure :

Donc, les animaux ne pensent ni ne raisonnent, puisque, en bonne logique, nous ne devons admettre l’existence d’aucune force ou faculté, cpi’autant que nous y sommes obligés par la présence de phénomènes qui la supposent.

Vous le vojez, ce sont les principes et les faits qui nous amènent à cette conclusion.

En étudiant la nature et les propriétés essentielles de la pensée dans l'être qui raisonne, d’une façon abstraite, comme nous ferions la nature et les propriétés du cercle et du triangle, de la fibre musculaire ou de la cellule nerveuse, nous avons vu que le progrès en est tout ensemble la conséquence et la marque assurée, de telle sorte que l'être pensant et raisonnant, s’il est sain et intègre, et placé d’ailleurs dans des conditions propices, se perfectionne et avance dans le savoir, dans la manifestation libre et arbitraire de sa pensée et de ses sentiments, dans l’industrie et tout ce cpii fait la civilisation, par une loi aussi fatale que celle qui fait tomber la pierre dans l’air et couler l’eau sur les pentes.

D’autre part, il nous est constant que les animauxj qui, de l’aveu de tous, comptent parmi les plus Intel 117

AME

118

ligents, le chien par exemple, n’ont pas accompli le moindre progrès dans la science, dans le langage conventionnel, dans l’industrie. Le moyen de ne pas dire après cela :

Les animaux ne pensent donc point et ne raisonnent donc point ?

Cet argument est péremptoire ; mais je comprends qu’il ne lève pas toutes les difTicultés sur la matière. Bien sûr. Ton se demande comment, si l’on refuse le raisonnement aux bêtes, il est possible d’expliquer toutes les merveilles que nous leur voyons faire, et quel genre de connaissance il faut leur accorder ; car enfin il n’est pas admissible que les bêtes ne connaissent ni ne sentent davantage que la pierre ou le bois.

Je vais essayer de répondre à ces préoccupations des esprits.

5° Parlons d’abord des facultés que nous sommes obligés d’accorder aux animaux. Nous soumettrons ensuite la thèse que je soutiens à l'épreuve des faits particuliers.

D’abord, il faut reconnaître aux animaux, j’entends les animaux supérieurs, en fait de facultés de perception, les cinq sens extérieurs : la vue, l’ouïe, l’odoi-at, le goût et le toucher. Cela n’a plus besoin d'être démontré.

Il faut leur reconnaître des sens internes : ViviaginatioTt, tout le monde sait que les chiens rêvent ; la mémoire, rappelez-vous le chien d’Ulysse ; la faculté que les anciens nommaient Vestimati^e ou pouvoir de distinguer les objets utiles et les objets nuisibles, qui fait que l’agneau fuit le loup et que l’oiseau choisit la paille qu’il faut i)our construire son nid ; enfin une sorte de sens général, central, sensoriiim commune, où, d’une part, aboutissent pour se grouper, les impressions isolées des sens particuliers, et où, d’autre part, viennent retentir les divers événements de l’organisme, sain ou malade, au repos ou en mouvement. C’est le sensorium commune qui, en groul)ant les sensations spéciales, iiermet à l’animal de se former la représentation intégrale des objets, la représentation intégrale d’un fruit, par exemple, dont l'œil a perçu la couleur, l’odorat le parfum, le goût la saveur, etc., et qui, en l’avertissanl des états des diverses parties de l’organisme, lui sert à en gouverner comme il faut l’ensendjle et les détails.

Des facultés de perception appellent des facultés de tendance, ou appétits correspondants. Aussi voyonsnous succéder dans lanimal, aux perceptions sensibles des divers objets, des émotions passionnelles variées : transports d’amour ou de haine, accès de colère, frémissements de crainte, etc. L’animal a donc une volonté sensible, comme il a une faculté de perception sensible.

Ce n’est pas tout ; nous devons admettre qu’il existe en chacune de ses facultés cette pente vers l’action, ou tendance ù accomplir les actes proi)res à son espèce, que l’on retrouve en tous les êtres du monde, et qui fait que tous, par une sorte d'élan oi d’entraînement de nature, iiisti/irtu naturae, exercent sj)ontanément leur aclivilé, étant donnés le moment et les conditions propices.

Nous devons admettre que l’activité de l’animal, venant, pour une cause ou i)our une autre, à s’exercer d’une façon constante en un sens donné, peut se troucr modifiée si iirofondémcnt qu’il contracte certaines habitudes ou propensions à agir toujours d’une manière déterminée, avantageuses ou nuisil)les, défectueuses ou non.

Il faut admettre enfin que l’animal, en certains cas cl en une certaine nu-sure, transmet ses habitudes, par génération, à ses descendants, au point quc certains instincts se fixent en certaines races, sous

formes de qualités ou de défauts, et y deviennent héréditaires.

Il serait banal d’insister sur ces assei’tions pleinement justifiées et éclairées, aussi bien par l’expérience vulgaire que par les données courantes de la zoologie et de l’anatomie comparées. Mais quelcjnes mots de plus ne seront pas inutiles pour caractériser nettement les opéi’ations de ces facultés de l’animal.

Toutes ces opérations sont d’ordre sensible : elles procèdent donc toutes d’un organe et ont toutes pour objet quelque chose non seulement de matériel, mais de concret, d’individuel.

De même donc que l'œil ne perçoit jamais la couleur abstraite, mais telle couleur siu- tel objet, ainsi l’imagination de l’animal ne percevi-a jamais le carré abstrait, le losange abstrait, mais toujours tel carré de telles dimensions ; et la mémoire lui rappellera toujours, non les concepts d’homme, de cheval ou de maison, mais cet homme, ce cheval, cette maison ; et l’estimative, à son tour, ne percevra pas la convenance, mais la chose qui convient. En un mot, les facultés sensibles, les sens internes comme les sens externes, ne saisissent jamais les choses matérielles qu’enveloppées dans la gangue du fait et de l’individualité, « cum appendiciis inateriae. » (Albert le Gr.)

Au reste, les perceptions sensibles, de même que les mouvements passionnels, se produisent dans la bête tout à fait suivant le même processus physiologique que dans l’animal humain. De là cette conséquence : — d’une inq)ortanee extrême, car elle jette la plus vive lumière sur la vie animale — que la grande loi de l’association des perceptions et des émotions a son application et obtient ses efi’ets dans la bête tout aussi bien que dans l’animal humain.

Vous pouvez maintenant vous faire une idée très nette de ce que j’accorde et de ce que je refuse à l’animal.

Je lui refuse toute perception de l’immatériel :

Par conséquent, toute idée morale et religieuse, tout concept abstrait et universel ; par conséquent tout jugement et tout raisonnement, tout jugement et tout raisonnement i)roprement dits impliquant au moins un terme abstrait et universel ; par conséquent la conscience, ou retour complet d’une faculté de connaissance sur elle-même, et le vouloir libre, puisque d’une part nul organe ne peut se replier sur lui-même et se percevoir, ni percevoir son action, et tiue, d’autre part, la racine clu libre vouloir ce sont les concepts et les jugements universels.

J’accorde à l’animal qu’il voit, entend, odore, goûte, palpe les objets. J’accorde qu’il en garde les images et se les représente quand ils sont absents.

J’accorde qu’il se souvient.

J’accorde qu’il discerne les objets avantageux ou nuisibles, à rechercher ou à éviter, par un acte estimatif qui simule le jugement.

J’accorde qu’en vertu de la loi de consécution, qui est une suite nécessaire de l’association des perceptions et des émotions, l’animal passe, en certains cas, d’une représentation à une autre, et conséquemment d’une émotion, d’une opération à une autre, par un mouvement de connaissance qui sinuile le raisonnement.

Je lui reconnais une ébauche de conscience, dans le pou^oir qu’il a par le sensorium commune, de voir, en une certaine nu-sure, ce qui se passe aux divers points de son organisnu", un semblant de lil)erlé et d'élection, dans l’hésitation (jii’il manifeste à |)rendre j)arti, quand il est sollicité en sens divers par plusieurs td>j(-ts attrapants.

J’admets <pie l’animal contracte parfois des habitudes, ou mieux des instincts iuni>eaux, parfois 119

AME

120

même les transmet : d’où résulte dans les individus et dans les races une apparence de progrès.

Enlîn, si Aons voulez avoir résumée en un seul mot toute ma pensée sur les bêles, je vous dirai avec Leil)niz, qui, à cet endroit a écrit une parole de génie :

« Les bêtes sont purement empiriques, i' (Nouveaux

Essais, avant-propos.) Voilà ce que j’admets, voilà ce qu’ont admis à l’unanimité, on peut le dire, les grands docteurs du xiii' siècle « tradunt peripatetici omnes ». (Saint Bonaventm-e, Compendium theolog. vei-it., liv. II, cb. 2^.) Nous allons voir maintenant si cela suffit à expliquer, tout ce que l’on observe de plus élevé et de plus merveilleux dans l’activité animale.

6° « Il faut n’avoir jamais vu de près des animaux, dit un grand professeur de l’Ecole d’anthropologie de Paris ; il faut être aussi étranger à leurs modes de conduite, qu'à ceux des habitants d’un autre globe, pour nier les preuves d’intelligence qu’ils donnent à tout instant. Il faut n’avoir jamais vu un chien qui, suivant une piste, rencontre un carrefour, s’arrête, hésite un instant entre les trois routes qui s’ouvrent devant lui, cherche la piste sur l’une d’elles, puis sur la seconde, et, s’il ne la trouve ni sur l’une ni sur l’autre, s'élance sans nouvelle hésitation sur la troisième route, comme exprimant par cet acte même le dilemme que celui qu’il recherche ayant dû passer par l’une des trois routes, s’il n’a pris aucune des deux premières, a dû nécessairement s’engager dans la troisième. » (M. Mathias Duval, Le Baniinisme, p. 69.)

Si je n’avais une raison décisive de penser que l’honorable professeur est entièrement étranger aux œuvres de saint Thomas, je jugerais qu’il a emprunté l’objection que vous venez d’entendre au saint docteur. Voici, en effet, la difficulté que saint Thomas se pose dans un article de la Somme théologique qui a pour titre : Le choix raisonné convient-il aux animaux ? (i* 1^^, q. XIII, a. 3.)

« Comme le dit Âristote, c’est la prudence, Acrtu

intellectuelle, cjui fait que quelqu’un choisit à propos ce qui convient à la lin. Or, la prudence convient aux animaux… Cela tombe sous le sens. Et hnc etiam sensui manifestum videtur ; car il paraît dans les œuvres des animaux, des abeilles, des araignées, des chiens, un art et une industrie admirables. Le chien, par exemple, qui poursuit un cerf, s’il arrive à un carrefour. SI ad trivium venerit, cherche, en flairant, si le cerf est passé par le premier ou par le second chemin. Que s’il trouve qu’il n’y est point passé, aussitôt, sûr de lui-même et sans chercher davantage, il se précipite par le troisième chemin, jam securus per tertiam viam incedit non explorando : comme s’il se servait d’un dilemme, quasi utens syllogismo divisivo, dont la conclusion serait que le cerf est passé par ce chemin, puisqu’il n’est pas passé par les deux autres, et qu’il n’y a que trois chemins. Il semble donc que le choix raisonné appartienne aux animaux. »

Par où vous voyez que l’objection du docte professeur remonte au moins au xiii* siècle. Dès cette époque aussi, l’on savait la résoudre. « C’est un art infini, répondait saint Thomas, qui a disposé tous les êtres. Et c’est pourquoi tout ce qui se meut dans la nature s’y meut avec ordre, comme dans une œuvre d’art. C’est pourtjuoi aussi il paraît dans les animaux une certaine industrie et une certaine sagesse ; car. ayant été formés par une raison souveraine, ils ont leurs facultés naturellement inclinées à agir dans un bel ordre et suivant des procédés parfaitement appropriés. Aussi, dit-on parfois qu’ils sont prudents et industrieux. Toutefois, il n’existe en eux ni raison ni choix raisonné ; et, ce qui le prouve avec évidence.

c’est que tous les animaux de même espèce agissent toujours de même façon.

Il n’est nullement besoin, en effet, que notre chien raisonne pour poursuivre le cerf comme il fait. Accordons-lui seulement la connaissance et les appétits « empiriques). dont nous avons parlé, et la conduite que nous lui voyons tenir s’expliquera d’ellemême. Jugez-en :

Le voilà donc qui rencontre la piste d’un cerf. C’est une sensation de l’odorat qui la lui fait connaître. S’il a vu quelquefois des cerfs, cette sensation, en vertu de la loi d’association des perceptions, éveille en lui l’image d’un cerf ; et, s’il s’est trouvé à quelque curée, l’image et le souvenir de la part qu’il y reçut. Mais le fumet qu’il aspire dans le i^résent, ces images, ces souvenirs, que voulez-vous ? un chien est ainsi fait cju’il ne peut i)as ne point les trouver, les estimer délicieux, délicieux aussi, souverainement désirable l’objet qui les fait naître. Bien plus, il ne peut se défendre de le désirer et de lui courir sus. Il court donc, plein de désirs, et déjà plein de jouissances. Il suit cl’abord facilement la piste en criant gaiement, aux bois et aux échos, l’aise et les ardeurs qui le transportent. Mais voici que se présente le malencontreux carrefour. Une piste vague, et trois chemins en face. Que va faire notre limier ? Il va céder à un double instinct : instinct de quête qui le pousse à interroger, du nez, tous les passages frayés, tous les chemins par où le gibier a pu fuir ; instinct du mouvement le plus facile et le moins complicjué, qui va le déterminer à prendre le chemin dont il se trouve le plus près. Il s’y engage. De vague la piste devient nulle. Rien ne l’attirant dans cette direction, et le souvenir tout frais de la piste le sollicitant à revenir vers le carrefour, il y revient et s’engage de nouveau dans le chemin le plus rapproché. Le second chemin, suivant l’hypothèse, n’ayant point été pris par le cerf, il l’abandonne comme il avait fait du premier ; et, toujours poussé par son double instinct, il s’approche du troisième. Comme le cerf y a réellement passé, la piste cesse d'être vague et s’accentue nettement à mesure qu’il s’en approche ; ce qui fait qu’il se précipite sans hésitation, avec un redoublement d’ardeur et de vitesse, dans le troisième chemin.

Vous voyez combien naturellement s’interprète, suivant notre doctrine de la connaissance et du vouloir '( empiriques « de l’animal, cette conduite du chien au carrefour, qu’on nous opposait comme un signe évident que les chiens ont l’intelligence et le raisonnement. Soutenir ici que le chien a fait acte de raison et s’est servi d’un dilemme « syllogismo divisi'0 » c’est manifestement violer la règle acceptée de tous les philosophes : qu’il faut toujours expliquer les actions de l’animal par la cause psychologique minimum qui suffit à en rendre raison ; c’est tomber de plus en plus dans V interprétation anthropomorpliique.

Darwin argumente plus subtilement que ses disciples siu- ce sujet. Ses preuves ne sont pas plus solides, mais du moins elles sont spécieuses. Ecoutez-le :

« Quand, dit-il, un chien aperçoit un autre chien à

une grande distance, son altitude indique souvent qu’il conçoit que c’est un chien ; car, quand il s’approche, cette attitude change du tout au tout s’il reconnaît un ami… Quand je crie à mon chien de chasse (et j’en ai fait l’expérience bien des fois) :

« Hé ! hé ! où est-il ? » il comprend immédiatement

qu’il s’agit de chasser un animal quelconque ; ordinairement, il commence par jeter rapidement les yeux autour de lui, puis il s'élance dans le bosquet ie plus voisin pour y chercher les traces du gibier, puis enfln, ne trouvant rien, il regarde les arbres 121

AME

122

poiu- découvrir un écureuil. Or, ces divers actes n’indiquent-ils pas clairement que mes paroles ont éveillé dans son esprit l’idée générale ou la conception qu’il y a là, auprès de lui, un animal quelconque qu’il s’ajîit de découvrir et de poursuivre ? » (La descendance de l homme, p. 87, 88.)

On reconnaît bien ici l’esprit ingénieux de l’illustre écrivain ; mais il ne suffit pas d'être ingénieux, il faut prouver. Or, avec les deux faits qu’il rapporte, Darwin ne prouve absolument rien. Quand il raisonne sui' le premier, il confond évidemment perception vague et incomjilète avec perception abstraite. Car ce n’est nullement le chien abstrait que perçoit le chien de Darwin, mais un autre individu de l’espèce canine dont il ne distingue pas les dispositions, ni les intentions. Darwin, en identifiant comme il fait la notion abstraite et l’image confuse, identifie deux choses, entre lesquelles, comme le dit fort bien Taine, « il y a un abîme x. (De l’Intelligence, t. I, p, 37, 4* édit.)

Quant au second fait allégué, je réponds simplement que, par ces paroles : « Hé ! hé ! où est-il ? » Darwin éveillait dans son chien l’instinct de la quête, etquelquefois peut-être, par voie d’association, l’Image de quelque animal déterminé.

En se tenant, de la sorte, aux principes de psychologie et à la méthode d’interprétation que l’on m’a Ti suivre tout à l’heure, l’on expliquera sans aucune peine, toutes les actions les plus surprenantes des chiens, des singes, des éléphants ; pouru seulement : 1° que l’on n’accepte que des histoires parfaitement authentiques, et dont les détails aient été rigoureusement contrôlés ; 1" que les mœurs de l’animal dont il sera question, et celles de son espèce, aient pu être sérieusement étudiées et soient /Jrtr/a/^e/Hen< connues : y que l’on écarte du récit proprement dit les suppositions qu'3" introduisent souvent, à dessein ou non, les narrateurs.

Ces précautions prises, l’interprétation sera plus ou moins compliquée, selon les cas, mais elle aous amènera toujours à cette conclusion : que raison et raisonnement ne logent point en tête d’animal ; car il est un fait général, éclatant, qui domine tous les faits particuliers plus ou moins douteux qu’on allègue, ce fait, qu’a observé saint Thomas et que vous lui entendiez tout â l’heure exprimer en ces termes : « Tous les animaux de même espèce agissent de même façon » ; l’animal ne progresse pas.

L’on a dit que la religion des sauvages, des Fuégiens, des Boschimans par exemple, se réduisait à un sentiment de terreur causé par l’appréhension du mal que pourraient leur faire certains êtres hostiles et invisibles ; et qu’un tel sentiment ne diffère pas notablement de la crainte qu'éprouvent les animaux en présence de certains phénomènes extraordinaires.

Je réponds d’abord que cette assertion pourrait être à bon droit contestée. Je réponds, en second lieu, que les conceptions et le sentiment religieux chez les sauvages fussent-ils aussi nuls qu’on le prétend, il demeurerait toujours entre eux et l’aninuil une différence essentielle ; puisque le sauvage peut arriver, par l’enseignement et la réflexion, à l’idée vraie de Dieu et de la loi morale, et que la bête en est absolument incapable. Ce que j’affirme ici, je puis le prouver |)ar un témoignage <jui ne sera pas suspect. Chacun sait que les Fuégiens occupint un des derniers degrés de la famille humaine. Or, Darwin raconte que trois Fuégiens, ayant passé quehpies années eu Angleterre, [)arlaient la langue de ce pays et avaient atteint un niveau intellectuel et nu)ral qui n'était pas sensiblement inférieur à la moyenne tles matelots anglais, (/.a (/c.s(e//f/ « /ite de l homme, i>. G7.)

C’est que dans le dernier des sauvages, par cela

seul qu’il est l’homme, brille cette lumière exclusivement humaine, et vraiment transcendante, qui s’appelle la raison, et rend accessibles, à qui la porte, les sommets de la science, de l’art et de la vertu.

Voilà ce qui explique qu’on ait déjà pu Aoir un nègre, ou du moins un mulâtre, membre correspondant de l’Institut de France ; et ce qui permet d’espérer, qu’avant qu’il soit longtenqjs, nous verrons des lîls de Fuégiens ou de Boschimans suivre les cours de nos collèges, y disputer les premières places aux fils des Européens, entrer dans nos écoles supérieures, devenir professeurs de mathématiques transcendantales ou de philosophie, et, du haut de quelque chaire de la Sorbonne ou du Collège de France, rappeler les savants trop amis des bêtes au respect de la dignité et de la personne humaine ; preuves vivantes, qu’entre la raison et l’instinct, l’homme et la brute, la différence est irréductible.

Décidément, tous les raisonnements que l’on apporte pour prouver que les animaux pensent comme nous, font croire avec Bossuet que « c’est un jeu à l’homme de plaider contre lui-même la cause des bêtes. Pas un seul, en tout cas, ne répond à cet argument ni ne l'ébranlé :

Qui pense et raisonne progresse.

Or, l’homme progresse, et l’animal, même placé dans les conditions les plus favorables, ne progresse point.

Donc l’homme pense et raisonne, et l’animal ne pense ni ne raisonne.

7° Arrivés au point où nous en sommes, notre tâche est, on peut le dire, terminée ; car l’esprit découvre d’emblée la triple différence essentielle entre l'àme de l’homme et celle de la bête, qui suit, par nécessité, de ce fait que l’homme pense et que la bête ne pense point.

Quand on parle de la nature de l'àme humaine, on développe longuement ce principe, que l’opération des êtres est proportionnée à leur nature, et que l’on peut inférer celle-ci de celle-là. Du même droit et pour le même motif que le physiologiste dit : w Telle fonction, tel organe)', le philosophe dit, en généralisant la formule : « Telle opération, telle nature. » Or, ajoute-t-on, l'àme humaine a une opération, à savoir la pensée, où nul organe ne saurait atteindre, dont rien de matériel ne saurait être le sujet ni le princijie immédiat. Donc, l'àme humaine, dans son fonds, dans sa nature, n’est point totalement dépendante de la matière, n’est point entièrement plongée dans le corps, mais émerge, mais brille au-dessus, pour ainsi parler, comme la flamme sur son flambeau. Donc, elle est spirituelle, c’est-à-dire existe d’une existence qui lui est propre, qu’elle ne tient point du corps, ni du composé qu’elle forme avec le corps, ni d’aucun principe intrinsèque autre qu’elle-même.

Par une raison toute contraire, il est évident que l'àme de la bête n’est point une force émergente. Elle n’a, nous l’avons vu, que des opérations, de l’ordre empirique, des opérations qui toutes s’accomi)lissent dans un organe ; elle dépend du corps dans toute l'étendue de son activité, et ne manifeste rien par où elle le dépasse. Donc, elle en dépend dans toute sa nature et dans tout son être, et n’est point spirituelle.

Il n’est pas besoin d’insister, et je passe tout de suite à cette autre dilFérence fondamentale qui existe entre l'àme de l’homme et celle de la bêle, au point de vue de l’origine.

Le principe sur lequel on s’appuie en traitant de l’origine de l'àme humaine, est celui-ci : L’origine d’un être doit répondre à sa nature ; son mode d’arriver à l’existence doit être en rapp()rt avec son mode d’exister. La nature de l'être qui est produit à l’exis123

AXGE

124

tence est, en effet, à Taction qui le produit, comme le terme est au chemin qui y mène. Or, le terme n’est tel que parce qu’il termine le chemin et que, par conséquent, l’un est en rapport et en proportion avec l’autre. La conclusion qui ressort immédiatement de là, c’est que l'ànie de l’animal dépendant entièrement du corps dans tout son être, arrive à l’existence dans la même dépendance du corps ; est, par conséquent, I)roduite du même coup que lui, par la même action organique : la génération.

Il en va autrement de l'àme humaine. Vous vous souvenez peut-être de cette rigoureuse parole de saint Augustin : « Ou l'àme de l’enfant procède de l'àme de son père par Aoie de fractionnement, ou elle est tirée du néant par création. » (De anima et ejiis orig., liv. I, cil. 15.) — Telles sont bien, en effet, les deux seules hypothèses plausibles que l’on peut faire ici. Car, de dire que l'àme humaine, substance spirituelle, peut sortir d’une semence corporelle par voie de génération, c’est impossible : la disproportion serait trop évidente entre la cause et l’effet. Et, par ailleurs, prétendre que l'àme est une parcelle ou une émanation de la divinité, serait une absurdité et un sacrilège « omnino sacrilegium «. (Ibid.) Mais l'àme de l’enfant, simple et spirituelle, ne saurait procéder de celle de son père par voie de fractionnement : on ne fractionne point ce qui est simple. Reste donc que l'àme humaine est œuvre toute de main divine et n’arrive à l’existence que par création.

L'àme humaine est immortelle. Nous avons prouvé, plus haut, en effet, que, dès lors qu’elle est spirituelle et possède des facultés spirituelles, elle peut et doit exister, agir, garder la conscience d’elle-même, et toujours, même au cas où son conjoint, le corps, viendrait à succomber et à se dissoudre.

L'àme de l’animal n'étant pas spirituelle et dépendant immédiatement et directement du corps, en tout ce qu’elle est et en tout ce qu’elle fait, ne saurait lui survivre et succombe avec lui.

Si donc l’on demande quelle différence existe entre l'àme de l’homme et celle de la bête, nous avons la réponse trouvée. Nous dirons :

L'àme de l’homme pense, l'àme de l’animal ne pense pas.

L'àme de l’homme est spirituelle, celle de la brute ne l’est pas.

L'àme humaine est créée, celle de la bête est engendrée.

L'àme humaine est immortelle, l'àme de l’animal est mortelle.

Voilà ce qu’enseignent sur l'àme de la bête, comparée à celle de l’homme, les docteurs chrétiens : saint Augustin, saint Thomas, saint Bonaventure, Albert le Grand. On peut voir, par ce qui a été dit, que nulle doctrine ne saurait être plus conforme tout ensemble aux faits et aux principes.

Fr. M.-Tn. Cocoxxiiin, O. P.