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TAXES. — Les taxes sont des contributions imposées primitivement sur les commerçans qui, comme les colporteurs actuels portaient des marchandises d’un lieu à l’autre, de ville en ville, de cité en cité, et de foire en foire. Ces taxes frappaient sur les marchandises, et surtout sur les marchands ; on les percevait au passage des ports, à l’entrée des villes, à l’étalage et dans les foires. Elles étaient connues en Angleterre sous la dénomination de passage, de portage et d’étalage ; en France, sous le nom de péages et traites foraines : elles étaient partout le fléau du commerce et l’effroi des commerçans.

On trouve des taxes de la même nature dans tous les pays despotiques de l’Orient, sous les gouvernemens grossiers et barbares, et dans les premiers âges de la société civile ; il est si naturel de croire que les profits du commerce ne sont légitimement acquis qu’avec la permission et sous le bon plaisir du pouvoir !

Depuis qu’on a des actions plus exactes de la nature des taxes, on repousse toutes celles qui entravent le commerce ; on craint d’être accusé de couper l’arbre pour en cueillir les fruits, et l’on se contente de partager ses fruits avec le cultivateur. (Voyez Contribution et Revenu.)

TERRE. — C’est le fonds d’où l’homme tire par son travail la plus grande partie des objets matériels qui servent à sa subsistance, à son bienêtre, à ses jouissances.

Dans son état naturel la terre offre peu de ressources à l’espèce humaine, n’entretient qu’une population rare et misérable, et ne peut pas subvenir aux besoins d’un état politique et social. Dans cet état de choses tout végète, tout languit, tout souffre ; telle est la condition des peuples sauvages et nomades, même dans les pays les plus fertiles du monde : les voyageurs sont uniformes sur ce point.

La culture seule développe la fécondité de la terre, en tire d’inépuisables produits et devient par leur abondance la source de toutes les prospérités sociales, de la grandeur des peuples et de la puissance des gouvernemens.

Mais la culture ne peut s’introduire dans un pays qu’autant que la terre est la propriété du cultivateur, et elle ne fleurit et prospère que lorsque la propriété et ses produits sont protégés et garantis par la puissance publique. On ne trouve dans l’histoire de l’agriculture qu’une exception à cette loi générale et universelle ; le Paraguai seul, pendant un assez long espace de temps, offrit le spectacle d’une culture riche et prospère sans le secours de l’apropriation, et avec les seuls efforts du travail commun ; mais cet exemple est une véritable anomalie, sans résultat comme sans conséquence. La nécessité de l’appropriation de la terre dans l’intérêt de la culture a donné lieu à une question d’une haute importance pour la richesse et la civilisation.

On a cherché à savoir si la terre doit être divisée en grandes ou en petites propriétés, et quels sont les résultats économiques et politiques de l’une et de l’autre de ces divisions.

Malheureusement l’expérience est muette sur ce point. Tour à tour cultivée par les castes, l’esclavage

et le servage, la propriété territoriale fut longt-temps divisée par la force et l’oppression, et ce n’est pas de l’abus du pouvoir qu’il faut au tendre des mesures conformes aux intérêts de la richesse particulière et générale.

Depuis l’affranchissement du cultivateur et de la culture jusqu’à des temps récents, la tenure féodale concentra la propriété de la terre parmi les grands feudataires et leurs vassaux. Lors même que la féodalité fut dépouillée de son antique pouvoir et réduite à la condition de la propriété, les lois civiles opposèrent encore de nombreux obstacles à la circulation de la propriété territoriale ; les lois de primo-géniture, de substitution et de retrait prolongèrent la concentration et ne laissèrent pénétrer dans le commerce général que de faibles portions des grandes propriétés. Ce n’est qu’à l’époque de la révolution française que toutes les barrières furent levées et que la propriété territoriale ne se distingua plus des autres propriétés.

Ce n’est, par conséquent, que de cette époque qu’on peut sinon juger, au moins se former des notions rationnelles de la prééminence de l’un et de l’autre mode d’appropriation.

Dans la dernière époque des progrès de la culture libre on l’avait coordonnée à la grande propriété, et on lui avait donné le nom de grande culture. On se flattait qu’elle jouirait des mêmes avantages que les manufactures tirent des machines, et l’on parvint en effet à réduire les frais de production par la réduction du nombre des ouvriers ; mais si ce mode augmentait les richesses des grands propriétaires, il élevait un grand corps de pauvres ; plaçait l’extrême opulence à côté de l’extrême misère, et était également funeste à la richesse particulière et générale.

Quelque disposés que soient les grands propriétaires à ne mettre aucunes bornes à leurs dépenses ; quoique leurs excès les exposent habituellement à de fâcheuses détresses, il est certain que leurs dépenses sont peu propres à féconder tous les genres de culture, d’industrie et de commerce, et ne produisent en définitive qu’une prospérité superficielle, locale et limitée.

Il est physiquement impossible qu’une nation, avec un petit nombre d’opulens propriétaires et une grande population pauvre ou peu aisée, obtienne tous les produits agricoles et manufacturiers que peuvent lui donner la fertilité de la terre et l’habileté de l’industrie. Avec les grandes propriétés et la grande culture on peut développer les facultés de la production ; mais on ne peut les mettre en mouvement qu’en supposant dans les riches une plus forte passion pour la consommation des produits de la terre et de l’industrie qu’on ne l’a vu jusqu’ici dans la société humaine. C’est un fait constant que la richesse du petit nombre n’équivaut pas à la richesse plus également répartie parmi un plus grand nombre d’habitans, plus aisés que riches. On sait, par expérience, que la richesse industrielle est l’effet et la cause d’une meilleure distribution de la propriété territoriale, et que c’est à leur concours qu’on doit l’accroissement des classes moyennes et du capital mercantil et manufacturier.

En un mot, avec un petit nombre de riches propriétaires qui préféreraient les jouissances domestiques et l’influence, territoriale, le pouvoir de produire serait plus grand que le désir de consommer, et les progrès de la richesse seraient arrêtés par l’insuffisance de la demande ou des consommateurs.

Il n’en est pas de même lorsque la terre est divisée en propriétés proportionnées aux petits capitaux, et à la portée d’un plus grand nombre de propriétaires.

Plus la propriété est divisée mieux elle est cultivée, plus elle est productive, plus le cultivateur et le propriétaire sont à leur aise, plus ils sont en état de payer les produits de l’industrie et du commerce, plus la production générale est encouragée, et son encouragement lui vient ricin des consommations d’un petit nombre de riches propriétaires, mais de l’aisance de toute la population. Dans cet état des choses, la production, la population et la consommation marchent à pas égaux, et la richesse générale arrive au plus haut degré auquel elle puisse atteindre.

C’est sans aucun fondement qu’on craint que la subdivision indéfinie de la propriété territoriale n’entraîne un surcroît, de population, que la production la plus abondante ne pourrait pas mettre à l’abri de la pauvreté et de l’indigence ; résultat déplorable qui opposerait un obstacle insurmontable à tout progrès de la richesse et de la civilisation. Voilà, il faut en convenir, le monstre de la petite propriété dans toute sa difformité ; mais a-t-il en effet quelque réalité ? Comment ne voit-on pas que, si la petite propriété favorise l’excès de la population, d’un autre côté ce vice est prodigieusement atténué, s’il n’est pas prévenu, par l’influence qu’exerce sur le petit propriétaire le sentiment de la propriété. Il est si puissant qu’il ne lui inspire qu’une pensée, qu’une volonté, qu’un désir, c’est d’augmenter sa petite propriété. Cette passion est si forte en lui qu’aucun travail, qu’aucune économie ne lui coûtent pour la satisfaire. Il est en effet difficile de se faire une idée des avantages qu’il y trouve quand elle est assez considérable pour employer son temps et celui de sa famille. Alors il est indépendant, libre et sur la ligne de la classe moyenne, objet de sa jalousie et de son ambition ; alors la petite propriété donné à cette partie de la population une direction toute différente de celle qu’elle suit tant qu’elle reste confondue avec la classe ouvrière. Il en résulte une classe intermédiaire entre la classe moyenne et celle de l’ouvrier, qui ajoute un nouveau degré à l’échelle sociale, et lui donne plus de force et de solidité.

Vainement observe-t-on que le petit propriétaire, comme l’ouvrier, est sans ressources contre l’intempérie des saisons, la disette des subsistances et les vicissitudes du travail. Quoique la petite propriété ne suffise pas toujours aux besoins de son propriétaire, quoiqu’il ait souvent besoin de suppléer à son insuffisance par les salaires du travail, quoiqu’il rentre sous ce rapport dans la condition de la classe ouvrière, il a cependant des ressources bien supérieures, non-seulement dans sa propriété qu’il peut aliéner ou hypothéquer, mais dans un mobilier toujours proportionné à l’état de sa propriété, et surtout dans quelques accumulations et réserves contre les accidens imprévus. Sous ce premier rapport il me semble qu’on a tort de confondre le petit propriétaire avec le simple ouvrier ; la situation de l’un est aussi favorable à la société civile que celle de l’autre peut lui paraître contraire, et loin d’en concevoir des alarmes, elle doit être d’un heureux augure pour la civilisation.

D’ailleurs on tomberait dans de graves erreurs s’il l’on supposait que la division s’opère sur les propriétés de la classe moyenne comme sur celles des petits propriétaires. La médiocrité de la propriété n’a pas pour la classe moyenne le même attrait que la plus petite fraction a pour le petit propriétaire. Il y a trop de lumières dans la classe moyenne pour ne pas voir qu’on ne peut pas vivre honorablement avec une propriété qui se subdivise à chaque génération, et qu’il vaut mieux l’aliéner pour employer sa valeur dans l’industrie et le commerce, dont les produits peuvent créer de grandes fortunes, où du moins fournir les moyens de se maintenir au rang où l’on se trouve placé. De là il résulte que les propriétés de la classe moyenne doivent être sujettes à un grand mouvement, passer rapidement de la concentration à la division héréditaire, et de la division héréditaire à la concentration contractuelle, et c’est effectivement ce qu’on remarque en France ; ce qui est, pour ainsi dire, authentiquement constaté par l’état de la contribution connue sous le nom d’enregistrement.

Résultera-t-il de cette mobilité, d’une partie considérable de la propriété territoriale, quelque avantage ou quelque dommage pour la prospérité des peuples ? Je ne hasarderai pas une opinion à cet égard ; il faut attendre les documens de l’expérience ; on peut cependant espérer qu’ils ne tromperont pas les vœux des amis de l’humanité.

Enfin la division de la propriété territoriale, possédée par les classes supérieures de la société civile, paraît au premier aspect menacer et même compromettre leur condition sociale. Il est certain, en effet, qu’elle morcelle des propriétés qui, par leur concentration, donnent à ces classes une grande considération ; mais ne fait-on pas ici un paralogisme ? N’est-ce pas parce que le système actuel de division des propriétés diffère de l’ancien qu’on accuse le nouveau d’être vicieux, et ce vice n’est-il pas plus apparent que réel ?

À une époque où la richesse territoriale était à peu près toute la richesse du pays ; où la sécurité, la considération et le pouvoir de l’individu se proportionnaient à l’étendue et à l’antiquité de la possession de la richesse territoriale, elle était d’un prix inestimable et sa division eut été le bouleversement de l’ordre social. Alors les lois et les mœurs conspiraient et devaient conspirer pour la conservation des propriétés dans les familles, alors la concentration était une nécessité de l’état social et politique.

Mais dans un ordre de choses où la richesse mobiliaire ou immobiliaire donne la même sécurité, la même importance, les mêmes jouissances ; où le propriétaire millionnaire ne se distingue pas du capitaliste millionnaire ; où, toutes choses égales d’ailleurs, ils n’offrent aucune différence, ni dans leur état domestique, ni dans leur position sociale, s’effrayer de la division indéfinie de la propriété territoriale, c’est juger ce qui est, d’après ce qui était, et condamner le présent sur la foi du passé.

Si donc la division de la terre, en petites propriétés, n’a rien de fâcheux pour l’état social, si l’on peut même présumer, avec beaucoup de raison, qu’elle sera extrêmement favorable à la richesse et à la civilisation, il ne peut plus être question que de savoir quelle sera son influence sur l’état politique ? mais ce n’est pas ici qu’on peut chercher la solution d’une question de cette importance. Je me bornerai seulement à faire remarquer que l’état politique est fait pour l’état social, et que si, comme cela me paraît démontré, la division indéfinie de la propriété favorise l’aisance et le bien-être des peuples, augmente leur prospérité et leurs richesses, accélère les progrès des lumières et de la civilisation, et améliore la condition de l’espèce humaine, on ne voit pas quel intérêt prescrirait à l’état politique, la concentration des propriétés.

Je dirai plus ! si l’intérêt du pouvoir le mettait en opposition avec l’intérêt de la société civile, il n’y a pas de doute que le pouvoir serait entraîné dans le mouvement social. Qu’on interroge l’histoire du moyen âge et celle de nos jours, et l’on y verra à chaque page le pouvoir graviter vers la pente sociale, ou lui opposer une résistance inutile. Long-temps la propriété territoriale fut le patrimoine exclusif des familles privilégiées ; les hommes nouveaux ne pouvaient y prendre part sans la faveur du prince, ou sans payer une contribution au fisc ; le possesseur n’en était que dépositaire, et il devait la restituer à sa famille. On ne pouvait pas, ce me semble, élever de plus fortes barrières contre leur division ; et cependant elles étaient renversées même avant la révolution française. Balancées par les richesses de l’industrie et du commerce ; elles n’obtenaient plus de considération particulière, se confondaient avec elles, et ne produisaient que les mêmes effets politiques et sociaux. N’en résulte-t-il pas la preuve évidente de l’identité des richesses mobilières et territoriales, et ne s’abuse-t-on pas étrangement lorsqu’on fait dépendre les grands intérêts du pouvoir et de la société civile de la concentration, ou de la division des propriétés territoriales.


TONTINES. — C’est un emprunt viager sur plusieurs têtes.

Dans cet emprunt, les prêteurs forment une société en nom collectif ; la rente appartient à la société ; chaque associé jouit de sa part individuelle pendant sa vie, celle des morts accroît aux survivans ; et elle s’éteint par la mort du dernier vivant.

Il n’y a point d’emprunt plus séduisant pour l’emprunteur, ni plus onéreux pour le prêteur ; les gouvernemens obérés peuvent seuls recourir à des ressources aussi désastreuses. Aussi n’en trouve-t-on des exemples que là où les capitaux sont rares et les besoins extrêmes.

TRAVAIL. — C’est le pouvoir inhérent à la nature humaine, de faire servir le monde matériel et intellectuel à ses besoins, à ses commodités et à ses jouissances ; ce pouvoir lui impose de pénibles devoirs, mais le récompense libéralement de ses peines par l’abondance des produits de son travail qui excédent toujours ceux qu’il peut consommer.

Ce surplus des produits du travail sur les consommations de l’ouvrier est peu de chose dans-le travail individuel ; mais il s’accroît progressivement par le travail collectif, général, universel. Quand chaque ouvrier ne travaille que pour sa consommation il a à peine de quoi subsister ; mais quand chaque ouvrier travaille pour tous, et que tous travaillent pour chacun, le surplus n’a point de bornes.

On n’a pas des notions précises de l’étendue du surplus de chaque travail particulier ; mais on connaît les résultats des grandes masses du travail général.

On sait que dans les pays fertiles et bien cultivés, les classes agricoles non-seulement subsistent sur les produits de leur travail ; mais ont un surplus qui fait subsister une population à peu près aussi nombreuse qu’elles.

Le travail des classes industrieuses est encore plus fécond et plus productif : le cinquantième de la population suffit pour fournir à toute la population les produits des manufactures qui lui sont nécessaires, utiles et agréables.

Enfin le travail des classes commerçantes n’exige pas, dans les pays les plus commerçans, l’emploi d’un centième de la population. Le surplus des produits du travail au delà des besoins de l’ouvrier est le fond sur lequel s’élèvent, prospèrent et s’enrichissent les familles, les peuples et les états. Sans ce surplus, toutes les créations sociales disparaissent, l’homme reste seul et n’est pas même assuré de perpétuer sa race.

Malheureusement ce surplus si précieux a été pour l’espèce humaine la boîte de Pandore. Il en est sorti tous les biens et tous les maux, apanage de l’humanité. Objet de la convoitise particulière et générale, le surplus a été la cause de toutes les guerres de l’homme contre l’homme, des peuples contre les peuples, des empires contre les empires. L’ouvrier a été tour à tour dépouillé par les castes, l’esclavage et le servage ; le surplus a été la proie de toutes les cupidités et de toutes les ambitions.

Je n’entrerai point dans les détails des effets économiques, moraux et politiques de ces divers modes d’usurpation de la plus sacrée des propriétés. Ce sujet est trop vaste pour être resserré dans un cercle aussi étroit que celui dans lequel je dois me renfermer : il me suffit de faire remarquer que c’est à cette première violation du droit que se rattachent toutes les calamités qui ont opprimé, dégradé et avili l’espèce humaine.

Le travail, que j’ai en vue dans ce moment, est celui qui occupe une place si importante dans l’économie politique, c’est le travail devenu libre, la propriété de l’ouvrier, disponible pour lui et environné de toutes les garanties qui donnent a la propriété, un si grand relief et une si haute importance, dans le système actuel de la richesse.

Dans ce système, le travail est la source primitive de la richesse, il la produit, l’accroît et la conserve ; il est d’autant plus productif pour elle que ses produits coûtent moins de frais. On attribue sa fécondité et l’économie de ses frais à quatre causes, qui sont :

la progression du capital ;
la division du travail ;
le perfectionnement des instrumens,
et l’extension du marché ;

Mais il me semble qu’on peut réduire ces quatre causes, à la progression du capital et à l’extension du marché.

La division du travail et le perfectionnement des instrumens ne sont point des causes premières, indépendantes et existant par elles-mêmes ; elles ne sont que des effets du capital, et tout au plus des causes secondaires.

Le capital est le mobile et le régulateur du travail ; il fait à l’ouvrier l’avance de son entretien, de ses outils et instrumens, et des matières premières ; avances qui se prolongent pendant la durée du travail et jusqu’à la consommation de ses produits. Tant que le capital reste le même, l’ouvrier n’a que les mêmes moyens de travailler, et ne donne que les mêmes produits grevés des mêmes frais.

Mais dès que le capital, par son accroissement progressif (Voyez Capitaux.), devance ou seconde les efforts de l’ouvrier, soit par de plus forts salaires, soit par de meilleurs instrumens, l’ouvrier devient plus habile, produit davantage et mieux, et ses produits coûtent moins.

Les progrès du capital ont fait faire au travail deux pas immenses : ils ont favorisé sa division et secondé ses efforts par la création des machines.

Les machines multiplient les forces de l’ouvrier dans des proportions immenses. (Voyez Machines.)

La division du travail développe toute l’habileté de l’ouvrier en l’occupant sans distraction du même ouvrage.

Il ne faut pas croire cependant que les avantages de la division du travail, soient réservés exclusivement au travail productif d’objets matériels ; sans doute ils sont plus apparens et plus sensibles dans ce genre de travail ; mais ils ne sont ni les plus considérables ni les plus importans.

On ne peut s’en former une idée exacte, qu’en l’appliquant à toutes les branches du travail, à ses grandes classifications, à ses ramifications, à toutes ses filières. Non-seulement le travail général se divise en travaux particuliers ; mais chaque travail particulier se subdivise, semble se multiplier en se divisant, et le plus productif est toujours celui qui est le plus susceptible de division.

Isoler le travail productif d’objets matériels, des travaux qui protègent les travailleurs, qui les instruisent, les éclairent et les civilisent, qui les soulagent dans leurs maladies, les consolent dans leurs affections, et leur dispensent toutes les commodités, tous les agrémens de la vie civile, c’est méconnaître le principe vital de la division du travail, la circonscrire dans une sphère trop étroite, et se priver de ses plus grands bienfaits. Grâce à la division du travail, toutes ses branches se prêtent un appui mutuel, se fortifient l’une par l’autre, et sont d’autant plus fécondes qu’elles ne forment qu’un seul atelier, n’exécutent qu’un seul et même ouvrage, et donnent un seul et même produit, la richesse générale.

Non-seulement on isole les divers travaux, on les oppose les uns aux autres, on fait des touts de ses parties, et on leur attribue des résultats particuliers ; maison a porté la prévention ou l’aveuglement jusqu’à les classer en productifs et en improductifs, en créateurs de la richesse et en consommateurs stériles qui retardent ses progrès et souvent la menacent toute entière.

Les économistes avaient d’abord réduit le travail productif au seul travail agricole ; mais ce système n’est plus regardé que comme un rêve de l’imagination et le premier élan vers la science. (Voyez Agriculture.)

Adam Smith a prodigieusement agrandi le cercle du travail productif : il l’a étendu à tout travail productif d’objets matériels ; mais cette extension a paru encore trop limitée aux écrivains français de l’époque actuelle ; ils accordent la faculté productive au travail auquel l’échange donne une valeur.

Cette dernière opinion est fortement combattue par M. Malthus, et l’on me pardonnera sans doute de retracer ici dans toute son étendue, la controverse de ce célèbre écrivain dans laquelle il m’a fait l’honneur de me faire figurer nominativement.

La question du travail productif, dit M. Malthus, est utile pour la clarté et la propriété des mots dont on se sert en économie politique… La classification des différentes espèces de travail est nécessaire dans des recherches sur la nature et les causes de la richesse ; il y aurait confusion dans la science, si elle n’avait pas lieu.

Je dois d’abord faire remarquer que M. Malthus présente la question du travail productif sous un point de vue tout-à-fait différent de celui sous lequel les économistes et Adam Smith l’ont envisagé.

Ce n’est pas en effet dans l’intérêt de l’ordre et de la clarté des idées qu’Adam Smith distingue deux sortes de travaux, les uns productifs et les autres improductifs ; il fonde sa distinction sur ce que les travaux productifs ajoutent une valeur à l’objet sur lequel ils sont employés, et sur ce que les autres n’y ajoutent rien.

Ailleurs Adam Smith ajoute :

Les ouvriers productifs et improductifs, et ceux qui ne travaillent pas du tout, sont également entretenus par le produit annuel de la terre et du travail. Ce produit, quelque grand qu’il soit, n’est pas infini… ; en conséquence, selon qu’une partie plus ou moins considérable du produit annuel est employée à entretenir des ouvriers improductifs, il en reste plus ou moins pour les productifs, et le produit de l’année prochaine est plus ou moins grand ; tout produit annuel, si l’on en excepte les produits spontanés de la terre, étant l’effet du travail productif.

Cette doctrine sur le travail est simple et précise ; elle fait consister la richesse dans le produit annuel de la terre et du travail, et elle ne répute productif que le travail qui ajoute au travail annuel ; celui qui n’y ajoute rien est improductif. Il n’y a là, par conséquent, rien de relatif à la clarté et à la propriété des mots dont se sert l’économie politique ; ce n’est pas de la langue de la science qu’on s’occupe, c’est de la science même. On ne peut donc se faire illusion sur l’état de la question du travail productif et improductif ; c’est cette question qu’il faut résoudre.

Est-il vrai qu’il n’y a de travail productif que celui qui ajoute quelque chose au produit annuel de la terre et du travail ? Cela serait incontestable, si la richesse consistait effectivement dans le produit matériel du travail ; mais Adam Smith lui-même reconnaît que c’est la valeur et non le produit matériel du travail qui constitue la richesse, et ce point de doctrine n’est plus contesté.

Si donc tout travail qui ajoute à la valeur du produit annuel du travail est productif, il n’y a point de travail improductif ; car tout travail a la valeur qui le paie, et cette valeur fait nécessairement partie de la valeur du produit annuel du travail. Il n’y a, à cet égard, de différence entre la valeur du travail agricole et celle du travail du domestique, que leur quotité respective, quotité toujours déterminée par le marché, suprême législateur de la valeur. (Voyez ce mot.)

Au premier aspect on ne peut se défendre de quelque surprise, lorsqu’on voit assimiler le travail qui produit tous les objets propres à satisfaire aux premiers besoins de nécessité avec les travaux qui ne rendent que des services utiles ou agréables ; mais avec un peu d’attention on reconnaît que les deux sortes de travaux ne s’apprécient que par leur valeur d’échange, et que cette valeur est la seule mesure de la richesse. Quand les produits de l’agriculture s’échangent pour leur valeur contre la valeur des services, comment distinguer, dans ces valeurs semblables, des valeurs productives et improductives de la richesse ? Est-il raisonnable d’appeler productif le travail productif de l’or et de l’argent, et improductif le travail pour lequel on donne de l’or et de l’argent ? Dès qu’ils s’échangent l’un contre l’autre, suivant leur valeur vénale, tous deux sont productifs d’une valeur, autrement leur échange donnerait quelque chose pour rien ; ce qui est absurde.

Mais dit M. Malthus :

« En traçant la cause des différentes espèces de produits, employés comme capital et consommés comme revenus, on trouve qu’ils viennent de différentes espèces de travail ; et par conséquent, en traitant du capital, il importe d’avoir un terme, pour l’espèce de travail qu’il emploie en opposition à l’espèce de travail généralement employé par le revenu, afin d’expliquer sa nature, son opération et les causes de son augmentation. »

Sans doute, si le produit annuel de la terre et du travail, en sortant des mains du producteur, portait un caractère qui le fit reconnaître comme destiné partie au capital, partie au revenu, il faudrait que la langue économique leur conservât le caractère qui les distinguerait ; alors on pourrait appeler productive celle qui est destinée à la reproduction des objets matériels et improductives, celle qui ne sert qu’à payer des services ; il faudrait bien tenir séparé ce que la nature des choses a séparé.

Mais cette séparation du produit reproducteur ou capital et du produit service ou revenu n’a aucune réalité ; tous les produits matériels sont identiques dans leur production et dans leur consommation. Le produit matériel, consommé comme revenu, est reproduit comme le produit consommé comme capital. Avant, pendant et après leur emploi, ils ne se distinguent que par leur valeur et ne se mesurent que par elle. C’est donc sans fondement comme sans objet qu’on les classe par leur qualité de revenu et de capital qui est tout-à-fait idéale, plutôt que par leur valeur qui est réelle et positive.

M. Malthus continue et dit :

« Si le travail des domestiques est aussi productif de la richesse que le travail des manufacturiers, pourquoi n’emploierait-on pas les économies à leur entretien, non-seulement sans les dissiper, mais même avec une continuelle augmentation ; mais les domestiques, les légistes et les écrivains savent bien que leurs économies seraient immédiatement dissipées s’ils en faisaient l’avance, au lieu de les employer à l’entretien d’une autre classe. »

Il y a dans cet argument une étrange confusion d’idées, et il suffit de la faire remarquer pour le réfuter.

Ne dirait-on pas, à la manière dont l’argument est présenté, que les économies placées dans l’augmentation des domestiques sont toujours et nécessairement perdues, et que celles employées à augmenter le nombre des manufactures sont toujours reproduites, et même avec un profit certain ? Ces deux propositions sont cependant également paradoxales.

Employer les économies à augmenter le service des domestiques n’entraîne pas nécessairement leur perte, pas plus que leur emploi dans les manufactures n’opère nécessairement leur accroissement ; tout dépend de la reproduction. Si elle rétablit les économies consommées dans l’un et l’autre emploi, il y a conservation dans les deux emplois, et profit inégal si la reproduction des uns est plus considérable que celle des autres. Si, au contraire, la reproduction ne conserve qu’une partie des économies dans l’un et l’autre emploi, il y a perte d’une partie des unes et des autres ; elle peut même être totale dans les deux cas. Quoique le travail du manufacturier donne des produits matériels, il peut être tout aussi improductif pour la richesse que le travail du domestique, qui ne donne aucun produit matériel. Cela arrive toutes les fois que les produits des manufactures n’ont pas de débit ou coûtent plus de frais qu’ils ne valent au marché ; d’où il suit que l’emploi des économies dans les manufactures n’est profitable à la richesse que jusqu’à concurrence de la valeur vénale de ses produits.

De même les services du domestique sont productifs ou improductifs pour la richesse, selon que les économies qui en ont augmenté la quantité en ont conservé, augmenté ou diminué la valeur vénale.

Le sort des deux sortes d’emploi des économies dépend donc en définitif du marché.

Si, portés au marché, les produits du manufacturier n’ont qu’une valeur de cent, tandis que les services du domestique ont une valeur de cent vingt, il n’y a pas de doute que le travail du domestique contribue plus à la richesse que le travail du manufacturier. On ne peut échapper à cette conséquence qu’en soutenant que la valeur que le marché donne aux services du domestique n’est pas de la même nature que celle qu’obtiennent les produits manufacturiers ; mais cette assertion est impossible, puisque le domestique obtient de l’or et de l’argent pour ses services comme le manufacturier pour ses produits, et que l’or et l’argent de l’un et de l’autre achètent et paient tous les produits matériels qui font réputer le travail productif. L’identité des effets ne permet pas de révoquer en doute l’identité des causer. Le travail des domestiques est productif de la richesse comme celui du manufacturier, puisque l’un et l’autre ne sont productifs que par leur valeur vénale.

M. Malthus insiste et dit :

« Je ne peux pas comprendre dans quel sens on peut dire que les domestiques produisent annuellement le capital qui les nourrit, et il me parait que M. Ganilh a entièrement échoué, quand il entreprend de démontrer que les économies sont conservées au lieu d’être détruites, quand elles sont consommées. »

Je réponds que les économies consommées par les domestiques sont reproduites comme celles qui sont consommées par les manufacturiers ; il n’y a d’autre différence entre ces deux reproductions, sinon que l’une est directe et l’autre indirecte. Le manufacturier reproduit directement ce que les besoins ou jouissances des services des domestiques font reproduire indirectement par ceux qui veulent en jouir.

Si le capital qui nourrit ce domestique n’était pas reproduit, il n’y aurait plus de fonds pour son entretien, il ne pourrait plus subsister, et il serait forcé de chercher d’autres emplois ; mais lorsqu’il en est autrement, lorsque le service du domestique est aussi permanent que celui du manufacturier, il faut bien que le capital qui les nourrit soit reproduit. La continuité de l’emploi du capital est une preuve sans réplique de sa conservation.

Mais, dit M. Malthus :

« Si l’on appelle richesse les services personnels, on ne regarde pas à la qualité de ce qui est produit, mais au paiement qu’on en fait. Il est bien vrai que ce paiement stimule d’autres richesses, mais c’est là une considération nouvelle et séparée qui n’a peint de relation directe à la production de ta richesse, et, dans ce sens, on périrait dire aussi que les créanciers publics et privés sont des ouvriers productifs pour le montant de ce qu’ils reçoivent. »

Eh bien, quand cela serait, quelle conclusion M. Malthus y trouverait-il en faveur de sa thèse ? Sans contredit, il y a une foule de transactions civiles qui, comme le travail des domestiques, concourent à la production de la richesse. M. Malthus en a cité un exemple dans la dette publique ; on pourrait en citer mille. Je me bornerai à un seul, parce qu’il porte avec lui la conviction.

L’extension du marché est, sans contredis, une des causes les plus efficientes, et peut-être la plus productive de la richesse, et cependant elle n’opère que comme un stimulant de tous les travaux réputés productifs. Appellera-t-on improductif le travail de l’armateur, qui introduit les produits de son pays dans un marché où ils n’ont j a mais pénétré, qui par le prix qu’il en tire donne une forte impulsion à la reproduction ? Ce serait certainement une assertion révoltante ; elle est repoussée même par les plus chauds partisans de la doctrine d’Adam Smith. Tous rangent cette espèce de travail dans la catégorie des travaux productifs de là richesse. Comment donc y contribue-t-il en effet ? par le bon prix qu’il donne aux produits ; par l’encouragement qui en résulte pour la production. Il y a donc des travaux essentiellement productifs de la richesse qui n’y contribuent que d’une manière indirecte et par forme de stimulant. Tels sont tous les services sans aucune distinction.

De la fécondité de tout travail jusqu’à concurrence de la valeur qu’il reçoit en paiement, résulte nécessairement la nécessité d’une échelle de leur fécondité, et cette opinion n’a pas paru à M. Malthus incompatible avec la science.

« Cette manière de considérer le sujet, dit cet écrivain, a peut-être quelques avantages, à quelques égards, sur celle d’Adam Smith. Elle établit une échelle utile et assez exacte de la faculté productive, et ne tire pas une ligne sévère entre les deux espèces de travail… Les travaux improductifs conservent leur faculté improductive, jusqu’à concurrence de leur valeur appréciée par la société, et variable suivant les différens degrés d’habileté acquise, d’abondance ou de rareté dans lesquels on les trouve, et ils sont toujours distingués des espèces de travaux plus productifs qui entretiennent d’autres classes de la société, outre les ouvriers eux-mêmes. »

Cette concession est très-satisfaisante pour les écrivains qui, comme moi, ont cru devoir combattre la doctrine des travaux improductifs ; elle m’autorise à persister dans mon opinion à cet égard ; mais je ne crois pas qu’elle suffise aux intérêts de la science.

M. Malthus veut en effet qu’on détermine l’échelle de la fécondité des travaux sur la matérialité de leurs produits, et par conséquent il reproduit, sans s’en apercevoir, l’erreur qu’il vient d’abandonner, confirme les conséquences d’un principe dont il reconnaît la fausseté, incorpore la vérité avec l’erreur, et compose un monstre révoltant.

Si, comme on ne peut le méconnaître, tout travail est productif jusqu’à concurrence de sa valeur vénale, c’est sur cette valeur et non sur la matérialité de leurs produits que doit se former l’échelle de leur fécondité respective : toute autre règle serait fausse et arbitraire.

Si en effet les économies, employées à l’entretien des services, stimulent les travaux productifs d’objets matériels, beaucoup plus que les économies placées dans les manufactures, je ne vois pas comment ces services ne seraient pas plus productifs de la richesse que les travaux productifs d’objets matériels.

« La grande objection contre l’échelle de fécondité des divers travaux, dit M. Malthus, est qu’elle fait dépendre la fécondité du travail du paiement qu’il reçoit, et non de la qualité de ses produits, tandis qu’il est une foule de travaux qu’on ne paie pas, et qui sont aussi productifs que ceux qu’on paie. Tels sont ceux dont les produits, propres aux subsistances et aux autres nécessités de la vie, sont consommas sans échange, et par conséquent ne nécessitent aucun paiement. »

Cet argument serait irrésistible, si la production de la richesse consistait dans la production des objets matériels ; mais Adam Smith et M. Malthus lui-même conviennent que les objets matériels ne compensent pas nécessairement la richesse. Ils ne leur accordent cet attribut, que lorsqu’ils ont une valeur et jusqu’à concurrence de leur valeur. Or, comment des objets consommés sans échange auraient-ils une valeur, et quelle serait leur valeur, si elle ne donnait lieu à aucun paiement. Tout travail dont la valeur n’est pas réglée par l’échange et ne donne lieu à aucun paiement, ne contribue en aucune manière à la richesse, et c’est par une évidente inattention que M. Malthus refuse la fécondité au travail qui n’y a d’autre titre que le paiement qu’il reçoit ; ce paieront constate une valeur, et toute valeur caractérise un travail productif de la richesse.

En un mot, la classification du travail en productif et en improductif, me paraît diamétralement opposée à la nature des choses, à la vérité et à l’intérêt de la science.

La richesse se compose de la valeur du produit annuel de la terre et du travail ; il est donc de toute nécessité que tout travail pour être productif de la richesse ait une valeur ; comme aussi il est évident que tout travail qui a une valeur, concourt à la production de la richesse. Peu importe que la valeur de certains travaux n’offre aucun objet matériel, il suffit qu’elle provoque et stimule leur production, qu’elle s’échange contre eux et sont reçue comme leur équivalent. Il n’y a point de différence entre le travail qui produit la richesse, et celui qui la fait produire. La seule condition qu’elle impose au travail, c’est qu’elle sort produite.

Maintenant que j’ai parcouru et, je crois, réfuté les principaux argumens de M. Malthus, j’ose espérer que si cet écrivain éclairé, judicieux et ami de la vérité, prend la peine d’examiner de nouveau mon opinion, elle trouvera grâce à ses yeux ; et qu’il s’empressera de reconnaître que l’intérêt de la science lui commande d’abandonner cette partie de la doctrine d’Adam Smith. Qu’il ne craigne pas que la gloire de ce grand homme en reçoive la moindre atteinte. Les grands hommes ne cessent pas d’être grands, parce qu’on les rabaissa de quelque lignes ; et l’or ne cesse pas d’être de l’or, parce qu’il doit passer au creuset.

En dernière analyse, le travail est la source des richesses ; mais cette source proportionne sa fécondité à l’état du capital et du marché.

Le capital progressif rend l’ouvrier plus habile par la division du travail, multiplie ses forces par le perfectionnement des outils et instrumens, et surtout par l’invention des machines, et par conséquent est le mobile direct de la production et de l’abondance des produits.

Le marché assure le débit des produits du travail, sans lequel le travail serait stérile. Le marché est par conséquent le mobile indirect de la production de la richesse.

Leur concours donne au travail sa fécondité.

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