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PAPIER-MONNAIE. — C’est un instrument des échanges dont le gouvernement force les particuliers à se servir dans leurs transactions commerciales.

Cet instrument destiné à remplacer la monnaie métallique, en diffère dans un point fondamental qui n’a pas encore été remarqué.

La monnaie métallique a une valeur qui est préférée à toute autre par ceux qui la prennent ou la donnent en échange. Elle est donc un instrument d’échange du choix des échangistes.

Il n’en est pas de même du papier-monnaie créé par le gouvernement. Il n’est pas une valeur préférée ; il n’en a point de préférable à aucune autre ; il n’en a point qui lui soit inhérente. Toute sa valeur est fiduciaire, c’est-à-dire qu’on a l’espérance que sa valeur sera remboursée par le gouvernement qui l’a émise. Il n’est donc pas un instrument choisi par les échangistes, mais un instrument qui leur est imposé.

De cette différence entre les deux instrumens d’échange découlent des effets contraires, mais analogues à leur nature particulière.

Comme tout te monde préfère la monnaie métallique à tout autre produit dû travail, les échanges ont la plus grande activité, et leur mouvement donne la plus forte impulsion à la production et à la consommation.

À la production parce que le producteur est stimulé par la possession de la monnaie, objet de ses désirs.

À la consommation, parce que le consommateur porté par le désir des jouissances à se priver de la monnaie qu’il affectionne, a la certitude de la recouvrer par plus de travail, d’habileté et de soin dans ses affaires.

Il n’en est pas ainsi du papier-monnaie, quand il remplace la monnaie dans les échanges. Comme il n’a par lui-même aucun attrait, qu’on ne le prend que par nécessité, et qu’on s’en défait aussitôt qu’on le peut, les échanges n’ont d’autre mobile que les besoins réciproques des échangistes. Tous gardent leurs produits autant qu’ils le peuvent, parce qu’ils les préfèrent au papier-monnaie qu’on leur donnerait en échange, et ils ne s’en défont que lorsqu’ils sont assurés de l’emploi du papier-monnaie.

D’où il résulte évidemment que les échanges n’ont de stimulant que la nécessité, font languir la production et la découragent.

Sans doute le peu de prix qu’on met au papier-monnaie est favorable à la consommation, et c’est en effet ce qu’on a remarqué par tout où l’on a introduit le papier-monnaie ; mais on s’est évidemment mépris lorsqu’on a cru que cette consommation éphémère devait mériter quelque considération au papier-monnaie. Toute consolation n’opère pas nécessairement la reproduction des produits consommés ; elle n’a cet effet qu’autant que le consommateur offre au producteur un équivalent de ses produits, dont il est content et satisfait. Le papier-monnaie n’a pas cet avantage : il doit donc arriver que la consommation, quoique très-active, ne communique pas son activité à la production ; celle-ci ne reçoit de mouvement que des nécessités du producteur, et, par conséquent, il n’y a ni excédant de production, ni économie dés consommations, ni accroissement des capitaux, ni aucune des causes de la prospérité et de la richesse des peuples modernes.

Tout ce qu’on peut espérer dans un tel état des choses, c’est que la richesse reste stationnais, et cet espoir n’a même aucun fondement.

Le discrédit inhérent à la nature du papier-monnaie lui fait bientôt éprouver une baissé dans son échange avec les autres produits du travail ; les changes étrangers haussent de toute sa baisse, et l’étranger en profite pour vendre cher ses produits et acheter à bon marché ceux qu’il paie en papier-monnaie. Son exemple influe sur l’état du marché intérieur : les produits haussent dans la proportion du discrédit de la monnaie. La consommation est irrégulière, le désordre pénètre dans toutes les relations, et le pays s’appauvrit et se ruine.

Cet aperçu me dispense d’entrer dans le détail des autres vices du papier-monnaie, résultant de l’incertitude de sa proportion avec les besoins de la circulation, des risques de la falsification et de la variation de la valeur monétaire.

Comment donc quelques écrivains ont-ils pu croire qu’on peut toujours maintenir la valeur du papier-monnaie en proportionnant son émission aux besoins de la circulation ? Comment n’ont-ils pas observé que cette valeur ne s’est maintenue dans aucun des pays qui ont eu le malheur de recourir au fatal expédient du papier-monnaie, qu’aucun n’a pu arrêter sa baisse, pas même l’Angleterre, dont on ne contestera pas sans doute l’habileté, l’attention et la sollicitude dans la conduite de ses affaires. Partout le discrédit du papier-monnaie, a forcé d’y renoncer, et le retour à la monnaie métallique a produit des secousses, non moins funestes que le papier-monnaie, à la prospérité publique et particulière.

Ainsi, tout me paraît se réunir pour justifier l’éloignement des peuples pour le papier-monnaie, et tout doit faire sentir aux gouvernemens qu’il est de leur devoir de les préserver de ce déplorable fléau.

PAUVRES. — On entend par ce mot les individus qui, dans toutes les classes de la population, sont privés de tout ou de partie des choses nécessaires à la vie physique et sociale. Dans tous les temps et dans tous les pays cette misérable condition a toujours inspiré une tendre compassion, et le poète a eu raison de dire :

Res miser sacra.

De nos jours on voit, dans tous les rangs de la société civile, des personnes vivement émues par les souffrances du pauvre, s’imposer les sacrifices les plus pénibles, et donner l’exemple des plus nobles vertus.

D’un autre côté, la religion chrétienne fait du soulagement des pauvres un devoir absolu, une obligation spéciale du sacerdoce, un titre aux récompenses de la vie éternelle.

Enfin le pouvoir social applique des fonds considérables aux besoins de l’humanité souffrante.

Jusqu’ici cette disposition générale des esprits a été déterminée par des sentimens généreux, ou par des considérations morales et religieuses ; on ne s’est point appliqué à en pressentir les résultats économiques ; on a obéi à l’impulsion de la sympathie, sans s’inquiéter des avantages et des inconvéniens qui en résultent pour la société civile et même pour l’espèce humaine.

Mais depuis que l’économie politique a porté la lumière sur la nature, les causes et l’usage de la richesse moderne, elle a dû nécessairement s’occuper de l’emploi des fonds affectés au secours de la pauvreté et de l’indigence, et ses découvertes, loin d’être favorables à cette disposition aveugle de la fortune publique et particulière, doivent du moins convaincre les plus incrédules qu’il ne suffit pas, pour gouverner les affaires de ce monde, de la pureté des sentimens, de la droiture des intentions et de la sagesse des vues ; il faut encore se tenir en garde contre les inspirations de la vertu.

Comme l’homme ne peut subsister qu’avec les produits, qu’il se procure par son travail, la population numérique de chaque pays est nécessairement subordonnée à la quantité des produits nécessaires à sa subsistance.

Et qu’on ne croie pas qu’il est au pouvoir de chaque pays d’obtenir toutes les subsistances dont sa population a besoin pour vivre ; que la procréation de la population et l’accroissement des subsistances sont toujours dans d’exactes proportions, et qu’ils sont également indéfinis et illimités ; il est, au contraire, certain que la faculté procréatrice de l’espèce humaine est indéfinie et illimitée, tandis que la faculté productive des subsistances est définie et limitée. Il y a donc un point où, malgré la puissance indéfinie de la procréation, la population doit s’arrêter, et ce point est celui où s’arrête la production des subsistances. Toutes les privations que s’impose l’humanité, que prescrit la religion, que commande le pouvoir social, ne peuvent rien changer à cet ordre immuable de la nature des choses, ni faire vivre un individu de plus que celui que la faculté productive des subsistances peut nourrir.

À la vérité, une répartition plus sévère des subsistances permet à la charité dé reculer les limites de la population ; mais ce succès est de peu de durée, et la progression indéfinie de la population l’a bientôt faite arriver jusqu’à la borne fatale qu’elle ne peut franchir. Alors la charité est impuissante pour l’individu souffrant ; elle ne peut le soustraire à sa destinée ni l’empêcher de périr ; elle doit par conséquent se tenir en gardé contre ses propres séductions, et ne pas favoriser la procréation d’individus dont elle ne peut pas protéger la vie.

Cette première limite n’est pas la seule que la charité doit craindre de franchir ; elle doit aussi s’arrêter devant l’obstacle que lui oppose la loi qui règle la distribution des subsistances : loi non moins impérieuse que celle qui fixe leur limite.

Quelle est donc la loi qui règle la répartition des subsistances ? C’est, pour les classes qui sont l’objet de la charité publique, la loi des salaires du travail ; et, il faut l’avouer, il est difficile de concilier cette loi avec la disposition des fonds de la charité publique.

Les salaires du travail sont la part des classes laborieuses dans le fonds des Subsistances de chaque pays, part toujours déterminée par l’état progressif, stationnaire ou rétrograde de la richesse sociale. Si donc les salaires ne peuvent faire subsister que cent individus, tous les efforts de la charité ne peuvent pas donner des subsistances à cent un. Tout ce qu’elle fait à cet égard se réduit, en définitive, à donner à l’un la part de l’autre, et par conséquent elle déplace la pauvreté et ne la soulage pas.

Le mal peut même être beaucoup plus grand qu’il ne le paraît sous ce point de vue. Si, ce qui est presque inévitable, la portion des salaires que distribue la charité n’est pas aussi productive qu’elle le serait, si elle était abandonnée à la lutte de la concurrence, la charité diminue les ressources sociales, et augmente la pauvreté qu’elle veut soulager,

Ainsi la charité marche entre deux écueils, le déplacement de la pauvreté et son accroissement.

N’y a-t-il donc pour elle aucun moyen de suivre le penchant que la nature a gravé si profondément dans tous les cœurs ? est-elle condamnée à voir des souffrances qu’elle ne peut pas soulager ? Non sans doute ; mais sa tache est d’une nature différente, et le champ est encore assez vaste pour exercer ses généreuses sollicitudes.

Les maux imprévus, accidentels, temporaires, sont de son domaine et lui offrent une ample moisson de gratitude et de bénédictions. Là, il ne s’agit plus de faire subsister des individus qui ne devraient pas naître, ni de donner des salaires à ceux qui ; ne veulent ou ne savent pas travailler, ou ne font pas autant d’ouvrages que leurs concurrens ; là, il ne s’agit ni d’accroître ni de déplacer, la pauvreté, il ne faut que continuer les salaires à ceux qui en sont privés par un obstacle temporaire ; là, par conséquent, il n’y a point de perturbation ; il y a, au contraire, maintien de l’ordre et conservation de l’économie publique. Ainsi, la maladie de l’ouvrier et de sa famille, l’incendie de son habitation, la destruction de ses outils et de ses instrumens de travail, l’oppression du pouvoir, et une foule de cas semblables qu’il est impossible et inutile d’énumérer, sont autant d’occasions qui appellent les secours de la charité et légitiment ses dispositions bienfaisantes.

Mais ici s’élève une question du plus haut intérêt, et digne de fixer l’attention des amis de l’humanité.

Quel est le meilleur mode de distribution des secours que la charité peut consacrer au soulagement des souffrances temporaires ? Cette question est d’une haute importance.

Et d’abord il me semble que le concours de la charité sociale, de la charité religieuse et de la charité particulière, a le grave inconvénient de favoriser la confusion, le désordre et les abus de tout genre ; on peut donner trop et pas assez, faire dépendre les secours, non des besoins mais de l’intrigue, et fomenter les vices au lieu de soulager la misère.

D’un autre côté, la charité sociale ne répand ses bienfaits que par des établissemens publics nécessairement très-dispendieux, et cependant peu propres à remplir leur but. Les préposés de ces établissemens, et même les plus estimables, n’agissent que par le sentiment du devoir, et cela ne suffit pas dans une pareille situation ; quand il s’agit de soulager le malheur, il faut sympathiser avec le malheureux, s’associer à ses angoisses, souffrir de se* souffrances. Il ne faut pas surtout qu’on ait à craindre des dispositions intéressées, de l’insouciance et des dilapidations ; et malheureusement ces craintes n’ont été que trop souvent réalisées, et décréditent suffisamment ces sortes d’établissemens.

Qu’on se garde cependant de tirer de ces considérations la conséquence qu’il faut supprimer tous les établissemens de charité publique, il y en a de si essentiels et de si indispensables, surtout dans les grandes villes, qu’ils honorent le pays qui les possède, et sont les plus augustes monumens de sa civilisation. Tout ce que je veux dire, et ce qui me paraît vrai, c’est que la charité sociale doit se circonscrire dans ces établissemens ; hors de là, et surtout lorsqu’elle entre en concurrence avec la charité religieuse et particulière, elle doit renoncer à des services qu’elle ne peut pas accomplir aussi bien que l’une et l’autre.

Ce qui est vrai de la charité sociale l’est à quelques égards de la charité religieuse. Quoique les individus qui par religion se dévouent au service de l’humanité souffrante, offrent toutes les garanties qu’ils s’acquitteront avec scrupule des devoirs qu’ils se Sont imposés ; quoique l’expérience rende un témoignage éclatant à leurs vertus, quoiqu’on ne puisse leur refuser son admiration et son respect, on ne doit pas se dissimuler que leurs vertus sont souvent un obstacle au succès de leurs couvres. Ils sont plus portés à croire qu’à vérifier et d’autant plus faciles à surprendre qu’ils sont moins en garde contre des vices qu’ils ne soupçonnent pas. Il est bien rare que dans la distribution des charités religieuses il ne se glisse pas beaucoup d’abus qui s’enracinent graduellement et finissent par se légitimer.

La charité particulière est la seule sans inconvénient, et la seule qui réunisse tous les avantages. Elle n’est jamais déterminée que par la certitude du malheur, par la sympathie avec le malheureux, par le besoin de se délivrer des peines que sa présence fait éprouver. Elle est toute inspirée par l’humanité, la générosité et la vertu. Que faut-il pour la rendre aussi profitable qu’elle est digne d’admiration ? C’est de rapprocher, dans une association commune, tous les êtres qui, dans chaque localité, éprouvent le même sentiment, la même passion, le même besoin pour le soulagement des infirmités humaines. Que d’avantages pour le public, pour les particuliers, et même peur les corps religieux, si tous les secours étaient concentrés dans des associations intéressées à leur emploi ! Depuis qu’on a vu en Angleterre tout ce qu’on peut obtenir de l’esprit d’association, dans toutes les calamités humaines et sociales, on ne conçoit pas qu’on ait fait si peu d’efforts pour le faire naître dans les autres pays.

Sans doute on doit en attribuer la cause à l’antique influence des corps religieux, des corporations et des délégués du pouvoir, qui regardaient tous les devoirs de la charité comme un de leurs attributs, et l’on doit convenir que d’immenses charités s’écoulaient par leurs divers canaux ; mais ce n’est pas seulement l’étendue des secours qui est désirable, c’est aussi le soin de leur distribution, et il me semble que, sous ce rapport, la charité officielle ne peut pas entrer en concurrence avec la charité officieuse, ou, en d’autres termes, avec l’esprit d’association.

Aussi est-il permis d’espérer qu’à mesure que l’influence du pouvoir des corps politiques et religieux s’affaiblira par la progression des lumières et la marche du temps, l’esprit d’association s’emparera avec beaucoup d’utilité pour l’humanité et pour la société civile, de ce sentiment profond pour le malheur que la nature a gravé dans le cœur humain, et que ses sollicitudes suppléeront à l’insuffisance et à l’impuissance des institutions religieuses, politiques et sociales. (V. Population.)

POPULATION. — En économie politique on entend par ce mot l’universalité des individus qui habitent un pays, sans aucun égard à leur état social, ou au mode de leur société civile, et à leur état politique, ou à la nature de leur gouvernement. On n’envisage la population que sous le rapport des causes qui déterminent sa progression ou sa décadence, et de l’influence de ces deux situations sur la richesse générale ; sous ce point de vue, le sujet de la population est d’un grand intérêt pour la science économique, et y tient une place éminente, surtout depuis qu’un ouvrage justement célèbre lui a donné tous ses développemens, et en a mis en évidence tous les résultats pratiques.

C’est une vérité fondamentale de cette partie de la science, que la race humaine, comme toutes les espèces animales, ne se conserve et ne multiplie que dans la proportion de ses moyens de subsistance, et qu’elle ne franchit pas impunément cette limite qui lui est assignée par la nature.

Quand elle les dépasse, les classes inférieures sur lesquelles se fait sentir le plus sévèrement la rareté des subsistances ne peuvent pas élever leurs enfans, et leur mort les punit de l’imprudance et de l’imprévoyance de leurs mariages.

Vainement l’humanité du pouvoir, la charité religieuse et la sympathie des êtres bienveillans, essaient-ils de détourner de ces classes infortunées le fléau de la mortalité, leurs efforts sont inutiles et leurs succès aggravent encore le mal auquel elles croient remédier. Elles propagent une population qui ne devrait pas naître, et qui meurt plus tard et plus malheureuse. On ne peut en effet maintenir l’accroissement de la population, malgré l’insuffisance des subsistances, que par une division moins inégale des produits existans, et tant que ces parts suffisent à la subsistance de toute la population, les lois des pauvres et les secours de la charité particulière suppléent à l’insuffisance de la part des pauvres par la réduction de celle des riches, et jusque là on ne peut qu’applaudir aux sentimens généreux qui inspirent de si nobles sacrifices.

Mais, dés que la somme des produits ne peut faire subsister que les trois quarts ou les deux tiers de la population, toutes les combinaisons de la bienveillance publique et particulière ne peuvent pas plus arrêter le dépérissement et la réduction des classes inférieures de la population, qu’on ne peut les faire vivre sans subsistances.

On a prétendu que la progression de la population est nécessairement suivie de la progression proportionnelle des subsistances ; mais cette opinion est eu opposition directe avec la nature des choses et avec l’expérience.

La faculté procréatrice de l’homme diffère tellement de la faculté productive de la terre, qu’elles semblent avoir une destination différente et même contraire.

Quand la faculté procréatrice de l’homme multiple la population d’un dixième, sa puissance s’accroit d’un dixième, et cette progression de ses forces est indéfinie, illimitée et géométrique.

Il en est tout autrement de la faculté productive de la terre, plus elle produit, moins elle est capable de produire, moins elle est productive. Elle s’épuise par le seul usage de ses forces, et s’anéantit par la continuité de leur emploi ; toutes les améliorations que lui prodiguent le génie et l’industrie de l’homme ne font qu’arrêter sa décadence, et ne peuvent tout au plus que lui conserver sa fécondité naturelle ; elle est toujours devancée par la faculté procréatrice de l’homme et dans l’impuissance de l’atteindre. Il faut pour qu’elles puissent marcher d’un pas égal que la faculté procréatrice de l’homme s’arrête et proportion ne sa marche à celle de la faculté productive de la terre, autrement la famine, la maladie et la mort rétablissent l’équilibre entre elles.

Vainement observe-t-on que la consommation est le mobile de la production ; que, dès que le nombre des consommateurs augmente la demande des subsistances, cette demande est toujours et nécessairement satisfaite.

S’il en était ainsi, il n’y a pas un seul état en Europe et dans le monde entier qui n’eût proportionné ses productions à sa faculté de produire, qui, s’il avait suffi de la demande des produits agricoles pour déterminer leur culture, eût laissé inculte un are de terre. La faculté illimitée de la procréation eût demandé continuellement à la terre de plus grands produits ; et si la demande eût été consentie, les états contiendraient dix fois autant de population qu’il y en a maintenant à leur surface.

Mais il ne suffit pas, pour accroître la production des subsistances, de l’accroissement de la population qui a le besoin et la volonté de les consommer ; il faut encore que ce surcroît de population puisse offrir un équivalent en échange des produits qu’elle demande à consommer ; mais où prendrait-elle cet équivalent ?

Dans les pays civilisés, le seul équivalent que les classes inférieures de la population puissent offrir en échange de leur consommation consiste dans leur travail ; et il ne suffit pas que le travail soit offert, il faut encore qu’il soit demandé.

Or deux choses sont nécessaires pour que la demande du travail soit effective. Il faut des capitaux qui cherchent un emploi et des emplois qui promettent de bons profits. Sans ces deux conditions l’offre du travail est sans aucun effet, et l’on sent facilement que ces deux conditions n’existent pas nécessairement ; qu’on ne peut pas les créer à volonté, et surtout qu’elles ne résultent pas de l’accroissement de la population.

De là vient que, quoiqu’aucun pays n’ait pas épuisé sa faculté de produire, quoique la culture ne soit parvenue nulle part au dernier degré d’amélioration, l’inépuisable faculté procréatrice de la population ne leur a été d’aucun profit pt les a laissés dans l’état peu avancé où ils se trouvent. Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est précisément dans les états où la production est le moins avancée que le stimulant de la population est le plus faible ; de telle sorte que la production et la population Sont également stagnantes ; ce qui, a fait dire à Adam Smith :

« La demande de l’homme, comme celle de toute autre denrée, règle nécessairement la production de l’homme et la propagation du monde entier, »

Ainsi les progrès du travail, source universelle de la richesse, ne sont pas la conséquence nécessaire de l’accroissement de la population ; comme aussi tout accroissement de population, qui n’est pas précédé d’un accroissement des subsistances, entraîne la pauvreté, la misère et la ruine des classes inférieures de la population. Ce résultat est inévitable et ne peut pas être arrêté par les secours de la charité publique et particulière ; il n’y a de remède assuré que dans la répression de la faculté procréatrice de l’homme, répression qui est en son pouvoir, et que les gouvernemens peuvent seconder par l’éducation du peuple qui lui fait connaître ses véritables intérêts et lui rend ses devoirs plus faciles. (Voyez Pauvres.)

PRIMES. — On entend par ce mot les encouragemens donnés par les gouvernemens, Soit en argent, soit de tout autre manière, à toutes les sortes d’industrie intellectuelle, spéculative et mécanique, dans l’intention de les introduire là où elles n’existent pas, de favoriser leur développement là où elles existent, et d’assurer l’exportation de leurs produits.

On range les primes en deux classes :

Celles en faveur de la production forment une classe ;

Et celles en faveur des exportations composent l’autre.

On est généralement d’accord que les primes en faveur de la production produisent de bons effets.

Qui pourrait en effet contester l’utilité et les avantages de celles qui influent sur la production et les progrès des arts, des sciences et des lettres ?

Sans doute il n’est pas impossible que la richesse individuelle et surtout l’esprit d’association suppléent en grande partie aux primes prélevées sur la richesse publique ; mais qu’il s’écoule de temps avant ce phénomène de la civilisation ! et quand les primes n’auraient d’autre mérite que celui d’accélérer les inappréciables bienfaits des lumières générales et particulières, des travaux intellectuels et des monumens des arts, elles mériteraient encore toute la reconnaissance des hommes et des peuples.

Ce qui est vrai des primes consacrées aux arts, aux sciences et aux lettres, ne l’est-il pas également des primes affectées à toutes les industries productives ?

Ici la question change de face.

Le protecteur naturel de toute industrie productive est le consommateur de ses produits, et si cette protection ne lui suffit pas, on voudrait inutilement y suppléer par des primes, ou, ce qui est la même chose, par des tributs imposés sur toute la population pour la satisfaction d’un petit nombre de consommateurs. Dans ce cas, il faut s’en tenir rigoureusement au principe établi par Adam Smith :

« Qu’il ne faut pas forcer le capital d’entrer dans un canal moins avantageux et souvent même désavantageux, parce que c’est déranger la distribution naturelle des capitaux et du travail. »

Malgré la vérité et la justesse de ce principe auquel on ne peut refuser son hommage, on doit sentir que son application n’est pas absolue, sans exception et sans restriction ; il y a peu de principes absolus, si même il en existe en économie politique. Sans doute il faut toujours avoir présent à la pensée le principe d’Adam Smith, quand il s’agit d’accorder des primes à l’industrie productive ; mais on ne doit pas les exclure toutes les fois qu’elles peuvent introduire dans un pays un genre de production qui peut y prospérer, accroître la masse du travail, et offrir de nouveaux emplois au capital. N’est-ce pas ainsi que se sont opérés, dans tous les pays, les améliorations de l’agriculture, l’établissement de toutes les branches d’industrie et de commerce ? Les primes ne sont alors que des avances qui portent des fruits abondans, et finissent par enrichir les peuples.

Qu’on ne dise pas que l’intérêt particulier est un plus puissant promoteur et un guide plus sûr des créations industrielles que les gouvernemens qui consacrent des primes à les provoquer oui les encourager ; cela serait vrai, si le gouvernement voulait faire par lui-même, et devancer par ses soins les inspirations du génie, de l’industrie et du commerce ; mais quand il se borne à les encourager et à les seconder dans leurs entreprises par des primés qui atténuent leurs risques, il ne fait que remplir la tâche qui lui est imposée par la nature des choses, et dont l’accomplissement doit le plus l’honorer aux yeux des peuples et de la postérité.

Vainement dit-on que si l’on ne doit pas accorder des primes à l’industrie qui prospère, on doit les refuser à celle qui est en perte, parce que c’est détourner le capital d’un emploi avantageux pour le porter dans un autre qui est ruineux pour lui.

Je ferai remarquer d’abord que cette objection n’atteint pas les industries qui n’existent pas encore, et qui non-seulement peuvent n’occasionner aucune perte, mais peuvent donner de grands profits ; il ne serait pas sage de repousser une espérance raisonnable et de lui refuser tout sacrifice.

Cette objection ne s’applique pas davantage aux industries qui ont à lutter contre l’industrie étrangère, qui ne sont pas encore parvenues au degré de perfection nécessaire pour soutenir la concurrence dans le marché national et étranger.

Il est évident que dans tous ces cas, et dans une foule d’autres semblables ou analogues, qu’il serait trop long d’énumérer, les primes peuvent être grandement utiles, quoiqu’elles détournent une partie du capital des emplois plus productifs vers lesquels il se serait porté. Tout ce qu’il faut pour motivera sacrifice, c’est qu’il ne soit fait qu’à des espérances raisonnables, à des améliorations et à des perfectionnemens qui, dans un temps plus ou moins rapproché, produiront dé riches indemnités ; c’est surtout que ces primes cessent dés qu’elles ne sont plus nécessaires ou ne peuvent plus produire l’effet qu’on en devait attendre.

À quoi donc s’applique, en dernière analyse, le principe si judicieusement établi par Adam Smith.

Au seul cas où un pays entreprendrait de soutenir par des primes un genre d’industrie et de commerce qui serait en perte, et qui n’aurait aucune chance de prospérité. Or vit-on jamais rien de semblable sous un gouvernement éclairé et attentif aux grands intérêts qui lui sont confiés ?

Il n’est pas sans exemple cependant que des gouvernemens soutiennent par des primes très-dispendieuses la pêche maritime, quoiqu’on n’ait aucune assurance que dans un temps plus ou moins éloigné elle se suffira à elle-même ; mais alors les primes ont moins pour objet les profits de cette industrie que les progrès de la marine et tous les avantages politiques qui en résultent.

Il est donc évident que le principe tutélaire de l’emploi des capitaux n’a que peu ou point d’application aux primes qui ont pour but la production.

Quant aux primes relatives aux exportations, elles ne méritent pas à beaucoup près la même faveur que celles qui sont destinées à la production ; elles ne doivent pas cependant subir indistinctement la proscription que leur inflige le principe d’Adam Smith.

Et d’abord on convient que le drawback, ou la restitution des taxes imposées sur les produits destinés à l’exportation, est non-seulement sans inconvénient, mais utile et avantageux. Cette restitution se borne en effet à décharger les produits exportables de taxes qui, en élevant leurs prix, les rendent moins propres à soutenir la concurrence dans le marché étranger ; de sorte que si les capitaux employés à obtenir ce genre de produits, lors même qu’ils étaient assujettis à des taxes, leur donnaient des profits suffisans, leur emploi sera encore plus profitable lorsque leurs produits seront exempts de taxes : nul doute, par conséquent, sur l’utilité de ce genre déprimes.

À l’égard des autres primes on soutient qu’elles rentrent dans la catégorie de celles qui détournent le capital d’un emploi avantageux, pour le porter dans une autre moins avantageux et peut-être même désavantageux.

Je ne nierai pas que tel ne puisse être l’effet de la plupart des primes d’exportation ; mais je dirai encore ici que la régie ne doit pas être absolue ? et qu’il est une foule de cas où elle doit céder à des considérations qui nécessitent sa modification.

Si, par exemple, un commerçant forme le projet d’introduire les produits de son pays dans des marchés étrangers où ils sont inconnus, et s’il n’est retenu que par l’étendue des risques auxquels il s’expose, serait-ce, de la part de son gouvernement, manquer de lumières et de prudence que de lui accorder des primes capables d’alléger ses risques et ses chances, et ne suffit-il pas, pour autoriser de semblables sacrifices, qu’on ait l’espérance bien fondée d’ouvrir de nouveaux débouchés à l’industrie du pays. On peut d’autant moins hésiter à cet égard, que c’est à de semblables secours qu’on doit l’établissement colonial de l’Europe dans toutes les parties du monde. Si ces colonies épuisèrent d’abord l’Europe d’hommes çt de capitaux ; si elles les détournèrent du moins des emplois plus utiles qui les occupaient, on doit convenir aussi que ces colonies se sont généreusement acquittées des avances qu’on leur avait faites ; qu’elles ont versé en Europe d’immenses richesses, changé ses destinées, et ouvert devant elle un avenir de prospérité et de puissance dont il est impossible de mesurer par la pensée la grandeur et les prodiges.

Serait-ce donc être moins sage et moins prudent si l’on balançait encore par des primes les risques d’un commerce irrégulier avec l’étranger, et-si, par leur secours, on parvenait à le régulariser.

Ce problème s’est élevé à l’occasion de la prime accordée par le gouvernement anglais pour encourager l’exportation de ses grains. Pendant un long espace de temps, des discussions très-étendues se sont élevées sur ce sujet ; les meilleurs ouvrages d’économie politique de l’Angleterre y ont pris part, et même depuis que la prime a été supprimée, l’on n’est pas encore d’accord sur sa solution. Les résultats de cette prime auraient dû cependant la réconcilier avec ses détracteurs. Il est prouvé en effet, par des faits authentiques et irrécusables, que, depuis l’établissement de la prime jusqu’à sa suppression, la valeur des blés exportés surpassa la valeur des blés importés d’une somme excédant le montant de la prime ; d’où il résulte que, pendant la durée de la prime, l’Angleterre assura aux produits de son agriculture un débouché qui en favorisa la production ; que ses profits sur cette exportation couvrirent les pertes que durent occasionner les importations qui eurent lieu pendant les mauvaises récoltes, et qu’en dernière analyse, le commerce des grains, si périlleux pour les commerçans, leur donna les mêmes profits qu’ils auraient obtenus dans les autres branches du commerce. Dans ce cas la prime parvint à régulariser le commente des grains, le plus périlleux de tous les commerces, et le plus utile si l’on était assuré de le régulariser.

Ce résultat incontestable incontesté me semble devoir relever les primes sur les exportations de la défaveur qu’Adam Smith leur a montrée, et je crois qu’on peut admettre, comme une vérité certaine, que les primes qui tendent à régulariser les commerces irréguliers doivent être exceptées du discrédit que le principe d’Adam Smith a jeté sur les primes d’exportation.

En un mot, les primes qui encouragent la production sont presque toujours utiles et profitables, et celles qui ouvrent de nouveaux débouchés aux produits ou qui régularisent les chances de leur exportation, forment des exceptions nécessaires et indispensables au principe qui établit les avantages de la liberté de l’emploi des capitaux.

PRIX. — C’est une somme de monnaie donnée et reçue comme l’équivalent d’une denrée ou d’un produit du travail.

Le prix est réel ou nominal.

Il est réel, quand la monnaie donnée en paiement est au titre et au poids de sa fabrication.

Il n’est que nominal, quand la monnaie n’a plus le même poids et n’est plus au même titre, ce qui arrive par la falsification, l’usure et la rognure des espèces monnayées.

On ne connaît la somme de monnaie qu’il faut donner en paiement du prix des produits, que par la connaissance de la proportion de la quantité des produits qu’on veut vendre avec la quantité de ceux qu’on veut acheter et qu’on peut payer ; ou, en d’autres termes, le prix est réglé par la demande d’acheter et l’offre de vendre ; l’accord du vendeur et de l’acheteur forme le prix vénal.

Ainsi prix vénal, prix réel et prix nominal ; voilà en quoi consiste toute la théorie des prix ; voilà ce qu’il faut savoir et peut-être tout ce qu’on peut savoir ; mais les écrivains les plus éclairés et les plus dignes de faire autorité ont été plus loin.

Ils admettent un prix naturel qui consiste dans les frais de production et vers lequel gravitent tous les autres prix.

Le prix naturel varie suivant l’état de la société, les difficultés de la production et la nature des produits.

À une époque peu avancée de la société civile, les frais de production ne consistent le plus souvent que dans les salaires du travail. Cela a lieu lorsque la terre n’est pas appropriée, que chacun peut travailler où il veut, ou du moins ne paie rien pour la terre qu’il cultive, et lorsque ses propres ressources suffisent pour le faire subsister pendant son travail : la pêche pourrait en offrir un exemple non-seulement parmi les peuples sauvages, mais même dans quelques pays civilisés.

À un degré plus élevé de la société civile, lorsque la terre est appropriée et qu’on ne peut la cultiver qu’en donnant au propriétaire une part des produits de la culture, le prix naturel des produits agricoles se compose des salaires de l’ouvrier et de la rente du propriétaire.

Enfin, lorsque la société civile a atteint le plus haut degré de civilisation auquel elle peut parvenir, le producteur n’obtient la production qu’en payant à l’ouvrier son salaire, ou en lui faisant les avances qui lui sont nécessaires pour travailler et subsister pendant son travail, et en acquittant la rente du propriétaire. Alors le prix naturel consiste dans le salaire du travail, les profits du capital et la rente de la terre.

Si le producteur ne trouve pas dans le prix vénal le prix naturel, il est en perte et ne peut pas continuer sa production.

Telle est en substance toute la théorie du prix naturel.

Mais de bonne foi, à quoi peut-elle servir dans l’usage ?

Le prix naturel règle-t-il le prix vénal ? Non.

Exerce-t-il du moins quelque influence sur ce prix ? Non.

Donne-t-on un prix plus ou moins élevé selon que le prix naturel est plus ou moins haut ? Non.

Le prix vénal, comme nous l’avons vu, n’obéit qu’à la loi du marché et à la concurrence de l’offre et de la demande : le prix naturel kit est tout-à-fait étranger.

Ce prix sert-il du moins au producteur pour établir sa demande lorsqu’il porte ses produits au marché ? Non ; car, s’il formait sa demande sur le prix naturel, il n’obtiendrait jamais un prix vénal supérieur au prix naturel, et il est de fait qu’il l’obtient le plus souvent.

L’inutilité du prix naturel est donc évidente, et l’on a de la peine à comprendre pourquoi on l’a introduit dans la science. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne sert qu’à la compliquer, à la surcharger d’un mystère qui en impose longtemps avant qu’on s’aperçoive qu’il ne fait honneur qu’à l’érudition de l’écrivain, érudition rarement favorable aux progrès de la science. Dans mon opinion, l’utilité de la science et la vérité doivent faire disparaître le prix naturel ; et n’admettre que le prix vénal, réel et nominal.

PRODUCTION.— Dans le sens économique, la production est le travail achevé ; l’un est la cause et l’autre est le résultat ; travailler, c’est produire, et produire c’est travailler. Tant que la production est un travail, si je puis m’exprimer ainsi, elle ne se distingue pas de lui, dérive des mêmes causes, obéit aux mêmes impulsions, suit les mêmes directions, et arrive au même but. Voyez Travail.

Mais cette identité cesse dès que la production est sortie des mains de l’ouvrier. Alors le travail disparaît dans la production, et l’on chercherait inutilement en elle des traces de ses premiers rapports avec le travail. Qu’elle ait coûté peu ou beaucoup de travail, peu importe ; il n’en résulte pour elle ni avantage ni dommage ; elle n’a ni plus ni moins de valeur ; elle reste ce qu’elle est, ou plutôt ce que la font les nouveaux rapports dans lesquels elle se trouve.

Destinée à satisfaire des besoins ou à procurer de l’aisance, des commodités et des jouissances, elle tombe dans la dépendance des besoins et des moyens de consommer.

Est-elle sans demande ? personne n’a-t-il le besoin ou le moyen de la consommer ? elle est inutile, quelle que soit son utilité ; elle est sans valeur, fut-elle d’un prix infini. Mieux aurait valu qu’elle n’eut point existé ; les fruits du travail qu’elle a coûté auraient peut-être trouvé un meilleur emploi.

Est-il donc vrai que des productions peuvent être inutiles ? Cela est également certain en théorie et dans la pratique, et cela arrive toutes les fois que la production dépasse les besoins des consommateurs et leurs moyens de consommer.

Quelques écrivains ont cependant avancé récemment que la production crée la consommation, et que si la consommation manque à la production c’est parce qu’on ne produit pas assez.

Quelque révoltant que soit ce paradoxe, il a été le sujet d’une controverse assez vive parmi des écrivains éclairés ; mais les plus simples réflexions suffisent pour faire sentir l’inutilité de cette controverse.

Si la production créait toujours et nécessairement la consommation, il n’y aurait jamais de surabondance, et ce mot ne se trouverait pas dans la langue économique ; car que veut-il dire, sinon que la production surpasse les besoins de la consommation, et que l’action délétère du temps détruit ce qui n’a pas trouvé de consommateur.

Chercher un remède au mal dans le mal même, augmenter la production, quand celle qui existe surabonde, et prétendre qu’il y aura d’autant plus de consommation qu’il y aura plus de surabondance, c’est le comble de l’aveuglement ou de l’irréflexion. À la production non consommée, ce n’est pas de nouvelles productions qu’il faut ajouter pour égaler la consommation à la production, c’est le nombre des consommateurs qu’il faut augmenter.

À la vérité plus de production donne plus de moyens de consommer, mais ne donne pas plus de consommateurs ; et si le nombre des consommateurs n’augmente pas avec les moyens de consommer, il n’y aura pas plus de produits consommés, mais il y aura plus de produits perdus pour le producteur.

Ce qui a donné lieu au paradoxe qui m’occupe, c’est que la production qui trouve des consommateurs les doit aux moyens qu’ils ont de consommer, moyens que leur fournit la production ; et que multiplier les moyens de consommer a paru offrir la certitude de la consommation de toute la production. Mais ce ne sont pas les moyens de consommer qui sont la mesure de la consommation, il faut encore dès consommateurs. Sans eux on aura beau multiplier les moyens de consommer, on n’aura point de consommation.

Le grand intérêt des peuples est d’assurer des consommateurs à la production, et non d’étendre la production sans aucun égard à la consommation : les débouchés peuvent manquer à la production, c’est un grand malheur pour un pays ; mais il est bien rare que la production manque aux débouchés, et dans ce cas, ce n’est qu’une privation d’avantages, et non une perte réelle. Qu’on consulte l’expérience particulière et générale, ce creuset où s’épurent les vrais principes, et l’on verra que l’Europe n’a augmenté ses productions, sa prospérité et sa puissance que par les débouchés que lui ont ouverts ses nombreuses colonies dans toutes les parties du monde. Aujourd’hui même, quels sont les peuples dont la production est la plus étendue, la plus abondante et la plus riche ? Ce sont, sans contredit, ceux qui ont les plus vastes débouchés. Quand on a de pareils exemples sous les yeux, c’est les fermer à la lumière que de chercher des débouchés à la production dans la production même.

Ce sent les débouchés qui assurent la consommation, comme la consommation stimule la production. Que la demande de la production l’emporte sur l’offre du producteur, et la production sera consommée, et sa consommation lui donnera toute la valeur qu’elle peut et doit avoir. Il vaut mieux que le consommateur presse le producteur et attende la production, que si le producteur cherchait le consommateur et lui offrait la production. Tels sont les principes régulateurs de la production que ne peuvent altérer de vains paradoxes.

PROFITS. — On entend par ce mot la part de chaque individu dans la production effectuée par le travail d’un pays, production qui compose son revenu total, Cette part de l’individu dans le revenu du pays, peut lui appartenir à trois titres : comme salaire de son travail, comme profit de son capital, ou comme rente de sa terre. Ces trois titres ne s’excluent pas ; ils peuvent au contraire se cumuler, et rien n’empêche que la part du même individu ne se compose de salaire, de profit du capital et de la rente de la terre.

Lorsqu’il cultive sa terre avec son capital, toute la production de sa terre lui appartient, et il ne la partage avec personne.

S’il ne cultive sa terre qu’avec le secours d’un capital qui ne lui appartient pas, il n’a droit qu’au salaire et à la rente.

Ou s’il cultive avec son capital une terre qui n’est pas sa propriété, il ne perçoit que le salaire du travail et les profits du capital.

Enfin, si la terre et le capital ne lui appartiennent pas, sa part se réduit an salaire de son travail.

Il en est de même du partage des produits des manufactures et du commerce ; il n’y a de différence, par rapport à ces deux genres d’industrie, que dans un seul point ; c’est que la rente de la terre se confond avec le capital, ce qui réduit le partage des produits à deux parts, l’une pour les salaires du travail, et l’autre pour les profits du capital. Ces deux parts sont réunies ou séparées, selon que les individus travaillent avec leurs capitaux, ou avec des capitaux qui ne leur appartiennent pas.

Ces trois grandes divisions du revenu en salaires du travail, en profits du capital et en rente de la terre comprennent non-seulement l’ouvrier, le capitaliste et le propriétaire du sol ; mais aussi tous les services publics et privés qui leur sont rendus individuellement ou collectivement ; ce qui opère une sous-division dans le partage du revenu, mais n’altère point la régularité de sa division générale.

Y a-t-il des lois régulatrices des salaires du travail, des profits du capital et de la rente de la terre ? On le croit, et il faut avouer que dans aucune partie de la science on n’a développé plus de pénétration, de sagacité et de discernement. Toutefois, ces lois sont subordonnées à tant de modifications est d’exceptions, qu’on est également embarrassé par la loi et par l’exception.

Ainsi l’on admet que dans le même canton il y a un taux moyen des salaires du travail, et qu’il est déterminé par l’état progressif, stationnaire ou rétrograde de la richesse du pays ; mais en même temps on ajoute que l’influence de la richesse est modifiée par la nature de l’emploi du travail. S’il en est ainsi, comment discerner la loi de l’exception et l’exception de la loi ? Ne retombe-t-on pas dans des faits particuliers qui différent l’un de l’autre, se refusent à tout résultat commun, et ne peuvent par conséquent être généralisés ? Ce qu’il y a de moins douteux dans une matière si obscure, c’est que, quelle que soit la marche du travail, le salaire est nécessairement influencé par l’état de la richesse du pays. La raison en est évidente.

Quand la richesse est progressive, on est plus avide de jouissances ; il faut plus de travail pour les satisfaire ; les ouvriers plus recherchés sont plus rares, et la demande du travail l’emporte sur l’offre de travailler ; le salaire hausse par conséquent et sa hausse est l’effet nécessaire de la progression de la richesse, effet qui ne peut être modifié par la nature du travail.

Par la raison contraire le salaire est stationnaire, quand la richesse reste dans le même état, et il baisse quand elle décline.

Ces résultats me paraissent certains et inévitables.

M. Malthus est cependant d’opinion que les progrès de la richesse nationale ne font hausser le salaire du travail que dans le seul cas où la richesse agricole est progressive comme les autres branches de la richesse générale.

Cette opinion fait donc dépendre les progrès de la richesse générale de ceux de la richesse agricole. Je l’ai discutée ailleurs dans toute son étendue, et la nature de l’ouvrage qui m’occupe ne permet pas de la reproduire avec tous ses développemens ; il me suffit de faire remarquer qu’elle suppose qu’un pays ne peut s’enrichir sans augmenter sa population, ce qui nécessite l’augmentation de ses subsistances ; mais cette supposition est en opposition directe avec la civilisation et la perfectibilité sociale. Il est, au contraire, certain qu’à mesure qu’un pays s’enrichit il fait des progrès dans les arts et dans les sciences ; que les progrès des lumières abrègent, facilitent et perfectionnent le travail, rendent moins nécessaire le nombre des ouvriers, et du moins font que l’augmentation des classes laborieuses n’est point nécessaire. Dans la direction actuelle du travail un pays pourrait s’enrichir pendant des siècles, sans avoir besoin d’augmenter sa population laborieuse et la quantité de ses subsistances.

L’objection de M. Malthus contre l’influence de la richesse sur le salaire du travail est donc sans aucun fondement.

Quant aux profits du capital, ils subissent aussi les lois de la richesse ; mais son influence est tout-à- fait différente de celle qu’elle exerce sur le salaire du travail.

Quand la richesse est progressive, les profits du capital baissent.

Ils sont dans un état stationnaire tant quelle reste dans le même état, et ils haussent quand elle décline.

Ces effets sont nécessaires et inévitables.

Quand la richesse est progressive, le capital abonde ; il est plus offert que demandé, et doit par conséquent baisser.

Il en est autrement quand la richesse décline. Alors sa décadence est accompagnée de la destruction du capital ; le mal général pèse plus particulièrement sur les capitalistes ; le capital est rare ; il est plus demandé qu’offert, et ses profits s’élèvent dans la proportion du besoin qu’on éprouve.

Les profits du capital sont donc, comme les salaires du travail, soumis à l’influence de la richesse progressive, stationnaire ou rétrograde, et cette influence ne peut être arrêtée ni modifiée par la nature des emplois du capital.

On a élevé sur les profits du capital une difficulté qui complique prodigieusement leur théorie si elle ne la dénature pas. Cette question mérite d’autant plus d’attention, que $a solution est contraire aux doctrines établies et jusque-là généralement adoptées par tous ceux qui ont récemment écrit en Angleterre sur l’économie politique.

On prétend que les profits du capital consistent dans la différence de la valeur des avances nécessaires pour produire une denrée, et la valeur de la denrée quand elle est produite.

Cette proposition me paraît évidemment erronée.

Elle repose sur la supposition que ce sont les avances du capital qui produisent la denrée ; mais il est de fait qu’elles n’y ont pas plus de part que les salaires du travail et la rente de la terre ; toutes les trois y ont concouru, et de leur concours résultent leurs droits communs au partage de la denrée produite ; droits indéterminés que la production m détermine pas, mais qui l’est jusqu’à certain point par l’influence de la richesse.

À la vérité, si un individu entreprend de produire une denrée, elle lui appartient toute entière, quand il paie les salaires du travail, l’intérêt du capital et la rente de la terre ; et dans ce cas son profit est de la différence de la valeur des frais de ta production à la valeur de la chose produite ; mais on tomberait dans une grave erreur, si on confondait les profits de l’entrepreneur avec les profits du capital.

L’entrepreneur de la production n’est pas plus le capitaliste qui a fait l’avance des capitaux que l’ouvrier qui a fait l’ouvrage, que le propriétaire dont la terre a concouru à la production ; il peut leur être étranger, car il peut n’être ni capitaliste, ni ouvrier, ni propriétaire de la terre ; aussi ses profits ne dérivent-ils d’aucun de ces trois titres. Ils ont leur, source dans l’art de réduire les frais de la production, de la rendre plus abondante et d’augmenter sa valeur. Ses profits sont, par conséquent, le prix de son génie, de ses lumières, de ses talens, de son activité et des chances que son entreprise lui fait courir. Ils forment une sorte particulière de profits étrangers à ceux des salaires du travail des profits du capital de la terre, et qu’on ne peut pas comprendre dans ces trois grandes classifications sans porter le désordre et la confusion dans cette partie de l’économie politique.

Enfin la rente de la terre dérive de deux sources différentes, de l’état de la richesse et de sa fécondité naturelle et acquise. (Voyez Rente de la terre et Salaire du travail. )

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