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CADASTRE. — C’est un registre public dans lequel sont décrits l’étendue de la totalité ou d’une partie du sol d’un pays, sa division par la propriété privée et publique, et la valeur vénale de ses produits par celle des produits de chaque propriété.

Pendant long-temps le cadastre a été dans les vœux des peuples et dans les vues des gouvernemens.

Les peuples se flattaient d’y trouver une sauvegarde contre l’excès des taxes territoriales ;

Et les gouvememens une garantie contre toute soustraction des terres à l’impôt foncier.

On pouvait aussi le considérer spécialement comme le tableau fidèle de la richesse territoriale par la valeur vénale des produits du territoire, de la force disponible du gouvernement par le produit net, et de la puissance politique du pays par le revenu total.

Jusqu’à quel point ces diverses considérations ont-elles déterminé les divers cadastres qui existent dans une grande partie de l’Allemagne, telle que la Bohème, la Prusse, l’Autriche, la Bavière, ainsi que dans quelques parties de l’Italie ? C’est ce qui est de peu d’importance en soi ; ce qu’il y a de certain c’est qu’on ne peut concevoir le cadastre ni en espérer des avantages que dans des états de peu d’étendue, dont les produits sont à peu près identiques, la production également facile, les débouchés partout les mêmes et les inégalités susceptibles d’un calcul positif dont l’évaluation confiée à un petit nombre d’hommes éclairés peut être surveillée, contrôlée et rectifiée par la libre contradiction de l’administration publique et des propriétaires, et dont les modifications nécessitées par le temps, le gouvernement et les hommes, n’exigent que des redressemens rares et éloignés.

La France n’était pas dans cette situation lorsqu’elle entreprit son cadastre : la vaste étendue de son sol, les nombreuses variétés de ses cultures et de ses débouchés, tout devait l’avertir de la difficulté de son entreprise et du peu de succès qu’elle devait s’en promettre.

Mais à une époque où son gouvernement ne connaissait point de difficultés, où il cherchait avec ostentation tout ce qui pouvait lui donner de l’éclat, imposer à l’admiration des peuples et commander leur affection, il ne vit point la difficulté dans laquelle il s’engageait, ou il ne l’apprécia point dans toute son étendue.

Encore s’il avait fait porter le cadastre sur les parties du territoire analogues par leur nature, leurs cultures et leurs débouchés, on aurait pu se flatter de quelque espérance, et l’on n’aurait eu à vaincre que les difficultés inhérentes à la nature du sujet.

Sans doute on jugea ce plan trop resserré, et l’on embrassa le cadastre général de 105 millions d’arpens ou 52 millions d’hectares qui composent le sol de la France ; on se persuada que l’évaluation des produits en quantité et en valeur vénale de 105 millions d’arpens de propriétés publiques et privées donnerait le résultat général de la valeur vénale de toute la propriété foncière de la France, et servirait de base à la quotité de l’impôt territorial, à son assiette sur chaque département, chaque arrondissement et chaque commune, et à sa répartition sur chaque propriété particulière. Cette entreprise était gigantesque ; et si elle avait pu être achevée, on eût certainement été épouvanté du résultat qu’elle aurait donné. Elle n’éprouva cependant ni obstacle ni critique tant qu’elle fut dirigée par une administration toute-puissante que rien n’arrêtait, et qui croyait que tout est possible au pouvoir.

Heureusement le moment arriva où la voix du peuple put se faire entendre, et alors un cri général s’éleva contre l’opération, et dès qu’il fut permis de l’examiner, toutes les illusions s’évanouirent.

Que se propose en effet tout cadastre ? deux objets distincts : il veut

Fixer la contenance territoriale d’un pays,
Et déterminer la valeur vénale de ses produits.

On peut jusqu’à un certain point trouver là contenance du sol ; elle n’exige pas une précision rigoureuse et mathématique, il suffit qu’on ait approché d’aussi près que possible de la vérité, avec d’autant plus de raison que son éloignement n’est jamais assez considérable pour occasioner de grandes des erreurs, de dangereux écarts et des inexactitudes nuisibles ou dommageables à un pays : à cet égard la croyance équivaut à la certitude.

Mais il en est tout autrement quand le cadastre veut et doit déterminer avec une précision rigoureuse la contenance de 100 à 105 millions de propriétés privées et publiques qui divisent le territoire de la France. Il y a dans cette entreprise une témérité d’autant moins excusable qu’elle peut attenter à la propriété privée et la rendre le jouet de l’ignorance ou de la fraude.

Sans doute il y a dans la contenance des propriétés privées, établie par la possession ou par des titres, une sorte d’incertitude : chaque propriété n’a pas toute l’exactitude qu’on lui suppose, il peut y avoir à cet égard des différences en plus et en moins ; mais la croyance, qui tient lieu de la vérité, s’appuie sur l’usage et la bonne foi, les deux liens les plus puissans des relations sociales ; tandis que la contenance donnée par le cadastre ne repose que sur la probabilité, et fait prévaloir le témoignage de l’homme sur l’autorité du temps.

Ce résultat nécessaire ne me paraît pas propre à recommander le cadastre général d’un pays aussi étendu que la France, ni à accréditer la contenance qu’il donne aux innombrables propriétés privées et publiques.

Combien ce doute doit encore se fortifie, lorsque le cadastre détermine la quantité et la valeur vénale des produits de plus de 50 millions d’hectares, par l’évaluation de la quantité et de la valeur vénale de 10 à 11 millions de propriétés particulières. Ici la tentative épouvante la pensée, et l’on a de la peine à comprendre comment on a pu aborder son exécution.

On essaya d’abord le cadastre par grandes masses de culture, ou par l’évaluation des produits en quantité et en valeur vénale, dans de vastes divisions territoriales. On se flattait qu’en additionnant ces résultats partiels, on arriverait à un résultat total, et cela eût été effectivement possible et même vraisemblable si l’on n’avait voulu acquérir que des notions générales, purement spéculatives et sans o6bligation pour personne ; dans ce cas, la simple approximation eût suffi ; mais comme des approximations ne sont d’aucune utilité pour asseoir et répartir l’impôt, qui est le principal objet du cadastre, on craignit avec raison que le résultat de l’évaluation par grandes masses ne fût démenti par sa division entre les localités et les individualités ; que le total ne fût pas d’accord avec ses parties, et qu’il y eût entre elles et lui des différences qui décréditeraient l’ouvrage et entraineraient sa ruine. Cette prévoyance était sage, mais pourquoi était-elle si tardive ? on renonça donc au cadastre par grandes masses de culture, et on le remplaça par le cadastre parcellaire, c’est-à-dire, par l’évaluation de la quantité et de la valeur vénale des produits de chaque propriété particulière.

Mais ce second mode de cadastre ne frit pas plus heureux que le cadastre par masses.

La valeur vénale des produits de chaque propriété privée dépend du concours de plusieurs causes, telles que la qualité du sol, l’espèce de culture, l’aisance du cultivateur, l’étendue de son capital, la difficulté du travail, la certitude et l’économie des débouchés. Or, comment concevoir que toutes ces considérations puissent être mûrement pesées dans le cadastre de 10 à 11 millions de propriétées privées, qu’il ne s’y glissera ni erreur, ni dommage pour personne ? Si cela était possible, que de temps ne faudrait-il pas pour exécuter un travail aussi immense, et qui peut pressentir la dépense qu’il occasionnerait.

Sans doute on se flatta de réduire ces difficultés, de simplifier et d’abréger l’opération et d’en économiser, les frais par les classifications de terres, par les méthodes du travail, par le contrôle de ses résultats.

Mais comment ne vit-on pas que ces classifications, ces méthodes et ces contrôles devaient être confiées à 10 ou 12000 évaluateurs inégaux en lumières et en expérience, sujets à toutes les préventions, à tous les préjugés de localités et nécessairement exposés à toutes les séductions du pouvoir, de la crainte, de l’espérance, et peut-être de l’intérêt. Des opérations aussi justement suspectes offraient encore une dernière difficulté ; c’est qu’on ne pouvait ni les rapprocher ni les généraliser, ni en faire un tout. L’évaluation de chaque propriété est, par sa nature, particulière et spéciale ; elle peut tout au plus se rapprocher de celles de sa classe, mais elle ne peut jamais être identique. Cela est si vrai que de toutes les terres comprises dans la même classe les propriétaires ne consentiraient pas à les échanger l’une contre l’autre, et si elles étaient mises en vente, elles ne seraient pas vendues au même prix. La raison en est évidente : il y a toujours dans ces classifications une certaine latitude qui entraîne l’arbitraire, et cet arbitraire, qui est peu de chose quand on le considère isolément, appliqué à 10 ou 11 millions de propriétés se répète 10 ou 11 millions de fois, de sorte que, peu de chose dans chaque unité, il est immense dans la totalité.

D’où il suit, que si dans le cadastre par masses on craignit avec raison qu’il ne se vérifiât, point dans la division jusqu’à l’unité, on dut sentir dans le cadastre parcellaire qu’on ne pourait remonter de l’unité à la totalité sans commettre d’épouvantables erreurs et tomber dans un chaos inextricable.

Cette vérité commença à se faire jour dès que le cadastre fut parvenu au tiers de ses opérations ; dès que chaque département en prévit les résultats, dès qu’on put les comparer avec la réalité. Ceux qui se croyaient les plus favorisés se plaignaient comme ceux qui se croyaient les plus maltraités, et cela ne pouvait pas être autrement dans un ordre de choses qui ne reposait que sur l’arbitraire on, ce qui est la même chose, sur l’opinion et la conscience de 10 ou 11 mille évaluateurs étrangers les uns aux autres, sans principe commun et sans aucun assujettissement à une loi générale et absolue.

Cette réclamation, pour ainsi dire universelle, fit renoncer au cadastre parcellaire de toute la France prise dans son ensemble, et on lui substitua le cadastre parcellaire de chaque département. Dans ce nouveau cercle le cadastre sera moins fâcheux, et cependant on s’abuserait encore beaucoup si l’on se persuadait qu’il réalisera toutes les espérances qu’on en a conçues.

Sans doute les inégalités de sol, de culture, d’avances et de débouchés sont moindres entre les propriétés du même département, des mêmes arrondissemens, des mêmes communes qu’elles ne l’étaient entre les communes et les arrondissemens de 86 départemens ; mais il en existe encore qu’on ne peut pas se flatter de faire disparaître parce qu’elles sont inhérentes à la nature des choses et aux imperfections de la nature humaine, et l’on doit s’attendre que lorsqu’on voudra soumettre aux évaluations cadastra les communes et les arrondissemens du même département ils feront les mêmes réclamations que celles qu’ont élevées les départemens lorsqu’ils ont prévu qu’il fallait s’assujettir à la loi cadastrale. Les résultats du cadastre départemental ne peuvent pas différer du cadastre général, les mêmes causes doivent produire les mêmes effets.

Le seul cadastre possible est le cadastre communal, ou par commune, parce-qu’il embrasse des terres dont la nature est parfaitement connue, dont les qualités sont identiques, dont les produits participent aux mêmes avantages ou souffrent des mêmes inconvéniens, parce que l’évaluation de leurs produits en quantité et en valeur vénale est effectuée par les mêmes individus, parce que leur évaluation peut être surveillée et contrôlée par toutes les parties intéressées, parce que les erreurs, les fraudes et les prédilections ont une telle notoriété qu’elles peuvent être redressées ou prévenues par la crainte de l’opinion générale, parce que les modifications qu’opèrent la marche du temps, de l’industrie particulière et générale peuvent s’effectuer facilement et sans de trop grands frais.

Encore ne faut-il pas perdre de vue qu’on ne peut tirer des cadastre communaux que des inductions hasardées d’une commune à l’autre, et à plus forte raison d’un arrondissement à l’autre. Toutes les fois que l’évaluation cadastrale n’est pas une et contradictoire dans toutes ses parties, surveillée et garantie dans son ensemble par la notoriété publique et l’assentiment de tous les propriétaires, elle est atteinte d’un vice intrinsèque qui l’attaque dans ses parties vitales, et la prive de toute force, de toute autorité, de toute puissance.

Si ces observations sont exactes, ce dont tout lecteur attentif est un bon juge, on doit en tirer la conséquence que les peuples et les gouvernemens se sont prodigieusement abusés dans l’opinion qu’ils s’étaient formée du cadastre. C’est ici surtout que l’expérience doit dissiper les illusions de la spéculation.

CANAUX. — En économie politique, les canaux sont des routes pour le transport des produits du travail du lieu de leur production, à celui de leur emploi ou de leur consommation.

On connait quatre sortes de routes pour ce genre de service.

Les unes, difficiles à franchir, ne servent à l’homme que pour le transport de faibles et d’improfitables fardeaux. S’il n’en avait jamais existé d’autres, tous les pays, malgré leur fertilité naturelle, seraient en grande partie incultes ou mal cultivés et réduits à une population faible et misérable. Sans débouchés pour l’excédant des produits, la production serait toujours limitée par les besoins de, la consommation ; et dès lors, plus de motifs et de moyens d’économie, d’accumulation, d’accroissement du travail, de prospérité publique et de richesse particulière et générale. Condamnés à rester stationnaires, les peuples n’auraient recueilli de l’abondance des récoltes qu’une richesse inutile, tandis que leur stérilité les eût exposés à d’effroyables calamités ; ils auraient eu également à souffrir d’avoir trop et de n’avoir pas assez. Telle est en effet la condition de tous las pays sans communication avec d’autres pays, ou dont les communications ne sont ouvertes qu’aux transports que l’homme peut effectuer avec ses seules forces. Là, il n’y a que souffrance et misère, et point d’espoir de soulagement pour la population, d’avancement, d’amélioration et de perfectionnement pour la société civile.

On n’est pas dans une situation beaucoup plus avantageuse, dans les pays où les routes n’offrent à l’homme d’autres ressources pour le transport de ses produits, que les bêtes de somme. Les secours qu’il tire de leur force ; de leur docilité, et souvent de leur adresse, sont infiniment restreintes et limitées. Quelle innombrable quantité de bêtes de somme ne faudrait-il pas, pour transporter le blé et le vin nécessaires à l’approvisionnement d’une population de 250,000 individus, et cependant, plusieurs départemens de la France sont dans ce cas. Si donc il n’y avait jamais eu pour arriver à ces départemens, que des routes praticables pour des bêtes de somme, ces départemens n’auraient jamais été ni peuplés, ni cultivés. Aussi, les nombreuses caravanes qui depuis tant de siècles traversent l’Afrique et l’Asie, n’ont-elles pu faire pénétrer l’agriculture, l’industrie et le commerce dans l’intérieur des terres, et la civilisation es"restée à peu près au même état où elle était dans les premiers âges du monde. Ce genre de transport n’a jamais servi qu’à la circulation des produits qui ont une grande valeur sous un petit volume, et sont plus propres à satisfaire la vanité et le luxe de quelques individus riches et puissans, qu’à stimuler l’activité des classes laborieuses, et à féconder les sources de la richesse.

Les routes qui concourent efficacement à la prospérité des peuples, à la richesse des nations, aux progrès de la civilisation, sont celles qui permettent de remplacer, les bêtes de somme par les animaux de trait. Ce nouveau mode de transport a sur l’autre d’innombrables avantages.

Il assure à la production des issues, partout où elle peut trouver des consommateurs.

Et il se recommande par l’étendue de ses forces, par sa rapidité et par son bon marché.

Lorsque avec deux chevaux attelés à une voiture de roulage, on effectue le même transport qu’avec trente chevaux et six hommes, on ouvre trois ou quatre fois plus d’écoulement à la production, on l’effectue trois ou quatre fois plus vite, et il en coûte trois ou quatre fois meilleur marché. Ce mode favorise, par conséquent, trois ou quatre fois l’accroissement de la production et de la consommation de la richesse et de la civilisation. Ces résultats sont infaillibles et dérivent les uns des autres, comme l’effet de sa cause. L’influence des routes sur le bien-être des hommes, et les destinées des peuples est si grande qu’on pourrait dire de leur puissance en civilisation, ce qu’Archimède disait de celle de son levier en mécanique.

Mais les routes par terre Be peuvent, sous aucun rapport, soutenir le parallèle avec celles qui sont ouvertes au transport par les canaux.

Le transport par attelage, qui l’emporte sur tous les transports par terre, a des limites qu’on ne pourrait pas dépasser, ou, si on pouvait les franchir ; il deviendrait si dispendieux ; qu’il arrêterait la consommation qu’il encourage.

Le transport par les canaux n’a pas cet inconvénient : non-seulement il offre au transport des ressources indéfinies et illimitées, mais leurs frais diminuent nec l’accroissement des masses transportées. Les canaux sont pour le commerce intérieur de chaque pars ce que les fleuves et les rivières navigables sont pour le commerce intérieur de quelques pays ou de quelques provinces favorisés par la nature, et ce qu’est la mer pour le commerce extérieur de tous les peuples et de tous les pays.

Sans le transport par mer, la moitié de la terre habitable n’eût jamais été habitée, et encore moins cultivée, peuplée et civilisée. Qu’on jette les yeux sur la carte du mande, à toutes les époques de l’histoire, et l’on verra partout la culture, l’industrie, le commerce et la civilisation commencer et fleurir dans le voisinage des mers, et de là s’étendre graduellement et successivement dans l’intérieur des terres, selon qu’il a été plus ou moins facile d’y pénétrer par des routes naturelles, on qu’on a été plus ou moins habile à en ouvrir d’artificielles.

Les avantages que tous les peuples tirent directement ou indirectement du transport par mer s’accroissent et se multiplient dans plusieurs pays par la navigation des fleuves et des rivières, et c’est encore dans leur direction qu’on suit la marche progressive de toutes les industries, de toutes les prospérités, de toutes les richesses. C’est par ces grands canaux de la nature, que la vaste étendue des mers s’avance jusque dans l’intérieur des continens pour les féconder et les enrichir.

Enfin les canaux, ouvrage de l’homme, complètent le système de la navigation générale, font participer aux bienfaits de ce genre de transport toutes les localités qu’ils parcourent et portent la vie, la force et la vigueur, jusqu’aux extrémités les plus reculées de chaque pays. Avec des canaux, toutes les localités du même pays peuvent faire arriver leurs produits dans tous les marchés du monde et entrer en partage de la richesse générale.

Quand on songe, que tous les peuples ont pu disposer de ce puissant mobile de la puissance sociale, que très-peu l’ont fait, ou ne l’ont fait que sur une très-petite échelle, on est conduit à cette réflexion, qu’après des milliers d’années le monde entre à peine dans la carrière de la société civile et de la civilisation.

CAPITAUX. — Les capitaux sont des économies accumulées et fixées dans un emploi : quand elles sont reproduites directement et immédiatement, ou médiatement et indirectement, elles sont le mobile et la mesure de la richesse des peuples. Voyez Accumulation.

Sans emploi les économies ne forment pas des capitaux, ne sont bonnes à rien, pas même à leur possesseur, et, ce qui est digne de remarque, elles sont fâcheuses et préjudiciables à l’état dont elles réduisent la somme des consommations et la masse des travaux que leur consommation aurait nécessités.

Si, par exemple, sur les produits qui composent son revenu, un individu économise cinq hectolitres de blé et les conserve dans son grenier, ils ne sont d’aucun profit ni pour lui ni pour personne ; ils sont comme s’ils n’existaient pas, et le travail qui les eût préparés pour la consommation n’a pas lieu. Dans ce cas l’économie sans profit pour l’économe fait éprouver une perte au travail du pays.

Mais, si au lieu d’être resserrés dans un grenier, les cinq hectolitres sont employés à créer une nouvelle branche de travail ou à rendre plus productives ou moins dispendieuses celles qui existent, et si ce travail les reproduit, comme cela arrive infailliblement quand le nouveau travail continue, ou quand le perfectionnement de l’ancien se soutient, alors les cinq hectolitres économisés forment un capital ; d’où il suit que tout capital est nécessairement une dotation du travail.

Cette doctrine a donné lieu à plusieurs controverses.

Il n’y a point à présent de difficulté sur les économies dont l’emploi les reproduit en matières agricoles. On est unanimement d’accord que les économies ainsi reproduites forment des capitaux.

On reconnait aussi, quoique avec quelque difficulté, que les économies qui sont reproduites en objets matériels sont des capitaux.

On n’est plus divisé que sur les économies dont l’emploi ne produit que des services honorables, utiles, agréables et de pure fantaisie, qui, après leur consommation, ne laissent aucune trace de leur existence, ne peuvent subsister que par des tributs imposés sur les produits des autres capitaux, et sont, par conséquent, un poids mort sur la production générale.

Parmi ces économies dont l’emploi ne crée que des services, on comprend ceux du souverain, du gouvernement, de l’administration, de l’ordre judiciaire, des armées de terre et de mer, des professions les plus graves et les plus frivoles, et de la domesticité.

Il faut convenir que les économies forcées ou volontaires qui ont successivement créé ces divers services ne sont ni directement ni indirectement reproduites par eux, et que ces services ne se continuent qu’avec les produits des autres capitaux ; mais ne sont-elles pas médiatement et indirectement reproduites par les secours qu’ils donnent aux divers emplois des autres capitaux, et par l’influence qu’ils exercent sur leur fécondité ? Nul doute à cet égard.

Le services qui semblent noir le moins de par à la reproduction des économies qui les ont fondés sont, sans contredit, ceux du gouvernement et ceux du culte religieux ; il est certain cependant que si ces services ne les reproduisent pas directement et immédiatement, ils concourent à leur reproduction, parce qu’ils donnent une plus grande fécondité aux autres travaux parce que sans leurs services protecteurs et tutélaires les emplois qui reproduisent directement les autres économies seraient moins féconds et moins profitables. Continuellement menacées dans leurs personnes et dans leurs propriétés, toutes les classes occupées dans les emplois de la reproduction matérielle seraient forcées d’employer une partie considérable de leur temps à se garantir de la paresse, des vices et des crimes de leurs concitoyens, ou à se défendre de l’ambition ou de l’avarice de l’étranger. Cet emploi de leur temps à des travaux étrangers à la production en diminuerait les produits ; et le revenu général serait de beaucoup inférieur à ce qu’il est, grâces à la protection du gouvernement, aux conseils, aux préceptes et aux soins des ministres de la religion.

Il est donc juste et raisonnable d’attribuer cet excédant de revenu à des services qui sont la cause et le moyen de leur production : peu importe que ces services ne concourent à le produire que d’une manière indirecte. Que de capitaux regardés comme productifs n’y contribuent pas autrement ! de ce nombre sont ceux qui alimentent les travaux du mineur, du fondeur, du forgeron, du taillandier, et de tous les arts qui fabriquent les machines, les instrumens et les outils si nécessaires ou si utiles à la production. Pourquoi donc si ceux-ci, sont réputés productifs parce qu’ils abrègent et facilitent le travail, les autres qui défendent, protégent et encouragent les travailleurs, n’auraient-ils pas aussi le droit de s’attribuer une part à la production ?

On peut en dire autant des services des classes littéraires et savantes, et de ceux des professions libérales, qui en éclairant les hommes sur la direction la plus profitable à donner à leurs travaux, sur leurs droits réciproques dans le partage des produits, et sur la justice, l’utilité et la convenance de leurs transactions, en assurant l’exécution de leurs contrats, en les soulageant dans leurs infirmités, et les consolant dans leurs malheurs, rendent le travail plus facile, plus actif et plus productif. Leurs forces sont autant de leviers qui opèrent sur la production de la même manière que le capital fixe dont nous parlerons dans un instant. Il n’y a de différence que dans un seul point. L’opération du capital fixe est physique et matérielle, tandis que l’action des classes litteraires et savantes, et des professions libérales est intèlleèt1Îelle et morale.

Enfin les classes, qui ne rendent que des services frivoles et domestiques, ne sont pas non plus sans influence sur la production générale, et ne lui sont pas moins profitables.

Sans doute, si les hommes n’étaient placés sur la terre que pour produire et pour consommer, on aurait de la peine à comprendre comment des services qui ne tendent qu’à distraire les producteurs des travaux de la production, sont cependant une de ses causes efficientes, et contribuent en effet à sa plus grande fécondité.

Mais si la production et la consommation ne sont pas la fin et le terme des destinées humaines, et ne doivent être envisagées que comme des moyens de cultiver les facultés intellectuelles et morales, cette noble partie de la nature humaine, et de rendre la vie aisée, agréable et commode, les services réputés les plus frivoles ont un véritable prix pour les producteurs, et, par conséquent, ne sont pas sans profit pour la production. Ils y participent les derniers, sans doute, mais on ne peut leur contester la part qu’ils y prennent.

Ainsi il me paraît évident que les économies accumulées et fixées dans un emploi sont des capitaux, soit que cet emploi les reproduise en produits agricoles, ou en objets matériels, ou en services ; la seule condition, et elle est indispensable, c’est que les économies soient reproduites librement et volontairement, ce qui est hors de tout doute tant que leur emploi subsiste.

Et comment concevoir qu’il en sait autrement ; lorsqu’on considère les divers emplois des économies dans leurs relations mutuelles et réciproques ? les services n’ont-ils pas une valeur comme les objets matériels, et ceux-ci comme les objets agricoles ; et la valeur relative des uns et des autres ne dépend-elle pas également d’une seule et même loi, de la loi du marché ? là où il y a valeur entre les choses reproduites, il y a nécessairement identité entre les causes qui les produisent, et il est rationnellement impossible que des causes dont les effets sont les mêmes, les unes, soient productive et les autres improductives, de capitaux.

Enfin n’est-ce pas étrangement s’abuser que de classer parmi les capitaux les économies fixées dans les emplois de la production, et de rejeter de cette classification des économies fixées dans des emplois qui assurent la consommation des produits des autres capitaux ? ceux-ci ne sont-ils pas nécessaires à ceux-là ? et s’il est vrai de dire que sans la production il n’y aurait pas de services consommateurs, il est tout aussi certain que sans les services consommateurs la production qu’ils consomment n’existerait pas. Je dirai plus ; s’il fallait balancer les avantages des capitaux de la production et de ceux de la consommation, et déterminer leur influence réciproque sur les progrès de la richesse, nul doute que la balance ne penchât en faveur des capitaux de la consommation.

On ne consomme pas parce qu’il y a des produits à consommer, mais on produit lorsqu’on a la certitude ou l’espérance de la consommation ; ce serait donc méconnaître les véritables principes de la science économique, que de détourner la direction des économies des emplois de la consommation, pour les porter par prédilection vers les emplois de la production. Plus on multiplie les services consommateurs, plus on favorise la production. Il n’y a qu’une seule exception à cette loi générale, c’est lorsque les services consommateurs sont imposés forcément aux producteurs, et ne sont pas volontairement et librement rétribués par eux. (Voyez Consommation).

Il ne faut en effet que jetter un coup d’œil rapide sur la marche des capitaux pour reconnaître qu’elle est d’autant plus sûre et plus rapide qu’elle forme plus de capitaux de consommation, que de capitaux de production.

Là où chaque producteur est l’unique consommateur de ses produits, la production est nécessairement bornée à la consommation du producteur, et réduite à cet état elle est bien faible, et laisse souvent en souffrance le producteur et le consommateur : te lest le sort des temps antérieurs à la création des capitaux. Pendant leur durée, on ne voit pas pourquoi on formerait des capitaux, ni à quoi ils pourraient être bons.

Mais quand, avec ses économies sur la production, le producteur parvient à se créer un consommateur qui lui donne un équivalent de sa consommation, soit en objets réels, soit en services, alors la production augmente avec la consommation, et c’est par l’action de la production sur la consommation, et de la réaction de la consommation sur la production, que s’est formée la masse des capitaux dans tous les pays, qu’elle s’y conserve, et peut s’accroître indéfiniment.

Ce qui démontre jusqu’à l’évidence que si, comme l’enseigne Adam Smith, l’origine des capitaux remonte à la division du travail, leur progression ne suit pas, comme l’a cru cet illustre écrivain, les progrès des capitaux de la production, mais ceux des capitaux de la consommation.

C’est par une méprise évidente, que cet écrivain s’est imaginé que les capitaux de la consommation peuvent faire obstacle aux capitaux de la production, et que la disproportion des uns avec les autres peut leur être également fatale. Il n’a pas fait attention qu’on ne peut pas consommer sans donner au producteur un équivalent dont il se contente, et pour lequel il consent à produire ; donc il est de toute impossibilité que la consommation puisse jamais porter aucune atteinte à la production ; et ce serait égarer la science, que de subordonner la consommation aux forces de la production ; c’est, au contraire, dans )a consommation que la production puise toutes ses forces.

Les capitaux forment plusieurs classes qui ont chacune leur dénomination particulière.

Les uns consistent dans l’accumulation de toutes les économies, dont la production sert à la subsistance générale, et fournit la matière première de tous les travaux. On leur donne le nom de capital circulant, parce qu’ils ne donnent de profit à leur possesseur, que par leur circulation du producteur à toutes les classes d’ouvriers qui leur donnent successivement les préparations nécessaires à leur consommation, des classes industrieuses à celles du commerce, et de celles-ci aux consommateurs. La circulation est le caractère propre de ce genre de capitaux, et motive suffisamment leur dénomination de capital circulant.

D’autres capitaux se composent des améliorations du sol, des machines, des outils, des instrumens de tout travail ; et de tout objet qui produit un revenu ou des profits sans changer de maître et sans aucune circulation ; ils portent le nom de capital fixe.

On a long-temps hésité à assigner à la monnaie d’or et d’argent, une place parmi les capitaux. Tantôt on la regardait comme formant seule des capitaux, et sa présence inévitable dans tous les emplois du capital devait produire cette illusion ; mais elle se dissipe enfin, et l’on sait maintenant que la monnaie d’or et d’argent n’est qu’un instrument des échanges et de a circulation des valeurs, et l’on n’hésite plus à la comprendre dans le capital fixe.

La même incertitude s’est fait sentir par rapport aux capitaux prêtés à intérêt, on ne savait pas s’ils ne devaient pas former une classe à part ; mais, avec plus de réflexion, on a reconnu que ce nouvel emploi ne change rien à leur caractère de capitaux, et qu’il n’y a de changement que dans la main qui en fait l’emploi.

Enfin la terre, cette source féconde de toutes les richesses, semblait une anomalie dans la classification des capitaux, et l’on se persuadait qu’elle devait leur rester étrangère ; mais elle est si peu de chose sans le capital et le travail qui la mettent en culture, et elle a une si grande valeur quand elle est bien cultivée, qu’il est impossible de n’être pas frappé de sa parfaite analogie avec le capital fixe ; aussi n’hésite-t-on pas à la comprendre dans ce capital.

Indépendamment du capital circulant et du capital fixe, il y a une troisième sorte de capital qui ne contribue point à la formation de la richesse du pays, mais qui en fait pour ainsi dire le fonds principal, le supplément et la réserve.

Telles sont toutes les accumulations de vêtemens, de maisons, d’hôtels et de palais, de meubles, d’ustensiles de table et de cuisine, de métaux travaillés, de tableaux, de statues, de vases et de pierres précieuses, de routes, de canaux, de ports, de forteresses et d’arsenaux, d’églises, d’hospices, de prisons, de monumens publics, et de l’universalité des objets durables d’utilité, de commodité et d’agrément dont la possession distingue les peuples civilisés t et marque pour ainsi dire les divers degrés de civilisation.

Ainsi trois sortes de capitaux :

Le capital circulant,

Le capital fixe,

Et les capitaux accumulés pour la consommation actuelle, prochaine et éloignée.

Les capitaux sont plus ou moins profitables pour l’état ou pour leur possesseur ; selon leur emploi et leur destination ; souvent l’emploi le plus profitable pour le capitaliste l’est moins pour l’état, et vice versa ; cela arrive surtout lorsque les profits du capital sont élevés, alors ils donnent de plus grands profits aux capitalistes ; mais ils sont d’un moindre avantage pour l’état, la raison en est évidente.

Les capitaux sont des avances faites au travail pour la production, à l’industrie pour la mise en état de consommation des produits, au commerce pour le transport des produits, soit aux manufactures, soit au consommateur. Plus ces avances donnent de profits au capitaliste, plus les objets de consommation sont à un prix élevé ; plus la consommation est chère, plus elle est réduite, plus sa réduction porte atteinte à l’aisance générale, et, par conséquent, plus elle circonscrit dans d’étroites limites la reproduction, cette source féconde de la richesse générale.

Quand, au contraire, les avances du capitaliste ne lui donnent que des profits modérés et même médiocres, tous les travaux de la production, des manufactures, du transport des produits, de la circulation des valeurs, sont moins dispendieux, se vendent à meilleur marché, ont un débit plus facile, sont plus sûrement et plus rapidement consommés ; l’aisance est générale, la prospérité progressive et le pays riche et puissant.

L’intérêt du capitaliste est donc, sous ce rapport, en opposition directe et absolue avec l’intérêt général de l’état.

Cette doctrine a été récemment combattue dans un ouvrage périodique qui a une grande célébrité et qui la mérite ; mais a-t-elle été réfutée ? il est permis d’en douter.

On avance que ce n’est pas la masse du capital, mais ses intérêts qui assurent les progrès de la richesse et de la population, et que dans tout pays où les profits du capital sont faibles et où l’on ne peut les élever, ce pays a terminé sa carrière, atteint le terme de sa prospérité, de sa grandeur et de sa puissance. On en donne pour preuve la situation de la Hollande et de l’Angleterre.

Quelle que soit l’importance de cette assertion, elle n’a pas même le mérite d’être spécieuse et ne peut pas ébranler les principes qu’elle attaque.

Les capitaux, comme tout ce qui rapporte des profits à son propriétaire, ne sont plus ou moins productifs pour lui que le selon la loi de leur rareté ou de leur abondance : y a-t-il plus de capitaux à placer que de placemens à faire, le profit des capitaux est faible pour le capitaliste ; mais on aurait tort d’en conclure que le capital n’est productif pour l’état que dans la proportion des profits du capitaliste. Un capital qui ne rapporte que 2 pour 100 au capitaliste peut donner de très-grands profits à l’état.

Qui donc profite de l’excédant des bénéfices du capital après le prélèvement des profits du capitaliste ? car cet excédant ne peut arriver à l’état ou à tous que par des individus isolés ou réunis.

Ce n’est pas à l’ouvrier que le capital emploie ; son salaire ne profite pas plus de la baisse des profits du capital, que ceux-ci de la baisse des salaires. Les salaires du travail, comme les profits du capital, dépendent exclusivement de l’abondance ou de la rareté des ouvriers, et des capitaux comparés à l’abondance ou à la rareté de l’ouvrage et des placemens. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher l’écoulement des bénéfices du capital au delà des profits du capitaliste ; et avec la plus légère attention on la découvre dans les bénéfices des spéculateurs sur tous les genres de travail. C’est à leur génie que les bénéfices appartiennent, parce qu’ils en sont les produits.

Qu’importe en effet que l’armateur ne paie que pour 100 du capital qu’il emploie, si l’emploi qu’il en fait lui rapporte 25 à 30 pour 100 ? Dans ce cas, les profits du capital ne sont pas pour un pays de deux, mais de 25 à 30 pour 100.

Ce qui est vrai de l’armateur l’est également du manufacturier, du cultivateur et de toutes les classes de producteurs et de commerçans. Tous peuvent ne donner que de faibles profits au capital et en tirer de très-grands pour le prix de leurs talens, de leurs connaissances et de leur génie. Cette vérité n’est pas nouvelle, elle est passée en proverbe dans cet adage : tant vaut l’homme, tant vaut la terre.

Si les gouvernemens n’avaient jamais perdu de vue cette vérité proclamée par l’expérience des siècles, s’ils avaient toujours protégé, encouragé, favorisé le développement des facultés intellectuelles, la circulation des lumières et les progrès de la raison universelle dans toutes les classes de la population, qui peut prévoir jusqu’où s’étendraient les profits des capitaux pour un état ? Comment n’a-t-on pas observé que ce n’est que depuis que les sciences spéculatives ont été appliquées à la direction, des capitaux, qu’ils donnent de si grands profits aux peuples et leur en promettent de plus grands encore ? Comment ne s’aperçoit-on pas qu’il y a une extrême contradiction à appeler les richesses de tous ses vœux et à arrêter la circulation des lumières qui en sont la source féconde et inépuisable ? Qu’on ne s’épouvante pas de cette alliance des richesses et des lumières ; elle n’est dangereuse que pour le pouvoir qui opprime, jamais pour le pouvoir qui protége. L’histoire des bons rois en offre une preuve irrécusable, Je bien qu’ils firent à leurs peuples fut payé de leur amour ; et cependant presque tous vécurent dans des temps où tout le bien qu’ils firent se réduisit à ne pas faire du mal ou à empêcher celui qu’on faisait avant eux. Comment cette leçon de l’histoire n’a-t-elle pas encore dissipé les terreurs que l’alliance des lumières et des richesses inspire aux gouvernemens même les plus éclairés ? Les peuples en tirent la conséquence qu’elles ne paraissent si redoutables aux gouvernemens que parce qu’elles rendent plus difficiles leurs entreprises contre les libertés publiques. Je suis plus disposé à croire qu’ils les redoutent pour leur pouvoir ; mais c’est une erreur grave, l’exemple de l’Angleterre prouve évidemment que les richesses et les lumières ne sont point incompatibles avec le pouvoir.

Si donc les profits des capitaux sont toujours pour l’état proportionnés aux lumières et aux talens de ceux qui en dirigent l’emploi, que doit-on conclure de leur baisse ? pas autre chose, sinon qu’il y a concurrence dans le talent et le génie qui dirigent l’emploi du capital, comme dans le capital même ; mais loin de s’en affliger, il me semble qu’il faut s’en applaudir, parce qu’il en résulte que tout dans cette partie a atteint le plus haut degré de perfectionnement, et que l’espèce humaine jouit de, toute la somme de bien-être réservée à sa nature.

Que si les écrivains que je réfute ne s’affligent de la baisse des profits du, capital que parce qu’on ne peut plus prélever de gros profits sur l’ignorance des peuples et l’infériorité des talens de ceux qui en font l’emploi, ils peuvent avoir raison, mais ils doivent sentir que dans ce cas, qui me paraît encore bien loin de se réaliser, ils veulent enrichir les uns aux dépens des autres, ce qui n’est ni l’objet ni le but de l’économie politique. (Voyez ce mot.)

Non-seulement les profits des capitaux sont plus, grands pour un état en proportion des lumières et des talens de ceux qui en font l’emploi, mais aussi suivant la direction de leur emploi. Parmi ces directions, les unes sont certainement préférable aux autres ; mais quelles sont celles qui doivent être préférées ? Voilà sur quoi on n’est pas d’accord.

Adam Smith enseigne que l’emploi le plus avantageux du capital est celui qui met en mouvement la plus grande quantité du travail productif, et élève d’autant plus la valeur annuelle de la terre et du travail.

Cette doctrine me paraît entièrement illusoire.

La quantité de travail productif que le capital met en mouvement dans un pays ne lui est profitable qu’après le prélèvement des frais que le travail a coûté ; les frais du travail ne sont ni ne peuvent être d’aucune utilité pour un pays (voyez Salaires), et quand on prélève les frais que coûte la mise en mouvement d’une grande quantité de travail productif, il reste bien peu de profits pour l’emploi du capital

Sans contredit, le capital employé à la culture d’une mauvaise terre met en mouvement une plus grande quantité de travail productif, et même élève davantage la valeur du produit annuel de la terre et du travail que le même capital employé à la culture d’une bonne terre ; il faut, en effet, plus d’engrais pour la féconder, plus de travaux pour l’améliorer, plus d’ouvriers pour la cultiver. Il y a donc une plus grande quantité de travail productif mise en mouvement. L’emploi du capital élève même la valeur du produit annuel de la terre et du travail beaucoup au delà de l’emploi du même capital sur une bonne terre, si, comme l’avance un écrivain récent, la valeur des produits agricoles d’un pays est toujours déterminée par les frais que coûte la production des mauvaises terres ; assertion que je suis loin de partager, comme on le verra au mot valeur ; mais qui du moins suffit à la démonstration qui m’occupe.

Et cependant si le capital d’un pays était employé tout entier à la culture des mauvaises terres, qui doute que le pays ne fût réduit à la plus grande pauvreté ? Son capital mettrait pourtant en mouvement une grande quantité de travail productif, il nourrirait une population nombreuse, et élèverait par conséquent la valeur du produit annuel de la terre et du travail ; mais dans tout cela on chercherait vainement les produits du capital, ils seraient en grande partie dévorés par les frais du travail.

Ce résultat est rigoureusement le même dans l’application du même principe à tous les emplois du capital.

Nul doute que l’agriculture ne mette en mouvement, une plus grande quantité de travail productif, et n’élève plus haut le produit annuel de la terre et du travail que celui qui est employé dans les manufactures et le commerce ; mais les profits du capital pour l’état ne sont pas pour cela plus considérable, ils sont même bien inférieurs, parce que la plus grande partie des produits est absorbée par les frais de production, et par conséquent n’est d’aucune utilité pour l’état.

En un mot, si un capital de 100,000 fr. employés dans l’agriculture qui met en mouvement 500 ouvriers et élève la valeur du produit annuel de la terre et du travail à 150,000 fr., ne donne que 10,000 fr. de produit net, les profits du capital pour l’état ne seront que de 10,000 fr.

Si le même capital employé dans les manufactures et le commerce ne met en mouvement que 200 ouvriers et n’élève la valeur du produit annuel de la terre et du travail qu’à 140,000 fr., mais donne un produit net de 25,000 fr., il est évident que les bénéfices du capital employé dans les manufactures et le commerce seront plus considérables pour l’état que ceux du capital employé dans l’agriculture.

Or c’est là précisément ce que réalisent les emplois du capital dans l’agriculture, les manufactures et le commerce. Ils sont d’autant plus productifs pour l’état qu’avec une moindre quantité de travail mise en mouvement ils donnent un plus grand produit net. Cette loi est irréfragable, et elle n’a échappé à l’auteur de la Richesse des nations que parce que de son temps on regardait la population comme un élément de richesse, de force et de puissance, et qu’on ne savait pas que cela n’est vrai que de la population disponible, de celle qui vit du produit net.

Ainsi il faut tenir pour certain que l’emploi du capital le plus productif pour un état est celui qui donne le plus grand produit net, et en faisant l’application de cette règle aux divers emplois du capital, on reconnait qu’ils se placent dans l’ordre suivant :

Le commerce étranger,

Le commerce intérieur,

Les manufactures,

Et l’agriculture.

Si l’on est divisé sur les emplois du capital les plus productifs pour l’état, on est encore moins d’accord sur la part des capitalistes dans les profits de l’emploi du capital. Cette part est-elle égale pour tous les capitalistes dans les emplois qui se font dans le même arrondissement ?

On n’en fait aucun doute, et l’on se fonde sur la concurrence qui ferait nécessairement disparaitre l’inégalité des bénéfices des divers emplois si elle pouvait exister ; mais, quelque accréditée que soit cette opinion, elle ne me paraît pas mieux fondée.

Les capitaux ne peuvent rien par eux-mêmes ; ils ne sont plus ou moins profitables que par l’adresse et l’habileté de ceux qui les emploient ; adresse et habileté qui, n’étant pas les mêmes dans tous les emplois, ne peuvent donner des profits égaux. Quand on pourrait séparer le capitaliste de son capital, ce qui ne peut avoir lieu que dans des cas très-rares, il faudrait toujours, pour que les capitaux donnassent des profits égaux dans tous les emplois, que les capitalistes qui les font valoir fussent tous doués des mêmes talens, de la même activité et des mêmes soins, et c’est ce qui est moralement impossible. Il y a donc, indépendamment des causes locales et temporaires, une cause nécessaire et permanente de l’inégalité des bénéfices des capitalistes dans les divers emplois du capital dans le même arrondissement, et de cette cause dérivent les progrès des arts et de l’industrie générale.

D’un autre côté, il est également certain que quand les capitalistes du même arrondissement pourraient se disputer les emplois les plus avantageux du capital, et, par conséquent, égaler leurs bénéfices, très-peu pourraient retirer leur capital de l’emploi dans lequel ils l’ont engagé. Les capitaux ne sont pas plus que les capitalistes libres de se porter dans l’emploi le plus avantageux. Chaque capitaliste reçoit l’éducation convenable à l’emploi dans lequel il veut porter son capital ; s’il se trompe dans le choix qu’il fait, il n’est pas toujours le maître d’en faire un autre et de courir à celui qui lui paraît le plus profitable. Que devient donc l’argument de la concurrence ? Très-spécieux dans la théorie, il est illusoire et sans effet dans la pratique. Les profits du capital pour le capitaliste sont et seront toujours proportionnés à l’habileté et au talent de celui qui les fait valoir.

Concluons donc que les capitaux sont les économies accumulées et fixées dans des emplois qui les reproduisent directement ou indirectement, immédiatement ou immédiatement, qui, quand elles sont reproduites, forment trois classes distinctes qui, sous les dénominations de capital circulant, de capital fixe et de capital accumulé, sont le mobile et la mesure de la richesse productive et de la richesse produite ; que dans l’emploi du capital, l’intérêt de l’état diffère de l’intérêt du capitaliste, en ce que celui-ci veut les plus hauts profits, et l’autre, les plus modérés et même les plus médiocres ; que quant à la direction des emplois du capital, les plus profitables pour l’état sont ceux qui lui donnent le plus grand produit net ; que les profits des capitalistes sont toujours déterminés, par leur adresse et leurs talens, à les faire valoir, et que, par conséquent, on ne peut jamais les soumettre à l’égalité dans le même arrondissement, parce que la concurrence qui devrait l’opérer n’existe pas et ne peut pas exister là où il n’y a pas égalité de faculté et de puissance dans les concurrens.

Ici finit tout ce que la science enseigne sur les capitaux ; mais ce qu’elle ne dit pas, et ce qu’il importe de savoir, c’est que le travail de prévoyance, ce premier mobile du bien-être des individus, de l’aisance des classes industrieuses, et de la richesse générale, ne commence qu’avec le capital, ne s’étend ou ne s’arrête qu’avec lui, et que de leur union indissoluble dépend la condition actuelle et future des peuples et des gouvernemens. Cette vérité jusqu’ici inaperçue commence à se faire jour, et déjà les possesseurs des capitaux se placent parmi les arbitres du pouvoir. Quel sera le résultat de cette invasion de l’économie sociale dans l’état politique, c’est ce qu’il serait imprudent de faire pressentir, mais il me semble que cette influence ne peut qu’être favorable aux progrès des libertés publiques et de la civilisation. (Voyez Profits.)

CHANGE. — C’est l’appréciation de la valeur réelle de la monnaie de chaque pays, et de l’agio qu’il faut recevoir ou payer pour en établir le pair. On a donné à cette opération le nom de change, parce qu’elle met effectivement toutes les monnaies en état de s’échanger l’une contre l’autre, opération de la plus haute importance pour le commerce étranger, et sans laquelle il n’aurait pas lieu.

En effet, lorsque le commerce de France fait venir des marchandises d’Angleterre, il les achète et doit les payer en liv. sterl., qui sont la monnaie de ce pays.

Soit qu’il les revende en France ou dans d’autres pays, il ne peut en fier le prix sans comparer la monnaie dans laquelle il les a achetées et payées, avec celle dans laquelle il doit les revendre. Si celle-ci est plus faible, il doit augmenter son prix, jusqu’à ce qu’il y trouve avec son bénéfice la monnaie plus forte qu’il doit payer. Si, au contraire, il revend en monnaie forte, et doit payer en monnaie faible, il peut baisser son prix de toute la différence de la monnaie forte à la monnaie faible.

Ce qui fait que chaque monnaie est forte ou faible, c’est la quantité d’or ou d’argent qu’elle contient, différence que l’agio fait disparaître. (Voyez Agio.)

Quand l’agio a égalé les monnaies, on a le pair des monnaies ; mais ce pair n’est pas celui du change, ce n’est que lorsque les monnaies sont arrivées dans le lieu ou elles doivent s’échanger, que le change peut s’en effectuer ; mais leur transport d’un lieu à l’autre exige des frais plus ou moins considérables, qui doivent être ajoutés à l’agio pour former le pair du change.

Les frais du transport ne sont pas toujours nécessaires, et souvent n’ont pas lieu. Si, par exemple, le commerce de France, qui a acheté des marchandises en Angleterre, lui en a vendu autant qu’il en a acheté, alors les deux commerces se libèrent de leurs dettes respectives par leurs créances réciproques. (Voyez Lettres de change). Dans ce cas le pair du change est le même que le pair de la monnaie.

Mais si les dettes et les créances des deux commerces sont inégales, si l’un doit plus qu’il ne lui est dû, il doit ajouter à l’agio de la monnaie qu’il doit payer, les frais de son transport dans le lieu du paiement, et alors le pair du change se compose, pour le commerce débiteur, de tout ce, que lui coûtent la différence des monnaies et les frais du transport en monnaie de la portion de sa dette qui excède sa créance.

Il a encore un moyen de se libérer sans bourse délier de ce qu’il reste devoir après la compensation de ses achats avec ses ventes, c’est lorsque de ses relations commerciales avec un autre peuple il résulte pour lui une créance. Dans ce cas il peut se libérer en transportant au peuple dont il est débiteur sa créance sur le peuple dont il est créancier. Si, par exemple, le commerce de France, resté débiteur de celui de l’Angletterre, est créancier de celui de la Hollande d’une somme égale à celle dont il est débiteur envers le commerce anglais il se libère envers celui-ci par le transport de sa créance sur l’autre ; et dans ce cas, le pair du change n’est et ne peut être affecté que par l’inégalité des monnaies.

De sorte qu’en dernière analyse, le change n’est ordinairement défavorable à un pays que dans la proportion de la différence de la monnaie faible à la monnaie forte, et jusqu’à concurrence de l’excédant de ses importations sur ses exportations ; mais quel est le résultat de ces deux causes de la baisse du change ?

Si cette baisse provient de la monnaie faible ; nulle perte pour le pays qui est obligé par le change de l’égaler à la forte, à moins de prétendre qu’on a ou qu’on peut avoir autant de produits avec une monnaie faible qu’avec une monnaie forte, ce qui est absurde. On ne perd rien en payant en monnaie forte, parce qu’on a eu plus de produits qu’on n’en aurait eu si l’on n’avait payé qu’en monnaie faible. La baisse du change, en rétablissant le pair des monnaies, ne fait que payer le prix dû pour ce qu’on a acheté ; il maintient les échanges entre l’acheteur et le vendeur, et les assujettit au même poids et à la même mesure. Il n’y a donc là ni perte ni profit pour personne.

D’un autre côté, si la baisse du change dérive de l’infériorité des exportations sur les importations, nul désavantage encore. Si l’excédant des importations a servi à l’amélioration du pays, à le rendre plus productif, à le mettre en état d’augmenter ses exportations ; ce qui arrive à toutes les colonies, à tous les pays nouveaux qui entrent dans la carrière du travail et de la civilisation, il y a avantage et profit, même dans le cas où le change leur est défavorable.

Supposera-t-on que l’excédant des importations consommé en pure perte appauvrit d’autant plus le pays ? Cette dissipation ne serait pas de longue durée, car quel moyen aurait-on d’en payer la valeur ? Y emploierait-on la monnaie ? Mais elle n’abonde pas dans un pays qui importe plus qu’il n’exporte, et qui par conséquent consomme plus qu’il ne produit. La monnaie n’abonde que dans les pays riches, et elle est nécessairement rare dans les pays dissipateurs, et par conséquent pauvres. Sa rareté est même une des causes ou des effets de la pauvreté. La monnaie doit être plus chère dans le pays pauvre, où elle est rare, que dans le pays riche, où elle abonde. Il est donc impossible de supposer que le pays pauvre paiera l’excédant de ses importations avec sa monnaie dont il a le plus grand besoin, et qu’elle sera reçue comme un bon équivalent par le pays qui, non-seulement n’en a aucun besoin, mais qui ne pourrait s’en servir sans détériorer la sienne par la trop grande abondance de l’une et de l’autre. On se fait donc des notions fausses et peu réfléchies du change, lorsqu’on se persuade que sa baisse peut résulter de ce qu’un pays achète plus à l’étranger qu’il ne lui vend.

On est cependant tellement prévenu à cet égard que chaque pays croit voir dans l’état du change des symptômes infaillibles de prospérité ou de décadence, et l’on s’en afflige ou l’on s’en félicite, selon que ces symptômes sont favorables ou contraires : mais il me paraît évident qu’on se berce de vaines illusions. On en a tellement le pressentiment qu’on a senti le besoin de rétablir le pair du change, en faveur des pays auxquels il est contraire ; et qu’a-t-on imaginé ?

On suppose que quand le change est défavorable à un pays, il donne sa monnaie pour se libérer, et qu’alors elle devient si rare, et par conséquent si chère, que les produits du pays tombent à bas prix, ce qui excite les autres peuples à les exporter et rétablit en sa faveur l’équilibre du change.

Mais on ne fait pas attention que si, comme on le suppose, le change n’est contraire à un pays que parce qu’il vend moins à l’étranger qu’il, n’achète de lui, il est dans l’impossibilité d’augmenter ses ventes, même par la baisse du prix de ses produits.

Car s’il ne vend pas à l’étranger autant qu’il achète de lui, ce n’est pas parce que ses prix sont trop élevés, cela n’arrive jamais à un pays débiteur, mais c’est parce que l’étranger ne veut pas une plus grande quantité de ses marchandises, ou parce qu’il ne peut pas en produire une plus grande quantité. Dans ces deux cas, il est impossible à un pays de rétablir son change par la baisse du prix de ses produits.

Il est donc permis de penser que la hausse et la baisse du change n’ont, pour tous les pays, d’autre cause que le mauvais’ état de leur monnaie ; et, dans ce cas, cette hausse et cette baisse leur sont entièrement indifférentes, et ne peuvent être considérées comme des signes de leur prospérité ou de leur décadence.

Il n’y a qu’un seul cas où le symptôme de la baissé du change est aussi certain qu’il est illusoire dans tout autre ; ce cas est celui où un pays se trouve débiteur de l’étranger, sans en avoir rien reçu, comme il arrive lorsqu’il paie des subsides volontaires, des tributs forcés, et des bénéfices dans les spéculations de la bourse. Dans tous ces cas, il ne peut se libérer par la voie du commerce, qu’autant que ses exportations dépassent ses importations, ce qui est rare ; il faut donc que ses créanciers prennent ses produits en plus grande quantité qu’ils ne le feraient, s’ils ne les recevaient pas gratuitement, et cet excès d’exportation maintient en effet, ou rétablit l’équilibre du change.

Ces perturbations sont les seules causes qui me paraissent justifier les alarmes que cause à un peuple la baisse de son change. Toute autre cause est indifférente, et me paraît dériver uniquement du mauvais état des monnaies.

CIRCULATION. — En économie politique, ce mot exprime deux opérations distinctes, quoique corrélatives.

L’une embrasse le transport des produits du travail qu’effectue le commerce dans leur long trajet du producteur au consommateur.

L’autre consiste dans l’emploi des valeurs qui servent au paiement des produits à chaque mutation du producteur au marchand, des marchands entre eux, et du marchand en détail au consommateur.

Les principes régulateurs de ces deux circulations font nécessairement partie de ceux qui dirigent le commerce dans toutes ses ramifications, et de ceux qui établissent la nature, l’espèce et les effets des valeurs. On ne peut donc les présenter ici dans toute leur étendue sans sortir du sujet, ni les restreindre à ce qui concerne l’une et l’autre circulation sans les morceler, et par conséquent sans altérer la force et la clarté qui résultent de leur liaison, de leur enchaînement et de leur ensemble. C’est donc aux mots commerce et valeur, qu’il faut chercher la théorie de la circulation, en économie politique.

COLONIES. — Ce mot exprimait chez les Grecs l’émigration, l’abandon du pays. Elles avaient lieu lorsque la population, qui ne pouvait pas pourvoir à ses besoins dans un pays trop peuplé ou trop pauvre, le quittait et allait chercher un meilleur sort dans un pays inhabité, barbare et mal ou point cultivé. Quelle fut la part des gouvernemens de la Grèce dans leurs nombreuses colonisations ? où puisèrent-ils les ressources qu’elles nécessitaient, et qu’on ne devait pas trouver facilement dans un pays qui ne pouvait pas entretenir sa population ? cela n’est pas facile à concevoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que les colonies grecques furent toujours indépendantes de la mère-patrie, et ne conservèrent avec elles que des relations de commune origine, de parenté et de service. Leur dévouement réciproque fut grand, mais il n’eut jamais le caractère de l’autorité et de l’obéissance.

À Rome le mot colonie exprimait un établissement militaire dans un pays subjugué. Elle n’était pas déterminée par la nécessité d’ouvrir un écoulement à une population surabondante ce mal n’est point à craindre chez un peuple conquérant, et Rome eut plus souvent besoin de recruter que d’évacuer sa population. Ses colonies avaient un autre objet, c’était d’établir sa domination sur des pays conquis, mais peu façonnés au joug et qu’il fallait y accoutumer ; les colonies étaient par conséquent plus politiques et militaires qu’économiques ; elles étaient conformes à l’esprit et au génie d’un peuple essentiellement conquérant, et elles furent toujours pour lui l’occasion et le moyen d’étendre ou d’affermir ses conquêtes.

Les colonies modernes, de l’Europe dans les deux continens et les îles du nouveau monde n’ont rien de commun avec celles de la Grèce et de Rome. Elles sont les tristes résultats des dissensions religieuses et politiques, de la persécution du fanatisme, de l’oppression du pouvoir et de la folle ambition des possessions des mines d’or et d’argent, qu’on regardait comme la source féconde et inépuisable des richesses. C’est à cette effervescence des passions et dei sottises de l’ancien monde que sont dues la découverte, la plantation, la population, les richesses et la civilisation du nouveau monde, dont les destinées ont déjà exercé une si grande influence sur celles de l’ancien, et paraissent devoir le fixer dans une carrière sociale tout-à-fait différente de celle qu’il avait suivie auparavant. Jamais de plus grands effets ne résultèrent de plus honteuses et de plus misérables causes.

L’Europe ne connut pas d’abord le prix de ses colonies, et ne leur accorda pas toute l’attention qu’elles méritaient. Elle n’y voyait qu’une pépinière de sujets séditieux et rebelles qui échappaient à ion autorité et bravaient sa puissance. Ce ne fut que lorsqu’elles formèrent des populations nombreuses, des cultures vastes et variées, des produits abondans et précieux, que l’on comprit toute leur importance, et qu’on leur accorda une considération’ qu’on leur avait refusée jusqu’alors ; encore ne fut-ce que sous le rapport du commerce que l’Europe établit des relations avec ses colonies. Elle se montra moins jalouse de leur domination que de leur commerce, et lorsqu’elle s’attribua la domination absolue, ce fut surtout pour s’assurer la possession exclusive du commerce.

Ce n’est pas ici le lieu de retracer les mesures qui furent imaginées pour fonder, établir et garantir aux diverses métropoles le monopole du commerce avec leurs colonies. Ce monopole ne diffère pas de tout autre monopole ; il ne forme ni un genre particulier ni une espèce dans le genre ; il suffit donc de renvoyer au mot Monopole, on y trouvera tout ce qu’il importe de savoir sur ce sujet.

Ce qu’il y a de vraiment étrange, c’est que ce n’est pas l’oppression du monopole colonial qui a soulevé les colonies continentales contre leurs métropoles, quoique cette oppression leur fût infiniment onéreuse, et mît des entraves à leur bien-être, à leur prospérité et à leurs richesses. Elles furent plus étonnées de l’extension du pouvoir que de ses abus ; elles lui pardonnaient le monopole qui épuisait leurs richesses, et ne voulurent pas souffrir qu’il prélevât sur elles des tributs indispensables à la conservation commune : tant il est vrai que les révolutions politiques obéissent à des impulsions cachées dont il est impossible d’apercevoir et de reconnaître le moteur.

Depuis que les deux continens de l’Amérique sont parvenus à leur indépendance ; et que l’obéissance de leurs îles devient plus précaire, on paraît ne pas mettre le même prix au monopole du commerce colonial, et l’on est disposé à croire que la liberté du commerce général est préférable à son asservissement partiel. De grands résultats découleront infailliblement de cette nouvelle spéculation économique, et s’il ne m’est pas donné de les prévoir et de les faire pressentir, il m’est du moins permis de me réjouir de ce que l’amour des richesses porte le pouvoir à affranchir le travail des tributs et des fers que lui imposa si long-temps l’amour des richesses.

Tout ce qu’on peut conclure de cette esquisse rapide de l’histoire des colonies, dans tous les temps et dans tous les pays, c’est que, soit qu’elles aient été, imposées par la nécessité d’une population surabondante, ou conseillées par les artifices du conquérant, ou suscitées par les passions les plus aveugles, les plus violentes et les plus sordides, elles ont toujours été utiles et profitables, et ont surpassé toutes les espérances qu’on en avait conçues.

Mais ce qu’on n’a jamais considéré, et ce qui mérite l’attention particulière de tous les amis de l’humanité, c’est que les colonies ont toujours été le plus puissant mobile de la civilisation générale. La raison en est évidente.

Les colonies introduisent toujours la civilisation parmi les peuples barbares, et lors même que la civilisation qu’elles leur portent serait infectée des vices politiques et moraux de leurs fondateurs, elles seraient encore un bienfait, car la civilisation la plus vicieuse est infiniment préférable à la barbarie la moins intolérable ; dans ce mélange de la barbarie des aborigènes avec les vices de la civilisation des colons, les uns s’épurent par les autres ; l’esprit d’asservissement des colons s’affaiblit par l’esprit d’indépendance des barbares, et de l’alliance des deux peuples résulte un peuple nouveau, qui ne ressemble ni à l’un ni à l’autre.

Sans l’invasion de la Grèce et de Carthage par les Romains, l’ancien monde eût été civilisé par les colonies de ces deux peuples.

Sans l’invasion des Barbares du nord et de l’est de l’Europe, Rome eût, par la conquête, qui est aussi un mode de colonisation, civilisé l’ancien monde, et cette civilisation eût infailliblement suffi pour briser le joug politique qui la flétrissait autant qu’elle l’opprimait.

Qui arrêtera maintenant l’essor de la civilisation dans l’ancien et dans le nouveau monde ? La colonisation qui a civilisé les deux Amériques indique la route qu’il faut suivre désormais pour faire reculer la barbarie, et la bannir du monde entier. Les nécessités d’une population surabondante imposent cette entreprise à l’Angleterre, comme elles l’imposèrent autrefois à la Grèce. Les autres peuples de l’Europe n’ont pas les mêmes besoins de colonisation ; mais les avantages qu’elle leur promet suffisent pour les engager à la suivre de près dans la carrière qu’elle leur a ouverte ; tous y trouveront de riches placemens pour leurs capitaux, une plus grande masse de travail pour leurs classes laborieuses et industrieuses, et d’abondantes et inépuisables sources de prospérité, de richesse et de puissance. Cette ambition aura même le mérite de ne faire verser de larmes à personne, d’améliorer la condition de l’espèce humaine, et de rendre un digne hommage à son Créateur.

COMMERCE. — Ce mot exprime l’échange des produits du travail qu’on ne peut ou ne veut pas consommer, contre ceux qu’on peut et veut consommer : dans l’universalité de cet échange consiste le commerce ; ce n’est pas qu’on ne puisse pas faire des échanges sans faire le commerce, mais il n’y a point de commerce sans échanges, et il y en a si peu d’effectués sans son concours, qu’on doit regarder comme synonymes le commerce et d’échange.

Sous ce point de vue, le commerce dispose par l’échange de la partie de la production que chaque localité et chaque pays ont le besoin et le désir d’échanger, et qu’ils ne peuvent mettre à profit que par l’échange. De cet échange résultent des avantages relatifs pour les individus, pour les peuples et pour les gouvernemens. Tous lui doivent plus de bien-être et d’aisance, de prospérité et de richesse, de splendeur et de puissance.

Ce qui est surtout digne de remarque dans cette dispensation universelle de bienfaits, c’est qu’elle ne se fait aux dépens de personne, c’est que tous en profitent et que personne n’en souffre ni dommage ni privation : phénomène admirable et cependant facile à expliquer.

Dans tout échange on préfère ce qu’on reçoit à ce qu’on donne, et chaque échangiste trouve dans son lot une valeur que n’avait pas celui dont il s’est dessaisi. Cette valeur n’est même pas idéale, fictive et créée par la seule opinion des échangistes, elle est réelle, effective et de la même nature que toutes les valeurs. Elle met chaque échangiste en état de continuer son travail, de l’étendre et de jouir de ses fruits, ce qu’il n’aurait pu faire avec ses produits.

Avant l’échange, les produits n’étaient d’aucune utilité pour les producteurs, ils étaient perdus pour la consommation comme pour la production ; autant et mieux eût valu qu’ils n’eussent point été produits ; ils étaient donc sans valeur ; mais dès que l’échange a assuré leur consommation, ils ont une valeur qu’ils n’avaient pas, et leur valeur est une richesse pour les deux échangistes et même pour l’état, dont la richesse et l’opulence consistent dans la valeur totale que l’échange donne aux produits du travail général. (Voyez Valeurs.)

Mais comment l’échange détermine-t-il la valeur des produits du travail général ? Quelle est sa règle, sa mesure, sa balance ? Il n’y en a pas d’autres que la limite ou l’étendue du marché dans lequel l’échange se consomme.

Dans le marché local, la valeur des produits soumis à l’échange est inférieure à celle qu’ils ont, dans les marchés du pays, et surtout dans ceux de l’étranger. Cette différence des valeurs, résultant de la différence des marchés, est fondée sur la nature des choses.

Le marché local, rapproché des producteurs et des consommateurs, est limité par leurs besoins et leurs facultés ; les produits sont semblables et plus propres à satisfaire des besoins qu’à procurer des jouissances. La concurrence a peu d’activité, et la valeur que tous désirent d’obtenir et qu’ils obtiennent en effet, ne dépasse pas les frais de production. Des siècles s’écouleraient sans que de pareils échanges augmentassent d’un centime la richesse individuelle, locale et générale.

Ces résultats de l’échange local se modifient à mesure que le marché s’agrandit, embrasse un champ plus vaste, et parcourt un cercle plus étendu.

Dans le marché national et étranger, les produits sont plus nombreux et plus variés, non moins propres aux jouissances qu’aux besoins ; ils se font concurrence les uns aux autres, et la valeur qui en résulte n’a de limite que celle de la demande et de l’offre d’une province, d’un pays et du monde entier : c’est dire qu’elle est tout ce qu’elle peut et doit être.

L’influence du marché sur la valeur est si grande que les produits qui, dans-le marché local, n’avaient de valeur que celle que leur donnait le besoin local, acquièrent dans de plus grands marchés la valeur des produits propres aux jouissances, et l’on sait que les produits diffèrent de valeur, selon qu’ils sont recherchés par les besoins ou par les jouissances, et qu’on refuse à ses besoins ce qu’on prodigue à ses jouissances.

Ainsi, les bois, les goudrons, les fer, les chanvres, les suifs, les fourrures du nord, les vins, les huiles, les soies et les fruits du midi, les denrées coloniales, le tabac de la Virginie, le thé de la Chine et les gommes de l’Afrique qui, dans le marché local, n’ont que peu ou point de valeur, parce qu’ils ne peuvent satisfaire que des besoins inférieurs à leur abondance, quand ils sont transportés dans les marchés du monde, obtiennent une valeur d’autant plus grande qu’ils sont également recherchés par les besoins et par les jouissances, et peuvent les contenter tous.

La puissance de l’étendue du marché sur la valeur d’échange des produits du travail a été si bien appréciée par un des écrivains les plus éclairés et les plus judicieux de notre époque, qu’il n’a pas craint de dire que si les échanges n’avaient jamais eu lieu en Angleterre, à plus de cinq milles, il est probable qu’une cinquième partie de son capital actuel eût suffi à tous les emplois ; que toute accumulation intérieure eût été impossible, parce qu’elle n’aurait pas trouvé d’emploi, et que, par conséquent, tout progrès de la richesse eût cessé.

D’où l’on peut tirer la conséquence que la population de l’Angleterre, ses capitaux, son travail, ses richesses et sa puissance ne seraient que le cinquième de ce qu’ils sont, grâce à l’échange des produits de son travail dans les marchés du monde entier. Il serait difficile de donner une démonstration plus frappante et plus décisive de la puissance du marché sur la fortune et les destinées des peuples.

Les économistes ont avancé une grande erreur, quand ils ont dit que l’échange n’a d’autre objet que d’égaliser les prix trop élevés dans un endroit et trop bas dans un autre, et qu’après la consommation de l’échange total, la valeur totale reste la même.

Et d’abord il est certain que l’échange, qui dans les marchés du pays et de l’étranger élève la valeur des produits au-dessus de celle qu’ils auraient eue dans le marché local, assure au producteur un profit qui l’encourage, non-seulement à continuer son travail, mais même à lui donner une plus grande extension ; d’où il résulte pour lui plus de moyens de s’enrichir, et pour la localité plus de travail, et, par conséquent, plus de richesse. Ce résultat est infaillible, et d’une évidence irrésistible.

Ce profit acquis au producteur et à la localité diminue-t-il ceux qui se faisaient auuparavant dans les grands marchés, et n’y a-t-il en effet, dans l’élévation de certaines valeurs, que l’abaissement des autres et l’égalité de toutes ? Cela serait vrai, si les nouveaux produits importés dans les grands marchés entraient toujours et nécessairement en concurrence avec ceux qui les approvisionnaient auparavant ; mais cette concurrence n’est ni certaine, ni nécessaire.

Les frais indispensables pour faire arriver les produits du travail dans les grands marchés du pays et ceux de l’étranger, ne permettent d’y porter — que les produits qui n’ont point de concurrence à craindre ; si quelques — uns, tels que les blé étrangers, luttent quelquefois avec succès contre, les blés indigènes, dans le marché national, ce n’est que dans des circonstances rares, ou par des causes temporaires qui ne sont que des exceptions aux lois générales de l’échange, et ne peuvent leur porter aucune atteinte.

Le plus souvent les produits importés dans les grands marchés sont d’une autre nature, que ceux qui les approvisionnent ; le plus souvent ils se créent des consommateurs différens de ceux qui consomment les autres produits du marché ; le plus souvent, ils nécessitent une nouvelle ou une plus grande consommation ; comment donc opéreraient-ils la baisse des autres produits auxquels ils sont entièrement étrangers ? Tel n’est pas l’effet de leur introduction dans le marché ; il y a seulement plus d’échanges, plus de consommation, plus de production, plus de travail et de richesse.

Dira-t-on que l’échange des nouveaux produits se fait nécessairement aux dépens des anciens, et qu’on échange moins de ceux-ci parce qu’on échange plus de ceux-là ? Cette assertion est repoussée par la plus simple réflexion : plus il y a de produits offerts à l’échange dans un marché, plus il y a de moyens d’échange de tous les produits, et plus, par conséquent, les échanges sont avantageux, et les produits ont de valeur. Loin de baisser les anciens par la concurrence des nouveaux, leur valeur s’élève ; c’est une loi absolue de l’échange, dans quelque marché qu’il ait lieu, que plus il porte sur des produits divers, plus il augmente leur valeur réciproque.

C’est donc évidemment une erreur de prétendre que, quoique l’échange donne aux produits du travail, dans les grands marchés, une plus grande valeur que celle qu’ils auraient eue dans le marché local, quoique les nouveaux produits augmentent dans les grands marchés la valeur des anciens, il n’y a en dernier résultat dans la valeur totale de l’échange dans tous les marchés que la même valeur qui fût résultée de l’inégalité des échanges. En ce cas la pauvreté est la source unique de la richesse ; les uns ne peuvent s’enrichir que par l’appauvrissement des autres, et la richesse et la pauvreté sont dans des proportions invariables et éternelles : système monstrueux et subversif de la science économique.

On dit encore que l’industrie d’un pays se mesure par l’étendue de son capital, et que quoique le mode de son emploi soit plus favorable à la jouissance de ses habitans, il ajoute peu à la valeur du revenu national.

Sans doute, l’étendue du capital d’un pays est la mesure de son industrie ; mais l’échange des produits de cette industrie détermine leur valeur, et si, comme nous venons de le voir, leur valeur augmente ou diminue selon la grandeur du marché, il est évident que selon que le capital est employé dans une industrie dont les produits peuvent être portés aux grands marchés, ou ne sont propres qu’aux petits, le revenu national est plus ou moins considérable.

Quel est en effet le résultat de deux échanges effectués, l’un dans le marché local, et l’autre dans le marché général du pays ou de l’étranger ? Il ne peut pas s’élever de doute à cet égard.

Dans le marché local, l’échange ne donne qu’une valeur égale aux frais de la production ; valeur nécessaire, parce que sans elle la production n’aurait pas lieu. Cette valeur paie le salaire de l’ouvrier, les profits du capital, et la rente du propriétaire. Là finit le partage, parce qu’il n’y a plus rien à partager. L’échange ne fait donc dans cette hypothèse que maintenir dans son état actuel le revenu particulier et national ; il fixe la richesse au point où elle est parvenue, il la rend stationnaire, et tant que le marché reste le même, il est impossible que le pays accumule un grand capital, parce qu’il n’en trouverait pas l’emploi ; parce qu’un plus grand travail ne donnerait que de plus grands produits, qui, n trouvant pas de consommateurs, seraient sans profits pour personne ; par conséquent, il est impossible d’augmenter la consommation par l’exubérance des mêmes produits ; parce que sans l’extension des consommations tout progrès de la richesse est impossible, et en ce sens, on a eu raison de dire que le mode d’emploi du capital, quoique plus favorable à la jouissance de ses habitans, ajoute peu à la valeur du revenu national.

Mais il en est tout autrement lorsque l’échange des produits de l’industrie d’un pays s’effectue dans les grands marchés du pays ou de l’étranger. Alors les produits obtiennent toute leur valeur, et cette valeur est toujours supérieure à celle qu’ils auraient eue dans le marché local. Que résulte-t-il de cet excédant de valeur d’un marché sur l’autre ? Est-ce seulement plus de jouissance pour les habitans du pays ? Sans doute, cet effet est inévitable ; partout les jouissances ; sont proportionnées aux richesses et surtout à leur progression ; mais si l’on a plus de jouissances parce qu’on devient plus riche, on doit convenir que l’échange qui augmente les jouissances augmente aussi les richesses, dont il est l’effet nécessaire, la conséquence inévitable.

Il est d’autant plus étrange qu’on refuse à l’excédant de la valeur, produit par l’échange, la faculté d’accroître le revenu national, qu’il n’y a pas d’autre moyen d’y parvenir. Ce n’est en effet que parce que dans les grands marchés l’échange donne aux produits du travail une valeur supérieure à celle résultante du marché local, parce que cet excédant de valeur étend la consommation par l’appât des jouissances, facilite les économies, les progrès du travail et de la population, qu’un pays prospère, que sa richesse est progressive, et que son revenu national suit les progrès de sa richesse. C’est ainsi, et non autrement, que les peuples et les états peuvent avancer dans la route des richesses et de la’ civilisation.

Les États-Unis d’Amérique n’ont pas eu d’autres causes de leur prodigieuse prospérité et de la rapide progression de leur population ; c’est parce que l’échange des produits de leur travail dans les marchés de l’ancien monde leur en a donné une valeur supérieure à celle du marché local, qu’ils ont franchi, les barrières que leur eût opposées ce marché ; que l’ouvrier n’a pas suffi à l’ouvrage, la production à la consommation, et que dans l’espace de quarante années on compte vingt-sept états où il n’y en avait que treize ; des cités où il n’y avait que des villages, et des villes où il n’y avait que des hameaux. Si cet exemple ne suffit pas à l’évidence de la doctrine qu’elle établit, tout autre argument serait inutile et impuissant.

On a encore avancé que le commerce étranger n’augmente pas immédiatement la valeur des produits du travail dans un pays, quoiqu’il contribue puissamment à augmenter la masse des denrées, et par conséquent la somme des jouissances.

Cette vue de l’échange avec l’étranger n’en donne pas une idée exacte, et un exemple suffit pour rendre sensible la méprise dans laquelle on est tombé à cet égard.

Si les vins de France qui dans les marchés du pays n’ont qu’une valeur de 500 millions, et ne peuvent, par leur échange avec des produits étrangers et nationaux, y obtenir qu’une valeur de 500 millions, c’est bien à 500 millions que s’arrête leur valeur locale.

Mais si ces vins exportés à l’étranger y sont échangés contre la monnaie ou autres produits qui, importés en France, y ont une valeur de 600 millions, il est évident que le commerce étranger a augmenté immédiatement de 100 millions la valeur des produits du travail du vigneron, et que non-seulement cet accroissement augmente de 100 millions ses denrées, et par conséquent, les jouissances du peuple français ; mais même, qu’il augmente immédiatement la valeur des produits du travail particulier et général ; car la valeur du travail du vigneron ne peut pas augmenter de 100 millions, sans élever la va leur des autres produits contre lesquels ils s’échangent. Le pays dont toutes les valeurs augmentent de l’augmentation des 100 millions, produite par l’échange avec l’étranger, est donc immédiatement plus riche, et sa richesse est nécessairement progressive.

Enfin, on prétend que dans tous les cas la demande des denrées nationales et étrangères, quant à ce qui concerne leur valeur, est limitée parle revenu et le capital, et que si l’on augmente l’un, l’autre doit diminuer.

Sans doute, on ne peut consommer les produits du travail national et étranger, que jusqu’à concurrence de son revenu, ou en convertissant tout ou partie de son capital en revenu ; mais de quel revenu et de quel capital entend-on parler ?

Est-ce de la valeur de l’un et de l’autre avant l’échange ? elle n’était pas connue et ne peut l’être que par lui.

Ce n’est donc que du revenu et du capital, dont la valeur est fixée par l’échange, qu’on dit qu’ils limitent la demande des denrées nationales et étrangères ; mais on ne doit pas perdre de vue que ce revenu et ce capital sont plus ou moins considérables, selon que l’échange des produits dont ils se composent s’effectue dans le marché local, ou dans le marché national et étranger. La demande des denrées nationales et étrangères, en ce qui concerne leur valeur, se ressent donc nécessairement de l’augmentation de leur valeur, et si cette demande est limitée pour leur valeur, on doit convenir qu’elle est plus ou moins limitée, selon que la valeur du revenu et du capital est produite par l’échange dans le marché local, ou dans le marché national et étranger. Un exemple démontre encore cette vérité, et la porte jusqu’à l’évidence.

Si dans le marché intérieur de la France,
son capital circulant n’a qu’une valeur de
5 milliards
et si celle de son revenu est de 2 milliards
Total 7 milliards

Il est bien certain que sa demande en denrées nationales et étrangères, quant à ce qui concerne leur valeur, sera limitée par celle des 7 milliards qui composent son capital et son revenu.

Mais si, par l’échange avec l’étranger, son revenu et son capital acquièrent une valeur de 8 milliards,

Il est encore certain que la demande des denrées nationales et étrangères pourra être augmentée d’un milliard, et que, ce qu’il ne faut pas perdre de vue, cette augmentation de consommation élèvera d’un huitième la valeur des produits soumis à l’échange dans le marché national, accroîtra leur reproduction, et donnera une nouvelle impulsion au travail, aux améliorations, à la population, à la prospérité et à la richesse du pays.

Quand un pays ne fait l’échange de ses produits que dans ses marchés, son approvisionnement se compose uniquement de ce qu’il produit ; le marché est donc limité dans ses productions et ses consommations, ou, en d’autres termes, il ne produit que ce qu’il consomme, et ne consomme que ce qu’il produit. Arrivé à ce terme, l’échange s’arrête avec les facultés des producteurs et les besoins des consommateurs, et toute progression de la production et de la consommation finit où il s’arrête* Le travail, le capital et la population n’ont plus d’efforts à faire, ni d’espérances à former, ni d’avenir à envisager ; une insurmontable barrière les arrête au point où ils sont parvenus, et ils ne peuvent plus rien pour le pays, ni pour les autres peuples.

Telle n’est jamais la situation d’un pays qui prend une part plus ou moins active au marché général du monde. Dans cette direction point de bornes aux besoins et aux désirs des consommateurs ; point de limites aux facultés des producteurs. La concurrence universelle donne à l’échange de tous les produits la plus grande valeur qu’ils puissent obtenir, et cette valeur reportée dans le pays exportateur en produits les plus recherchés et les plus désirés, ou les plus propres à exciter les désirs et les jouissances, agrandit les marchés du pays, donne une plus grande valeur aux produits locaux, facilite leur consommation, accélère leur reproduction, et porte au plus haut degré d’intensité les progrès du travail, du capital, de la prospérité et de la richesse du pays.

Ce résultat de la théorie est entièrement conforme à l’expérience de tous les temps et de tous les pays. Toujours le commerce étranger accumula d’immenses richesses dans tous les pays qui s’abandonnèrent à sa direction. Les pays maritimes les moins étendus, les moins fertiles, les moins populeux, l’emportèrent en richesse et en puissance sur les états du continent les plus vastes, les plus fertiles et les plus peuplés. Dans l’antiquité, Tyr, Athènes et Carthage tinrent pendant long-temps le sceptre des richesses et de la civilisation. Dans le moyen âge, Venise, Gênes, Pise, Florence et les villes anséatiques firent pencher la balance du pouvoir en Europe, et de nos jours la Hollande et l’Angleterre ont étonné le monde par la toute puissance des richesses. Toujours les peuples navigateurs se distinguèrent des peuples continentaux par leurs richesses, leurs lumières et leur civilisation. L’histoire toute entière est uniforme sur ce point, et son témoignage donne une nouvelle force, un nouvel éclat aux lumières de la théorie.

Aussi, depuis plus d’un siècle, les gouvernement de l’Europe, frappés des prodiges du commerce étranger, ont-ils fait tous leurs efforts pour s’en assurer la possession exclusive, ou pour participer à ses avantages, et depuis cette époque, la richesse a circulé avec plus ou moins d’abondance dans tous les états, selon qu’ils ont pris plus ou moins de part au commerce général, et surtout selon que leurs relations ont été plus ou moins directes et plus pu moins détournées. Cette direction nouvelle de l’échange a donné au monde une face nouvelle.

L’esprit des gouvernemens, le caractère des peuples, le but de la civilisation, tout a changé. Partout on rend hommage à la puissance du travail, de l’échange de ses produits dans le marché de l’étranger, plutôt que dans le marché local et national, et de la circulation des richesses dans toutes les classes de la population. Partout le pouvoir paraît convaincu qu’il ne peut être riche que par la richesse industrielle, puissant au dedans que par la protection et l’encouragement des intérêts particuliers, redoutable au dehors que par l’assentiment et le concours de tout le pays à ses projets, à ses plans et à ses mesures. L’intérêt du commerce étranger commande la sagesse et la justice dans les relations politiques, fait reculer la force devant la raison et les lumières générales, et prédominer les conseils de la morale sur les dangereuses séductions du pouvoir.

Toutefois on se débat encore contre les inévitables résultats de cette glorieuse révolution ; on applaudit aux richesses qu’elle a accumulées parmi les populations modernes, mais on ne voit pas qu’on ne gouverne pas des peuples riches comme des peuples pauvres et misérables ; on ne voit pas que la richesse est incompatible avec la servitude, et que depuis que le monde existe, la science politique n’a trouvé d’autre moyen d’échapper à leur incompatibilité qu’en faisant aux classes riches une part plus ou moins grande du pouvoir politique, et en tenant sous le joug les classes condamnées a une éternelle misère.

Mais à présent que la richesse a son fondement dans le travail général, dans sa subdivision entre les classes qui gouvernent, celles qui produisent, celles qui font l’échange dm produits, et celles qui acquittent tous les services honorables, utiles et agréables, et qu’il n’y a par conséquent dans chaque pays qu’un travail général et universel ; toute faveur, tout privilège accordé à telle ou telle partie du travail, à telle ou telle classe laborieuse, autres que ceux qui résultent de la difficulté, de l’importance, du mérite du travail, sont une altération du mécanisme social, une atteinte à la richesse, une dégradation de l’état politique et social ; telles sont les conséquences immédiates du commerce et de son influence irrésistible sur la société civile.

N’est-il donc pas étrange que la doctrine du commerce étranger, fondée sur les lumières de la raison, l’expérience des siècles, l’évidence des faits et l’autorité des gouvernemens modernes, soit encore un sujet de controverse parmi les écrivains les plus éclairés et les plus justement célèbres ; qu’on ne considère le commerce extérieur que comme l’auxiliaire du commerce intérieur, et le commerce extérieur de circuit, comme une ressource déplorable et funeste à la prospérité des peuples ? Espérons qu’à mesure qu’on consultera davantage les faits, que leurs causes seront mieux connues, et qu’on fera plus de progrès dans l’importante recherche de la nature des richesses modernes, on se préservera des écarts dans lesquels on est tombé, écarts excusables sans doute lorsqu’on était réduit à tout voir par la pensée, à tout combiner par la spéculation, à tout créer par la force de la raison. La science ne serait plus digne de son auguste mission si elle persistait encore dans des systèmes que repoussent également les lumières générales et spéciales, l’autorité des faits et le spectacle des progrès que le commerce étranger a fait faire depuis un siècle à la richesse et à la civilisation dans le monde entier.

Maintenant qu’on connaît la nature, le caractère et les propriétés du commerce, et son influence sur la richesse particulière et générale, il nous reste à analyser ses combinaisons et ses mesures, ses méthodes et ses procédés. Cette partie de la science n’est ni sans difficultés ni sans importance,

Le commerce effectue l’échange des produits du travail général, qu’on ne peut ou ne veut pas consommer, contre ceux qu’on peut et veut consommer. Mais par quel procédé exécute-t-il cette immense opération ?

Est-ce, comme l’enseignent quelques écrivains réçens, par la comparaison des frais de production de chaque objet d’échange ?

Si les échangistes partaient de cette base, on nee ferait pas un seul échange dans l’espace d’un siècle. En effet, comment faire tomber d’accord choqué échangiste sur les frais que lui ont coûté sa production et celle qu’il veut se procurer par l’échange ? Comment comparer le nombre des journées employées à la production de l’une et de l’autre ? Comment établir la différence qui existe entre les journées, soit à raison de la nature de l’ouvrage, soit à raison des secours que l’un ou l’autre ouvrier a trouvés dans le capital fixe, soit à raison de leur activité ou de leur habileté ? Comment niveler toutes ces différences sans les évaluer, et comment les évaluer sans un évaluateur ? Mais où trouver cet évaluateur, sans lequel tout échange eût été et serait encore impossible ?

Cet évaluateur a-t-il été donné par la nature ou inventé par l’homme ? Il est le produit de leur concours.

Dans tous les pays, et pour ainsi dire dans toutes les localités, la nature offre à l’homme un objet préférable, que tout le monde préfère à ce qui ne lui est pas nécessaire, et qu’il accepte volontiers en échange de ce qu’il ne peut ou ne veut pas consommer.

Or, comme personne n’échange ce qui lui est nécessaire, ce qu’il peut et veut consommer, il s’ensuit que l’objet préféré est l’équivalent naturel et nécessaire de tout objet d’échange.

Mais comment détermine-t-on la valeur réciproque du produit préféré et du produit offert à l’échange ? Il me paraît qu’on y parvient par le grand principe de l’offre et de la demande.

Si le produit préféré est plus demandé qu’offert, le produit offert à l’échange en obtient une moindre quantité, et vice versa, quand il est plus offert que demandé.

Tant que le produit préféré n’est que local, l’échange n’a et ne peut avoir lieu qu’entre les produits de la localité, et l’on a vu son peu d’utilité quand il est circonscrit dans un cercle aussi étroit.

Ce n’est que lorsque, par suite d’événemens inconnus, les échangistes consentirent dans tous les marchés à accepter l’or et l’argent, comme produit préféré, que l’échange put remplir sa tâche et atteignit son but.

Mais il ne suffisait pas d’effectuer l’échange des produits du travail par l’intermédiaire de l’or et de l’argent, il fallait livrer l’or et l’argent à chaque échange, et cette tradition nécessitait des frais immenses, qui auraient mis des entraves funestes à l’échange. Le commerce les a habilement écartés par l’ingénieuse combinaison des lettres de change et des banques. Voyez ces deux mots.

L’échange, ainsi devenu facile par l’intermédiaire de l’or et de l’argent, des lettres de change et des banques, se trouva arrêté dans sa marche par une difficulté qui, si elle ne l’anéantissait pas, le circonscrivait dans des limites tellement étroites qu’on en eût obtenu de faibles avantages.

On mit en question si chaque pays doit admettre ou rechercher l’échange de ses produits contre ceux de l’étranger, ou s’il doit le limiter et le réduire aux seuls produits du travail national.

On compte à cet égard trois opinions différentes.

D’un côté on soutient que tout échange étant, comme nous l’avons vu, avantageux aux deux échangistes, la liberté générale et illimitée de l’échange est profitable à tous, et par conséquent sans préjudice pour personne.

D’un autre côté, on avance que si l’échange est avantageux aux deux échangistes, il ne l’est pas dans les mêmes proportions ; d’où l’on a conclu que pour rétablir l’égalité dans les échanges, il faut accorder aux producteurs nationaux une prime qui les protège contre, les producteurs étrangers et les mette à couvert du dommage de la concurrence étrangère.

Enfin, on prétend qu’on ne doit pas tolérer l’échange des produits étrangers dans le marché national, parce qu’il réduit la production nationale, les progrès du travail et des capitaux, et, par conséquent, oppose une barrière insurmontable à l’amélioration des sources de la richesse du pays.

Ce qu’il y a d’extrêmement remarquable dans cette dernière opinion, c’est qu’elle est maintenant décriée et abandonnée par les mêmes gouvernemens qui ont fait le plus d’efforts pour s’introduire et se maintenir dans les marchés de l’étranger, qui ont pris les mesures les plus sévères pour exclure de leurs marchés les produits de l’étranger. (Voyez Acte de navigation.)

Ainsi, trois systèmes sur la direction du commerce :

Doit-il être illimité, limité ou concentré exclusivement dans chaque pays ?

Dans cette divergence d’opinions sur un sujet aussi important pour la richesse particulière et générale, une vérité prédomine, accorde et concilie tous les intérêts particuliers, et les fait concourir à l’intérêt général.

Il est certain que dans quelques marchés que l’échange s’effectue, il est plus ou moins avantageux, selon que le marché est plus ou moins approvisionné de toute sorte de produits. L’intérêt de tous les échangistes est donc dans la liberté illimitée du marché. Chacun d’eux gagne d’autant plus qu’il peut choisir entre tous les marchés celui qui lui convient le mieux.

L’intérêt du consommateur est exactement le même que celui de l’échangiste. Les produits qu’il consomme sont d’autant moins chers qu’ils ont moins coûté à l’échange, et ils ont d’autant moins coûté qu’ils ont été pris au marché où ils avaient le moins de valeur ; d’où le législateur de la science a conclu :

Que comme tout prudent chef de famille a pour maxime de ne jamais faire chez lui ce qui lui coûte plus cher à faire qu’à acheter, ce qui est un acte de prudence dans la conduite d’une famille particulière ne saurait être un acte de folie dans la conduite d’un grand royaume.

Quelque séduisant que soit cet exemple, et quelque succès qu’il ait obtenu, parce qu’il est en effet spécieux, il ne peut pas soutenir l’épreuve d’une critique raisonnable.

Ce n’est pas assez que l’échange illimité ne nuise pas, et même soit profitable aux intérêts des producteurs et des consommateurs, il faut encore que cet échange ne favorise pas l’accroissement de la richesse et de la puissance d’un peuple aux dépens des autres, et ne soit pas un obstacle aux progrès de leur richesse et de leur puissance mutuelles ; or, c’est ce qui résulterait infailliblement de la liberté illimitée de l’échange.

Le peuple dont les produits lui ont coûté le moins cher, soit à cause de leur nature, soit à cause de l’habileté des ouvriers, soit à cause de la modération de taxes, soit à cause de la bonté de son gouvernement, soit à cause des lumières générales, soit à cause de l’avancement de la civilisation, a, dans l’échange illimité, une supériorité irrésistible sur les peuples qui sont privés des mêmes avantages. Quand de si grandes inégalités existent entre le producteur national et le producteur étranger, laisser le champ ouvert à la concurrence étrangère, ce serait-réduire les producteurs nationaux à la triste condition de ne pouvoir placer leurs capitaux et leur travail que dans les emplois le moins productifs ; ce serait exposer les pays pauvres, moins riches en capitaux, moins avancés dans les sciences, les arts et la civilisation, et soumis à un gouvernement moins éclairé et moins protecteur à être les éternels tributaires de leurs concurrens, de leurs rivaux, et peut-être de leurs ennemis. Ce serait accroître la richesse des autres peuples dans des proportions supérieures à l’accroissement de la sienne, ce serait, les rendre plus forts, plus puissans, plus redoutables, et, par conséquent, compromettre sa fortune et son indépendance.

Mais, s’ensuit-il, de ces inconvéniens graves sans doute, qu’on doive exclure les produits étrangers des marchés nationaux ? Cette conséquence serait aussi, et peut-être encore plus fâcheuse que de les y admettre sans condition et sans réserve.

Si chaque pays donnait l’exclusion de ses marchés aux produits étrangers, il serait privé de ceux qu’il ne peut pas produire, et sa richesse serait limitée aux facultés productives de son sol, et à l’habileté naturelle et acquise de son industrie ; il serait stationnaire, ou plutôt réduit à une stagnation dont il ne pourrait jamais sortir. Sans aucun moyen de stimuler les classes laborieuses et industrieuses, de les engager à parcourir les divers degrés qui les séparent de leurs concurrens, il végéterait, dans une indolente apathie dont on ne trouve que trop d’exemples sous les gouvernemens prohibitifs.

Il est donc aussi peu sage d’exclure les produits étrangers du marché national, que de leur en ouvrir la concurrence libre et illimitée.

Aussi est-on maintenant assez généralement d’accord qu’on ne doit admettre les produits étrangers dans le marché national, qu’en les soumettant à une taxe qui protège les producteurs nationaux, sans cependant les soustraire entièrement à la concurrence étrangère. (Voyez Douanes.)

Quand cette taxe est bien calculée, elle élève les produits étrangers à un prix que les classes riches et aisées peuvent seules payer. La grande masse des consommateurs s’attache d’autant plus aux produits nationaux, qu’ils sont à meilleur marché, et par conséquent leur reproduction est assurée par leur consommation, et le pays n’éprouve aucun préjudice dans son travail, ses capitaux et ses richesses.

Alors les produits étrangers ne paraissent dans le marché national que pour exciter une heureuse émulation parmi les producteurs, favoriser les progrès de l’industrie nationale et la mettre en état de soutenir la concurrence dans tous les marchés, but de tout gouvernement éclairé, pénétré de ses devoirs et convaincu des véritable intérêts de son pays.

Mais on doit sentir que ce système, tout prudent qu’il est, ne peut et ne doit être que temporaire et doit finir avec les causes qui l’ont fait établir et qui le justifient.

Les taxes qui protègent les producteurs nationaux sont de la même nature que les autres taxes. Établies par la nécessité, ou par l’utilité, elles doivent être supprimées dès qu’elles ne sont plus nécessaires ou utiles. Comme celles sur les produits étrangers n’ont pu être imposées que dans la vue de protéger le producteur national contre la concurrence étrangère, et jusqu’à ce qu’il fût en état de ne pas la redouter, dés que ce but est atteint, ou qu’on a la certitude qu’on ne pourra pas l’atteindre, la taxe doit être supprimée ; autrement elle ferait peser sur les consommateurs une taxe au profit des producteurs, et cette taxe serait d’autant plus onéreuse qu’elle soumettrait le consommateur à la double charge de l’impôt et de l’élévation du prix des produits nationaux ; et en ce sens, mais en ce sens seulement, on a eu raison de dire qu’un prudent chef de famille ne fait jamais faire chez lui ce qui lui coûte plus cher à faire qu’à acheter.

De : tout ceci il résulte évidemment qu’en dernière analyse c’est vers la liberté illimitée du commerce, que tous les peuples doivent tendre de tous leurs efforts, parce qu’elle seule peut couronner les succès de toutes les industries, les récompenser libéralement et les rendre également utiles et profitables à tous les pays.

Placés dans la situation, pénible de repousser du marché national les produits de l’étranger, et de faire pénétrer dans le marché étranger les produits nationaux, les gouvernemens ont adopté diverses mesures pour atteindre ce double but.

Par les douanes ils préservent le marché national de l’invasion des produits étrangers. (Voyez Douanes.)

Et ils essaient de s’ouvrir un accès dans les marchés étrangers, par des traités de commerce et par des gratifications. (Voyez ces deux mots.)

On est divisé sur l’utilité et l’efficacité de ces mesures, et ; comme on devait bien s’y attendre, elles ont pour admirateurs les écrivains qui mettent peu de prix au commerce étranger, et ne lui accordent qu’une importance secondaire.

Mais si je ne me suis point abusé dans l’analyse rapide des avantages du commerce étranger, on doit applaudir à ces mesures, si elles ont l’effet qu’on s’en promet. Si cela n’était pas, ce que nous examinerons aux mots Traités et Gratifications, il resterait à savoir si l’intérêt général des peuples ne commande pas aux gouvernemens de renoncer à des mesures factices et illusoires, pour régler de concert la latitude qu’ils doivent accorder dans leurs états au commerce général. S’ils étaient bien convaincus de son utilité positive et absolue, je ne comprends pas où serait la difficulté de fixer par des lois générales son étendue, ses limites et ses garanties.

En un mot l’échange des produits que chaque producteur ne peut ou ne veut pas consommer, est dans tout pays le mobile et le régulateur de la production et de la consommation.

Plus l’échange est profitable aux échangistes, plus sont abondantes toutes les sources de la richesse, plus on est porté au travail et aux accumulations ; plus il y a d’aisance, de prospérité et de richesse, plus les peuples sont en état de supporter les charges publiques ; plus elles sont faciles à asseoir et à percevoir, plus les gouvernemens sont respectés au dedans et redoutés au dehors.

Mais quel est l’échange dont on peut attendre tous ces avantages ? Ce n’est pas l’échange dans le marché local, ni même celui dans le marché national, l’un et l’autre sont trop bornés ; mais celui qui lui est le plus favorable dans le monde-entier. On ferait de vains efforts pour repousser cette vérité maintenant pratique ; la théorie la plus apparente doit sacrifier ses spéculations à l’évidence des faits, à la certitude de l’expérience, et jamais elle ne fût plus uniforme et plus décisive. L’histoire de tous les temps et de tous les pays ne laisse aucun doute sur les avantages du commerce étranger. Il est donc de l’intérêt des peuples, des états et des gouvernemens de s’en assurer les bienfaits, et il ne leur sera pas plus difficile de régler leurs relations commerciales que leurs relations politiques ; peut-être même découvrira-t-on que le véritable moyen de les affermir et de les consolider est de déterminer les unes par les autres. Ou je me trompe fort, ou le commerce peut prétendre à réaliser la paix du bon abbé de St.-Pierre, si elle n’est pas une chimère.

COMPAGNIES DE COMMERCE. — Ce sont des associations pour des entreprises spéciales de commerce.

Elles se forment à l’époque où les gouvernemens ont acquis de la stabilité, de la puissance et Une sorte de confiance publique ; à l’époque où l’on sait qu’ils peuvent protéger les personnes et les propriétés ; qu’ils en ont la volonté, parce qu’ils en connaissent les avantages, et qu’ils ne peuvent manquer à leurs engagemens sans compromettre leur crédit et leur considération ; à l’époque, enfin, où ils ont mérité la réputation de gouvernemens réguliers.

À ce degré de l’état politique, l’industrie d’un pays s’étend et se développe, le commerce pénètre dans toutes les routes qu’il croit lui être favorables ; la prospérité commence et les peuples marchent à la richesse. Ils ne sont arrêtés que par la rareté des capitaux, le manque de crédit et l’isolement des ressources privées. On a le besoin et la volonté de travailler, mais on n’en a pas les moyens.

On ne peut échapper à cette difficulté que par l’association des capitalistes et des commerçans, par la fusion de leurs intérêts, par leur participation aux pertes et aux bénéfices. Alors les compagnies de commerce s’emparent de toutes les entreprises que les particuliers négligent, soit parce qu’ils n’ont pas les capitaux nécessaires, soit parce qu’ils redoutent les risques auxquels ils sont exposés, soit parce qu’ils craignent que les bénéfices ne soient pas proportionnés aux risques. Toutefois, l’extension du commerce paraît si avantageuse aux gouvernemens qu’ils ne croient pas assez faire pour rassurer les compagnies de commerce contre les risques qui pourraient les détourner de leurs entreprises. Le monopole leur semble le véritable préservatif de tous les dommages, la garantie des profits désirables, et l’on prodigue le monopole aux compagnies de commerce.

Ce serait une question d’un grand intérêt que celle de savoir ce qui conviendrait le mieux à un pays placé dans la position que nous venons de décrire ; ne lui serait-il pas plus avantageux d’ouvrir ses marchés à l’étranger, que de les lui fermer par le monopole des compagnies de commerce ? Ce n’est pas ici le lieu d’aborder une question aussi étendue et aussi compliquée. Il me suffit de faire remarquer qu’aucun peuple, dans une semblable situation, n’a adopté le système de la liberté illimitée du commerce ; tous lui ont préféré le système du monopole par les grandes compagnies de commerce. Doit-on attribuer cette conduite uniforme à l’instinct ou à l’aveuglement ? Peu importe ; ce qu’il y a de certain, c’est que le monopole des compagnies de commerce n’a pas été un obstacle aux profits des capitaux, aux salaires du travail et aux progrès de la richesse et de la civilisation ; d’où l’on peut conclure, d’après l’expérience, qu’à une certaine époque de la civilisation, les compagnies de commerce ne sont pas contraires aux intérêts des peuples. En est-il de même à toutes les époques ? Non, sans doute, et il ne serait pas difficile de prouver que, dans des situations différentes, elles sont essentiellement ruineuses pour un pays, et lui font plus de mal qu’elles n’ont pu lui faire de bien dans d’autres temps. On les conserve cependant, mais sans aucun autre motif que celui de leur existence. On invoque les précédens comme une règle infaillible, et l’on oublie la sublime leçon du lit de Procuste. Serait-ce s’abuser que d’en faire l’application aux compagnies de commerce ?

Quand elles s’établissent, elles portent le commerce du pays dans des branches incultes, et qui, sans elles, ne seraient pas cultivées ; elles favorisent par conséquent le travail, l’industrie, la richesse, la population et la civilisation ; mais tous ces avantages sont perdus lorsque les capitaux sont assez abondans, ou le crédit assez florissant pour que les particuliers puissent, sans monopole, faire le même commerce que les compagnies ne peuvent faire qu’avec le monopole. Quand les, choses en sont arrivées là, ce qui n’est ni impossible, ni sans exemple, on ne peut conserver les compagnies de commerce avec ou sans monopole, sans restreindre le commerce du pays, sans le rendre phis dispendieux et moins favorable aux intérêts des peuples.

Effectivement, les compagnies de commerce ne peuvent se soutenir que par le monopole, c’est-à-dire par l’élévation du prix des choses au-dessus de celui de la concurrence ; ce surhaussement du prix ne les a même pas garanties de l’affront de la faillite. Un écrivain français, M. l’abbé Morellet, a avancé que depuis l’année 1600, jusqu’en 1750, on compte cinquante-cinq compagnies avec monopole, établies dans toutes les parties de l’Europe, qui ont fait faillite.

D’où il résulte évidemment que, dés que le commerce libre peut sans monopole exploiter toutes les branches du commerce d’un pays, c’est un devoir impérieux pour les gouvernemens de l’affranchir du joug des compagnies de commerce et de leur dévorant monopole. On ne doit r pas mettre en balance l’activité, l’industrie et l’économie du Commerce individuel avec l’indifférence, l’insouciance et la prodigalité des directeurs et des agens du commerce collectif. Ce serait le comble de l’aveuglement de confondre l’intérêt individuel avec l’intérêt commun, et de croire qu’on fait pour celui-ci tout ce qu’on fait pour l’autre. Sans doute, cette règle n’est pas absolue, il y a dans les affaires publiques et collectives des hommes qui obéissent avec plus de scrupule aux impulsions du devoir, que d’autres aux attraits de la cupidité et de l’ambition. Il n’est ni dans mes principes, ni dans mon caractère, de calomnier la nature humaine ; mais il ne serait pas sage de conclure du particulier au général, et d’attendre de la vertu ce qu’on peut obtenir de l’intérêt. Je crois donc que toute la théorie des compagnies de commerce est infiniment simple ; elles sont utiles quand elles sont nécessaires et inutiles quand on peut s’en passer.

CONCURRENCE. — En économie politique, la concurrence est le régulateur des intérêts particuliers, la loi des valeurs et l’arbitre des transactions sociales.

Ainsi les ouvriers se disputent l’ouvrage, ceux qui ont besoin de faire travailler se disputent les ouvriers, et leur concurrence fixe la valeur des salaires du travail.

Même lutte des capitalistes pour l’emploi des capitaux et le taux de leurs profits ; des producteurs et des consommateurs pour la valeur des produits du travail ; des commerçans et des consommateurs pour la valeur des consommations ; il n’y a pas un seul acte de la vie économique, depuis la mise à l’œuvre de l’ouvrier jusqu’à la consommation des produits de son travail, qui ne doive à la concurrence sa justice, sa valeur et son prix.

On a cependant mis en question les mérites de la concurrence ; on a avancé que l’expérience a démontré ses fâcheux effets pour la population, et l’on a fait un appel aux gouvernemens pour les engager à préserver la population de ses dangers.

Mais n’impute-t-on pas à la concurrence des calamités qui lui sont étrangères, et qui, sans elle, seraient encore bien plus déplorables et plus désastreuses !

Serait-ce en effet la fixation de la valeur du travail qu’il ne faudrait pas abandonner à la concurrence des ouvriers et de ceux qui veulent leur travail ?

Mais quel moyen aurait-on de fixer cette valeur sans la concurrence ? S’il y a plus d’ouvriers que d’ouvrage, la concurrence baisse et doit baisser le salaire des ouvriers. Que fera-t-on pour empêcher cette baisse ? Il n’y a que deux moyens légitimes et que la raison avoue.

L’un est de diminuer le nombre des ouvriers ; ce qui n’est ni sûr ni facile, même sous les gouvernemens les plus absolus ; la Chine en offre une preuve mémorable.

L’autre est d’augmenter la demande du travail ; mais celle demande est toujours proportionnée à la quotité du capital du pays et à son état progressif ou stationnaire ; aucune puissance ne peut changer cet ordre de choses ni porter la demande du travail au delà du capital qui doit en payer le prix, ni en faire payer le prix au delà du taux que lui assigne la concurrence.

Élèverait-on la valeur du travail au-dessus du taux fixé par la concurrence ? En ce cas il faudrait forcer à faire travailler ceux qui ne le veulent ou ne le peuvent pas, et l’on ne serait pas encore sûr que cette oppression eût l’effet qu’on s’en serait promis.

Taxerait-on la valeur des produits du travail, et l’élèverait-on au delà du taux que la concurrence assigne aux salaires de l’ouvrier et aux profits du capital ? Mais tout ce qui excéderait la valeur assignée par la concurrence serait un impôt sur le consommateur, une sorte de taxe des pauvres, qui accélérerait les progrès de la population au grand dommage de la richesse et de l’état social.

Aurait-on moins de difficulté et plus de succès en refusant à la concurrence le droit de régler l’emploi et les profits des capitaux ? Je ne comprends pas comment on pourrait la remplacer ni comment on s’y prendrait pour forcer un capitaliste à porter son capital dans un emploi plutôt que dans l’autre, et à se contenter de moindres profits que ceux qu’il pourrait en tirer s’il était le maître du choix de leur emploi. L’établissement des corporations n’atteindrait pas ce but ; et la facilité qu’ont à présent les capitaux et les capitalistes d’émigrer des pals dans lesquels ils sont opprimés pour se rendre dans les pays qui les protégent et leur garantissent la liberté la plus illimitée, les mettrait à couvert de toute oppression, et en ferait retomber tout le dommage sur le gouvernement assez aveugle et assez imprudent pour faire violence à l’ordre naturel des choses et se soustraire aux lois éternelles des besoins et des ressources que la concurrence met en évidence et domine par l’éternelle règle des proportions.

Je ne pousserai pas plus loin cette discussion ; j’en ai dit assez pour faire sentir que, dans le système commercial sous lequel vivent les peuples modernes, lorsque tous doivent leur fortune et leur puissance au travail général, à la plus grande facilité de l’échange de ses produits, à leur libre circulation, au bon marché des consommations, on ne peut trouver que dans la concurrence de l’ouvrage et de l’ouvrier, des capitalistes, des producteurs, des commerçans et des consommateurs, le mobile ; la règle et la garantie de toutes les facultés, de tous les besoins et de toutes les ressources ; repousser la concurrence dans un ou plusieurs, ou dans tous les degrés de l’opération économique, ce serait renverser le système commercial, replonger l’ordre public dans le chaos, et nous reporter à ces temps malheureux où le pouvoir taxait la journée du travail, se constituait par le monopole le maître de toutes les valeurs, et empêchait plus de richesses de naître que les impôts les plus désastreux n’en sauraient consommer ! Grâce à la concurrence, tous les travaux, tous les capitaux, tous les commerces, toutes les consommations sont subordonnées à une loi générale également protectrice, également juste, également nécessaire pour tous, et sans laquelle il n’y aurait dans l’ordre économique que fraude, confusion et désordre.

CONSOMMATIONS. — Dans la langue économique les consommations consistent dans l’usage des produits du travail, usage qui opère leur destruction actuelle, ou prochaine, ou éloignée.

Dans l’ordre naturel des choses la production précède la consommation, et il en est ainsi tant que le producteur consomme directement et immédiatement tous ou la plus grande partie des produits de son travail.

Mais dès que la production s’étend au delà de la consommation du producteur ; que chaque producteur compte sur un consommateur autre que lui, et veut consommer d’autres produits en échange des siens, la consommation règle et mesure la production, ou, ce qui est la même chose, la production se proportionne à la consommation, attend son impulsion, suit ses mouvemens, avance ou s’arrête avec elle. Si la production dépassait les besoins de la consommation, le producteur serait en perte de tout ce que lui auraient coûté les produits qui n’auraient pas trouvé des consommateurs, et la crainte d’une nouvelle perte le déterminerait à restreindre sa production. Deux causes s’opposent à ce que la consommation soit toujours au niveau de la production.

Ces deux causes dérivent l’une dé la volonté du consommateur, et l’autre de ses moyens de consommer.

Quand le consommateur n’a plus ni besoin ni désir de consommer, toute consommation ultérieure est impossible.

Fût-il même possible par dé nouveaux produits d’exciter les besoins ou d’irriter les désirs du consommateur, ce que le commerce étranger fait souvent avec succès, il faudrait encore que le consommateur eût les moyens de payer les produits qu’il veut ou désire consommer.

La consommation a donc ses limites, qui sont nécessairement celles de la production.

Ces aperçus du simple bon sens, dont l’évidence est frappante, sont révoqués en doute par quelques écrivains de l’époque actuelle.

Ces écrivains pensent qu’un produit créé offre dès cet instant un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur, parce que le producteur, qui porte ses produits au marché pour les vendre, demande à en acheter d’autres pour la même valeur, et que là où il y a des produits à vendre et à acheter, on fait la vente et l’acquisition des uns par les autres.

Ce paradoxe est si étrange qu’on ne comprend pas qu’il ait pu faire illusion à de bons esprits.

Sur quoi repose-t-il en effet ? sur la supposition que tout producteur peut vendre ses produits, parce qu’avec leur valeur il en achète d’autres pour la même valeur, et que dès qu’il offre d’acheter il est assuré de vendre.

Mais comment ne s’est-on pas aperçu que cette supposition est impossible et contraire à la loi de l’échange des produits ou de leur acquisition et de leur vente.

Quand les producteurs du blé nécessaire à la consommation d’un pays en ont produit cent setiers au delà des besoins des consommateurs, quel moyen ont-ils de s’en défaire dans le marché national ?

Diront-ils aux producteurs des autres produits : Prenez nos blés et nous prendrons vos produits ?

On leur ferait deux réponses sans réplique.

On leur dirait : nous n’avons pas besoin de vos blés, parce que nous en avons la quantité nécessaire à notre consommation et qu’une plus grande quantité nous est inutile.

On ajouterait : à la vérité vous nous offrez de prendre nos produits en paiement de vos blés ; mais nous n’avons plus de produits à vendre, tous ceux que nous avions ont servi à payer la valeur des blés que nous possédons ; nous n’avons donc rien à vous donner pour les vôtres.

Il serait curieux de savoir comment les producteurs des cent setiers de’ blé feraient pour les vendre à qui n’a ni la volonté de les acheter ni les moyens de les payer.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n’est pas assuré de vendre des produits, parce qu’on offre d’en acheter d’autres pour le montant de leur valeur ; il faut encore trouver des acheteurs qui en aient besoin et qui aient les moyens de les payer.

Et comment cela, pourrait-il être autrement ? Est-ce que les producteurs sont les seuls consommateurs de leurs produits respectifs ? Sans doute ils en consomment la plus grande partie ; mais tout ce qui reste après leur consommation ne peut plus se servir mutuellement de débouchés, parce qu’ils ne peuvent plus la consommer.

Cette partie de la production est réservée à d’autres consommateurs qui ne la paient pas avec d’autres produits (car ils sont, sinon étrangers à la reproduction, du moins ils n’y contribuent que d’une manière indirecte et souvent très-éloignée), mais qui la paient avec la valeur de leurs services. Or il en est de ces consommateurs comme des autres ; dès qu’ils ont employé la valeur de leurs services à acheter les produits qu’ils veulent consommer, ils n’ont plus ni la volonté ni les moyens d’en consommer une plus grande quantité, et ils n’auraient ni la volonté ni les moyens d’en acheter au delà de leur consommation.

Il n’est donc pas exact de dire que le fait seul de la formation d’un produit ouvre dès l’instant même un débouché à d’autres produits ; il est, au contraire, évident que la consommation règle nécessairement la production.

Mais un pays doit-il se créer des consommateurs autres que les agens de la production ?

On conviendra du moins qu’il n’y a aucun inconvénient et qu’il y a, au contraire, un très grand avantage pour un pays à se procurer des consommateurs par le commerce étranger. (Voyez Commerce.)

Pourquoi donc y en aurait-il de à se créer des consommateurs nationaux qui ne paieraient leurs consommations que par leurs services ?

Est-ce que les services, que les producteurs consentent à recevoir pour prix de leurs produits, n’ont pas les mêmes effets que les produits tirés de l’étranger, en échange des produits nationaux ? Est-ce qu’ils n’encouragent pas la consommation autant que ces produits ? Est-ce que l’extension qu’ils donnent à la consommation ne réagit pas sur la production, ne favorise pas les progrès du travail et des capitaux, de toute prospérité et de toute richesse particulière et générale ? Faut-il nécessairement, pour que la consommation réagisse sur la production que sa valeur soit payée en produits ? Toute valeur, quelle qu’elle soit, a la même efficacité, parce qu’elle a la même puissance, celle de s’échanger contre les autres valeurs.

C’est une grande erreur de croire que, lorsque les producteurs acceptent pour la valeur de leurs produits des services au lieu de produits, il ne reste rien après la consommation des services, tandis qu’il reste quelque chose après la consommation des produits. La destruction des services et des produits est la même après leur consommation, et l’on chercherait inutilement la trace des uns et des autres.

Supposons, en effet, que des produits français soient échangés contre des produits coloniaux, il est bien certain qu’après la consommation des produits coloniaux, il ne restera plus ni produits français ni produits, coloniaux, et cependant la consommation des uns et des autres sera également utile à la reproduction, et aura effectué tous les avantages qui en résultent nécessairement.

Pourquoi n’en serait-il pas de même après la consommation des produits français consommés par des services français ? Est-ce que leur consommation ne sera pas le mobile de leur reproduction ? Est-ce que cette reproduction ne sera pas semblable à toute autre reproduction ? S’il y a quelque différence dans ces deux sortes de consommation, il m’est impossible de l’apercevoir.

Je dirai plus : il me semble que les classes de la population, qui paient leurs consommations en services, me paraissent plus utiles à un pays que celles qui les paient en produits coloniaux. Après la consommation de ceux-ci, il ne reste que la disposition à la reproduction, tandis qu’après la consommation de ceux-là il reste la même disposition à la reproduction, et de plus une classe d’hommes qui, par leurs lumières, leurs talens, leurs vertus et leurs services, assurent le bien-être, le repos et la sécurité des peuples, influent sur la prospérité, la puissance, la gloire et la splendeur des états, et font l’honneur et l’ornement de la société civile.

Ce qui fait difficulté, c’est qu’on fait consister la richesse d’un pays dans les produits de son travail, produits qui ne sont pas illimités et infinis, et qu’on doit craindre d’épuiser les facultés des producteurs ; ce qui arriverait, s’il n’y avait pas une certaine proportion entre les classes productives et celles qui ne rendent que des services et sont par conséquent improductives.

Ces craintes, que la théorie autorise, me paraissent tout-à-fait imaginaires, quand on en fait l’application à des services acceptés et payés librement et volontairement.

Lorsqu’un pays consent à travailler pour les services qu’on lui rend, qu’il est le maitre de les accepter ou de les refuser, et que sa volonté donne seule des valeurs au service, on ne doit pas plus craindre qu’il s’épuise par leur entretien, qu’on ne le craint pour son approvisionnement de denrées coloniales, ou pour d’autres produits dont la consommation n’est propre à satisfaire que des goûts, des fantaisies ou des caprices. Quoi qu’on puisse dire de ces jouissances, elles n’ont encore ruiné aucun peuple ; et, fussent-elles aussi fâcheuses qu’on le suppose, il vaut encore mieux les souffrir que de porter atteinte au travail qui produit pour les payer.

Il est vrai que ces jouissances sont regardées par les écrivains, dont j’ai déjà parlé, comme moins favorables à la richesse d’un pays, que les, consommations des producteurs ; qu’ils veulent que toute la production soit réservée à la consommation des producteurs, et que c’est dans cette opinion qu’ils ont imaginé leur doctrine : que tout produit créé ouvre dès l’instant un débouché à d’autres produits.

Mais à présent qu’il me paraît démontré que les consommateurs ne sont pas moins nécessaires aux producteurs que les producteurs aux consommateurs ; que la production dépasse toujours la consommation des producteurs, et que, sans des consommateurs étrangers à la production, une partie de la production ne serait pas consommée et par conséquent ne serait pas reproduite, ce qui réduirait prodigieusement la production, la population, le travail, les capitaux et la richesse particulière et générale ; non-seulement il n’y a aucun danger à ce que des services acceptés librement par des producteurs paient leurs produits, mais même il est certain que ces services sont la valeur d’échange la plus avantageuse pour les producteurs, puisqu’elle leur assure des secours dans les maladies, des conseils dans les affaires de la vie, des lumières, des instructions, des jouissances intellectuelles et des consolations dans, les accidens et les calamités inséparables de la nature humaine.

Sans doute ces jouissances sont accompagnées de beaucoup de vices, et, sous ce rapport, on peut en faire une juste critique. Mais si l’on pouvait détruire ces vices en supprimant les jouissances qui les engendrent, je ne sais si l’on y gagnerait beaucoup. Quand les producteurs seraient les seuls consommateurs de leurs productions, ils auraient aussi leur luxe non moins fécond en vices, et plus déplorables encore que ceux de la civilisation. Le luxe de la féodalité ne fut pas exempt de vices, quoique les produits du travail fussent consommés, sinon par les producteurs, du moins par leurs maîtres ; et si l’on comparait les vices de cette époque à ceux de la nôtre, je ne crois pas qu’on reconnût moins de vices à la féodalité qu’à la civilisation actuelle.

Ainsi point de motif moral ou économique pour préférer la consommation des producteurs à celle des services, quand, je le répète, ces services sont acceptés librement et volontairement.

Mais il faut convenir que la plus grande partie des services payés par les producteurs leur sont imposés par le pouvoir, et qu’alors toutes les craintes élevées sur les consommations des services ne sont pas entièrement dénués de fondement.

À l’époque actuelle, les consommations prélevées sur la production dépassent en temps de paix le sixième de la production totale, ou le tiers du produit net ; en temps de guerre, elles s’élèvent au quart du produit total et à la moitié du produit brut, de sorte qu’on peut partager les inquiétudes des écrivains sur l’excès de ces consommations forcées et sur le danger qu’elles n’épuisent les facultés des producteurs. Ces sollicitudes sont dignes des amis de la prospérité des peuples, de l’aisance et du bien-être des classes industrieuses et laborieuses.

Il n’est cependant pas inutile de faire remarquer que lorsque les consommations du service public sont habilement prélevées sur la production, loin de l’épuiser, malgré leur étendue en temps de paix et leur énormité en temps de guerre, elles provoquent de tels efforts dans les producteurs, qu’on serait porté a croire que, loin de nuire à la production, elles la portent au plus haut degré auquel elle puisse parvenir, et donnent un plus grand essor à la richesse nationale.

Ne serait-on pas excusable de porter un jugement aussi étrange lorsqu’on sait, lorsqu’il est constant que, pendant les cinq dernières années de la dernière guerre, les consommations du service public s’élevèrent, en Angleterre, à la

somme de liv. sterl. 582 millions[1][2]
et par an à plus de 116 millions[3].

À quelle somme cette consommation ne dut- elle pas élever la production, car on ne peut pas supposer que l’excédant de la consommation sûr la production fût pris sur le capital ; il est certain, au contraire, que la production et le capital suivirent les produits de la consommation, et semblèrent la défier. Les terres les plus médiocres furent mises en culture, et dévorèrent des capitaux immenses ; les manufactures furent dans une activité constamment progressive, les spéculations du commerce n’eurent plus de bornes, les profits du capital furent très-hauts, les salaires du travail largement récompensés, et la population s’accrut dans l’espace de 15 ans plus qu’elle n’avait fait dans l’espace de plusieurs siècles.

Ce qui n’est pas moins extraordinaire, c’est que lorsque les consommations extraordinaires de la guerre eurent cessé, et que les consommations du service public se trouvèrent réduites à 1. st. 62 millions[4] et, par conséquent, à environ la moitié de leur valeur dans les années de guerre, il en résulta un tel bouleversement dans la production, les profits du capital, les salaires du travail et la rente de la terre’, qu’on se crut perdu, qu’on ne sut où chercher le remède, parce qu’on, ne savait où existait la cause du mal ; que, pendant dix années de discussion, les plus habiles écrivains sur l’économie politique se livrèrent à la plus laborieuse polémique, et qu’ils sont encore loin d’être d’accord sur ce grand phénomène qui renverse les fondemens sur lesquels repose toute la théorie de la science.

Tant il est vrai qu’on est encore loin d’avoir pénétré les profonds mystères de la-consommation, et que, loin de la calomnier parce qu’on ne la connait pas, il serait plus sage de l’étudier non d’après les visions de la théorie, mais d’après les incontestables résultats de l’expérience. Je ne crois pas m’abuser en avançant que la consommation la plus vicieuse est encore utile à la production jusqu’à l’épuisement des facultés des producteurs, épuisement évidemment illusoire dans un système social, qui ouvre le monde entier aux capitaux, au travail, à l’industrie et au commerce de tous les pays. Malgré cette impulsion générale donnée à tous les producteurs et à toutes les productions, redouter leur épuisement, ce serait s’épouvanter d’une chimère et obéir à des préjugés qui ont si souvent arrêté les progrès des sciences.

CONTRIBUTIONS. — On entend par ce mot tout, ce que les sujets paient au pouvait social pour subvenir aux besoins de l’état. Au point où se sont élevées les dépenses publiques dans les états modernes, les contributions intéressent éminemment la richesse des peuples, et l’on peut craindre qu’elles, n’arrêtent sel progrès et n’entrainent sa ruine. Il convient cependant de faire remarquer que ce résultat n’est ni certain ni nécessaire. L’état actuel de la richesse parmi les peuples modernes en offre un exemple mémorable. Depuis plus d’un siècle, les contributions sont progressives dans tous les états de l’Europe ; on a même vu l’Angleterre, en 1815, percevoir pour une seule année au delà de ce à quoi se montait, 50 ans auparavant, la totalité de son revenu général, et non-seulement les progrès de sa richesse n’en ont pas souffert, mais ils semblent, au contraire, en avoir acquis une nouvelle intensité.

Il ne serait cependant ni sage ni sûr de ne mettre point de bornes aux dépenses des gouvernemens et aux contributions des peuples ; si les consommations sont indéfinies, la production est nécessairement restreinte et limitée, et, ce qui commande encore plus de prudence, l’on ne sait jamais quand on a atteint ses limites. (Voyez Consommation.)

Mais ce qui rend surtout les contributions funestes à la richesse d’un pays, c’est quand elles ne sont pas appropriées aux ressources des contribuables, quand elles sont assises sans discernement, inégalement réparties, perçues intempestivement, et surtout quand la perception n’est pas surveillée et contrôlée par une administration habile et active.

On aperçoit sans aucun développement toute l’importance de ces considérations ; je ne pourrais pas d’ailleurs m’y arrêter, parce qu’elles ne se rattachent qu’indirectement à l’économie politique, et appartiennent spécialement à la science des finances. Quoique ces deux sciences aient entre elles d’étroites relations, je ne me suis pas proposé de les embrasser l’une et l’autre dans toute leur étendue. L’économie politique est mon principal objet ; je ne parierai des finances que pour faire apercevoir leur point de contact, la ligne où elles s’arrêtent et où elles se séparent ; aller au delà, ce serait manquer le but que je dois m’efforcer de ne pas perdre de vue.

CORPORATIONS. — Les corporations sont un mode de classification de la population des villes, déterminée par la nature, et l’espèce des métiers, des arts et des professions. Ce mode fait de chaque métier, de chaque art, de chaque profession, un corps politique qui a ses attributions, ses droits et ses priviléges, qui exerce une sorte de discipline sur ses membres, et veille à la conservation de leurs intérêts communs.

Dans tous les temps, dans tous les pays, sous tous les gouvernemens, on trouve des traces de l’incorporation des métiers, et l’on pourrait en conclure, avec quelque apparence de raison, qu’elles sont aussi anciennes que la société civile. Mais on s’est étrangement abusé lorsqu’on a cru pouvoir les faire envisager comme les élémens nécessaires de l’organisation sociale ; comment n’a-t-on pas fait attention que cette institution ne convient et ne s’applique qu’aux classes laborieuses et industrieuses des villes, qui, dans des pays même avancés en civilisation, ne forment pas le sixième de la population totale ?

Ce qu’il y a de certain, c’est que les corporations ont éprouvé toutes les vicissitudes des gouvernemens, et que tour à tour proscrites ou rétablies, leur nature fut toujours un grand problème politique. Aujourd’hui même, après les révolutions des siècles, des empires et des peuples, on n’est pas d’accord sur leurs avantages et leurs inconvéniens, et il ne faut pas s’en étonner. Envisagée d’une manière abstraite et absolue, la question peut être insoluble. Autant les corporations appropriés à l’époque qui leur convient sont utiles et salutaires, autant elles sont pernicieuses et funestes dans des circonstances pour lesquelles elles ne sont pas faites.

Ce fut sans contredit une puissante et efficace mesure que celle qui, dans le moyen âge, après l’affranchissement des villes, au plus fort de l’oppression et des désordres de la féodalité, organisa la population des villes en corps de métiers, d’arts et de profession, les soumit à des chefs de leur choix, et les fit servir à protéger la sûreté publique et particulière, à faire respecter les propriétés ; à secouer le joug de l’oppression féodale. Ce que l’organisation des corporations fit dans chaque ville contre l’oppression locale, la célèbre ligue des villes, connue sous le nom de ligue anséatique, l’effectua avec non moins de succès contre les déprédations continentales et maritimes de l’anarchie féodale. On apprit par cet exemple qu’il y avait dans la seule organisation des villes une force supérieure à celle des vassalités féodales, et dès lors ta féodalité déclina et fut suivie du rétablissement de l’ordre social. À cette époque mémorable, l’institution des corporations fut au-dessus de tout éloge, et mérita la reconnaissance de tous les siècles ; nul doute par conséquent qu’il ne fût éminemment habile de les rétablir dans des circonstances semblables.

Mais qu’on se garde de croire qu’elles peuvent toujours prétendre à la même gloire qu’elles acquirent, à cette époque. Combien elles furent différentes d’elles-mêmes, après qu’elles eurent, aux dépens de la fortune et de la vie des classes laborieuses et industrieuses des villes, réussi, à prosterner la féodalité aux pieds du pouvoir de la société civile ! Ce qui paraît inconcevable, les instrumens de la destruction de la féodalité devinrent les auxiliaires du pouvoir absolu, et contentes de leurs privilèges elles lui sacrifièrent les libertés publiques. Le pouvoir absolu leur était-il donc moins oppressif que le pouvoir féodal ? Peu importe.

Tout ce qu’on peut en conclure, c’est que les corporations sont en politique une arme à deux tranchans, et peuvent être aussi dangereuses pour le pouvoir absolu que funestes aux libertés publiques. C’est donc être peu sage que d’appeler les institutions propres au pouvoir d’une époque au secours du pouvoir d’une autre époque.

Mais si l’on ne peut se former en politique une opinion positive sur la nature des corporations, on est moins embarrassé lorsqu’on les examine sous les rapports économiques ; ici les faits sont complètement d’accord avec la théorie.

Sous le pouvoir absolu qui succéda au pouvoir féodal, les corporations se servirent de leurs richesses pour acheter du pouvoir toutes les concessions qui pouvaient étendre, affermir ou consolider leurs privilèges et leurs richesses.

Loin de s’en inquiéter ou d’en prendre de l’ombrage, le pouvoir se montra toujours facile à leur accorder les concessions qu’elles lui demandaient ; il y trouvait deux avantages certains, un tribut pour chaque concession, et de promptes et abondantes ressources dans ses besoins pressans. Il est de fait que les corporations supportaient principalement toutes les mesures fiscales : on eût dit que le pouvoir les regardait comme autant d’éponges qu’il laissait emplir aux dépens des consommateurs de leurs produits, sous la condition de les pressurer quand il le trouverait convenable. Cette institution pouvait encore convenir au régime absolu dont les besoins dépassent toujours les ressources, et qui ne peut couvrir ses fréquens déficits que par des expédiens qui ne sont pas sans danger pour lui.

Mais à présent que le pouvoir n’a besoin ni de déception, ni de fraude, ni d’abus, pour subvenir à toutes les dépenses de l’état, qu’elles sont acquittées par tous les individus dans la proportion de leurs facultés, on ne voit point à quoi pourrait lui servir le rétablissement des corporations, qui par leur nature favorisent la prospérité des villes, aux dépens de celle des campagnes, enrichissent une classe de la population aux dépens des autres, et dispensent à quelques-uns des faveurs qui sont une atteinte aux droits de tous.

Révoquera-t-on en doute ces résultats des corporations ? combien il est facile de les établir et de les démontrer !

Les corporations ont le privilège exclusif du travail dont elles s’occupent, de n’admettre à y prendre part que ceux qui remplissent les conditions imposées par les lois de l’apprentissage (voyez ce mot), et d’en exclure tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas se soumettre à ses lois.

La conséquence nécessaire de ce privilège est de réduire le nombre des ouvriers suivant les intérêts des corporations, et comme leur intérêt est de le réduire au-dessous de la demande, on peut être certain que, dans tous les pays de corporations, les salaires de l’ouvrier sont au-dessus de leur taux naturel ; d’où il suit que le privilège des corporations favorise les villes aux dépens des campagnes, et appauvrit celles-ci de tout ce dont il enrichit celles-là. C’est en ce sens qu’il est vrai de dire que ce qui est un gain pour l’un est une perte pour l’autre.

Et qu’on ne croie pas que ce surhaussement des salaires des corporations a peu d’importance et ne peut pas être la source des richesses qu’on a toujours remarquées dans les villes de corporations.

Une seule réflexion suffit pour en faire mesurer toute l’étendue.

Les salaires des corporations forment l’équivalent des produits des campagnes employés ou consommés dans les villes, de sorte que les villes achètent les produits des campagnes au prix fixé par la concurrence des acheteurs, tandis que les villes vendent aux campagnes leurs produits et leurs services au prix de monopole ; le prix des produits des campagnes est donc au degré le plus bas, et celui des villes au degré le plus élevé auquel ils puissent atteindre.

Ce n’est pas tout :

Les corporations ont le privilège exclusif de l’emploi des capitaux, comme elles ont le privilège de réduire le nombre des ouvriers au-dessous de la demande ; d’où il résulte que soit qu’elles empruntent les capitaux qu’elles emploient, soit qu’elles emploient leurs propres capitaux, elles en règlent les profits, comme il leur convient, ce qui leur assure un nouvel avantage sur les campagnes qui payent les capitaux au prix que la concurrence leur fixe, et qui ne peuvent en tirer que les profits que leur donne la concurrence.

Nul doute, par conséquent, que les corporations ne soient pour les villes un moyen infaillible de s’enrichir aux dépens des campagnes, et qu’on ne doive leur attribuer la misère des campagnes, non moins remarquable dans les pays de corporations, que l’opulence dont ces villes ont toujours joui.

Mais ce n’est là qu’une partie du mal que le monopole des corporations fait subir aux pays où elles sont établies ; on peut dire que ce mal n’a point de terme quand on l’envisage dans ses effets généraux.

En élevant les salaires du travail et les profits du capital au prix de monopole, les corporations renchérissent les produits de leur travail, restreignent leur consommation dans l’intérieur, empêchent leur échange avec l’étranger, et opposent un obstacle insurmontable aux progrès de la production, des capitaux du travail, de la prospérité particulière et de la richesse générale.

D’un autre côté, les corporations sûres du débit dé leurs produits dans le marché intérieur ne font aucun effort pour bien faire, parce qu’elles n’ont point de concurrent à craindre ; le monopole leur assure les plus grands profits et les plus hauts salaires ; les méthodes établies sont toujours les meilleures, et la tentative de leur perfectionnement une injure pour la corporation et souvent une cause de persécution contre le novateur. Dés lors plus d’émulation parmi les classes laborieuses et industrieuses, plus d’améliorations, apathie générale, impuissance absolue d’entrer en concurrence avec l’industrie étrangère dans les marchés du monde, et, par conséquent, la richesse nationale reste stationnaire quand elle ne décline pas. Tel est l’effet nécessaire de tout monopole. (Voyez ce mot.)

Enfin, l’obstacle que les corporations opposent à l’introduction des produits de l’étranger et au travail de ceux qui bravent leur privilège nécessite, pour le rendre efficace, des mesures préventives et répressives. Il faut un établissement public plus considérable, ce qui augmente les dépenses de l’état. Je ne crains pas de dire que dans les pays de corporation, les frais de police et de justice surpassent de beaucoup ceux des pays où l’ouvrier et l’ouvrage jouissent d’une entière liberté. Telle est en effet la conséquence immédiate des mauvaises institutions, des mauvaises lois et des mauvais gouvernemens. Ils tarissent la source des richesses, soit en la détournant de son cours naturel, soit par les dépenses extraordinaires du canal artificiel dans lequel on s’efforce de la faire circuler.

Qu’on se garde cependant d’en conclure que la liberté illimitée et sans réserve, de l’ouvrage et de l’ouvrier doit être le seul régulateur de tout travail, de toute industrie, de tout commerce ; l’adage laisser faire, laisser passer, est spécieux et séduisant, mais il faut surtout, dans les sciences pratiques, se déifier des principes absolus ; l’expérience les repousse presque toujours, et les vices de la nature humaine déjouent les généreuses spéculations du philosophe.

Point de doute que les travaux qui intéressent la vie ou la santé des hommes ne doivent être permis qu’à ceux dont la capacité et la moralité sont garanties par des épreuves légales .

Que les travaux qui exigent une confiance aveugle dans l’ouvrier ne doivent être confiés qu’à des hommes qui ont subi toutes les épreuves légales.

Et que tous ne soient responsables et ne doivent être punis pour leurs abus, leurs fraudes et leurs malversations.

Mais c’est le comble de l’aveuglement et de la folie d’enchaîner la liberté de l’ouvrier et de l’ouvrage par la crainte des abus. Le régime préventif ne fait que substituer un abus réel et actuel à un abus possible et éventuel. C’est un crime de lèse-humanité de donner la préférence au fouet et aux chaines sur les nobles inspirations de la conscience et de la moralité.

Ainsi les corporations sont en opposition directe avec les intérêts généraux de la population, avec les progrès de l’industrie et de la fortune publique, avec la nature de la société civile.

CRÉDIT. — Le crédit consiste dans le prêt d’objets de consommation, sous la condition d’en rembourser la valeur, avec ou sans profit, à une époque déterminée ou indéterminée.

Le prêt est fait avec profit quand on doit rembourser plus que la valeur prêtée ; cette valeur s’appelle capital, et l’excédant porte le nom d’intérêt ; mais le capital et l’intérêt doivent se réaliser en objets de consommation.

L’époque de la restitution du prêt est indéterminée quand l’emprunteur ne doit payer que l’intérêt jusqu’au remboursement du capital.

Il y a ceci de remarquable dans le crédit ou le prêt, que le crédit est toujours remboursable de sa nature, et qu’on ne peut, sans le dénaturer, stipuler qu’il ne sera pas remboursé.

La raison en est sensible.

Quand le prêt s’effectue, l’emprunteur a plus besoin d’emprunter que le prêteur de prêter. Celui-ci peut en effet faire lui-même l’emploi de ses objets de consommation ou les faire employer pour son compte ; mais l’emprunteur peut être dans l’impossibilité de se passer du prêt. Il est donc forcé de se soumettre aux conditions qu’on veut lui imposer, conditions qui, si elles sont injustes et abusives, ne peuvent cesser de l’être que par la faculté indéfinie du remboursement, qui rétablit l’équilibre entre les contractans, et classe le contrat de prêt parmi les contrats commutatifs, dans lesquels chacun donne pour recevoir et reçoit autant qu’il donne.

Une autre remarque non moins essentielle est que, quoique le prêt soit fait et stipulé remboursable en monnaie, on ne doit pas la regarder comme l’objet et le terme du prêt ; cela est si vrai qu’on pourrait l’effectuer sans le secours de la monnaie et par la seule tradition des objets de consommation qu’on achète avec la monnaie.

On a souvent confondu la monnaie métallique, instrument du crédit, avec les objets de consommation qui en sont la matière ; de là est résultée la complication du crédit, déjà assez dénaturé par la transformation de l’objet matériel du prêt en capital et de ses bénéfices en intérêts. Le désordre des idées est si grand à cet égard, même parmi les personnes qui ne sont pas étrangères à la science pratique du crédit, qu’il n’est pas rare de les voir regarder le capital et l’intérêt du crédit comme des idéalité, des abstractions, des fictions qu’on peut ne pas réaliser, ou qui n’ont que des réalités dont on peut se jouer impunément, et, en effet on s’en est trop souvent joué. Dans quel non-sens n’est-on pas tombé, soit en écrivant sur le crédit, soit en lui donnant des lois, soi en l’appelant à son secours, soit en appréciant ses services reçus et ceux qu’on peut en recevoir ! Tout est encore à cet égard dans un inconcevable chaos.

Quand Law proposait aux Français de verser dans les caisses du trésor l’or et l’argent qu’ils avaient en leur possession et de recevoir du papier-monnaie en remplacement, quelle était sa pensée ? Voulait-il emprunter l’or et l’argent qui leur appartenait, ou croyait-il qu’il leur en donnait l’équivalent en leur livrant la même valeur en papier-monnaie, et que le papier-monnaie serait aussi propre à la circulation que l’or et l’argent monnaie.

Dans l’un et l’autre cas il se trompait, ou plutôt il n’avait aucune notion du rôle que joue la monnaie d’or ou d’argent dans les transactions sociales. C’était confondre dans la même catégorie deux choses essentiellement distinctes, que d’attribuer la même propriété, la même valeur au papier-monnaie et à la monnaie d’or et d’argent. Le papier-monnaie n’a en lui-même aucune valeur matérielle ; il n’a que celle que lui donne la loi. Il n’en est pas de même de l’or et de l’argent ; ils ont une valeur réelle, intrinsèque et indépendante de toute loi, de tout pouvoir politique et social ; la valeur que le papier-monnaie promet de donner, la monnaie d’or et d’argent la donne. C’était donc une erreur de Law d’attribuer à la monnaie de papier les propriétés de la monnaie d’or et d’argent (Voyez Monnaie), et ce serait commettre une faute grave en matière de crédit que de le stipuler en papier-monnaie ; il n’y aurait de certitude ni pour le prêteur ni pour l’emprunteur ; l’un et l’autre seraient exposés à des chances que repoussent la nature et les véritables caractères du crédit.

Est-il vrai, comme l’ont annoncé récemment des écrivains qui traitent ex professo de la science de l’économie politique, que, « pour donner de la valeur au papier-monnaie, il suffit que la quantité en soit réglée d’après la valeur du métal qui est reconnu comme mesure commune, et que la raison en est que les besoins exigent un agent de la circulation qui se monte à une certaine somme, c’est-à-dire à une somme qui égale la valeur courante d’une certaine quantité d’or et d’argent ? »

Dans ce système, tout instrument de circulation est bon, pourvu qu’il porte une dénomination semblable à celle de l’or et de l’argent, et que son émission soit égale en somme à celle de l’or et de l’argent, que la circulation employait ; tellement que des morceaux de papier, qui porteraient la dénomination du franc d’or et d’argent, dans toutes ses divisions, en auraient toute la valeur, s’ils n’en excédaient pas la quantité.

Ce système me parait complétement erroné, et son erreur est facile à démontrer.

Il est d’abord certain que, malgré la nécessité d’un agent de la circulation, le papier n’a pas et ne peut pas avoir dans le marché la même valeur que l’or et l’argent. Personne ne désire la possession du papier-monnaie ; si on le prend, ce n’est que lorsqu’on est forcé de le recevoir, et qu’on ne peut pas l’éviter ; et comme dans tout ce qui est forcé, on ne se soumet que le plus tard qu’on peut, la circulation des choses et des valeurs qui s’effectue par le papier-monnaie, est lente et préjudiciable aux intérêts du commerce. Imposé par la nécessité, le papier-monnaie est nécessairement une valeur dédaignée, lors même qu’elle n’est pas déprimée ; son cours est par conséquent inférieur À sa valeur nominale, et comme cette différence lest indéterminée, dépend de l’opinion de l’acheteur et du vendeur, elle jette le désordre dans le commerce intérieur, l’entrave et l’obstrue, quand il ne le paralyse pas.

La monnaie d’or et d’argent non-seulement n’a aucun de ces inconvéniens, mais même elle a des avantages qui n’appartiennent qu’à elle seule ; elle est le plus précieux de tous les objets de commerce y celui que tout le monde préfère à tout autre, celui dont on désire la possession de préférence à la possession de tout autre objet. Tout le monde court après elle, et le désir universel qu’elle inspire est le plus puissant mobile du commerce, de toute circulation, de toute transaction civile et trop souvent politique.

Sons ce premier rapport, le papier embarrasse la circulation intérieure, et la monnaie d’or et d’argent la facilite et la favorise.

Dans les relations commerciales avec l’étranger, je papier-monnaie peut encore moins être mis en parallèle avec la monnaie d’or et d’argent.

L’étranger qui porte dans un pays où il n’y a que du papier-monnaie, les produits de son sol, de son industrie, de son commerce, et qui ne veut pas de ceux de ce pays, n’a aucun moyen d’en établir le prix ; il ne prendra pas pour règle le papier-monnaie, qui n’a de valeur que celle que la nécessité lui impose, et dont la valeur varie selon la force et l’étendue de la nécessité ; il lui faut des règles plus sûres et plus stables que la mobilité du papier-monnaie.

Et qu’on ne dise pas qu’il prendra des lettres de change sur d’autres pays ; il faut encore en déterminer la valeur, et comment y parvenir lorsqu’il n’y a pas de valeur commune sur laquelle on puisse préciser les valeurs particulières ? Toute négociation à cet égard est nécessairement sujette à des chances, et ces chances sont autant d’entraves aux relations commerciales des peuples.

On échappe à toutes ces difficultés par la monnaie d’or et d’argent, qui a, sinon la même valeur


dans tous les pays, du moins une râleur relative, qu’il est facile et même possible de réduire à une valeur positive et constante.

Mais qu’est-il besoin d’insister sur ce point ? Ne suffit-il pas de l’expérience de tous les pays, de tous les temps et pour ainsi dire de tous les jours ? Y a-t-il jamais eu un seul papier qui n’ait subi une dépréciation plus ou moins forte ? On ne peut pas même en excepter le papier forcé de la banque d’Angleterre, dont on a évalué la perte de 12 à 40 %, et cependant elle offrait toutes les garanties désirables et se rapprochait autant que possible de la monnaie d’or et d’argent.

Après tant, de si uniformes et de si déplorables résultats, de quelle utilité peut être encore la théorie du papier-monnaie ? Envisagée sous le point de vue de la nécessité d’un agent de la circulation y elle peut abstractivement être le sujet d’une controverse plus ou moins ingénieuse sur les bancs de l’école ; mais quel avantage peut en tirer la science ? de quel usage peut-elle être dans la pratique ? Y a-t-il un seul homme, tant soit peu versé dans cette matière, qui oserait conseiller à un gouvernement de remplacer la monnaie d’or et d’argent par le papier ? et quelle opinion doit-on se former des écrivains qui s’abiment dans les abstractions, s’irritent des barrières que leur oppose l’expérience, et mettent plus de gloire à les franchir qu’à les affermir ?

Non-seulement Law s’abusait quand il croyait


que le papier-monnaie pourrait remplacer utilement la monnaie d’or et d’argent dans la circulation des valeurs, mais son illusion fut encore bien plus fâcheuse quand il entreprit de rembourser les dettes de l’état avec son papier-monnaie.

Comment ne savait-il pas que les dettes de l’état résultaient de la consommation qu’il avait faite des produits de ses créanciers, et qu’il ne pouvait les rembourser qu’en valeurs qui pourvaient se convertir à volonté en objets de consommation ?

Or cela ne se pouvait pas avec du papier-monnaie. Cette valeur ne pouvait trouver d’emploi que dans les marchés particuliers de la France, et là même elle éprouvait une baisse si elle n’était pas entièrement dépréciée. Elle devait donc occasioner une grande perte aux créanciers remboursés, si même ils pouvaient en trouver l’emploi. Que devait-il donc arriver ? Ce qui arriva.

Les créanciers remboursés se hâtèrent d’en faire l’emploi de la manière la moins fâcheuse ; mais l’abondance du papier-monnaie donna à tout un prix si élevé, que ceux-là même qui avaient le moins de confiance dans le papier-monnaie furent forcés de le garder, faute d’emploi ou pour ne pas subir de trop grandes pertes. Law l’avait prévu, et il offrit un écoulement au papier-monnaie dans les actions qu’il avait créées pour plusieurs entreprises commerciales ; mais, ces entreprises étant pour la plupart illusoires, les actions et le papier tombèrent dans le même discrédit et entraînèrent la ruine des créanciers de l’état. C’est ainsi qu’on réussit à rétablir le crédit. Le papier-monnaie avait cependant pour lui les puissantes et irrésistibles impulsions de la nécessité d’un agent de la circulation.

L’assignat de la révolution française eût dès son origine éprouvé le même sort, s’il n’avait pas eu un écoulement assuré dans les biens nationaux, et il ne conserva en effet sa valeur que pendant le temps qu’il fut dans une proportion raisonnable avec les biens qui lui étaient affectés ; mais dès qu’il l’eut dépassée, chaque émission le déprécia, et sa dépréciation fut si rapide et si effrayante qu’on en arrêta le cours sans aucun dédommagement pour les porteurs, qui cependant en avaient donné une valeur quelconque.

Il en serait ainsi de tout remboursement en papier, qui ne peut pas se convertir à volonté en objets matériels et d’une valeur réelle et positive.

En serait-il de même d’un remboursement en monnaie d’or et d’argent ? Non, sans doute. Et pourquoi ? c’est que la monnaie d’or et d’argent est, dans chaque pays, dans des proportions relatives aux besoins de la circulation, et qu’on ne peut pas l’en détourner pour l’employer à des remboursemens hors de proportion avec sa masse. Aussi toutes les grandes révolutions de finance qui ont porté des atteintes si funestes au crédit ont-elles toujours été tentées ou effectuées par la substitution du papier-monnaie à la monnaie d’or et d’argent, et il n’y a pas en effet d’autre moyen d’y parvenir.

La nature, la matière et l’instrument du crédit ainsi précisés et spécifiés, on découvre facilement ses effets particuliers et généraux, ses avantages et ses inconvéniens, ses ressources et ses embarras dans chacune de ses branches, et c’est là qu’il nous reste à le suivre.

Le crédit fait rentrer dans la circulation les objets de consommation que l’économie avait mis en réserve ; il en effectue la consommation actuelle sous la foi d’un équivalent avenir, et par conséquent il conserve au travail, à la population laborieuse et à l’état tous les moyens d’avancement que leur assure la production du pays.

Si l’équivalent n’est pas produit, si les objets consommés le sont sans reproduction, s’ils n’ont servi qu’à favoriser la dissipation et le luxe, il n’y a que déplacement de consommation, changement de consommateurs, diminution de la fortune du prodigue, accroissement de celle du prudent économe, identité de la situation économique du pays. Dans ce cas, le crédit ne donne aucun résultat ni en bien ni en mal. Les choses restent dans le même état que s’il n’y avait eu ni économie ni crédit.

Mais si l’équivalent promis par l’emprunteur est produit, ce qui est ordinaire et presque infaillible, le crédit entretient l’activité du travail

et de l’industrie, accroît la masse des productions, favorise les progrès de la population et donne une impulsion indéfinie à l’aisance, à la richesse et à la puissance. Le crédit est alors le moteur de toutes les prospérités ; elles n’existent que par lui, et seul il les consolide et les affermit.

Ce n’est pas tout.

Le crédit multiplie les valeurs de circulation, la rend plus facile, plus rapide et moins dispendieuse.

Ce dernier attribut du crédit n’est pas aussi évident que ceux que je viens de faire remarquer ; mais il est facile de le rendre sensible.

Quand l’emprunteur a donné au préteur sa promesse de remboursement, elle est dans les mains du prêteur une valeur qu’il peut transmettre, soit à un autre emprunteur, soit à quiconque lui en fait le remboursement ; elle devient, par conséquent, l’instrument du crédit, fait les fonctions de la monnaie d’or et d’argent, participe à ses avantages et dispense ses bienfaits. Elle a même un attribut que n’a point la monnaie d’or et d’argent, elle ne coûte aucun frais, tandis que la monnaie d’or et d’argent emploie un grand capital sans autre profit pour les particuliers et pour l’état que celui qui résulte d’un bon instrument de circulation.

Mais ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que le crédit n’opère, soit dans le prêt, soit dans le remboursement, que sur la foi d’objets actuels ou prochains. Combien donc on s’est abusé et l’on s’abuse encore lorsqu’on ne voit dans le crédit que le mouvement de valeurs fictives sans réalités, et à qui il est inutile d’en chercher ou d’en donner ! C’est ce qu’on a vu dans les emprunts pour des entreprises hasardées ou mensongères, telles que celles du Mississipi et de la mer du Sud, telles que tous les remboursemens en papier-monnaie, qui ne font que surcharger le marché, dénaturer la valeur des choses, détruire les rapports de toutes les propriétés, de tous les travaux et de tous les salaires, et qui transforment toutes les opérations intéressées en une banque de jeu d’où sortent de bons et de mauvais lots. (Voyez Banqueroutes.)

Concluons donc que le crédit ne peut s’étendre au delà des objets de consommation actuellement existans, et qu’on ne peut en rembourser la valeur qu’autant qu’on peut la réaliser à volonté en objets de consommation. Tout crédit qui, dans l’emprunt ou le remboursement, ne remplit pas cette condition, est une véritable déception qui porte le désordre dans l’économie sociale et l’expose à des calamités d’autant plus fâcheuses, qu’on n’aperçoit l’étendue du mal que quand il n’est plus possible d’y remédier.

Ces résultats reçoivent une nouvelle démonstration de la considération de chaque branche du crédit.

Il y a trois sortes de crédit :

Le crédit privé,

Le crédit public,

Le crédit commercial.

Ces divers crédits, quoique compris sous la même dénomination de crédit, diffèrent essentiellement dans leur objet, leur direction et leur but.

Le crédit privé fait passer les objets de consommation des mains de celui qui ne veut pas les consommer dans celles d’un autre qui veut les consommer.

Si l’on se demande pourquoi celui qui a des objets de consommation ne veut pas les consommer, on en trouve la raison dans l’esprit d’économie, dans la passion d’accumuler, dans l’espoir de s’enrichir ou de devenir plus riche.

Ce qu’il y a d’assez étrange, c’est que la passion de s’enrichir qui porte l’un à économiser sur ses consommations pour les prêter, porte l’autre à emprunter pour les consommer avec profit.

Sans doute l’emprunteur ne réussit pas toujours dans l’emploi du crédit qu’il a obtenu. Que d’entreprises et de spéculations fondées sur le crédit échouent ! alors c’est une perte pour l’emprunteur, pour l’état et souvent pour le prêteur. Dans ce dernier cas, l’économie reste sans effet et sans utilité pour personne.

Mais celles qui réussissent, et c’est le plus grand nombre, sont la source féconde de la prospérité

particulière et générale, de la fortune publique et de l’opulence des nations.

Il est donc de l’intérêt d’un gouvernement éclairé, de faciliter le crédit privé, de le protéger, de l’encourager, et cependant il n’en est point qui ne l’oppriment par des lois et des taxes, par des préventions morales, et même par des préjugés religieux.

Du précepte de la charité, consacré dans toutes les religions, on a tiré la conséquence qu’on doit donner ce qu’on peut prêter, précepte qui, s’il était pratiqué, conduirait à la communauté des biens, et serait subversif de toute société civile.

Sous le point de vue moral, l’économie est transformée en parcimonie, décriée comme un vice odieux, et flétrie par le ridicule ou souillée par l’opprobre de la cupidité et de l’égoïsme.

D’un autre côté des lois d’usure disposent de la propriété des économies, tandis qu’elles protègent la mutation des autres propriétés.

Enfin des lois fiscales se cachent sous l’apparence de garanties salutaires et indispensables, arrêtent ou gênent la disposition et la circulation des économies, et attaquent jusque dans sa racine le principe qui féconde tous les germes de prospérité sociale.

Heureusement les lumières générales comment cent à éclairer ces abus de la religion, de l’opinion et du pouvoir, et l’on est à peu prés réduit à les excuser sur l’autorité des temps qui les ont produits et qui les protégent encore, sur les nécessités du trésor qui ne permettent pas dé les réformer, et sur le peu de progrès de la civilisation, dans cette partie si importante de l’économie sociale, comme si leur réformation ne serait pas plus productive pour le trésor, plus favorable à la morale, plus conforme aux sentimens religieux, que la mendicité, la misère des classes laborieuses, la pauvreté des peuples, la détresse des gouvernemens, et l’impuissance des états.

La seule institution qui ait jusqu’ici été destinée à seconder les efforts du crédit, à multiplier ses ressources, et assurer ses succès, a rarement atteint son but, et ses revers lui ont souvent porté de déplorables atteintes. (Voyez Banque et Amortissement.)

Le crédit public a plusieurs traits de ressemblance avec le crédit privé et à plusieurs égards se confond avec lui. Comme le crédit privé, le crédit public consomme les produits de l’économie, comme lui il en dissipe une partie et tire plus ou moins d’utilité de l’autre partie ; mais en quoi ils diffèrent essentiellement, c’est que le crédit privé ne prospère que par la protection du pouvoir, tandis que, si le pouvoir n’abusait pas du crédit public, il serait le levier le plus puissant des grandes spéculations sociales, du soulagement des malheurs publics, de toutes les améliorations générales, de la gloire des gouvernemens et de la splendeur des nations.

Mais combien peu de gouvernemens n’usent du crédit public que pour l’utilité générale, pour favoriser le développement des facultés intellectuelles physiques et morales du peuple, pour le délivrer des gênes, des entraves, des oppressions sous lesquelles il gémit, s’irrite et se décourage ! Puisse le souvenir des longues calamités de l’Europe n’être pas perdu pour elle et profiter au nouveau monde ! puissent d’heureux exemples servir de leçon à tous les gouvernemens, et les faire entrer dans la route de la civilisation, qu’ils redoutent, quoiqu’elle n’offre que des périls illusoires et imaginaires. Le bien-être des peuples est la plus sûre garantie de la stabilité du pouvoir, et c’est à l’un et l’autre que tendent tous les efforts de la civilisation. (Voyez Dette publique.)

Le crédit commercial n’a de commun que le nom avec le crédit public et le crédit privé ; non-seulement il ne consomme pas les économies, mais au contraire il les stimule, leur cherche un meilleur emploi, et leur procure de riches équivalents.

Ainsi il provoque les économies de l’ouvrier, premier artisan de la production, en ne lui payant son salaire qu’à la fin de la semaine, de la quinzaine, du mois, du trimestre, du semestre, et quelquefois de l’année.

Ces économies se répètent dans tous tels genres de travaux, depuis la production jusqu’à la consommation, et c’est là sans contredit la source la plus abondante de toutes les économies, de toutes les accumulations, qu’on appelle capital. Que sont en effet les accumulations des classes riches, en proportion de celles des classes industrieuses et laborieuses ? elles sont dans le même rapport que leur influence respective sur la population.

Mais c’est surtout dans la circulation des valeurs destinées à payer les objets de consommation, d’abord par le marchand au producteur, ensuite par le marchand au marchand national ou étranger, et enfin par le consommateur au marchand, que le crédit commercial rend les plus grands services à la richesse particulière et générale.

Sans doute le paiement des objets de consommation, est, malgré l’intervention du crédit commercial, reporté en monnaie d’or et d’argent du consommateur au producteur, mais le crédit commercial parcourt à peu de frais l’intervalle qui les sépare ; que de frais, que de dépends, il y aurait à faire, si chaque vente qui conduit à la consommation devait être acquittée en valeurs monétaires, et quelle lenteur dans la circulation ! le crédit commercial évite ces dépenses et ces frais. Les promesses, qu’il donne et qu’on appelle des effets, dispensent du paiement monétaire, et ne le rendent nécessaire qu’au consommateur. Par quelle méthode le crédit commercial opère-t-il de si grands prodiges ? (Voyez Lettres de change et Banques.)

Ces notions générales sur la nature du crédit, ses causes, ses effets généraux dans les diverses branches, me semblent l’embrasser dans toute son étendue, et en donner une idée, sinon précise et rigoureuse, du moins suffisante pour le préserver des méprises, des excès, et des désordres auxquels il a été si long-temps en butte. Si tant de calamités devaient encore se renouveler, il me semble qu’on ne pourrait pas les excuser par la fausse application aux sciences politiques, de la maxime errare humanum est.


  1. Emprunts et taxes liv. ster.
    En 1811 99,000,000
    En 1812 105,000,000
    En 1813 113,000,000
    En 1814 134,000,000
    En 1815 131,000,000
    Somme pareille 582,000,000
  2. En francs 
     14,550,000,000
  3. Idem 
     2,910,000,000
  4. En francs 
     1,500,000,000


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