Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/10

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 113-131).


CHAPITRE X

Efforts pour aplanir la route


On a souvent remarqué que les femmes ont une curieuse aptitude à deviner le caractère des hommes ; aptitude purement instinctive, car elles jugent sans ce patient enchaînement de preuves et de motifs qui peut seul donner une garantie satisfaisante d’un bon jugement ; d’ordinaire elles se prononcent même avec la plus excessive confiance en elles-mêmes et si quelques objections leur sont présentées par l’autre sexe elles les repoussent fièrement.

Cette faculté de divination, faillible comme toutes les facultés humaines, est la plupart du temps absolument incapable de se contrôler elle-même, et lorsqu’une femme a exprimé une opinion défavorable, toutes les lumières humaines essaieraient ensuite de lui démontrer que cette opinion est mal fondée, qu’elle n’en resterait pas moins inébranlable dans sa façon de voir, inflexible dans sa détermination de ne pas revenir sur sa première idée.

Bien plus, la seule possibilité de la plus faible contradiction, de la réfutation la plus timide engendre neuf fois sur dix, dans les jugements féminins, cette sorte d’acharnement qui entache les témoignages intéressés, tant une belle devineresse s’attache fortement à son erreur et passionnément à ses propres finesses.

« Ne penses-tu pas, chère maman, dit le chanoine mineur à sa mère, qui était assise et tricotait dans son cabinet, que tu es un peu trop sévère pour M. Neville ?

— Je ne le pense pas, Septimus, répondit la vieille dame.

— Discutons le fait, maman ?

— Je n’ai aucune objection à faire à ta proposition, Septimus. Je crois, mon cher enfant, avoir l’esprit toujours ouvert à la discussion ».

Il se produisit en ce moment une oscillation dans le bonnet de la vieille dame, et l’on put comprendre qu’elle ajoutait intérieurement :

« Je voudrais bien voir si jamais une discussion me fera changer d’opinion.

— Eh bien, maman, reprit cet excellent fils toujours animé de dispositions conciliantes, rien n’est préférable à une discussion libre.

— Je n’espère pas grand’chose de celle-ci, mon cher enfant, fit la vieille dame évidemment décidée à ne faire aucune concession.

— Bien ! dit le chanoine, je disais donc que M. Neville, dans cette malheureuse circonstance, avait agi sous l’influence d’une provocation.

— Et sous l’influence du vin chaud, ajouta la vieille dame.

— J’admets aussi l’influence du vin… tout en pensant que les deux jeunes gens étaient à deux de jeu sous ce rapport.

— Et moi, je ne le crois pas, dit la vieille dame.

— Pourquoi cela, maman ?

— Parce que je ne le crois pas. Cependant j’accepte la discussion comme toujours.

— Mais, ma chère maman, je ne vois pas bien comment nous pourrons discuter si tu ne sors point de là.

— Que ton blâme, Septimus, retombe sur M. Neville et non pas sur moi ! dit la vieille dame avec une imposante sévérité.

— Chère maman, pourquoi sur M. Neville ?

— Eh ! dit Mme Crisparkle, revenant encore une fois à son point de départ, parce qu’il est rentré ivre à la maison au risque de compromettre cette demeure, et sans respect pour la famille qui l’habite.

— Le fait n’est pas niable, maman ; mais il s’en est montré tout de suite très-chagrin et il l’est encore aujourd’hui.

— Bien ; mais sans M. Jasper, qui, avec les attentions d’un homme bien élevé, est venu à moi le lendemain dans l’église même, après le service et avant d’avoir quitté sa robe, pour m’exprimer l’espoir que je n’avais pas été trop alarmée et que mon sommeil n’avait pas été troublé trop fort, je n’aurais jamais entendu parler de cette désagréable affaire, dit la vieille dame.

— Pour être franc, ma mère, je crois que je ne t’en aurais rien dit ; cependant je n’avais pas d’idée arrêtée sur ce point. Je me préparais à suivre Jasper dans l’église pour en causer avec lui et décider ensemble s’il n’était pas convenable pour tous les deux de garder le silence vis-à-vis de tout le monde, quand je l’ai trouvé qui causait avec toi. Il était trop tard.

— Trop tard, en effet. M. Jasper était encore tout pâle et tout ému de la scène qui avait eu lieu chez lui dans la soirée.

— Si je t’en avais fait un mystère, maman, tu peux être sûre que c’eût été par respect pour ta tranquillité, dans l’intérêt des jeunes gens et pour mieux remplir mes devoirs, tels du moins que je les comprends. »

La vieille dame se leva, traversa la chambre, et vint l’embrasser.

« Il va sans dire, mon cher Septimus, fit-elle, que j’en suis parfaitement sûre.

— Quoi qu’il en soit, cette scène est devenue le sujet des conversations de toute la ville, dit M. Crisparkle en se grattant l’oreille pendant que la vieille dame regagnait son siège et reprenait son tricot.

— C’est pourquoi j’ai avancé, reprit la vieille dame, que j’avais mauvaise opinion de M. Neville, et maintenant je le répète, et ce que j’ai dit je le redis sans détour : j’espère que M. Neville pourra revenir au bien, mais je le crois pas. »

Et son bonnet rentra en danse.

« Je suis affligé de t’entendre parler ainsi, maman…

Je suis affligée moi-même d’être forcée de parler comme le fais, mon cher enfant, interrompit la vieille dame en tricotant d’une main ferme, mais je ne puis m’en empêcher…

— Car, poursuivit le chanoine mineur, il est indiscutable que M. Neville est laborieux et attentif, qu’il s’améliore rapidement, et qu’il a… j’espère pouvoir le dire… de l’attachement pour moi.

— Il n’a aucun mérite à cela, mon cher enfant, dit la vieille dame. Il aurait tort de s’en faire un et, s’il le fait, je n’en conçois qu’une plus mauvaise opinion de lui.

— Mais, chère maman, jamais il n’a rien dit de semblable.

— C’est possible, répliqua la vieille dame ; mais s’il ne l’a point dit, je ne vois pas ce que cela prouve. »

Il n’y avait pas d’impatience dans le regard que le chanoine arrêta sur la figure de porcelaine qui tricotait auprès de lui ; seulement on y lisait une réflexion bien naturelle, à savoir qu’avec ces figurines-là il est inutile de serrer une argumentation.

« Et ce n’est pas tout, Septimus, reprit la vieille dame. Demande-toi ce que serait ce jeune homme sans sa sœur. Tu sais quelle influence elle a sur lui ; tu connais l’intelligence de la jeune personne, et tu sais aussi que tout ce qu’il apprend avec toi, il l’étudie avec elle. Fais à cette jeune fille la part qu’elle mérite dans les éloges que tu donnes à tous deux, et vois ce qui reste pour lui ? »

Ces derniers mots firent tomber M. Crisparkle dans une légère rêverie ; sa pensée se portait sur des sujets divers.

Il songeait d’abord aux conversations fréquentes où il avait vu le frère et la sœur engagés ensemble sur un de ses vieux livres de collège ; puis à ces matinées brumeuses consacrées à d’intéressantes excursions dans les environs de Cloisterham ; à ces sombres soirées où il affrontait le vent, au coucher du soleil, grimpé à son observatoire favori, dans quelque vieux fragment des ruines du monastère et regardant passer au-dessous de lui les deux jeunes gens sur le bord de la rivière : les feux et les lumières de la ville commençaient alors à se réfléter dans l’eau, ce qui rendait le paysage encore plus désolé.

M. Crisparkle pensait encore à la façon dont lui était venue l’idée qu’en instruisant l’un des deux jeunes gens il les instruisait tous les deux.

Il y avait donc un de ces deux esprits qui était directement en rapport avec le sien, et l’autre avec lequel il ne communiquait que par intermédiaire.

Il réfléchit à la nouvelle qui lui était venue de la Maison des Nonnes qu’Helena, qu’il avait d’abord jugée si fière et si farouche, s’était soumise à l’influence de Rosa, de la belle fiancée, comme il l’appelait, et que la jeune fille apprenait de sa compagne tout ce qu’elle savait.

Il sourit de cette pittoresque association entre deux créatures extérieurement aussi dissemblables.

Surtout il se demanda comment il était possible que toutes ces mêmes choses, dont l’existence ne datait que de quelques semaines, fussent devenues un des grands intérêts de sa vie.

Comme chaque fois que le Révérend Septimus devenait rêveur, sa bonne mère en concluait aussitôt qu’il avait besoin d’être réconforté, la florissante vieille dame se dirigea donc en toute hâte vers l’armoire de la salle à manger, d’où elle tira le réconfortant sous la forme d’un verre de vin de Constance et de quelques biscuits fabriqués à la maison.

C’était une armoire merveilleuse, digne de Cloisterham et du Coin du Chanoine.

Au-dessus était attaché un portrait de Haendel, le chef couvert d’une longue perruque et regardant les spectateurs avec des airs de connaître tous les trésors que renfermait ce meuble précieux.

On aurait dit que le grand musicien s’occupait à en combiner dans une fugue toutes les harmonies délectables.

Oh ! ce n’était pas une armoire vulgaire !

Les portes tournaient sur leurs gonds et s’ouvraient tout d’un coup, mais ne découvraient rien que par degrés.

Elle avait une serrure saillante à sa partie médiane, à l’endroit juste où deux panneaux perpendiculaires se rencontraient, l’un montant et l’autre descendant.

Le panneau supérieur, en s’abaissant, laissait la partie inférieure dans un délicieux mystère et montrait de larges tablettes garnies de jarres pour les conserves, de pots de confitures, de boîtes d’étain, de boîtes à épices, et de ces agréables poteries bleues et blanches de fabrique étrangère où l’on renferme les conserves de tamarin et de gingembre.

Chacun de ces aimables vases portait sa destination inscrite sur son ventre.

Les grandes jarres, dans leur partie supérieure, étaient enduites d’un beau brun uniforme ; on aurait cru voir deux parements d’habits croisés et boutonnés sur une poitrine humaine.

Plus bas, sur leur panse, au milieu d’une belle couleur jaune, se détachait majestueusement l’inscription en grosses lettres annonçant que la jarre était habitée par des noix ou des cornichons, des oignons ou des choux-fleurs.

Les pots de confitures étaient recouverts de papier à papillottes, et leur figure extérieure faisait savoir, à l’aide d’une délicate calligraphie féminine, que ces amours de pots logeaient des framboises, des groseilles, des abricots ou des prunes, des gelées de pommes ou des pêches.

Alors la scène friande changeait : le panneau inférieur se levait et laissait voir des oranges auprès d’une grande boîte à sucre pour en tempérer l’acidité, si elles n’étaient pas bien mûres.

Des biscuits fabriqués à la maison siégeaient à cette haute cour à côté d’un reste de gâteau de prunes et d’une pile de doigts de dame, minces et effilés, destinés à être trempés dans les vins de dessert et baisés ensuite comme de vrais doigts.

Tout en bas, dans un compartiment doublé de plomb, reposaient les vins fins et les cordiaux.

De là s’exhalait un doux parfum mélangé de citrons, d’amandes, et de vanille en gousses.

Dans cette armoire des armoires de grosses, de vénérables abeilles bourdonnant aussi fort que de petites cloches semblaient avoir déposé leur miel pendant des siècles.

Tout ce qui avait été enfoui sur ces profondes tablettes, assez profondes, comme on l’a dit, pour que la tête, les épaules, et les coudes pussent s’y enfoncer, en sortait avec une saveur fondante et semblait avoir subi une transformation saccharine.

Le Révérend Septimus, comme si ce n’était point assez contre lui de l’armoire, devait également se soumettre à l’ingurgitation des nauséabonds trésors du cabinet consacré aux herbes et aux plantes médicinales, placé de même sous la surveillance de la bergère en porcelaine de Saxe.

À quelles surprenantes infusions de gentiane, de menthe poivrée, de giroflée, de sauge, de percepierre, de thym, de romarin, et de pissenlit avait-il dû prêter son courageux estomac !

Dans quels incroyables cataplasmes avait-il dû engloutir sa figure rosée dès que sa mère le supposait menacé d’un mal de dents !

Quels savants emplâtres s’était-il laissé joyeusement appliquer sur la joue et sur le front quand la chère vieille dame lui persuadait qu’elle voyait les apparences d’un imperceptible bouton !

Dans ce pénitencier botanique situé au faîte de l’escalier, il y avait une cellule basse et étroite aux murailles blanchies à la chaux.

Là, des paquets de plantes sèches étaient suspendus au plafond ou étendus sur des planches en compagnie de bouteilles effrayantes.

Le Révérend Septimus supportait tout avec douceur, pareil au fameux agneau qui marche sans résistance au sacrifice ; ne laissant pas même voir qu’il n’obéissait que pour plaire à la vieille dame, il avalait tranquillement ce qu’on lui présentait.

À peine se permettait-il, comme dédommagement, de plonger ses mains et son visage dans les grandes sébilles qui contenaient des feuilles de roses ou de la lavande, puis il s’en allait l’esprit tranquille, aussi confiant dans la vertu des eaux de la rivière de Cloisterham pour entraîner au-dedans de lui toute cette pharmacie maternelle que lady Macbeth l’était peu dans l’efficacité de toutes les mers du globe pour laver la tache du sang sur ses mains.

En cette nouvelle occasion, le bon chanoine prit donc son verre de Constance de la meilleure grâce du monde, et ainsi réconforté, à la satisfaction de sa mère, il se mit à vaquer aux travaux qui lui restaient à accomplir pour la journée.

Il remplit ses devoirs ponctuellement, et au moment voulu, jusqu’à l’heure du service du soir.

La cathédrale étant un lieu très-froid, il fit un temps de course au trot après le service.

Cette course se termina par une charge vigoureuse contre son fragment de ruines favori qu’il escalada sans s’arrêter ni respirer.

Il accomplit même cette prouesse d’une façon tout à fait magistrale et il ne souffla même pas quand, debout sur le faîte, il fit halte pour contempler la rivière qui coulait au-dessous de lui.

La rivière à Cloisterham est si près de la mer qu’on y voit fréquemment surnager des herbes marines.

Or, ce jour-là, une quantité plus considérable que de coutume de ces plantes marines avait été apportée par la dernière marée.

À cette circonstance se joignait le trouble de l’eau, le clapotement des vagues, la lueur sinistre du côté de la mer ; les barques passaient avec leurs voiles grises démesurément gonflées ; tout présageait une nuit orageuse.

Le chanoine médita sur le contraste qu’offrait cette mer irritée et bruyante avec le Coin du Chanoine qui était un port si tranquille.

Helena et Neville passèrent en ce moment au-dessous de lui.

Il avait pensé à eux toute la journée.

À l’instant il descendit de son observatoire, il voulait leur parler.

Mais la descente était difficile à la clarté mourante du soir ; heureusement que M. Crisparkle était un grimpeur exercé ; peu d’hommes pouvaient rivaliser avec lui dans ce genre d’exercice.

Il arriva auprès des jeunes gens quand tout autre à sa place n’aurait été encore qu’à moitié de la descente.

« Vilaine soirée, mademoiselle Landless ! Ne trouvez-vous pas que l’endroit habituel de vos promenades avec votre frère est bien exposé au froid à cette époque de l’année ? Le soleil est couché et le vent vient de la mer. »

Helena n’y pensait guère ; c’était là sa promenade favorite ; elle aimait ce lieu si retiré.

C’est ce qu’elle exprima en deux mots.

« Bien retiré, en effet, dit M. Crisparkle saisissant l’occasion de se promener avec les jeunes gens. Point d’endroit mieux choisi quand on veut causer avec quelqu’un, sans craindre d’être interrompu. C’est précisément le cas dans lequel je me trouve. Monsieur Neville, vous dites, je crois, à votre sœur tout ce que passe entre nous ?

— Tout, monsieur, absolument tout.

— Par conséquent, dit M. Crisparkle, votre sœur sait que je vous ai souvent pressé de faire quelques excuses au sujet du malheureux incident qui s’est passé ici le jour de votre arrivée ? »

En disant cela c’était elle et non lui qu’il regardait.

Aussi ce fut elle et non lui qui répondit :

« Oui, monsieur.

— Je qualifie cet incident de malheureux, mademoiselle Helena, reprit le Chanoine, parce qu’il a certainement donné naissance à des préventions contre votre frère. On le considère ici comme un garçon dangereux, incapable de maîtriser les emportements de sa colère, et on l’évite pour cette raison-là.

— Je ne doute pas qu’il n’en soit ainsi pour ce pauvre ami, dit Helena en jetant sur son frère un regard d’orgueilleuse compassion dans lequel se lisait la conviction profonde qu’on manquait de générosité à son égard. J’en serais persuadée, rien que parce que vous le dites, mais le fait m’est confirmé par des avis indirects et des rapports qui m’arrivent chaque jour.

— Raisonnons, reprit M. Crisparkle avec douceur, mais aussi sur le ton d’une ferme persuasion. Suffit-il de regretter ce qui est arrivé et ne faut-il pas chercher à réparer le mal accompli ? Le séjour de M. Neville à Cloisterham ne date pas de bien longtemps et je ne crains pas qu’il ne vive pas assez pour triompher des préventions dont je vous parie et pour prouver qu’il a été mal jugé.

Mais il serait bien plus sage d’agir tout de suite que de se fier au temps. Ce serait plus politique et ce serait plus juste. Car il n’y a pas de doute que Neville n’ait été dans son tort.

— Il a été provoqué, fit observer Helena.

— Il a été l’assaillant, » répliqua M. Crisparkle.

Ils continuèrent à marcher en silence, jusqu’au moment où Helena leva les yeux sur le visage du chanoine, et lui dit d’un ton où perçait comme un reproche :

« Oh ! M. Crisparkle, voudriez-vous que Neville allât se jeter aux pieds de M. Drood, ou à ceux de M. Jasper, qui dit du mal de lui chaque jour. Au fond du cœur, vous ne pouvez pas avoir un pareil désir ; ce que vous lui conseillez, vous ne le feriez pas si vous étiez à sa place.

— Helena, j’ai dit à M. Crisparkle, dit Neville, en adressant un regard plein de déférence à son précepteur, que si je pouvais faire ce qu’il me demande, je le ferais de tout mon cœur. Mais je ne le puis, l’hypocrisie me révolte. Quoi qu’il en soit, tu oublies qu’en priant M. Crisparkle de se mettre à ma place, c’est supposer qu’il aurait pu agir, comme je l’ai fait.

— Je lui en demande pardon, dit Helena.

— Vous le voyez, fit observer M. Crisparkle en saisissant cette nouvelle occasion, mais avec une modération toute pleine de délicatesse, vous reconnaissez indistinctement tous les deux que Neville a eu tort. Pourquoi s’arrêter en si beau chemin et ne pas l’avouer tout à fait hautement ?

— N’y a-t-il pas une différence, demanda Helena avec un léger tremblement dans la voix, entre la soumission à un esprit généreux ou la soumission à un esprit bas et vulgaire. »

Avant que le digne chanoine eût trouvé un argument pour répondre à cette belle distinction, Neville intervint.

« Aide-moi donc à me justifier devant M. Crisparkle, Helena, dit-il. Aide-moi à le convaincre que je ne puis être le premier à faire des concessions, sans avoir recours à l’hypocrisie et au mensonge. Il faut que ma nature change avant que je puisse agir ainsi ; elle n’est pas encore si changée. J’ai le sentiment d’avoir reçu un affront, affront aggravé par une intention bien arrêtée de m’offenser, et j’en suis irrité. La pure vérité, c’est que je suis encore tout aussi irrité que je l’étais le premier jour.

— Neville, répliqua M. Crisparkle d’un ton sérieux, voilà encore cette contraction de vos mains qui me déplaît si fort.

— Je le regrette, monsieur, mais ç’a été involontaire. J’ai avoué que j’étais encore irrité.

— Et j’avoue, moi, dit M. Crisparkle, que j’espérais mieux de vous ce soir.

— Je suis fâché de tromper votre attente, monsieur, mais il serait bien plus mal à moi de vous tromper en vous laissant croire que vous avez changé ma manière de sentir à cet égard. Le temps et votre puissante influence pourront obtenir cela même de votre disciple rétif. Mais il faut laisser agir le temps. Soyez sûr que je me livre de grands combats à moi-même, n’est-il pas vrai, Helena ? »

Celle-ci, dont les yeux noirs suivaient l’impression produite par les paroles de son frère sur le visage du chanoine, répondit à M. Crisparkle et non à Neville :

« C’est la vérité ! »

Puis au bout d’un moment elle fit une autre réponse au regard interrogateur de son frère par une légère inclination de tête.

Neville continua :

« Je n’ai pas encore eu le courage de vous dire, monsieur, ce qu’en toute franchise j’aurais dû vous dire la première fois que nous nous sommes entretenus à ce sujet. La chose n’est pas facile à exprimer, et j’ai été retenu par la peur de paraître ridicule, peur qui a agi toujours très-fortement sur moi jusqu’à ce moment, et qui, sans la présence de ma sœur, m’empêcherait peut-être encore de m’ouvrir à vous. J’admire Mlle Bud ; je l’admire si fort, monsieur, que si je n’avais pas contre M. Drood le ressentiment d’une injure personnelle, j’éprouverais ce ressentiment rien que pour ses torts envers cette jeune personne. »

M. Crisparkle, au comble de l’étonnement, regarda Helena pour chercher sur son visage la confirmation de ce qu’il entendait ; il ne l’y trouva point et n’y vit qu’une prière d’aider son frère de ses bons avis.

« La jeune personne dont vous parlez, doit, vous le savez, M. Neville, se marier prochainement, dit M. Crisparkle, avec beaucoup de gravité. Votre admiration, si elle est de la nature que vous semblez indiquer, est donc outrageusement déplacée. En outre, il est monstrueux à vous de vouloir prendre le rôle de champion de cette jeune fille, contre son futur mari. Vous ne les avez, d’ailleurs, vus tous deux qu’une seule fois. La jeune personne est devenue l’amie de votre sœur, et je m’étonne que même, dans l’intérêt de son amie, Helena n’ait pas cherché à étouffer en vous cette folle et coupable fantaisie.

— Elle l’a essayé, monsieur, mais en vain. Qu’il soit son mari ou non, ce jeune homme est incapable d’éprouver les sentiments qui m’inspire cette jeune et belle créature ; il la traite comme une poupée. Je dis qu’il est incapable d’éprouver ces sentiments, j’ajoute qu’il est tout à fait indigne d’elle. C’est la sacrifier que de la lui donner. J’avoue que je l’aime et que, lui, je le méprise et je le hais. »

Ceci avait été dit avec un visage si enflammé, et accompagné d’un geste si violent, qu’Helena passa près de Neville et lui saisit le bras en s’écriant :

« Neville !… Neville !… »

M. Crisparkle, après l’avoir observé attentivement, tout en réfléchissant au parti qu’il devait prendre, fit quelques pas en silence.

« M. Neville !… M. Neville !… Je suis douloureusement affligé de voir en vous ce que j’y vois ! dit-il, votre caractère est aussi sombre et aussi tourmenté que la nuit qui se prépare. Les choses que vous m’avez dites se présentent à moi sous un aspect bien sérieux, et je n’ai pas la ressource de traiter la folie que vous m’avez dévoilée comme ne méritant pas qu’on la prenne en considération… Je la prends en grande considération, au contraire, et je vous parle en conséquence. Cette inimitié entre vous et le jeune Drood ne doit pas persister. Je ne puis permettre qu’elle dure plus longtemps, sachant ce que je sais de votre caractère, et quand vous habitez sous mon toit. Quelles que soient les préventions que vous avez contre le caractère de ce jeune homme, je le tiens pour sincère et bon, c’est une justice que je puis lui rendre. Maintenant, je vous prie, prenez bien garde à ce que je vais vous dire. Après réflexion et en tenant compte des représentations de votre sœur, je suis disposé à admettre qu’en faisant votre paix avec le jeune Drood, vous avez droit à ce qu’on vous épargne la moitié du chemin. Je vous promets qu’on vous aidera et même que les premières avances seront faites par le jeune Drood. Cette condition remplie, vous me donnerez votre parole de chrétien que la querelle est terminée de votre côté. Les sentiments que vous pourrez avoir au cœur quand vous lui donnerez votre main ne seront connus que de Celui qui lit dans tous les cœurs. Rien de bon ne peut résulter pour vous d’une arrière-pensée de trahison. Assez sur ce sujet. Nous parlerons maintenant de ce que je persiste à appeler votre folie. Il me semble que le secret que vous m’avez confié doit demeurer entre votre sœur et vous-même. Suis-je dans le vrai ? »

Helena répondit à voix basse :

« Il n’est connu que de nous trois, qui sommes ici.

— La jeune personne, votre amie, n’en a nul soupçon ?

— Non, sur mon âme !

— Je vous somme donc de prendre un engagement solennel envers moi, monsieur Neville. Vous allez promettre que cet amour restera caché, et que vous ferez en sorte, et cela très-sérieusement, de l’arracher de votre cœur. Je ne vous dirai point qu’il passera bien vite ; je ne vous dirai pas que c’est par fantaisie d’un moment ; je ne vous dirai pas que de tels caprices naissent et meurent dans les esprits jeunes et ardents comme le vôtre, à toutes les heures le la journée. Je vous laisserai dans la croyance qu’il n’existe peu ou point d’amour qui puisse se comparer avec le vôtre, qu’il vivra longtemps dans votre cœur et que ce n’est qu’avec une difficulté extrême que vous arriverez à le vaincre. J’attache d’autant plus de prix à l’engagement que je vous demande de prendre, qu’il sera pris par vous sans réserve. »

Le jeune, homme essaya deux, ou trois fois de parler, mais la parole expirait sur ses lèvres.

« Je vous laisse avec votre sœur, qu’il est temps de reconduire à la pension, dit M. Crisparkle ; vous me trouverez seul, dans ma chambre, quand vous rentrerez.

— Je vous en prie, ne nous quittez pas encore, fit Helena d’une voix suppliante ; accordez-nous encore une minute.

— Je ne songerais pas, dit Neville en passant sa main sur son visage, à vous demander encore un instant et vous me trouveriez moins prêt à vous obéir, si vous aviez été moins patient avec moi, M. Crisparkle, si vous m’aviez montré moins d’intérêt, moins de bonté, et moins de franchise. Oh ! que n’ai-je eu dans ma jeunesse un pareil guide !

— Il faut suivre ton guide, maintenant, Neville, murmura Helena, et le suivre jusqu’au ciel. »

Il y eut, dans le ton dont elle prononça ces derniers mots quelque chose de mystérieux qui coupa la parole au bon chanoine ; sans quoi il aurait protesté contre cette indiscrète exaltation de ses mérites ; mais, dans la situation d’esprit où il était, il se contenta de porter son doigt à ses lèvres, et son regard se tourna vers Neville.

« Dire que je prends du fond du cœur les deux engagements que vous me demandez, et qu’en le faisant je ne garde pas d’arrière-pensée de trahison, c’est ne rien dire ! s’écria celui-ci fortement ému. J’implore votre pardon pour m’être laissé emporter de nouveau à un accès de colère.

— Pas mon pardon à moi, Neville ; vous connaissez Celui qui a vraiment la puissance de pardonner. C’est le plus beau des attributs de Dieu. Mlle Helena, vous et votre frère vous êtes jumeaux ; vous êtes tous deux venus au monde avec les mêmes penchants, et vos jeunes années se sont passées au milieu des mêmes peines. Le changement que vous avez accompli en vous-même, ne pouvez-vous pas l’accomplir chez Neville ? Vous voyez l’écueil qui se dresse sur la route. Qui mieux que vous peut le lui faire éviter ?

— Qui mieux que vous, monsieur, peut y parvenir ? répliqua Helena. Que sont, comparées aux vôtres, mon influence et ma sagesse ?

— Vous avez la sagesse du sentiment, reprit le chanoine, et c’est la plus haute qui jamais ait été connue sur cette terre, ne l’oubliez pas. Quant à la mienne, moins nous en parlerons, mieux cela vaudra. Bonne nuit !

Elle prit la main qu’il lui tendait, et dans un mouvement de reconnaissance, presque de vénération, elle la porta à ses lèvres.

« Fi ! fi ! dit le chanoine, je suis trop payé. »

Et il s’éloigna.

Tout en revenant vers l’enclos de la cathédrale et en marchant dans l’obscurité, le chanoine rêvait au meilleur moyen de réaliser la promesse qu’il avait faite.

« On me demandera probablement de marier Edwin et Mlle Bud, se disait-il, et je voudrais qu’ils fussent déjà mariés et partis. Mais occupons-nous d’abord du plus pressé. »

Il débattit en lui-même, s’il écrirait au jeune Drood, ou s’il parlerait à Jasper.

La conscience qu’il avait d’être aimé de tout le personnel de la cathédrale, le fit incliner vers ce dernier parti et la vue de la maison de Jasper où il vit de la lumière le détermina.

« Je frapperai le fer pendant qu’il est chaud, dit-il. »

Jasper était endormi sur un canapé devant le feu.

Ayant monté l’escalier de la poterne, et donné contre la porte un coup léger sans recevoir de réponse, M. Crisparkle tourna doucement le bouton et entra.

Longtemps après il devait être frappé par le souvenir de l’état dans lequel il trouva Jasper : une sorte d’alternative délirante entre le sommeil et la veille.

Jasper bondit en s’écriant :

« Qu’y a-t-il ?… Qui est entré ?…

« Ce n’est que moi, Jasper. Je regrette d’avoir troublé votre repos. »

Le feu qui brillait dans le regard du chantre s’éteignit dès qu’il eut reconnu le visiteur, et il dérangea une chaise ou deux pour lui permettre de s’approcher du feu.

« Je rêvais et je suis heureux d’être arraché à un sommeil qui ne peut que troubler la digestion après le dîner, balbutia-t-il, sans compter que vous êtes toujours le bienvenu chez moi ?

— Merci. Je ne suis pas bien sûr, répondit M. Crisparkle quand il eut pris place dans un fauteuil auprès du feu, que le sujet qui m’amène doive être ici aussi bien reçu que moi-même ; mais je suis un ministre de paix. En un mot, Jasper, je veux rétablir la concorde entre ces deux jeunes gens.

Une expression d’embarras se peignit sur le visage de Jasper, expression si difficile à définir que M. Crisparkle ne sut que penser.

« Comment vous y prendrez-vous ? demanda Jasper d’une voix basse et triste, après un moment de silence.

— C’est pour cette question-là : « Comment ? » que je viens à vous. J’ai à vous demander comme faveur, et comme service, d’intervenir auprès de votre neveu. Pour moi, j’ai agi auprès de M. Neville. Obtenez d’Edwin qu’il vous écrive un court billet, dans lequel il dirait qu’il est tout disposé à serrer la main de M. Neville. Sans le moins du monde défendre ce dernier, nous pouvons tous reconnaître qu’il a été cruellement piqué. »

Jasper tourna son visage du côté du feu.

M. Crisparkle, qui continuait à l’observer, se trouva plus embarrassé qu’auparavant.

L’attitude du chantre semblait indiquer une profonde méditation intérieure.

« Je sais que vous n’êtes pas prévenu en faveur de M. Neville. »

Le chanoine allait continuer, mais Jasper l’arrêta.

« Vous avez raison de le dire. Je ne le suis pas, en effet.

— Indubitablement. J’admets la déplorable violence de son caractère, dont j’espère qu’à nous deux, lui et moi, nous parviendrons à triompher. J’ai obtenu de lui une promesse solennelle pour sa conduite future envers votre neveu, et si vous avez la bonté d’intervenir, je suis sûr qu’il la tiendra…

— Vous êtes toujours prêt à répondre pour les autres et vous méritez toute confiance, monsieur Crisparkle, mais vous croyez-vous réellement sûr de pouvoir répondre de ce jeune homme avec autant de confiance ?

— Certes. »

L’air embarrassé et embarrassant du chanoine s’était évanoui.

« Alors vous soulagez mon esprit d’une grande crainte et d’un grand poids, reprit Jasper. Je ferai ce que vous me demandez.

M. Crisparkle, enchanté de ce succès rapide et complet, en exprima sa satisfaction dans les termes les plus chaleureux.

« Je ferai ce que vous me demandez, répéta Jasper, uniquement parce que j’ai désormais votre garantie contre certaines frayeurs vagues et mal fondées… Sans doute… Mais… Ne riez pas… Tenez-vous un journal ?

— Une ligne par jour, pas plus.

— Une ligne par jour serait bien suffisante pour une vie aussi dépourvue d’événements que la mienne, fit Jasper en prenant un livre dans un pupitre, mais c’est que mon journal est aussi celui de la vie de Ned. Voyez cette annotation qui vous semblera plaisante. Vous devinerez quand elle a été inscrite.

« Minuit passé.

« Après ce que je viens de voir, j’éprouve intérieurement une crainte mortelle de quelque horrible conséquence funeste pour mon cher enfant ; c’est une appréhension que je ne puis raisonner et dont je ne peux me défendre. Tous mes efforts sont vains. La passion infernale de ce Neville Landless, sa force et sa rage presque meurtrière me font frissonner. Si profonde est l’impression que j’ai ressentie, que deux fois je suis entré dans la chambre de mon cher enfant, afin de m’assurer qu’il dormait ; j’avais presque peur de le trouver gisant mort et baigné dans son sang. »

Voici ce que j’ai inscrit le lendemain matin :

« Ned s’est levé et est parti, le cœur aussi léger et « aussi peu soupçonneux que jamais. Il n’a fait que rire quand je l’ai mis en garde et il m’a dit qu’il était bon pour se défendre contre M. Neville Landless, s’il plaisait à ce jeune furieux de s’attaquer à lui. Je lui ai répondu que c’était possible, mais qu’il n’était pas aussi méchant que son adversaire. Il a continué à traiter tout cela légèrement, mais je l’ai accompagné le plus loin possible, et je l’ai quitté fort à contre-cœur. Je suis incapable de secouer ces sombres et vagues pressentiments de malheur, si des impressions appuyées sur des faits peuvent être ainsi qualifiées… Mais je ne le crois pas. »

« Ce n’est pas tout, dit Jasper en soulevant les feuillets du livre, avant de le déposer sur la table. Je suis retombé plusieurs fois dans ces humeurs noires, ainsi que le démontrent d’autres annotations. Mais j’ai maintenant l’assurance que vous me donnez pour me soutenir, et je l’inscrirai dans mon livre comme un antidote contre le retour de mes frayeurs.

— Et l’antidote sera tel, je l’espère, répliqua M. Crisparkle, qu’il vous portera à jeter vos notes au feu. Je devrais être le dernier à vous trouver un défaut ce soir, quand vous venez de répondre à mes désirs avec tant de franchise, mais je dois dire, Jasper, que votre dévouement à votre neveu vous a bien exagéré les choses.

— Je puis en appeler à votre témoignage, dit Jasper en levant les épaules, sur l’état d’esprit dans lequel je me trouvais ce soir-là, avant de consigner mes impressions sur ce journal. De là la façon dont je les ai exprimées. Vous rappelez-vous avoir fait une objection contre un mot échappé dans la querelle et que vous trouviez trop fort ? Le mot était plus fort, en effet, que tous ceux dont je me suis servi dans mon journal.

— Bien… bien… Essayez de mon antidote, répliqua M. Crisparkle, et puisse-t-il vous fournir des aspects plus riants et plus heureux ! Nous n’aurons pas une plus longue discussion pour le moment. J’ai à vous remercier pour mon propre compte et je vous remercie sincèrement.

— Vous verrez ! dit Jasper, quand ils se pressèrent la main. Ce que vous désirez que je fasse, je ne le ferai pas à demi. J’aurai soin que Ned, s’il doit céder, cède complètement. »

Trois jours après cette conversation, il alla rendre visite à M. Crisparkle, porteur de la lettre suivante :
« Mon cher Jacques,

« Je suis touché de la relation que vous me faites de votre entretien avec M. Crisparkle que je respecte et que j’estime. Je m’empresse de déclarer qu’en cette occasion je me suis oublié tout autant que M. Landless et que je désire que ce qui s’est passé entre nous soit oublié.

« Écoutez, mon cher vieil ami. Invitez M. Landless à dîner pour la veille de Noël. Plus le jour est saint, plus l’acte doit l’être. Ne soyons que nous trois, serrons-nous la main à tour de rôle et qu’il ne soit plus question de rien.

« Mon cher Jacques, votre très-affectionné,

« Edwin Drood.

« P. S. Mes amitiés à Mlle Pussy, lors de votre première leçon de musique. »

« Alors vous attendez donc M. Neville ? dit M. Crisparkle.

— Je compte qu’il viendra, » répondit Japper.