Dialogues des morts/Dialogue 67

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 410-413).


LXVII

HENRI III ET LA DUCHESSE DE MONTPENSIER


Caractère faible et dissimulé de Henri : sa dévotion bizarre


Henri. — Bonjour, ma cousine. Ne sommes-nous pas raccommodés au moins après notre mort ?

La duchesse. — Moins que jamais. Je ne saurais vous pardonner tous vos massacres, et surtout le sang de ma famille, cruellement répandu.

Henri. — Vous m’avez fait plus de mal dans Paris, avec votre Ligue, que je ne vous en ai fait par les choses que vous me reprochez. Faisons compensation et soyons bons amis.

La duchesse. — Non, je ne serai jamais amie d’un homme qui a conseillé l’horrible massacre de Blois.

Henri. — Mais le duc de Guise m’avait poussé à bout. Avez-vous oublié la journée des barricades, où il vint faire le roi de Paris et me chasser du Louvre ? Je fus contraint de me sauver par les Tuileries et par les Feuillants.

La duchesse. — Mais il s’était réconcilié avec vous par la médiation de la reine-mère. On dit que vous aviez communié avec lui en rompant tous une même hostie, et que vous aviez juré sa conservation.

Henri. — Mes ennemis ont dit bien des choses sans preuve, pour donner plus de crédit à la Ligue. Mais enfin je ne pouvais plus être roi si votre frère n’eût été abattu.

La duchesse. — Quoi ! vous ne pouviez plus être roi sans tromper et sans faire assassiner ? Quels moyens de maintenir votre autorité ! Pourquoi signer l’union ? pourquoi la faire signer à tout le monde aux états de Blois ? Il fallait résister courageusement ; c’était la vraie manière d’être roi. La royauté bien entendue consiste à demeurer ferme dans la raison et à se faire obéir.

Henri. — Mais je ne pouvais m’empêcher de suppléer à la force par l’adresse et par la politique.

La duchesse. — Vous vouliez ménager les huguenots et les catholiques, et vous vous rendiez méprisable aux uns et aux autres.

Henri. — Non, je ne ménageais point les huguenots.

La duchesse. — Les conférences de la reine avec eux, et les soins que vous preniez de les flatter toutes les fois que vous vouliez contre-balancer le parti de l’union, vous rendaient suspect à tous les catholiques.

Henri. — Mais d’ailleurs ne faisais-je pas tout ce qui dépendait de moi pour témoigner mon zèle sur la religion ?

La duchesse. — Oui, mille grimaces ridicules et qui étaient démenties par d’autres actions scandaleuses. Aller en masque le mardi gras, et le jour des cendres à la procession en sac de pénitent avec un grand fouet ; porter à votre ceinture un grand chapelet long d’une aune, avec des grains qui étaient de petites têtes de mort, et porter en même temps à votre cou un panier pendu à un ruban, qui était plein de petites épagneules, dont vous faisiez tous les ans une dépense de cent mille écus ; faire des confréries, des vœux, des pèlerinages, des oratoires ; passer sa vie avec des feuillants, des minimes, des hiéronymitains, qu’on fait venir d’Espagne ; et de l’autre, passer sa vie avec ces infâmes mignons ; découper, coller des images, et se jeter en même temps dans les curiosités de la magie, dans l’impiété et dans la politique de Machiavel ; enfin courir la bague en femme, faire des repas avec vos mignons où vous étiez servi par des femmes nues et déchevelées ; puis faire le dévot et chercher partout des ermitages : quelle disproportion ! Aussi dit-on que votre médecin Miron assurait que cette humeur noire qui causait tant de bizarreries, ou vous ferait mourir bientôt, ou vous ferait tomber dans la folie.

Henri. — Tout cela était nécessaire pour ménager les esprits ; je donnais des plaisirs aux gens débauchés et de la dévotion aux dévots, pour les tenir tous.

La duchesse. — Vous les avez fort bien tenus. C’est ce qui a fait dire que vous n’étiez bon qu’à tondre et à faire moine.

Henri. — Je n’ai pas oublié ces ciseaux que vous montriez à tout le monde, disant que vous les portiez pour me tondre.

La duchesse. — Vous m’aviez assez outragée pour mériter cette insulte.

Henri. — Mais enfin que pouvais-je faire ? Il fallait ménager tous les partis.

La duchesse. — Ce n’est point les ménager que de montrer de la faiblesse, de la dissimulation et de l’hypocrisie de tous les côtés.

Henri. — Chacun parle bien à son aise : mais on a besoin de bien des gens quand on trouve tant de gens prêts à se révolter.

La duchesse. — Voyez le roi de Navarre, votre cousin. Vous avez trouvé tout votre royaume soumis, et vous l’avez laissé tout en feu par une cruelle guerre civile ; lui, sans dissimulation, massacre ni hypocrisie, a conquis le royaume entier, qui refusait de le reconnaître : il a tenu dans ses intérêts les huguenots en quittant leur religion ; il a attiré tous les catholiques et a dissipé la Ligue si puissante. Ne cherchez point à vous excuser ; les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir.