Dialogues des morts/Dialogue 50

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 340-343).


L

ANTONIN PIE ET MARC-AURÈLE


Marc-Aurèle. — Ô mon père ! j’ai grand besoin de venir me consoler avec toi. Je n’eusse jamais cru pouvoir sentir une si vive douleur, ayant été nourri dans la vertu insensible des stoïciens, et étant descendu dans ces demeures bienheureuses, où tout est si tranquille.

Antonin. — Hélas ! mon cher fils, quel malheur te jette dans ce trouble ? Tes larmes sont bien indécentes pour un stoïcien. Qu’y a-t-il donc ?

Marc-Aurèle. — Ah ! c’est mon fils Commode que je viens de voir ; il a déshonoré notre nom, si aimé du peuple. C’est une femme débauchée qui l’a fait massacrer, pour prévenir ce malheureux, parce qu’il l’avait mise dans une liste de gens qu’il prétendait faire mourir.

Antonin. — J’ai su qu’il a mené une vie infâme. Mais pourquoi as-tu négligé son éducation ? Tu es cause de son malheur ; il a bien plus à se plaindre de ta négligence qui l’a perdu, que tu n’as à te plaindre de ses désordres.

Marc-Aurèle. — Je n’avais pas le loisir de penser à un enfant ; j’étais toujours accablé de la multitude des affaires d’un si grand empire et des guerres étrangères : je n’ai pourtant pas laissé d’en prendre quelque soin. Hélas ! si j’eusse été un simple particulier, j’aurais moi-même instruit et formé mon fils ; je l’aurais laissé honnête homme ; mais je lui ai laissé trop de puissance pour lui laisser de la modération et de la vertu.

Antonin. — Si tu prévoyais que l’empire dût le gâter, il fallait s’abstenir de le faire empereur, et pour l’amour de l’empire, qui avait besoin d’être bien gouverné, et pour l’amour de ton fils, qui eût mieux valu dans une condition médiocre.

Marc-Aurèle. — Je n’ai jamais prévu qu’il se corromprait.

Antonin. — Mais ne devais-tu pas le prévoir ? N’est-ce point que la tendresse paternelle t’a aveuglé ? Pour moi, je choisis en ta personne un étranger, foulant aux pieds tous les intérêts de famille. Si tu en avais fait autant, tu n’aurais pas tant de déplaisir ; mais ton fils te fait autant de honte que tu m’as fait d’honneur. Mais dis-moi la vérité : ne voyais-tu rien de mauvais dans ce jeune homme ?

Marc-Aurèle. — J’y voyais d’assez grands défauts ; mais j’espérais qu’il se corrigerait.

Antonin. — C’est-à-dire que tu en voulais faire l’expérience aux dépens de l’empire. Si tu avais sincèrement aimé la patrie plus que ta famille, tu n’aurais pas voulu hasarder le bien public pour soutenir la grandeur particulière de ta maison.

Marc-Aurèle. — Pour te parler ingénument, je n’ai jamais eu d’autre intention que celle de préférer l’empire à mon fils ; mais l’amitié que j’avais pour mon fils m’a empêché de l’observer d’assez près. Dans le doute, je me suis flatté, et l’espérance a séduit mon cœur.

Antonin. — Oh ! quel malheur que les meilleurs hommes soient si imparfaits, et qu’ayant tant de peine à faire du bien, ils fassent souvent sans le vouloir des maux irréparables !

Marc-Aurèle. — Je le voyais bien fait, adroit à tous les exercices du corps, environné de sages conseillers qui avaient eu ma confiance et qui pouvaient modérer sa jeunesse. Il est vrai que son naturel était léger, violent, adonné au plaisir.

Antonin. — Ne connaissais-tu dans Rome aucun homme plus digne de l’empire du monde ?

Marc-Aurèle. — J’avoue qu’il y en avait plusieurs ; mais je croyais pouvoir préférer mon fils, pourvu qu’il eût de bonnes qualités.

Antonin. — Que signifiait donc ce langage de vertu si héroïque, quand tu écrivais à Faustine que si Avidius Cassius était plus digne de l’empire que toi et ta famille, il fallait consentir qu’il prévalût et que ta famille pérît avec toi ? Pourquoi ne suivre point ces grandes maximes, lorsqu’il s’agissait de te choisir un successeur ? Ne devais-tu pas à la patrie de préférer le plus digne ?

Marc-Aurèle. — J’avoue ma faute ; mais la femme que tu m’avais donnée avec l’empire, et dont j’ai souffert les désordres par reconnaissance pour toi, ne m’a jamais permis de suivre la pureté de ces maximes. En me donnant cette femme avec l’empire, tu fis deux fautes. En me donnant ta fille, tu fis la première faute, dont la mienne a été la suite. Tu me fis deux présents, dont l’un gâtait l’autre et m’a empêché d’en faire un bon usage. J’avais de la peine à m’excuser en te blâmant ; mais enfin tu me presses trop. N’as-tu pas fait pour ta fille ce que tu me reproches d’avoir fait pour mon fils ?

Antonin. — En te reprochant ta faute, je n’ai garde de désavouer la mienne. Mais je t’avais donné une femme qui n’avait aucune autorité : elle n’avait que le nom d’impératrice ; tu pouvais et tu devais la répudier, selon les lois, quand elle eut une mauvaise conduite. Enfin il fallait au moins t’élever au-dessus des importunités d’une femme. De plus, elle était morte et tu étais libre quand tu laissas l’empire à ton fils. Tu as reconnu le naturel léger et emporté de ce fils ; il n’a songé qu’à donner des spectacles, qu’à tirer de l’arc, qu’à percer des bêtes farouches, qu’à se rendre aussi farouche qu’elles, qu’à devenir un gladiateur ; qu’à égarer son imagination, allant tout nu avec une peau de lion comme s’il eût été Hercule ; qu’à se plonger dans des vices qui font horreur, et qu’à suivre tous ses soupçons avec une cruauté monstrueuse. Ô mon fils, cesse de t’excuser ; un homme si insensé et si méchant ne pouvait tromper un homme aussi éclairé que toi, si la tendresse n’avait point affaibli ta prudence et ta vertu.