Dialogues des morts/Dialogue 5

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 154-156).


V

ULYSSE ET ACHILLE


Caractère de ces deux guerriers


Ulysse. — Bonjour, fils de Thétis. Je suis enfin descendu, après une longue vie, dans ces tristes lieux, où tu fus précipité dès la fleur de ton âge.

Achille. — J’ai vécu peu, parce que les destins injustes n’ont pas permis que j’acquisse plus de gloire qu’ils n’en veulent accorder aux mortels.

Ulysse. — Ils m’ont pourtant laissé vivre longtemps parmi des dangers infinis, d’où je suis toujours sorti avec honneur.

Achille. — Quel honneur, de prévaloir toujours par la ruse ! Pour moi, je n’ai point su dissimuler : je n’ai su que vaincre.

Ulysse. — Cependant j’ai été jugé après ta mort le plus digne de porter tes armes.

Achille. — Bon ! tu les as obtenues par ton éloquence, et non par ton courage. Je frémis quand je pense que les armes faites par le dieu Vulcain, et que ma mère m’avait données, ont été la récompense d’un discoureur artificieux.

Ulysse. — Sache que j’ai fait plus que toi. Tu es tombé mort devant la ville de Troie, qui était encore dans toute sa gloire : et c’est moi qui l’ai renversée.

Achille. — Il est plus beau de périr par l’injuste courroux des dieux après avoir vaincu ses ennemis que de finir une guerre en se cachant dans un cheval, et en se servant des mystères de Minerve pour tromper ses ennemis.

Ulysse. — As-tu donc oublié que les Grecs me doivent Achille même ? Sans moi, tu aurais passé une vie honteuse parmi les filles du roi Lycomède. Tu me dois toutes les belles actions que je t’ai contraint de faire.

Achille. — Mais enfin je les ai faites, et toi tu n’as rien fait que des tromperies. Pour moi, quand j’étais parmi les filles de Lycomède, c’est que ma mère Thétis, qui savait que je devais périr au siège de Troie, m’avait caché pour sauver ma vie. Mais toi qui ne devais point mourir, pourquoi faisais-tu le fou avec ta charrue quand Palamède découvrit si bien la ruse ? Oh qu’il y a de plaisir de voir tromper un trompeur ! Il mit (t’en souviens-tu ?) Télémaque dans le champ, pour voir si tu ferais passer la charrue sur ton propre fils.

Ulysse. — Je m’en souviens ; mais j’aimais Pénélope, que je ne voulais pas quitter. N’as-tu pas fait de plus grandes folies pour Briséis, quand tu quittas le camp des Grecs, et fus cause de la mort de ton ami Patrocle ?

Achille. — Oui ; mais quand j’y retournai, je vengeai Patrocle et je vainquis Hector. Qui as-tu vaincu en ta vie, si ce n’est Irus, ce gueux d’Ithaque ?

Ulysse. — Et les amants de Pénélope, et le cyclope Polyphème !

Achille. — Tu as pris les amants en trahison : c’étaient des hommes amollis par les plaisirs, et presque toujours ivres. Pour Polyphème, tu n’en devrais jamais parler. Si tu eusses osé l’attendre, il t’aurait fait payer bien chèrement l’œil que tu lui crevas pendant son sommeil.

Ulysse. — Mais enfin j’ai essuyé pendant vingt ans, au siège de Troie et dans mes voyages, tous les dangers et tous les malheurs qui peuvent exercer le courage et la sagesse d’un homme. Mais qu’as-tu jamais eu à conduire ? Il n’y avait en toi qu’une impétuosité folle, et une fureur que les hommes grossiers ont nommée courage. La main du lâche Pâris en est venue à bout.

Achille. — Mais toi, qui te vantes de ta prudence, ne t’es-tu pas fait tuer sottement par ton propre fils Télégone, qui te naquit de Circé ? Tu n’eus pas la précaution de te faire reconnaître par lui. Voilà un plaisant sage, pour me traiter de fou !

Ulysse. — Va, je te laisse avec l’ombre d’Ajax, aussi brutal que toi, et aussi jaloux de ma gloire.