Dialogues des morts/Dialogue 29

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 262-265).


XXIX

PYRRHON ET SON VOISIN


Absurdité du pyrrhonisme


Le voisin. — Bonjour, Pyrrhon. On dit que vous avez bien des disciples et que votre école a une haute réputation. Voudriez-vous bien me recevoir et m’instruire ?

Pyrrhon. — Je le veux, ce me semble.

Le voisin. — Pourquoi donc ajoutez-vous « ce me semble » ? est-ce que vous ne savez pas ce que vous voulez ? Si vous ne le savez pas, qui le saura donc ? Et que savez-vous donc, vous qui passez pour un si savant homme ?

Pyrrhon. — Moi, je ne sais rien.

Le voisin. — Qu’apprend-on donc à vous écouter ?

Pyrrhon. — Rien, rien du tout.

Le voisin. — Pourquoi donc vous écoute-t-on ?

Pyrrhon. — Pour se convaincre de son ignorance. N’est-ce pas savoir beaucoup, que de savoir qu’on ne sait rien ?

Le voisin. — Non, ce n’est pas savoir grand’chose. Un paysan bien grossier et bien ignorant connaît son ignorance, et il n’est pourtant ni philosophe ni habile homme ; et il connaît pourtant mieux son ignorance que vous la vôtre, car vous vous croyez au-dessus de tout le genre humain en affectant d’ignorer toutes choses. Cette ignorance affectée ne vous ôte point la présomption ; au lieu que le paysan qui connaît son ignorance se défie de lui-même en toutes choses et de bonne foi.

Pyrrhon. — Le paysan ne croit ignorer que certaines choses élevées, et qui demandent de l’étude ; mais il ne croit pas ignorer qu’il marche, qu’il parle, qu’il vit. Pour moi, j’ignore tout cela, et par principes.

Le voisin. — Quoi ! vous ignorez tout cela de vous ? Beaux principes, de n’en admettre aucun !

Pyrrhon. — Oui, j’ignore si je vis, si je suis : en un mot, j’ignore toutes choses sans exception.

Le voisin. — Mais ignorez-vous que vous pensez ?

Pyrrhon. — Oui, je l’ignore.

Le voisin. — Ignorer toutes choses, c’est douter de toutes choses, et ne trouver rien de certain ; n’est-il pas vrai ?

Pyrrhon. — Il est vrai, si quelque chose le peut être.

Le voisin. — Ignorer et douter, c’est la même chose ; douter et penser sont encore la même chose : donc vous ne pouvez douter sans penser. Votre doute est donc la preuve certaine que vous pensez : donc il y a quelque chose de certain, puisque votre doute même prouve la certitude de votre pensée.

Pyrrhon. — J’ignore même mon ignorance. Vous voilà bien attrapé.

Le voisin. — Si vous ignorez votre ignorance, pourquoi en parlez-vous ? pourquoi la défendez-vous ? pourquoi voulez-vous la persuader à vos disciples, et les détromper de tout ce qu’ils ont jamais cru ? Si vous ignorez jusqu’à votre ignorance, il n’en faut plus donner des leçons, ni mépriser ceux qui croient savoir la vérité.

Pyrrhon. — Toute la vie n’est peut-être qu’un songe continuel. Peut-être que le moment de la mort sera un réveil soudain, où l’on découvrira l’illusion de tout ce que l’on a cru de plus réel, comme un homme qui s’éveille voit disparaître tous les fantômes qu’il croyait voir et toucher pendant ses songes.

Le voisin. — Vous craignez donc de dormir et de rêver les yeux ouverts ? Vous dites de toutes choses, Peut-être ; mais ce peut-être que vous dites est une pensée. Votre songe, tout faux qu’il est, est pourtant le songe d’un homme qui rêve. Tout au moins il est sûr que vous rêvez ; car il faut être quelque chose et quelque chose de pensant, pour avoir des songes. Le néant ne peut ni dormir, ni rêver, ni se tromper, ni ignorer, ni douter, ni dire : Peut-être. Vous voilà donc malgré vous condamné à savoir quelque chose, qui est votre rêverie, et à être tout au moins un être rêveur et pensant.

Pyrrhon. — Cette subtilité m’embarrasse. Je ne veux point un disciple si subtil et si incommode dans mon école.

Le voisin. — Vous voulez donc, et vous ne voulez pas ? En vérité, tout ce que vous dites et tout ce que vous faites dément votre doute affecté : votre secte est une secte de menteurs. Si vous ne voulez point de moi pour disciple, je veux encore moins de vous pour maître.