Dialogues des morts/Dialogue 22

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 241-244).


XXII

DION ET GÉLON


Dans un souverain, ce n’est pas l’homme qui doit régner, ce sont les lois


Dion. — Il y a longtemps, ô merveilleux homme ! que je désire de te voir ; je sais que Syracuse te dut autrefois sa liberté.

Gélon. — Et moi je sais que tu n’as pas eu assez de sagesse pour la lui rendre. Tu n’avais pas mal commencé contre le tyran, quoiqu’il fût ton beau-frère ; mais, dans la suite, l’orgueil, la mollesse et la défiance, vices d’un tyran, corrompaient peu à peu tes mœurs. Aussi les tiens mêmes t’ont fait périr.

Dion. — Peut-on gouverner la république sans être exposé aux traîtres et aux envieux ?

Gélon. — Oui, sans doute ; j’en suis une belle preuve. Je n’étais pas Syracusain ; quoique étranger, on me vint chercher pour me faire roi ; on me fit accepter le diadème ; je le portai avec tant de douceur et de modération pour le bonheur des peuples, que mon nom est encore aimé et révéré par les citoyens, quoique ma famille, qui a régné après moi, m’ait déshonoré par ses vices. On les a soufferts pour l’amour de moi. Après cet exemple, il faut avouer qu’on peut commander sans se faire haïr. Mais ce n’est pas à moi qu’il faut cacher tes fautes ; la prospérité t’avait fait oublier la philosophie de ton ami Platon.

Dion. — Hé ! quel moyen d’être philosophe, quand on est le maître de tout et qu’on a des passions qu’aucune crainte ne retient !

Gélon. — J’avoue que les hommes qui gouvernent les autres me font pitié ; cette grande puissance de faire le mal est un horrible poison. Mais enfin j’étais homme comme toi, et cependant j’ai vécu dans l’autorité royale jusqu’à une extrême vieillesse, sans abuser de ma puissance.

Dion. — Je reviens toujours là : il est facile d’être philosophe dans une condition privée ; mais quand on est au-dessus de tout…

Gélon. — Hé ! c’est quand on se voit au-dessus de tout, qu’on a un plus grand besoin de philosophie pour soi et pour les autres qu’on doit gouverner. Alors il faut être doublement sage, et borner au dedans par sa raison une puissance que rien ne borne au dehors.

Dion. — Mais j’avais vu le vieux Denys, mon beau-père, qui avait fini ses jours paisiblement dans la tyrannie ; je m’imaginais qu’il n’y avait qu’à faire de même.

Gélon. — Ne vois-tu pas que tu avais commencé comme un homme de bien qui veut rendre la liberté à sa patrie ? Espérais-tu qu’on te souffrirait dans la tyrannie, puisqu’on ne s’était confié à toi qu’afin de renverser le tyran ? C’est un hasard quand les méchants évitent les dangers qui les environnent ; encore même sont-ils assez punis par le besoin où ils se trouvent de se précautionner contre ces périls. En répandant le sang humain, en désolant les républiques, ils n’ont aucun moment de repos ni de sûreté ; ils ne peuvent jamais goûter ni le plaisir de la vertu, ni la douceur de l’amitié, ni celle de la confiance et d’une bonne réputation. Mais toi, qui étais l’espérance des gens de bien, qui promettais des vertus sincères, qui avais voulu établir la république de Platon, tu commençais à vivre en tyran, et tu croyais qu’on te laisserait vivre !

Dion. — Oh bien ! si je retournais au monde, je laisserais les hommes se gouverner eux-mêmes comme ils pourraient. J’aimerais mieux m’aller cacher dans quelque île déserte que de me charger de gouverner une république. Si on est méchant, on a tout à craindre ; si on est bon, on a trop à souffrir.

Gélon. — Les bons rois, il est vrai, ont bien des peines à souffrir ; mais ils jouissent d’une tranquillité et d’un plaisir pur au dedans d’eux-mêmes que les tyrans ignorent toute leur vie. Sais-tu bien le secret de régner ainsi ? Tu devrais le savoir, car tu l’as souvent ouï dire à Platon.

Dion. — Redis-le-moi de grâce, car la bonne fortune me l’a fait oublier.

Gélon. — Il ne faut pas que l’homme règne ; il faut qu’il se contente de faire régner les lois. S’il prend la royauté pour lui, il la gâte et se perd lui-même ; il ne doit l’exercer que pour le maintien des lois et le bien des peuples.

Dion. — Cela est bien aisé à dire, mais difficile à faire.

Gélon. — Difficile, il est vrai, mais non pas impossible. Celui qui en parle l’a fait comme il te le dit. Je ne cherchai point l’autorité ; elle me vint chercher ; je la craignis ; j’en connus tous les embarras ; je ne l’acceptai que pour le bien des hommes. Je ne leur fis jamais sentir que j’étais le maître ; je leur fis seulement sentir qu’eux et moi nous devions céder à la raison et à la justice. Une vieillesse respectée, une mort qui a mis toute la Sicile en deuil, une réputation sans tache et éternelle, une vertu récompensée ici-bas par le bonheur des Champs Élyséens, sont le fruit de cette philosophie si longtemps conservée sur le trône.

Dion. — Hélas ! je savais tout ce que tu me dis ; je prétendais en faire autant ; mais je ne me défiais point de mes passions, et elles m’ont perdu. De grâce, souffre que je ne te quitte plus.

Gélon. — Non, tu ne peux être admis parmi ces âmes bienheureuses qui ont bien gouverné. Adieu.