Dialogues des morts/Dialogue 2

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 144-148).


II

HERCULE ET THÉSÉE


Les reproches que se font ici les deux héros en apprennent l’histoire et le caractère d’une manière courte et ingénieuse.


Thésée. — Hercule, tu me surprends : je te croyais dans le haut Olympe, à la table des dieux. Le bruit courait que sur le mont Œta le feu avait consumé en toi toute la nature mortelle que tu tenais de ta mère, et qu’il ne te restait plus que ce qui venait de Jupiter. Le bruit courait aussi que tu avais épousé Hébé, qui est de grand loisir depuis que Ganymède verse le nectar en sa place.

Hercule. — Ne sais-tu pas que ce n’est ici que mon ombre ?

Thésée. — Ce que tu vois n’est aussi que la mienne. Mais quand elle est ici, je n’ai rien dans l’Olympe.

Hercule. — C’est que tu n’es pas, comme moi, fils de Jupiter.

Thésée. — Bon ! Ethra ma mère, et mon père Égeus, n’ont-ils pas dit que j’étais fils de Neptune, comme Alcmène, pour cacher sa faute pendant qu’Amphitryon était au siège de Thèbes, lui fit accroire qu’elle avait reçu une visite de Jupiter ?

Hercule. — Je te trouve bien hardi de te moquer du dompteur des monstres ! Je n’ai jamais entendu raillerie.

Thésée. — Mais ton ombre n’est guère à craindre. Je ne vais point dans l’Olympe rire aux dépens du fils de Jupiter immortalisé. Pour des monstres, j’en ai dompté en mon temps aussi bien que toi.

Hercule. — Oserais-tu comparer tes faibles actions avec mes travaux ? On n’oubliera jamais le lion de Némée, pour lequel sont établis les jeux néméaques ; l’hydre de Lerne, dont les têtes se multipliaient ; le sanglier d’Érymanthe ; le cerf aux pieds d’airain ; les oiseaux de Stymphale ; l’Amazone dont j’enlevai la ceinture ; l’étable d’Augée ; le taureau que je traînai dans l’Hespérie ; Cacus, que je vainquis ; les chevaux de Diomède, qui se nourrissaient de chair humaine ; Géryon, roi des Espagnes, à trois têtes ; les pommes d’or du jardin des Hespérides ; enfin Cerbère, que je traînai hors des enfers, et que je contraignis de voir la lumière.

Thésée. — Et moi, n’ai-je pas vaincu tous les brigands de la Grèce, chassé Médée de chez mon père, tué le Minotaure, et trouvé l’issue du Labyrinthe, ce qui fit établir les jeux isthmiques ? Ils valent bien ceux de Némée. De plus, j’ai vaincu les Amazones qui vinrent assiéger Athènes. Ajoute à ces actions le combat des Lapithes, le voyage de Jason pour la toison d’or, et la chasse du sanglier de Calydon, où j’ai eu tant de part. J’ai osé aussi bien que toi descendre aux enfers.

Hercule. — Oui, mais tu fus puni de ta folle entreprise. Tu ne pris point Proserpine ; Cerbère, que je traînai hors de son antre ténébreux, dévora à tes yeux ton ami, et tu demeuras captif. As-tu oublié que Castor et Pollux reprirent dans tes mains Hélène leur sœur, dans Aphidne ? Tu leur laissas aussi enlever ta pauvre mère Ethra. Tout cela est d’un faible héros. Enfin tu fus chassé d’Athènes ; et te retirant dans l’île de Scyros, Lycomède, qui savait combien tu étais accoutumé à faire des entreprises injustes, pour te prévenir, te précipita du haut d’un rocher. Voilà une belle fin !

Thésée. — La tienne est-elle plus honorable ? Devenir amoureux d’Omphale, chez qui tu filais ; puis la quitter pour la jeune Iole, au préjudice de la pauvre Déjanire à qui tu avais donné ta foi ; se laisser donner la tunique trempée dans le sang du centaure Nessus ; devenir furieux jusqu’à précipiter des rochers du mont Œta dans la mer le pauvre Lichas qui ne t’avait rien fait, et prier Philoctète en mourant de cacher ton sépulcre, afin qu’on te crût un dieu : cela est-il plus beau que ma mort ? Au moins, avant que d’être chassé par les Athéniens, je les avais tirés de leurs bourgs, où ils vivaient avec barbarie, pour les civiliser, et leur donner des lois dans l’enceinte d’une nouvelle ville. Pour toi, tu n’avais garde d’être législateur ; tout ton mérite était dans tes bras nerveux et dans tes épaules larges.

Hercule. — Mes épaules ont porté le monde pour soulager Atlas. De plus mon courage était admiré. Il est vrai que j’ai été trop attaché aux femmes ; mais c’est bien à toi à me le reprocher, toi qui abandonnas avec ingratitude Ariadne qui t’avait sauvé la vie en Crète ! Penses-tu que je n’aie point entendu parler de l’Amazone Antiope, à laquelle tu fus encore infidèle ? Églé, qui lui succéda, ne fut pas plus heureuse. Tu avais enlevé Hélène ; mais ses frères te surent bien punir. Phèdre t’avait aveuglé jusqu’au point qu’elle t’engagea à faire périr Hippolyte, que tu avais eu de l’Amazone. Plusieurs autres ont possédé ton cœur, et ne l’ont pas possédé longtemps.

Thésée. — Mais enfin je ne filais pas comme celui qui a porté le monde.

Hercule. — Je t’abandonne ma vie lâche et efféminée en Lydie ; mais tout le reste est au-dessus de l’homme.

Thésée. — Tant pis pour toi, que, tout le reste étant au-dessus de l’homme, cet endroit soit si fort au-dessous. D’ailleurs, tes travaux, que tu vantes tant, tu ne les as accomplis que pour obéir à Eurysthée.

Hercule. — Il est vrai que Junon m’avait assujetti à toutes ses volontés. Mais c’est la destinée de la vertu d’être livrée à la persécution des lâches et des méchants : mais sa persécution n’a servi qu’à exercer ma patience et mon courage. Au contraire, tu as souvent fait des choses injustes. Heureux le monde, si tu ne fusses point sorti du Labyrinthe !

Thésée. — Alors je délivrai Athènes du tribut de sept jeunes hommes et d’autant de filles, que Minos lui avait imposé à cause de la mort de son fils Androgée. Hélas ! mon père Égée, qui m’attendait, ayant cru voir la voile noire au lieu de la blanche, se jeta dans la mer, et je le trouvai mort en arrivant. Dès lors, je gouvernai sagement Athènes.

Hercule. — Comment l’aurais-tu gouvernée, puisque tu étais tous les jours dans de nouvelles expéditions de guerre, et que tu mis, par tes amours, le feu dans toute la Grèce ?

Thésée. — Ne parlons plus d’amour : sur ce chapitre honteux nous ne nous en devons rien l’un à l’autre.

Hercule. — Je l’avoue de bonne foi, je te cède même pour l’éloquence ; mais ce qui décide, c’est que tu es dans les enfers, à la merci de Pluton, que tu as irrité, et que je suis au rang des immortels dans le haut Olympe.