Dialogues des morts Diogène et Pollux
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de Lucien de SamosateHachetteTome 1 (p. 119-121).


X

DIALOGUES DES MORTS.


1

DIOGÈNE ET POLLUX.


[1] Diogène. Pollux, je te recommande, aussitôt que tu seras retourné là-haut, car c’est à toi, je pense, à ressusciter demain[1], si tu aperçois quelque part Ménippe le chien[2], et tu le trouveras à Corinthe près du Cranium, ou bien au Lycée[3], riant des disputes des philosophes, de lui dire : « Ménippe, Diogène t’engage, si tu as assez ri de ce qui se passe sur la terre, à venir dessous rire encore davantage. En haut, tu n’es pas toujours certain d’avoir à rire ; car, comme on dit, qui sait au juste ce qu’il advient après la vie ? Mais en bas tu riras sans fin, ainsi que moi, quand tu verras les riches, les satrapes, les tyrans rabaissés, perdus dans l’ombre, sans autre distinction que des gémissements, arrachés à leur mollesse et à leur lâcheté par le souvenir des choses de là-haut ». Dis-lui cela ; et ajoute qu’il ait soin de venir la besace pleine de lupins, ou bien d’un souper d’Hécate[4] trouvé dans quelque carrefour, d’un œuf lustral[5], ou enfin de quelque chose de pareil.

[2] Pollux. Je lui dirai tout cela, Diogène ; mais pour que je le reconnaisse mieux, fais-moi son portrait.

Diogène. C’est un vieillard chauve, ayant un manteau plein de trous, ouvert à tous les vents, et rapiécé de morceaux de toutes couleurs : il rit toujours, et se moque, la plupart du temps, de ces hâbleurs de philosophes.

Pollux. Il ne sera pas difficile à trouver avec ce signalement.

Diogène. Veux-tu bien aussi te charger d’une commission pour ces philosophes eux-mêmes ?

Pollux. Parle : cela ne sera pas non plus lourd à porter.

Diogène. Dis-leur en général de faire trêve à leurs extravagances, à leurs disputes sur les universaux[6], à leurs plantations de cornes réciproques, à leurs fabriques de crocodiles, à toutes ces questions saugrenues qu’ils enseignent à la jeunesse[7].

Pollux. Mais ils diront que je suis un ignorant, un malappris, qui calomnie leur sagesse.

Diogène. Eh bien ! dis-leur de ma part d’aller se… lamenter.

Pollux. Je le leur dirai, Diogène.

[3] Diogène. Quant aux riches, mon cher petit Pollux, dis-leur aussi de ma part : « Pourquoi donc, insensés, gardez-vous cet or ? Pourquoi vous torturer à calculer les intérêts, à entasser talents sur talents, vous qui devrez bientôt descendre là-bas avec une seule obole ? »

Pollux. Tout cela leur sera dit.

Diogène. Dis à ces gaillards beaux et solides, Mégille de Corinthe et Damoxène le lutteur, qu’il n’y a plus chez nous ni chevelure blonde, ni tendres regards d’un œil noir, ni vif incarnat des joues, ni muscles fermes, ni épaules vigoureuses : mais tout n’est ici que poussière[8], comme l’on dit, un amas de crânes sans beauté[9].

Pollux. Ce n’est pas difficile d’aller dire cela à tes gaillards beaux et solides.

[4] Diogène. Mais aux pauvres, dont le nombre est grand, et qui, mécontents de leur sort, déplorent leur indigence, dis-leur, Laconien, de ne plus pleurer, de ne plus gémir ; apprends-leur qu’ici règne l’égalité, qu’ils y verront les riches de la terre réduits à leur propre condition ; et, si tu veux bien, reproche de ma part à tes Lacédémoniens de s’être bien relâchés.

Pollux. Ne dis rien, Diogène, des Lacédémoniens : je ne le souffrirais pas ; mais ce que tu mandes aux autres, je le leur ferai savoir.

Diogène. Eh bien ! laissons en paix les Lacédémoniens, puisque tu le veux ; mais porte mes avis à ceux dont je t’ai parlé.

  1. Voy. l’article Dioscures dans le Dict de Jacobi.
  2. Ménippe, philosophe cynique, originaire de Gadara, en Phénicie, florissait vers l’an 314 ayant Jésus-Christ. Il s’établit à Thèbes, où, selon Diogène de Laërce, il s’enrichit en faisant le métier d’usurier. Il avait composé treize livres de satires, perdus aujourd’hui. Lucien l’a rendu immortel.
  3. Le Cranium était un gymnase situé sur une colline voisine de Corinthe, et entouré d’un bois sacré. Le Lycée était aussi un gymnase situé dans un des faubourgs d’Athènes, où la jeunesse se rassemblait pour s’exercer, et les philosophes pour controverser. Diogène avait coutume de passer l’été à Corinthe et l’hiver à Athènes, se comparant on cela au Grand Roi, qui passait la belle saison à Ecbatane et la mauvaise à Suze.
  4. « Hécate présidait aux carrefours. À chaque nouvelle lune, les riches offraient un repas à la déesse, en forme de sacrifice. Les mets, qui se composaient ordinairement d’œufs et de fromage, étaient abandonnés dans la rue, et les pauvres s’en saisissaient aussitôt. Hécate passait pour les avoir mangés. » M. Artaud, note sur le vers 595 du Plutus d’Aristophane.
  5. Juvénal, Sat. vi, v., 546.
  6. « Les idées universelles ou idées générales, étaient appelées par les Scolastiques Unipersaux (universalis) aussi bien que les termes qui les expriment. Ils avaient distribué ces idées, d’après leur nature, en un certain nombre de classes, qu’ils appelaient catégories. En outre, ils distinguaient, sous le rapport de leur office, cinq sortes d’universaux : le genre, l’espèce, la différence,le propre et l’accident. » Bouillet, Dict. des Sciences et des Arts. Col : 1687.
  7. Allusion à certains syllogismes des sophistes. Cf. Hermotimus, chap. lxxxi.
  8. Hemsterhuys propose ici une variante qui a été reçue dans le texte par quelques éditeurs. À ces mots πάντα μία ήμῖν κόνις « Tout n’est chez nous que poussière, » il demande à substituer la locution, selon lui proverbiale, de πάντα μία Μύκονος « Tout ici n’est qu’une Mycone, » leçon qu’il justifie par des citations empruntées à Plutarque, à Clément d’Alexandrie, à Thémistius, et par ce vers du poëte satirique Lucilius, que cite Donat, dans une remarque sur l’Hécyre de Térence : « Myconi calva omni’juventus. » En effet, dans la petite île de Mycone, une des Cyclades, la calvitie était générale, et Pline l’Ancien, Hist. nat., X, chap. xxxvii, en parle expressément. Lors donc que Lucien fait dire à Diogène que l’on ne trouve plus aux enfers qu’un amas de crânes sans beauté, il n’est point extraordinaire qu’il fasse allusion à la calvitie de ces têtes privées « de leurs chevelures blondes. » Nous ne pouvons disconvenir que cette explication, comme l’a dit un éditeur de Lucien, ne soit docte et ingénieuse ; mais n’est-elle pas quelque peu raffinée, et la leçon ordinaire est-elle si mauvaise qu’il faille absolument la modifier ? Lehmann n’adopte la variante d’Hemsterhuys qu’avec quelque hésitation : les éditions toutes récentes de Tauchnitz et de Teubner restent fidèles au texte πάντα μία ήμῖν κόνις nous le conservons également, en nous fondant sur ce vers de l’Anthologie, cité par Lehmann : πάντα γέλως, καί πάντα κόνις, καί πάντα τό μηοέν, « Tout est risée, tout est poussière, tout est néant ; » et sur ce vers d’Horace, Ode vii du livre IV) v. 16 : Pulvis et umbra sumus, « Nous ne sommes qu’ombre et poussière ! »
  9. Cf. avec Villon, Ballade des dames du temps jadis.