Dialogue rustique « le jardinier » (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 88-96).
DIALOGUE RUSTIQUE


 
LE JARDINIER

Avant de t’arrêter chez nous, en nos vergers,
Où donc as-tu porté tes pas lointains, berger ?


LE BERGER

Par les chemins griffus de ronces et d’épines
Aux pays violets de la dure Campine

J’ai séjourné longtemps et soigné les troupeaux ;
Ou bien encor, là-bas, en Flandre, au bord des flots
D’où je voyais les barques
Allant, venant où la pêche les parque
Avec leurs grands mâts clairs
Et leur voilure et leurs cordages
Comme de mobiles villages
Peupler la mer.
Ce sont de longs sablons et des régions rêches
Que ces pays couverts de tempête et d’embrun.


LE JARDINIER

La plaine avec ses jardins verts aux ombres fraîches
A nourri mon enfance et mes jours un à un.
Aujourd’hui je suis vieux ; mais l’art dont je dispose
S’exerce encore à étager au long des murs,
D’après un jeu savant, d’après un métier sûr,
La parure épineuse et flexible des roses.

Je bêche encor ; et ferme et dur est mon jarret.
Mon front chenu détient encor plus d’un secret,
Je ris tranquillement de celui qui jardine
Selon quelque beau livre important et profond :
Étant d’ici, je sens le sol jusqu’au tréfond
Comme si mes deux pieds s’y perdaient en racines.


LE BERGER

Tu l’estimes donc bien, ton paisible métier ?


LE JARDINIER

Autant que l’adorait mon père.
Il fut aussi, dans son beau temps, bon jardinier.
Vois-tu, on ne fait bien que ce qu’on a vu faire
Depuis l’enfance à son foyer.



LE BERGER

Mon père, à moi,
Était, Dieu savait quoi.
Le soir, il s’en allait errer au fond des plaines
Et ne rentrait que las, fourbu et hors d’haleine,
Pour se coucher à l’aube et rêver en son lit.
Sur quel pivot tournait sa vie aléatoire,
Nul ne le sut jamais ; et la mort et l’oubli
Ont effacé son nom des fragiles mémoires ;
Moi seul encor je pense à lui.


LE JARDINIER

Comme l’on sent déjà les lumières d’octobre
Ne plus baigner les fleurs que de rayons trop sobres
Et vainement dorer sur les pignons voisins,
Même à midi, le cœur acide des raisins !

Bientôt, j’alignerai sous les longs toits de verre,
Très à l’abri des froids soudains et meurtriers,
Le feuillage noir et touffu de mes lauriers
Et je m’enfermerai avec eux dans la serre.
Alors des soins nombreux, précis et délicats
Occuperont mes jours auprès des plantes rares,
Si bien qu’on me prendra souvent pour un avare
Qui caresse les ors cachés de ses ducats.
Mes doigts durcis et gros, mes larges mains hâlées
Prépareront la noce en blanc des azalées
À l’heure où mord le givre et travaillent les vents ;
Et l’humble cyclamen et le haut lis fervent
Et les géraniums et les fuchsias tristes
Dévoileront aux yeux quels sont mes goûts d’artiste.


LE BERGER

Nos pieds ne marchent pas dans le même sentier,
Mais vous aimez trop bien les choses que vous faites

Pour qu’un blâme, fût-il léger, naisse en ma tête.
Moi, je vis d’étendue et de marches au loin,
J’aime l’immensité et la beauté des plaines
Où le vent souffle et court et vole à perdre haleine,
N’ayant qu’un vieux berger rôdeur comme témoin.
Pourtant la plaine la plus belle
M’est toujours celle
Que font
Les dos mouvants de mes moutons,
Quand ils vaguent, de l’aube au soir, en peloton,
Sur les éteules
Et que l’ombre géante et tranquille des meules
Au coucher du soleil s’étend sur leurs toisons.
Certes, j’ai quelquefois rêvé à l’étourdie
D’une existence au loin, en des pays, là-haut,
Mais je suis revenu toujours vers mon troupeau,
Aimant, pour l’en guérir, jusqu’à ses maladies.
Je peux soigner et les brebis et les béliers
Et leur langue et leurs yeux, et leurs cornes et leurs pattes.
Je sais plus d’un remède étrange à employer

Et fais un baume avec des plantes écarlates
Que je cueille, tout seul, sous la lune, à minuit.


LE JARDINIER

On te nomme sorcier, là-bas, dans le village.


LE BERGER

Je sais ce qui apaise et sais ce qui soulage,
Mais je n’ignore pas ce qui tue et détruit.


LE JARDINIER

Faut-il croire ce qu’on a dit dans les veillées ?


LE BERGER

Plus d’un regard habite au fond de mes deux yeux,
Et ma vue est subtile et perce les feuillées :
Tout mon crédit me vient de l’astre aux rayons bleus,



LE JARDINIER

Si nous n’étions amis, peut-être aurais-je crainte.


LE BERGER

Je ne suis ni le mal, ni la peur, ni l’effroi,
Pour tout homme qui croit à mon pouvoir sans feinte ;
Je me sens fort, surtout quand, la nuit des beaux mois,
Je circule entouré de présages insignes,
Et que tout feu tournant au ciel me semble un signe
Que l’avenir me fait, et qu’il ne fait qu’à moi.
Mon cœur s’enfièvre et bat, mon âme est dans l’attente,
Et c’est alors que les herbes et que les plantes
Aux lisières des bois me disent leur vertu,
Et que près d’un tilleul ou d’un charme tortu,
Je fais vers les hameaux les gestes qui conviennent,
Et dont seuls les grands yeux des astres se souviennent.



LE JARDINIER

Que n’ai-je ta puissance en consultant la nuit
Par ma fenêtre, à l’heure où mon lit me réclame !


LE BERGER

Aimez votre foyer et soignez-en les flammes,
Et cultivez vos fleurs en leurs pots arrondis :
Votre esprit n’est point fait pour percer le mystère
Dont le ciel suspend l’ombre ou le feu sur la terre ;
Le marais fume au loin et le temps va changer.
Adieu, probe et doux jardinier.


LE JARDINIER

14Adieu, probe et doux jardinier.