Dialogue rustique « Jean » (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 17-26).
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DIALOGUE RUSTIQUE


 
JEAN

Et maintenant, j’avoue,
Qu’aux temps d’été, quand le soleil,
Parmi les champs d’avoine et de méteil
Dorait mes roues,
Je conduisais plus fièrement et de mon mieux
Mon large et sonore attelage
Parce qu’à ta fenêtre, au loin, dans le village,
Derrière ton rideau, me regardaient tes yeux.

 
KATO

Et moi,
Puisqu’à présent j’ose tout dire
Et que je n’ai plus peur
D’un pli moqueur
Dans ton sourire,
Je te dirai qu’elle était bien pour toi
La grande branche
Où se massaient des fleurs
Que je jetai, comme au hasard, dimanche,
Quand tu parlais aux gars farauds et batailleurs.


JEAN

Un autre, hélas, que moi l’a soudain ramassée.


KATO

Celui-là n’eut jamais mon cœur, ni ma pensée.

 
JEAN

Oh ! que ces mots me sont réconfortants et doux.
Depuis deux ans, je n’ai cessé d’être jaloux
De tous ceux-là qui te parlaient le long des haies,
Au bout de ton jardin, où l’or des roseraies
Éclatait en faisceaux dans le soir et la nuit.


KATO

Tu parles du passé et je vis d’aujourd’hui.
Vraiment, il n’est que toi dont les mains m’ont touchée.
Ah ! notre amour à nous, tiens-la dûment cachée
Comme la main protège un feu contre le vent ;
Quoi qu’on dise chez toi, ne réponds à personne.
Seules, la fleur qui pousse et l’herbe qui frissonne
Écouteront le bruit de nos baisers fervents ;
Il ne faut pas que fil à fil et maille à maille
On défasse le fin tissu de nos secrets.

Ils sont à nous : si l’on t’attaque, attaque et raille
Et riposte comme autrefois au cabaret,
Quand ta langue était chaude et rapide aux saillies.


JEAN

Repose-toi sur moi et sois sans peur, Kato.
Plus les propos taquins courent et se multiplient,
Plus mon cœur est alerte et mon esprit dispos.
Je sais ce qu’il faut taire et sais ce qu’il faut dire.
Le soir, quand on s’assemble autour des feux :
Mon oreille est subtile et mes yeux savent lire
Mieux que d’autres, au fond des yeux.


KATO

Alors, lis dans les miens la joie
D’avoir conquis,
Parmi tant de gars francs, celui
Dont maintes fois mon corps rêva d’être la proie.

Et néanmoins,
Tout en t’aimant dès la saison des foins,
Souvent je me disais : « Mieux que personne,
Celui qui m’aime sait combien
Est plus large et plus beau que le nôtre son bien ;
Il sait aussi que son nom sonne
Plus haut que notre nom dans les échos là-bas ;
Mais il sait mieux encor combien je l’aime
Et que mon ferme amour tout au fond de moi-même
Est d’autant plus ardent que je n’en parle pas. »


JEAN

Je ne m’inquiète guère
Si mon avoir surpasse ou balance le tien ;
Je suis tenace et sûr comme la terre
Et veux ce que je veux, comme il convient.
D’ailleurs, qu’importe et ce qu’on fait et ce qu’on pense
Et le propos qui griffe et le propos qui mord,

Puisque tous deux nous grefferons la confiance
Solidement, sur le tronc dur qu’est notre accord.


KATO

Je te serai plus sûrement fidèle
Que l’aile
Ne l’est au vol régulier de l’oiseau.
Quand nous serons heureux chez nous, dans notre clos
Tu pourras t’en aller de paroisse en paroisse
Louer des bras nombreux pour le travail des prés
Sans regarder, derrière toi, avec angoisse,
Ta ferme où seule avec les gars je resterai :
Je n’ai qu’un cœur comme je n’ai qu’une parole.


JEAN

À te sentir si près de moi, avec ta chair
Et tes lèvres, Kato, ma tête devient folle
Et le soir s’insinue et se répand dans l’air.

 
KATO

Non, non, pas aujourd’hui : je me sens trop heureuse
Pour te donner ainsi, comme au hasard, mon corps.


JEAN

Les fourrés sont discrets et l’ombre est désireuse
D’être bonne pour nous en ce jour qui s’endort ;
Ma sœur était conçue avant la nuit ardente
Où mon père et ma mère entrèrent dans leur lit.


KATO

C’est vrai ?


JEAN

Et dès longtemps les herbes fécondantes
Avaient servi de couche à leurs amours fortuits.
Je sais ce que je sais et ne crains aucun blâme.

 
KATO

On me battrait chez moi si jamais on savait !


JEAN

Puisque vraiment, dès aujourd’hui, tu es ma femme,
Personne au monde, eût-il vingt bras, ne l’oserait.


KATO

Il fait trop noir déjà et je vois aux fenêtres
Les lampes s’allumer comme des yeux, là-bas.


JEAN

Entrons dans ce taillis sous les branches des hêtres
Et les regards des feux ne nous atteindront pas.

Vois-tu, j’ai si souvent songé avec envie
À cette heure affolée où j’entrerais en toi
Comme un vainqueur soudain avec toute ma vie,
Où mes yeux te verraient, après l’instant d’effroi,
Haleter de bonheur et crier de tendresse
Et mordre le feuillage en ne le sachant pas.


KATO

Tais-toi, tais-toi : je sens que la brise caresse
Trop doucement mon cou et mon front et mes bras
Et j’ai honte et j’hésite et je ris et j’ai crainte.
Pourtant, que ferais-tu si dès ce soir mon corps
Sortait heureux et fécondé de notre étreinte ?


JEAN

Oh ! comme tout serait simple et facile alors !
Disputes, poings tendus, refus, calculs et rages,

Rien ne résisterait au cri de notre enfant ;
Ce serait lui qui fixerait le mariage
Avec son geste gauche et déjà triomphant.
Crois-moi : je connais bien et mon père et ma mère.


KATO

Ami, entraîne-moi toi-même au fond du bois.
Que je ne voie au loin ni maisons ni lumières
Et n’entende plus rien que ton souffle et ta voix.