Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste (sixième)


6e DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

ENTRE EUDOXE ET ARISTE


Eudoxe. — Vous ne doutez pas, Ariste, j’en suis assuré, de la joie que j’éprouve lorsque je vous reçois de nouveau, dans cette chambre qui est toujours la même, parmi ces meubles familiers, après un si long temps.

Ariste. — L’émotion que j’éprouve, Eudoxe, est réellement inexprimable, et je ne saurais même dire si c’est de la joie. Je vois bien, depuis que je suis en votre présence, qu’il nous arrive en ce moment quelque chose qui importe à nous deux, et encore plus à moi qu’à vous sans doute, puisque je me sens plus vivement ému que vous ne l’êtes.

Eudoxe. — Ne jugez point, Ariste, de mes sentiments d’après l’expression mesurée que j’ai pris l’habitude de leur donner. Pour parler spécialement de vous, je ne crois pas qu’il puisse arriver à un homme quelque chose de plus important que de revenir dans un lieu simple et silencieux où il a autrefois considéré beaucoup de questions importantes avec un œil non brouillé de larmes et sans d’autre souci que de bien voir clair dans ses idées. Voilà pourquoi toutes ces choses paisibles agissent avec tant de puissance sur votre cœur. Vos idées vous ont attendu ici, Ariste, et nul ne les a dérangées.

Ariste. — Je savais bien, Eudoxe, que cette porte que j’ai ouverte, que vous m’avez ouverte, était entre un monde vivant et un monde desséché et immobile, et j’allais vous le dire, mais je ne sais plus maintenant si le monde vivant est ici ou là-bas. D’où viens que je me sens ici plus près des hommes ?

Eudoxe. — Assurément cela aussi pourrait être expliqué ; il n’est pas, je crois, de sentiment, si puissant et si compliqué qu’on le suppose, qui ne puisse être ramené à des idées parfaitement claires, enchaînées selon les règles que nous suivons dans la géométrie ; et, si un grain de blé est perdu pour vous dans un sac d’orge, il n’en est pas moins un grain de blé. Mais il n’est pas toujours utile, Ariste, de répondre au sentiment au moment même où il nous interroge, de même que c’est avant ou aprés la colère qu’il faut parler aux hommes. Pendant ces quelques années qui se sont écoulées depuis notre dernier entretien, vous avez, je le devine, essayé de vivre et de penser de l’autre côté de la porte. Vous avez voyagé. Vous avez observé une foule d’hommes, dont les uns étaient riches et puissants, les autres pauvres et faibles ; vous avez entendu des cris de toute sorte, et sans doute vous avez poussé vous aussi quelques cris, car vous êtes homme. Vous avez aussi écouté des discours et fait des discours. Vous avez entendu des plaintes, vous avez voulu consoler ceux qui se plaignaient, et vous y êtes arrivé par toutes sortes de moyens, comme il arrive qu’un médecin prudent laisse là ses remèdes et soigne l’hépatique par l’huile, selon le conseil d’Hippocrate. Vous avez vu des injustices, et vous vous êtes irrité ; vous avez vu de nobles actions, et vous les avez admirées, sans cesse partagé entre la confiance et le désespoir, voulant serrer toutes les mains tendues, et n’en pouvant garder aucune. Vous avez aimé vos adversaires et détesté vos amis ; vous avez aimé et maudit tour à tour jusqu’aux choses mêmes, admirant qu’elles soient au même moment si belles et si terribles. Tous ces souvenirs, vous me les apportez ici Ariste, comme un paquet d’herbes sauvages et de branches odorantes entre vos bras. Je connais moi aussi, le parfum des forêts. Nous nous y promènerons quelque jour sans doute. En ce moment laissez-moi pousser au dehors toutes ces choses mêlées et brisées. Laissons même notre fenêtre fermée ; elle donne sur la ville, sur la forêt et sur la mer ; nous l’ouvrirons quand il faudra. Ne disons-nous pas que penser est une chose, et que sentir est une autre chose ?

Ariste. — Nous le disons.

Eudoxe. — Et qu’il y a des règles de la pensée ?

Ariste. — Nous le disons aussi.

Eudoxe. — Et que l’on peut apprendre à penser ?

Ariste. — Comment le nier ?

Eudoxe. — Ne disons-nous pas aussi que sentir est un fait ?

Ariste. — Disons-le.

Eudoxe. — Un fait qui est objet pour la pensée, et nullement œuvre de la pensée ?

Ariste. — Je ne sais si nous pourrons aller jusqu’à dire cela, car pour certains sentiments, il semble qu’ils sont autant l’œuvre de raisonnements vrais ou faux que sont nos affirmations les plus abstraites.

Eudoxe. — Il est alors sans doute utile, Ariste, que nous considérions, dans le sentir, le sentir même, à l’état de pureté, si toutefois nous le rencontrons quelque part,

Ariste. — Il me semble que nous le trouverons plutôt à l’état de pureté dans les sensations que dans les sentiments.

Eudoxe. — Laissant donc aller les sentiments, voulons-nous considérer la sensation et la comparer à la pensée ?

Ariste. — Je le veux, pour ma part, Eudoxe.

Eudoxe. — Eh bien donc, nous dirons qu’une couleur est une sensation, qu’une lumière douce ou vive est une sensation, qu’un son sifflant ou strident, grave ou aigu, est une sensation ?

Ariste. — Comment dire autrement ?

Eudoxe. — Et, des sensations de ce genre, nous dirons qu’elles sont tout à fait autre chose que des pensées ?

Ariste. — Pour ma part je le dirai sans crainte, Eudoxe ; et si quelque chose m’a paru être accordé en commun par tous ceux du moins qui estiment que la pensée est quelque chose, c’est bien cela.

Eudoxe. — Les hommes se trompent souvent d’un commun accord, et je ne m’en étonne pas, quand je considère au milieu de quel tumulte, et poussés par quels intérêts, ils discutent de ces choses, occupés seulement, comme on dit, de trouver une cheville pour chaque trou. Vous croyez donc, mon cher Ariste, que penser et avoir une sensation sont choses différentes absolument ?

Ariste. — Oui, et je ne le crois pas seulement pour l’avoir entendu dire ; je le conçois très clairement. Par exemple, penser la couleur, c’est définir de certaines vibrations, raisonner et mesurer en partant de ces définitions, et enfin composer un discours bien fait sur la couleur ; ce n’est jamais à aucun degré sentir la couleur, et ce ne le sera jamais. Inversement, sentir la couleur ne suppose nullement de telles pensées et de tels discours, et le plus ignorant, s’il a des yeux, l’emporte ici sur le plus savant, si le plus savant est aveugle.

Eudoxe. — Il m’apparaît, Ariste, que le sujet sur lequel nous nous proposons de discuter, et auquel je pensais quand vous êtes entré ici, n’est pas de petite importance, car j’entends souvent faire ce même raisonnement en de tout autres matières.

Ariste. — Quel raisonnement ?

Eudoxe. — Celui qui concerne les aveugles. Car bien souvent on reproche à un homme qui raisonne d’employer mal à propos le raisonnement, en des choses qui se voient aussi clairement que je vois la couleur de ce tapis ; et souvent même on lui reproche de fermer les yeux exprès, je dis les yeux de l’esprit en quelque sorte, et d’être ainsi un aveugle volontaire.

Ariste. — J’ai entendu dire de telles choses encore hier soir, et j’avoue que j’étais ébranlé, tout à fait comme si un aveugle entendait ceux qui l’entourent parler de la lumière.

Eudoxe. — Et il ne manquait pas de médecins, Ariste, pour vous guérir de cette cataracte, et vous faire profiter des bienfaits de la lumière. Il importe donc que nous sachions s’il y a réellement une connaissance dans la pensée qui ne soit pas une pensée, ou si la pensée n’est pas en toutes nos connaissances mais parfois perdue et ensevelie non pour elle, mais pour nous, comme le grain de blé dont nous parlions tout à l’heure.

Ariste. — Faisons donc cet examen, Eudoxe. Mais je n’aurais pas cru que traiter de la sensation fût la même chose que traiter de la foi.

Eudoxe. — Il n’est pas temps encore d’ouvrir la fenêtre, Ariste. Examinons donc si la sensation est la même chose que la pensée ou non, sans nous soucier des rumeurs de la ville.

Ariste. — Examinons.

Eudoxe. — Ne disions-nous point que l’on apprend à penser ?

Ariste. — Nous le disions.

Eudoxe. — Dirons-nous qu’on apprend à sentir ?

Ariste. — Je ne sais. Il me semble que, dans le cas où le sentir est à l’état de pureté, et non mélangé avec la pensée, on n’apprend pas à sentir.

Eudoxe. — Ainsi on n’apprend pas à souffrir des dents ?

Ariste. — Comment le pourrait-on ?

Eudoxe. — N’apprend-on pas à reconnaître que l’on souffre de telle dent ou de telle autre ?

Ariste. — Si fait. Mais ce n’est pas là apprendre à sentir ; c’est apprendre à connaître un lieu d’après une sensation ; cela s’appelle percevoir, et nous avons dit autrefois que percevoir, c’est penser.

Eudoxe. — Nous dirons donc qu’on peut apprendre à penser au sujet de la douleur, mais qu’on ne peut apprendre à éprouver une douleur.

Ariste. — Nous le dirons.

Eudoxe. — Cherchons donc, Ariste, à saisir cette douleur non mélangée de pensée.

Ariste. — Je le veux bien, quoique cela semble difficile.

Eudoxe. — Il me paraît que cette douleur, ainsi considérée, sera seulement ce qu’elle est en elle-même et seule, et ne sera rien de ce qu’elle est, comparée à d’autres douleurs.

Ariste. — Pourquoi cela ?

Eudoxe. — Comparer, n’est-ce pas penser ?

Ariste. — Je ne sais. Peut-être n’y a-t-il rien de plus dans la comparaison de deux douleurs que ces deux douleurs ensemble.

Eudoxe. — Examinons donc où sera la relation entre les deux choses comparées.

Ariste. — Je prétends que leur relation n’est pas distincte d’elles.

Eudoxe. — Fort bien. Mais cette relation appartient assurément à l’une et à l’autre ?

Ariste. — Oui, à l’une et à l’autre.

Eudoxe. — Tout entière à chacune d’elles ?

Ariste. — Il le faut bien, sans quoi d’autres difficultés se présenteraient.

Eudoxe. — Et non distincte de chacune d’elles.

Ariste. — C’est ce que J’ai affirmé.

Eudoxe. — Si donc je considère seulement l’une d’elles, elle contiendra sa relation à l’autre ?

Ariste. — Il faut l’accorder.

Eudoxe. — Mais comment contiendra-t-elle sa relation à l’autre sans contenir l’autre ?

Ariste. — Elle ne le peut sans contenir l’autre.

Eudoxe. — Quoi donc ? Voilà deux choses distinctes et juxtaposées, dont l’une contient l’autre !

Ariste. — Je vois bien qu’il faut dire que toutes les deux sont distinctes, mais réunies par quelque autre chose qui est leur rapport, et qui est distinct d’elles.

Eudoxe. — Cette autre chose, la rangerons-nous du côté de la pensée, ou du côté de la sensation ?

Ariste. — Du côté de la pensée, avec toutes les relations, Eudoxe.

Eudoxe. — Je vois d’après cela que la douleur que nous considérons ne sera ni grande ni petite, ni longue ni brève, ni intense ni faible, car toutes ces qualités supposent une comparaison.

Ariste. — Il faut l’accorder.

Eudoxe. — La douleur, non mélangée de pensée, risque donc de n’être rien du tout ?

Ariste. — Je le crains.

Eudoxe. — Et du reste comment ce dont on exclut toute pensée pourrait-il être quelque chose pour une pensée ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Être pour une pensée n’est-ce pas être en relation avec une pensée ?

Ariste. — Oui, sans doute.

Eudoxe. — Et n’examinons-nous pas la douleur en elle-même, c’est-à-dire sans relation à une pensée.

Ariste. — C’est vrai, nous examinons ce qui ne peut être examiné.

Eudoxe. — Peut-on penser une telle sensation ?

Ariste. — Assurément non.

Eudoxe. — Est-ce à une telle sensation que vous pensiez lorsque vous disiez que penser et sentir sont deux choses différentes.

Ariste. — Non, puisque je ne puis absolument pas penser à une telle sensation.

Eudoxe. — Disons donc que la sensation, à supposer qu’elle existe seule, ne peut être connue seule, ni même sentie ; qu’est-ce en effet que sentir ce qui n’est ni ceci ni cela, et, de plus, qu’est-ce que sentir sans savoir ce qu’on sent ?

Ariste. — Je me retrouve avec joie, Eudoxe, dans les chemins que nous parcourions autrefois, aussi peut-être me suis-je laissé vaincre trop facilement. J’eus peut-être tort d’accorder que toute comparaison suppose une relation, c’est-à-dire une pensée. Théodore, dont vous avez entendu parler, et que vous appeliez le Protagoras de ce temps, Théodore ne l’accorderait point, et il n’accorderait rien de tout ce que vous m’avez demandé ; car je l’ai entendu soutenir que même le grand et le petit, le lent et le rapide, le peu et le beaucoup peuvent être sentis comme on sent le bleu et le rouge, comme on sent la douleur et le plaisir, sans aucune idée de relation où de comparaison.

Eudoxe. — Il m’est arrivé en effet d’entendre Théodore, et même de discuter avec lui, quoique au milieu du bruit de la ville, et sous l’œil de nombreux spectateurs, comme font les athlètes dans l’arène, ou ceux qui manient le fleuret sur le théâtre : vous savez qu’alors il arrive souvent que chacun des adversaires donne beau jeu à l’autre, afin que les spectateurs les louent tous les deux. Depuis, lorsque j’y ai réfléchi, j’ai admiré combien il est facile de répéter de mille manières que l’inexprimable est inexprimable, et que ce qui est l’objet naturel de notre pensée ne peut en aucune manière être pensé ; car comment prouver le contraire sans être jeté aussitôt hors de la question par le prudent adversaire, qui s’est réservé de garder, comme des trésors à lui, tout ce dont personne ne peut parler et ce à quoi personne ne peut penser. Laissons donc Théodore aussi de l’autre côté de la porte, et considérons ce qu’est la sensation en nous et pour nous. Peut-être ai-je mal choisi, en choisissant une sensation qui ne peut être saisie hors du peu et du beaucoup.

Ariste. — Y en a-t-il donc qui puissent l’être ?

Eudoxe. — La couleur n’est-elle pas sentie comme couleur hors du peu et du beaucoup ?

Ariste. — Peut-être.

Eudoxe. — Quand nous disons qu’une chose est rouge, voulons-nous dire qu’elle occupe tel lieu et non tel autre ?

Ariste. — Assurément non.

Eudoxe. — Ou que sa surface est de telle forme, et non de telle autre ?

Ariste. — Non plus.

Eudoxe. — Le rouge nous paraît-il être quelque chose de plus ou de moins que le bleu ?

Ariste. — En aucune façon.

Eudoxe. — Et ne pouvons-nous pas sentir le rouge sans avoir jamais senti le bleu ?

Ariste. — Il me semble que nous le pouvons.

Eudoxe. — Ainsi donc le rouge est senti comme rouge sans aucune comparaison ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Je sais donc ce que c’est que le rouge sans avoir besoin de savoir ce que sont les autres couleurs, et si ce rouge est plus ou moins rouge ?

Ariste. — Tel est, du moins, mon avis.

Eudoxe. — Et ainsi sentir le rouge est autre chose que penser le rouge ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Penser le rouge n’est-ce pas le comparer aux autres couleurs.

Ariste. — C’est cela précisément.

Eudoxe. — C’est-à-dire concevoir le rouge et le bleu par exemple, comme étant un et pourtant deux ?

Ariste. — Oui, d’après ce que nous avons dit.

Eudoxe. — En y appliquant la grandeur et le nombre, c’est-à-dire le plus ou le moins ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Je veux dire en considérant qu’il n’y a d’autre différence entre le rouge et le bleu qu’une différence mesurable entre de petits mouvements rythmés ?

Ariste. — C’est bien exactement ainsi qu’on les compare.

Eudoxe. — Et toutes ces mesures et tous ces mouvements, et leurs figures, sont la pensée du rouge et du bleu ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Mais nullement le rouge et le bleu ?

Ariste. — C’est bien ce que j’ai soutenu an commencement de cet entretien.

Eudoxe. — Et le rouge et le bleu sont pourtant bien quelque chose hors de la pensée du rouge et du bleu ?

Ariste. — Assurément.

Eudoxe. — Quelque chose que l’on sent ?

Ariste. — Très exactement.

Eudoxe. — Sentir est donc autre chose que penser ?

Ariste. — Oui, si ce que nous avons dit est vrai.

Eudoxe. — Voyez maintenant si nous pourrons dire la même chose du son et de la pensée du son.

Ariste. — Je crois que nous le pourrons.

Eudoxe. — Et qu’un ut n’est pas quelque chose de plus ou de moins qu’un sol.

Ariste. — Oui, à moins de considérer non plus le son, mais la mesure qui est l’idée du son.

Eudoxe. — Nous dirons donc qu’on peut apprendre à penser la couleur et à penser le son ?

Ariste. — Nous le dirons.

Eudoxe. — Nous dirons qu’on peut apprendre à percevoir la couleur et à percevoir le son, c’est-à-dire à apprécier d’après eux certaines grandeurs et certaines durées ?

Ariste. — Nous le dirons aussi, et cela, c’est encore penser.

Eudoxe. — Mais nous dirons qu’on ne peut en aucune manière apprendre à sentir la couleur ou le son.

Ariste. — Il me semble que nous le dirons.

Eudoxe. — C’est-à-dire que jamais un homme n’a appris à distinguer deux couleurs qu’il confondait auparavant en une seule.

Ariste. — Nous le dirons.

Eudoxe. — Que penser maintenant du teinturier et de son apprenti ?

Ariste. — Que voulez-vous dire ?

Eudoxe. — Qu’en penser, sinon que l’apprenti ne deviendra jamais plus habile à distinguer les couleurs qu’il n’était lorsqu’il a commencé à les manier.

Ariste. — Il faudra aller jusqu’à dire cela.

Eudoxe. — Il faudra dire bien plus ; il faudra dire qu’il ne deviendra jamais plus habile à discerner les couleurs qu’il ne l’était le jour où il est né.

Ariste. — Cela semble difficile à admettre.

Eudoxe. — Il faudra dire aussi qu’aucun homme n’apprend à mieux discerner deux sons très voisins l’un de l’autre soit par la hauteur soit par le timbre.

Ariste. — Laissez-moi respirer, Eudoxe ; car je vois bien que m’ayant déjà fait mal voir des teinturiers, vous allez me brouiller avec les accordeurs de lyres. Assurément oui, j’accorderai qu’on apprend à sentir, mais je dirai que cet apprentissage concerne les organes, et non la pensée ; c’est l’œil qui apprend à discerner les couleurs, et c’est l’oreille qui apprend à discerner les sons.

Eudoxe. — Je ne vous chasserai pas de ces nouveaux retranchements, voulant seulement vous faire voir la ressemblance qu’il a sur ce point entre penser et sentir.

Ariste. — Quelle ressemblance ?

Eudoxe. — Que l’on peut apprendre l’un et l’autre.

Ariste. — Par des moyens différents.

Eudoxe. — Sont-ils si différents que vous le croyez ? Pour moi je pense qu’on arrivera fort aisément à discerner de nouvelles couleurs en allant de l’inconnu au connu, c’est-à-dire en les composant de couleurs déjà connues ; et que, pareillement, on arrivera aisément à distinguer deux sons très voisins l’un de l’autre, si l’on arrive à les chanter l’un et l’autre, non l’un par rapport à l’autre, mais tous les deux par rapport à deux systèmes de notes dont tous les éléments, excepté ceux-là, sont aisément discernables. Et je me suis dit souvent que cette éducation du sentir ressemblait étrangement à celle du penser, car vous n’ignorez pas que l’on compare souvent indirectement deux grandeurs très voisines par leurs relations avec d’autres grandeurs plus aisément discernables. Il n’est donc pas absurde, Ariste, de soutenir que la sensation de son n’est autre chose que la connaissance confuse de certaines grandeurs, de certains mouvements et de leurs rapports.

Ariste. — Voilà une conclusion bien hardie fondée sur de faibles preuves.

Eudoxe. — Les faibles preuves, Ariste, nous préparent aux autres en détruisant les plus faibles de nos préjugés. Et j’aperçois des preuves plus solides et mieux rangées qui ont hâte d’entrer dans la bataille et de soutenir les autres.

Ariste. — Quelles preuves ?

Eudoxe. — Je pense à un cortège de plaisirs qui, par leur ordre même, ressemblent à des pensées.

Ariste. — Y a-t-il donc un ordre dans les plaisirs, selon lequel ils dépendent les uns des autres ?

Eudoxe. — Si cet ordre existe pour tous les plaisirs, Dieu seul le sait, comme on dit. Mais, pour certains plaisirs, ils sont en quelque sorte tracés d’avance par l’ordre même des nombres.

Ariste. — Comment cela est-il possible ?

Eudoxe. — Nierez-vous que cela soit possible, si je puis, composant une sensation avec des nombres, faire ainsi une espèce de cuisine réglée par les nombres ?

Ariste. — Quelle pourrait être cette cuisine, Eudoxe ?

Eudoxe. — Rien, sinon l’art de préparer des plaisirs aux hommes en suivant la loi selon laquelle les nombres se composent.

Ariste. — Quel art serait capable de composer ainsi des plaisirs, et qui les goûterait ?

Eudoxe. — Nous le dirons tout à l’heure. Mais dites-moi, si je voulais vous expliquer ce que c’est que deux, le pourrais-je avant de vous avoir expliqué ce que c’est que un ?

Ariste. — Assurément non.

Eudoxe. — Et pourrais-je vous faire comprendre ce que c’est que trois avant de vous avoir fait comprendre ce que c’est que deux ?

Ariste. — Comment le pourriez-vous ?

Eudoxe. — Et ainsi peu à peu je vous apprendrais à connaître et à reconnaître des nombres de plus en plus compliqués ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — En les composant de nombres plus simples ?

Ariste, — Oui.

Eudoxe. — Et il se pourra que vous éprouviez du plaisir à reconnaître un nombre ?

Ariste. — Pourquoi non ?

Eudoxe. — Mais dirons-nous que celui qui sait reconnaître un nombre ne sait pas pour cela ce que c’est que le plaisir de reconnaître un nombre, s’il ne l’a éprouvé ?

Ariste. — Je n’ose pas dire, Ariste, que ce plaisir là soit réellement séparable de la connaissance même du nombre, puisqu’on ne peut l’éprouver sans elle.

Eudoxe. — Sentir et penser seraient donc ici deux aspects d’une même chose ?

Ariste. — Oui puisqu’ici l’on ne peut sentir sans penser.

Eudoxe. — Si maintenant je frappe sur la table d’une certaine façon, tantôt frappant plus fort, tantôt moins, selon une règle, ne comptez-vous pas un nombre ?

Ariste. — Si fait ; en ce moment je compte aisément le nombre deux.

Eudoxe. — Pouvez-vous éprouver du plaisir en reconnaissant ce nombre ?

Ariste. — Assurément oui, quoique ce plaisir ne dure pas longtemps.

Eudoxe. — Et vous convenez avec moi que ce n’est pas le bruit qui est agréable, mais bien le nombre que le bruit vous excite à reconnaître.

Ariste. — J’en conviens.

Eudoxe. — Me voilà donc en mesure, Ariste, de vous préparer des plaisirs toujours renouvelés. Car je vous ferai reconnaître de proche en proche d’autres nombres et d’autres groupes de nombres.

Ariste. — Cela est possible.

Eudoxe. — Je saurai comment vous tenir en haleine, et comment renouveler en vous le plaisir de comprendre.

Ariste. — Vous le saurez !

Eudoxe. — Prenant soin de ne vous point lasser en vous proposant des problèmes trop faciles, comme aussi de ne vous point décourager en vous imposant d’inutiles efforts, je vous conduirai comme par la main de victoire en victoire.

Ariste. — Et cela s’appelle enseigner.

Eudoxe. — Mais cela s’appelle aussi jouer de la musique.

Ariste. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?

Eudoxe. — Comment pourrais-je ne pas remarquer que les mouvements périodiques qui sont l’idée du son, lorsqu’ils sont combinés ensemble, présentent aussi à votre pensée des nombres à reconnaître, et frappent pour ainsi dire des rythmes plus ou moins compliqués.

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — Si deux mouvements périodiques vous frappent simultanément, de façon que l’un vous frappe deux fois et l’autre seulement une fois dans le même temps, ne proposent-ils pas, par leur combinaison, le nombre deux ?

Ariste. — Comment cela ?

Eudoxe. — La période des deux périodes comprendra-t-elle deux chocs, ou plus de deux chocs ?

Ariste. — Elle en comprendra deux.

Eudoxe. — Et si d’autres chocs vous frappent qui soient à la seconde période simple comme celle-là est à la première, ne proposeront-elles pas toutes ensemble une période de quatre chocs ?

Ariste. — Si fait.

Eudoxe. — Composée elle-même de deux périodes de deux ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et qui empêche que des chocs périodiques combinés entre eux proposent encore d’autres nombres, composés d’autres nombres ?

Ariste. — Rien.

Eudoxe. — Si donc un nombre comme deux est ainsi proposé à une pensée, n’est-il pas nécessaire qu’elle s’éveille d’abord, en quelque sorte, et se frotte les yeux, puis que soudain elle saisisse ce nombre comme le même, et se plaise quelque temps à le saisir, puis enfin qu’elle s’habitue peu à peu à cette conquête et ne s’en inquiète pas plus que l’enfant qui a rejeté son jouet ?

Ariste. — Il n’en peut être autrement.

Eudoxe. — Et si au contraire vous réveillez une pensée en lui proposant à compter de grands nombres composés eux-mêmes de grands nombres, n’est-il pas nécessaire qu’elle soit éblouie et comme aveuglée par ces unités encore mal ordonnées, et qu’elle s’irrite d’avoir été réveillée pour entendre un langage incompréhensible ?

Ariste. — Comment cela n’arriverait-il pas ?

Eudoxe. — Mais quoi, si, suivant la vraie méthode, je la conduis peu à peu jusqu’à ces nombres-là à travers les intermédiaires nécessaires, ne me suivra-t-elle pas maintenant avec joie et confiance, toute surprise de cette puissance inconnue qu’elle découvre en elle-même ?

Ariste. — Il n’en saurait être autrement.

Eudoxe. — Pourvu toutefois que je l’encourage, que je prenne bien garde, si elle se fatigue ou si elle vient à trébucher, de la ramener aux nombres qui précèdent, et s’il le faut aux plus simples, afin de lui rendre toute sa confiance en elle-même ?

Ariste. — Oui, c’est tout à fait ainsi que l’on apprend aux enfants l’arithmétique.

Eudoxe. — Oui, mais le merveilleux, c’est ques c’est ainsi qu’on apprend la musique aux oreilles des enfants.

Ariste. — Voilà assurément des oreilles intelligentes.

Eudoxe. — Vous ne sauriez mieux dire, Ariste, à quel point la musique réconcilie en quelque sorte l’âme et le corps, où, si vous voulez, le comprendre et le sentir.

Ariste. — J’admire comment, ainsi qu’Orphée avec sa lyre, vous descendez, guidé par la musique, jusqu’aux abîmes les plus ténébreux de l’âme. Je crains toutefois que cette Eurydice que vous ramenez s’évanouisse soudain, si nous venons à la regarder. Car enfin compter des nombres est une chose, sentir en est une autre. Je puis vous accorder que tout se passe dans la musique comme si la pensée, lorsqu’elle sent un son, connaissait, nombrait et comparait les vibrations qui frappent l’oreille, mais je nie qu’il en soit ainsi. Les sons et les nombres sont deux mondes différents, de même que tels mouvements et telle nuance de la lumière sont deux mondes différents. Les nombres et les mouvements traduisent, expliquent même si vous voulez, nos sensations : ils ne leur ressemblent pas du tout. J’en appelle, Eudoxe, au témoignage de votre conscience.

Eudoxe. — Je vois ce que vous demandez de plus. Vous exigez que je vous montre la connaissance mesurée des vibrations se transformant peu à peu en son pour vous-même, en vous ?

Ariste. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ? Au Dieu calculateur il est réservé de voir les nombres devenir mondes.

Eudoxe. — Eh quoi, Ariste, si une sirène tournait d’abord doucement, ne commenceriez-vous pas par compter des bruits réguliers, et si deux sirènes tournaient d’abord doucement avec des vitesses régulièrement différentes, ne commenceriez-vous pas par compter des bruits plus intenses, séparés toujours par un même nombre de bruits plus faibles ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et, si la vitesse augmentait peu à peu, ne passeriez- vous pas peu à peu et par degrés insensibles de cette connaissance par numération à une connaissance par sensation ? Et ne voyez-vous pas que cette sensation serait plus ou moins aisée à sentir comme agréable selon que les nombres que vous auriez d’abord comptés entre deux coïncidences seraient faciles ou difficiles à reconnaître, et qu’il en serait de même avec trois sirènes, et qu’en un mot je compose ainsi, dans votre conscience, une sensation avec des pensées ?

Ariste. — Je vous accorderai que les sons musicaux ont une parenté étrange avec l’intelligence.

Eudoxe. — Je puis vous faire voir quelque chose de plus étonnant encore depuis que j’ai réfléchi à une roue dentée au moyen de laquelle l’horloger qui habite dans ma rue a fait un transparent. Vous savez comment il s’y prend. Il fait passer les dents de la roue devant une petite fenêtre. Si la roue tourne lentement, je compte aisément les dents qui passent ; si elles tournent de plus en plus vite, je viens peu à peu à percevoir une surface transparente, qui laisse voir les objets en absorbant beaucoup de leur lumière. Vous comprenez déjà ce que je vais vous dire.

Ariste. — Je le comprends, et je vous arrête. Il y a là un effet physique résultant de la persistance des impressions sur la rétine.

Eudoxe. — Il importe peu que la cause de ce que vous éprouvez soit telle ou telle. Il n’en est pas moins vrai que je transforme ici encore dans votre conscience la perception des dents de la roue en une certaine modification des sensations lumineuses. Et j’ajoute qu’il n’y a point là un effet physique ; il est impossible que, quelle que soit la vitesse de la roue, ma rétine ne reçoive aucune impression d’ombre, si je puis dire, à chaque dent qui passe, et cette impression n’est pas plus perdue dans les autres qu’un grain de blé n’est perdu dans un sac d’orge ou le tic tac de ma montre dans l’air de cette salle. Ce que je remarque, c’est que, tant que je distingue et que je compte les dents de la roue, je dis que je les perçois et que je les pense ; que, lorsque ces événements successifs m’échappent par leur rapidité, je dis que je sens une certaine transparence, et qu’enfin le sentir sort ici insensiblement du penser, sans que vous puissiez dire à quel moment vous cessez de penser et commencez de sentir. Aussi je me représente, Ariste, qu’entre l’idée vraie de tel rouge, à supposer que le physicien l’ait réellement formée, et la sensation du rouge, il y a le même rapport qu’entre la roue dentée de mon horloger, quand elle tourne lentement, et le transparent qu’elle forme lorsqu’elle tourne vite.

Ariste. — Je ne puis répondre à cela qu’une chose, mon cher Eudoxe, c’est que nous avons pris ici pour des sensations des perceptions confuses ; et il faudra pourtant bien quelque sensation initiale, qui soit autre chose qu’une pensée confuse. Car enfin, lorsque la roue de notre horloger tourne lentement, vous ne faites pas que penser à des mouvements ; vous êtes averti de ces mouvements par des sensations de lumière plus ou moins intenses ; et il faut bien que vous éprouviez ces sensations avant de les penser, c’est-à-dire avant de vous représenter par elles des positions et des mouvements.

Eudoxe. — Il me suffit, Ariste, que vous accordiez qu’une connaissance confuse de positions et de mouvements puisse ressembler pour vous à ce que vous appelez une qualité sensible d’un objet. Car vous ne pouvez plus dire que compter des changements et sentir une lumière adoucie soient nécessairement deux choses différentes pour vous, puisque vous passez insensiblement de l’une à l’autre. Et vous ne direz pas non plus que la perception de changements successifs ne saurait donner cette impression de lumière adoucie, puisqu’elle la donne. Qu’il y ait maintenant un autre sentir, qui ne soit encore ni plaisir ni douleur et qui, à vrai dire, ne soit rien pour personne, vous pouvez toujours le dire, et même vous devrez le dire, si vous voulez correctement achever tout discours sur la perception ; mais ce n’est pas à vous, Ariste, ni à Théodore, qu’il est nécessaire de rappeler que ce qui est la loi d’un discours bien fait n’est pas nécessairement la loi du monde.

Criton.