Dialogue entre Descartes et Christine de Suède aux Champs Élysées



Œuvres complètes de D’AlembertBelinIV (p. 468-475).


Christine

Ah ! vous voilà, mon cher Descartes ? Que je suis ravie de vous revoir après une si longue absence !

Descartes

Depuis près d’un siècle que nous sommes ici tous deux, il n’a tenu qu’à vous de nous retrouver beaucoup plus tôt. Mais je ne suis pas surpris que vous m’ayez laissé à l’écart. Vous savez que sur la terre même, les Princes & les Philosophes ne vivent pas beaucoup ensemble ; s’ils se recherchent quelquefois, c’est par le sentiment passager d’un besoin réciproque, les Princes pour s’instruire, les Philosophes pour être protégés, les uns & les autres pour être célebres ; car chez les Rois, & même chez les Sages, la vanité se tait rarement. Mais quand une fois on est arrivé dans le triste & paisible séjour où nous sommes, Rois & Philosophes n’ont plus rien à prétendre, à espérer ni à craindre les uns des autres ; ils se tiennent donc chacun de leur côté ; cela est dans l’ordre.

Christine

Quelque froideur que vous me fassiez paroître, & quelque indifférence que vous me reprochiez à votre égard, j’ai toujours conservé pour vous des sentimens de reconnaissance & d’estime ; et ces sentimens viennent d’être réveillés par des nouvelles que j’ai à vous apprendre, & qui pourront vous intéresser.

Descartes

Des nouvelles qui m’intéresseront ! Cela sera difficile. Depuis que je suis ici, j’ai souvent entendu les morts converser entre eux ; ils débitoient ce qui s’est passé sur la terre depuis que je l’ai quitté ; j’ai tant appris de sottises que je suis dégoûté de nouvelles. D’ailleurs comment voulez-vous que je me soucie de ce qui se passe là haut depuis que je n’y suis plus ? J ’y prenois bien peu de part quand j’y étois. C’étoit pourtant une grande époque, celle de la fameuse guerre de trente ans, & des célebres négociations qui l’ont suivie ; on faisoit alors les plus grandes & les plus belles actions ; on s’égorgeoit & on se trompoit d’un bout de l’Europe à l’autre ; c’étoit, à ce qu’on dit, le temps des grands Princes, des grands Généraux & des grands Ministres ; je ne prenois part ni à leurs illustres massacres, ni à leurs augustes secrets, & je méditois paisiblement dans ma solitude.

Christine

Vous n’en faisiez pas mieux ; un Sage comme vous aurait pu être beaucoup plus utile au monde. Au lieu d’être enfermé dans votre poêle au fond de la Nord-Hollande, occupé de Géométrie, de Physique, & quelquefois, soi dit entre nous, d’une Métaphysique assez creuse, vous auriez bien mieux fait d’aller dans les Armées & dans les Cours, & d’y persuader aux hommes d’y vivre en paix.

Descartes

J’y aurais vraiment été bien reçu ! Persuader aux hommes de ne pas s’égorger, sur-tout quand ils ne savent pas pourquoi ils s’égorgent ! Quand on est réduit à prouver des choses si claires, c’est perdre sa peine que de l’entreprendre. Je me souviens de ce qui arriva, pendant la guerre de Vespasien & de Vitellius, à un certain Philosophe dont parle Tacite ; il s’avança entre les deux armées, qui étoient en présence & voulut, par une belle déclamation contre la guerre, leur persuader de mettre bas les armes, & de s’en aller chacune de leur côté. Le Philosophe fut baffoué & roué de coups, & on se battit mieux que jamais.

Christine

On assure que vous feriez aujourd’hui plus content de l’espèce humaine. Tous les morts qui viennent ici depuis quelque temps, & les Philosophes même qui nous arrivent, conviennent que les esprits s’éclairent, & que la raison fait des progrès.

Descartes

Si elle en fait, c’est, je crois, bien insensiblement. Il est inconcevable avec quelle lenteur les Nations en corps cheminent vers le bien & vers le vrai. Jettez les yeux sur l’Histoire du Monde, depuis la destruction de l’Empire Romain jusqu’à la renaissance des Lettres en Europe ; vous ferez enragée du degré d’abrutissement où le genre humain a langui pendant douze siècles.

Christine

Les Peuples cheminent lentement, il est vrai ; mais enfin. ils cheminent, & ils arrivent tôt ou tard. La raison peut se comparer à une montre ; on ne voit point marcher l’aiguille, elle marche cependant, & ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’on s’apperçoit du chemin qu’elle a fait ; elle s’arrête à la vérité quelquefois, mais il y a toujours au dedans de la montre un ressort qu’il suffit de mettre en action pour donner du mouvement à l’aiguille.

Descartes

A la bonne heure ; tout ce que je sais, c’est que de mon temps l’aiguille n’alloit guere ; le ressort même, s’il y en avait un, étoit si relâché que je l’ai cru détruit pour jamais, tant j’ai essuyé de contradictions & de traverses pour avoir voulu enseigner aux hommes quelques vérités de pure spéculation, & qui ne pouvaient troubler la paix des États.

Christine

Ce temps de dégoût & de disgrace est passé pour vous ; on vous rend enfin Justice ; on vous rend même les honneurs qui vous sont dûs.

Descartes

On m’a tourmenté pendant que je pouvois y être sensible ; on me rend des honneurs quand ils ne peuvent plus me toucher ; la persécution a été pour ma personne, & les hommages sont pour mes Manes. Il faut avouer que tout cela est arrangé le mieux du monde pour ma plus grande satisfaction.

Christine

Heureusement pour l’honneur du genre humain, on ne traite pas toujours avec la même injustice les hommes dont les talents illustrent leur Patrie. Je viens d’apprendre qu’en France même, & dans le moment où je vous parle une Société considérable de Gens de Lettres éleve une Statue au plus célèbre Écrivain de la Nation (I) ; on ajoute, que des personnes respectables par leur rang & par leurs lumières, tant en France que dans les Pays Etrangers, font à cette louable entreprit l’honneur d’y concourir.

Descartes

Cela est vrai ; mais savez-vous ce que j’apprends de mon coté ? On dit qu’il se trouve en même temps des hommes qui voudraient bien décrire cet acte de patriotisme, par une raison qu’ils n’osent à la vérité dire tout haut ; c’est que l’homme de génie qui est l’objet de ce monument, aura la satisfaction de le voir & d’en jouir. Ces dispensateurs équitables de la gloire demandent pourquoi on n’érige pas plutôt des Statues à Corneille, à Racine & à M oliere ; & ils le demandent, parce que Corneille, Racine & Moliere sont morts ; ils n’auraient eu garde de faire la question du vivant de ces Grands Hommes, dont le premier est mort pauvre, le second dans la disgrace, & le troisieme presque sans sépulture.

Christine

On pourrait, ce me semble, repéré représenter l’Envie, égorgeant d’une main un Génie vivant, & de l’autre offrant de l’encens à un Génie qui n’est plus. Mais laissons-là ces hommes si zélés pour honorer le mérite, à condition qu’il n’en saura rien ; & ne parlons que de ce qui vous concerne. Si l’on a eu le tort de vous avoir oublié long-temps, il semble qu’on veuille aujourd’hui réparer cet oubli d’une Manière éclatante. Savez-vous qu’on vous élève actuellement un Mausolée ?

Descartes

Un Mausolée, à moi ! La France me fait beaucoup d’honneur : mais il me semble si elle m’en jugeait digne, elle aurait pu ne pas attendre cent vingt ans après ma mort.

Christine

Vous faites vous-même bien l’honneur de la France, mon cher Philosophe, en croyant que c’est elle qui pense à vous élever Un monument. Elle y songera bientôt fans doute, & il s’en offre une belle occasion car on reconstruit actuellement avec la plus grande magnificence l’Église où vos cendres ont été apportées ( I ), & il me semble qu’un monument à l’honneur de Descartes décorerait bien autant cette Église, que de belles orgues ou une belle sonnerie (1). Mais en attendant, on vous érige un Mausolée à Stockolm, dans le pays où vous avez été mourir. C’est à un jeune Prince, qui regne aujourd’hui sur la Suede, que vous avez cette obligation. Je n’ai point eu, comme vous savez, l’ambition de me donner un héritier ; mais que j’aurais été empressé d’en avoir, si j’avais pu espérer que le Ciel m’accordât un tel Prince pour fils ! Je m’interesse vivement à lui par tout ce que j’entends dire de ses lumieres, de ses connois sances, de sa modestie, ou plutôt, & ce qui vaut bien mieux encore, de sa simplicité ; car la modestie est quelquefois hypocrite. & la simplicité ne l’est jamais.

Descartes

Je ne puis pas dire que je voudrais voir ici ce Prince pour le remercier. J’espere même, pour le bonheur de la Suede, qu’il ne viendra nous trouver de long-temps. Mais je voudrais du moins que ma Nation m’acquittât un peu envers lui. Je fais qu’elle est légere & frivole ; mais au fond elle est sensible & honnête : & si elle n’a rien fait pour moi, ce fera m’en dédommager en quelque sorte, que de se montrer reconnaissante des honneurs que les Etrangers me rendent. Je n’ai ni la vanité d’être ébloui de ces honneurs, ni l’orgueil de les dédaigner ; une ombre a le bonheur ou le malheur de voir les choses comme elles sont. Mais quand je n’aurois rendu d’autre service aux Philosophes, que d’ouvrir la carriere d’où ils tirent les matériaux du grand édifice de la raison, j’aurais, ce me semble, quelque droit au souvenir de la postérité.

Christine

Quant à moi, je partage bien vivement les obligations que Vous & la France avez en ce moment à la Suede ; car le Mausolée qu’on vous y élève est une dette que j’avais un peu contractée envers vous.

Descartes

Il est vrai, soit dit sans vous en faire de reproche, qu’après avoir assez bien traité ma personne, vous avez un peu négligé ma cendre. J’étais mort dans votre Palais, d’une fluxion de poitrine que j’avois gagnée à me lever pendant trois mois, en hiver, a cinq heure du matin, pour aller vous donner des leçons. On dit que vous me regrettâtes quelques jours ; que vous parlâtes même de me faire construire un tombeau bien magnifique ; mais que bientot vous n’y pensâtes plus. La plupart des Princes sont comme les enfans ; ils carressent vivement, & oublient vite.


Christine

J’aurais certainement fait quelque chose pour votre mémoire, si je n’eusse pas abdique la Couronne bientôt après.

Descartes

Et pourquoi l’avez-vous abdiquée ? Il me semble que vous auriez beaucoup mieux fait de rester sur le Trone de Suede, d’y travailler au bonheur de vos Peuples, d’y protéger les Sciences & la Philosophie, que d’aller traîner une vie inutile au milieu de ces italiens qui vous traitaient assez mal. Avouez que l’envie de paraître singulière, & pour tout dire, un peu de vanité, vous a porté à cette abdication ; vous auriez pensé autrement, si vous eussiez été plus pénétrée du sentiment & de l’amour de la véritable gloire, qui est si différent de la vanité.

Christine

Je ne voudrais pas répondre que la vanité ne fût entrée dans mon projet, car elle se glisse partout ; & elle est faite pou r tout gâter. Mais j’avois pour abdiquer un motif plus puissant, qui paroîtra peu surprenant à un Philosophe, les dégoûts & l’ennui du Trône. J’avoue cependant que j’aurais dû supporter ces dégoûts & cet ennui par la satisfaction si douce de remplir les devoirs consolans que le Trône impose. Heureusement ce Trône va être occupé par un Prince qui réparera tous mes torts, qui sentira comme moi le poids de la Couronne, mais qui saura la porter.

Descartes

Vous aviez, ce me semble, un intérêt particulier de ne pas priver les Gens de Lettres de l’asyle & de l’appui qu’ils trouvaient auprès de votre Trone, car assûrément ils n’ont pas été ingrats à votre égard.

Christine

Il est vrai, & je ne puis me le dissimuler, que si la postérité a conservé pour moi quelque estime, Je la dois au peu que j’ai fait pour les Lettres. On s’en souvient beaucoup plus que de quelques autres actions qui pourraient cependant tenir une place dans mon Histoire ; par exemple de l’influence que j’ai eue dans le Traité de Westphalie. Vous pouvez vous rappeler en effet qu’à l’occasion de ce fameux Traité vous fîtes des Vers en mon honneur.

Descartes

Oui, je me souviens que je fis d’assez mauvais Vers, & dont même on a pris la peine fort inutile de se moquer depuis ma mort, comme fi ma philosophie y avoit mis quelque prétention, & comme si tous les rimeurs de mon temps, qui se croyaient Poëtes, avaient fait de meilleurs Vers que moi, à l’exception de Corneille. Quoi qu’il en soit, mes Vers sont oubliés, comme l’obligation qu’on vous a d’avoir contribué au grand Traité qui pacifia l’Europe, & qui assura l’État de l’Empire.

Christine

J’avoue qu’on ne m’en fait aucun gré, & à parler franchement on n’est pas injuste. Ce Traité étoit plus l’ouvrage de mes Ministres que le mien. Il n’en est pas de même de la protection que j’ai eu le bonheur d’accorder aux Lettres & à la Philosophie ; c’est une gloire que je ne partage avec personne ; & la reconnoissance de tant d’Ecrivains célebres m’en ont témoignée, m’a fait pardonner plus d’un écart que je me reproche.

Descartes

Vous n’êtes pas la seule qui ayez éprouvé l’effet de leur reconnoissance ; ils ont aussi presque fait oublier les proscriptions d’Auguste, & les fautes de François Premier. Tôt ou tard les hommes qui pensent & qui écrivent gouvernent l’opinion ; & l’opinion comme vous savez, gouverne le monde.

Christine

Ne dites pas cela trop haut : car on reprocherait aux Gens de Lettres, à ces hommes qui pensent et qui écrivent, de n’être bons qu’à gâter les Princes.

Descartes

Le reproche ferait fort injure. Les Princes qu’on a loués d’avoir aimé les lettres, Auguste & François Premier entre autres, sont devenus meilleurs & plus sages, du moment ou ils ont commencé à les aimer. Cela seul prouveroit, s’il était nécessaire, combien les Princes ont intérêt d’être éclairés, pour leur Peuples & pour eux-mêmes..

Christine

Mais croyez-vous qu’il en soit des sujets comme des Souverains ; que les Nations aient toujours besoin d’être instruites, & qu’il ne soit pas utile de tenir le Peuple dans l’ignorance, & même de le tromper quelquefois ?

Descartes

C’est une grande question, & qui demanderait une discussion aussi longue qu’inutile pour nous ; car qu’importe-t-il aux morts de savoir s’il est bon de tromper les vivans ? Pour moi je ne sais s’il peut y avoir des erreurs utiles ; mais s’il y en avait, je crois qu’elles tiendroient la place de vérités plus utile encore. Il est vrai cependant, que pour combattre utilement & sûrement l’erreur & l`ignorance, il faut rarement les front. Un Philosophe, apparemment mécontent de ses contemporains, disait l’autre jour ici : que s’il revenait sur la terre, et qu’il eût la main pleine de vérité, il ne l’ouvrirait pas pour les en laisser sortir. — Mon confrère, lui dis-je, vous avez tort et raison ; il ne faut ni tenir la main fermée, ni l’ouvrir tout à la fois ; il faut ouvrir les doigts l’un après l’autre ; la vérité s’en échappe peu à peu, sans faire courir aucun risque à ceux qui la tiennent, et qui la laissent échapper.

Le Joueur dans sa prison,
Essai de Monologue Dramatique.

(On sait que dans le drame très-intéressant et très-moral de Béverley, ce joueur malheureux, après voir tout perdu, après avoir réduit à la mendicité sa femme et ses enfans, est renfermé par ses créanciers dans une prison, où il s’empoisonne pour se délivrer de la vie. Le monologue qui dans la pièce anglaise annonce cette catastrophe, est plein des expressions les plus vives de l’horreur et du désespoir. L’effet qu’il produit au théâtre, et qui a paru trop violent à un grand nombre de spectateurs, leur a fait demander s’il ne serait pas possible d’y substituer une scène moins terrible et plus touchant : c’est ce qu’on a essayé dans le monologue suivant. On ne se flatte pas d’avoir réussi, mais on espère que cette faible tentative, pourra engager nos meilleurs auteurs dramatiques à faire en ce genre des efforts plus heureux, et on applaudira avec plaisir à leurs succès.)

Me voilà donc renfermé pour jamais dans le lieu d’horreur et d’ignominie où mes crimes devaient enfin me conduire, dans l’exécrable séjour destiné aux plus odieux, aux plus méprisables des hommes. Hélas ! combient de malheureux qui ont langui dans ces cachots, et qui n’en sont sortis que pour expirer les tourmens et dans l’opprobre, méritaient moins que moi leur horrible sort ! ils n’étaient coupables qu’envers la société, je le suis envers la nature et l’amour ! A quoi penses-tu, Justice humaine ? tu punis les criminels, et tu laisses respirer les monstres ! Mais, que dis-je ? pourquoi me ferais-tu goûter la funeste consolation de perdre cette vie qui m’est odieuse, ce qui me punit et qui m’accable ? tu n’en accomplis que mieux les décrets de la justice éternelle qui me destinait à un châtiment plus affreux. C’est mon cœur qui a commis l’attentat, c’est dans mon cœur que le souverain juge a placé mon supplice. O mort ! que tu serais douce en comparaison des remords dont je suis dévoré ! tout me déchire et rien ne me console ; la nécessité et