Deux amies/Texte entier
DEUX AMIES
I
— Mater purissima… Mater inviolata, ora pro nobis… pro nobis… nobis…
Le chevrotement des litanies accoutumées devenait peu à peu plus vague. Ce n’étaient plus que des balbutiements de lèvres inertes qui se ferment, des syllabes hachées qui s’échappent comme à regret de tous ces petits lits pareils s’allongeant sous les rideaux de cotonnade. On eût dit d’un bourdonnement d’abeilles qui se calme et s’assoupit tandis que le crépuscule mouille le paillis de la ruche et que l’ombre enveloppe les jardins.
Les respirations égales et douces des pensionnaires répondaient maintenant à la voix grasse de la sœur Marie-des-Anges qui, la tête baissée sur sa mentonnière blanche, parcourait le dortoir d’un pas traînard et fatigué de vieille.
La grosse veilleuse transparente sur laquelle saignait un cœur symbolique projetait comme une clarté lunaire au milieu du plafond. Sa lueur frissonnante et molle flottait dans l’ombre grise, éclairant, sur les oreillers, des têtes de jeunes filles coiffées de bonnets plats à trois pièces — les bonnets « à la mioche », comme on les dénommait moqueusement à Saint-Joachim — et au pied de chaque lit, la chaise que couvraient les robes simples de mérinos, les gros souliers lacés, les bas de coton bleu, pareils à des bas de rustaude.
— Christe, audi nos… Christe, exaudi nos…
Pas une voix ne dit « Amen » après l’oraison bredouillée par la sœur. Au dehors, neuf heures sonnèrent à Saint-François-Xavier avec cette vibration triste qui prolonge le tintement des cloches dans la brume ouatée des soirées d’hiver. Les lumières du couvent s’éteignaient une à une. Et l’odeur fade des cierges tout à l’heure soufflés dans la chapelle à la fin de la bénédiction, se répandait comme une buée pénétrante par les portes qu’ouvraient et refermaient du même geste lassé les sœurs de service.
Le silence grandissait, augmentant la sonorité des moindres bruits, le chuchotement monotone des voix, le cliquetis des grands rosaires dont les médailles se choquaient parmi les plis épais des robes de laine. Puis tout se tut. La sœur Marie-des-Anges fit un dernier tour le long des lits, et, satisfaite, tira derrière elle le rideau qui séparait seulement son alcôve du dortoir. Il y eut un froissement de linges empesés, le craquement des ressorts du sommier, un machinal marmottage de patenôtres et la paix solennelle de la nuit régna.
Le couvent dormait.
Cependant, la tête enfoncée dans l’oreiller, la petite Jeanne de Luxille — une maigriotte aux yeux drôles qui paraissait avoir douze ans et que les « moyennes » surnommaient « Colas » à cause de sa taille grêle de gamin — se laissait envahir par cette torpeur reposante.
Elle avait complètement oublié ce que son inséparable amie Eva Moïnoff venait de lui murmurer tout bas au sortir du salut, et elle manqua de crier, de réveiller tout le dortoir, dans la brusque surprise du baiser qui frôlait ses joues et la sensation d’un corps qui se glissait contre le sien.
Ce n’était pourtant pas la première fois que les deux amies risquaient ainsi d’être renvoyées, en se rejoignant pour bavarder à l’aise et se réchauffer frileusement l’une contre l’autre, dès que la sœur surveillante avait tiré son rideau. Et l’enfant se remit bientôt de son émoi, s’abandonna avec un étirement de paresseuse encore à moitié ensommeillée.
— Tu m’as fait une peur, chérie !
Eva lui demandait pardon, lui fermait la bouche de ses doigts tièdes. Elle l’avait appelée de son lit cinq ou six fois sans qu’elle répondît par leur signal accoutumé. Et une phrase heureuse se figeait sur ses lèvres gercées de fièvre, une exclamation de tendresse où passaient toute leur sentimentalité et la joie de papoter dans ce silence, de se câliner bien doucement alors que les autres dormaient…
— Que c’est bon d’être ensemble, dis ?
— Tu n’aimeras jamais que moi ; jure-le, mon trésor ?
Le lit étroit les rapprochait. Une chaleur les gagnait insensiblement. La lointaine lueur de la veilleuse découvrait la gaucherie de leurs mouvements et de leurs poses. Elles étouffaient des rires nerveux de chatouilles.
Et par instants la causette s’interrompait, leurs yeux se fermaient comme si elles eussent cédé à une fatigue profonde, leurs mots jolis de romance se croisaient rapides, oppressés, et les couvertures qui dessinaient les contours de ces corps à peine formés avaient le frémissement, les régulières ondulations d’un étang calme…
— Tu n’aimeras jamais que moi ? répétait Jeanne, comme si elle eût récité une prière.
Et tandis que les heures coulaient avec la même vibration triste, elles se confièrent les rêves qui battaient de l’aile sous leurs bonnets à la mioche.
Elles songeaient déjà aux vacances, à celles qui durent deux pauvres mois, et aux autres, plus tard, quand elles se débarrasseraient de leur costume de pensionnaire, des cols plats et des tabliers de serge pour les jeter définitivement au fond de quelque armoire. Elles arrangeaient leur vie comme des fiancés qui vont bientôt se marier. On ne se quitterait point. Les parents de Jeanne et ceux d’Eva habitaient la même maison sur l’avenue des Champs-Élysées. Elles iraient d’abord à Étretat, puis à la campagne, dans le château seigneurial que M. de Luxille avait acheté pour un morceau de pain, après la guerre, aux environs de Caen.
Et il leur revenait des souvenirs de cabines, où, en sortant du bain, imprégnées de l’odeur forte de la mer, elles regardaient curieusement leur nudité, elles rougissaient sans savoir pourquoi ; du grand parc aux allées ombreuses où elles gravaient leurs initiales entrelacées dans l’écorce des platanes ; d’un banc de pierre caché sous des rosiers blancs où, dans les après-midi d’automne, chauffés par le dernier soleil, elles s’asseyaient côte à côte et lisaient des livres défendus emportés de la bibliothèque ; des chambres désertes où elles s’isolaient ; de la grange où elles se roulaient parmi les bottes de foin nouveau.
Il leur tardait de reprendre cette existence charmante, de ne plus être surveillées, de retrouver les coins où elles avaient appris ensemble tant de choses. Et elles se disaient cela avec des effusions de cœur, un marivaudage composé de diminutifs mignards, d’expressions inachevées, de phrases chantantes…
La sœur eut une quinte de toux dans son alcôve.
Elles se crurent perdues et restèrent immobiles, retenant leur souffle, n’osant plus prononcer une parole. Comme Jeanne s’endormait malgré les moqueries taquines de son amie, elles se séparèrent au milieu de la nuit.
Et à l’étude, elles avaient des figures blanches de fatigue, les paupières cernées, et leurs têtes alourdies retombaient avec une invincible lassitude sur les cahiers de devoirs étalés devant elles.
II
D’où venaient les habitudes mauvaises, l’attachement presque passionnel qui les rivaient l’une à l’autre avec les emportements, les délices, les inquiétudes d’un amour véritable ?
Cela avait d’abord commencé par l’indifférence des parents, qui les abandonnaient à des gouvernantes idiotes plus préoccupées de soigner une perruche et de corriger des fautes d’orthographe que de dorloter un enfant. Le besoin inné de tendresses maternelles, l’affectuosité native qui stagne au fond du cerveau frêle des petites filles, qui illumine leurs grands yeux étonnés et leur fait bercer durant des journées entières une mauvaise poupée de carton avec des baisers prolongés de maman, s’était développée dans l’intimité dangereuse du voisinage.
Jeanne avait adoré tout de suite l’amie plus grande et moins gamine qu’elle qui l’amusait, qui, déjà dépravée par une femme de chambre de sa mère, répondait à ses pourquoi continuels et déflorait l’innocence de ce cœur encore empli de toute l’adorable bêtise de l’enfance.
Comme il était de mode pour une jeune fille d’avoir un brevet quelconque et le vernis superficiel de savoir qui permet de tout juger à tort et à travers, on les mit au même couvent. Là, se sentant plus seule, plus délaissée, cherchant une protectrice qui lui tendrait la main, qui la défendrait contre les caprices méchants des autres pensionnaires, elle appartint plus entièrement à Eva Moïnoff, elle se soumit à son autorité despotique.
Elles s’aimaient, et il eût été difficile d’analyser ce sentiment subtil où toutes les chatteries perverses de la jeune fille qui se sent devenir femme se mêlaient à un reste de puérilité bébête, à des souvenirs de roman, à des désirs confus d’idéal ; où se retrouvait un fond d’égoïsme, — l’égoïsme à deux, qui est l’essence même de n’importe quelle affection. De là des jalousies sans cesse éveillées, des scènes larmoyantes, pour un rien, un regard, un sourire équivoque, l’échange d’un bouquet ou d’une image emblématique qu’on glisse entre les pages du paroissien…
— Tu me trompes, tu es une ingrate ! sanglotait parfois Eva, à la suite d’une récréation où Jeanne avait coqueté à droite et à gauche.
Et elles se tourmentaient mutuellement, elles se boudaient pour se réconcilier au bout de cinq minutes.
Un jour, elle l’aborda avec une moue rageuse, et lui serrant les mains dans les siennes, la regardant fixement dans les yeux, elle s’écria brusquement :
— J’ai rêvé cette nuit que tu te mariais ! Dis-moi que cela n’arrivera jamais !
Mlle de Luxille, étonnée, ne se défendait pas. Alors Eva se roula à ses genoux, s’arracha les cheveux, la gorge soulevée de hoquets convulsifs.
— J’en mourrais, vois-tu, j’en mourrais ! disait-elle.
Et Jeanne, attendrie, prise dans ses nerfs par ce désespoir théâtral, pleura à son tour, chercha des phrases consolantes, des termes câlins, afin d’apaiser sa chérie.
— Mon cher amour, je te défends de douter de moi. Tu es ma vie et ma joie. Je n’aime que toi au monde. Va, rien ne nous séparera !
Elle appuyait sa tête sur l’épaule d’Eva, et, tout bas, s’ingéniait à la persuader, à chasser ces vilaines pensées moroses ; elle lui tendait ses lèvres en se haussant sur la pointe des pieds d’un air drôle. Et leurs rires revenaient ; elles se raillaient mutuellement et se promenaient à petits pas, le bras à la taille, comme un couple idyllique, dans les allées bordées de buis du jardin…
D’ailleurs, elles n’étaient pas les seules à jouer à l’amour. La plupart des pensionnaires, en effet, se choisissaient, durant la première année, une amie du même âge et de la même taille qu’elles, pour ne pas être séparées ensuite par le classement des premières communions. Elles semblaient répéter les rôles de l’exquise comédie qu’elles créeraient plus tard dans le monde. Elles s’illusionnaient comme les folles d’un étrange poème anglais, qui s’énervent à vouloir respirer l’odeur des fleurs artificielles.
Des cadeaux réciproques scellaient leurs serments, — des bagues d’argent, que vendait la sœur tourière, et sur lesquelles étaient gravés les signes symboliques de la Foi, de l’Espérance et de la Charité. Et ces gamines qui portaient des robes courtes et faisaient des cocottes en papier de leurs livres de classe, se passaient sérieusement les anneaux aux doigts, entouraient l’aventure de mystère, s’étourdissaient de formules solennelles et se figuraient avec une sincérité absolue que désormais elles étaient liées pour toute leur vie et qu’elles devaient enfermer ce secret mystique au tréfond de leur cœur.
III
Comme il ressemblait peu aux couvents austères de province, qui sont enfouis dans quelque rue déserte ombrée par des clochers d’église et des murs de vieux hôtels, ce pensionnat parisien, pimpant, empli d’une mondanité discrète, ainsi qu’une cornette de religieuse qui fleurerait un imperceptible arome de poudre à la maréchale !
Les sœurs avaient dans leurs manières, leurs conversations, une distinction affinée de femmes qui ne sortent pas du commun et qui ont goûté aux joies profanes du monde juste le temps de ne point trop en être désabusées et d’en garder une souvenance adoucie et tranquille.
Elles meublaient bien les parloirs propres, aux planchers luisants comme des miroirs, aux boiseries jalonnées de tableaux pieux, qui s’animaient le jeudi d’un froufroutement de toilettes élégantes, d’un remuement de chaises, d’un bruit de conversations féminines où les voix aiguës des petites mettaient une note dominante. Elles étaient à leur place dans le vaste jardin, pareil à un coin de parc dont les lilas s’étalaient comme une grille verte devant les fenêtres de l’étude. Le beau jardin planté d’arbres séculaires où s’amusaient les élèves, où elles avaient toutes leur carré, où des chansons de merles répondaient à leurs rires.
L’uniforme même avait une joliesse originale. Une robe unie d’une teinte grise bleutée, dont le corsage moulait la taille comme un « jersey », et sur les épaules une pèlerine courte de cachemire doublé de surah bleu, qui par son échancrure découvrait le ruban de la division auquel pendait la médaille de Notre-Dame. Enfin, encadrant les cheveux sagement coiffés, une mignonne capote coulissée à laquelle s’enroulait un liseré de la même nuance que la robe.
Que d’inutilités on apprenait là-dedans, de calembredaines historiques, de géographie et d’arithmétique, comme si une femme devait savoir que deux et deux font quatre et déchiffrer une autre carte que celle du Tendre ! Mais aussi quel apprentissage utile de la vie probable, que de choses qui se gravaient dans leur mémoire pour ne plus en sortir, qui les déniaisaient, qui les formaient. L’art difficile d’être Parisienne — Parisienne de Paris — qui ne commettra jamais une bévue, qui osera affirmer son opinion avec une crânerie drôlette au travers de toutes les discussions sans dire de trop grosses absurdités, qui saura s’habiller et se déshabiller de façon à être la plus jolie, la plus affriolante et la plus adulée.
Les élèves de Saint-Joachim avaient une sorte de marque de fabrique, — la marque des grands crus. On les reconnaissait dans le monde, et elles ne tardaient pas plus à trouver des maris qu’ensuite — bien vite — à avoir des amants.
IV
Eva Moïnoff fut renvoyée du couvent, comme une brebis galeuse, pour avoir tenu des propos inconvenants sur la sœur Marie-des-Anges, et prétendu publiquement que la surveillante cachait dans son livre de messe la photographie d’un officier de dragons, auquel elle écrivait chaque soir en cachette.
La supérieure ne voulut point revenir sur sa décision première, d’autant que cette élève l’inquiétait avec ses allures indociles, ses hanches de femme et ses yeux fouilleurs.
Jeanne eut une crise nerveuse à l’idée qu’elle allait rester toute seule, qu’on la séparait, qu’on la désenlaçait de son amie aimée. Elles pleurèrent ensemble, abattues par le coup qui les frappait. Elles s’embrassèrent follement, comme si elles avaient voulu aspirer leur souffle et s’en griser pendant toute la durée pénible de l’absence. Et Eva torturait le cœur bouleversé de la petite, exigeait mille promesses, une fidélité de tous les jours, de tous les instants.
De loin comme de près, elles s’appartiendraient, elles vivraient de la même vie, elles s’enverraient de véritables journaux, où leurs moindres sensations, leurs joies, leurs souffrances seraient notées comme en ces examens de conscience qu’on écrit avant de se confesser.
Cette correspondance absorberait leurs pensées, les aiderait à tromper l’ennui des heures lentes et à attendre les jours de sortie, qu’elles passeraient heureusement ensemble chez les parents d’Eva car ceux de Mlle de Luxille voyageaient alors en Italie.
Ô les dimanches de liberté, elles les marquaient d’une croix blanche au calendrier, et ils n’arrivaient jamais assez vite !
Mme Moïnoff recevait justement ce jour-là et personne ne les dérangeait, ne les importunait dans la chambre tendue de perse fleurie où le lit d’Eva avait une blancheur chaste. Elles s’y enfermaient comme en un paradis, dédaignant les promenades au Bois, les distractions de toute espèce qu’on leur offrait.
Eva avait pour son amie des attentions galantes d’amant qui reçoit chez lui sa maîtresse. Des bouquets dans les vases et toujours une dînette de gourmandes qu’elles croquaient à belles dents. Elle s’asseyait aux pieds de Jeanne, posait sa tête sur les genoux grêles de l’enfant et la questionnait, lui faisait raconter par le menu les moindres potins du couvent.
— Avez-vous été bien sage, mademoiselle ? disait-elle, dissimulant sous ces intonations légères de moquerie une sourde et réelle inquiétude.
— Fi, la vilaine ! répliquait Mlle de Luxille. On l’aime, et plus on l’aime, plus elle se plaint. Vous mériteriez vraiment…
— Tais-toi, tais-toi, interrompait Eva avec une fougue enfiévrée, et elle l’attirait vers elle, elle collait sa bouche dans les cheveux follets qui frisottaient sur sa nuque, puis dans la chair rose et tiède blondie par l’ombre de l’oreille, puis sur les lèvres, comme si elle avait mordu un fruit savoureux, et l’uniforme de Jeanne, la robe collante, qui moulait les rondeurs naissantes de cette gorge de gamine, en était toute chiffonnée.
La petite avait l’impression morose d’une prisonnière qui regagne sa cellule quand on la reconduisait au couvent le soir. Sa peau sèche était picotée de lancinantes démangeaisons. Le froid la saisissait dans son lit, au dortoir. Elle oubliait ses devoirs. Elle oubliait les fleurs de son jardin. Elle cherchait les coins d’ombre pour pleurer. Et ses pensées s’envolaient par-dessus les murs élevés vers la chambre tendue de perse tendre où les bouquets, le linge d’Eva embaumaient l’air.
La séparation, l’isolement l’asservissaient davantage à l’influence morbide et énervante de Mlle Moïnoff, décuplaient ses sens, pourrissaient son imagination et son cœur. Le vice l’envahissait, s’infiltrait dans son organisme anémié.
Elle ne dormait plus.
« Je pense à toi à toutes les heures du jour et de la nuit, écrivait-elle à Eva. Le couvent est comme une grande baraque vide depuis que tu en es partie. Je te cherche partout, mon cœur joli : dans les allées du jardin, à la chapelle, à l’étude. Ta place est maintenant occupée par ce laideron d’Antonia, et j’aurais envie de la battre quand elle soulève le couvercle de ton ancien pupitre. Je t’aime comme une toquée et je ne sais que cela. Pourquoi ne peux-tu pas m’enlever à ces sœurs bougonnes et radoteuses, m’emporter pour toi seule n’importe où il te plairait de me cacher ? Nous serions si heureuses dans une petite maison au milieu des bois, où il y aurait des oiseaux et des feuilles vertes ! »
Elle continuait dans ce ton affadi de romance, ayant en tête des réminiscences de Mlle Loïsa Puget, s’emballant sur d’inutiles chimères et poétisant son vice. Et elle ajoutait à ces rêves surannés d’oiseaux, de chaumière cachée sous les feuillages, des papotages de pensionnaire aux aguets de tout ce qui se dit, de tout ce qui trouble le monotone train-train d’un couvent.
« Hortense de Champvallon avait égayé toute la classe en récitant le chapitre d’Agar et d’Abraham avec des termes d’argot que son frère, qui est saint-cyrien, lui apprenait le dimanche. La sœur Sainte-Luce en était encore malade. Mgr d’Héliopolis avait promis d’officier pontificalement pour l’adoration perpétuelle. La supérieure en perdait le boire et le manger. Rose Welmont se brouillait décidément avec la grosse Marthe à propos d’un méchant bout de « nourrissonne ». On n’était pas plus bête que ces deux écervelées. »
Eva lisait les lettres de son amie de la première à la dernière ligne. On eût dit d’une convalescente qui par les fenêtres de l’infirmerie regarde de loin les élèves qui jouent, qui s’ébattent dans la cour de récréation, et soupire et a la nostalgie des clameurs anciennes, des parties bruyantes, de tout ce qui l’amusait, de tout ce qui l’amusera bientôt comme autrefois.
Elle répondait aux confidences de Jeanne par des déclarations exaltées, expansives, impatientes, qui auraient pu se résumer dans cette phrase ardente d’une lettre de Mlle Aïssé adressée au chevalier d’Aydie :
« Je n’ai qu’un désir en ce monde, rendre la vie si douce à celui que j’aime qu’il ne trouve rien de préférable à cette douceur. »
Ce feu, perpétuellement attisé et par leur correspondance assidue et par la sortie du dimanche, altérait la santé de Mlle de Luxille. Elle maigrissait. Elle fuyait la société des autres élèves et touchait à peine du bout des lèvres les plats qu’on servait au réfectoire. Les religieuses s’épouvantèrent de ces tristesses noires, dont elles ne devinaient pas la cause, des convulsions spasmodiques qui l’agitaient brusquement et lui enlevaient pendant des heures toute apparence vitale. Son anémie croissait, compliquée d’une maladie de langueur.
On avertit M. de Luxille, qui retira aussitôt sa fille du couvent.
Et sur les instances de Mme Moïnoff, qu’avait endoctrinée Eva, les deux amies furent confiées à une vénérable institutrice qui admirait dévotement les romans de Mme Cottin et ne demandait qu’à avoir une chaufferette chaude et à somnoler au fond d’un bon fauteuil.
Les jeunes filles l’accablèrent de petits soins et elle ne les embarrassa point.
V
M. Wasili Moïnoff, qu’on recevait ainsi que sa femme non seulement dans la colonie étrangère mais dans plusieurs salons du faubourg Saint-Honoré, était un ancien marchand de chapeaux de Moscou.
Il avait épousé la fille cadette d’un sénateur qui remuait les millions à la pelle et dirigeait plusieurs mines et des établissements industriels disséminés aux quatre coins de la Russie. Mais bientôt, compromis dans des spéculations véreuses, n’attendant pas la dégringolade complète de son beau-père, que les journaux accusaient ouvertement de malversations coupables et dont la fortune allait s’effondrer en une formidable banqueroute, Wasili Moïnoff réalisa la dot de sa femme, plaça tout ce qui lui appartenait en rentes françaises, et partit par le premier train qui chauffait pour Paris.
La grande ville l’accueillit, comme elle accueille invariablement les rastaquouères, avec une bienveillance particulière et sans leur demander ni passeports ni papiers de famille.
Les nouveaux venus étaient riches. Ils ne reculaient devant aucune dépense. On les accepta bientôt et ils prirent rang parmi cette société interlope et bruyante qui mène la mode, qu’on prône louangeusement dans les échos mondains et qui se faufile, s’insinue partout, prodiguant ses invitations et tenant comme des tables d’hôte ouvertes à qui veut se présenter.
Drôle de bohème envahissante et attirante dont les femmes, avec leur beauté subtile, leurs extravagantes toilettes, leurs cheveux éblouissants, vous retiennent et vous forcent à revenir une fois, deux fois, toujours, vous mettent un bandeau sur les yeux, vous empêchent de voir combien leurs maris sont ridicules et communs, et ont inventé la plus sensuelle des valses et la plus jolie des coiffures, — celle qui découvre la nuque et voile le front jusqu’aux cils comme d’une résille d’or !
Les Moïnoff s’installèrent luxueusement dans un hôtel de l’avenue des Champs-Élysées, dont le premier étage était occupé par la famille de Luxille, des gens très riches qui cousinaient avec tout le faubourg.
La marquise de Luxille traita d’abord de haut ses voisins, et ne les admit que peu à peu dans son intimité. Puis on ne se quitta plus, on fréquenta les uns chez les autres comme des parents qui ont loué la même maison.
L’amitié étroite de Jeanne et d’Eva resserrait ces liens d’aventure, habituait les deux familles à vivre d’une existence presque jumelle.
Et le marquis guidait complaisamment M. Wasili Moïnoff dans les bons endroits, le mettait de moitié dans ses escapades de vieux libertin, tandis que leurs femmes prenaient le thé en causant chiffons au coin du feu ou s’évaltonnaient au bal.
VI
Petite comme une figurine de Saxe qu’on pose sur une étagère, Eva avait le charme troublant de certaines musiques, de certains paysages qui fouettent les nerfs et dont aucune impression nouvelle ne pourrait arracher le souvenir obsédant. La couleur ambrée du thé qui se refroidit au fond d’une tasse de chine rose teintait ses cheveux. Elle se coiffait à la façon des babies qui sourient si drôlement dans les aquarelles de Kate Greenway. Aussi les Luxille avaient-ils l’habitude de l’appeler « miss Eva ». Des curiosités allumaient le regard insolent de ses prunelles claires. Le pli moqueur de sa bouche aux lèvres charnues déconcertait ceux qui la traitaient comme une enfant.
Elle venait d’avoir seize ans et elle était tout à fait femme, — n’ayant même plus les grâces incertaines de la nubilité naissante. Les pointes aiguës de ses seins crevaient l’étoffe du corsage. La minceur de sa taille, les amples contours de ses hanches et de petites chevilles étroites et fines la rendaient pareille à une de ces poneytes nerveuses et vives qu’on dresse au manège pour être montées « en dame ». Et il s’évaporait de ses dessous — de son linge et de sa chair — comme une odeur de fourrures qui ont été enfermées longtemps dans un coffret de santal, — une odeur à la fois forte et douce d’une indéfinissable subtilité qui montait à la tête.
Mlle Jeanne de Luxille n’avait aucune ressemblance avec son amie.
Elle manquait totalement de féminilité. On eût dit d’un groom effronté de cocotte, — un de ces « Bobs » gouailleurs que Grévin plante en quatre traits de plume dans l’antichambre de Rose Mirliton ou de Tata Chiquette. Plate, dégingandée, garçonnière, avec son petit chignon d’Anglaise, sa frange lisse, sa maigreur maladive, elle avait l’air d’avoir été taillée à coups de serpe dans une racine de buis. Elle marchait de l’allure saccadée et automatique des « boudinés », qui s’en vont le dos un peu courbé et brinquebalant des coudes.
Mais dans cette figure fruste, l’on ne voyait que les yeux, — les yeux larges, veloutés, profonds comme la mer tapissée d’algues vertes. Ils riaient d’un rire spirituel et insouciant de jeunesse. Toute la vie, tous les désirs inavoués, les sensations multiples du cœur et du cerveau se concentraient à l’abri de ces cils longs et noirs, flottaient tour à tour comme des ombres ou comme des rayons sous ses paupières. Une perdition s’en dégageait.
Son masque ensorcelait étrangement. Il y avait comme un arrière-goût de vice.
Bien qu’elle eût une année de moins qu’Eva, elle était aussi dépravée, aussi gangrenée que sa grande amie. L’élève même dépassait parfois sa maîtresse, intervertissait les rôles anciens. Elle écoutait aux portes les conversations lâchées de M. de Luxille. Et cherchant à tout comprendre, à tout connaître, elle amplifiait des riens, elle flairait sous les choses les plus naturelles des obscénités monstrueuses, comme une curieuse qui, dans une bibliothèque, ne reluquerait que les titres à double entente et les volumes orduriers.
Elle savait déjà dissimuler ses pensées avec une habileté rusée et ne dire que ce qu’elle voulait dire. Et Mme de Luxille, attendrie, citait les réponses ingénues de sa fille, s’émerveillait de sa candeur d’Agnès, de ses interrogations naïves. Une enfant pareille n’avait besoin d’aucune surveillance et elle se déchargeait davantage de son éducation.
Mme Moïnoff en faisait autant. Elles furent enchantées toutes les deux, lorsque Jeanne et Eva demandèrent à partager la même chambre, afin de préparer plus sérieusement leur examen prochain.
Et la marquise augmenta les appointements de l’institutrice, qui développait en elles un tel amour du travail.
VII
L’hiver suivant, elles accompagnèrent leurs mères dans quelques salons, — les salons aimables où l’on s’amuse encore comme au temps passé et où les jeunes filles ont implanté la mode charmante des « bals blancs ».
C’était chez la maréchale d’Ancre, — cette spirituelle marieuse qui s’est résignée à vieillir et aime à s’entourer de figures rieuses et de robes de mousseline, comme si elle cherchait à revivre en arrière, à renouer l’écheveau brisé des souvenirs de sa jeunesse ; chez la petite baronne de Millemont, une adorable étourdie qui bavarde sans cesse comme un oiseau chante et ne se ferait pas longtemps prier pour jouer à nouveau à la poupée, et chez Mlle de Hautecloche, une chanoinesse — la dernière vraie peut-être — qui malgré son air majestueux de portrait familial et ses relations avec tous les évêques du monde, donne volontiers à danser et n’a nullement renoncé aux plaisirs profanes et aux fredons de Johann Strauss.
Eva avait un grand succès dans toutes les maisons où on la conduisait.
Elle valsait admirablement — surtout le « racket » — la valse qu’on traîne comme pris de vertige, cette danse sensuelle faite de frôlements prolongés, de paresses lasses suivies d’emballements éperdus. Elle était l’homme toujours et son corps onduleux se pliait au rythme des violons, s’enlaçait étroitement au corps de la danseuse qu’elle soutenait de ses bras nerveux, qu’elle emportait comme en un tourbillon irrésistible. Les plis de leurs robes se confondaient en quelque chose de vague qui flottait légèrement, comme un pavillon de satin gonflé par le vent.
Et avec son instinct mauvais, sa science des nervosités féminines, Mlle Moïnoff les essayait toutes comme des instruments. Elle devinait aussitôt à leur manière de valser, au contact de leurs genoux, à l’espèce de pâmoison qui fermait à demi leurs yeux noyés de langueur, qui précipitait les battements du cœur et durcissait la gorge, ce qu’elles valaient, ce qu’il y aurait à tenter, quand brisées de fatigue, chaudes encore de cette course folle, elles viendraient s’asseoir sur un fauteuil écarté dans l’ombre et jaser derrière leurs éventails éployés. Celles-là, soit les vicieuses comme elle, dont en une poignée de main prolongée elle avait senti sous le gant les ongles soigneusement rognés, soit les ignorantes dont les sens s’éveillaient, Eva ne les lâchait point, les étourdissait de déclarations passionnées, les domptait par des promesses, par des paroles détraquantes, jusqu’à ce qu’elle eût obtenu un rendez-vous et qu’elle eût ébauché une intrigue amoureuse.
Ce jeu la délectait. Jeanne ne suffisait plus à satisfaire son être assoiffé de jouissances et elle la trompait cavalièrement, mais avec mille précautions, des cachotteries adroites, une hypocrisie raffinée de fille qui mène de front plusieurs bonnes fortunes.
Mlle Moïnoff avait l’audace de son rôle. Serrée dans sa jaquette de drap, avec un petit col droit, une robe simple de cheviotte rayée, tour à tour elle s’agenouillait dans une chapelle de la Madeleine, ou faisait les cent pas au marché aux fleurs, ou même louait un cabinet particulier de restaurant, une chambre d’hôtel garni. Cependant, après ces escapades, elle revenait plus tendre, plus désirante, se jeter aux pieds de Jeanne, comme, au lendemain d’une amourette de rencontre, on retourne à la maîtresse préférée, tout heureux de savourer les caresses habituelles. Et elle exigeait de son amie une fidélité absolue, ainsi qu’au couvent.
Un article, qu’elle lut à cette époque dans une gazette galante, — article musqué et prétentieux où l’on élaborait un projet de club féminin, — ouvrit des horizons nouveaux à l’imagination démente de Mlle Moïnoff.
Pourquoi ne réaliserait-elle pas ce projet ? Pourquoi ne fonderait-elle pas avec Mlle de Luxille et avec ses autres amies, — toutes celles qu’elle avait marquées de son baiser comme les ouailles d’un troupeau, — une franc-maçonnerie secrète dont elle serait la présidente ?
Elles étaient riches, gâtées par leurs parents, qui leur donnaient autant d’argent qu’elles en désiraient. En s’alliant et se cotisant entre elles, il leur serait donc facile de réunir les fonds nécessaires pour louer un petit hôtel dans quelque quartier perdu et le meubler délicieusement comme un nid d’amoureux ou un intérieur de cocotte sérieuse. Et la vision des grandes débauches païennes, des temples de Lesbos, où, dans le parfum des myrtes, les prêtresses se pâmaient accouplées comme les colombes symboliques d’Aphrodite ; — tous les souvenirs incohérents ramassés dans les lectures hâtives des livres malsains qu’on dévore en les refermant au moindre bruit, en relisant des pages, en rêvassant entre certains chapitres, brûlaient son cerveau malade comme une flambée de bois résineux qu’avive un vent furieux…
VIII
Une difficulté sérieuse empêchait la réalisation immédiate de ce projet.
Mlle Moïnoff, étant encore mineure, ne pouvait pas signer un acte de location sans le consentement de ses parents, mais elle n’était pas femme à se rebuter pour une bagatelle semblable et à rester indéfiniment en panne comme les niais qu’arrête le premier obstacle heurté.
Elle s’introduisit dans l’intimité de cette baronne de Millemont chez laquelle elle avait tant de fois valsé quand elle sut par des potins surpris au vol que la petite folle faisait parade en secret de ses préférences amoureuses et enlevait les unes après les autres les maîtresses entretenues par son mari.
Et, en la poussant, en surexcitant son imagination blasée, elle parvint à la mettre de moitié dans la partie, elle obtint ce qu’elle voulait. La baronne accepta, sans se faire prier, de chaperonner cette bande de gamines. Ce mode imprévu d’amusement lui plaisait.
On l’eût dit inspiré par quelque chapitre piquant des mémoires pimentés qu’un Don Juan anonyme a écrits le loup sur les yeux. Puis le secret exigé, le champ ouvert aux fantaisies extravagantes, l’inédite drôlerie de tout cela — et aussi l’attrait des cheveux blonds d’Eva — l’aguichaient, l’intéressaient au suprême degré.
Dès lors, elles ne s’occupèrent plus que de découvrir l’hôtel rêvé.
La baronne emmenait Eva dans son coupé et elles couraient les rues, — tout l’après-midi, — lisant les écriteaux et visitant les logis. On les prenait pour deux sœurs.
Généralement les prix élevés les épouvantaient. Elles hésitaient. Elles se consultaient souvent affriandées, mais se décidant à être raisonnables, à ne pas croquer d’une seule bouchée la caisse encore problématique du cercle. Enfin, Mme de Millemont lut, à la quatrième page d’un journal, l’annonce suivante :
« Peintre en déplacement pour panoramas désirerait louer immédiatement petit hôtel meublé avec atelier et jardin — 6,000 francs. — S’adresser à M. Lozère, rue de Douai. »
Elles y coururent.
Le logis était joli comme une bonbonnière de présidente, fanfreluché, lumineux, encombré de bibelots et d’étoffes chatoyantes. Des divans bas, recouverts de tapis de Smyrne, bouchaient les coins de l’atelier, se dérobaient derrière un paravent japonais où des palombes amoureuses se becquetaient sur des branches roses de pêchers en fleurs. Les études du peintre : paysages brossés en pleine impression, corps de femmes campés voluptueusement sur la toile, bien modernes avec leurs formes mièvres et n’ayant pas la chasteté du nu antique, se reflétaient en même temps que des feuilles de lataniers épanouies comme des ombrelles vertes dans des glaces larges de Venise encadrées de verroteries scintillantes.
La chambre à coucher avec ses tentures de peluche pâle, son lit à colonnes large et profond comme un reposoir, avait une coquetterie discrète. Elle fleurait la femme et l’on devinait que la lanterne flamande pendue au plafond avait éclairé plus d’une partie joyeuse, avait entendu plus d’un serment oublié d’ailleurs au réveil par les inconstantes que l’artiste conviait à des fêtes pour la plupart sans lendemain.
La table étroite de la salle à manger, faite pour des dînettes d’amoureux où les assiettes, les chaises et les lèvres se touchent, où, au dessert, on lance sa serviette au diable et l’on boit du champagne dans le même verre ; la salle de bains avec sa baignoire striée de veinures rosées ; des bouts de dentelles, des épingles à cheveux traînant sur les cheminées, prouvaient qu’on s’était amusé là à corps perdu.
Ce cadre les enchanta. Et la baronne loua séance tenante.
Eva choisit parmi ses nombreuses amies celles qui avaient subi son joug et profité le mieux de ses leçons réitérées. Mme de Millemont racola des recrues intéressantes.
Elles étaient douze en tout.
La baronne eut la présidence de la Société. Le chiffre de la cotisation mensuelle fut fixé par Eva, qui menait l’intrigue et rédigea elle-même les articles du règlement. Un règlement dont la « raideur » dépassait le fameux code des « Loutones » et n’était, de la première à la dernière page, qu’un appel érotique, une énumération complaisante de détails libertins mêlés d’enfantillages presque ridicules où demeuraient des ressouvenances du couvent. Les affiliées devaient jurer sur leur honneur — comme des hommes — que rien au monde ne leur ferait révéler — même dans un coup de jalousie — ni ce qu’elles auraient vu, ni ce qu’elles auraient entendu.
L’hôtel finit par devenir une véritable maison interlope.
La bibliothèque composée de livres malsains, les albums de photographies clandestines, les peignoirs souples de batiste transparente pendus aux patères des chambres, contribuaient à lui donner cet aspect. Les jeunes filles s’y attendaient, y demeuraient des journées entières.
Eva était enragée et ne savait qu’inventer pour s’anéantir plus jouisseusement et surmener son corps. Sa corruption épouvantait et ravissait Mme de Millemont.
Cela dura plusieurs mois.
Puis des vides se creusèrent. Quelques-unes, lasses, dégoûtées de cette existence surchauffée, résistèrent au courant qui les emportait et essayèrent de se marier. Mais Mlle Moïnoff se mit en travers de ces conversions édifiantes. Avec une verve méchante, elle écrivait de longues lettres signées d’initiales quelconques soit à la famille du fiancé, soit au fiancé lui-même ; des lettres perfides qui semblaient dictées par un dépit d’amour, un de ces accès de colère furieuse qu’on regrette lorsqu’il est trop tard pour réparer l’infamie commise. Elle y déshabillait la jeune fille avec une assurance d’homme qui a souvent dégrafé le corset et arraché les boutons qui résistent trop longtemps. Elle conseillait ironiquement au mari futur de ne point s’alarmer des pudeurs de la première nuit, de ne pas négliger dans ses baisers les signes blonds qui parsemaient comme d’imperceptibles paillettes d’or le corps de sa fiancée et plus que tous les autres, un tout petit, niché sur les rondeurs de la hanche droite. Elle corsait ses révélations de détails indéniables et sur les fleurs que la jeune fille préférait et sur la forme des chemises et des pantalons qu’elle portait d’ordinaire.
Minés ainsi lentement, sûrement, les mariages s’effondraient. Il en résultait des brouilles haineuses de famille, des duels de frère ou de parents prenant hautement le parti de la jeune fille accusée, des bruits méchants colportés de salon en salon, qui se gravaient dans la mémoire et qui écartaient à tout jamais les prétendants, malgré l’appât de la dot offerte et de la beauté séduisante.
Et Eva s’esclaffait de rire, trouvait la farce très drôle et la racontait à Mme de Millemont, qui partageait sa gaieté.
Au bout de l’année, la société se désagrégea.
Le baron de Millemont, chargé d’une mission diplomatique, quittait Paris avec sa femme. Elle sous-loua l’hôtel avant son départ.
IX
Cela ne lui suffisait pas.
Connaissant le fond et le tréfond de ces jouissances artificielles, n’ayant plus rien à apprendre de ce côté, Eva Moïnoff eut brusquement la tentation d’expérimenter le reste, de goûter au véritable fruit défendu. Sa tête était prise plutôt que ses sens.
Il y avait en elle plus de curiosité de l’inconnu — de curiosité inconsciente et irrésistible — que de détraquement physique. Elle tenait à savoir pourquoi tant de femmes foulaient aux pieds les choses sacrées, dégringolaient parfois jusqu’aux cinquièmes dessous perdaient la raison, faisaient les mille et trois folies quand l’amour, comme un oiseau de proie, s’agrippait à leur cœur.
Était-ce donc vraiment si doux, si désirable de se laisser brutaliser par un homme, d’écraser ses seins contre une poitrine vigoureuse, de meurtrir sa chair souple et rose à la peau rude des mâles et d’être dans ce duel la plus faible, l’instrument passif de plaisir qui répète n’importe quelle chanson, au gré du musicien ?
Quel secret mystérieux se cachait là-dessous ?
Eva le sut bientôt.
Elle était alors à Étretat, où ses parents avaient loué une villa dans le Grand Val. Les Luxille ne devaient les rejoindre, selon leur habitude, qu’à la fin d’août.
M. Moïnoff avait invité le fils d’un de ses amis à passer toute la saison au bord de la mer parmi eux.
Il s’appelait Iwan Petrowski. Un gars solide, bâti comme un hercule forain, musculeux, mais dont la figure poupine, les carnations roses, la fine moustache blonde et les larges yeux, un peu mélancoliques, avaient une séduction réelle.
À peu près ruiné, il s’était remis courageusement au travail et représentait à Paris une importante maison de pelleteries de Nidjni-Novogorod. La toison d’or de sa cousine, sa beauté capiteuse et son indifférence dédaigneuse lui avaient enfoncé en plein cœur un amour d’autant plus vivace qu’il le dissimulait soigneusement, qu’il en gardait pour lui seul les ardentes effusions, avec sa timidité honnête de camarade pauvre. Il rêvait de l’épouser, de devenir assez riche pour l’obtenir, de s’en faire aimer, et ses rêves l’attristaient, comme s’il en jugeait l’inanité amère, la réalisation impossible.
Eva le lut dans ses regards qui l’admiraient à la dérobée, dans ses paroles qui devenaient hésitantes quand il lui répondait. Elle devina les sentiments qui agitaient l’existence placide d’Iwan, les idées qu’il caressait malgré lui.
Choisir celui-là ou un autre, n’était-ce pas le même jeu maintenant qu’elle avait pris la ferme résolution de ne pas reculer, d’approfondir le problème ignoré jusqu’au bout.
Il se trouvait sur sa route. Elle n’avait qu’un désir à exprimer, qu’un mot à dire, et cela lui épargnait tous les ennuis d’un prologue, les chuchotements derrière l’éventail, les billets glissés en valsant, les soirées de flirtation, — les hors-d’œuvre du dîner qu’elle voulait croquer à sa faim, tout de suite.
Et elle parut enfin remarquer l’adoration muette d’Iwan. Elle fut plus clémente, plus attentionnée pour lui.
Ils se rapprochèrent. Il l’accompagnait dans toutes ses promenades comme un caniche. Au Casino, elle lui confiait son éventail et sa mantille de dentelles. Il pénétrait dans sa vie.
Et elle l’encourageait, elle l’enhardissait par ses questions, ses abandonnements, sa coquetterie, ses entretiens qu’elle prolongeait à dessein, les instants de solitude à deux qu’elle lui accordait comme pour le forcer à s’emballer, — ne fût-ce qu’une fois — à vider son cœur, à lui donner le prétexte d’une scène passionnée où l’on se livre en fermant les yeux, où l’on semble obéir à une force surhumaine qui dompte les pudeurs premières.
Mais comme il ne se guérissait pas de sa timidité juvénile et n’osait se permettre à l’égard d’Eva aucune familiarité un peu plus significative que l’habituelle poignée de main, elle se départit de sa réserve et brusqua crânement le dénoûment de l’aventure.
Il fallait en finir, car ces roucoulades de romance, ces aveux soupirés dans les chemins bordés d’ajoncs en fleurs, sur les falaises au bas desquelles les lames se brisent avec le même bruit monotone et sous les pommiers trapus qui cachent les toits de chaume des fermes, l’ennuyaient comme un air suranné trop souvent écouté.
Ce fut d’ailleurs banal.
Un soir d’étoiles où l’Océan charriait par milliers des étincelles lumineuses. Entre deux valses, sans que personne s’en aperçût, Mlle Moïnoff sortit du Casino avec Iwan.
Un vent léger soufflait du large et rafraîchissait leur visage. La marée montait. Des bateaux ouvraient leurs voiles dans l’ombre comme des ailes d’oiseaux nocturnes.
Le croissant de la lune luisait au-dessus des falaises. Une odeur molle de jardins venait du village, où les fenêtres allumées découpaient des carrés de lumière.
La nuit s’étendait calme et tiède.
Le couple marchait à petits pas sur la terrasse déserte du Casino. Des flonflons d’orchestre coupaient la plainte rythmique des paquets de mer qui balayaient les galets de la plage. Le bras d’Eva pesait sur le bras du jeune homme. Elle le frôlait de sa hanche en marchant et frissonnait par instants dans sa toilette légère.
— Est-ce bien sûr que vous m’aimez tant que ça ? s’écria tout à coup Eva en riant d’un rire nerveux.
— Vous en doutez donc encore ? répondit Iwan en lui saisissant les mains, qu’il serra dans les siennes à les briser. Vous doutez de moi qui n’adore que vous au monde.
— Vraiment, fit-elle, que moi ?
Et elle pencha sa tête si près de ses lèvres qu’il déposa sur les cheveux blonds un baiser furtif.
Ils étaient arrivés au bout de la terrasse. Derrière eux se profilait une de ces vieilles carcasses de bateau qu’on nomme là-bas des « caloges », et qui, recouvertes d’une toiture, servent de cabines aux baigneurs.
La porte n’avait pas été refermée par mégarde. Eva le remarqua aussitôt et sourit.
— Qu’on serait bien là-dedans pour bavarder à sa guise ! murmura-t-elle. Personne ne viendrait nous y déranger, et nous avons de si belles choses à nous dire…
Iwan rayonnait. Il la suivit docilement.
Ils s’assirent à tâtons dans le noir. Le plancher mouillé exhalait des relents de goudron.
Alors elle lui raconta toutes les extravagances qui germaient dans sa cervelle d’oiseau. Elle lui avoua la curiosité qui la tourmentait dans toute sa chair de vierge. Elle l’aimait. Elle voulait lui appartenir.
Pourquoi lui refusait-il obstinément ce qu’il eût accordé à toute autre femme ? Pourquoi détournait-il ses lèvres quand elle lui offrait les siennes, et avec ses lèvres tout son être avide d’ineffables tendresses ?
Elle l’aiguillonnait ainsi. Elle lui soufflait son haleine chaude au visage. Elle le soûlait comme d’une rasade de vin frelaté.
Il ne put se maîtriser et verrouilla la porte de la caloge.
Et durant une heure, tandis que l’océan roulait les galets avec un bruit sourd et pareil, leurs baisers claquèrent dans l’atmosphère épaissie de la cabine étroite dont craquaient les cloisons vermoulues comme au milieu d’un orage.
Lorsqu’ils ouvrirent la porte, chancelant sur leurs jambes lasses, Mlle Moïnoff n’ignorait plus le secret qui l’avait torturée, et redevenue froide, insensible, elle se moquait en elle-même de l’homme qui la ramenait, dégrisé maintenant et ayant un remords douloureux de cette scène où il n’avait joué cependant qu’un rôle de comparse.
X
Iwan ne dormit point.
Eva l’avait quitté avec un bonsoir sec — ni fâché, ni affectueux — comme lorsqu’ils revenaient de leurs promenades habituelles.
On eût dit que rien d’extraordinaire ne s’était passé entre eux, qu’ils demeuraient aussi étrangers l’un à l’autre qu’auparavant — lui, ami pauvre charitablement invité à villégiaturer, elle, la jeune fille froide comme un bouclier d’acier, ayant des idées arrêtées sur le mariage et sur la vie et mesurant la distance qui la séparait de M. Petrowski.
Et pourtant, ce n’avait pas été un leurre de son imagination, une hallucination heureuse après laquelle on tremble de fièvre.
Il venait de la tenir dans ses bras. Il avait senti sa bouche chaude s’appuyer sur la sienne. Les cheveux décoiffés, la cernure bistrée de ses paupières, le rafistolage hâtif de sa toilette chiffonnée attestaient assez leur faute commune. Et le vent marin avait-il pu balayer l’odeur capiteuse qui saturait l’air tiède de la caloge ?
Pourquoi Eva redevenait-elle tout à coup impénétrable ?
Il pleura à chaudes larmes dans sa chambre.
Lui pardonnerait-elle d’avoir profité comme un misérable de l’instant d’égarement, de la tension des nerfs d’une femme, de l’avoir brutalement surprise, comme la première gueuse venue qu’on viole au coin d’un bois, le soir ?
N’aurait-il pas dû résister à l’impétueuse fougue de ses sens, se sauver de la cabine étroite où leurs corps se touchaient, où leurs haleines se confondaient et ne pas hésiter à paraître sot et grotesque aux yeux d’Eva ?
Comment réparerait-il sa mauvaise action ?
S’il demandait la main de Mlle Moïnoff, ne semblerait-il pas avoir obéi à un calcul malpropre, avoir songé à une dot plus ou moins belle ? Puis, le père d’Eva accueillerait-il favorablement sa demande, pratique et intéressé comme il l’était ?
Il doutait et croyait.
Et il s’ajoutait à cette torture morale l’inextinguible feu d’une sensation qui le consumait jusqu’aux moelles, comme la tunique empoisonnée de la légende païenne.
Maintenant le souvenir divin de la possession augmentait son amour. Il se fût déshonoré, il eût volé plutôt que de renoncer à l’enfant blonde dont il avait eu les prémices. Et jusqu’à la fin de sa vie, il garderait la griserie inoubliable que distillaient ses baisers, l’éblouissement radieux de ses cheveux, plus dorés que les moissons à la pleine chaleur des midis estivaux.
C’était comme un ensorcellement de tout son être condamné à aimer irrémédiablement.
On avait projeté pour la matinée du lendemain un pique-nique sur l’herbe à Yport. Eva allégua une migraine et n’y assista point.
M. Petrowski ne put la voir qu’au retour de cette partie, où il avait rongé impatiemment son frein.
Elle lisait au fond du jardin qui entourait la villa, sous une tonnelle de vigne vierge que perçaient comme des gouttelettes de sang les suprêmes rayons du soleil, qui se cachait au ras de l’horizon bleu. L’ombre des feuilles avivait sa pâleur. Et la jeune fille n’était qu’une tache blanche, onduleuse et vague, transparaissant sur ce treillage finement découpé comme une dentelle verte.
— Tiens ! vous voilà, Iwan ? dit-elle en refermant son livre.
Aucun trouble n’alanguissait sa voix, et elle reprit du même ton calme :
— Eh bien ? s’est-on beaucoup amusé, là-bas ? Racontez-moi ça, vite…
Elle lui fit une place auprès d’elle sur le banc. Iwan s’assit et essaya de lui prendre les mains. Mais elle le repoussa en riant d’un rire aigu et querelleur qui découvrait ses dents de jeune chien.
— Voyons, mon cher, nous n’allons pas recommencer les enfantillages d’hier ?
Ce mot imprévu d’ « enfantillage » sonna aux oreilles de M. Petrowski comme la note d’une cloche fêlée.
Il regarda Eva, croyant qu’elle plaisantait, qu’il y avait sous ces paroles une sorte de coquetterie nouvelle, le désir d’être grondée doucement, d’être démentie par une déclaration passionnée, un flux de serments et d’aveux.
Le rire d’Eva éclata de plus belle.
— Vous ne comprenez donc pas ? fit-elle.
Alors, Iwan, navré, l’implora, s’humilia devant elle. Il eut une éloquence de désespéré. Il confessait toute la gravité de ce coup de folie. Il se frappait la poitrine, mais Eva n’avait pas à redouter l’avenir, les conséquences de leur faute. Tout le monde l’ignorerait toujours et lui n’avait qu’un rêve, qu’un espoir, — l’épouser, légitimer loyalement, honnêtement le lien qui les enlaçait déjà.
Et, sans remarquer qu’elle piétinait le sable des hauts talons de ses mules, qu’elle bâillait et haussait les épaules, il continua son antienne pleurarde. Elle l’attendrait trois mois, deux ans — le temps de reprendre pied, de gagner une fortune digne de sa dot.
— Est-ce que cela vous prend souvent ? répondit Mlle Moïnoff avec des railleries dans la voix. Vous épouser, aliéner ma liberté parce qu’il m’a pris le caprice, un soir d’été, d’apprendre le mystère dont on nous épouvante tant, nous autres jeunes filles, de juger moi-même ce que vaut le fruit défendu… Perdez-vous la tête, mon pauvre ami ?
Iwan se taisait, accablé. L’écroulement de son bonheur l’assommait. Il n’avait plus de courage, plus d’intelligence. Les phrases cassantes d’Eva s’enfonçaient comme une lame aiguë dans son cœur. Il se mordait les lèvres pour ne pas sangloter, tant sa douleur était cuisante.
Eva ne lui épargna aucune désillusion.
— Je ne vous aime pas et ne vous ai jamais aimé… Pourquoi deviendrais-je votre femme ? Avouez franchement que vous n’en avez pas plus envie que moi… Ce serait d’une amitié trop exagérée, pas vrai ?
Elle gouaillait avec une effronterie croissante. Cependant, quand elle vit la figure d’Iwan se décomposer et ses paupières gonflées de larmes retenues, elle ressentit, malgré elle, une pitié pour l’homme qu’elle flagellait ainsi et elle lui tendit sa petite main.
— Vous m’en voulez, mon ami ? s’écria-t-elle. Vous m’en voulez beaucoup, n’est-ce pas, de vous dire la vérité ? Mais aussi, quelle drôle d’idée de prendre mes fantaisies au sérieux et de ne pas vous contenter de ce qu’on vous a donné !
Le soleil était tout à fait couché. Le crépuscule humide enveloppait le jardin.
Eva s’échappa en courant par les allées.
— Au revoir dit-elle ; je n’aurai jamais le temps de m’habiller pour le dîner. Vous ne recommencerez plus, plus jamais, n’est-ce pas ?
M. Petrowski ne se consola pas d’abord. Sa droiture, froissée, se révoltait ainsi que son orgueil.
Puis, la scène terminée, — les premiers moments de souffrance passés, — il se réjouit, au fond de lui-même, de ne pas avoir été le dindon de la farce, d’avoir été préservé des désagréables mésaventures qu’un tel mariage lui réservait fatalement. Et il retourna à Paris dès qu’il eut un prétexte poli pour remercier les Moïnoff de leur hospitalité.
Eva commit la sottise de confier son secret à Mlle de Luxille.
XI
Mme de Luxille et sa fille avaient apporté à Étretat toute une cargaison de caisses pleines de toilettes mais elles n’en déballèrent pas la moitié.
Jeanne, au bout de quelques semaines, ne put supporter l’air trop vif de l’Océan.
Elle s’en allait peu à peu, minée par une maladie nerveuse, sentant elle-même les progrès de son mal, pareils aux ravages d’un poison lent et incapable cependant de faire acte de volonté, de repousser l’amie qui la tuait, qui l’idiotisait.
De maigriotte elle était devenue maigre, n’ayant plus que la peau collée sur les os. Les taches rouges de ses pommettes lui donnaient un aspect de phtisique et une sorte de tremblement sénile agitait ses mains diaphanes.
Mme de Luxille s’inquiétait sans découvrir la véritable cause de ce changement morbide. À Paris, une crise aiguë éclata. Les médecins la condamnèrent. Cependant sa jeunesse la sauva. Elle eut encore assez de forces, assez de sève dans son tempérament anémié pour échapper à la mort et se releva, enlaidie, les cheveux coupés comme un garçon, les membres débiles, mais aussi gangrenée que si elle n’avait pas reçu cette formidable leçon. La fêlure de son cerveau s’était agrandie davantage.
— Mariez-la bien vite, qu’elle veuille ou ne veuille pas, mariez-la à n’importe qui, avait dit le célèbre docteur Fieuzet à Mme de Luxille en mettant les points sur les i à la mère inconsciente et l’obligeant à toucher la plaie du doigt.
Et il achevait sa pensée avec la brutalité d’un coup de scalpel. Le mariage seul agirait efficacement, purifierait la pourriture de ce corps, de cette intelligence. L’autorité d’un homme réussirait mieux en pareil cas que les conseils et les menaces des parents. Une maison à tenir, des gens à diriger, les distractions de toutes sortes qui sont le lot d’une jeune femme, l’intimité continuelle d’un tête-à-tête qui, d’abord calme et poli, devient à la longue plus tendre, plus enveloppant, l’occuperaient, l’arracheraient à son idée fixe, à ses habitudes malsaines, aux amitiés antérieures qu’un mari sérieux ne tolérerait point.
Les parents de Jeanne se conformèrent aux instructions du médecin et se mirent immédiatement en campagne.
Mais, malgré le chiffre respectable de sa dot, sa jeunesse, son minois chiffonné de gamine parisienne, la jeune fille était difficile à placer. Elle semblait, en effet, n’avoir d’autre but que de contrecarrer les projets de sa mère et, comme avertie de la conspiration qui se tramait autour d’elle, elle rebutait les épouseurs par ses boutades et ses confidences déplorables. Elle plantait des épouvantails aux abords de son jardin.
Et les marieuses les plus renommées et les plus habiles, — ces perfides douairières qui vous attirent sous prétexte de bavarder dans leur loge à l’Opéra-Comique ou leur « five o’clock » et vous présentent à l’improviste à une jeune fille qui rougit derrière son éventail et répond par des niaiseries aux phrases banales qu’on lui débite, les amis des Luxille refusaient de continuer la partie, d’essuyer des échecs nouveaux dans leurs diverses tentatives.
Eva Moïnoff soutenait Jeanne dans sa résistance entêtée.
Et les Luxille allaient peut-être cesser ce manège inutile, lorsqu’à l’une des réceptions hebdomadaires de la maréchale d’Ancre, ils tombèrent enfin sur une bonne piste et racolèrent le gendre introuvable qu’ils avaient jusque-là vainement pourchassé.
XII
C’était un bon jeune homme de province, dégrossi tant bien que mal par quelques amitiés parisiennes et venu à Paris pour écorner son patrimoine dans le monde où l’on s’amuse. Il mettait sur ses cartes : Stanislas de Tillenay, avec un élégant tortil de baron, mais s’appelait en réalité : Stanislas Moriceau. Il n’avait aucun droit à la particule et au tortil, et ce nom de « Tillenay » était celui d’une propriété terrienne que son père agrandissait chaque année dans un coin de la Champagne.
Leur fortune datait de la veille, et les commencements de M. Moriceau avaient été pénibles.
Peu à peu enrichi par des spéculations heureuses, ayant envie de goûter une vie calme et familiale, de se reposer des labeurs passés, de la vie de chien ancienne, il avait épousé sur le tard, à Reims, une jeune fille de noble souche, ni laide, ni jolie. Mariage de raison, où il n’y eut pas un atome d’amour, ni d’un côté, ni de l’autre.
La naissance inespérée d’un fils en résulta.
Stanislas fut d’abord malingre comme le sont les enfants de vieux. On eût dit qu’un sang appauvri et mauvais coulait dans ses veines, lui donnait ce masque blafard de scrofuleux. Il grandit tout à coup comme une plante hâtive et l’on dut renoncer à le mettre au collège, à fatiguer sa cervelle trop faible par des études abstraites.
On le considéra presque jusqu’à sa vingtième année comme un enfant sans âge auquel on ne prête aucune attention et qui ne se mêle point aux conversations. Il avait le nez de sa mère busqué comme un bec de gerfaut, les lèvres minces de son père et quelque chose de maladroit et de heurté dans tous ses mouvements.
Paris le changea, lui apprit à tenir sa place, à s’habiller, à être une marionnette correcte qui sait saluer, papoter pour ne rien dire et valser convenablement.
Et il n’avait pas une figure trop ridicule le soir où Jeanne le vit pour la première fois.
Mlle de Luxille s’était résignée à céder aux instances de ses parents, à ne pas prolonger cette bataille absurde au fond, car les idées fausses qu’Eva lui avait inculquées au sujet du mariage se dissipaient une à une.
Elle connaissait la piquante définition qu’un humoriste a donnée de ce grave événement : « Un homme de moins, une femme de plus ! » Elle avait hâte de se soustraire à la tutelle de ses parents, de vivre à sa guise sans avoir à quémander des permissions oiseuses, à jouer des comédies hypocrites.
M. de Tillenay répondait à l’idéal qu’elle souhaitait.
Elle le manierait comme une boule de cire molle. Elle le dresserait en Parisienne experte et adroite et l’habituerait à une obéissance passive, à ne s’étonner de rien, à disparaître à la cantonade dès qu’on le trouverait de trop ou qu’on en exprimerait le désir. Sa petite tête travaillait. Elle arrangeait l’existence probable à sa convenance avec cette prescience subtile qu’ont presque toujours les femmes en toisant les individus faibles et inutiles.
Un mari pareil n’avait rien de redoutable, rien d’encombrant. Ce serait un bibelot d’étagère.
Elle encouragea ses parents stupéfiés par cette évolution subite. Elle se mit de moitié dans leur jeu. Et ils roulèrent de compagnie M. de Tillenay qui, dans sa naïveté profonde, fut dupe des prévenances qu’on avait pour lui, des semblants d’amour qu’il croyait inspirer à Jeanne.
Le père Moriceau approuva la conduite de son fils. La dot de Mlle de Luxille l’appâtait ainsi que son nom sonore, ses nombreuses relations, son intimité avec la maréchale d’Ancre. Il éclatait d’orgueil dans sa peau de parvenu et il éperonna Stanislas, il activa les fiançailles comme s’il avait craint un changement de front de la part des Luxille, un caprice de la jeune fille faisant des papillotes du contrat futur.
Jeanne triompha par ces moyens — les craintes qu’elle entretenait soigneusement, les menaces dont elle fatiguait le père et le fils — de l’avarice invétérée de M. Moriceau. Il arrondit, donation par donation, la fortune qu’il reconnaissait à Stanislas et lui céda le plus clair de son avoir et les meilleures de ses fermes.
Ces concessions réitérées le désespéraient comme s’il se fût saigné aux quatre veines. Il avait de sourdes colères de paysan forcé de dépenser l’argent laborieusement recueilli. Mais sa vanité le dominait plus que tout le reste, lui courbait l’échine, le métamorphosait en un plat valet de vaudeville.
Mlle de Luxille s’essayait déjà à son rôle prochain, se moquait de la cour assidue que Stanislas lui faisait maintenant, imaginait mille taquineries pour le tourmenter et l’embrouiller dans ses déclarations amoureuses.
— Vous me raconterez cela quand nous serons mariés ! gouaillait-elle en l’arrêtant net lorsqu’il recommençait son antienne.
Et ils ressemblaient tous les deux, le père et le fils, à des pantins mécaniques dont la jeune fille tenait les ficelles entre ses doigts frêles.
XIII
L’un des suisses heurta les dalles du manche de sa pique et la porte de l’église s’ouvrit à deux battants devant la mariée appuyée au bras de son père.
Jeanne entrevit la nef emplie de monde, de toilettes claires, les têtes qui se retournaient curieusement vers elle, et tout au fond l’autel, surchargé d’azalées et de lilas blancs et piqueté d’innombrables lueurs de cierges. L’orgue attaquait à pleins claviers la marche nuptiale de Mendelssohn.
M. Moriceau avait envoyé des centaines de « faire part » et invité à la cérémonie nuptiale tout ce qu’il comptait de parents et d’amis. En traversant l’église avec le cortège, il adressait à droite et à gauche de petits saluts complaisants, des clignements d’yeux, des grimaces significatives, — toute une mimique affairée que raillaient discrètement les sourires narquois des gens propres égarés dans ce milieu composite.
Et Jeanne baissait les yeux, n’avait pas son aplomb accoutumé, son effronterie de gamine, sous les regards qui la dévisageaient. Le voile de tulle, la robe de brocart épinglée de fleurs d’oranger semblaient la gêner et les déhanchements saccadés de son allure automatique s’accentuaient, la faisant plus maigre, plus garçonnière encore.
Les mariés prirent leurs places.
Des retardataires arrivaient. Les femmes, à petits pas, déplaçaient les chaises, se casaient avec un froufroutement de soie froissée. Des groupes se formaient où l’on causait distinctement du dernier cours de M. Caro et du dernier rôle de Judic, où l’on ne s’occupait pas plus du mariage de Mlle de Luxille que s’il avait été contremandé.
Jeanne, enfoncée dans son fauteuil, mourait d’envie de se retourner, mais n’osait pas compromettre sa dignité de mariée. Elle feuilletait et refermait son livre de messe pour avoir une contenance. M. de Tillenay ne bougeait pas et ses doigts pétrissaient machinalement les bords de son claque trop neuf.
La messe commença.
À la fin de l’évangile, deux des plus jolies amies de Jeanne, Eva Moïnoff et Mlle d’Athis, quêtèrent. Eva avait affecté de porter une robe courte de dentelles blanches. Rien que du blanc, des pompons de ses souliers aux plumes de son chapeau. Cela ravivait le charme pénétrant de sa beauté, l’enveloppait de quelque chose de chaste, de jeune, comme ces bouquets que l’on cueille sur la lisière des bois au mois de mai. Et elle passait souriante et blonde entre les rangées de chaises, remerciant du bout des lèvres à chaque aumône qui tombait dans la bourse, la tendant d’un geste un peu las qui avait une grâce extrême.
Arrivée devant Jeanne, la quêteuse allongea brusquement le bras, lui mettant l’aumônière presque sur les genoux. Mlle de Luxille dut relever la tête et affronter le regard dur et méprisant avec lequel Eva Moïnoff la toisait. Elle frissonnait, prise d’une peur exagérée et craignant un esclandre public. Ses doigts tremblaient nerveusement comme aux approches d’un danger, en lui remettant le billet de cinq cents francs qui représentait son offrande. Mais la jeune fille haussa les épaules, satisfaite d’avoir épeuré l’infidèle qui trahissait ses serments, et continua la quête avec un sourire plus énigmatique.
Jeanne respira. L’office lui semblait d’une longueur interminable et elle avait hâte d’entendre le dernier psaume, d’assister au défilé de la sacristie, d’être complimentée par la même phrase banale et bête que les parents, les amis et les indifférents se croient obligés de marmonner avec des intonations de circonstance.
Elle redoutait les emportements d’Eva et se remémorait — en ayant l’air de prier — les explications aigres qui les avait ameutées l’une contre l’autre pendant plusieurs heures, les reproches furieux, les sanglots de dépit qui déchiraient sa poitrine, qui ridaient et enlaidissaient ses traits adorables. En y pensant, Jeanne était encore tout impressionnée. Mais elle n’en voulait pas trop à son amie de lui causer de tels émois, elle l’aimait toujours, avec moins de soumission mais avec autant d’ardeur et ces preuves d’attachement la flattaient secrètement.
Aussi, ne regrettait-elle pas la promesse que Mlle Moïnoff lui avait arrachée à coups de menaces, — la veille, — la promesse formelle de s’esquiver du lunch tout à l’heure, — sous un prétexte quelconque, — de la rejoindre dans leur ancienne chambre, avec son voile, sa robe blanche et ses fleurs d’oranger. Les restes n’étaient-ils pas assez bons pour cet excellent Cassandre qui continuait à pétrir les bords de son claque ?
Mlle de Luxille retint un éclat de rire à l’idée qu’elle distribuerait ensuite à ses amies, fleur à fleur, son chaste bouquet de corsage.
Les prêtres se retirèrent. La messe était terminée.
Le défilé de la sacristie dura une heure. Jeanne n’en pouvait plus ; mais il fallut tenir jusqu’au dernier embrassement, jusqu’à la dernière poignée de main, — la poignée de main discrète de la grande couturière qui est venue juger elle-même l’effet produit par ses toilettes. Eva avait serré très fort Mme de Tillenay dans ses bras, et murmuré rapidement :
— Tu sais ce que tu m’as juré !
La marquise de Luxille papillonnait, caquetait, versait de temps en temps une larme et elle tournait le dos à M. Moriceau, qui l’importunait tout le temps de questions oiseuses.
XIV
Mon cher cœur, je t’envoie les premiers feuillets du journal que je t’avais promis d’écrire — heure par heure — depuis le départ, et que j’intitulerais volontiers : Journal d’une désillusionnée, si je n’avais pas peur de ressembler à notre ancienne gouvernante, Mlle Martinot, à son nez ridicule et à ses lunettes bleues. D’ailleurs, avais-je tant d’illusions que cela en épousant M. de Tillenay ? — Tu le sais mieux qu’une autre, n’est-ce pas ?
Cependant je ne m’imaginais pas qu’il fût possible de dégoûter plus promptement une petite femme du mariage et du mari, de paraître aussi encombrant, ennuyeux, terne et déplaisant que n’y est arrivé ce pauvre Stanislas. Si tous les hommes ressemblent à celui-là, mademoiselle, vous aurez bien raison de coiffer sainte Catherine et de vous contenter d’être adorée passionnément par votre petite Jeanne. Nous ferions un si joli ménage ensemble ! Rien que nous deux, comme dans nos vieux rêves du couvent, quelque part, n’importe où. Est-ce que nous serions les seules, et penserait-on à jeter des pierres par-dessus notre jardin ?
Mais je bavarde à tort et à travers, et je vois, d’ici, mon mignon méchant, votre front qui se rembrunit et votre bouche qui fait sa lippe d’enfant gâtée.
Commençons donc par le commencement et passons ce que vous savez, mademoiselle ; — l’escapade d’une petite mariée qui vous a donné son bouquet de fleurs d’oranger, un peu tremblante d’abord mais si heureuse après, si triste de quitter son amie à la première bouchée de la dînette. On n’avait pas trouvé notre absence trop longue, excepté maman qui allait et venait bouleversée, s’embrouillant dans ses phrases, n’osant pas abandonner ses invités, et questionnée par M. Moriceau, dont elle cherchait vainement à se délivrer. Une femme ne change pas de toilette comme cela en deux temps, trois mouvements, comme chantait Granier dans Madame le Diable, surtout lorsqu’il s’agit d’une toilette de voyage de noces. Puis le lunch avait occupé ces messieurs.
Les félicitations recommencèrent ainsi que les attendrissements de commande et les poignées de mains significatives qu’il ne faut pas avoir l’air de comprendre, et bonsoir la compagnie. Les dernières voitures traversèrent la cour avec un craquement de roues sur le sable. La comédie était jouée.
Stanislas s’occupa aussitôt du chargement des malles, se remuant beaucoup pour rien et traînant de pièce en pièce un horrible nécessaire trop neuf qui l’empêtrait dans tous ses mouvements. Le front appuyé aux vitres, serrant machinalement le nœud de ma cravate de percale, j’essayais d’analyser mes sensations nouvelles. Chose drôle, il ne me semblait pas que je fusse mariée, mariée pour de vrai. Une lassitude croissante s’emparait de moi et me rendait comme inerte, engourdie d’esprit et de corps. J’aurais voulu dormir longtemps. Et maman, tourmentée de me voir à ce point indifférente et glacée, avait attiré mon mari dans un coin, le suppliait avec des larmes dans la voix, exigeait des promesses de toutes sortes dont je saisissais quelques mots.
— Elle est si jeune, disait-elle, presque encore un enfant… Ménagez-la, mon ami, ne brusquez rien. Votre bonheur en dépend !…
Elle l’étourdissait tellement qu’il en oublia son nécessaire sur un meuble. S’assurer que personne ne venait, l’ouvrir et le fouiller, fut l’affaire d’un instant. Il contenait de l’eau de mélisse et une potion entourée de son ordonnance. Je te l’envoie, et j’espère que tu parviendras à savoir à quoi sert cette mixture de cannelle, de genzeng et ce « calamus aromaticus », qu’il faut prendre, d’après l’ordonnance, « une heure avant ». Avant quoi ?
Chapitre II. — L’intérieur d’un compartiment de première classe. Une petite femme, blottie dans un coin et paraissant compter, à travers la vitre terne, le nombre des poteaux télégraphiques qui se succèdent en une sarabande échevelée. Très maussade, la petite femme, sans savoir trop pourquoi, et se mordillant les lèvres pour ne pas rire lorsqu’elle s’aperçoit, à la dérobée, de l’embarras croissant de son mari qui, depuis le départ, arrange les paquets dans le filet. Comment s’y prendra-t-il ? Par quelle sottise va-t-il débuter ?
Il s’assoit auprès d’elle — presque sur sa jupe — et lui prend la main. Madame se laisse faire et attend la suite.
— Vous ne m’en voulez pas trop, balbutie-t-il d’abord, de vous faire voyager aussi mal… les coupés et les sleepings étaient tous retenus et nous n’aurions pas eu le courage d’ajourner notre départ… J’avais une telle impatience de vous posséder, de me sauver bien loin avec vous… Je vous aime tant, Jeanne…
Jeanne songe, au milieu de ces déclarations forcées, que son beau-père est le plus ladre des beaux-pères, que ces excuses sont cousues de fil blanc et qu’elle leur réserve des tours de sa façon. Le silence enhardit-il M. de Tillenay ? Il se penche vers sa femme, et l’attire insensiblement dans ses bras. Et avant qu’elle ait eu le temps de dire non, d’écarter d’un geste les lèvres audacieuses, elle se sent baisée derrière la nuque, mais avec une telle maladresse, une telle timidité, que cela la trouble moins qu’une piqûre de mouche. Alors, il se croit obligé de marmotter tout bas dans l’oreille de la pauvre petite des phrases à double entente, de s’exaspérer contre la lenteur du train, de lui répéter, comme une antienne :
— Vous allez être enfin ma femme… ce sera si bon !
Impossible d’obtenir des détails plus précis. Monsieur ne sort pas de son : « ce sera si bon ! » et madame, qui est une curieuse, s’énerve dans son coin, attend la fameuse surprise qu’on lui ménage, s’apprête à comparer le fruit défendu goûté aux choses permises qu’elle goûtera tout à l’heure…
Chapitre III. — Une chambre d’hôtel à Cannes. Aussi banale que le compartiment de première classe. Lit large où les bonnes ont mis deux oreillers, pendule de simili-bronze, rideaux de reps bleu, etc, Les fenêtres s’ouvrent sur la mer. Est-ce ici que M. de Tillenay expliquera le : « ce sera si bon ? »
Nous sommes rentrés assez tôt, après un dîner sérieux de gens qui vont appareiller à la découverte de pays inconnus et une courte promenade le long de la Croisette. Il faisait frisquet. La lune montait derrière les pins et un peu de jour flottait encore au ras de l’horizon. L’entreprenant amoureux du voyage paraissait décontenancé, troublé, n’était plus à la hauteur de son rôle. Et les portes de nos deux chambres se refermèrent, tandis que, dans le corridor, les domestiques chuchotaient en étouffant leurs rires :
— Ce sont des nouveaux mariés. Si leurs voisins parviennent à dormir cette nuit, ils auront de la chance !
Dois-je tout raconter ? L’entrée burlesque de Stanislas en caleçon, si laid, si ridicule que la petite femme dont les yeux se fermaient déjà part d’un éclat de rire qui remplit toute la chambre, sans pouvoir se calmer, riant, riant, et de voir le nez de son mari s’allonger, et le malheureux se demander s’il doit battre en retraite ou rester. Drôle de commencement, n’est-ce pas, pour une nuit d’amour !
— Pardonnez-moi, dis-je enfin, c’est nerveux !
La bougie est soufflée. Je ne ris plus, plus du tout. Quoi, serait-ce cela, l’amour ? Un homme qui vous étouffe, qui vous blesse brutalement, et s’essouffle, et dit des mots bêtes, puis qui s’endort épuisé lorsque la petite femme, remise de son premier émoi, défaillante et surexcitée, serait prête à se donner encore, à chercher des sensations ignorées. Les voisins ont pu ronfler à leur aise. Les nouveaux mariés ne les ont pas longtemps dérangés. Et je me rappelle une lettre que nous écrivait notre amie Berthe de Château-Monrose pendant son voyage de noces. La folle ne nous décrivait que des ciels de lit. À Florence, à Venise, à Naples, elle n’avait souvenance que de ses chambres d’hôtel et de la couleur des rideaux. Couchés tout le temps, mais pour quoi faire, mon Dieu ? Il est vrai que les autres hommes ne ressemblent peut-être pas à la remarquable inutilité dont je suis affublée désormais.
Tu penses, ma chérie, que nous en sommes restés à ce début intéressant. Les bonnes continuent à mettre deux oreillers sur mon lit, mais M. de Tillenay couche dans sa chambre. Il passe son temps au télégraphe à embêter maman de ses doléances. Votre fille est cruelle, intraitable, désespérante, que sais-je ? Maman répond par d’autres télégrammes non moins éplorés. Ce que les employés du télégraphe doivent s’esclaffer ! J’ai fait une scène à Stanislas. J’entends garder ma liberté pleine et entière et j’aime mieux rompre tout de suite toutes relations que de subir les pseudo-tendresses de l’autre nuit.
Nous allons enfin revenir à Paris et je m’en réjouis comme si j’étais partie depuis quinze ans. Je veux que tu sois à la gare, mon mignon, et que tes chères lèvres me disent mon premier bonjour de revenue.
Des baisers et des baisers de ton amie
DEUXIÈME PARTIE
I
Une inquiétude sourde de l’avenir tourmentait le faible cerveau de M. de Tillenay. Il sentait la partie perdue d’avance sans qu’il lui fût possible d’escompter les chances d’une revanche quelconque. Jeanne ne lui appartiendrait jamais, ne serait jamais sa femme que nominalement. Cette première nuit de noces où il s’était montré à la fois brutal et impuissant, — n’ayant souci ni des délicatesses, ni des fièvres sensuelles d’une jeune femme qui ne sait encore de l’amour que des fredons de romance sentimentale — l’avait achevé dans l’esprit frivole de Jeanne.
Le ton moqueur dont elle scandait ses moindres phrases, la façon de commander à son mari comme à un groom, l’indifférence glaciale avec laquelle elle refrénait ses tentatives de réconciliation, lui prouvaient assez que la jeune femme le considérait comme un être neutre à reléguer dans l’ombre, une doublure qu’on utilise suivant son caprice.
Puis Stanislas n’était pas assez bête pour ignorer que la plupart des procès conjugaux, des méchantes histoires de ménages lézardés proviennent d’une maladresse du mari, d’une impression fâcheuse dont le souvenir se grave comme une tache de rouille et que les tendresses d’ensuite n’effacent point.
La femme n’oublie pas sa première nuit de femme, — l’heure mystérieuse où la vie s’ouvre devant elle, où en une souffrance vite passée elle apprend les joies de la possession, de tout l’être qui s’abandonne, qui s’annihile dans un autre être.
Et elle ne pardonne pas les désillusions de l’oreiller, les bévues qui révoltèrent sa pudeur instinctive, les ridicules qu’elle surprit dans sa gaminerie d’enfant querelleuse. Elle les revoit perpétuellement comme au travers d’un verre grossissant, et c’est l’éternel thème de ses railleries et de ses reproches qui flagellent le malheureux — autant qu’une cinglée de bois vert !
Et M. de Tillenay, songeant à ce voyage écourté qui du premier au dernier jour n’avait été qu’une succession ininterrompue de scènes violentes, certain de ne pas être aimé par Jeanne, redoutait ce retour à Paris.
Les visites à faire et à recevoir l’importunaient. Il flairait un ennemi, un séducteur dans tous les amis qui leur présentaient patte blanche. Il cherchait un sens énigmatique aux paroles les plus simples de sa femme, à des coquetteries subites, à des toilettes nouvelles. L’idée fixe qu’il serait trompé, catalogué par Jeanne dans la confrérie jaune, qu’on le tournerait en dérision, qu’il aurait peut-être à se battre en duel, à être blessé, à plaider, hantait ses nuits sans sommeil et ses après-midi soucieux.
Il devenait tatillon, obsédant, sermonneur et prenait le meilleur moyen pour activer un dénouement prévu. Loin de convaincre, d’apitoyer la jeune femme, ces menaces acrimonieuses, cette invariable chanson de tuteur d’opérette en mal de galants, lui découvraient des horizons inconnus, l’invitaient à courir les aventures, à repousser d’une chiquenaude le boulet encombrant rivé à son petit pied.
Elle serait retournée aussitôt chez ses parents si Mme de Luxille ne lui eût pas semblé un épouvantail plus grand que ne l’était au demeurant M. de Tillenay.
Jeanne avait pris l’habitude au couvent de garder les brouillons des lettres qu’elle écrivait à ses amies et surtout à Mlle Moïnoff. Elle les empilait soigneusement par paquets serrés de faveurs roses au fond d’un chiffonnier dont elle ne laissait jamais traîner la clef. Et de-ci de-là, toute seule, elle les feuilletait, mêlant aux siennes celles qu’Eva lui avaient répondues, rêvassant entre les lignes de tendresses exaspérantes qui l’alanguissaient, la brisaient — rien que de s’en souvenir. Cette lecture brûlait sa chair ainsi qu’un vin saturé d’épices fortes.
M. de Tillenay s’en aperçut.
Ces lettres que sa femme relisait avec une telle passion l’inquiétèrent. Ne venaient-elles pas d’un amant ? Pourquoi Jeanne les enfermait-elle aussi peureusement ?
Il se posait toutes ces questions et, dans sa patience fureteuse de mari jaloux, il parvint à ouvrir le chiffonnier. Les formules tendres qui commençaient le texte de chaque lettre donnèrent d’abord le change à M. de Tillenay. Mon cher cœur, mon mignon chéri, mon trésor adoré, cette litanie molle et brûlante de mots amoureux, cette langue d’oreiller, ne pouvaient s’adresser qu’à un homme. Mais la suite le rasséréna comme l’annonce d’une bonne nouvelle. L’imbécile se réjouissait de sa découverte. C’était plutôt de sa part une bêtise profonde qu’une dépravation de blasé.
Il préférait bien que Jeanne s’enlisât jusqu’aux reins, jusqu’au cou dans son vice préféré. Les conséquences de ces infidélités ne l’épouvantaient pas. Elles ne l’empêcheraient pas de conserver sa dignité de mari heureux qui est sûr de la vertu de sa femme. Elles préserveraient Mme de Tillenay des tentations d’école buissonnière. Le mal n’avait aucune gravité. Et au fond, Stanislas comptait bien, profiter de la corruption qui faisandait le cœur de sa femme, brider désormais cette bête indocile et la mener à la cravache.
Alors, à l’étonnement de Jeanne, il changea de front, il cessa de l’interroger à tout propos, de bougonner dès qu’elle épinglait son chapeau ou mettait ses gants. Mme de Tillenay ne le reconnaissait plus. Il s’effaçait avec une discrétion aimable. Il la laissait libre de sortir quand elle le désirait, de rentrer à n’importe quelle heure. Il prévenait ses caprices et la comblait de cadeaux.
Eva Moïnoff ne les quittait pas. M. de Tillenay l’avait accueillie comme une grande sœur, l’amie préférée qui s’amuse à chaperonner une jeune femme mariée d’hier, qu’elle emmène dans son coupé pour toutes ses courses, qui lui aide à servir le thé à son « five o’clock » et lui tient compagnie le soir, bavarde, fait avec elle de la musique à quatre mains, tandis que le mari est à son cercle ou ailleurs.
Jeanne trouvait cette existence délicieuse, s’accoutumait à cet époux facile et débonnaire qui tenait si peu de place et fermait si volontiers les yeux. Peu à peu, ils se réconcilièrent complètement et elle ne le chassa plus de sa chambre.
Stanislas s’accommodait de tout, se laissait dériver à vau-l’eau, vraiment heureux et le criant sur les toits. Et lorsque Mme de Luxille le questionnait anxieusement, lui disait :
— Eh bien ! Jeanne s’amende-t-elle, se montre-belle plus affectueuse ?
Il répondait d’un ton enthousiaste :
— Mais oui, mais oui, chère mère, nous nous adorons !
II
Cependant Jeanne sautelait d’une fantaisie à une autre, mettant dans tout ce qu’elle entreprenait le même entraînement irréfléchi, la même passion tenace.
Depuis qu’ils avaient pendu la crémaillère et loué à Passy un de ces jolis hôtels neufs entre cour et jardin, qui sont presque à la porte du Bois, elle ne s’occupait guère que de ses chevaux.
Dès le patron-minette, dépeignée, habillée à la va-comme-je-te-pousse, la jeune femme descendait dans la cour pour assister au pansage et elle prenait elle-même l’étrille, se retroussait les manches, tutoyait les palefreniers, sifflait et crachait comme eux.
Leurs chansons ordurières, leurs gros mots la réjouissaient, et malgré les sursauts effarés de M. de Luxille, les signes désespérés de la marquise scandalisée, elle employait à plaisir cet argot d’écurie quand elle dînait chez ses parents.
— Très moderne, ma femme, très moderne ! disait insoucieusement Stanislas, et le mari et la femme se gaussaient ensuite des remontrances familiales.
Jeanne avait chaque jour de longues conférences avec son cocher François. C’était un gentleman irréprochable, qui se faisait habiller par un des meilleurs tailleurs de Londres, ne montait sur son siège qu’aux grandes occasions, pariait la forte somme aux courses et entretenait une actrice des Bouffes. Il traitait M. de Tillenay d’égal à égal.
— Madame m’intéresse, affirmait-il souvent d’un air protecteur. Je crois qu’on pourra en tirer quelque chose.
François accompagnait Mme de Tillenay au Bois et lui apprenait à conduire. Et il détaillait au passage les amazones et les équipages que croisait leur phaéton, il égayait Jeanne de son bagout insolent, des anecdotes croustillantes ramassées dans les couloirs du Cirque ou au pesage d’Auteuil. On aurait cru, à l’entendre, que la société ressemblait à une épave mangée aux vers, vermoulue, pourrie, que les hautes marées ont jetée à la côte, qu’il n’y avait pas dans Paris une femme honnête et un mari heureux. Et le cocher achevait l’éducation de sa maîtresse, remuait un tel fumier, dépeignait de tels vices, que Jeanne en était tout émerveillée, tout alléchée.
Elle eût voulu imiter Mme Musard, transformer les boxes de son écurie en de véritables boudoirs, avec des auges de marbre blanc et des trumeaux de Chaplin rosant les murs de leurs nudités claires.
Son linge, ses mules, ses jupes apportaient dans l’appartement une odeur de litière dont s’imprégnaient peu à peu les tapis et les meubles.
La femme disparaissait en elle de plus en plus. Elle en perdait les coquetteries innées, les subtilités perverses, les besoins de plaire ou de tenter. Elle n’était plus qu’un garçon, un bout de gosse qui a traîné et se dépenaille par goût autant que par habitude. Et elle avait aux lèvres une réponse invariable pour ceux qui la blâmaient de se bohémiser ainsi :
— À quoi bon, maintenant que j’ai un mari ?
Cette vicieuse avait une dévotion outrée, la religiosité baroque des créoles qui couvrent leur Sainte Vierge d’une housse pendant qu’elles s’abandonnent aux étreintes amoureuses d’un galant. Et elle se confessait régulièrement, communiait, faisait brûler des cierges. La peur de l’enfer, des bûchers imaginaires que l’Église a allumés dans les profondeurs insondées de la nuit future, la secouait de frissons, l’agenouillait, récitant, les mains jointes, des actes de contrition larmoyants. Et elle ergotait avec sa conscience troublée.
Commettait-elle vraiment un péché en resserrant les liens qui l’unissaient à son amie ? Cet amour était-il coupable ? Elle ne violait pas les promesses jurées à l’autel. Elle ne trompait pas son mari. Sa chasteté de femme honnête demeurait inviolée, et aucun autre homme que Stanislas n’avait encore effleuré même le bout de ses doigts. Ce sujet revenait souvent dans ses conversations avec Eva, et celle-ci la rassurait par des raisons spécieuses, calmait ses scrupules, lui fermait la bouche avec des baisers.
Et elles stigmatisaient avec une inclémence presque haineuse les femmes qui, lasses de traîner leur boulet obligatoire, ne résistaient pas à la tentation d’être adorées et prenaient un amant. Eva avait-elle donc perdu le souvenir de la chaude soirée d’été où elle s’était livrée comme une fille ? N’aurait-elle pas dû rire au nez de Mme de Tillenay quand elle déclarait de sa voix fausse de gamin en train de muer que pour rien au monde elle ne consentirait à recevoir une de ces « créatures », à avoir l’air d’approuver leurs « débordements honteux ? »
Ces crises d’honnêteté les amenaient toujours à des crises d’éréthisme.
III
— Je crois que vous feriez bien d’écrire à la cousine Eudoxie, dit M. de Tillenay en allumant sa cigarette au-dessus de la lampe. C’est sa fête demain ou après-demain et vous savez qu’elle tient beaucoup à ces bêtises-là, comme toutes les vieilles filles…
Jeanne, qui somnolait au fond d’un fauteuil, parut d’abord ne pas entendre, puis se relevant des deux mains, elle apostropha son mari avec sa liberté de langage habituelle.
— Eh bien oui, parlons-en de votre fameuse cousine… Une méchante pécore qui traînaillera cent ans et nous laissera quatre sous avec sa bénédiction et la manière de s’en servir… Lui écrire, y aller de ses souhaits pour l’amour de l’art… Est-ce que ça te prend souvent, Stanis ?
Elle eut un rire drôle et, n’attendant pas la réponse de M. de Tillenay, décontenancé par cette sortie inattendue, s’assit au piano. Et un tambourinement de notes tapageuses — le rythme alerte d’une valse dont elle fredonnait les paroles — réveilla le salon endormi. Stanislas avait retrouvé son inertie résignée et suivait d’un regard atone la fumée bleuâtre de sa cigarette.
La cousine Eudoxie, dont Jeanne venait de se moquer si verveusement, était une parente éloignée de Mme Moriceau. Elle vivait toute seule à la campagne, dans un village de Lorraine.
Sa maison, petite et propre, se mirait au fil de l’eau d’un canal, et de ses fenêtres, entre les feuilles tremblantes des peupliers, elle voyait passer les lourds chalands traînés par des haleurs. Son jardin, planté à l’ancienne mode, avec des bordures de buis le long des allées, des charmilles et des statues de plâtre verdies par les averses d’automne, s’étendait jusqu’aux champs.
Elle s’y accagnardait avec des paresses lentes de femme qui grossit, cahotant de hue et de dia parmi les massifs, car elle boitait de la jambe gauche, tricotant sur un banc au soleil dans la fraîcheur odorante des verdures, ou s’abritant sous un parapluie de cotonnade rouge, quand les fines aiguilles de la pluie rayaient l’horizon gris. Et du plus loin qu’ils apercevaient sa silhouette déhanchée et son bonnet agrémenté de rubans dominant le mur bas, les paysans la saluaient d’un bonjour de bienvenue.
Pas vieille encore. Ni laide, ni jolie, mais ayant une bonté extrême dans les yeux, une douceur de sourire et de regard qui idéalisait la vulgarité des traits.
Bien qu’elle possédât une vingtaine de mille livres de rente, la cousine Eudoxie ne dépensait presque rien et n’avait pour domestiques que deux petites orphelines, deux enfants recueillies dans un hospice de Nancy.
Le cœur était fier et haut placé. Elle eût été la meilleure et la plus aimante des femmes, et cependant n’avait jamais voulu consentir à se marier. Les prétendants lui apparaissaient comme des chasseurs affamés de dot, attirés par l’appât de sa fortune. Et elle les éloignait d’un coup farouche de sa jambe claudicante, comme on chasse les mouches qui s’abattent, gourmandes, sur un gâteau tiède.
Qui l’eût aimée d’une affection sincère et profonde, comme il convient lorsqu’on doit marcher désormais côte à côte et chercher le bonheur par les mêmes chemins ? Qui l’eût adorée, ainsi laide et infirme ?
Quelque malingreux comme elle, bon pour procréer des enfants difformes. Autant valait rester fille jusqu’au repos dernier.
Elle en souffrait cruellement, navrée de sa solitude, de n’avoir autour d’elle aucune tête enfantine à cajoler de tendresses, aucun baby dont la voix claire chanterait sous les charmilles avec les oiseaux, dont les jouets s’éparpilleraient dans les allées.
Et après son dîner — par les fins de journées d’été, où le crépuscule tombe comme une subtile poudre d’or, avec des frôlements de phalènes et l’odeur musquée des belles de nuit qui se rouvrent, — quand assise à sa porte, dans une immobilité recueillie, elle ruminait tout cela malgré elle, de grosses larmes sillonnaient ses joues. Le vide de son existence manquée l’endolorissait. Elle ne pouvait se résigner à n’être qu’une parente riche dont les héritiers guettent la fortune et escomptent avidement la mort.
Ses héritiers. La cousine Eudoxie avait posé leurs photographies des deux côtés de la glace de sa chambre et elle les époussetait soigneusement, avec une pointe secrète de malice. Mais à ce grand dadais de Stanislas, à cette « désossée » de Jeanne, comme elle disait en son rude parler provincial, la vieille fille préférait ses autres cousins, les Thiaucourt.
Mme de Tillenay n’était venue qu’une fois — quelques heures — et son bagout d’étourdie, ses bâillements à peine dissimulés, le sans-gêne de sa tenue et de ses réponses, avaient produit une impression déplorable sur l’esprit de la cousine.
— Ce pauvre Stanislas en verra de grises avec ce méchant bout de femme ! bougonnait-elle, et les lettres que lui écrivait Jeanne, lettres pleines de protestations de commande et de souhaits hypocrites, ne l’attendrissaient pas, augmentaient plutôt sa répulsion instinctive.
Tout son cœur appartenait aux autres. La malheureuse infirme vivait en eux son rêve décevant de bonheur.
Ils s’étaient mariés par amour, n’ayant pas dix écus. Mariés tout jeunes. Ils n’avaient, en effet, pas cinquante ans en additionnant leurs âges.
M. Jacques Thiaucourt écrivait, gagnant son pain dans les journaux, courageusement, et ayant une moyenne de talent ordinaire, — ce qui suffit pour délayer une actualité en trois cents lignes et paradoxer sur le premier sujet venu.
Un beau gars, solidement musclé et dont les traits fins, la moustache cavalièrement retroussée et les yeux d’un bleu sombre plaisaient aussitôt par leur apparence de franchise et de saine jeunesse.
Jacques avait rencontré sa femme dans une partie de campagne. Elle s’appelait Luce et était toute frêle, toute jolie, comme ces oiseaux des îles que les femmes épinglent à leurs manchons. Son rire d’enfant ensorcela Jacques.
Les jeunes gens s’aimèrent. Une idylle blonde et rose de baisers timides, d’aveux balbutiés, de tendresses devenant de plus en plus tendres.
Et ils s’en allèrent passer tout un grand mois de leur lune de miel chez la cousine, dans la calme maison posée au bord de l’eau.
La vieille fille pleura plus d’une fois en les voyant, le bras à la taille, chuchoter dans l’ombre verte des charmilles et n’ouvrir leurs volets qu’au plein midi. Puis elle s’y accoutuma, les encouragea à s’adorer, se chauffa à cette belle flambée de printemps.
La cousine fut la marraine de leur baby, et elle qui ne voyageait jamais, qui ne franchissait pas deux fois dans l’année le seuil de son logis, mit la clef sous la porte et partit pour Paris, afin d’assister au baptême du petit.
Et c’étaient des joies sans fin quand Jacques pouvait s’échapper et qu’ils arrivaient tous les trois.
La cousine s’y préparait à l’avance, bouleversait la maison, éreintait ses deux petites orphelines à frotter, à laver, à récurer. Et on cardait les matelas, on sortait le beau linge des armoires, le linge de famille qui fleure la bonne lessive et la lavande. Les planchers luisaient comme des miroirs. Les carreaux des fenêtres étincelaient sous leurs rideaux blancs. Les allées du jardin étaient ratissées, les plates-bandes fleuries.
La maison avait un aspect réjouissant de fête.
Et la vieille fille caquetait alors du soir au matin, emmenait partout ses hôtes, les gavait de friandises, de fruits gardés soigneusement sur les planches du cellier, de petits plats sucrés dont elle puisait les recettes dans un gros livre de cuisine.
Elle s’emparait de l’enfant, le faisait coucher dans sa chambre, l’habillait, le berçait avec de vieilles chansons de nourrice — ces chansons où revient toujours l’histoire d’une princesse belle comme le ciel et l’eau ou d’un galant fidèle qui part pour la guerre.
Jacques, la voyant si heureuse, lui confiait sa femme et son fils, prolongeait leurs vacances autant que le souhaitait la cousine, et retournait tout seul s’atteler à la besogne obligatoire.
IV
M. de Tillenay était au courant de tout ce qui se passait chez la cousine. Et il s’épouvantait de cette intimité croissante, des préférences bien nettes que témoignait la vieille demoiselle. Les visites fréquentes des Thiaucourt, les soins, les tendresses dont ils entouraient leur parente, le mettaient de méchante humeur.
Toute la fortune s’en irait de ce côté. Il eût fallu être idiot pour ne pas le pressentir. Et Stanislas croyait déjà être là-bas, dans la maison, devenue silencieuse et triste, quand le notaire déplierait le testament et lirait les dernières volontés de la morte aux membres de la famille.
D’avance il en connaissait le sens. Mlle Eudoxie de Souville léguait ce qu’elle possédait au filleul que ces intrigants avaient poussé dans ses jupes, qu’elle s’était accoutumée à adorer, à choyer. Et ils n’auraient alors — lui et Jeanne — qu’à se retirer les mains vides, frustrés de l’héritage espéré.
Cependant la cousine pouvait vivre encore longtemps. M. de Tillenay n’était pas disposé à abandonner ainsi sa part aux autres sans se débattre, sans lutter de toutes les façons et jusqu’au dénouement. Mais avec quelles armes combattrait-il l’influence acquise par cette petite bourgeoise et son baby rieur ?
Ah ! s’ils avaient eu un enfant, eux aussi, comme ces Thiaucourt ! Un enfant frêle, à la jolie figure poupine, dont les cheveux passent ainsi que des floches de soie légères sous les dentelles du béguin, dont les lèvres balbutient d’incertaines syllabes. Comme ils eussent, à leur tour, supplié la cousine de venir, d’être la marraine de celui-là puisqu’elle l’était de l’autre ! Que de prétextes ils eussent allégués pour la faire jouer à la maman, pour lui confier le petit être inconscient du rôle odieux que lui imposaient ses parents ! On se serait rapproché. On l’eût attirée, retenue et peu à peu emmaillée comme une mouche dans les fils d’une toile d’araignée.
Jeanne s’était d’abord rebellée. Elle avait peur d’accoucher et ne se découvrait au cœur aucun goût pour la maternité. Il lui déplaisait de s’imaginer qu’elle ne pourrait plus monter à cheval, qu’il faudrait éviter toutes les excitations, se soigner perpétuellement, dissimuler sa grossesse en des toilettes flottantes. Les enfants l’ennuyaient comme des objets encombrants et incommodes. Et elle eût volontiers répété à Stanislas la boutade pimentée de cette actrice du dernier siècle qui répondait à un abbé de ruelle :
— Les enfants n’ont jamais donné de plaisir aux parents que neuf mois avant leur naissance !
Ensuite elle se prêta aux désirs de son mari. L’intérêt — le miroitement de l’héritage — dominaient ses appréhensions. Ils eurent l’un pour l’autre un regain factice de passion. Ils s’épuisèrent vainement à chercher leur jeunesse, leurs forces précocement abolies. L’inanité de leurs efforts les irritait, les accablait.
Quel philtre, en effet, eût été assez vivace et puissant pour ressusciter ces deux êtres atrophiés et inféconds ? L’homme débile que, durant toute l’enfance, des domestiques roulaient pelotonné dans une petite voiture, qui s’était virilisé tardivement, entouré de médecins et ranimé par des traitements énergiques et des bains de sang. La femme éreintée par ses habitudes de débauche, plus vieille que son âge avec ses traits tirés, ses yeux que balafraient des cernures profondes, ses hanches maigres sur lesquelles la peau se plissait comme du satin qui a été mouillé.
Et ils se reprochaient mutuellement cette stérilité incurable qui entravait leurs projets. Ils se renvoyaient des injures grossières, des mots de carrefour qui soulageaient leur dépit amer. Chaque mois, M. de Tillenay et sa femme attendaient le résultat souhaité, comptaient les dates, se réjouissaient d’un retard, espéraient se tromper, goûtant, durant quelques jours, un peu d’accalmie, se reposant en une trêve peureuse au bout de laquelle recommençait ce travail décevant de Sisyphe.
Jeanne s’entêtait maintenant, empêchait son mari de se dérober, le rappelait quand il demandait grâce, surmontait son dégoût pour l’achever, pour l’obliger à avouer humblement sa défaite. C’était là sa revanche, une revanche facile et ironique qui exaspérait M. de Tillenay car la jeune femme ne lui ménageait alors aucun sarcasme, aucune humiliation.
Il l’avait insultée, rudoyée, blessée dans son orgueil de femme, traitée comme une fille de trottoir que le labeur d’amour a usée autant qu’une guitare de chanteuse errante. Elle lui rendait ses soufflets d’une main lourde qui marquait les joues. En vérité, elle lui conseillait de se plaindre, d’élever la voix, lui qui n’avait seulement pas la force de faire un enfant à sa femme et qu’une chiquenaude abattait. La cousine Eudoxie n’aurait pas souvent l’occasion de se déranger pour des baptêmes, et les Thiaucourt pouvaient attendre tranquillement l’héritage !
Jeanne s’échauffait en parlant, finissait par crier et sangloter, accusant son mari de l’avoir trompée, faisant un tableau lamentable de son existence à côté, de ce qu’elle appelait le « ratage » de sa vie. Et M. de Tillenay ne lui répliquait pas, laissait ses larmes se sécher, la crise se terminer, avec une philosophie paresseuse de forçat qui a renoncé à s’évader de son bagne.
Eva Moïnoff vivait trop auprès d’eux pour ne pas remarquer ces orages continuels. Elle voulut en connaître la cause et essaya d’interroger son amie. Mme de Tillenay lui fit des réponses évasives, mettant une sorte de pudeur à ne pas révéler ces secrets d’alcôve à Eva et craignant surtout que celle-ci n’y trouvât le sujet de mordantes railleries. Mais la jeune fille insista tellement, revint si souvent à la charge, l’enveloppa de tant de câlineries rusées que Jeanne s’épancha dans ses bras avec une entière confiance.
Tous les torts étaient du côté de M. de Tillenay. Elle se donnait nécessairement le beau rôle dans son aventure équivoque. Son mari se conduisait avec elle comme un malhonnête homme. Il avait violé ses promesses. Il l’obligeait à subir ces semblants d’amour qui l’énervaient et la froissaient. Il expérimentait ses forces sur elle.
Jeanne n’ajoutait pas qu’elle avait accepté d’être la complice, l’interprète principale de cette bouffonnerie ridicule, qu’après avoir été l’instrument docile de son mari, elle l’avait à son tour retenu, ramené, rivé sur l’oreiller, et qu’elle tenait autant que lui à l’héritage de la cousine Eudoxie.
Eva la regarda avec un mauvais sourire.
— Tu n’aurais pas dû supporter cela, ma chère ! lui dit-elle froidement.
Cette phrase brève était comme l’écho de la désillusion qui refluait de sa tête à son cœur, un de ces reproches polis et glacés qui précèdent une rupture lorsque l’amant ne peut plus douter des défaillances de sa maîtresse et, à moitié guéri, s’aperçoit qu’elle est changée, qu’elle n’est plus aussi jolie, plus aussi tendre qu’autrefois et compare au présent les belles années enfuies, le temps où on l’adorait, où l’on eût tenté les plus folles folies pour lui baiser seulement les cheveux de la nuque…
V
Il eût été impossible maintenant à Eva Moïnoff d’oublier cette nausée de dégoût brusque qu’avait soulevée en elle la conduite de son amie. Elle n’était plus jalouse mais lassée, désenchantée, impatiente d’en finir et de chercher ailleurs ce qu’elle n’avait pas trouvé dans sa liaison si longue avec Jeanne. Elle espaça ses visites, passa des semaines sans revenir, ne répondit pas aux lettres continuelles de Mme de Tillenay. Elle lui marchanda d’abord ses caresses, l’énervant à plaisir et ta tourmentant de ses exigences fantasques, puis elle l’en sevra complètement, prête, si elle s’était rebellée, à lui dire la phrase toujours pareille des séparations voulues :
— Tu ne m’aimes donc que pour cela !
Jeanne, dans la préoccupation perpétuelle de son idée fixe d’héritage, ne s’en aperçut pas aussitôt et lorsque ses yeux se dessillèrent, lorsqu’elle vit à ne pas douter qu’Eva s’éloignait et avait assez d’elle, elle eut un grand déchirement, une souffrance qui bouleversa tout son être. Elle s’était accoutumée à cette existence jouisseuse et jamais ne se serait imaginé que cela pourrait avoir une fin, qu’il faudrait y renoncer, se contenter des semblants d’amour que lui offrait son mari.
Son orgueil de femme prit cependant le dessus de la douleur morne qui lui cuisait et elle n’essaya pas de retenir celle qui s’en allait. Elle surprit Eva par son indifférence affectée. Mais si ses lèvres demeuraient muettes et glacées, si ses yeux ne se mouillaient pas de larmes, il n’en était pas de même de son cerveau et de son cœur. Toutes les rancunes, tout le fiel s’y amassaient, s’y condensaient. Et elle reporta contre Stanislas la colère rageuse, le dépit qui l’ulcéraient.
N’était-il pas la cause première de cette brouille sans appel ? N’avait-il pas exaspéré la jalousie d’Eva par ses prétentions surannées ? N’aurait-il pas dû garder son rôle effacé d’être neutre et ne pas encombrer de sa présence l’alcôve conjugale ?
Jeanne ne se rappelait même plus qu’elle avait obligé son mari à se départir de sa réserve habituelle, qu’elle l’avait attiré et retenu volontairement dans ses bras. Et bien qu’il fût absolument innocent, elle le rendit responsable des caprices de Mlle Moïnoff. Dès lors, à l’étonnement de M. de Tillenay, qui ne s’expliquait pas cette métamorphose brusque, la camarade aimable qu’elle était fit place à une créature arrogante, irritable, nerveuse.
Stanislas ne la reconnaissait plus.
Elle geignait continuellement, donnait des ordres contradictoires, avait des fantaisies de convalescente qui ne parvient pas à se décider, dérangeait les habitudes de M. de Tillenay, invitait les gens qu’il abhorrait.
Les domestiques rudoyés s’en allaient au bout d’un mois. La maison avait un aspect d’hôtel meublé. Puis des scènes interminables finissant par des crises de nerfs, des bouderies d’une semaine durant lesquelles elle ne desserrait pas les dents et refusait de se lever. Elle l’exaspérait. Il ne pouvait sortir une heure sans qu’elle se lamentât et l’accusât de galvauder leur fortune et d’entretenir dix maîtresses. Elle le blessait dans son amour-propre en lui demandant ensuite d’ironiques pardons qui l’accablaient plus cruellement que des reproches. Comment était-elle assez bête pour le soupçonner ? Quelle femme eût accepté un tel fantoche, qui n’avait même pas le courage et la force de s’attarder dans l’alcôve conjugale ?
Cette guerre sourde dégénéra en de tels abus qu’un jour M. de Tillenay, poussé à bout, perdit la tête et, comme un dompteur de ménagerie, roua de coups de cravache le corps frêle de sa femme. Elle hurlait, demandant grâce, se tordant sur le tapis ; mais inflexible, il la fouetta jusqu’à ce que son bras engourdi n’eût plus la force de frapper.
Cet acte de mâle, cette brutalité inattendue retourna Jeanne. Elle devint soumise comme un caniche, jusqu’à l’humilité et éprouva presque de l’affection pour son mari. Eva d’ailleurs, que M. de Tillenay avait suppliée, revenait sur sa décision cruelle, revoyait son amie, moins souvent qu’autrefois, il est vrai, mais cela n’était-il pas préférable à une séparation absolue ? Stanislas, fatigué par ces orages passagers, reprit son existence inutile et paresseuse. Ils avaient renoncé tout à fait à avoir un enfant, et faisaient à nouveau chambre à part, comme le voulait Mlle Moïnoff.
Cependant ni l’un ni l’autre n’abandonnaient leur aiguillon premier, la tentation d’héritage, qui les bourrelait. Ils modifièrent seulement leur plan. Puisqu’il leur était si malaisé de combattre par un autre poupon vagissant et querelleur l’influence de l’enfant, ils détruiraient en tout cas le crédit de la mère et la rendraient odieuse à Mlle de Souville. Il s’agissait de l’attirer, de la détraquer, de la corrompre peu à peu, de lui infiltrer leur vice morbide, de jeter en pâture cette innocence trop bien conservée à quelque cajoleuse de la force d’Eva. On s’arrangerait ensuite pour apprendre habilement la chose à la vieille cousine, pour lui faire toucher la plaie du doigt.
M. Thiaucourt en mourrait peut-être. C’était un ménage excellent, enviable, qui se lézarderait, qui s’effondrerait lamentablement dans un drame noir, ensevelissant trois êtres qui s’adoraient. Qu’importaient ces considérations sentimentales à Jeanne et à son mari, du moment que ces gens-là les gênaient, qu’ils se dressaient entre eux et les maigres sacs d’écus de Mlle de Souville. Une pervertie de plus ou de moins. Un honnête homme malheureux. Un enfant abandonné. Cela devait-il peser dans la balance ? Avait-on le loisir de s’arrêter à des détails intimes aussi vulgaires, aussi insignifiants ?
Et ils n’hésitèrent pas une demi-seconde à mettre leur plan coupable à exécution.
VI
M. Thiaucourt reçut d’abord avec une indifférence presque impertinente les avances de ses cousins. Il ne se souciait aucunement de produire sa femme dans ce milieu douteux, de la voir se lier avec des parents plus riches qu’elle et sur lesquels couraient des bruits fâcheux. Il tenait à garder sa dignité de parent pauvre auprès de ces parvenus, à toiser de loin leur luxe et leurs équipages et ne pas avoir l’air de quémander un dîner.
Mais Luce n’entendit pas de la même oreille et combattit les objections de son mari. Elle était très curieuse de connaître Mme de Tillenay, de fréquenter un peu le monde, et d’avoir un prétexte à mettre une jolie toilette nouvelle. Ils avaient tort de se claustrer dans leur bonheur.
Ils ne s’aimeraient que mieux après avoir regardé par-dessus le mur des autres. Puis, ils n’étaient pas polis, en jetant ainsi au panier les invitations de Mme de Tillenay, en leur répondant par des refus sans motif.
Et très forte, comme toutes les femmes qui ont un désir en tête, elle obtint de son mari tout ce qu’elle voulût avec quelques baisers et l’obligea à écrire sous sa dictée une lettre charmante à son cousin Stanislas.
Ils dînèrent le jeudi suivant chez les Tillenay. Jeanne avait prévenu la jeune femme d’arriver de bonne heure, surtout sans toilette. Elle n’aurait qu’une ou deux amies de pension et un vieux parent de son mari. Malgré cela Mme Thiaucourt mit une coquetterie de débutante à s’habiller.
C’était en juin. Il commençait à faire chaud.
Elle choisit une robe d’une simplesse adorable. Toute légère, en foulard, avec sur le tissu des grappes de fraises roses et vertes entourées de leurs collerettes de feuilles, qui s’égrenaient en un dessin rythmique. La robe semblait avoir été chiffonnée par les doigts d’une fée japonaise. Le corsage était plissé dans le dos.
Les manches moulaient les rondeurs graciles des bras et un bout de ruban, servant de ceinture, nouait la taille comme une bague de fiancée.
Le chapeau en paille de quatre sous n’avait pour garniture qu’un gros bouquet de fraises fraîches piqué dans une étoffe rose ancienne.
Ainsi, Luce était délicieusement jolie et semblait avoir dix-sept ans, avec ses cheveux emmêlés sur les cils, sa bouche ronde étonnée et ses grands yeux de velours sombre où passaient des curiosités brusques.
Jeanne pensa mourir de dépit quand elle se compara dans la glace à cette apparition de printemps, quand elle s’aperçut surtout de l’impression profonde que Mme Thiaucourt produisait sur Mlle Moïnoff.
Mais n’avait-elle pas préparé elle-même le piège qu’elle destinait à engluer la jeune femme, et de quoi se plaignait-elle ?
Et malgré la jalousie qui l’oppressait, — peut-être avide aussi d’entrevoir comme une soubrette par le trou de la serrure les détails polissons d’un enjôlement, — elle trouva un prétexte de maîtresse de maison pour rejoindre après le dîner les hommes au fumoir et elle laissa Mme Thiaucourt aux prises avec Eva, qui, toute rouge d’émoi, les yeux étincelants, bavardait avec Luce sur un canapé.
Ce furent au début des questions futiles de chiffons, puis des souvenirs de couvent gais et jeunes. Elles semblaient deux petites pensionnaires en congé. Il ne leur manquait que des poupées et des robes courtes pour ajouter à la réalité du tableau. Eva plaisait beaucoup à Mme Thiaucourt. Elles se faisaient des confidences et riaient très haut. Mlle Moïnoff faisait la naïve, la sœur cadette qui demande des détails scabreux à sa grande sœur mariée et elle disait parfois des choses que Luce ne comprenait pas. Alors, avec des mots enfantins, des comparaisons, des périphrases, elle tâchait à lui en expliquer le sens, à tourner son imagination curieuse vers des horizons nouveaux et mystérieux. Cela embarrassait Luce et la travaillait malgré elle. Tout honnête et pure qu’elle était, elle sentait éclore en elle une tentation de connaître cette mignarde façon d’aimer plus féminine, plus subtile que lui apprenait Mlle Moïnoff. Eva, brusquement, s’agenouilla devant elle.
— Je crois que nous avons le même pied, fit-elle, et, l’ayant déchaussée, elle prit le tout petit pied de Luce entre ses mains et mordilla de baisers la soie rose du bas.
Mme Thiaucourt chatouillée se renversait, riait plus fort. Eva s’assit à nouveau auprès d’elle et d’une voix caressante, lui prenant tour à tour les mains et la taille, plantant son regard dans ses yeux, reprit :
— Je rêverais d’être votre bonne, de vous coiffer tous les matins, d’avoir dans mes doigts vos cheveux, qui sont fins comme des écheveaux de soie ; je rêverais de vous déshabiller, le soir, d’emporter votre corset et d’y respirer comme en un sachet l’odeur de votre chair ; je rêverais de vous sortir du bain, de vous serrer contre moi étroitement, humide dans le peignoir de laine ; je rêverais cela parce que vous êtes jolie et délicate et charmante, parce que je n’ai jamais rencontré de femme au monde qui fût pareille à vous, parce que — ce n’est peut-être pas bien sage ce que je vous avoue là — parce que je vous aime de toutes mes forces et de tout mon cœur !
Elle était si sincère, si passionnée que Luce subissait intérieurement la puissance dominatrice de cette prière amoureuse, fermait les yeux à demi, ne l’interrompait pas et en demeurait impressionnée comme si elle eût écouté la musique d’un concert sensuel et doux. À ce moment, loin de son mari, pénétrée jusqu’aux moelles par une sensation de plaisir aussi charnelle que cérébrale, curieuse de tout ce qui est inédit, comme toutes les femmes, elle eût facilement cédé aux obsessions d’Eva, elle n’aurait pas eu la force de résister. Et, amusée, coquette, elle lui répondit :
— Quand entrez-vous à mon service, jolie petite bonne ?
— Vrai, continua Mlle Moïnoff, vous ne dites pas non ? Je ne vous coûterais pas cher, allez.
— Combien, mademoiselle ?
— Oh ! si peu que rien, seulement la permission de vous embrasser comme cela deux fois, le matin et le soir, comme cela…
Et en prononçant ces derniers mots, elle l’embrassa avec une sorte de folie dans les cheveux blonds, d’un blond d’or, qui frisottaient sur sa nuque ; elle appuya sa bouche longtemps dans la chair duvetée, et Luce en eut un frisson maladif qui la secoua du cerveau aux talons. Puis elles se turent, comme grisées, et soudain, étant enlacées l’une à l’autre, naturellement, leurs lèvres se heurtèrent et prolongèrent leur baiser. Luce était sans volonté.
Mais Mme de Tillenay ouvrit la porte et sa présence dissipa aussitôt l’espèce de torpeur qui paralysait les forces de sa cousine. Eva, furieuse d’être ainsi dérangée, se mordit les lèvres jusqu’au sang, et elle haussa ironiquement les épaules lorsque son ancienne amie s’écria :
— Eh bien, avez-vous dit beaucoup de mal de moi ?
Luce répondit :
— Nous n’avons seulement pas prononcé votre nom !
VII
J’ai promis à Mlle Moïnoff de la revoir et elle m’attendra demain dans le coupé de sa mère, devant la Madeleine. Et maintenant, je me demande si j’irai à ce rendez-vous ; je me sens toute drôle depuis cette soirée. Ce baiser dans la nuque m’a donné la fièvre. C’étaient comme des lèvres d’homme brûlantes, mais avec quelque chose de plus doux, de meilleur. Où cela me mènerait-il ? J’ai envie de raconter tout ce qui s’est passé à mon mari et je n’ose pas. Je voudrais savoir un peu plus que ce que je sais déjà. Rien que goûter pour avoir une idée exacte de ces amitiés de femmes qui font si peur aux hommes. Elle est adorable cette petite Eva et elle dit qu’elle me ressemble. Est-ce que j’ai vraiment des cheveux aussi blonds, d’aussi grands yeux, d’aussi petits pieds que les siens ? Puis j’ai trouvé son idée d’être ma bonne si gentille ; je la vois avec un tablier blanc à bavolets et une robe unie. Ce serait très bon d’être décoiffée par elle, mais sans baisers dans la nuque, par exemple, parce que cela me grise comme du vin du Rhin. Pourquoi nous serait-il défendu d’avoir des amies, une amie qu’on aime le plus après son mari ? Cependant, je suis sûre que Jacques s’opposerait complètement à ces projets de petite toquée, et au fond, tout au fond, je crois qu’il aurait raison. Ne suis-je pas heureuse, complètement heureuse ? À quoi bon s’essouffler à courir après des chimères vaines ? D’ailleurs, j’ai peur de connaître la suite du roman. Sais-je où cela m’entraînerait ? Décidément je n’irai pas à la Madeleine demain ; si Eva m’aime autant qu’elle le dit, elle m’aimera encore plus. Bébé est pâlot depuis quelques jours. Ses paupières sont toutes cernées, ses lèvres toutes blêmes. Nous partirons de bon matin pour le Pré-Catelan et nous boirons une tasse de lait bien chaud ensemble. Il est si drôlet quand il trempe sa frimousse dans la crème et qu’il murmure :
— Bon ça, petite maman, très bon ça ?
Et le gourmand chéri sait bien qu’il aura sa seconde tasse et autant de gâteaux que sa main mignonne peut en tenir. Dire que dans un an ça portera des pantalons ; comme je vais paraître vieille !
Nous partons demain pour le château de Trèflecourt, près de Caen. Mme de Tillenay et sa mère nous ont tellement harcelés que Jacques n’a pas osé refuser leur invitation. La cousine Eudoxie y passera tout l’automne et Bébé s’en réjouit. Il fait la mouche du coche, bouleverse la maison, répète à tout le monde qu’il faut faire les malles et bien vite rejoindre « tata Lunette » ; — c’est ainsi qu’il a baptisé la cousine. Il paraît qu’on s’amuse beaucoup là-bas. J’emporte cinq toilettes et trois chapeaux. Simplicité édifiante. Je me fais une fête de retrouver de vrais arbres, des draps qui sentiront la bonne lessive, d’entendre chanter les coqs, de me rouler dans les foins comme lorsque j’avais douze ans. C’est si beau la campagne en automne. Le soleil est si tiède, le ciel d’une si douce mélancolie et les feuilles ont une odeur si molle, si imprégnante. Jeanne et Stanislas doivent m’apprendre à monter à cheval, et je suis si contente que j’aurais presque envie de dire comme Bébé :
— Bon ça, petite maman, très bon ça !
TROISIÈME PARTIE
I
Au-dessus des cimes onduleuses des arbres pointaient les toits d’ardoise du château. La demeure, bâtie à la fin du règne de Louis XIII, avait un grand air seigneurial avec sa façade de briques roses, ses larges fenêtres et son perron monumental sur lequel, entre des caisses d’orangers, des paons familiers faisaient la roue.
Le jardin était planté à la mode italienne, avec ces corbeilles de fleurs savamment mêlées qui reproduisent soit les armes familiales, soit un chiffre préféré, soit des arabesques chatoyantes et, de loin, semblent des tapis aux couleurs vives.
Le parc enserrait le château comme d’une ceinture verte. Il s’étendait très loin, s’enfonçait mystérieusement dans la campagne comme un coin de forêt.
C’étaient des pelouses immenses, des bosquets dont les verdures s’enchevêtraient comme pour former des berceaux de feuilles, des allées profondes que le soleil ne parvenait pas à éclairer, des allées que jalonnaient de vieilles statues vermiculées par le temps et, au bout, un étang qui dormait à l’ombre des platanes. Le passage lent des cygnes et les ellipses argentées des poissons ridaient seuls sa nappe verte où les nénufars entrouvraient leurs prunelles d’or. Les colonnes graciles d’un petit temple rococo où il y avait eu jadis une statue d’Éros s’y reflétaient, marquant l’obscurité de l’eau d’une tremblante rayure blanche.
Le paysage avait quelque chose de romantique en sa mélancolie solitaire. Le silence — ces silences faits de tous les bruits de la nature, des froissements de feuilles, des bourdonnements d’insectes, du travail sourd de la terre — n’était troublé que par les appels brusques des geais se poursuivant à travers les branches, ou la fuite des biches attirées par la fraîcheur du vivier et s’égaillant, peureuses, au moindre son.
Ce parc était rempli de coins cachés, de retraites obscures pareilles aux stations d’un chemin d’amour. Bancs de pierre noyés dans les rosiers grimpants, grottes de rocaille que fermait un rideau odorant de clématites, cabanes aux toitures de chaume, labyrinthes compliqués qui mènent on ne sait où.
On se serait cru à Trianon mais dans un Trianon moins ratissé, moins peigné que l’adorable jardin de Marie-Antoinette. La nature s’en donnait là-dedans comme une belle fille lâchée aux champs. On aurait pu se perdre dans les détours de cet immense domaine où seulement de-ci, de-là, par des trouées vertes apparaissaient la houle des blés, les collines prochaines, les villages mettant des taches blanches à l’horizon.
L’intérieur du château avait gardé son aspect premier comme s’il eût été encore la résidence favorite du duc de Trèflecourt qui était grand veneur du roi Louis XIII et adulé à l’égal d’un ministre. Les vieilles tapisseries de Flandre qui couvraient les murs, les hauts plafonds à poutrelles peintes, les cheminées monumentales avec leurs landiers en fer forgé, les lits à colonnes, les fenêtres aux petits carreaux cerclés de plomb, donnaient l’illusion d’une autre époque.
Mais la note moderne reparaissait dans l’ancienne salle des gardes transformée, métamorphosée, fanfreluchée de petits bouts d’étoffes disparates, de meubles bas, — ces meubles d’aujourd’hui si bien compris pour les hasards des flirtations où l’on se rapproche, où l’on se prend les mains, où, si souvent, les lèvres finissent par se rencontrer, — de jardinières japonaises emplies de plantes vertes et de fleurs des champs, de paravents peints d’oiseaux et de paysages fabuleux qui formaient des sortes de petits boudoirs où l’on était mieux pour bavarder.
Elle donnait sur le jardin par de grandes portes-fenêtres toujours ouvertes quand il faisait beau et laissant pénétrer l’odeur musquée des roses dans le vaste hall.
On reconnaissait, dans cet entassement de futilités, des mains de femmes qui enjolivent un logis des moindres bouts de vieille soie qu’elles chiffonnent.
Un piano à queue, habillé de simarres chinoises, était posé au milieu de la pièce. N’est-ce pas indispensable à la campagne soit pour tuer l’ennui lent des interminables journées de pluie, soit pour improviser, le soir, une sauterie amusante qu’on prolonge après le départ des vieux parents ?
Jeanne avait ajouté à tout cela ce qui lui plaisait, des aquarelles élégamment encadrées de peluche qui représentaient ses chevaux, des brimborions sportiques fabriqués à Vienne qui encombraient les tables et les étagères.
Elle avait exigé l’agrandissement des écuries, toute une installation de boxes perfectionnés, de sellerie, de paddocks, qui avait coûté à M. de Luxille la bagatelle de cent mille francs.
On recevait beaucoup, chaque année, au château de Trèflecourt. Par séries. Cependant on évitait avec soin les fâcheux, et, grâce à l’entrain cavalier de Jeanne, au choix de ses amies, les invités ne s’ennuyaient pas un jour et regrettaient à la fin de quitter leurs hôtes charmants d’une saison.
C’étaient tout le temps des promenades en mail aux environs, des déjeuners joyeux sur l’herbe, des comédies improvisées qu’on jouait avec un paravent et deux fauteuils pour décor, des tours de valse aux bougies, des parties de cache-cache où il était presque impossible de découvrir les couples qui s’en allaient se blottir soit dans les meules de foin des granges, soit dans les profondeurs feuillues du parc.
Ce qu’il se volait de baisers, ce qu’il s’ébauchait d’intrigues, ce qu’il se chuchotait de folies et de promesses durant ces semaines d’automne eût été bien malaisé à noter.
L’arrière-saison d’ailleurs se faisait la complice des chercheurs de fruits défendus avec ses journées molles et énervantes, ses parfums qui ont on ne sait quelle excitation irrésistible, ses crépuscules bleus qui convient à s’attarder ensemble dans les allées où les feuilles humides tournoient et s’abattent ainsi que des papillons frileux. Et un conteur de décamérons libertins eût écrit un volume de gourmet sensuel rien qu’à relater les amusantes choses qui se passaient au château, aussi bien le jour que dans les heures voilées et discrètes de la nuit.
II
Cette année-là, Mme de Luxille, fatiguée, malade, avait chargé sa fille de s’occuper seule des invitations et celle-ci composa une série triée sur le volet qui devait encore augmenter le détraquement accoutumé de la vie libre qu’on menait au château.
Quelques amies de couvent, qui n’auraient pas eu besoin de frère Philippe et de ses oies pour apprendre les perversions de l’amour, toutes jolies ou pires que jolies, toutes ne songeant qu’à s’amuser quand même, qu’à essayer en curieuses les choses ignorées, qu’à être de moitié dans les folies qu’on leur proposerait peut-être, toutes ayant une impatience fébrile de se marier, mais non pour être aimées doucement, honnêtement, avoir un intérieur, des enfants, et plutôt avec l’arrière-pensée de faire ce qu’il leur plairait, de jeter leurs chapeaux légers par-dessus tous les moulins qu’elles rencontreraient.
Leurs sœurs ou leurs mères ne leur donnaient-elles pas l’exemple ? N’avaient-elles pas été élevées dans une atmosphère corrompue, voyant comme voient les enfants — surtout les filles — les intrigues qui se nouaient autour d’elles, ramassant les billets amoureux qu’on laisse traîner au fond d’un tiroir pas fermé, surprenant des chuchotements rapides, des baisers furtifs échangés entre deux portes, les attouchements sous la table, la pression molle d’un pied de femme qui s’est déchaussée pour mieux s’appuyer sur la chaussette de soie de l’amant ?
Jeanne avait recruté pour elles des amuseurs expérimentés aussi bien dans les parlottes de ses « five o’clock » que dans le tourbillonnement et les repos dangereux des cotillons.
Elle connaissait leurs états de service, le duel qu’avait eu M. de Grenier, après avoir été surpris par un mari jaloux, dans une cabine de Cabourg, où il jouait consciencieusement la symphonie à quatre lèvres, l’aventure du petit Adrien de Guermandes qui, pour pénétrer dans la chambre obstinément close de la baronne Simpson, s’était déguisé en clergyman, les idées très arrêtées et très cavalières à la Stendhal de M. Charvet, qui semblait être d’un autre siècle et auquel il manquait la jolie perruque poudrée et la fringante épée de Richelieu.
Les autres étaient du même bois.
Enfin, pour compléter cet ensemble parfait, la petite baronne de Millemont — leur ancienne présidente — était revenue exprès de Rome où elle laissait son mari comme un colis inutile à transporter. Mlle Moïnoff étant presque du ménage suivait toujours son amie.
On devine combien, dans un tel milieu, la vieille cousine Eudoxie se trouvait dépaysée, et elle fût certainement retournée aussitôt à ses poules et à sa petite maison du bord de l’eau si la présence de Luce et de son baby ne lui eût fait prendre son ennui en patience.
Mme Thiaucourt, ainsi que Jeanne l’avait espéré, était venue seule au château et Jacques ne devait la rejoindre qu’à la fin de l’automne.
Et Mme de Tillenay se promettait bien de mettre ce temps à profit, de métamorphoser l’ingénue dont la vertu trop solide gênait ses intérêts. La contagion la gagnerait et il faudrait que l’armure fût invraisemblablement épaisse pour ne pas être entamée soit par les attaques perpétuelles de ces chasseurs d’adultères, soit par les ruses enveloppantes d’Eva.
Elle, au contraire, jouerait les Sainte-Nitouche, accompagnerait la cousine aux offices, la comblerait de soins raisonnés, détruirait peu à peu l’influence acquise par les Thiaucourt. Les imprudences de la jeune femme feraient le reste.
Mme Thiaucourt ne se doutait guère du plan machiavélique que dissimulaient les protestations amicales de Jeanne. Elle avait accepté l’invitation avec l’idée franche de s’amuser beaucoup, de faire respirer à pleins poumons à son enfant l’air sain et vivifiant de la campagne.
Cette existence passagère lui plaisait. Elle était très allante, très boute-en-train, organisait les parties, mettait tout le château à l’unisson de son rire insouciant et de ses vingt ans.
On eût dit qu’elle était la grande sœur de son baby tant elle paraissait jeune avec sa frange frisée de cheveux blonds, ses lèvres rouges, ses yeux clairs et lumineux dont aucune fatigue n’altérait l’éclat.
On l’entourait beaucoup et M. Charvet ne la quittait point, se présentait toujours soit quand il y avait à lui offrir le bras, soit quand elle voulait se promener dans le parc, soit quand il s’agissait de valser quelques instants après le dîner. Mais ce qu’elle écoutait par une oreille, la curieuse, sortait bien vite par l’autre et elle avait un air si moqueur, si peu « dans la note », que son flirteur n’osait pas aller plus loin et changeait de conversation.
Elle racontait tout cela ensuite à Mlle Moïnoff qui peu à peu s’était rapprochée d’elle, l’avait séduite par ses dehors simples, son affectuosité douce et sa gaieté qui se modelait sur la sienne.
Eva, instruite par son premier insuccès, évitait avec soin de brusquer les choses, de reprendre la scène qu’elle avait jouée dans le salon désert de Mme de Tillenay.
Elle semblait avoir abandonné le siège, ne désirer qu’une amie, une véritable amie à laquelle on fait ses confidences et dont on partage les espoirs et les rêves. Jeanne elle-même s’y trompait, ne reconnaissait plus la vicieuse incurable dont elle était encore la maîtresse soumise et docile.
Pourtant Mlle Moïnoff était toute changée, toute malade. Elle avait eu en voyant Mme Thiaucourt un de ces coups de cœur violents qui secouaient son organisme. Elle l’aimait comme elle avait aimé Jeanne, puis Mme de Millemont, puis toutes celles qui lui cédaient.
Les obstacles à surmonter pour assouvir son impossible amour l’éperonnaient à en devenir folle et elle eût consenti à commettre n’importe quelle mauvaise action, à se perdre de réputation si elle avait pu attirer Luce dans ses bras, la garder, sentir son cœur engourdi jusque-là battre à coups précipités et voir son adorable tête renversée, pâmée dans les oreillers comme demandant grâce et ne la demandant pas.
Elle avait maintenant l’affolement fiévreux d’un homme que nargue la vertu intacte d’une jeune fille, qui se languit et se désespère en la regardant de loin comme une étoile inaccessible et déchire de morsures le moindre chiffon de dentelles qu’il a ramassé sur son passage, la moindre fleurette qui glisse de son corsage en dansant.
Et Eva souffrait d’autant plus qu’elle était forcée de refréner ses désirs en elle-même, de rester muette, de baiser au front celle dont elle eût voulu meurtrir et gercer les lèvres, de cacher à Mme Thiaucourt le mal qui l’oppressait et changeait ses nuits en de douloureuses insomnies.
Mais, malgré toutes ces difficultés, elle espérait gagner la partie, ajouter ce nom charmant de Luce aux nombreux qu’elle avait déjà griffonnés sur ses bloc-notes amoureux. Elle emploierait tous les moyens, elle essayerait toutes les comédies afin de réussir, et il viendrait bien une heure où elle serait récompensée de ses efforts, où surprise, vaincue, Luce n’aurait plus la force de se dérober, de fermer sa porte, de sceller sa bouche adorable aux tendresses implorées.
III
Mlle Moïnoff s’aperçut bien vite de la tendresse presque exagérée que Luce éprouvait pour son enfant. La jeune femme semblait plus se soucier des compliments qu’on adressait au petit, des exclamations qui saluaient la joliesse de cette tête souriante et fraîche, auréolée de cheveux bouclés, que de toutes les flatteries dont on la comblait elle-même. Elle ne l’abandonnait que rarement aux soins des bonnes, le voulait à côté d’elle, inquiète et ennuyée dès qu’elle ne le sentait plus dans l’ombre de sa robe.
M. de Grenier les avait surnommés moqueusement : la poule et le poussin, estimant d’ailleurs, comme les autres, que dans aucune volière on n’en eût rencontré de plus caquetante et de plus désirable. Et elle était, en effet, pareille à une petite poule blanche tout étonnée d’entendre déjà pépier autour d’elle des poussins à peine gros comme une houppette de poudre de riz et qui se promène triomphante avec son escorte, ouvrant peureusement ses ailes, érigeant son cou quand elle rencontre un insecte inconnu ou quand les feuilles des arbres tremblent trop fort.
Aussi Eva chercha-t-elle d’abord à s’attacher l’enfant. C’était le meilleur et le plus sûr moyen de capter l’affection hésitante de Mme Thiaucourt, d’entrer dans sa vie, de s’imposer victorieusement à son cœur. Avant tout, il importait de se faire aimer vraiment du baby, de remplacer la mère, de l’habituer par des gâteries à réclamer la même personne, de se rendre enfin nécessaire. Elle se consacra absolument au rôle nouveau qu’elle avait choisi. Elle le faisait jouer. Elle le bourrait de friandises, le câlinait avec une douceur extrême, lui racontait des contes merveilleux — le soir — pour l’endormir. Le poussin avait maintenant deux poules aussi jeunes, aussi bonnes l’une que l’autre, qui ne le quittaient pas.
Mme de Millemont étonnée, se souvenant des idées si souvent exprimées par son ancienne amie, cherchait vainement le chemin de Damas où Eva avait été si brusquement touchée par la grâce et Jeanne, quoique fine et subtile comme une commère de village, ne sondait pas la profondeur d’une telle rouerie. Aux reproches et aux railleries dont elles accablaient Mlle Moïnoff, celle-ci répondait dédaigneusement par la même phrase en l’air qui les déroutait :
— Puisque cela m’amuse !
Luce était plus dupe encore que Mme de Tillenay de cette extrême amitié, des soins attentifs et comme maternels prodigués à son enfant. Les inquiétudes vagues, les craintes instinctives qui, un mois avant, l’avaient empêchée d’aller au rendez-vous donné par Eva, se dissipaient, s’apaisaient. Elle subissait le charme pénétrant de Mlle Moïnoff et se rapprochait d’elle de plus en plus, comme attirée par un invisible aimant. Elles s’habillaient de la même façon et se tutoyaient. Les hommes commençaient à être jaloux de cette intimité croissante, à médire des longues flâneries durant lesquelles, comme avides d’être seules, elles s’égaraient dans les allées les plus lointaines du grand parc. Cependant l’indiscret qui les eût suivies, qui eût écouté ce qu’elles chuchotaient en riant, se serait cru dans un préau de couvent, auprès de deux gamines étourdies et innocentes qui jasent à tort et à travers, avec l’ignorance insoucieuse de la vie.
Mlle Moïnoff connaissait comme un jardin familier tous les recoins, tous les détours de cette vaste solitude verte où elle avait déjà passé tant de mois de vacances et elle se trompait à dessein d’allée, elle fatiguait les petits pieds de Luce pour la garder plus longtemps, pour la forcer à s’asseoir sur quelque banc caché dans les fleurs et ensuite à revenir lentement, appuyée à son bras et toute lasse. Et elles causaient alors plus tendrement. Luce lui avouait ses projets. Elle tenait à la marier, à lui découvrir un mari comme le sien. Mais la jeune fille se défendait, exprimait en termes amers et désenchantés le dégoût que lui inspiraient les hommes. Le mariage n’était-il pas une série de souffrances et de désillusions, depuis la surprise brutale de la première nuit qui viole les pudeurs chastes jusqu’aux grossesses pénibles déformant la femme, l’exposant à mourir désolément en pleine jeunesse, jusqu’aux drames intimes d’intérieur, aux lassitudes qui désunissent, aux tromperies banales et mutuelles ? Elle s’exaltait en attaquant les croyances de son amie, tournait en dérision l’amour maternel et savamment décrivait son rêve dangereux de n’appartenir qu’à une autre femme qui l’aimerait et qu’elle aimerait, de s’isoler avec elle dans une communauté absolue d’actes et de sensations. Elles se comprendraient. Elles auraient les mêmes délicatesses, les mêmes subtilités, les mêmes coquetteries. Elles vieilliraient en même temps, sans s’en apercevoir. Elle faisait de cette utopie malsaine quelque chose de délicieusement pur, de charmant, d’idéal. Elle calmait ainsi les scrupules de Luce encore inhabituée à de pareilles pensées. Et lorsque Mlle Moïnoff ajoutait, après lui avoir dit qu’elle seule, si jolie, si comme elle la voulait, pouvait transformer le rêve en une réalité bienheureuse :
— Cela ne te fâche pas, dis ?
— Pourquoi veux-tu que cela me fâche, répondait Mme Thiaucourt, et pourquoi ton rêve ne se réaliserait-il pas ?
De temps en temps elles s’embrassaient en marchant. Luce était très câline et ces caresses ingénues, ces mains qui la décoiffaient un peu, ces lèvres qui frôlaient sa chair, ces abandons passagers sans arrière-pensée épuisaient Eva plus que dix nuits d’amour. Mais quoique à bout de forces, quoique malade, elle se modérait, elle luttait contre la tentation de tout crier, de triompher de gré ou de force de l’innocence de son amie, de se ruer sur elle avec des emportements de faunesse. Et elle prolongeait avec d’étranges jouissances cette torture cruelle de son être, cet inassouvissement pire qu’un supplice.
IV
C’était maintenant une véritable obsession qui pesait sur l’esprit de Mme Thiaucourt et la forçait quand même à ne penser qu’à son amie nouvelle, à ne plus voir qu’elle dans la vie. Même aux heures intimes où la jeune fille n’était pas auprès d’elle, Luce entendait prononcer son nom, la retrouvait dans l’idéalisation de l’absence, charmante et si affectueuse, si gaie. Quand en effet elle se réveillait, le matin, encore lasse et un peu endormie et qu’on lui apportait l’enfant dans son lit, celui-ci réclamait aussitôt Mlle Moïnoff, confondait souvent le nom de sa mère et celui d’Eva et pelotonné sous les couvertures exprimait naïvement son affection pour celle qu’il appelait aussi : « Petite maman », et avait des larmes aux yeux, de grosses larmes tristes, à l’idée qu’on pouvait l’en séparer, qu’on s’en irait du château, qu’il ne jouerait plus avec elle.
Comment ne l’aurait-elle pas aimée de tout son cœur aimant ? Comment ne se fût-elle pas attachée à cette trop séduisante créature puisque tout s’en mêlait, puisque l’enfant en paraissait si heureux ?
Luce s’amusait beaucoup et, sous l’influence de Mlle Moïnoff qui la poussait à cela, elle se lançait bravement dans le tourbillon, faisait sa partie en fanfaronne au milieu des gens qui l’entouraient et interloquait les hommes par ses hardiesses subites, par les énormités qu’elle lâchait de sa voix claire sans en comprendre la portée et uniquement pour ne pas avoir l’air d’une Agnès ignorante. Et à elles deux, elles menaient le train sans laisser à personne le temps de reprendre haleine, ébauchaient des romans de cinq minutes, embrouillaient toutes les intrigues avec un sans-gêne d’enfants terribles, se moquaient tour à tour des imbéciles absolument désorientés qui se rendaient consciencieusement aux rendez-vous donnés et croyaient aux sous-entendus d’un éventail à demi ouvert ou d’un « shake-hand » qui se prolonge. M. de Grenier parlait de se jeter dans la pièce d’eau du parc et Eva l’y encourageait. Le petit de Guermandes comptait ses cheveux blancs. Le château devenait une telle potinière qu’on n’osait plus proposer même une partie de cache-cache, qu’on ne parvenait pas, après seize répétitions de fâcheries, de rôles rendus, repris puis rendus, à jouer un proverbe assez leste, intitulé : « Tant va la cruche à l’eau… »
Et ainsi surmenée, frôlant de trop près la vie amoureuse pour ne pas être contaminée, emballée dans ce courant de folie qui la prenait tout entière, l’habituait à envisager avec moins de scrupules certaines situations, l’incitait à ne plus être aussi rigidement honnête qu’auparavant, à apprendre, à chercher ce qu’elle ignorait, à goûter un peu au fruit défendu — seulement pour en connaître la saveur, — Mme Thiaucourt glissait sur une pente périlleuse.
Elle écrivait plus rarement à son mari et des lettres écourtées où deux mots remplissaient une ligne, où elle ne se livrait pas, où il n’y avait que des formules banales de tendresse, de celles qu’on exprime à tout le monde. Elle ne lui demandait pas de hâter son arrivée et ne marquait aucun chagrin de le sentir loin d’elle. Puis elle négligea aussi son enfant, qui la gênait et l’ennuyait, comme un joujou dont on finit par se lasser.
Eva s’en réjouissait. Elle se démasquait insensiblement et profitait de toutes les occasions de solitude, des instants les plus courts pour revenir à la charge, pour miner la vertu chancelante de son amie et lui ouvrir l’imagination par ses désirs inexprimés et ses rêveries de bonheur sensuel.
L’éducation de Luce progressait journellement.
Elles avaient pris l’habitude de s’enfermer ensemble avant le dîner dans la bibliothèque, — une grande pièce pleine d’ombre dont les fenêtres s’ouvraient sur des massifs d’héliotropes. Les livres montaient jusqu’au plafond, exhalant l’odeur rance des choses anciennes oubliées et il fallait grimper au haut d’une échelle pour découvrir les bons auteurs, qui, comme l’a dit Gautier, n’ont pas écrit pour les petites filles auxquelles on fait des tartines de confitures. Mlle Moïnoff retirait de préférence les galants libertins du dix-huitième siècle, ces petits bouquins illustrés d’estampes voluptueuses qui donneraient de l’esprit à la béguine la mieux cloîtrée.
Elles étaient amusantes au possible, perchées l’une à côté de l’autre sur l’échelle qui craquait, poussant des cris d’effroi, renversant des piles de bouquins, riant de certains titres osés, d’un bout de phrase lue d’un coup d’œil, ne sachant lequel choisir, car elles eussent voulu les feuilleter tous à la fois et tremblant qu’on ne les surprît tout à coup en cette maraude.
Puis elles s’asseyaient sur une chaise longue de style ancien qui barrait une des encoignures de la pièce et lisaient vite, en même temps, dévorant les pages, arrêtées de-ci de-là par des passages trop raides qui les effarouchaient instinctivement. Leurs têtes blondes se rapprochaient au-dessus du livre et elles avaient les mêmes regards humides, les mêmes exclamations de surprise curieuse — des « oh ! ma chère » pudiques qui accompagnaient bien la palpitation de leurs narines dilatées et les chaudes plaques de rose dont se teintaient leurs joues. Tout cet amour qu’elles remuaient, tous ces raffinements de passionnées qu’elles découvraient comme une Floride encore inexplorée, les questions délicates qu’elles se posaient, les points difficiles dont elles cherchaient la solution les abattaient, leur soufflaient aux lèvres des bouffées de désir exaspéré et impatient. Le livre roulait sur le tapis, leurs lèvres se joignaient et elles frissonnaient en se touchant. Mais ce n’étaient que des étreintes brèves, des engourdissements langoureux où leurs yeux se miraient dans leurs yeux, où leurs bouches se heurtaient et se retiraient. La même romance roucoulée à deux voix toujours sur le même ton, toujours avec les mêmes gestes.
V
Mlle Moïnoff crut alors que le moment était venu d’agir et de contraindre par un coup de force la nature molle et hésitante de Luce à lui céder, à aller enfin jusqu’au bout. Et, un jour, après une de ces lectures malsaines, — plus malsaines encore que les premières, car il s’agissait cette fois d’amours féminines et le texte, autant que la gravure qui représentait deux femmes enlacées dans le désordre d’une alcôve au pillage, dans le paroxysme fou de la possession, venaient d’en dévoiler le secret à Mme Thiaucourt et de compléter les demi-phrases, les réticences calculées de son amie, — comme elle demeurait songeuse et frappée, Eva la prit dans ses bras avec une véritable violence.
— Je t’adore et je t’adore, — murmura-t-elle, en lui flattant de sa bouche brûlante toute la chair du visage, ses grands yeux, ses fossettes, ses frisons épars sur ses cils, en l’enveloppant d’une caresse lente qui appuyait le sens de ses paroles extasiées — je t’adore, ma jolie… Tu ne veux donc rien voir, rien comprendre… Tu veux me faire devenir folle, me laisser mourir… Tu ne m’aimes donc pas comme je t’aime… Qu’est-ce qui te retient donc encore, qu’est-ce qui t’empêche d’apprendre avec moi le seul, le vrai bonheur ?
Elle se roulait aux genoux de la jeune femme, elle se frottait contre elle, pleurait, riait, et ses baisers montaient des bas de soie, sous lesquels on sent la peau frémissante, aux hanches onduleuses moulées par le foulard souple et transparent de la robe. Elle enfonçait sa tête sous le bras de Luce et cela achevait de la griser, de l’affoler. Mme Thiaucourt ne la repoussait pas ou si peu qu’il semblait que ce fût pour provoquer davantage les sens d’Eva. Elle était comme transportée dans un rêve. Le crépuscule épaississait l’ombre de la vaste pièce. Et les approches du soir avivaient au dehors le parfum des héliotropes.
Elle l’avait renversée sur la chaise longue. Elle lui dégrafait son corsage avec une émotion fébrile, comme une enfant coquette qui ouvre un écrin de diamants pour la première fois. Et lorsque les seins apparurent pointant ronds et fermes au-dessus des dentelles de la chemise avec leurs bouts roses d’un rose de fraise mûre, elle eut un cri de joie heureux :
— Que tu es belle ! que tu es belle ! s’écria-t-elle, et, comme ayant peur d’en ternir la blancheur intacte, de les meurtrir par un baiser trop fou, elle les effleura peu à peu, comme une gourmande.
Elle avait l’air d’un petit enfant de chœur qui vole, avant de servir la messe, le vin doux des burettes sacrées. Coiffée en garçonnet, rien qu’avec des petites bouclettes soigneusement aplaties, serrée dans un corsage d’amazone avec un col étroit et une cravate blanche, elle cherchait à paraître moins femme, à prendre une allure masculine qui la rendait toute drôle et que démentaient le timbre musical de sa voix, ses phrases, ses chatteries perverses.
— Je te veux à moi tout entière, rien qu’à moi, continuait-elle. Tu seras ma petite femme et moi ton petit mari… Nous nous aimerons de plus en plus, nous irons nous cacher quelque part dans un joli coin où personne ne nous trouvera… N’est-ce pas que vous ne dites pas non, mon amour, n’est-ce pas que tu m’appartiens, que tu m’aimes ?
Elle était si près de Luce que leurs cheveux se mêlaient. Et, fermant les yeux, soumise, éperdue de curiosité coupable, la jeune femme étreignit à son tour sa blonde amie, l’attira amoureusement vers elle et lui dit, très bas :
— Oh ! oui, je t’aime aussi !
Mais Mlle Moïnoff avait décidément une mauvaise chance persistante car la cloche qui annonçait l’heure du dîner sonna tout à coup, déchirant le silence de ses drelindindins aigus. Elles n’eurent que le temps de réparer devant la glace le désordre de leur toilette et de passer dans la salle à manger. Le soir, Eva eut une crise de nerfs dont personne ne s’expliqua la cause. Elle craignait de ne plus retrouver une occasion pareille, de se heurter désormais à une résistance plus obstinée, plus savante Tout était-il à recommencer ? Et la comédie interminable qu’elle avait jouée, les souffrances qu’elle avait gratuitement endurées seraient-elles inutiles ?
Mme Thiaucourt ne dormit pas, agitée, bouleversée par toutes les idées hallucinantes qui traversaient son cerveau, et quand la bonne lui apporta son enfant, elle l’embrassa avec frénésie, comme si elle eût éprouvé le besoin de l’aimer davantage, de se raccrocher de toutes ses forces épuisées à cette petite tête qui lui ressemblait, qui lui souriait…
VI
« Tu me demandes si je m’amuse dans ce grand diable de château, — écrivait Mme Thiaucourt à son mari, deux jours après la scène où elle avait failli succomber si facilement. — Je ne sais trop que te répondre. Sais-je seulement comment je vis, s’il pleut ou s’il fait beau, en quelle saison, en quel pays nous sommes. À peine a-t-on le temps de respirer, de se regarder en courant dans une glace, de se rappeler, entre une figure de cotillon et une galopade à travers champs, qu’on est mariée, qu’on a des devoirs, etc., etc.
« Vous voyez, monsieur, que votre petite Luce devient tout à fait toquée et qu’il faut absolument que vous veniez la guérir et lui débiter un long sermon sérieux qui la convertira peut-être. Je vous préviens en outre, très charitablement, que tous ces messieurs me font la cour — une cour assidue et scandaleuse — ce qui désespère les pauvres jeunes filles à marier et navre la bonne vieille cousine Eudoxie. Voyons, tout cela vous décidera-t-il à entasser vos papiers au fond d’une malle et à rejoindre madame et bébé ? Lui aussi finira par vous oublier car il a une grande amie qui le gâte et le cajole du matin au soir comme une véritable maman. Elle s’appelle Eva Moïnoff et elle est jolie à miracle comme le sont les Russes quand elles se mêlent de l’être. Nous nous adorons et je ne me montrerai pas trop jalouse si vous l’aimez un tout petit peu. »
Et toute la suite de la lettre n’était que l’écho voilé de ses songeries intimes, de ses résistances, du combat moral qui se livrait en elle, qui l’éloignait d’Eva et la ramenait à la fois sous son autorité, du trouble demeuré dans son cœur depuis l’audacieuse tentative dont elle se sentait encore toute secouée.
Elle avait besoin de parler de son amie et n’éprouvait contre elle aucune colère. Plutôt étonnée que fâchée, elle ne pensait qu’à cette passion folle qui la flattait secrètement, qu’à ces baisers qui lui avaient révélé comme un monde nouveau, qui aussi emportés, aussi brûlants qu’une caresse d’homme se doublaient de la subtilité pénétrante, de la douceur extrême, de la science des sensations qu’ont des lèvres de femme. Ce souvenir l’affaiblissait, la tourmentait comme le travail d’un poison lent.
Elle se revoyait malgré elle dans les bras de Mlle Moïnoff, fermant les yeux, s’abandonnant, perdant la tête, gagnée par un frisson voluptueux qui chatouillait sa chair et s’enfonçait dans sa nuque comme une piqûre endormante. Eva semblait tant l’aimer, tant la désirer ! Il y avait dans le rayonnement de ses prunelles humides une telle béatitude qu’elle n’aurait pas eu — elle se l’avouait bien tout bas — la force et l’inclémence de la repousser, de lui faire de la peine.
Alors c’eût été excusable comme la griserie d’une coupe de champagne qui force à commettre des bêtises malgré soi. La solitude de cette bibliothèque silencieuse, les livres libertins lus si près l’une de l’autre, les choses apprises coup sur coup, la curiosité naturelle d’approfondir le secret à demi dévoilé par des confidences ambiguës n’étaient-elles pas des circonstances atténuantes ? Du moment qu’elle risquait la pointe de son petit pied au bord du gouffre — rien que pour regarder — n’aurait-elle pas pu glisser, tomber jusqu’au fond — accidentellement ?
À se replacer ainsi le même tableau devant les yeux, à analyser ses pudeurs et ses sensations, Mme Thiaucourt se démoralisait, faisait elle-même le jeu d’Eva. Son effarouchement honnête s’apaisait et — sans en convenir pourtant — elle regrettait la surprise perdue, la fin de journée malencontreusement interrompue au plus fort du danger. Certainement le roman n’irait pas plus loin. Elle ne s’exposerait plus qu’à bon escient, elle éviterait les tête-à-tête anciens et ne recommencerait pas ses fanfaronnades.
Elle était presque malade à son tour, fatiguée par l’énervement d’un plaisir incomplet, par une surexcitation fiévreuse qui l’empêchait de dormir et qu’augmentait l’impossibilité d’y mettre un terme. Mais dût-elle en souffrir davantage, Luce se jurait de repousser désormais les propositions de Mlle Moïnoff, de ne pas tromper l’homme qui l’aimait et croyait aveuglément en elle.
Serments inquiets et décevants ! Elle avait peur d’elle-même, de ne plus avoir assez de forces quand Eva reviendrait à la charge, s’agenouillerait de nouveau à ses pieds et l’embrasserait. Elle se débattait irrésolue, comme enveloppée de cette tunique de Nessus — cruel symbole de l’amour qui se colle à la chair, qui s’infiltre dans les veines, qui martyrise tout l’être.
Et les dernières phrases de la lettre montraient nettement l’état de son cœur ballotté, partagé entre la volonté de rester honnête malgré toutes les tentations et le désir obsédant de connaître le bonheur promis, — le bonheur coupable.
Luce câlinait son mari, le rappelait par ces mots accoutumés que les autres ne comprennent pas et qui sont comme des baisers cachés. Elle affectait d’être triste, impatiente de le reprendre et le suppliait de ne pas attendre la date d’abord fixée, de revenir tout de suite, aussi promptement qu’il le pourrait. Elle eût tout entrepris pour le décider, pour le sentir près d’elle et s’appuyer sur son bras.
Sa présence seule changerait le cours des idées malsaines qui l’aiguillonnaient, lui rendrait son énergie, l’armerait contre les assauts dont elle avait encore à craindre la secousse affolée.
Et elle lui disait comme en un billet de lune de miel :
« Je t’attends avec une impatience morose qui me fait compter les jours et les heures. Ce n’est pas bien de délaisser à ce point une pauvre petite femme qui a tant d’envie d’être adorée.
« Tu vas revenir, n’est-ce pas ? et nous ne nous séparerons plus jamais.
« J’ai si froid toute seule dans mon grand dodo — malgré les nombreuses couvertures amoncelées — et je te cherche instinctivement auprès de moi en dormant.
« Si cela se prolongeait, je t’assure que je ne connaîtrais plus le chemin de tes lèvres, que je te tournerais impitoyablement le dos comme quand je boude. Ainsi, gare à toi !
« Ce matin, en me réveillant — avant qu’on eût entr’ouvert les rideaux — je me souvenais de cette soirée d’août qui a été le prologue de notre mariage. Ô la tiède nuit, si calme, si pure, où nos chuchotements même faisaient trop de bruit !
« C’était au fond de l’allée des tilleuls alors tout en fleurs, sur la rampe de la terrasse qui domine la Millette. Nous étions assis à côté l’un de l’autre, mais nous n’osions guère nous dire des choses tendres, embarrassés d’être si seuls dans le noir.
« Aucun souffle n’agitait les feuilles. D’en bas, le murmure monotone de la rivière nous arrivait doux et faible comme un accompagnement en sourdine. Dans le ciel lumineux, des étoiles filaient semant de claires fusées d’or. Et comme j’étais encore petite fille malgré mes vingt ans et mes robes longues, je m’écriai tout d’un coup d’un ton étourdi :
— « Faites vite un souhait pendant que l’étoile file et il se réalisera !
« Et après, curieuse de savoir ce que vous pouviez désirer, monsieur, j’ajoutai :
— « Eh bien ! ce souhait !
« Alors tu me pris les mains dans les tiennes — si passionnément — et tu me répondis avec une lenteur de prière vibrante d’espoir :
« J’ai demandé que vous soyez bientôt ma femme, que nous nous aimions durant toute la vie autant et plus encore que nous nous aimons aujourd’hui, qu’il n’y ait rien de moi qui ne soit à vous, que nous confondions désormais nos joies et nos peines et que nous ne nous quittions pas un instant. Dis, veux-tu réaliser ce beau rêve amoureux, ma jolie petite Luce ?
« Et Luce ne fut pas assez sage, monsieur, elle eut bien tort d’épouser un vilain homme qui l’abandonne et méconnaît déjà ses engagements. Allons ! venez au grand galop vous faire pardonner tous vos torts et vous n’aurez pas à vous plaindre de la curieuse d’autrefois. »
Jacques répondit quatre longues pages désolées. Il ne pouvait s’absenter encore de Paris, compromettre de graves affaires en suspens, des travaux qu’il livrait au jour le jour à un journal et il la conjurait d’être un peu plus raisonnable et indulgente, de moins compter les heures.
N’était-elle pas chez les Luxille comme en un paradis ? Ne s’amusait-elle donc plus ou lui cachait-elle quelque chose ? Il l’adorait autant et davantage qu’au beau temps des veillées amoureuses et de leurs premiers aveux mais, hélas ! on ne combat pas pour la vie, selon la rude expression de Darwin, en contemplant toujours les étoiles filantes !
VII
La lettre de Jacques découragea la pauvre petite qui se croyait sauvée, qui s’apprêtait à ouvrir ses bras tout grands à son mari, à se blottir peureusement contre lui. Elle en pleura de dépit pendant toute une nuit et, en la voyant à table, le lendemain, si pâle, avec des yeux rouges et cernés, si maussade et ne parlant presque pas, on s’inquiéta, on l’interrogea. Était-elle souffrante ou avait-elle reçu de mauvaises nouvelles ?
Et quand, harcelée de questions insidieuses, elle eut avoué avec une rougeur de gamine timide la cause apparente de ses gros chagrins, les hommes s’amusèrent beaucoup de cette fidélité exagérée et bonne tout au plus au temps où Pénélope tissait sa fameuse toile. On n’aimait pas un mari à ce point, surtout après plusieurs années de mariage et un enfant. Et elle méritait d’être trompée cent fois plutôt qu’une, pour poser si nettement sa candidature au prix Monthyon. D’abord, c’était très impertinent de réclamer ainsi son époux, de donner tous ces signes d’affliction et d’impatience parce qu’il n’apparaissait pas au premier signal, parce que leur séparation allait peut-être se prolonger huit jours de plus. C’était leur dire, sans la moindre périphrase, qu’ils comptaient moins que des zéros, qu’elle se moquait d’eux comme de sa dernière poupée, qu’elle les jugeait ennuyeux et inutiles.
Et M. de Grenier insinua à mots couverts que l’idole ne méritait peut-être pas d’être autant adorée, autant regrettée. Est-ce que les trois quarts des maris ne profitent pas des « déplacements et des villégiatures » de leurs femmes pour renverser d’un coup de pied le pot-au-feu conjugal et reprendre les habitudes perdues ? M. Thiaucourt ne valait pas mieux que les autres, n’était pas un phénomène dont on expose la tête dans les journaux de famille. Étant homme de lettres, il coudoyait trop de cabotins, trop de bas-bleus qui ont un article à placer pour ne pas être tenté de faire l’école buissonnière et M. de Grenier offrait cavalièrement de parier cent louis contre un sou que les « travaux urgents » du mari de Mme Thiaucourt avaient des cheveux roux, des lèvres maquillées et un nom de drôlesse plus ou moins connu.
— Tenez-vous le pari, madame ? ajouta-t-il en s’inclinant.
Luce recula. Les conjectures perfides de M. de Grenier l’inquiétaient, enfonçaient dans son cerveau endolori des soupçons encore incertains qu’un rien changerait bientôt en certitudes et en rancunes.
Fût-il coupable ou non, eût-il des maîtresses ou demeurât-il honnête, elle en voulait à son mari de l’exposer à être tournée en ridicule, à passer pour une Agnès stupide qu’on plaint et dont on se raille.
Son amour-propre en souffrait. Elle enrageait sourdement à la pensée qu’elle était peut-être une dupe, qu’elle défendait avec tant de vertu son honneur pendant que Jacques la reniait, lui mentait effrontément, galvaudait son cœur en des aventures inavouables.
Et l’enfant gâtée se montait elle-même la tête, amplifiait les choses au pire, sans raisonner une seconde, sans attendre des preuves évidentes et palpables d’un fait avancé en l’air par un soupirant naguère évincé.
Au dessert, elle prétexta une migraine et remonta dans sa chambre.
Eva la rejoignit promptement, déterminée à user des armes nouvelles que lui donnait le hasard et à achever le travail odieux ébauché par M. de Grenier. Elle entra discrètement sur la pointe des pieds, comme affectée du chagrin poignant de son amie et craignant de l’importuner par sa présence. Mme Thiaucourt était assise devant un petit bureau et noircissait du papier avec une anxiété fébrile et les nombreux brouillons chiffonnés et épars autour d’elle sur le tapis attestaient l’état de ses nerfs surexcités.
Mlle Moïnoff se pencha affectueusement par-dessus son épaule et murmura d’une voix caressante :
— Ma pauvre chérie !
Elle ne prononça que ces trois mots, mais avec une émotion si merveilleusement jouée, un accent de pitié si douloureux, une tendresse si passionnée, que Luce éclata en sanglots et se jeta brusquement au cou de son amie, la serrant, l’embrassant comme une consolatrice, comme une sœur. Eva tout doucement essuyait de ses lèvres les paupières grosses de larmes de son amie. Elle la soutenait, la calmait, la suppliant de ne plus pleurer.
— Calme-toi, Calme-toi, disait-elle. Ne suis-je pas là, moi ? Trouves-tu que je ne t’adore pas assez, ma chère ingrate ? Désormais, je t’aimerai davantage, je t’aimerai pour deux et tu ne regretteras pas d’avoir recouvré ta liberté entière, tu oublieras comme un mauvais rêve les déceptions amères que tu ne méritais pas !
Et Luce lui sourit, apaisée, tranquille, remerciant Mlle Moïnoff du regard — un lent et reconnaissant regard qui présageait la défaite prochaine de son être, qui laissait surprendre les aveux que sa bouche n’osait pas encore prononcer…
Mais cette soumission était purement cérébrale et plutôt un élan de sentimentalité qu’un consentement criminel de femme résolue à n’opposer aucune résistance aux mains alertes qui délaceront son corset.
Mlle Moïnoff n’avait réussi qu’à entr’ouvrir la porte de Luce. Il semblait que la jeune femme prît un singulier plaisir à la supplicier à petit feu, à l’exaspérer comme un chien auquel on tend et on retire tour à tour un morceau de sucre. Mise au pied du mur, suppliée de répondre enfin oui ou non, de fixer un terme à cette intolérable situation, Luce tergiversait à nouveau, cherchait à gagner du temps, se dérobait toujours comme épouvantée par l’inconnu, par ce qu’il y avait derrière le dernier obstacle à franchir.
La tête, le cœur, les lèvres ; des baisers, des rendez-vous, des serments, des bêtises, autant qu’Eva le voudrait ; mais que resterait-il après si elles descendaient si vite ensemble les autres échelons, si d’une bouchée elles mangeaient tout leur bien ? Elle appartenait à son amie du bout ambré de ses talons aux cheveux follets de sa nuque — elle le lui jurait sincèrement — mais il lui déplaisait de commettre sa première faute dans ce château où tout le monde se surveillait et qui ressemblait à une maison de verre. Elle n’était, en outre, pas assez préparée à se jeter dans un tel tourbillon. Et toutes ces raisons spécieuses se résumaient en la même phrase finale décourageante : « Plus tard, mais pas encore. »
Au fond, Mme Thiaucourt, dans son désir de rendre dent pour dent à l’homme dont elle s’imaginait être la dupe, touchée aussi par la constance inébranlable d’Eva, n’eût pas demandé mieux que d’ouvrir sa porte toute grande, et ce qui la retenait le plus, ce qui la refroidissait, c’était d’ignorer le terme où s’arrêteraient les transports amoureux de Mlle Moïnoff.
Elle rêvait une sorte de mise en scène violente, la surprise de la bibliothèque si bien close, un assaut suprême triomphant de ses forces, la ravissant, l’entraînant heureuse déjà et pâmée vers le lit où se consommerait sa faute sous l’ombre complaisante des rideaux tirés. Le dénouement s’accomplirait ainsi ou bien jamais. Les femmes longtemps vertueuses ont de ces raffinements profonds qui les sauvent parfois et retardent au moins leur chute.
Et Eva s’entêtait à rôder avidement autour de son amie comme un félin affamé qu’on tient à la chaîne. Aucun homme n’eût adoré et désiré une femme comme elle adorait et désirait la blonde et mignonne créature dont une force obstinée et comme invincible paraissait l’écarter. Elle vidait sa cervelle et s’idiotisait à prolonger cette lutte de tous les instants. Elle ne savait qu’inventer pour prouver son amour à Luce, pour l’émouvoir, pour tromper sa soif dévorante.
Elle achevait les bouts de cigarettes turques que la jeune femme avait fumées, se délectait à coller ses lèvres à la place encore humide de la salive de sa chère cruelle. Elle se levait à l’aube pour aller lui cueillir — à deux lieues du château — dans un jardin d’éclusier, des chrysanthèmes roses qu’elle aimait. Elle portait comme un scapulaire un sachet de satin bleu dans lequel elle avait caché des cheveux ramassés en secret entre les plis des draps, après le lever de Luce.
La nuit, ne pouvant dormir, comme harcelée par d’invisibles et lancinantes piqûres, pieds nus afin de ne réveiller personne, elle venait se coucher à sa porte, écouter le bruit vague et doux de son haleine et dans le silence, pendant des heures entières, égarée, hypnotisée par une ivresse croissante, elle se roulait sur le tapis jusqu’à ce que ses forces fussent complètement épuisées, jusqu’à ce qu’elle se raidît comme morte, les bras inertes et sevrée de toute pensée. Et elle rentrait ensuite à tâtons dans sa chambre, vacillant sur ses jambes, brisée comme après une course terrible mais certaine de dormir lourdement sans songer à rien.
Elle avait maintenant, elle si rose comme un fruit que le soleil n’a effleuré qu’à travers les feuilles, le teint plombé et luisant des poitrinaires et les paupières cernées de larges traits de bistre jusqu’aux pommettes. Plus d’appétit, plus de goût à rien, un ennui morne qui la faisait bâiller à chaque instant ; une apparence de mannequin qui occupait une chaise dans le salon ou dans la salle à manger mais qui ne prononçait pas une parole. Et elle ne ressuscitait à la vie que lorsqu’elle se retrouvait seule auprès de Mme Thiaucourt.
Cette exaltation désordonnée inquiétait Luce, et en voyant le changement de son amie, en scrutant les ravages de la maladie, elle avait un remords véritable, elle se reprochait de ne pas avoir repoussé au début les avances d’Eva, de s’être montrée coquette et engageante, d’avoir soufflé sur le feu qui flambait aujourd’hui comme un inextinguible incendie.
Elle qui n’avait jamais fait de mal à personne, jamais refusé l’aumône à un pauvre dans la rue, ne se montrait-elle pas bien dure, bien inexorable pour cette belle enfant qui se mourait de trop l’idolâtrer ? Pouvait-elle sans pitié prolonger ces angoisses muettes, repousser encore, repousser toujours l’amoureuse qui revenait malgré toutes les tortures subies, qui ne se lassait pas de souffrir et qui espérait en elle comme une religieuse dévote en son Dieu qui la récompensera, qui lui accordera les délices du Paradis ? Pour qui serait-elle charitable et bonne si ce n’était pour Eva qui lui témoignait une affection de tous les instants, depuis la soirée lointaine où Mme de Tillenay les avait présentées l’une à l’autre ?
Malheureuse d’un côté de sentir son amie en proie à une aussi irrémédiable démence, s’obstinant d’un autre à ne point céder, ballottée à droite et à gauche par un remous pareil, elle ne dormait pas plus que Mlle Moïnoff, elle avait aussi les yeux cernés et les joues pâles. Et, maintes fois pendant ces nuits où Eva se traînait à sa porte, entendant les soupirs, le froissement de son linge, elle se dressait sur son séant, elle écoutait et sautait tout à coup à bas du lit, décidée à lui ouvrir, à la recueillir dans ses draps bien chauds contre elle, à réchauffer la pauvre petite-folle comme une maman câline. Pourtant, elle ne tournait pas la clef, elle se recouchait bien vite, échappant encore à la tentation, mais avec peine, avec une colère latente contre elle-même, contre sa nature hésitante et timide.
Il fallait se dégager d’une façon ou d’une autre de cette stagnation intolérable, de ces essais infructueux qui n’aboutissaient à rien et qui les détraquaient toutes les deux inutilement. Eva risqua sa dernière chance.
Un jour, pendant une promenade dans le parc, elle confessa à Mme Thiaucourt les liens secrets qui l’attachaient à Jeanne de Tillenay. Elle mit tout son cœur au vif et lui raconta la vie passée — leur liaison libertine, d’abord au couvent, puis chez leurs parents et que n’avait pas interrompue le mariage de Mlle de Luxille. Elle lui lut les lettres d’amour toquées, remplies de détails obscènes, de souvenirs extasiés, d’appels inassouvis — comme brûlées par la flamme superbe d’un feu de joie — que Jeanne lui écrivait depuis sept ans.
Donc, c’était en vain qu’Eva avait sacrifié ce bonheur, renoncé à ces voluptés pour n’appartenir qu’à son amie nouvelle ; c’était en vain qu’elle avait trompé et repoussé sans pitié Mme de Tillenay. Luce ne prêtait pas plus d’attention à ses prières qu’aux feuilles sèches roulées par le vent en tourbillons dans les allées. Il lui suffisait d’être une idole froide devant laquelle on s’agenouille et dont aucune émotion ne ternit les prunelles d’émail.
Aimait-elle quelqu’un en ce monde ? Son cœur battait-il seulement dans sa poitrine immobile ?
Et puisque rien ne l’apitoyait, ne l’aiguillonnait, puisqu’elle avait moins de sens encore que de cœur, puisqu’elle prétendait se garder intacte et virginale pour un mari infidèle, Eva abandonnerait son rêve, reviendrait à la maîtresse longtemps négligée, aux sensations anciennes absurdement dédaignées. Luce l’approuverait, n’est-ce pas, d’être aussi sage, aussi raisonnable et Jeanne serait bien heureuse de reconquérir l’ingrate à force de baisers. Mme Thiaucourt l’interrompit avec des yeux mouillés de larmes.
— Je ne le veux pas… Tu m’appartiens et tu n’appartiens qu’à moi, méchante qui ne sait pas deviner qu’on l’aime et qu’on l’aime encore, qu’on ne pense qu’à elle, qu’on n’a plus que la force de lui donner tout ce qu’elle voudra prendre.
Elle prononça très lentement ces derniers mots d’une voix faible qui s’entendait à peine, et Eva transportée en savoura sur ses lèvres les promesses exquises. Ce long baiser raffiné, fou, insatiable qui les anéantissait en même temps dans un frisson de plaisir renaissant et maladif, les grisa tellement qu’elles chancelèrent et durent s’asseoir dans l’épaisse toison de feuilles amoncelées sur l’herbe.
Le soleil de cette fin de journée d’automne était aussi pâle, aussi doux qu’une clarté de cierge. Entre les troncs des arbres verdis de mousse et les statues de marbre, la nappe verte de l’étang transparaissait reflétant les nuages gris et les passées d’oiseaux voyageurs qui s’enfuyaient à tire-d’aile. Les feuilles tournoyaient incessamment dans l’air, rouges et dorées. On entendait des sifflements de merles. Et le vent charriait des odeurs humides d’allées défeuillées, de chrysanthèmes refleuris, d’herbes à demi sèches, des odeurs amollissantes qui montaient au cerveau et poussaient à s’aimer.
Puis le crépuscule tomba, augmentant le mystère de ce paysage d’octobre, enveloppant comme d’une gaze bleuâtre les deux amoureuses si rapprochées, si enlacées qu’elles ne faisaient qu’une tache claire sur l’herbe rousse. Et cette ombre croissante les enhardit davantage, leur donna l’illusion d’une alcôve odorante où personne ne pouvait les surprendre, où les baisers appellent de nouveaux baisers moins sages, où l’on appareille vers des apothéoses plus radieuses.
Elles ne sentaient pas le froid de l’heure tardive traverser leurs robes légères, elles oubliaient le monde entier dans leur ravissement partagé et au milieu de ces parfums puissants, Eva ne respirait que l’odeur subtile et persistante qui s’exhalait des vêtements de Luce comme d’une fleur inconnue de conte bleu, une fleur marine que découvre le flux.
Et les heures s’écoulaient ainsi sans qu’elles eussent le courage de rentrer au château, de quitter cette couche de feuilles mortes où leurs corps avaient creusé comme un large nid.
Elles ne revinrent qu’à la nuit.
On n’attendait que leur retour pour se mettre à table, et l’on commençait déjà à s’inquiéter de cette disparition prolongée, mais elles inventèrent une histoire de promenade trop longue, de paysan qui leur avait mal indiqué leur chemin et, sauf Mme de Tillenay qui comprit à l’allure triomphante d’Eva tout ce qui s’était passé entre elles, personne ne soupçonna la vérité.
— Eh bien, murmura ironiquement à mi-voix Mme Thiaucourt, dans la soirée, au moment où elle servait le thé avec Eva, est-ce que vous avez toujours l’intention de me préférer Jeanne ? Ce serait si raisonnable et si sage !
Mlle Moïnoff lui répondit sur le même ton, en riant :
— Ne dis plus cela ou je t’embrasse devant tout le monde comme dans le parc !
Et durant toute la soirée elles se taquinèrent gaiement, se brouillant pendant cinq minutes, affectant de flirter avec M. de Grenier ou avec la baronne de Millemont, ayant le diable au corps, et de temps en temps, comme de jeunes mariés que surveillent des grands-parents, s’envoyant des baisers derrière leur éventail et se disant très vite dans une embrasure de fenêtre :
— Je t’aime, je t’aime, je t’aime !
VIII
Jeanne déplorait amèrement la bêtise qu’elle avait faite dans ses calculs intéressés en lançant Mlle Moïnoff sur cette piste amoureuse. Oh ! se répéter à tous les instants de la journée et de la nuit qu’elle avait perdu par sa propre faute, qu’elle avait cédé elle-même à une autre femme, la seule créature au monde qui lui eût encore procuré de complètes jouissances, qui eût enfiévré son cœur ; qu’elle avait sacrifié son bonheur à de misérables questions d’héritage ! Pourrait-elle l’arrêter, enrayer à temps la passion affolée dont elle lisait les stigmates sur les traits d’Eva, dont elle analysait avec un enragement de ses sens exaspérés les progrès croissants ?
Comme ces blasés qui ont besoin pour aimer de l’excitation des épices ou des gravures libertines, Mme de Tillenay s’était reprise à idolâtrer son ancienne amie, en suivant jour par jour l’intrigue ébauchée entre Eva et Mme Thiaucourt. Il lui semblait revivre en arrière, revoir la jeune fille au couvent de Saint-Joachim exigeant des serments, se tordant en des crises de larmes et plus tard l’emportant, le jour même de son mariage, la voulant à elle avant qu’elle appartint à un autre.
Jeanne ne s’y trompait pas. Elle connaissait trop bien ces fauves regards incendiés de désir, ces grands cernes de bistre qui la balafraient jusqu’aux pommettes, ce tremblement machinal des doigts et des lèvres et ces pâleurs de malade. La blessure était irrémédiable. Ce qu’elle s’était imaginé stupidement devoir être un passe-temps, un caprice qui s’en va comme il est venu, avait tout de suite été de l’amour vrai et grave.
Et Eva aimait à présent cette péronnelle adroite comme elle n’avait jamais aimé personne. Elle était fidèle et tenace, elle supportait ces résistances, ces ennuis sans rebrousser chemin, sans chercher ailleurs comme autrefois des consolations faciles. Et elle ne daignait même plus regarder ses premières amies, elle bâillait et se levait quand elle se trouvait avec Mme de Millemont ou avec Jeanne, rayées du programme comme des infirmes ou des laiderons.
Alors Jeanne compta sur la vertu infrangible de Mme Thiaucourt pour harasser Eva et leur ramener enfin la coureuse guérie et repentante. Elle souhaita le retour du mari, elle lui écrivit même en cachette des lettres aimables qui l’exhortaient à rejoindre sa femme.
Mais tout se retournait contre elle d’une façon dérisoire.
La cousine Eudoxie qu’elle comblait de prévenances hypocrites, qu’elle dorlotait comme une fille affectueuse dorloterait sa mère, qu’elle accompagnait aux offices et à laquelle elle demandait continuellement des conseils, flattant ses manies de vieille, ne répondait qu’à demi à ces avances nombreuses et comme avec une méfiance mal dissimulée. Et lorsqu’au milieu de leurs conversations Jeanne essayait d’attaquer Mme Thiaucourt, laissant cauteleusement entendre qu’elle savait bien des choses peu édifiantes sur son compte, que Luce avait d’abord trompé son mari avec M. de Grenier et se compromettait à présent d’une façon honteuse avec Mlle Moïnoff, la vieille haussait les épaules et lui répondait d’un ton cassant comme un coup d’éventail appliqué sur les doigts :
— Ma chère petite, vous êtes une peste !
Et la bonne cousine, trop honnête, trop campagnarde pour connaître certains vices et s’expliquer les réticences de Mme de Tillenay, se disait en hochant sa tête blanche que le monde était vraiment méchant de jeter ainsi de la boue sur toutes les robes et de reprocher comme une faute à une pauvre petite femme d’aimer une jolie fille presque de son âge et si tendre pour son baby. Et il lui tardait de quitter ce château où elle étouffait, de reprendre son existence casanière et tranquille avec ses deux petites orphelines, de trottiner dans les allées du jardin et dans les chambres de sa maison silencieuse où flamberaient des feux clairs de bûches au fond des cheminées, où elle se coucherait après son dîner — autant pour dormir que pour rêver des chers absents.
Déçue de ce côté comme elle l’avait été de l’autre, lasse enfin de s’entêter dans une lutte infructueuse dont les résultats l’accablaient, Mme de Tillenay chercha des distractions avec une sorte d’emportement.
Mais ni M. de Grenier, avec lequel elle parcourut toutes les étapes de l’amour sans rien lui refuser, sans rien omettre, désireuse de comparer les sensations que procure un amant jeune et robuste aux grandes joies déjà goûtées en des étreintes féminines moins brutales et moins courtes ; ni la baronne de Millemont, qu’elle débaucha facilement à nouveau et qui se prêta à ses exigences voluptueuses, ne parvinrent à combler le vide insondable de son cœur, à lui faire oublier le couple qui la bravait.
Et sa jalousie fut au paroxysme lorsque, à la gaieté triomphante, aux regards luisants, aux couleurs revenues sur les traits de Mlle Moïnoff et aussi aux moues drôlettes, au changement de Luce, elle comprit que la page était tournée, que la jeune femme avait perdu enfin la partie.
Jeanne se contint cependant et attendit le lendemain pour avoir une explication avec Eva.
Elle entra le matin dans sa chambre tandis qu’elle se coiffait. Mlle Moïnoff était ravissante ainsi avec ses longs cheveux dorés qui couvraient ses épaules nues, ses bas de soie rouge et sa chemise transparente, que rosaient les reflets de sa chair. L’air était attiédi par un grand feu, et l’on y respirait une légère et indéfinissable odeur de poudre de riz et de femme qui sort de son lit. Cela redoubla la colère de Mme de Tillenay, qui, sans lui dire seulement bonjour, s’écria, d’une voix saccadée et sifflante :
— Tu devines, j’espère, pourquoi je suis venue te déranger ?
Eva posa son peigne sur la toilette d’un geste indolent.
— Non, ma chère petite, et si c’est pour une partie quelconque, je te demande grâce d’avance, car je ne sais ce que j’ai ce matin et suis tout endolorie.
— Les suites de ta nouvelle conquête ! ricana Jeanne en la dévisageant d’un air insolent.
— Jeanne ! interrompit Mlle Moïnoff avec hauteur, je ne te permets pas de parler ainsi.
— Vraiment, vous auriez la prétention de m’empêcher de dire ce que j’ai sur le cœur, de vous reprocher, après tout ce que vous m’avez juré, votre conduite indigne avec cette espèce de Mme Thiaucourt que je n’aurais jamais dû recevoir chez moi, qui n’est même pas jolie et qui vous préférera demain n’importe quel amant !
Elle débita cette longue phrase rageuse très vite, en mangeant la moitié des mots et en retenant des sanglots qui lui montaient à la gorge.
— Je crois que tu deviens folle, ma chère !
— Et c’est cette femme que vous aimez à en délaisser toutes vos autres amies. Une femme qui a un enfant, qui adore son mari, qui n’est pas de notre monde. Tout cela parce qu’elle a eu l’habileté insigne de vous tenir la dragée haute, de poser pour une vertu ! Je ne vous reconnais plus, mademoiselle, et vous auriez mieux fait de vous marier que d’en arriver à ce degré de ridicule.
Eva se taisait et, comme n’écoutant plus les récriminations violentes de Mme de Tillenay, elle se tourna vers sa glace et recommença à se coiffer. Cette indifférence tranquille bouleversa Jeanne. Elle eût voulu lui arracher des cris de dépit, l’exaspérer, l’humilier, et sa colère se heurtait comme à un bouclier d’acier, se glaçait devant l’impassible froideur de Mlle Moïnoff. C’était pire que d’être souffletée au visage, d’être jetée à la porte, et elle pleura, abattue, tremblant d’avoir irrémédiablement offensé son amie.
— Que t’ai-je donc fait pour me traiter aussi méchamment ? gémissait-elle. Depuis que tu m’as appris ce qu’était l’amour, je t’adore de toutes mes forces, de toute mon âme ; je t’ai obéi toujours, moi qui n’obéissais à personne ; je n’ai consenti à vivre avec mon mari qu’à la condition que tu aurais sans cesse ta place entre lui et moi, et j’aimerais mieux mourir que de te perdre !
Elle s’approcha d’Eva et couvrit de baisers la nappe ondoyante de ses cheveux.
— Oh ! dis-moi que tu me pardonnes, disait-elle, que tu aimes comme autrefois ta petite femme ?
— À quoi bon te mentir ? répondit Mlle Moïnoff, que cette scène impatientait et énervait, et à quoi cela nous avancerait-il de nous essouffler à rallumer un feu éteint ? Je te promets d’être toujours ton amie, mais rien que ton amie. Le passé ne peut me faire oublier le présent et toi-même tu me répondrais aujourd’hui la même chose si tu avais comme moi le bonheur d’être aimée, et si je venais t’en demander compte et te supplier d’y renoncer ! Avoue, ma chère, que j’ai raison en te disant cela. Est-ce qu’on peut être fidèle toute la vie, et ne nous sommes-nous pas trompées cinquante fois même au plus blond de notre lune de miel ?
— Mais ce n’était pas comparable à ton amour pour cette femme — reprit Jeanne — tu me revenais alors plus tendre, plus aimante, et je sens bien que désormais tu ne me reviendras plus, tu ne lui échapperas pas, à elle, comme tu échappais aux autres.
Eva fut alors brutale comme un passant qui cherche à se débarrasser des obsessions d’une mendiante.
— Je fais ce qu’il me plaît, dit-elle, et nous perdons notre temps en des discussions inutiles. J’adore Mme Thiaucourt plus que je n’ai jamais adoré personne — même toi, — qui cependant as été ma première passion. Je ne sais pas de force qui soit possible de nous désunir, de nous séparer l’une de l’autre. Par conséquent, laissons cela de côté et qu’il n’en soit plus jamais question entre nous si tu tiens à mon amitié. Est-ce convenu ?
Mme de Tillenay, pâle comme si elle eût reçu une blessure en plein cœur, les lèvres contractées, car elle se les mordait furieusement pour ne pas sangloter derechef, sortit sans lui répondre et elle courut comme une folle se verrouiller dans son appartement.
Et durant toute la matinée elle se promena de long en large, piétinant comme une bête en cage, se traînant sur les meubles et en déchirant l’étoffe de ses doigts crispés, cassant à coups de cravache les bibelots qu’elle préférait comme si à leur place elle eût tenu son ennemie.
Elle monologuait tout haut. Elle épuisait contre Luce tout ce qu’elle savait de mots sales et de jurements orduriers. Elle roulait mille projets de vengeance dans sa cervelle bouillante et voyait rouge en se remémorant la déclaration si précise de Mlle Moïnoff.
Ô la misérable, ô la détestée intrigante qui entravait ses moindres projets avec sa tête de Sainte Vierge idiote, qui lui volait l’héritage de la cousine Eudoxie, et, pas encore assez satisfaite de ce beau coup, s’en allait lui voler ensuite le cœur d’Eva ! Il était regrettable que M. de Tillenay ne valût pas la peine d’une coquetterie, car Mme Thiaucourt l’eût accaparé aussi après le reste, comme elle accaparait la fortune et les amants des autres ! Mais elle s’en repentirait bientôt — et Eva avec elle ; — elle leur apprendrait qu’on ne joue pas avec les nerfs d’une femme, qu’on ne la jette pas au diable comme une guitare usée quand on en a cassé toutes les cordes une à une, quand on s’en est servi sans trêve pour se faire la main. Et Jeanne résolut de n’être ni bête ni clémente.
IX
Pendant une semaine entière et dès le premier jour elle se maîtrisa, trompant même Mlle Moïnoff par son apparente insouciance et presque aimable avec sa cousine Luce, comme si elle eût pris philosophiquement son parti de cette liaison impossible à dénouer.
Eva, malgré sa connaissance si subtile des femmes, s’imaginait qu’elle avait maté par sa franchise rude l’irritable et obsédante créature et que Mme de Tillenay se consolait déjà de ses déboires en quelque nouvelle passion. Et rassurée, elle se livrait tout entière à son amour, elle goûtait sans crainte les délices de ce roman commencé comme une idylle antique au bord d’un étang endormi dans un crépuscule odorant d’octobre et donnant ensuite à s’y méprendre l’illusion adorable d’une lune de miel tendre et joliment corrompue.
C’était elle qui déshabillait Luce — le soir — dans la chambre bien close où les bougies éclairaient vaguement les oreillers du grand lit. Et quels déshabillages ! La robe qui tombait d’abord avec un froufrou d’étoffe chiffonnée, le corset qu’elle délaçait comme maladroitement et en embrouillant les nœuds, en mordillant de baisers la nuque découverte de la chère aimée pareille à un gamin avec son pantalon très court et ses bas de soie, la chemise de batiste qui apparaissait enfin serrée comme une armure contre les jambes et contre la gorge d’un mouvement de craintive pudeur. Elles riaient comme des folles, elles se poursuivaient à travers la vaste pièce, semant à droite et à gauche les houppettes de poudre de riz, les jarretières, les dentelles, tout ce qui leur tombait sous la main, jusqu’à ce que rendue, emprisonnée dans les bras d’Eva, Luce se laissât porter dans le lit, étendît sur les draps blancs son corps souple, blondi par la lueur tremblante des candélabres. Et les caresses d’Eva partaient des lèvres, fourrageaient dans toute cette chair liliale, s’oubliaient dans tous les replis, dans toutes les fossettes pour venir enfin humecter les ongles mignons des petits pieds, ne s’arrêtant pas parce que Luce se défendait avec des cris fâchés, disant :
— Oh ! finis, finis donc, ou tu trouveras la porte fermée cette nuit !
C’était elle qui attendait que tout le château fût endormi pour rejoindre Mme Thiaucourt, dont la porte était entre-bâillée, et elles étouffaient mutuellement leurs rires et leurs exclamations heureuses, elles soulevaient de temps en temps le rideau, afin de voir si l’aube chassait déjà les étoiles, s’il fallait mettre les baisers doubles et se séparer bien vite. C’était elle qui pendant le bain lui lisait des livres amoureux, dérobés dans la bibliothèque et qui la sortait toute frissonnante de la baignoire, la frottant de serviettes fines, la poudrant de poudre d’iris des pieds à la tête. C’était elle qui la coiffait le matin, ravie de plonger ses mains dans cette toison superbe de blonde et l’étalant devant la glace comme une poignée de rayons. Elles vivaient comme en une contrée de rêve où ne sonnent que des heures d’absolue béatitude, où le ciel est toujours bleu, où l’on se figure en des désirs inapaisés combien l’éternité doit être bonne et douce à ceux qui s’aiment, où l’on regrette seulement que tout ne s’arrête pas, qu’il ne soit pas possible de s’idolâtrer à toutes les secondes du jour et de la nuit.
Cependant la saison s’avançait et, pour profiter des derniers beaux jours, pour enterrer l’automne dans une partie joyeuse, Jeanne organisa avec M. de Guermandes un « rallye paper » auquel on invita tous les voisins du château. On devait aller au diable vauvert par les bois et les herbages et déjeuner sous les pommiers dans un moulin des environs. Cela promettait d’être très amusant. Mme de Tillenay désigna elle-même les chevaux que chacun monterait, et Luce eut pour sa part une jument de demi-sang assez ombrageuse qui était à l’écurie depuis peu de temps.
— Je vous gâte, ma chère petite, lui dit Jeanne en lui montrant dans son boxe la bête qu’elle lui destinait, et elle ajouta mielleusement : Personne ne sera mieux monté que vous !
De fait, cette jument nerveuse et fine avait un aspect extrêmement coquet avec sa robe alezane aux reflets dorés que le soleil éclairait, sa tête allongée et sa croupe ronde et ferme. Elle séduisit aussitôt Mme Thiaucourt qui remercia sa cousine de son attention affectueuse. Et lorsque Eva la questionna, lui demanda avec une inquiétude instinctive si elle se sentait assez bonne écuyère pour accepter la première bête venue, Luce changea de conversation d’un air vexé et n’avoua pas qu’elle sortait de la veille du manège et était encore une écolière absolument inexpérimentée. Mais il lui plaisait d’être fanfaronne, de poser un peu dans son amazone neuve et d’être jugée par Mlle Moïnoff comme une « sportswoman » accomplie.
Aussi, à peine fut-elle en selle le lendemain que, malgré les recommandations d’Eva, elle commit l’imprudence de taquiner de la cravache et du filet la jument qu’une excitante ration d’avoine mêlée de cidre avait aguichée. Elle s’ébroua, hennit, se cabra, secouant son mors blanc d’écume et tout à coup, comme les chiens aboyaient autour d’elle, se lança d’un bond affolé et partit droit devant elle comme une flèche. Mme Thiaucourt poussa un cri d’angoisse et on la vit un instant blême, se cramponnant à la fourche de la selle et ayant lâché les brides. Le vent avait emporté son chapeau et son chignon dénoué s’éparpillait en mèches emmêlées.
Les cavaliers se précipitèrent à fond de train dans l’allée, mais la bête emballée avait une trop grande avance sur eux et les laissait piteusement en arrière.
— La pauvre enfant est perdue, dit M. de Grenier.
Sur le perron du château, Mlle Moïnoff hurlait et se débattait dans une crise violente, entourée de femmes qui lui faisaient respirer des sels et lui tamponnaient le front de compresses mouillées. On attendait anxieusement le dénouement dans un silence morne que coupaient seules les plaintes aiguës d’Eva.
Et Mme de Tillenay, immobile, médusée, regardait dans le vide, ayant une terreur horrible, un remords poignant, n’osant pas songer que peut-être on allait rapporter le corps inanimé et saignant de cette jolie femme condamnée par elle si criminellement pour une insignifiante et malpropre histoire de jalousie. Ne l’accuserait-on pas ? N’apprendrait-on pas que tout à l’heure elle avait apporté elle-même à la jument un seau plein d’avoine et de cidre ? Eva, quand elle reprendrait ses sens, ne se dresserait-elle pas comme un juge inflexible qui lui demanderait compte de sa faute et l’accablerait devant tout le monde ?
Elle eut un instant la tentation de s’enfuir, de disparaître au milieu de ce désordre où son absence ne serait pas remarquée et d’aller se noyer dans l’étang dont les larges nénuphars l’eussent abritée et cachée. Mais l’idée de mourir à son âge l’épouvanta et elle attendit comme les autres la fin de ce drame.
Enfin, M. de Grenier et M. Charvet apparurent au loin, portant lentement Mme Thiaucourt qui semblait morte et suivis de toute une foule tumultueuse de paysans dans laquelle tranchaient vigoureusement les habits rouges des invités. On les rejoignit aussitôt en courant. Luce n’était qu’évanouie et contusionnée. Par un véritable miracle, en sautant une haie, elle avait roulé avec la jument dans un champ fraîchement labouré sans se faire d’autre mal que de légères ecchymoses. Et si la secousse cérébrale n’avait pas été trop violente pour ce frêle organisme, si elle n’avait pas de lésion interne, la jeune femme en serait quitte pour quelques jours de fièvre.
La cousine Eudoxie prévint Jacques par un télégramme, et il arriva dans la nuit, torturé par une inquiétude mortelle.
X
Quand après plusieurs nuits de délire où l’on désespérait de la sauver, la malade eut comme un réveil confus de son intelligence longtemps engourdie par la fièvre, lorsque sa tête moins pâle put se dresser sur l’amoncellement des oreillers, il flotta dans ses yeux une stupeur de se voir là, entourée de figures anxieuses qu’elle reconnaissait une à une.
On marchait sur la pointe des pieds, on chuchotait à mi-voix pour ne point la fatiguer par des bruits trop forts et une odeur fade de tisane imprégnait l’atmosphère.
Et peu à peu, comme si encore somnolente, elle sortait d’un rêve très profond, elle se rappela tout ce qui lui était arrivé et l’accident terrible qui avait interrompu en pleine joie sa passion coupable. Cette violente secousse — la bataille avec la mort — l’avait tout assagie et retournée.
Ce qu’elle éprouvait était étrange.
Il lui semblait être au retour d’un interminable voyage pendant lequel on a vieilli beaucoup, on a goûté des choses inconnues, on a couru des dangers et traversé des contrées heureuses, des paradis où l’on oubliait le reste du monde, où l’on demeurait comme emmaillée par d’invisibles liens. Tout cela datant de très loin comme une histoire fabuleuse à présent finie. Il ne lui en restait au cœur ni amertume, ni regret, ni désir. Seulement le bonheur extrême de se rattacher à ce qui avait été sa vie avant ces aventures, d’embrasser du regard l’horizon limité du passé, de reprendre possession du logis abandonné, des amis imprudemment délaissés pour de chimériques tendresses, de se reposer enfin bien paisiblement sans aucune déception.
Et elle rougit prise d’une soudaine pudeur en distinguant dans le clair-obscur de la chambre sur le même plan son mari changé par les veillées successives qu’il avait passées à son chevet avec l’effroi continuel de la perdre, la bonne vieille cousine lasse aussi et boitant plus qu’à l’ordinaire et ayant tant de bonté, tant de tristesse au fond de ses prunelles affaiblies, et entre eux, Eva Moïnoff qui s’était fait une espèce de costume de garde-malade et avec son tablier à bavolets, sa coiffure ajustée au galop ressemblait à quelque petite-maîtresse coquette comme on en voit dans les estampes du siècle dernier. Elle se sentait protégée, comme garée de dangers nouveaux depuis que Jacques était là, depuis qu’elle entendait le son familier de sa voix. Elle aimait son mari plus qu’auparavant et sans s’expliquer pourquoi et comme si rien ne s’était passé entre elle et Mlle Moïnoff, comme si elle eût compris l’inanité des calomnies inventées à plaisir contre l’honnête homme dont elle portait le nom.
Et, le soir, lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, tandis que la cousine Eudoxie et Eva se reposaient de leurs fatigues, elle appela doucement M. Thiaucourt et lui ayant pris les deux mains, l’attira contre son lit.
— Enfin te voilà, murmurait-elle d’une voix émue, embrasse-moi donc, embrasse-moi plus fort, cela me guérira plus vite que tous ces mauvais remèdes dont on me sature.
Elle lui mit ses bras autour du cou, et Jacques pleurait de joie en la couvrant de baisers.
— Jure-moi, continua-t-elle haletante, tant son cœur battait — que tu m’as toujours aimée comme tu m’aimes en ce moment, que tout ce qu’on me disait contre toi était faux — ô les vilaines gens qui mentaient, — que tu ne me trompais pas avec d’autres femmes…
— Te tromper, ma chère adorée, interrompit M. Thiaucourt, avec une violence indignée, te tromper toi qui remplis toute ma vie, qui es mon unique pensée, mon unique rêve, qui me rends heureux et triste au gré de ton sourire, que j’aime par-dessus tout, parce que tu es la plus jolie et la meilleure ! Te tromper ! Mais comment de tels soupçons ont-ils pu attrister seulement une seconde ton pauvre cœur, comment ne me l’as-tu pas écrit franchement, comment n’as-tu pas deviné entre les lignes de mes lettres combien je m’ennuyais, combien je souffrais d’être retenu loin de toi comme par un boulet de galérien, d’être privé de ta vue et de tes tendresses ?
Luce le laissa parler, recueillie et pénétrée jusqu’au fond de l’âme par cette protestation passionnée qui lui rendait ses forces atrophiées, qui la régénérait comme un baume salutaire. L’aveu de sa faute lui remontait aux lèvres, et elle se trouvait indigne d’être ainsi aimée, ainsi exaltée, elle qui n’était plus honnête, qui avait foulé aux pieds et souillé d’une tache boueuse son honneur de femme.
— Pardonne-moi si je t’ai fait de la peine, s’écria-t-elle. On ne devrait point douter des absents aimés, et pourtant j’ai douté de toi, j’ai ajouté foi aux odieuses, aux stupides insinuations dont tout le monde ici s’amusait et se délectait. Pardonne-moi d’avoir été ingrate à ce point. J’étais toute seule, inquiète, harcelée par les uns, par les autres. Je ne savais pas ce que tu devenais, pourquoi tu ne quittais pas Paris. Oh ! ne nous quittons plus désormais, serrons-nous bien dans la vie, car il est trop dangereux, trop mauvais d’être séparé de ceux qu’on aime.
Elle répéta plus lentement :
— Nous ne nous séparerons plus, mon Jacques ?
— Je te le promets, mon amour, fit-il.
Il s’assit sur le lit, lui tenant toujours les mains qui brûlaient les siennes. Et Luce reprit d’un ton d’enfant gâtée qui ne souffre aucune objection :
— Écoute, dès que je serai mieux, dès que je pourrai seulement hasarder quelques pas à ton bras, je veux que nous quittions le château, que tu m’emmènes loin d’ici chez notre vieille cousine, où je me rétablirai tout de suite, rien qu’avec elle, toi et bébé. J’ai hâte de partir, de ne plus être mêlée à ce monde-là qui pervertirait un saint, qui a tout fait pour nous désunir à jamais.
Elle attira son visage plus près du sien, et si bas qu’il l’entendait à peine, elle lui confessa — mais sans tout lui dire cependant — dans quelle voie dangereuse Mlle Moïnoff avait tenté de l’entraîner par tous les moyens et toutes les séductions. Elle lui apprit la conduite que menait Mme de Tillenay, la façon habile avec laquelle on l’avait entraînée et initiée aux choses dont auparavant elle ne savait pas le premier mot. Et comme elle le vit désespéré, assombri par ses révélations imprévues, elle arrêta là ses confidences repentantes et lui cacha le reste.
— Tu as bien failli perdre le cœur de ta petite femme, dit-elle seulement, mais il t’appartient encore et plus que jamais !
Alors il eut un élan de reconnaissance qui tortura la pauvre Luce plus que des reproches amers, plus que des paroles de haine et de colère et l’étreignant follement comme pour la reprendre, pour l’envelopper et la préserver tout entière des autres contacts, il lui dit :
— Oh ! oui, nous partirons et nous ne nous séparerons plus, c’est moi qui te le jure, ma chère, ma bien-aimée petite femme !
La cousine Eudoxie les devança avec l’enfant, et la semaine suivante, les mariniers qui descendaient le canal sur leurs chalands, purent apercevoir à l’une des fenêtres de la maison qu’ils connaissaient tous, une jolie tête pâle de convalescente qui souriait dans la mélancolie des derniers soleils à un rêve ignoré, et de temps en temps se retournait pour chercher, pour voir encore derrière elle quelqu’un qu’elle devait bien aimer…
Luce était sauvée.
QUATRIÈME PARTIE
I
— Vous ferez porter ces fleurs à Mlle Suzette Rivière, aux Nouveautés, dit Mme de Tillenay en désignant du doigt une adorable corbeille de roses thé et de violettes, au-dessus de laquelle était épinglé un oiseau-mouche aux ailes lumineuses.
— De quelle part ? demanda discrètement la demoiselle de magasin qui ne comprenait pas.
Sans répondre, Jeanne lui tendit sa carte.
— Vous comprenez bien, à Mlle Suzette Rivière, au théâtre des Nouveautés.
Depuis une semaine, elle ne manquait pas une représentation de Madame Sabretache, la nouvelle opérette de Denys Moncoq, une bouffonnerie spirituelle et gaie, où revivait cette jolie époque folle des étoffes à ramage, des paniers, des mignardes têtes poudrées et de l’amour fantaisiste et doux. L’amour devenu toute la vie. Il y était question d’une cabaretière friponne qui pour berner un traitant chauve, se substituait crânement à la Camargo et courait le guilledou comme si elle n’avait fait que cela dès l’âge où l’on prend le menton aux filles et où elles attendent la suite du premier baiser. Enlèvement au clair-de-lune, souper galant dans une petite maison close, et prétentaine aventureuse aux Porcherons, rien n’y manquait, et la musique légère, alerte, avait comme le poème un entrain endiablé avec l’on ne savait quoi de vieillot, de subtil comme l’air d’un menuet fredonné par des lèvres de grand’mère ou l’odeur d’un sachet oublié au fond d’un tiroir.
Suzette Rivière jouait dans cette pièce un rôle de petit abbé galant, tout petit, tout petit, qui donnait de la tête étourdiment à travers les intrigues amoureuses, qui suivait chaque cotillon et se mourait d’amour pour chaque belle. Dieu sait dans combien d’alcôves il oubliait son livre d’heures ! Et quel livre d’heures ! les contes de Boccace annotés sans orthographe par des mains de danseuses ! Suzette semblait vraiment échappée d’une toile de Watteau avec son air déluré, sa figure rose trouée de fossettes, sa bouche gourmande et sa perruque poudrée. L’abbé mettait une élégante tache noire dans le fouillis des robes claires, des grands peignoirs à falbalas. Une tache sémillante, papillotante, allante et virante qu’on revoyait tout le temps et qui amusait. Puis, la petite avait une façon si cavalière de dire ses couplets avec une voix grêle — toute pleine de sous-entendus — elle avait un air si fripon, si prometteur quand elle effleurait au passage un bout d’épaule décolletée ou une nuque blonde, quand elle saluait d’un pan de nez très insolent mais bien peu orthodoxe l’arrivée du mari mécontent, quand, avec la cabaretière sur ses genoux, elle prenait phrase par phrase et baiser par baiser sa première leçon d’amour.
Jeanne, qui était venue avec son mari et la baronne de Millemont, en eut comme un éblouissement et elle harcela de questions M. de Guermandes qui leur avait demandé après le deuxième acte une place dans leur loge. Les potins méchants qu’il raconta de sa voix traînante augmentèrent encore la curiosité et la fièvre de Mme de Tillenay. Quoi ! cette gamine qui venait d’avoir son accessit au Conservatoire était aussi vicieuse, aussi faisandée que cela. La meilleure élève de Jane Darmont qui l’avait dressée à sa guise, qui lui avait acheté ce petit hôtel de la rue de Galilée, que les mauvaises langues appelaient gouailleusement : Le salon des refusés. C’était elle que Mme de Serquigny avait enlevée l’été dernier à Trouville, en chaise de poste comme au bon vieux temps, elle qui avait parié de se faire recevoir comme sous-maîtresse dans un lycée de jeunes filles et de débaucher toutes les élèves. On ne lui connaissait pas d’amant et encore moins de mari et cependant elle avait d’aussi beaux diamants que la baronne de Siblerstein et des steppeurs qu’elle conduisait chaque jour dans l’allée des Acacias et que Tom Hivers, le marchand de chevaux de l’avenue des Champs-Élysées, estimait soixante mille francs.
— Heureusement qu’elles ne sont pas toutes ainsi ! dit en finissant M. de Guermandes, sans s’apercevoir que Jeanne haussait les épaules et les joues plus rouges, serrant de ses doigts qui tremblaient un peu la monture émaillée de sa lorgnette, regardait avidement le petit abbé, le détaillait d’un regard fouilleur, cherchait à se faire remarquer, à surprendre un de ses sourires équivoques.
Elle avait beaucoup réfléchi — et très froidement en pesant le pour et le contre — après le départ des Thiaucourt. Elle se sentait lasse de tourner dans le même cercle, de voir les mêmes figures, de se contenter des mêmes friandises, de revenir toujours à Mlle Moïnoff qui l’avait si effrontément bernée et torturée. Toutes ces amourettes de couvent, ces façons d’intrigues où l’on se défiait les unes des autres, où l’on sentimentalisait à tout propos, l’ennuyaient, la dégoûtaient presque de son vice. Elle rêvait de mener une existence à fond de train, accidentée, amusante qui l’emporterait avec des sensations pareilles à celles qu’elle éprouvait quand sa jument essayait de s’emballer. Elle dépenserait sa fortune à pleines poignées sans compter, sans écouter la moindre observation de son mari. Elle mangerait sa dot comme un cadet de famille qui vient d’hériter et veut réparer le temps perdu. Elle entretiendrait des actrices, de jolies cabotines avec lesquelles on ne se gêne pas, on parle argot et l’on peut avoir toutes les curiosités les plus osées.
Et Suzette Rivière lui plut tout de suite.
Mais ce fut bientôt autre chose qu’un caprice d’un soir, qu’une turlutaine qui s’en va comme elle est venue. La résistance inattendue de l’actrice — l’indifférence impertinente avec laquelle elle recevait les bouquets de Mme de Tillenay et laissait ses lettres sans réponse — surexcitèrent la nature impressionnable et obstinée de Jeanne. Suzette Rivière ne la regardait même pas dans l’avant-scène où elle arrivait tous les soirs à la même heure, au moment où le petit abbé chantait les couplets toujours bissés de la leçon d’amour. Pourtant Mme de Tillenay la couvrait de fleurs, et de bijoux, comme une idole indienne. Elle lui écrivait des billets de toquée qui eussent réchauffé le sang glacé d’une douairière. Elle se présenta chez Suzette. On ne la reçut pas.
Les ouvreuses la connaissaient. Elles chuchotaient en la montrant :
— C’est la dame de Mlle Rivière !
Jeanne les entendit une fois et loin de l’irriter, cela l’enorgueillit comme un compliment flatteur. La dame de Mlle Rivière ! Pourquoi n’était-ce pas à elle seule que l’adorable petit abbé souriait en montrant ses dents de nacre ? Pourquoi ne parvenait-elle pas à prendre la place heureuse de Jane Darmont ? Elle avait donc une mauvaise chance persistante dès qu’elle voulait aimer et être aimée, et pour moins souffrir de ces déceptions, pour s’illusionner dans un rêve prolongé, pour s’engourdir dans la contemplation fixe de celle qui la dédaignait, Jeanne se piquait à la morphine au fond de l’avant-scène, jusqu’à en être grise, jusqu’à ne plus voir sur la scène que la tache noire sémillante et papillotante que l’abbé mettait dans le fouillis des falbalas roses et bleus.
II
Jeanne acheta à une habilleuse un corset de satin que Suzette Rivière avait porté plusieurs fois en scène et elle le garda comme une relique précieuse. Elle le cachait sous son oreiller, s’en enveloppait la figure et le mordillait de baisers comme si ç’avait été la chair rose et duvetée de l’actrice.
Une odeur perverse s’en évaporait à la fois de bête et de femme qu’on aurait frottée de peau d’Espagne et de Chypre. Et Jeanne préférait cette inexprimable senteur, qui redoublait son désir, qui l’empêchait de dormir, à tous les parfums, à tous les bonbons. Elle collait ses lèvres sur les dentelles un peu brûlées qui bordaient le corset, elle aspirait avec des extases jouisseuses l’odeur de Suzette, et tout son corps se raidissait, frissonnant de la nuque aux talons, et elle croyait serrer contre sa gorge haletante le corps souple du petit abbé.
Elle éteignait même sa veilleuse car le noir avivait ces hallucinations maladives et, rejetant au loin les couvertures et les draps, elle s’étirait sur le lit bas, elle prononçait des paroles sans suite, elle appelait Suzette d’une voix oppressée, elle murmurait les lèvres gercées de fièvre :
— Je t’aime, je t’aime… comme tu sens bon, mon cœur, comme ta peau est douce… Reste longtemps, reste toujours contre moi, aimons-nous jusqu’à en mourir !
Et le corset craquait sous les étreintes passionnées de la jeune femme, et la tiédeur du lit endormie sous les épais rideaux de peluche, le frottement de la bouche humide et brûlante chauffait le satin, en prenait toute l’odeur qui se figeait dans l’atmosphère, dans les étoffes, dans le linge, dans les cheveux, dans les doigts de Jeanne et retardait le réveil décevant de ce langoureux vertige.
III
C’était comme un ruissellement de lueurs qui aveuglaient, de paillettes éblouissantes qui se heurtaient, qui se réfléchissaient dans la glace de la loge, qui tombaient des doigts roses de Suzette. La figure de l’actrice s’illuminait d’une joie d’enfant, tandis que les yeux mi-clos, elle admirait le cadeau princier que Mme de Tillenay venait de lui envoyer.
Jeanne fatiguée de ne pas faire un pas en avant, de ne point vaincre l’indifférence obstinée que lui témoignait le petit abbé, vidait sa corbeille, lui offrait successivement tous les bijoux qu’elle possédait. Elle en était arrivée à lui donner ses diamants de famille, une parure sans prix qui datait du siècle dernier et qui avait appartenu à Marie-Antoinette. Et Suzette Rivière n’entendant pas les appels du régisseur, oubliant son rôle, nouait à son cou ce collier qu’avait aimé une reine adorable, s’admirait, se reculait, s’arrêtait comme magnétisée, se réjouissait déjà du dépit qu’en auraient Jane Darmont et les autres — les vieilles gardes comme Isabelle Renoir et les jeunes « tendresses » comme Margot Soltys et Juliette Million — quand elle apparaîtrait au bal des artistes, en robe de brocart blanc, très décolletée et très simple avec les cheveux relevés derrière la nuque et ces diamants qui éclaireraient sa chair nue comme d’un reflet d’incendie.
Et elle joua tout l’acte suivant seulement pour Jeanne, soulignant d’un sourire ou d’un regard polisson les phrases risquées de son rôle et ayant aux lèvres une violette prise dans le coussin de fleurs, sur lequel on avait apporté l’écrin.
Mme de Tillenay énervée bâillait, sentait des frissons de plaisir la chatouiller à fleur de peau et des bouffées de chaleur lui monter aux joues et à la tête. Et le coup brusque qu’on frappa à la porte de son avant-scène durant l’entr’acte la secoua dans tout son corps comme si on la réveillait en sursaut. Un billet de Suzette Rivière. Un billet plié n’importe comment par des doigts impatients.
— Donnez vite, donnez vite !
Et ne voyant pas le sourire narquois qui élargissait les grosses lèvres de l’ouvreuse, incapable de dissimuler la sensation d’extrême bonheur qui l’envahissait tout à coup, elle lut, elle effaça de ses baisers les quatre lignes gentilles que l’actrice avait griffonnées au crayon d’une inhabile écriture d’écolière…
IV
Le coupé file au grand trot. Les vitres embuées semblent des stores opaques, et les deux petites femmes emmitouflées dans leurs fourrures se serrent l’une contre l’autre comme aux matins de givre, des pigeons sur le toit d’un colombier. D’abord cela ne marchait pas. On eût dit d’une cérémonieuse promenade de vieille chanoinesse. Mme de Tillenay intimidée par sa bonne fortune ne trouvait pas ses mots, balbutiait des banalités de femme du monde qui s’ennuie. Suzette lui répondait sur le même ton poli et glacial. Puis les jambes qui se touchent, un pied qui se pose tout doucement sur le pied de la voisine, un cahot de la voiture qui rapproche encore, les idées de folie qui reviennent en sentant l’odeur exquise des fourrures et les battements du cœur, et les lèvres qui se tendent dans l’ombre, un rire gamin qui les met tout de suite à l’aise, qui leur souffle des bêtises. Et Suzette renverse sa jolie tête sur l’épaule de Mme de Tillenay.
— Vous ne m’embrassez pas, vilaine ?
Et l’on ne dit plus rien, l’on se bécote bien lentement, bien savamment, comme si l’on se versait entre les dents, goutte à goutte, une subtile liqueur d’amour. Cela ne claque pas, cela ne fait aucun bruit dans le coupé où filtre le vacillement des lumières extérieures. Seulement un tout léger clapotement comme lorsqu’une chatte boit du lait de sa langue effilée.
Et Suzette s’enfonce dans les coussins de peluche comme étourdie et interrompt le baiser de son rire :
— Dis donc, qui est-ce qui t’a appris à embrasser si bien ? Tu m’as donné une faim, une faim…
— Vrai ? dit Mme de Tillenay qui est grise aussi et voudrait recommencer insatiablement.
Elles bavardent sans savoir ce qu’elles disent.
Suzette raconte une histoire très raide qui lui est arrivée avec Jane Darmont, et tout bas, la reprenant dans ses bras, presque assise sur les genoux de Mme de Tillenay, elle ajouta :
— Je te montrerai quelque chose de bien plus farce !
V
Une vraie dînette d’amoureux devant un grand feu de bûches qui flambe et pétille dans la chambre tendue de peluche feuille-morte où personne ne les dérangera. Elles se sont déshabillées très vite en arrivant et elles ont des peignoirs pareils tout fanfreluchés de dentelles.
Quel joli cadre pour s’aimer, pour chercher le meilleur de la vie que cette pièce chaude où flotte une odeur de violette, où les glaces reflètent des groupes lascifs de Clodion, où le lit qu’enveloppent des draperies de vieilles étoffes pâles est large et bas comme un divan, où les pieds s’enfoncent dans une épaisse peau d’ours, où sur un guéridon japonais un souper exquis de gourmandes est servi dans des assiettes de la famille rose !
Et les bouchons de champagne sautent au plafond et bien qu’il n’y ait qu’une coupe pour elles deux, elles commencent à être un peu grises, à se regarder avec des yeux allumés, à caqueter comme une paire de petites perruches bavardes.
Les heures sonnent tout doucement à un cartel allégorique qui est suspendu à côté de la glace, mais Mme de Tillenay ne les compte pas. Son mari est encore à la campagne. Elle ne rentrera que demain ou après-demain, ou jamais, si Suzette le lui ordonne. L’actrice s’est assise à ses pieds dans une pose câline.
— Alors tu m’aimes un peu, beaucoup, passionnément ? dit-elle.
— Passionnément, répond Jeanne. Il me semble que je rêve, tant je suis heureuse… C’est toi, mon amour, qui es là, ce sont tes cheveux que je frôle de mes mains, tes lèvres que j’embrasse… Que tu es blonde, que tu es belle, petite chérie, ton oreille rose donne envie de dire des folies et ta bouche mignonne de les faire…
— Eh bien, ne sommes-nous pas ici pour en faire et en faire encore ?
Jeanne l’a déjà entraînée vers le lit large et bas, et les peignoirs d’abord, puis la chemise de dentelle s’en vont rejoindre les mules abandonnées sur le tapis. Et elles rient de se voir toutes nues comme des statuettes grêles de Tanagra dans la lumière rose des bougies.
— Veux-tu que je les souffle ? demande Suzette Rivière d’un air moqueur comme si elle ne devinait pas le charme puissant qui émane de sa nudité fraîche ressortant ainsi en pleine clarté avec ses fossettes grasses, ses replis, ses ombres blondes sur le couvre-pied de satin noir qui monte jusqu’aux oreilles.
— Oh non ! oh non ! dit Mme de Tillenay en la retenant, ce ne serait plus la même chose !
Et les heures douces continuent à sonner perdues dans une rumeur sourde de baisers et de paroles soupirantes qui s’arrêtent, qui reprennent et cessent enfin très tard quand depuis longtemps les bougies se sont consumées jusqu’aux bobèches, quand dans la rue réveillée passent des voitures.
VI
— Bonjour, chérie, tu ne m’attendais plus, dis ?
Mais Jeanne qui tambourinait tout à l’heure une marche incohérente contre les vitres, qui avait arrêté la pendule dont le bruit monotone l’énervait, n’eut pas la force de se plaindre, de bouder contre sa jolie « protégée », comme elle appelait Suzette Rivière. Celle-ci, un peu penchée en avant dans un mouvement gracieux qui dessinait la courbure de son dos, lui souriait, lui tendait les lèvres ainsi qu’un bébé qui désire une praline. Sa voilette pointillée de pois d’or mettait de l’ombre sur ses yeux.
Elle enleva son chapeau épingle par épingle, et brusquement, ayant déboutonné le manteau de loutre qui l’enveloppait, elle apparut dans son costume d’opérette, en petit abbé de cour.
— Voilà, ma chère, dit-elle en pirouettant gaîment, vous allez avoir le plaisir et l’honneur de déjeuner avec un homme d’église. Cela vous plaît-il ?
Et sans attendre la réponse de Mme de Tillenay, Suzette lui prit le menton et la baisa galamment derrière l’oreille. Elles éclatèrent de rire au nez du maître d’hôtel correct qui les servait et qui n’avait pu en entrant dans leur cabinet maîtriser un mouvement de surprise. Et l’on recommença six fois au moins le menu, sans parvenir à se décider, avec des hésitations, des mots échangés à voix basse, des réflexions drôles qui partaient comme des fusées. À la fin, Suzette s’écria, renversée sur les coussins du divan :
— Composez cela vous-même, Ernest, j’y perds tout mon latin. C’est simple comme bonjour, un déjeuner offensif, quoi !
Et le maître d’hôtel écrivit gravement :
Deux douzaines d’Ostende ;
Homard à l’américaine ;
Chaud-froid de perdreau ;
Truffes Périgord au Champagne ;
Piments d’Espagne en salade.
— Quels vins ? demanda-t-il.
— Liebfraumilch, Pontetcanet et Champagne !
Jeanne s’amusait comme elle ne s’était jamais amusée encore. Cette fantaisie imprévue de l’actrice, ce cabinet particulier avec sa glace striée d’hiéroglyphes galants, ce divan moelleux où rapprochées l’une de l’autre, il leur venait des idées amoureuses, lui avaient fait complètement perdre la tête.
Elle ne pouvait rassembler ses pensées. Elle frissonnait en touchant seulement les mains de Suzette. Ce qu’elle ressentait dans tout son être était indéfinissable. C’était délicieux et elle en souffrait. La vibration suraiguë de ses nerfs excités remplissait son cerveau, y creusait comme une fêlure. Une faiblesse étrange prostrait ses membres et cette langueur au lieu de l’assoupir, de la calmer, attisait sa fièvre.
Elle eût donné ce qui lui restait d’années à vivre pour être dans la chambre tendue de peluche feuille-morte, pour s’anéantir dans les bras de Suzette, comme le soir où elles étaient revenues ensemble du théâtre.
Mise en gaieté par le « Liebfraumilch » — ce vin couleur de soleil qui réchaufferait un moribond — Suzette taquinait son amie, la servait, la cajolait, et comme Mme de Tillenay se défendait, cherchait à intervertir les rôles, la petite actrice répéta avec un entêtement despotique :
— Je veux, je veux… Puisque j’ai des culottes, c’est moi qui dois te faire la cour…
Et elle s’en acquittait à miracle, la gamine, elle avait l’air de Chérubin qui récite la romance à Madame, qui se glisse et se cache dans la traîne de la comtesse et profite le la liberté qu’on lui laisse, de ce qu’on dit, en montrant ses joues roses pas même duvetées : « Un enfant, est-ce que cela compte », pour mettre les filles à mal et berner les maris confiants.
Ce menu enragé les surchauffait comme ces brouets cantharidés que les garçons d’honneur apportent aux nouveaux mariés, le soir de leurs noces, dans les villages du Languedoc. Et pour surexciter davantage Mme de Tillenay, Suzette qui avait le diable au corps commença à dire des polissonneries, apprit à sa protectrice des termes d’argot amoureux qu’elle ignorait et en la priant, en la questionnant habilement, elle parvint à lui faire raconter ses premiers essais de vicieuse avec Mlle Moïnoff.
Et, à son tour, elle lui raconta avec des détails minutieux et précis comment Jane Darmont l’avait débauchée à seize ans quand elle était au Conservatoire, les caprices insensés de blasée qui lui venaient en tête sans rime ni raison, le voyage de deux mois — un voyage de jeune couple — qu’elles avaient été faire ensemble, aux vacances, le long de la côte normande, deux mois d’amour fou, de nuits sans sommeil, de journées délicieuses derrière les volets clos de leur chambre d’hôtel au bout desquels Jane Darmont lui avait donné son premier phaéton et bientôt après son hôtel de la rue de Galilée.
Et Mme de Tillenay, jalouse du passé, pleurant presque, la serrait contre elle, lui disait :
— Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrées plus tôt ? Pourquoi ne t’ai-je pas possédée avant toutes les autres femmes ?
Au dessert Suzette tira le verrou de la porte.
VII
Mme de Tillenay mena pendant tout l’hiver cette existence accidentée et jouisseuse qui l’absorbait complètement. Elle ne voyait plus personne. Elle avait abandonné son jour de réception, ne répondait ni aux lettres de ses amies, ni à leurs invitations. Stanislas ne la voyait guère plus que les autres. Elle était chez elle comme dans un hôtel meublé où l’on couche de temps en temps, où l’on vient chercher sa correspondance et se recoiffer devant l’armoire à glace.
M. de Tillenay, habitué à son originalité, à ses écarts, ne s’en inquiétait pas plus qu’il ne s’était inquiété auparavant de ses relations avec Mlle Moïnoff, et évitait de trop la questionner.
Jeanne était inguérissable et condamnée à son vice jusqu’au jour où son corps surmené se rebellerait, où quelque sourde et douloureuse maladie la clouerait inerte comme un invalide sur une de ces petites voitures qu’on traîne au soleil, lentement ; n’était-ce pas perdre son temps que de chercher à l’arrêter, que chercher à l’importuner par d’inutiles récriminations ?
Au fond, bien qu’il eût pris son parti de tout ce qui lui arrivait, du ratage absolu de sa vie, du boulet désastreux qu’il s’était imprudemment rivé au pied, Stanislas consultait des médecins, lisait des livres techniques et attendait le dénouement prévu avec de secrètes impatiences. Dans sa solitude, il escomptait les chances qu’avait Jeanne d’être emportée avant lui, il calculait le laps de temps probable qui le séparait de cette délivrance. Peut-être se remarierait-il alors, mais avec combien de précautions, combien de tâtonnements avant d’affronter une seconde fois cette dangereuse loterie. En attendant, il tirait de son côté comme s’il eût été séparé de sa femme, voyageait sans l’en prévenir, recevait ses amis, passait ses nuits au club, devenu joueur par désœuvrement et par ennui. Quand on lui demandait des nouvelles de Jeanne, il répondait tranquillement :
— Ma femme est à Melun depuis quelque temps chez une de ses meilleures amies, la baronne de Millemont.
Mme de Tillenay lui avait donné ce prétexte pour expliquer ses absences réitérées. Elle ne quittait presque plus Suzette Rivière. Au théâtre, elle habillait et déshabillait l’actrice et lui tenait sa pelisse derrière un portant comme une camériste. Elle réglait les notes, choisissait les chevaux, les toilettes, les chapeaux de sa protégée. Elle se faisait tout envoyer chez Suzette, aussi bien ses lettres que ses rôles, et M. de Tillenay était le seul à ignorer ce scandale qu’on commentait déjà un peu partout.
« Notre petit ménage », disait-elle à Suzette, avec une assurance très sincère, et l’actrice s’en amusait beaucoup. C’étaient des nuits blanches qui se suivaient avec la même rage d’amour de part et d’autre, les mêmes curiosités malsaines, les mêmes inassouvissements, des parties folles dans Paris à la découverte de voluptés inédites.
Elles avaient toutes les audaces, elles osaient entrer en plein jour dans les boutiques interlopes des passages et n’en sortaient qu’au bout de quelques heures, elles allaient après le théâtre souper quelquefois dans un café de la place Pigalle, toujours encombré de couples féminins et de jolis modèles, et elles en ramenaient un ou deux dans leur coupé pour s’encanailler plus profondément, pour jouer avec eux comme avec des poupées. Et dans ces mêlées luxurieuses, Jeanne dépassait en libertinage, en impudeur, les filles ramassées ainsi devant une table de café équivoque.
La déchéance était attristante.
Cependant la petite actrice la ruinait insensiblement, croquait de ses quenottes nacrées comme une sandwich au caviar, les économies laborieuses du père Moriceau et l’argent des Luxille. Jeanne puisait, puisait dans les tiroirs de son mari, empruntait aux usuriers, signait des billets, vendait ses chevaux, sans retourner la tête derrière elle, sans voir le trou profond qui se creusait, qui s’élargissait de jour en jour, hypnotisée qu’elle était par la chair blanche et rose de sa protégée, par la tache rouge de ses lèvres toujours gercées de fièvre…
VIII
Suzette en eut bientôt assez. Elle avait une trop grande indépendance d’allures et de caractère pour s’accommoder de cette vie à deux qui supprimait l’imprévu de l’amour, la fantaisie ignorée du lendemain et le charme des rencontres, qui malgré ses délices, ses emportements finissait par être toujours la même chose, par lui rappeler le fameux pâté d’anguilles dont parle La Fontaine. Mme de Tillenay ne lui laissait aucun répit, l’intimidait, barrait la porte de l’hôtel à tous ceux et à toutes celles qui se présentaient. L’actrice était comme un oiseau en cage.
Sa protectrice l’asservissait insensiblement à sa volonté, en faisait son joujou. Elle étouffait ses révoltes par des baisers. Elle la tuait par ses tendresses acharnées sans qu’elle eût la force de se dérober, de la chasser loin d’elle. Sa voix claire, d’un timbre pur comme la voix d’un enfant de chœur qu’on entend dans les églises, s’éraillait, se faussait à la suite de ces fatigues continuelles, des insomnies après lesquelles il fallait répéter toute la journée, puis le soir, avoir des forces quand même et tenir jusqu’au bout.
Cette délicate, qui était faite tout au plus pour sucer de temps en temps un bonbon poivré, pour tremper ses lèvres dans un verre de kümmel, ne mangeait plus que des choses au cary et au poivre rouge, ne buvait plus que des potions cantharidées.
Elle se consumait à petit feu dans les bras de Mme de Tillenay. Elle était malade à tout instant, maigrissait, prenait des teintes de chlorose et l’on ne reconnaissait plus le petit abbé d’autrefois, la figure adorable et purpurine de vieux saxe, souriante, rose et potelée, échappée d’une autre époque que la nôtre.
Un jour elle eut peur en se regardant dans sa psyché. Sa face blanche où les yeux profondément cernés braisillaient d’une lueur étrange, ses lèvres d’où le sang semblait avoir fui goutte à goutte, sa gorge amaigrie qui ne pointait plus comme deux globes de marbre rose, l’hallucinèrent comme si elle eût entrevu son fantôme — la « double » qu’a dépeinte Edgar Poë — avec derrière lui, elle ne savait quoi qui la guettait, qui l’enveloppait silencieusement. Elle se vit laide, délaissée, déraillant, quittant les planches, vendant ses bijoux, son hôtel et roulant d’étape en étape à ce café du Rat-Mort où elle allait ramasser des filles…
Puis Mme de Tillenay l’ennuyait avec sa jalousie, son égoïsme d’amoureuse, ses crises de passion. Elle ne savait pas l’amuser, la faire rire comme cette bouffonne de Jane Darmont. En dehors de l’amour, en dehors des baisers, Jeanne bâillait, n’était plus bonne à rien, montrait une figure maussade et ne parlait presque pas. Elle se répétait, elle ne variait pas plus ses histoires que ses caresses.
Toutes ces raisons réunies et aussi l’instinctive répulsion que lui causait le « collage », l’amour exclusif et de longue durée l’incitèrent à en finir, à dénouer lentement les mailles, du filet dans lequel elle avait eu la bêtise de s’emprisonner. Rupture habile, profitant des moindres causes pour s’accuser plus ouvertement, évitant les scènes inutiles, les larmes, les prières qui apitoient, allant droit au but jour par jour, heure par heure, minute par minute, sans secousses, sans heurtements. Indispositions subites qui se prolongent, qui épargnent de vains simulacres de passion, reproches injustes qui amènent des bouderies réciproques, tous les dissolvants qui détournent l’une de l’autre, qui désunissent les doigts lassés et refroidis.
Ce n’était cependant pas encore la séparation complète, la brouille immédiate et Mme de Tillenay ne se doutait de rien, ne cherchait pas à s’expliquer le changement qui s’opérait dans la conduite de Suzette. Elle passait encore de temps en temps une nuit chez sa protégée. Suzette craignait en effet de brusquer le dénouement, voulait l’amadouer, lui fermer sa porte sans qu’elle eût le droit de se plaindre, de lui reprocher son ingratitude. Et, un matin, Mme de Tillenay reçut la lettre suivante que la petite actrice avait jetée la veille à la poste après la représentation :
« Mon petit Colas, je suis toute navrée de la mauvaise nouvelle qu’il faut t’apprendre comme cela sans crier gare. Je suis engagée pour trois ans avec Jane Darmont à Saint-Pétersbourg et nous partons demain au grand galop. Je t’aime toujours et je penserai bien à toi, là-bas. Ne sois pas trop triste et dépêche-toi de trouver une autre petite femme aussi blonde et aussi jolie que ta Suzette qui te consolera bien vite.
« Je n’ai que le temps de griffonner ces quelques lignes et d’emplir mon papier d’un tas de baisers qui iront te dire adieu pour moi et mieux que moi. Je t’embrasse sur tes chères lèvres.
« P.-S. — Il est inutile que tu te déranges et que tu viennes rue Galilée. Le logis est sens dessus dessous, des malles par-ci, des paquets par-là, et nous jouerions inutilement à cache-cache là-dedans. »
Mme de Tillenay tenta cependant de revoir sa protégée, mais on ne la reçut pas. Elle en eut un chagrin immense — un chagrin mêlé de dépit qui altéra sa santé, qui la cloua au lit avec une sorte de fièvre chaude. Elle se guérit à peu près.
Sa raison déjà affaiblie par tous ces excès, décroissait comme une lampe où manque l’huile. Elle se condensait dans la même idée fixe de jouissance et aussi de faire du mal à celles qui s’étaient moquées de son amour l’une après l’autre, à Mlle Moïnoff et à la petite actrice des Nouveautés. Elle y pensait le jour. Elle en rêvait la nuit, hantée par des idées criminelles et stupides, et désespérée d’être impuissante, de n’aboutir à rien.
Par moments, elle avait des douleurs aiguës comme si on lui eût enfoncé un coin de fer dans la nuque, puis ses yeux s’obscurcissaient et sa tête lui semblait vide et inerte. Elle sentait bien qu’elle se donnait le coup de grâce, qu’elle s’exécutait elle-même. Elle avait, durant des éclaircies calmes, la terreur sourde de l’avenir, l’effroi de mourir ou ce qui serait plus terrible que la mort, d’être claustrée dans un asile d’aliénés.
Pourtant elle ne renonçait pas à ses habitudes vicieuses. Elle n’essayait même pas de lutter, de se distraire, de changer le cours de ses pensées en s’épuisant par des exercices violents. Le mal était à son paroxysme, dégénérait en manie sénile et machinale.
Elle engagea à son service, comme femme de chambre, Mariette, l’un des modèles que Suzette et elle avaient plusieurs fois ramenés d’un café interlope de la place Pigalle. Mariette consentit à être ce qu’elle exigeait, reprit l’éducation entreprise par l’actrice.
Et Mlle de Tillenay s’enlisa dans la boue, courut avec cette fille les maisons de proxénètes, les tables d’hôte de femmes, fut bientôt connue de toutes les rouleuses, qui la tutoyaient, l’appelaient par son petit nom et l’emmenaient fumer des cigarettes et faire la noce dans leurs appartements garnis de la rue des Martyrs ou de la rue Saint-Georges.
La jeune femme semblait une aveugle qui ne sait où elle va, et elle avait maintenant de telles prostrations nerveuses, que Mariette épouvantée, se sauvait de la chambre, s’habillait à la hâte et l’abandonnait toute seule, raidie, comme morte dans le grand lit dévasté, raviné par leurs étreintes libertines.
IX
Mlle Moïnoff avait ressenti une déception pénible et un véritable chagrin, lorsque les adieux calmes de Mme Thiaucourt, la joie de Jacques et mille autres signes auxquels elle ne pouvait se tromper, lui eurent prouvé trop clairement qu’il ne fallait plus rien espérer de Luce, que la jeune femme, redevenue honnête, lui échappait, et que toutes les tentatives — ses lettres comme ses démarches — avorteraient contre une volonté désormais inébranlable. Elle pleura beaucoup, puis un apaisement se fit dans son esprit pour la première fois, elle s’épouvanta de l’avenir, elle eut conscience du vide dans lequel elle s’agitait inutilement, elle dépensait sa jeunesse. Que lui restait-il maintenant de ces amours qui avaient enfiévré son cœur et absorbé sa vie ? Du dégoût pour Mme de Tillenay — un dégoût fait de toutes les satiétés — des désillusions, des souffrances causées par Mme Thiaucourt.
Elle raisonna alors froidement, elle songea qu’à s’entêter plus longtemps dans ses habitudes vicieuses, elle serait toujours à côté, elle croupirait comme en une mare stagnante et boueuse dont à la fin on ne peut plus se dégager, elle prêterait à rire comme les vieilles demoiselles dont personne n’a voulu. La beauté n’avait qu’un temps. Et quand les années accumulées auraient ridé son front comme de coups d’ongles et blanchi ses beaux cheveux blonds, ne souffrirait-elle pas cruellement, regrettant trop tard son erreur, de végéter toute seule, abandonnée dans un intérieur où aucune affection ne remplirait sa solitude ?
Le bonheur n’était-il pas dans la vie à deux plutôt qu’ailleurs ? Mme Thiaucourt ne lui en avait-elle pas donné une preuve récente ? L’amour d’un homme pour une femme n’était-il pas plus naturel, plus stable, plus sérieux que ces passionnettes féminines artificielles et passagères où les sens jouaient le principal rôle ? Toutes ses amies s’étaient mariées les unes après les autres et elles ne le regrettaient pas ; elles agissaient à leur guise bien plus libres, bien plus heureuses, que lorsqu’elles étaient jeunes filles.
Mlle Moïnoff était à un de ces moments de lassitude générale, où on retourne la tête en arrière pour revoir les années enfuies, où l’on s’aperçoit que jusque-là l’on s’est trompé de route et qu’il est temps de s’arrêter ou de rebrousser chemin. Ces réflexions l’avaient à peu près assagie, et dès le lendemain de son retour, elle annonça à ses parents qu’elle était enfin décidée à se marier.
Dans le monde, elle modifia habilement ses allures anciennes qui décourageaient et épeuraient les hommes. Elle fut très aimable, très coquette, flirtant à l’occasion avec des libertés charmantes, formant autour d’elle une petite cour de valseurs assidus qui se disputaient l’honneur de lui donner le bras ou de bavarder tout près d’elle durant tout un cotillon. Elle était de plus en plus jolie et l’on savait que cette adorable tête, cette silhouette de statue avaient un cadre fabuleux de banknotes.
Aussi fut-elle bientôt demandée en mariage d’abord par un secrétaire d’ambassade, puis par le marquis de Stallanches, le sportsman dont les couleurs sont bien connues sur le turf et par l’un des fils du banquier Klobstein qui venait de terminer son volontariat.
Mais ces trois mariages échouèrent successivement presque à la veille de la signature du contrat, et Eva devina, sous les raisons illusoires qu’on alléguait, sous les reculades correctes et glaciales, sous la froideur soudaine de ceux qui s’étaient agenouillés à ses petits pieds et lui avaient juré de toujours l’adorer, quelque machination imprévue, quelque méchant tour féminin comme elle en avait tant joué jadis avec la baronne de Millemont et Mme de Tillenay. Elle était trop fine pour ne pas percer cette toile d’araignée, pour ne pas découvrir le secret qu’on lui cachait. Et en payant des domestiques, elle parvint à se procurer une lettre anonyme d’une écriture féminine assez maladroitement déguisée qui détaillait l’aventure galante qu’elle avait eue naguère dans une « caloge » à Étretat, avec M. Petrowski. On l’accusait en même temps — en offrant de prouver les faits que l’on avançait — d’avoir tous les vices et toutes les impudeurs, de dépraver toutes les jeunes femmes qui l’approchaient, de n’ignorer aucune débauche. Une lettre froide, dont chaque mot portait, dont chaque phrase était calculée comme du venin distillé goutte à goutte et se plantait dans la cervelle et donnait à réfléchir.
C’était un coup droit qui l’atteignit en pleine poitrine. Et elle reconnut aussitôt l’ennemie secrète qui la poursuivait, qui l’atteignait ainsi dans l’ombre. Mme de Tillenay n’était-elle pas en effet la seule créature au monde qui avait reçu toutes ses confidences, qui connaissait son implacable coup de tête, cette faute absurde comme un caprice d’enfant curieux.
Elle comprit alors que Jeanne ne désarmerait pas, qu’elle lui avait voué une de ces haines féminines qui dérivent de l’extrême amour, qu’elle serait toujours à l’affût comme un chasseur cruel, repoussant, écartant les jeunes gens tentés, énamourés par la blondeur de ses cheveux et par sa beauté. Toutes les parties seraient perdues d’avance et ceux qui ne se détourneraient pas, qui accepteraient cette situation douteuse, cette virginité avariée ne pouvaient être que des aventuriers affamés de dot, de pauvres hères blasés qui la rendraient malheureuse. Mlle Moïnoff ne se leurrait pas de chimériques illusions. Elle scrutait l’avenir avec sa crânerie pondérée d’étrangère.
Recommencer. Essuyer de nouveaux échecs. Rater tellement de mariages que le bruit fâcheux s’en propagerait à la fin dans le monde. Ne valait-il pas mieux battre en retraite, changer d’air comme lorsqu’on cherche à échapper à une épidémie, retourner pendant quelques années à Moscou où le beau-père de M. Moïnoff, aussi adulé à présent qu’il avait été honni, la suppliait dans toutes ses lettres de le rejoindre, de profiter de sa fortune nouvelle ? Elle y décida assez facilement ses parents — sa mère surtout qui s’ennuyait à Paris, et ils partirent en juin, après avoir vendu leur mobilier et leurs chevaux.
Mlle Moïnoff l’annonça à Jeanne par une lettre assez ironique :
« Ma chère amie, lui écrivit-elle, c’est mon P. P. C. que je vous envoie au moment de repartir pour la Russie. Vous me pardonnerez de ne pas avoir été vous embrasser une dernière fois et aussi d’interrompre un jeu qui semblait vous amuser et occuper votre ennui. Je ne connais malheureusement plus de jeunes filles encore à marier parmi nos anciennes amies et je le déplore car à mon défaut, vous auriez pu continuer sur elles ces exquises correspondances anonymes où l’on vous retrouvait tout entière.
« J’espère avoir avant peu à vous annoncer mon mariage et je regretterai bien que vous ne soyez pas alors auprès de moi, vous qui m’avez ouvert les yeux, qui m’avez appris si savamment tout ce que peut contenir de méchanceté, de bêtise, d’hypocrisie un petit cœur de femme et combien l’on est bête de s’aimer entre nous.
« Peut-être nous reverrons-nous dans quelques années, si du moins mon mari me permet de vous voir. — Tous les maris ne ressemblent hélas pas à M. de Tillenay ! Je vous jure cependant que je ne vous oublierai pas ! Nous nous devons bien cela.
X
Un soir, on courut chercher précipitamment M. de Tillenay au club où il achevait une partie de bézigue chinois. Mariette avait ramené sa maîtresse on ne savait d’où à moitié morte au fond d’un fiacre. Mme de Tillenay reposait sur son lit, raidie, comme ivre, les yeux dilatés, les dents serrées, n’ayant de vivant qu’un tressaillement convulsif qui sans trêve la secouait de la nuque aux talons. Elle n’articulait pas une parole, elle semblait ne reconnaître personne pas plus son mari que les domestiques anxieux. Et par instants des accès spasmodiques tordaient son corps maigre, tendaient ses nerfs comme des cordes, gonflaient sa gorge. On eût dit alors d’un fétu de paille qu’emporte, que roule, que brise un tourbillon de mistral. Des gouttes de sueur ruisselaient le long de sa peau comme si elle eût agonisé et elle remplissait l’appartement de hurlements aigus, de clameurs inintelligibles qui ressemblaient à des plaintes de femme qui accouche.
Mariette épouvantée, harcelée d’interrogations par M. de Tillenay, lui avoua la vérité. Depuis deux semaines, elles passaient leurs journées dans une maison meublée de la rue de la Victoire, que tient une ancienne cocotte retirée de l’amour, la Romieux. Jeanne y avait rencontré deux créoles plus vicieuses, plus gangrenées même qu’elle ne l’était et dont les caresses semblaient saturées d’épices exotiques, de ces piments rouges qui brûlent le palais. Et poussée par elles, la jeune femme s’était ruée dans une sorte de délire érotique vers les débauches effrayantes qu’ont décrites les écrivains anonymes dont on enferme les livres dans le coin secret de sa bibliothèque.
Elle renouvelait les exploits des Athéniennes qui livraient leur corps en holocauste à la bonne déesse. Elle dépassait Messaline et Sapho et cette comtesse Gamiani, qui comme une damnée inassouvie, torture sa chair, cherche dans tous les raffinements, dans toutes les abjections le secret de l’absolue volupté. Elle ne dormait plus. Les nuits étaient pareilles aux journées et elle se soutenait avec des potions que lui vendait la Romieux, des pickles et de l’alcool. Mais à la fin, elle s’était abattue comme une bête épuisée par une trop longue, trop échinante étape, et le peu d’intelligence qui falotait dans sa cervelle s’était évaporé à jamais par la fêlure trop grande.
Stanislas fit venir le docteur Fieuzet qui avait déjà soigné Colette et l’avait guérie autrefois d’une fièvre cérébrale. Le docteur examina attentivement la malade, demeura à son chevet pendant toute la nuit, étudiant les symptômes de ces souffrances étranges, arrachant mot par mot à M. de Tillenay l’histoire navrante de sa femme. Il écrivit plusieurs ordonnances, prescrivit certains soins et ayant pris Stanislas à part, lui dit avec une brutalité caustique ce qu’il présageait.
— Votre femme s’en tirera probablement, nous saurons cela demain ! — et se frappant le front — mais quant à cela, nettoyée comme un plat qu’ont léché les chiens ! Mme de Tillenay ne sera plus qu’une machine détraquée, une idiote ou une monomane que je vous conseille de faire enfermer au plus tôt dans une bonne maison de santé. Je l’ai connue toute gamine et j’avais prévu un peu ce qui arriverait si le mariage ne la guérissait pas de ses sacrées habitudes. Et parbleu, n’étaient les convenances et le cant professionnel, j’aurais presque envie de vous féliciter, cher monsieur, de ce qui vous arrive.
Les deux hommes se serrèrent la main en se séparant et le docteur comprit qu’il avait frappé juste au regard que lui jeta M. de Tillenay, à l’air indifférent avec lequel il accueillit cette condamnation sans appel de la malheureuse dévoyée qui portait son nom.
XI
C’est dans une coquette petite villa de l’avenue du Roule, à Neuilly, que Mme de Tillenay traîne maintenant les derniers jours, les heures comptées de sa misérable existence. Par-dessus les murs hauts hérissés de tessons et les volets de tôle peinte de la grille frissonnent des grappes de lilas et des feuilles de marronnier. La folie de la jeune femme est si douce, si inoffensive qu’on a pu l’enfermer dans cette maison de santé calme où les malades vivent à l’écart les uns des autres.
Jeanne est tombée en enfance comme une très vieille femme usée par les chagrins et les années lointaines. Elle balbutie des sons au lieu de parler. Elle ne se souvient de rien et on est forcé de la soutenir sous les bras pour marcher. Très pâle et très maigre, elle demeure immobile sur un fauteuil au soleil, ayant l’air de ne rien voir, de ne rien entendre et grignotant sans cesse des bonbons. On a essayé de lui donner des poupées pour l’amuser. Mais elle n’y prête aucune attention et n’a même pas la force de les tenir dans ses doigts ballants et inertes.
On l’enveloppe au lit dans une grande chemise de flanelle pareille à un sac d’où émerge seule sa tête et qui l’empêche de faire le moindre mouvement, de remuer ses bras ou ses mains, car comme un instinct machinal, un besoin de bête, ses habitudes vicieuses lui reviennent, tourmentent sa chair dès qu’elle est seule, dès que la chaleur des couvertures amoncelées se glisse le long de ses membres.
M. de Tillenay qui venait d’abord la voir tous les jours, espace ses visites de semaine en semaine et bientôt il se contentera d’envoyer prendre des nouvelles de Jeanne par un de ses domestiques. Il joue à la Bourse et en changeant d’hôtel il s’est débarrassé de tout ce qui appartenait à sa femme, comme si Mme de Tillenay n’existait déjà plus même dans sa mémoire. Un peu plus tôt ou un peu plus tard n’est-ce pas la même chose, et le docteur Fieuzet ne lui a-t-il pas dit froidement, au mois de juin :
— Votre femme, elle vivotera peut-être jusqu’à l’automne, mais elle ne dépassera pas l’hiver !
XII
Le carnet mondain de Parisis et la plupart des journaux ont annoncé avec des détails féeriques, le mariage de Mlle Eva Moïnoff et de M. Storbeck, de l’agence Storbeck et Mohilow, l’une des maisons les plus importantes de Saint-Pétersbourg.
M. Storbeck arrivé à ce moment psychologique où le travailleur rêve de jouir enfin de sa fortune laborieusement conquise, de n’être plus seulement une masse solide qui soulève des monceaux de roubles, où l’on entrevoit la grande ville comme la terre promise d’un éden lointain, avait été trop heureux de rencontrer sur sa route cette exquise créature saturée de parisine qui lui apprendrait à dépenser ses millions, qui l’empêcherait de commettre des bévues risibles de rastaquouère et dont le salon serait tout de suite à la mode sans qu’il fût besoin pour cela de payer les dettes d’une demi-douzaine de clubmans décavés et de régler les notes de couturière de quelques mondaines authentiques. Un peu d’amour — de la surprise d’amour plutôt — avec cela et le banquier avait demandé la main de Mlle Moïnoff.
L’hôtel qu’ils habiteront dans le quartier des Champs-Élysées est acheté et ils en pendent la crémaillère, en décembre, dans un bal costumé éblouissant qui sera comme une résurrection lumineuse du xviiie siècle, une Kermesse de Watteau, où il n’y aura que des étoffes à ramages, des coiffures poudrées et des talons rouges.
Mlle Moïnoff qui ignorait la lamentable fin de son amie, lui a envoyé un faire-part timbré de sa devise bien slave : « On peut ce qu’on veut ! »
— La chanceuse ! s’est contenté de dire M. de Tillenay en le lisant, et durant quelques secondes, entre deux bouffées de cigare, il s’est remémoré l’étrange intrigue amoureuse dont il ne refusa pas d’être complice, la passion ardente, affolée, éperdue de ce couple de femmes détraquées l’une par l’autre, qui avait idiotisé et condamné la première et qui n’empêchait pas l’autre de se marier, de satisfaire ses appétits de luxe et de mondanité, de vivre désormais d’une tout autre vie et — qui sait — d’être à peu près une honnête femme.
Alors, comme si le dénouement l’amusait, le mari de Jeanne a murmuré avec son flegme habituel :
— Quelle drôle de blague que la vie !