Victor-Havard (p. 146-153).
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II

Cette année-là, Mme de Luxille, fatiguée, malade, avait chargé sa fille de s’occuper seule des invitations et celle-ci composa une série triée sur le volet qui devait encore augmenter le détraquement accoutumé de la vie libre qu’on menait au château.

Quelques amies de couvent, qui n’auraient pas eu besoin de frère Philippe et de ses oies pour apprendre les perversions de l’amour, toutes jolies ou pires que jolies, toutes ne songeant qu’à s’amuser quand même, qu’à essayer en curieuses les choses ignorées, qu’à être de moitié dans les folies qu’on leur proposerait peut-être, toutes ayant une impatience fébrile de se marier, mais non pour être aimées doucement, honnêtement, avoir un intérieur, des enfants, et plutôt avec l’arrière-pensée de faire ce qu’il leur plairait, de jeter leurs chapeaux légers par-dessus tous les moulins qu’elles rencontreraient.

Leurs sœurs ou leurs mères ne leur donnaient-elles pas l’exemple ? N’avaient-elles pas été élevées dans une atmosphère corrompue, voyant comme voient les enfants — surtout les filles — les intrigues qui se nouaient autour d’elles, ramassant les billets amoureux qu’on laisse traîner au fond d’un tiroir pas fermé, surprenant des chuchotements rapides, des baisers furtifs échangés entre deux portes, les attouchements sous la table, la pression molle d’un pied de femme qui s’est déchaussée pour mieux s’appuyer sur la chaussette de soie de l’amant ?

Jeanne avait recruté pour elles des amuseurs expérimentés aussi bien dans les parlottes de ses « five o’clock » que dans le tourbillonnement et les repos dangereux des cotillons.

Elle connaissait leurs états de service, le duel qu’avait eu M. de Grenier, après avoir été surpris par un mari jaloux, dans une cabine de Cabourg, où il jouait consciencieusement la symphonie à quatre lèvres, l’aventure du petit Adrien de Guermandes qui, pour pénétrer dans la chambre obstinément close de la baronne Simpson, s’était déguisé en clergyman, les idées très arrêtées et très cavalières à la Stendhal de M. Charvet, qui semblait être d’un autre siècle et auquel il manquait la jolie perruque poudrée et la fringante épée de Richelieu.

Les autres étaient du même bois.

Enfin, pour compléter cet ensemble parfait, la petite baronne de Millemont — leur ancienne présidente — était revenue exprès de Rome où elle laissait son mari comme un colis inutile à transporter. Mlle Moïnoff étant presque du ménage suivait toujours son amie.

On devine combien, dans un tel milieu, la vieille cousine Eudoxie se trouvait dépaysée, et elle fût certainement retournée aussitôt à ses poules et à sa petite maison du bord de l’eau si la présence de Luce et de son baby ne lui eût fait prendre son ennui en patience.

Mme Thiaucourt, ainsi que Jeanne l’avait espéré, était venue seule au château et Jacques ne devait la rejoindre qu’à la fin de l’automne.

Et Mme de Tillenay se promettait bien de mettre ce temps à profit, de métamorphoser l’ingénue dont la vertu trop solide gênait ses intérêts. La contagion la gagnerait et il faudrait que l’armure fût invraisemblablement épaisse pour ne pas être entamée soit par les attaques perpétuelles de ces chasseurs d’adultères, soit par les ruses enveloppantes d’Eva.

Elle, au contraire, jouerait les Sainte-Nitouche, accompagnerait la cousine aux offices, la comblerait de soins raisonnés, détruirait peu à peu l’influence acquise par les Thiaucourt. Les imprudences de la jeune femme feraient le reste.

Mme Thiaucourt ne se doutait guère du plan machiavélique que dissimulaient les protestations amicales de Jeanne. Elle avait accepté l’invitation avec l’idée franche de s’amuser beaucoup, de faire respirer à pleins poumons à son enfant l’air sain et vivifiant de la campagne.

Cette existence passagère lui plaisait. Elle était très allante, très boute-en-train, organisait les parties, mettait tout le château à l’unisson de son rire insouciant et de ses vingt ans.

On eût dit qu’elle était la grande sœur de son baby tant elle paraissait jeune avec sa frange frisée de cheveux blonds, ses lèvres rouges, ses yeux clairs et lumineux dont aucune fatigue n’altérait l’éclat.

On l’entourait beaucoup et M. Charvet ne la quittait point, se présentait toujours soit quand il y avait à lui offrir le bras, soit quand elle voulait se promener dans le parc, soit quand il s’agissait de valser quelques instants après le dîner. Mais ce qu’elle écoutait par une oreille, la curieuse, sortait bien vite par l’autre et elle avait un air si moqueur, si peu « dans la note », que son flirteur n’osait pas aller plus loin et changeait de conversation.

Elle racontait tout cela ensuite à Mlle Moïnoff qui peu à peu s’était rapprochée d’elle, l’avait séduite par ses dehors simples, son affectuosité douce et sa gaieté qui se modelait sur la sienne.

Eva, instruite par son premier insuccès, évitait avec soin de brusquer les choses, de reprendre la scène qu’elle avait jouée dans le salon désert de Mme de Tillenay.

Elle semblait avoir abandonné le siège, ne désirer qu’une amie, une véritable amie à laquelle on fait ses confidences et dont on partage les espoirs et les rêves. Jeanne elle-même s’y trompait, ne reconnaissait plus la vicieuse incurable dont elle était encore la maîtresse soumise et docile.

Pourtant Mlle Moïnoff était toute changée, toute malade. Elle avait eu en voyant Mme Thiaucourt un de ces coups de cœur violents qui secouaient son organisme. Elle l’aimait comme elle avait aimé Jeanne, puis Mme de Millemont, puis toutes celles qui lui cédaient.

Les obstacles à surmonter pour assouvir son impossible amour l’éperonnaient à en devenir folle et elle eût consenti à commettre n’importe quelle mauvaise action, à se perdre de réputation si elle avait pu attirer Luce dans ses bras, la garder, sentir son cœur engourdi jusque-là battre à coups précipités et voir son adorable tête renversée, pâmée dans les oreillers comme demandant grâce et ne la demandant pas.

Elle avait maintenant l’affolement fiévreux d’un homme que nargue la vertu intacte d’une jeune fille, qui se languit et se désespère en la regardant de loin comme une étoile inaccessible et déchire de morsures le moindre chiffon de dentelles qu’il a ramassé sur son passage, la moindre fleurette qui glisse de son corsage en dansant.

Et Eva souffrait d’autant plus qu’elle était forcée de refréner ses désirs en elle-même, de rester muette, de baiser au front celle dont elle eût voulu meurtrir et gercer les lèvres, de cacher à Mme Thiaucourt le mal qui l’oppressait et changeait ses nuits en de douloureuses insomnies.

Mais, malgré toutes ces difficultés, elle espérait gagner la partie, ajouter ce nom charmant de Luce aux nombreux qu’elle avait déjà griffonnés sur ses bloc-notes amoureux. Elle emploierait tous les moyens, elle essayerait toutes les comédies afin de réussir, et il viendrait bien une heure où elle serait récompensée de ses efforts, où surprise, vaincue, Luce n’aurait plus la force de se dérober, de fermer sa porte, de sceller sa bouche adorable aux tendresses implorées.