Victor-Havard (p. 61-64).
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XI

Mme de Luxille et sa fille avaient apporté à Étretat toute une cargaison de caisses pleines de toilettes mais elles n’en déballèrent pas la moitié.

Jeanne, au bout de quelques semaines, ne put supporter l’air trop vif de l’Océan.

Elle s’en allait peu à peu, minée par une maladie nerveuse, sentant elle-même les progrès de son mal, pareils aux ravages d’un poison lent et incapable cependant de faire acte de volonté, de repousser l’amie qui la tuait, qui l’idiotisait.

De maigriotte elle était devenue maigre, n’ayant plus que la peau collée sur les os. Les taches rouges de ses pommettes lui donnaient un aspect de phtisique et une sorte de tremblement sénile agitait ses mains diaphanes.

Mme de Luxille s’inquiétait sans découvrir la véritable cause de ce changement morbide. À Paris, une crise aiguë éclata. Les médecins la condamnèrent. Cependant sa jeunesse la sauva. Elle eut encore assez de forces, assez de sève dans son tempérament anémié pour échapper à la mort et se releva, enlaidie, les cheveux coupés comme un garçon, les membres débiles, mais aussi gangrenée que si elle n’avait pas reçu cette formidable leçon. La fêlure de son cerveau s’était agrandie davantage.

— Mariez-la bien vite, qu’elle veuille ou ne veuille pas, mariez-la à n’importe qui, avait dit le célèbre docteur Fieuzet à Mme de Luxille en mettant les points sur les i à la mère inconsciente et l’obligeant à toucher la plaie du doigt.

Et il achevait sa pensée avec la brutalité d’un coup de scalpel. Le mariage seul agirait efficacement, purifierait la pourriture de ce corps, de cette intelligence. L’autorité d’un homme réussirait mieux en pareil cas que les conseils et les menaces des parents. Une maison à tenir, des gens à diriger, les distractions de toutes sortes qui sont le lot d’une jeune femme, l’intimité continuelle d’un tête-à-tête qui, d’abord calme et poli, devient à la longue plus tendre, plus enveloppant, l’occuperaient, l’arracheraient à son idée fixe, à ses habitudes malsaines, aux amitiés antérieures qu’un mari sérieux ne tolérerait point.

Les parents de Jeanne se conformèrent aux instructions du médecin et se mirent immédiatement en campagne.

Mais, malgré le chiffre respectable de sa dot, sa jeunesse, son minois chiffonné de gamine parisienne, la jeune fille était difficile à placer. Elle semblait, en effet, n’avoir d’autre but que de contrecarrer les projets de sa mère et, comme avertie de la conspiration qui se tramait autour d’elle, elle rebutait les épouseurs par ses boutades et ses confidences déplorables. Elle plantait des épouvantails aux abords de son jardin.

Et les marieuses les plus renommées et les plus habiles, — ces perfides douairières qui vous attirent sous prétexte de bavarder dans leur loge à l’Opéra-Comique ou leur « five o’clock » et vous présentent à l’improviste à une jeune fille qui rougit derrière son éventail et répond par des niaiseries aux phrases banales qu’on lui débite, les amis des Luxille refusaient de continuer la partie, d’essuyer des échecs nouveaux dans leurs diverses tentatives.

Eva Moïnoff soutenait Jeanne dans sa résistance entêtée.

Et les Luxille allaient peut-être cesser ce manège inutile, lorsqu’à l’une des réceptions hebdomadaires de la maréchale d’Ancre, ils tombèrent enfin sur une bonne piste et racolèrent le gendre introuvable qu’ils avaient jusque-là vainement pourchassé.