Deux Négociations de la diplomatie européenne - Pologne et Danemark, 1863-64/06

Deux Négociations de la diplomatie européenne - Pologne et Danemark, 1863-64
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 900-957).
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DEUX NEGOCIATIONS
DE
LA DIPLOMATIE EUROPÉENNE

POLOGNE ET DANEMARK. — 1863-64.
Denmark and Germany, correspondence respecting the affairs of the duchies Holstein, Lauenburg and Schleswig, presented to both Houses of Parliament (mars-juin 1864). — Protocols of conferences lield in London relative to the affairs of Denmark, presented to both Houses of Parliament (juillet 1864). — Exposé de la situation de l’empire et Documens diplomatiques, etc. (novembre 1863, mars 1864 et février 1865). — Papiers d’étal communiqués au rigsraad de Copenhague (1861). — Pièces inédites, etc.

VI.
LE DEMEMBREMENT D'UNE MONARCHIE.


I.

Le spectacle que présentait l’Europe au mois de février 1864 était à coup sûr l’un des plus bizarres et des plus affligeans qu’ait offerts l’histoire contemporaine. Deux grandes puissances, à la fois stimulées et décriées par toute une ligue des princes et des peuples de la Germanie, attaquaient un état faible, mais qui fut une monarchie antique et glorieuse, et dont l’existence était proclamée par tous les cabinets comme nécessaire à l’équilibre du monde[1] ; elles l’attaquaient sous le prétexte le plus futile, au nom d’une cause que le chef même de la coalition avait qualifiée jadis « d’éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire. » Elles avaient commencé par arracher au roi Christian IX une province fédérale pour mieux faire reconnaître la souveraineté de ce roi par la confédération ; elles avaient ensuite prétendu saisir pacifiquement, et comme gage matériel, une autre de ses provinces, déjà extra-fédérale, et elles devaient bientôt s’avancer dans la troisième, pour avoir le gage de leur gage. Elles n’en affirmaient pas moins toujours respecter les obligations internationales et ne porter aucune atteinte à l’intégrité de la monarchie Scandinave. C’est d’ailleurs pour punir le roi de Danemark de sa désobéissance au Bund que les deux puissances s’étaient chargées de cette œuvre de « justice, » et cette œuvre, elles l’inauguraient par une déclaration formelle de leur propre désobéissance envers le même Bund ; elles agissaient en « mandataires de l’Allemagne, » et l’Allemagne entière protestait contre l’usurpation du mandat ! — Toutes ces choses monstrueuses, l’Europe les regardait et les laissait faire, l’Europe, qui dans cette année de grâce 1864 ne manquait pas certes d’armées nombreuses et bien disciplinées, ni de gouvernemens forts, doués d’initiative et se proclamant même volontiers les défenseurs providentiels des faibles, les vengeurs des opprimés. Et pourtant l’Europe avait jadis su empêcher l’iniquité de s’accomplir, alors que la tentative en avait été faite pour la première fois par la brave et généreuse Allemagne en 1848, au moment d’une tourmente universelle, où les peuples étaient en délire et les gouvernemens dans le désarroi et dans un état voisin de l’impuissance absolue. Les défenseurs ne firent pas défaut en 1848 à la monarchie de Frédéric VII, et l’empire des Habsbourg lui-même était du nombre. Sourde aux appels de la grande patrie, l’Autriche s’était alors opposée de toutes ses forces à la convoitise prussienne, et son ambassadeur n’avait pas quitté Copenhague pendant que se poursuivait sur l’Eider la « guerre de délivrance. « La Suède s’était jetée résolument dans la mêlée et avait envoyé ses soldats au secours d’un peuple qui lui était uni par tant de liens de race et d’histoire. L’empereur Nicolas avait su, de son côté, s’affranchir de tout égard envers son beau-frère le roi de Prusse ; il avait été même le plus ardent à provoquer contre l’agresseur un concert des grandes puissances, et la flotte russe avait paru un jour dans les eaux de la Baltique comme une menace à l’adresse de l’effervescence tudesque. L’Angleterre, cela s’entend, s’était montrée, comme toujours, prodigue de remontrances et de semonces, et les circonstances avaient empêché heureusement de dévoiler ce que ce goût si marqué pour la parole cachait alors déjà peut-être de défaillance pour l’action. Enfin il n’est pas jusqu’à la France, si éloignée du théâtre de la lutte, et si absorbée à cette époque par des déchiremens intérieurs et les angoisses d’une guerre sociale, qui n’eût cru devoir prêter au Danemark tout son concours moral, qui n’eût même songé un instant à lui donner une assistance matérielle[2].

Aujourd’hui la situation était singulièrement changée, et l’indifférence, la perplexité ou une inimitié plus ou moins avouée et active avait remplacé la sollicitude si générale de 1848. Aujourd’hui la France se balançait dans une expectative mystérieuse à laquelle elle s’efforçait de donner les allures d’une philosophique impartialité. Cette attitude du cabinet des Tuileries frappait d’avance de stérilité toutes les timides démarches de l’Angleterre, qui faisait à chaque instant virer de bord sa redoutable flotte du canal, et le dissentiment ainsi déclaré entre les deux puissances libérales de l’Occident rendait l’Autriche plus « patriotique » qu’elle ne le voulait, la Suède plus sage qu’elle ne l’ambitionnait, et la Russie aussi complaisante envers M. de Bismark que pouvait l’exiger l’état toujours alarmant de la Pologne. L’Autriche n’avait plus, comme en 1858, sa jalousie séculaire contre la Prusse pour se maintenir dans le chemin du droit des gens et des traités solennels ; elle marchait maintenant de concert avec son rival pour la délivrance des « frères allemands. » Elle marchait à contre-cœur, il est vrai, avec maintes réticences et retours, et trahissant de temps en temps la violente envie de rentrer au plus vite dans le giron de l’orthodoxie internationale. Le 31 janvier encore, au moment même où les troupes autrichiennes franchissaient l’Eider et échangeaient les premières balles avec les Danois, le comte Rechberg suppliait le cabinet de Saint-James de ne pas interrompre ses efforts pour la paix. « Son excellence, écrit lord Bloomfield, insiste sur la réunion d’une conférence à Londres durant même les opérations militaires ; M. de Rechberg me prie de bien recommander cette considération au gouvernement de la reine ; il est évidemment très désireux de voir les négociations commencer le plus tôt possible. » La semaine d’après, et le Danevirk pris, le ministre autrichien acceptait avec empressement le projet d’un armistice, et l’ambassadeur anglais mandait le 8 février de Vienne que « son excellence désirait évidemment qu’il fût mis fin, et le plus tôt possible, aux opérations de la guerre… » Il est vrai que le 12 février tout de nouveau se trouvait changé. « Le comte Rechberg m’a dit aujourd’hui, écrit à cette date lord Bloomfield, qu’il a reçu de Berlin une réponse défavorable à notre proposition d’armistice, et son excellence m’a fait observer que l’empereur son maître ne pouvait se séparer de la Prusse, ni faire dans ce moment un pas sans elle, malgré son désir ardent de voir les hostilités cesser. — Je répondis à son excellence que j’étais désolé de ce que les avis venus de Berlin eussent produit un tel changement dans les opinions personnelles qu’il m’avait exprimées avant-hier… » C’était, comme on le voit, toujours la même situation, toujours les « avis » de Berlin venant stimuler à point la chancellerie aulique aux momens de défaillance, et c’est ainsi, et par une suite non interrompue d’élans passifs, que le cabinet de Vienne devait être mené jusqu’au bout, jusqu’à cette « copossession » des duchés, la plus embarrassante des acquisitions sans contredit qui soient jamais venues accabler un conquérant marri et involontaire !

Ce fut tout le contraire avec un autre des anciens défenseurs du Danemark, avec ce royaume de Suède qui finit par ne pas bouger du tout, après avoir longtemps tenu le monde en haleine par ses velléités d’aller en avant. Le gouvernement de Charles XV s’était beaucoup remué en 1863 dans l’intérêt de Frédéric VII, et M. de Manderström n’avait négligé aucune occasion de faire l’apologie du cabinet de Copenhague, de recommander le royaume ami à la sollicitude des puissances, et de laisser entrevoir l’intervention indubitable de la Suède dans le cas d’une agression allemande contre le Danemark. « Nos intérêts les plus chers, disait entre autres une note de Stockholm du 19 juillet 1863, ne pourraient guère nous permettre de voir d’un œil tranquille écraser nos voisins sous des prétextes qui plus tard pourraient mettre en danger notre propre indépendance… » Vers le même temps (juillet 1863), les souverains de Suède et de Danemark se rencontraient personnellement à Skodsborg et à Malmö, et l’Allemagne eut raison de considérer ces entrevues royales comme les préliminaires d’une alliance défensive. Les pourparlers de Skodsborg et de Malmö n’avaient-ils même pas une portée plus grande encore, et n’y combinait-on pas une union tout autrement décisive et qui eût rappelé le glorieux jour de Calmar ? On prétendait en effet, on prétend encore dans certains cercles de Copenhague et de Stockholm, que Frédéric VII caressait, vers la fin de son règne, un projet grandiose : que, mû par un patriotisme généreux et inquiété des « sympathies germaniques » de son successeur désigné, le duc de Glucksbourg, il n’aurait songé à rien moins qu’à léguer son royaume au prince Oscar, l’héritier du trône suédois. Il est sûr, dans tous les cas, qu’un traité d’alliance avait été convenu dans ses principaux points entre M. Hall et le Comte Hamilton, ambassadeur de Suède à Copenhague, dès le mois d’août 1863[3] ; il est également sûr que la mort subite de Frédéric VII changea d’une manière notable les dispositions de la cour de Stockholm, qui dès lors ne voulut plus « mettre le comte Hamilton en état de procéder à la signature définitive du traité, » et il n’est pas non plus douteux que des « conseils » venus de Paris eurent une grande part dans ce refroidissement du roi Charles XV[4]. Rien de plus curieux du reste que les raisons que crut alors devoir donner M. de Manderström pour expliquer son soudain revirement. Dans sa dépêche au comte Hamilton du 2 décembre 1863, le ministre de Suède commençait par convenir qu’un traité d’alliance avait été préparé à la veille du nouveau règne ; il prétendait toutefois « que la situation avait subi un immense changement, non par suite du décès du feu roi, mais par d’autres circonstances qui l’avaient suivi ou qui en étaient résultées. » Jusque-là, argumentait M. de Manderström, il ne s’était agi que d’une exécution fédérale dans le Holstein, et la Suède avait bien pu songer à porter secours ; mais aujourd’hui c’était au démembrement complet de la monarchie danoise que visait l’Allemagne. « Peut-on dire, demandait victorieusement la dépêche suédoise, que le cas actuel soit le même, et que la situation soit identique à celle d’alors ?… » — « Il est vrai, ajoutait avec candeur le ministre du roi Charles XV, que du côté du Danemark on peut répondre que le cas actuel est plus extrême et plus dangereux encore. Nous ne le nions pas ; mais aussi le Danemark peut-il compter sur un appui plus prononcé, » c’est-à-dire sur l’appui des grandes puissances signataires du traité de Londres ? En d’autres termes, M. de Manderström avait trouvé juste et utile de prêter une assistance matérielle à la nation « amie » alors qu’elle n’était menacée que dans le Holstein et que le concours des grandes puissances n’était point à espérer ; mais, aujourd’hui que l’on s’attaquait à l’existence même de la malheureuse monarchie, « que le cas devenait plus extrême et plus dangereux encore, » il s’abstenait : c’était maintenant aux grandes puissances d’agir, comme si l’on ne savait pas très bien à Stockholm que le seul moyen encore possible d’entraîner ces grandes puissances dans l’action, c’était précisément d’y entrer hardiment soi-même et le premier ! Comment toutefois accuser la Suède de n’avoir pas su déployer un courage qui fut inconnu même à la fière Angleterre ? Comment reprocher son humilité à l’hysope du mur, lorsque le cèdre du Liban lui-même pliait devant le souffle de M. de Bismark ? Reconnaissons plutôt que le gouvernement de Charles XV se déclarait « toujours prêt à se joindre à n’importe quelle grande puissance qui viendrait au secours du Danemark. » Reconnaissons aussi que, si le gouvernement de Stockholm s’associait volontiers aux diverses démarches de l’Angleterre dans l’intérêt de la paix, il ne jugea cependant pas de sa dignité de seconder le noble lord Russell dans ses sommations à l’adresse de Copenhague, et ne crut jamais devoir presser le roi Christian de se soumettre aux exigences allemandes, « d’en finir » même avec la loi fondamentale du pays[5].

D’ailleurs, et pour rendre la Suède très circonspecte dans ses mouvemens, il y avait encore d’autres raisons que le peu de sympathie que lui inspirait le successeur de Frédéric VII, que les timidités de l’Angleterre et les recommandations de la France. Il y avait surtout la Russie, la voisine redoutable sur le compte de laquelle on était loin de partager à Stockholm les étranges illusions de la candide diplomatie britannique. Cet empire des tsars, qui en 1848 s’était montré un des plus fermes soutiens de la monarchie danoise et qui, dans le cours ordinaire des choses, aurait dû en effet être le plus intéressé à empêcher Kiel de devenir un port allemand, cet empire était maintenant détourné forcément de sa politique traditionnelle dans la question des duchés par suite de la solidarité impérieuse que l’insurrection de Pologne avait établie entre lui et le cabinet de Berlin. Les craintes qu’inspirait au gouvernement russe cette insurrection toujours persistante, les appréhensions alors générales d’un branle-bas pour le printemps, décidèrent le prince Gortchakov à passer à M. de Bismark toutes ses fantaisies sur l’Eider, à lui prêter même un concours absolu et d’autant plus efficace qu’il prenait les dehors d’une neutralité affairée en quête d’un arrangement pacifique. La connivence de la Russie dans l’odieuse spoliation de la monarchie danoise n’était déjà plus, dès le mois de décembre 1863, un secret pour tout esprit judicieux et tant soit peu initié aux affaires ; la publication des state papers au mois d’avril 1864 rendit cette connivence manifeste et palpable pour quiconque avait des yeux. On put constater dès lors que le prince Gortchakov n’avait cessé de favoriser le cabinet de Berlin dans ses desseins, de lui tendre avec empressement, et bien qu’à la dérobée, une main secourable à toute traversée difficile. En vérité, dans ce passage de l’Eider, le vice-chancelier russe joua le rôle de la biblique colonne de nuée « qui était ténébreuse d’une part, et de l’autre éclairait ; » — elle éclairait cette fois M. de Bismark marchant vers la Mer du Nord, et enveloppait de ses ténèbres le malheureux lord John dans sa poursuite effarée ! Des révélations piquantes[6] sont venues depuis marquer dans ses moindres détails une conduite qui, encore une fois, ressortait déjà avec une clarté suffisante des rapports officiels de la diplomatie britannique publiés dans le blue book. On connaît maintenant le langage intime qu’avait parlé le gouvernement russe aux cabinets de Berlin et de Vienne au sujet des affaires du Danemark. Le 23 janvier 1864, c’est-à-dire au moment même où lord John Russell demandait à la Russie « concert et coopération » pour le maintien de l’intégrité de la monarchie Scandinave, le comte de Thun, ambassadeur d’Autriche à la cour de Saint-Pétersbourg, mandait à M. de Rechberg que le prince Gortchakov lui avait « de nouveau donné l’assurance que, dans cette question, la Russie continuerait d’être sympathique à l’Allemagne, et que dans le cas où la Suède voudrait assister le Danemark, on concentrerait un corps d’observation en Finlande, » — car, ajoutait le vice-chancelier, « il est très à craindre que la Suède ne devienne le foyer principal des intrigues, si l’insurrection polonaise n’est pas promptement étouffée. » Le 3 février, et la guerre sévissant déjà dans le Slesvig, le prince Gortchakov déclarait à l’envoyé prussien, M. de Redern, « que la résistance armée du Danemark déliait jusqu’à un certain point l’Autriche et la Prusse des engagemens du traité de Londres, et que dans tous les cas l’empereur Alexandre continuerait d’être favorable aux deux puissances allemandes. » La semaine d’après, le Danevirk étant pris et l’Angleterre s’échauffant jusqu’à parler cette fois de protéger sérieusement la nation assaillie, de la protéger « même par les armes, » le cabinet de Saint-Pétersbourg voulut bien (10 février) écrire ostensiblement une note assez ferme à l’adresse de Berlin, pour insister sur « les intérêts de la Russie dans la Baltique » et son « devoir » d’empêcher tout démembrement des états de Christian IX. Communication « amicale » fut faite de ce document à Paris et à Londres ; mais en même temps et dans une lettre confidentielle à son chargé d’affaires à Berlin, M. d’Oubril, le vice-chancelier russe exprimait l’espoir que M. de Bismark « saurait apprécier et approuver » les motifs qui avaient dicté un pareil langage officiel, « Nous avons cru de l’intérêt de la Prusse et de l’Autriche de paralyser l’action de l’Angleterre et de prévenir, au moins momentanément, son intervention armée, qui était tout à fait probable. C’est dans cette intention que nous avons adressé la dépêche ci-jointe après l’avoir communiquée à lord Napier. » Le vice-chancelier voulait paralyser encore autre chose par sa dépêche ostensible du 10 février, qui contenait aussi le passage significatif suivant : « Le démembrement du Danemark pourrait amener la formation d’un grand état Scandinave, c’est-à-dire l’accomplissement de l’union Scandinave ; mais nos intérêts sont formellement contraires à une telle combinaison, et je dois vous déclarer que nous nous y opposerions de toutes nos forces… » L’avis allait directement à la Suède, indirectement aussi à la France et à certaines « solutions » qui commençaient alors à avoir de la vogue dans diverses régions de Paris.

C’est par un tel enchaînement de circonstances fatales que le Danemark se trouva sans défenseurs en ce mois de février 1864, et la plus grande de toutes ces fatalités, ce fut sans contredit le profond désaccord des deux puissances libérales de l’Occident. On se trompe généralement, il est vrai, lorsqu’on croit qu’à ce moment encore la France et l’Angleterre n’auraient eu qu’à faire cesser leur dissentiment pour faire cesser aussi, et d’un coup, l’agression allemande. À ce moment, la situation était déjà trop compliquée pour se dénouer à si bon marché ; ce qui aurait pleinement suffi en septembre 1863 fût resté sans effet dans l’hiver de 1864, et pour arracher à la Germanie la proie tant convoitée il aurait fallu maintenant quelque chose de plus qu’une note identique des deux cabinets de Paris et de Londres, quelque chose de plus même qu’une simple « démonstration maritime » que devait bientôt proposer lord John Russell. Il n’est pas douteux toutefois qu’une action énergique de la France et de l’Angleterre, fortement unies dans un sentiment de solidarité et de confiance mutuelles, aurait fini par triompher des desseins de M. de Bismark et donner satisfaction au droit outragé. Et à cet égard la conduite tenue alors par le gouvernement français a été depuis l’objet de récriminations bien nombreuses. Des deux côtés du détroit, on n’a cessé de reprocher à ce gouvernement d’avoir cédé dans ces graves occurrences à un mouvement d’humeur et de rancune peu digne d’une grande politique. La France, a-t-on prétendu, aurait dû faire plus de cas des propositions du cabinet de Saint-James ; elle aurait dû saisir avec empressement l’occasion d’une guerre juste dans ses motifs, exempte de tout péril, et qui eût raffermi pour longtemps l’alliance avec l’Angleterre, si malheureusement compromise. Quelque autorité qu’on doive reconnaître aux voix qui ont porté ce jugement, et si généreux que pussent être les motifs de ces regrets souvent exprimés, il nous semble cependant qu’un examen attentif arriverait aisément à des conclusions de tout point différentes. Un esprit impartial, et qui voudrait se rendre un compte exact de la situation de l’Europe en 1864, ne saurait partager les opinions généralement accréditées en cette matière, et, loin de se plaindre de l’abstention du cabinet des Tuileries dans le litige sur l’Eider, il s’aviserait peut-être de regretter que cette abstention n’ait pas été plus complète encore et surtout plus franchement dessinée.

Il faut bien le dire tout d’abord : dans cette question danoise, si grave et si douloureuse qu’elle fût, il n’y avait pour le gouvernement français aucune de ces obligations morales, aucune non plus de ces considérations de sûreté ou d’influence qui commandent impérieusement à un grand pays le recours aux armes. La France n’avait pas, comme l’Angleterre, contracté à l’égard du Danemark ces engagemens d’honneur qui défendaient d’assister, les bras croisés, à la ruine d’un client malheureux ; elle n’avait pas pris sous sa tutelle la monarchie scandinave, dirigé ses conseils, imposé des démarches et des concessions sous peine d’abandon : elle avait, dès l’origine, gardé une sage réserve dans le différend, se bornant à rappeler de temps en temps le droit incontestable plutôt en témoin impartial qu’en champion décidé à mettre son épée dans la balance. Sans doute le cabinet des Tuileries avait apposé jadis sa signature à ce traité de Londres qui proclamait l’intégrité des états de Frédéric VII ; mais cet acte international, le gouvernement français l’avait signé au même titre que plusieurs autres puissances européennes, au même titre que la Russie par exemple, qui assurément était loin maintenant de vouloir le défendre à tout prix, au même titre que l’Autriche et la Prusse, qui le déchiraient ouvertement à la pointe de leurs baïonnettes. La France avait laissé protester plus d’une stipulation européenne au bas de laquelle se trouvait son nom, elle avait, entre autres, toléré la confiscation de la république de Cracovie, souffert pendant quarante ans la violation constante du premier article du grand pacte de 1815, sans que son gouvernement eût jamais cru devoir pour cela déclarer la guerre, sans que le pays le lui eût jamais sérieusement demandé. Et de même il serait malaisé de prétendre que l’agrandissement de l’Allemagne par le Slesvig constituait un déplacement de forces, un changement d’équilibre général de nature à inquiéter l’empire français, à l’affecter dans sa sécurité et à lui imposer des résolutions extrêmes. Au fond, de toutes les grandes puissances non germaniques il n’y avait que la Russie de vraiment intéressée à la conservation de Kiel dans les mains d’un état faible et ne visant à aucun rôle dans l’avenir ; quant à la France, jusqu’à quel point devait-elle prendre ombrage de la création possible d’une marine allemande qui, ajoutée à d’autres marines secondaires, pourrait un jour servir de contre-poids utile à la prépondérance britannique sur les mers ? Il y aurait là dans tous les cas une question à débattre. Pour le dire d’un mot, et en employant les termes mêmes qui, appliqués par le discours impérial du 5 novembre 1863 à la Pologne, avaient rencontré un assentiment presque universel, « ni son honneur, ni ses intérêts n’obligeaient la France à prendre les armes dans la cause du Danemark, » et ce n’est point à coup sûr une des moindres bizarreries de notre temps et de ce pays que l’opinion libérale, qui s’y est si vite consolée et même réjouie de l’abandon de la Pologne, ait toujours gardé quelque rancune au gouvernement de son abstention dans les affaires des duchés, abstention qui lui était cependant commandée par la plus saine et la plus prévoyante des politiques.

Ah ! certes, et sans vouloir examiner si l’honneur et les intérêts de la France étaient complètement dégagés dans la question polonaise, il sera au moins permis de rappeler qu’il s’agissait là d’un très vaste problème de politique et de civilisation, et que c’est tout un nouvel ordre de choses qu’embrassait l’hypothèse de cette alliance austro-française dont le prince de Metternich était allé porter la pensée à Vienne en mars 1863. L’alliance ainsi comprise impliquait le rétablissement sur les confins de l’Europe occidentale d’un état antique, libéral et chrétien, a dont le partage avait été le prélude, en partie la cause et jusqu’à un certain point l’excuse des bouleversemens ultérieurs du continent[7]. » On brisait de la sorte à jamais la ligue absolutiste du Nord, cimentée depuis un siècle par le sang de la nation démembrée. On relevait en même temps dans le monde germanique, comme dans le monde slave, ces intérêts catholiques qui, quoi qu’on ait dit, seront toujours des intérêts français. On préservait les peuples déshérités du Danube et du Balkan de la propagande délétère du panslavisme tsarien, et la solution de la terrible question d’Orient était préparée dès lors par les voies et au profit de la civilisation véritable. On abaissait la monarchie rapace de Frédéric le Grand, et on éloignait de la France les très réels périls d’une future unité allemande que seule la Prusse est en état de constituer. On rachetait pour l’Italie la perle de l’Adriatique au moyen de compensations alors devenues possibles, et on procédait dans les deux hémisphères à la régénération de la grande race latine. — Voilà ce qu’impliquait une entreprise commune de la France et de l’Autriche en faveur de la Pologne, et l’esprit demeure confondu devant les perspectives radieuses qu’une pareille alliance ouvrait à l’humanité. Les dieux jaloux et les Anglais, plus jaloux encore que les divinités de l’Olympe païen, ont empêché une telle combinaison d’aboutir. Il se peut qu’elle fût mal engagée, ou bien prématurée, ou bien encore tout à fait impraticable ; mais elle fut dans tous les cas d’une grandeur singulière, et mérita d’être tentée, d’être désirée avec ardeur, avec dévouement et dévotion, — devoutly to be wish’d, comme dit le poète immortel.

De tels et si hauts intérêts, on l’avouera, n’étaient point en jeu dans la question du Danemark : ni les destinées de l’Europe ni les grands problèmes de la civilisation ne se trouvaient liés au sort des duchés. Il y avait là sans doute une agression inique et violente, l’oppression d’un faible par les forts, un acte de brigandage international accompli en plein XIXe siècle, et certes il était permis de souhaiter que la France prît une part active à l’empêchement d’un tel méfait, — à une condition toutefois : c’est que cette participation n’amenât point pour la France elle-même des inconvéniens très graves ou de véritables périls. On ne le supposait guère, il est vrai, et l’opinion libérale dans ce pays penchait assez généralement à voir dans une intervention française en faveur du Danemark une entreprise aussi facile que dépourvue de tout danger. Là étaient cependant l’illusion et l’erreur, — erreur profonde, et qu’il importe de bien préciser.

Parmi les divers raisonnemens plus ou moins spécieux que contenait la note au prince de La Tour-d’Auvergne[8], dans laquelle le cabinet des Tuileries expliquait son refus de s’engager avec l’Angleterre dans la question des duchés, on trouve un argument dont la parfaite justesse ne saurait être contestée par aucun esprit sérieux. « Ce serait une chose comparativement facile pour l’Angleterre (ainsi s’exprimait M. Drouyn de Lhuys) de faire à cette occasion une guerre qui de sa part se limiterait toujours à des opérations maritimes, au blocus et à la capture des navires. Le Slesvig et l’Angleterre sont bien loin l’un de l’autre ; mais le sol de l’Allemagne touche au sol de la France, et une guerre entre la France et l’Allemagne serait la plus calamiteuse et la plus hasardée que l’empire pût engager. » Cette considération irréfutable, le ministre des affaires étrangères de France devait la reproduire plus d’une fois dans le cours de la négociation, et encore le 10 juin 1864 dans une très curieuse dépêche au prince de La Tour-d’Auvergne. « Une démonstration maritime, y lit-on, qui nous amènerait à tirer le canon entraînerait pour nous la guerre sur terre comme sur mer. Nous ne serions pas libres, ainsi que l’Angleterre, de limiter nos opérations selon notre seule volonté. Malgré nos efforts pour localiser les hostilités, nous réussirions difficilement à les empêcher d’éclater sur nos frontières. En admettant même que l’on ne dût pas s’attendre à une agression armée de l’Allemagne contre nous, il se produirait inévitablement, dans une question où l’amour-propre national est engagé à un tel degré, des manifestations que leur caractère ne nous permettrait peut-être pas d’endurer. » Ce n’est pas toutefois qu’une telle guerre, nécessairement agrandie, eût complètement répugné au cabinet des Tuileries : bien au contraire, elle le tentait, mais il pensait avec raison qu’il ne saurait s’y engager sans avoir obtenu l’assurance formelle d’un concours loyal et jusqu’au bout complet, — throughout, comme on dit de l’autre côté de la Manche, — de la part d’un allié aussi capricieux que méfiant ; il pensait en outre qu’à l’importance de l’entreprise devait naturellement répondre l’importance du résultat. « Une pareille entreprise, disait M. Drouyn de Lhuys dans la dépêche déjà citée, exigerait de nous le déploiement de toutes nos ressources et nous imposerait des efforts immenses. Devant une éventualité de cette nature, l’Angleterre serait-elle disposée à nous prêter un appui illimité ? Le gouvernement de l’empereur, en demandant aux grands corps de l’état leur concours, aurait à leur expliquer pour quels avantages le sang de la France va couler : le cabinet anglais nous mettrait-il à même de répondre à cette question, la première assurément qui nous serait faite ?… » La pensée de ces pièces officielles était claire et précise malgré le style diplomatique, et le gouvernement français la développa du reste à plusieurs reprises et avec une sincérité parfaite dans divers pourparlers confidentiels avec les différens hommes d’état de la Grande-Bretagne. Vers la fin de janvier 1864 notamment, le souverain de la France était très circonvenu par les principaux personnages qui, de l’autre côté du détroit, avaient leur voix dans les affaires publiques, whigs aussi bien que tories, — car ces derniers se croyaient alors sur le point de succéder au cabinet Palmerston-Russell, fortement ébranlé, et avaient un grand intérêt à sonder avant tout le terrain à Paris. Lord Malmesbury, MM. Fitzgerald et Disraeli y firent tour à tour une courte descente : on affirma même dans le temps que M. Disraeli jugea opportun d’introduire la haute politique jusque dans un bal masqué de la cour, et que c’est en costume de domino qu’il entretint un auguste personnage des espérances et des vues du parti conservateur en passe de rentrer au pouvoir. A ces adversaires comme aux amis de l’administration Palmerston, on tint à Paris invariablement le même et clair langage : c’est que la participation active de la France au différend dano-allemand entraînerait de toute nécessité une grande guerre, qu’à la grande guerre devrait par conséquent répondre un grand but, un résultat proportionné aux sacrifices, — et on laissait à l’Angleterre la liberté d’opter dans ce cas entre une restauration plus ou moins complète de la Pologne, ou l’affranchissement de la Vénétie, ou la promesse du Rhin… Certes on pourrait trouver que c’était là donner trop de choses à choisir, faire preuve aussi d’un éclectisme quelque peu pyrrhonien ; la mention du Rhin surtout fut un excès de franchise que les ministres britanniques ne manquèrent pas de dénoncer discrètement, doucement, et du haut de la tribune. Toutefois cette alternative même du Rhin était trop clairement indiquée par la situation et la nature même des choses pour qu’elle ait pu être passée sous silence sans éveiller des soupçons encore plus forts. Il y avait de la loyauté et de la prévoyance à poser le problème sous toutes ses faces et d’une manière aussi explicite que possible ; — seulement il y avait aussi quelque naïveté à croire (si tant est qu’on le croyait !) que l’Angleterre pût jamais consentir à une entreprise décisive quelconque contre l’Allemagne.

Les relations naturelles, les rapports nécessaires, comme dirait Montesquieu, entre la Grande-Bretagne et les principaux états sont aussi simples que constans. Avant toute chose, l’Angleterre redoute, jalouse et surveille la France ; elle s’inquiète aussi par momens des progrès de la Russie dans l’Orient, sans que cette disposition lui suggère toutefois jamais le désir de voir l’influence du tsar diminuer en Europe ; quant à l’Allemagne, les hommes d’état britanniques y voient la barrière précieuse, providentielle, qui empêche un contact immédiat entre la France et la Russie ; ils y voient de plus leur grand point d’appui pour toute action sur le continent, le grenier d’abondance, l’officina gentium où l’Angleterre a de tout temps trouvé des mercenaires à enrôler, des armées à solder et de vastes coalitions à former au moment du péril. Ajoutez encore les affinités de race et de religion entre la nation anglo-saxonne et les peuples de la Germanie, puis cette autre circonstance, qui n’est point certes à dédaigner, que c’est en Allemagne que prend son origine et se renouvelle sans cesse la maison régnante du royaume-uni. Aujourd’hui même on parle allemand dans l’intimité du château de Windsor, et ce n’est un secret pour personne non plus qu’en février 1864 sa gracieuse majesté la reine Victoria se soit dite plutôt prête à l’abdication qu’à une rupture avec la Prusse. Les Allemands savaient tout cela très bien, et dans cette certitude ils puisaient leur audace. Ils se rappelaient l’indulgence extrême, la patience vraiment angélique dont fit preuve à leur égard lord Palmerston dans cette question des duchés en 1848 même, à l’époque où la France bouleversée dans son intérieur n’inspirait guère d’inquiétude au dehors : ils comptaient, en l’année 1864, sur l’humeur d’autant plus conciliante du civis romanus que maintenant, lorsque celui-ci jetait ses regards au-delà du canal, il voyait un Napoléon à la tête de la nation welche, toujours redoutée et devenue plus belliqueuse que jamais. « J’apprends, écrivait le 2 janvier 1864 sir A. Malet de Francfort au principal secrétaire d’état, j’apprends qu’un des membres les plus importans de la diète, et qui exerce une influence prépondérante sur la question (M. de Pfordten évidemment), ne cesse de prétendre qu’il n’y avait aucune complication sérieuse à craindre, et qu’une opposition efficace de la part de l’Angleterre aux aspirations et aux vœux de la Germanie n’était point une chose admissible… » L’ambassadeur de Prusse à Londres, le comte Bernstorff, s’exprimait de même en face de lord Russell, et en effet une guerre entre l’Angleterre et l’Allemagne, une guerre sérieuse, véritable, et de concert avec un Napoléon, c’est là une extravagance que ne saurait rêver le plus échevelé même des enfans d’Albion, le membre le plus folâtre de l’excentric-club.

Sans doute, à la première nouvelle du passage de l’Eider, le sentiment intime de l’Angleterre reçut une forte commotion. On fut irrité au plus haut point de l’insolence et de la perfidie prussiennes ; dans les cercles du West-End, on parla avec indignation de M. de Bismark, avec dégoût du prétendant Frédéric, le « Disgustenbourg, » ainsi qu’on se plaisait à l’appeler alors. Dans la chambre des lords surtout, où ne domine pas encore absolument l’esprit de l’école de Manchester, dans cette aristocratique assemblée qui n’a pas tout à fait oublié l’ancienne fierté des Chatham et des Canning, la douleur fut vive et éloquente. À ce moment, comme plus tard, à chaque nouveau pas que faisait l’Allemagne dans le chemin de la violence, le cabinet de Saint-James se redressait, donnait des ordres à la flotte du canal, et proposait à la France une démonstration maritime, une simple démonstration, « une mesure d’intimidation, » ainsi qu’il avait toujours soin de le bien établir. Si cependant M. de Bismark ne se laissait point intimider, ce qui était plus que probable ? Si, ce qui était non moins probable, à l’apparition du drapeau français devant Kiel, l’Allemagne s’avisait de répondre par quelque provocation sur le Rhin, par des actes plus ou moins directs et hostiles, mais toujours très blessans pour l’amour-propre et la dignité d’un grand pays ?… Dans une telle éventualité, la conduite du cabinet de Saint-James était toute tracée et pouvait se prédire d’avance avec une précision presque mathématique. En pareille occasion, le foreign office aurait su arranger tant bien que mal les affaires des duchés, dont bientôt on n’aurait même plus entendu parler, et l’Angleterre se fût retirée du jeu. La France alors serait demeurée seule engagée dans une guerre continentale formidable, où elle aurait eu contre elle les états du Bund, l’Autriche, la Prusse et la Russie, et ce n’est point certes la chevaleresque Albion qui aurait tout sacrifié pour faire sortir son allié avec honneur et profit d’une si terrible épreuve. « L’Angleterre est, en fait de politique extérieure, un pays à la fois égoïste et téméraire : il peut s’engager dans des mesures par lesquelles il ne serait pas du tout compromis lui-même, mais qui nous compromettraient fort, nous, sur le continent. » Ainsi s’exprimait déjà en 1840 M. Guizot dans une curieuse lettre datée de Londres[9] ; voilà ce qu’entrevoyait aussi très bien le gouvernement impérial dans cette crise de 1864, et voilà ce dont ne tiennent guère compte ceux qui s’obstinent à lui reprocher son inaction en cette triste occurrence. — En supposant même l’impossible, en admettant qu’aucune de ces prévisions ne se fût réalisée, qu’aucun incident ne fût venu jeter une étincelle du côté du Rhin, que les Welches eussent conservé une sagesse miraculeuse, que l’Allemagne, elle aussi, eût fait preuve d’une réserve et d’une délicatesse surnaturelles, que M. de Bismark eût lâché pied à la première sommation, — que tout en un mot se fût passé selon le programme bénin du bénin lord John, — s’imagine-t-on bien la situation que se serait créée la France dans l’avenir par cette sublime équipée ? Elle aurait amassé contre elle des trésors de haine dans les cœurs robustes et implacables de toute la race germanique ; c’est à la France et à elle seule, « à l’ennemi héréditaire, » que les braves Allemands auraient fait remonter la responsabilité de leur échec et de leur mécompte, et une occasion prochaine ne les aurait plus trouvés certes ni aussi hésitans ni aussi désunis qu’à l’époque de la guerre de Crimée ou de la guerre d’Italie : le « grand tout » dont parlait en 1859 M. de Beust dans sa dépêche platonique au prince Gortchakov serait alors devenu une vérité…

En thèse générale donc, — et abstraction faite de certains procédés, de certaines arrière-pensées, — le gouvernement français est parfaitement justifiable de s’être refusé aux sollicitations de lord Russell pour « des mesures d’intimidation. » Il y avait à ce refus une cause des plus rationnelles, une nécessité absolue, et, si nous ne craignions pas qu’on se méprît sur le sens de nos paroles, nous dirions même qu’il y avait à cela aussi une haute moralité historique. « L’attitude que l’Angleterre prend relativement à vous est tristement curieuse, » disait dans l’été de 1864 M. Drouyn de Lhuys à l’ambassadeur danois près la cour de France[10]. Hélas ! c’est l’attitude que depuis la mort de Canning a prise trop souvent cette riche et puissante Angleterre dans les grandes questions dont s’est émue l’Europe. Pour avoir témoigné d’abord plus de sympathie au régime du 2 décembre qu’au régime de 1830, la libérale Grande-Bretagne n’en poursuivit pas moins toujours une politique d’égoïsme et de rancune. Ce n’est qu’à son corps défendant qu’elle est entrée dans l’expédition de Crimée, où ses intérêts étaient cependant bien plus engagés que ceux de la France, et c’est bien sa faute si cette guerre, qui aurait pu devenir vraiment sainte, a été stérile pour la liberté et la civilisation. Elle n’aurait pas demandé mieux, il est vrai, que de détruire encore la marine russe dans la Baltique après l’avoir anéantie dans la Mer-Noire ; mais elle se refusa péremptoirement à toute action aussitôt que le cabinet des Tuileries voulut poser le débat sur le terrain de la justice, sur « la terre des tombeaux et des croix, » comme appelle sa patrie le grand poète anonyme… Plus tristement curieuse encore fut l’attitude du gouvernement britannique dans cette cause italienne que les voyages de lord Minto n’ont pas certes peu contribué à agiter, les écrits de M. Gladstone à enflammer, mais qui ne valut plus « ni un homme ni un shilling anglais » aux yeux du ministère Derby alors que vint le moment décisif et que sonna l’heure de l’affranchissement. On dut s’estimer heureux alors que le ministère libéral qui remplaça celui de lord Derby déclara vouloir garder dans cette question une neutralité absolue, qui ne fut pas cependant de bon aloi, et qui entra même pour beaucoup (les initiés le savent bien) dans les considérations qui firent brusquer la paix de Villafranca. Après la paix, et quand on n’eut plus ni un homme ni un shilling à risquer, lord John Russell voulut bien prendre la nation affranchie sous sa verbeuse tutelle : il poussa de toutes ses forces à l’unité italienne, qu’il savait être importune au cabinet des Tuileries, il reconnut hautement les annexions dans sa célèbre dépêche à M. Hudson ; mais dans cette même dépêche il déclara renoncer généreusement pour la péninsule à la délivrance de la Vénétie !… Sans nous arrêter à cette tragédie de Syrie, où la pieuse et philanthropique Angleterre prit fait et cause pour ceux qui versaient à flots le sang chrétien, sans parler de l’aventure du Mexique (il se peut en effet que la créance Jecker fût par trop véreuse), ne suffit-il pas de rappeler en dernier lieu les négociations au sujet de la Pologne ? « C’est selon moi, disait à ce sujet lord John Russell avec candeur et avec un trait détourné contre la France[11], c’est selon moi une des choses les plus cruelles du monde que d’encourager un peuple à prendre les armes dans l’espoir qu’on lui viendra en aide, quand on n’a pas l’intention de le faire. » Comme si le gouvernement britannique n’avait pas été le premier à encourager les malheureux combattans des bords de la Vistule par cette mémorable campagne diplomatique qu’il inaugurait avec tant de bruit, dans laquelle il entraînait le cabinet des Tuileries, d’abord très récalcitrant, et qu’il devait clore en se déclarant satisfait du régime de Mouraviev et en rétablissant « heureusement » et contre la France la parfaite harmonie entre les trois démembreurs de la Pologne !… Qu’après tout cela, après tant d’expériences amères et de déceptions cruelles, et rien que pour tirer l’Angleterre d’embarras, la France eût bénévolement consenti à exaspérer contre elle l’Allemagne comme elle avait déjà exaspéré la Russie, à faire une « démonstration maritime » qui pouvait aisément, qui devait même infailliblement faire éclater une guerre continentale des plus dangereuses, c’eût été là non-seulement de la part du cabinet des Tuileries la plus colossale des duperies, mais une véritable prime d’encouragement donnée à l’égoïsme brutal, heureux, qui aurait fini par se trouver sublime ! Les nations, aussi bien que les individus, ne doivent jamais être soustraites à la sainte loi de la responsabilité morale, et il y avait justice à le rappeler enfin à la Grande-Bretagne, dans cette question danoise du moins, que le foreign office avait soulevée lui-même par sa déplorable dépêche de Gotha. Il y avait justice à renvoyer cette fois la puissante Albion à ses propres ressources, plus que suffisantes du reste pour le cas dont il s’agissait, à lui laisser le choix absolu entre la gloire d’une protection efficace et le déshonneur d’un abandon.

On connaît le choix auquel s’arrêta l’Angleterre et on n’insistera plus ici que sur les deux principaux argumens qu’elle a fait valoir depuis pour se disculper, et que lord Russell notamment a exposés tout au long pendant la fameuse discussion du vote of censure. « Nous n’avons pas fait la guerre pour le Danemark, disait-il en se résumant, d’abord parce que la France nous a refusé son concours, ensuite parce que nous n’avons jamais donné au gouvernement de Copenhague l’assurance formelle de l’assister… » Il est vraiment pénible de voir une grande nation et un homme d’état qui a bien mérité de la cause libérale dans son pays s’abaisser à une pareille plaidoirie. Qu’est-ce qui empêchait la Grande-Bretagne de faire à elle seule sa démonstration maritime ? L’abstention de la France ne lui rendait-elle même pas sous quelques rapports l’action plus facile, moins hérissée de certains dangers qu’on semblait tant redouter de l’autre côté du détroit ? Déclarer des blocus, capturer des navires, bombarder même Stettin, Dantzig ou Hambourg, la flotte du canal pouvait le faire tout à l’aise sans le concours de la France ; la Suède était là, toute prête pour offrir même au besoin une base d’opération à un débarquement de troupes, et il est impossible d’admettre que dans ce cas M. de Bismark n’eût fini par entendre raison. Quant aux promesses faites au Danemark, il n’y a que l’esprit judaïque qui pût arguer du défaut d’un engagement par écrit à l’absence de toute obligation morale. Les ministres britanniques avaient pendant seize ans intercédé, parlé, traité pour la monarchie Scandinave ; ils avaient dirigé tous ses pas, imposé à son gouvernement toutes les concessions, ils s’étaient même en dernier lieu portés garans du changement de la loi fondamentale de ce pays ! « Quoi qu’il puisse arriver, disait au mois de janvier 1864 sir A. Paget à l’évêque Monrad, le gouvernement de Copenhague aura toujours la consolation d’avoir agi d’après le conseil de ses meilleurs amis… » Et il est triste de penser que ce devait être là aussi la seule consolation laissée au Danemark par ses meilleurs amis… ! « Si le gouvernement du roi Christian repoussait notre conseil, disait un autre jour l’envoyé officiel britannique lord Wodehouse à M. Hall, l’Angleterre devrait laisser le Danemark s’engager dans la lutte avec l’Allemagne sous sa propre responsabilité. » Si la langue humaine a encore une logique et le cœur humain une bonne foi, cela ne signifiait-il pas que, si le conseil était suivi (et il le fut !), l’Angleterre prendrait sa part de responsabilité dans la lutte ? Et que dire de la déclaration solennelle de lord Palmerston dans l’été de 1863 et en plein parlement, qu’au moment du danger le Danemark ne serait pas seul à combattre ? Il combattit cependant seul au Danevirk, seul à Düppel, seul aussi à Fridericia ! Les brillans budgets de M. Gladstone ne doivent pas faire oublier la grande faillite morale du peuple anglais en cette année 1864. Elle pèsera certainement sur son honneur, sur son crédit politique, et même sur ses destinées futures, car, quoi qu’on ait dit, ce n’est point de pain seul que vivent les nations chrétiennes, celles surtout auxquelles il a été tant donné.


II

Ce qui, pour tout esprit réfléchi, constituait la profonde et désolante gravité des événemens de 1864, ce n’était pas seulement l’odieuse agression contre un peuple indépendant et inoffensif, c’était aussi et surtout l’état d’anarchie morale dont l’Europe révélait à cette occasion les déplorables symptômes. Dans l’ordre politique comme dans l’ordre physique, dans le monde des états comme dans celui des êtres, il y a eu de tout temps, il y aura toujours des forts et des faibles, et par conséquent la fatale tendance au bellum omnium contra omnes. Ce qui empêche l’axiome de Hobbes de s’exercer dans toute sa funeste liberté, ce ne sont pas tant tels traités ou arrangemens internationaux que la présence d’une autorité quelconque qui en assure l’exécution, la formation en un mot d’un groupe puissant et compacte de gouvernemens à la fois intéressés au maintien de ces traités et résolus à donner au besoin force à la loi. À ce point de vue, il est même indifférent qu’une telle autorité soit exercée par une ligue absolutiste ou libérale, pourvu qu’elle existe et qu’elle soit efficace, et c’est ainsi que, depuis 1815, la sainte-alliance comme l’entente anglo-française ont tour à tour contribué à conserver l’équilibre général. Or en 1864 il devenait évident que l’Europe manquait cette fois de ce noyau de puissances capables d’imprimer une volonté et un but déterminé aux événemens ; il n’y avait plus ni ligue libérale ni ligue absolutiste, il n’y avait que des monades politiques emportées par le premier vent qui soufflait, car « l’harmonie » renaissante entre les trois cours du Nord » était elle-même plutôt une connivence pour laisser faire qu’une tentative pour diriger. C’était l’anarchie, et comme dans toute anarchie la direction des affaires n’appartenait plus ni à la vertu, ni à la sagesse, ni même à la force véritable ; elle appartenait à cette chose éminemment révolutionnaire et précaire qui s’appelle l’audace. Les destinées du monde, c’était la Prusse maintenant qui semblait les tenir dans ses mains, — une monarchie qui depuis bientôt un siècle n’avait plus joué de rôle indépendant, qui, dans les dernières assises de l’Europe, au congrès de Paris, avait même eu de la peine à se faire une petite place dans le conseil des empires, un état de second ordre au fond, et qu’on ne nomme « grande puissance » que par politesse, à peu près comme on donne le titre de seigneurie à certains membres de la chambre des communes, lords by courtesy. Comme dans toute anarchie aussi, les grandeurs véritables, les positions acquises, les influences légitimes, s’effaçaient subitement devant l’audace révolutionnaire, reniant leurs principes, renonçant à leurs traditions, agissant même contre leur propre intérêt. L’Autriche faisait une guerre de nationalité et conquérait deux provinces pour le compte des Hohenzollern ; la Russie s’employait complaisamment pour procurer à l’Allemagne le principal port de la Baltique, et l’Angleterre laissait tranquillement passer à la portée de son canon, devant Helgoland, une flottille partie de Trieste pour aider à la prise de l’île d’Alsen ! Enfin il n’est pas jusqu’à la France qui n’eût, et de propos délibéré, gâté une position excellente et inattaquable par ce besoin d’agiter et d’agioter qui devient une dangereuse tentation même pour les esprits supérieurs à certaines époques tristement marquées par le désordre moral.

Rien de plus facile, de plus honorable que l’attitude que pouvait prendre la France dans ce drame traversé de tant d’audaces et de défaillances. Tout en pratiquant l’abstention la plus absolue, elle n’avait qu’à maintenir théoriquement le droit, à le professer hautement et sans ambages. Elle devait cette déclaration à la justice, à la vérité, à la signature qu’elle avait jadis apposée au traité de Londres, enfin au souvenir de la fidélité constante dont le Danemark avait donné les preuves au premier empire, et que le captif de Sainte-Hélène rappelait encore avec reconnaissance quelques jours avant sa mort. En agissant ainsi, la France serait restée à l’abri de toute critique, et elle n’aurait fait qu’ajouter à la confusion de l’Angleterre… Professer la justice sans se charger de l’exécuter immédiatement envers et contre tous, nommer un chat un chat et M. de Bismark un violateur de la foi publique sans le terrasser à l’instant, renoncer à jouer en toute chose le rôle de la divine Providence, s’en remettre même humblement à elle du soin de venger les injures et les crimes, mais reconnaître franchement, fermement, qu’il y avait là en effet des injures et des crimes, — notre époque décidément n’a ni la simplicité ni la modestie voulues pour une résolution pareille ! On s’y arrêta aussi peu dans les affaires danoises que dans les affaires polonaises, et on aima même mieux cette fois laisser mettre en questionne droit que son propre prestige. On eut donc subitement des doutes sur le droit de la malheureuse nation, on se demanda si le Danemark ne pouvait pas avoir des torts, on fut le premier parmi les signataires du traité de Londres à dénoncer comme « une œuvre impuissante » le grand pacte de l’Europe avec la monarchie de Frédéric VII ! L’œuvre de 1852 ainsi solennellement condamnée, on ne s’en tint même pas au seul projet juste et sensé que la diplomatie française eût recommandé à cette époque, en 1852 (la cession absolue du Holstein à l’Allemagne et la réunion également absolue du Slesvig aux provinces extra-fédérales). On voulut en appeler au suffrage universel, on proposa de consulter « les vœux des populations » dans les deux duchés. Et comme il était impossible de se dissimuler qu’une pareille consultation, dans une pareille crise, achèverait d’emporter le malade, qu’il ne resterait rien de viable après une telle opération électorale, on invitait généreusement la Suède à recueillir les épaves de la nation « amie » et appartenant à la même race ! Dans certaines régions officielles et dans certains organes officieux, on faisait bon marché de la royauté de Christian IX, et on parlait avec emphase d’un futur grand état Scandinave : c’était, prétendait-on, le moyen de tout concilier, de contenter aussi bien les Allemands que les Danois, de satisfaire à toutes les « aspirations de l’avenir… » C’était simplement laisser sa proie à M. de Bismark pour courir après une ombre, l’ombre respectable de Calmar. La combinaison fût-elle de tout point réalisable et désirable, le moment, on l’avouera, était mal choisi pour venir conseiller au peuple assailli cette autre manière de self-immolation, pour parler le langage de sir A. Buchanan. Et puis n’était-il pas évident qu’un pareil arrangement ne pouvait avoir lieu qu’après une grande guerre européenne, et le prince Gortchakov ne déclarait-il pas bien haut que la Russie s’opposerait de toutes ses forces à la moindre tentative d’une union Scandinave ?…

Ce qui est certain, c’est qu’à Paris on croyait en effet à la guerre, à la grande guerre ; c’est qu’on y demeura longtemps sous l’impression que John Bull finirait par s’émouvoir aux provocations de l’Allemagne, par se mettre en colère et en mer, qu’il « nagerait. » Or pour cette éventualité on voulait « se réserver toute liberté d’action. » On s’étudiait donc à ne s’engager à rien et à ne décourager personne, à sourire à toutes les hypothèses et à multiplier les cordes à son arc. On traitait avec les tories tout en s’avouant qu’une administration Derby vaudrait autant ou encore moins qu’une administration Palmerston-Russell. On parlait union Scandinave à Stockholm, on soignait quelques « incidens » dans les principautés danubiennes, on savait qu’on pourrait toujours en faire naître en Italie ; mais on gardait surtout en vue deux choses : l’agitation des états secondaires allemands, qui recommençait, et l’insurrection polonaise, qui continuait de donner des signes de vie, — faibles roseaux pourtant, que le souffle de M. de Bismark devait complètement briser et déraciner encore avant le printemps. L’importance qu’on attachait alors à Paris aux menées et aux velléités de la Bavière, de la Saxe ou du Wurtemberg, a vraiment de quoi étonner. Il est permis à la diplomatie française de badiner autour de la « troisième Allemagne » dans ses heures de loisir, et il y eut même un moment, — lors de la journée des princes à Francfort -, dans l’été de 1863[12], — où on aurait du en tenir plus de compte et ne pas trop s’effaroucher d’un mouvement qui tendait à rendre incurable l’antagonisme entre les Habsbourg et les Hohenzollern. Dans les temps difficiles toutefois, comme le furent les trois ou quatre premiers mois de l’année 1864, à un moment où l’on voyait se remuer de grands corps comme l’Autriche, la Prusse et la Russie, n’était-ce pas un vain amusement que de chercher dans les fractions mobiles du fédéralisme germanique les élémens d’une force et d’une situation nouvelles ? La vertu qui, dans le commerce régulier et ordinaire de la vie, consiste à ne pas dédaigner les petits postes ne touche-t-elle pas à la puérilité, si elle s’obstine à s’exercer à une époque de grande crise, où toute la fortune est en jeu et où l’on ne doit plus opérer qu’avec des sommes fortes et rondes ? — Quant à l’insurrection polonaise, comment ne voyait-on pas que son arrêt avait été déjà prononcé depuis longtemps, qu’à la rigueur il fut même prononcé dès le mois de mars 1863, lors de l’avortement de la mission du prince Metternich, et bien définitivement, dans tous les cas, au mois de novembre de la même année, à la suite de la proposition du congrès ? Le jour où il devint manifeste que l’Autriche ne se laisserait ni entraîner ni engager dans une action en faveur de la Pologne, il n’y avait plus rien à faire de ce côté ; il y avait de la sagesse à se le dire à soi-même, de la charité à le dire aux autres, à le dire hautement, péremptoirement, et à ne pas laisser se prolonger une situation qui, sur les bords de la Vistule et de la Wilia, se traduisait chaque jour en massacres, en supplices, et dans l’extermination systématique de toute une race !…

C’est ainsi qu’en voulant « se réserver toute liberté d’action » on perdit toute liberté d’allures, et, placé entre la Prusse et le Danemark, on rappelait quelque peu le don Juan de Mozart dans la fameuse scène avec doña Anna et doña Elvire. On protestait devant chacune de ces nobles dames de ses sentimens dévoués ; on confiait à chacune tout bas que l’autre, la rivale, avait la tête quelque peu montée (è pazza !). En réalité, on n’était préoccupé que de la sémillante petite Zerlina, de cette « troisième Allemagne » pudibonde, mais évidemment flattée des attentions d’un si grand seigneur ! On la courtisait avec un air de protection, on lui chantait des duos sotto voce, et on ne désespérait pas de pouvoir encore à un moment donné, au moment de la danse, l’emmener à l’écart, à la barbe du gros Mazetto, le Gros-Jean tudesque… Il serait malaisé de nier que la politique française n’ait contracté à ce jeu une apparence bien fâcheuse. Elle avait des félicitations pour les vaincus comme pour les vainqueurs des bords de l’Eider ; elle faisait des vœux pour l’intégrité du Danemark et des propositions qui ne pouvaient qu’amener le démembrement de cette monarchie ; elle se disait toujours prête à seconder le cabinet anglais dans ses efforts pour la cessation des hostilités, tout en déclarant qu’elle ne croyait pas à la paix, et en faisant même assez voir qu’elle ne la désirait guère. Rendant compte un jour (le 14 février) d’un entretien avec M. Drouyn de Lhuys au sujet de l’armistice que proposait alors l’Angleterre, lord Cowley rapporte au comte Russell les paroles du ministre français, « que le concours du gouvernement impérial à toute mesure qui tendrait à arrêter l’effusion du sang était assuré d’avance ; » mais l’ambassadeur a soin d’ajouter : « La valeur d’une pareille déclaration dépend tellement de la foi dans son efficacité, que je crus de mon devoir de demander à M. Drouyn de Lhuys, dans le cours de la conversation, s’il croyait que notre proposition serait acceptée. Son excellence répondit que dans l’état présent de l’excitation il n’avait pas l’espoir de la voir réussir… » Le passage est significatif à coup sûr, mais que dire de cet autre passage encore qu’on trouve dans une dépêche de l’ambassadeur danois près la cour de Saint-James ? « Le cabinet anglais, y lit-on en toutes lettres, n’est pas tout à fait convaincu que la France n’a pas une entente secrète avec la Prusse relativement à nos affaires[13]… » Ainsi lord John Russell, qui s’obstina jusqu’au bout à croire au « concours cordial » que lui prêtait la Russie, ne fut pas éloigné par momens, et encore au milieu de juillet 186â, de supposer une connivence entre le cabinet des Tuileries et M. de Bismark !

Certes la supposition fut toute gratuite, elle fut seulement une preuve curieuse, ajoutée à tant d’autres, de l’anarchie morale qui régnait alors dans les conseils de l’Europe : on se croirait parfois transporté au beau siècle de Louis le More à voir les profondes noirceurs dont on se faisait ainsi mutuellement les tristes hommages ! La vérité est que, pendant ces deux années 1863 et 1864, la politique française n’a pas eu d’adversaire plus systématique, plus vigilant et plus habile que le ministre du roi Guillaume Ier. Attentif à étudier toutes les démarches du gouvernement français et à en pénétrer les vues, il ne se lassait pas de les contrecarrer en toute occasion, tantôt de les dénoncer à l’Europe en les défigurant, tantôt de les discréditer bien plus encore en se donnant l’air de les partager. Au moment où ses armées s’emparaient du Slesvig et s’avançaient jusque dans le Jutland, M. de Bismark n’eut au fond d’autre préoccupation que de faire pièce à la France dans toutes les combinaisons qu’elle semblait plutôt vouloir laisser se nouer d’elles-mêmes que resserrer d’après un plan fermement arrêté, de la devancer dans toutes les positions aperçues de loin, et, d’un regard bien plus curieux que pénétrant, de déblayer en un mot le terrain diplomatique de tous les « accidens » avant l’arrivée de ce printemps qu’on s’accordait alors à considérer comme l’époque qui devait mettre une fin à l’attitude purement expectative du cabinet des Tuileries.

Le souci principal et immédiat du ministre de Guillaume 1er fut, on le conçoit, cette troisième Allemagne, qui, momentanément abasourdie, mais non terrassée par l’impérieuse signification austro-prussienne du 14 janvier, commençait à se redresser et à compter ses blessures. Un seul trait suffira pour peindre l’état des esprits à cette époque : c’est que les troupes autrichiennes destinées pour le Slesvig durent faire le détour par Breslau et Berlin, par les provinces jadis ravies à Marie-Thérèse, pour ne pas traverser la Bavière, et la Saxe, dont on redoutait les manifestations populaires et hostiles ! Quelques mois auparavant, à la journée des princes, à Francfort, François-Joseph avait été salué avec des transports de dévouement et d’enthousiasme par les rois, ducs, landgraves et burgraves du Mein, du Rhin, du Lech et du Neckar ; Bavarois, Saxons, Wurtembergeois et Lichtensteinois crurent voir revenir les saturnia regna et les jours de Barberousse, et M. de Bismark invoquait le secours de l’Europe contre le saint-empire romain en train de renaître. Qui aurait prédit alors que bientôt les Kaiserliks éviteraient des contrées qu’enchantait naguère encore le nom des Habsbourg ? Ces Kaiserliks allaient pourtant à la délivrance des « frères » allemands sur l’Eider ! C’est que la situation faite aux états secondaires de la Germanie était vraiment intolérable. Ils avaient toujours été les premiers et les plus ardens à pousser à la grande œuvre nationale de la Baltique, ils s’étaient déclarés prêts à former une armée slesvico-holsteinoise sur le territoire de Cobourg, ils avaient combattu en Goliath contre le little giant lord John Russell. Eh bien ! au moment décisif, on les écartait dédaigneusement du champ de la politique comme du champ de la guerre ; on ne leur permettait ni de ceindre le front de leur Augustenbourg du diadème ducal, ni de se couronner eux-mêmes des lauriers de Missundel II est vrai que, pour adoucir le trait et « rassurer les esprits, » les deux grandes puissances allemandes avaient déclaré, immédiatement après le grand coup du 14 janvier, que, tout en prenant « en leurs propres mains » la conduite des affaires dans le Slesvig, elles entendaient ne gêner en rien et respecter en tout les autorités et les troupes fédérales dans le Holstein. La satisfaction ainsi accordée n’avait pas précisément de quoi trop exalter l’âme, car c’était condamner les soldats de la Bavière, de la Saxe et du Hanovre à demeurer l’arme au pied de ce côté de l’Eider, tandis que de l’autre côté, et à deux pas, les Autrichiens et les Prussiens « se couvraient de gloire ; » mais M. de Bismark s’appliquait en outre à rendre cette position, déjà peu enviable, aussi humiliante que possible. C’est ainsi que dès le 21 janvier 1864 l’armée prussienne commença de traverser le Holstein sans même que notification courtoise en fût faite aux commissaires du Bund, et à mesure que se développaient les faits de guerre dans le Slesvig, les Prussiens occupaient tel point « stratégique » dans le Holstein, pour « s’assurer » leurs communications et narguer les soldats fédéraux. Le 9 février, le maréchal Wrangel mettait le comble à ses empiétemens comme à ses procédés en écrivant au commandant fédéral Hake de lui livrer les places les plus importantes du duché, et entre autres la ville de Kiel. M. de Wrangel ne doutait pas qu’on ne mît cette fois à satisfaire ses désirs « le même empressement (willfaehrigkeit) dont on avait déjà souvent donné les preuves. » Le pauvre général Hake protesta et en appela au Bund ; le Bund délibéra, M. de Beust proposa d’augmenter l’effectif fédéral dans le Holstein, et le 14 février le maréchal Wrangel… occupa Kiel !

L’exaspération des états secondaires allait croissant. Dès le 20 janvier, une grande assemblée populaire à Munich conjurait le roi Maximilien Ier « de jeter l’épée de la Bavière dans la balance du destin. » Une autre assemblée, à Augsbourg, ne voyait que dans « l’intervention énergique (thalkrœftiges Eingreifen) des gouvernemens demeurés fidèles au Bund le moyen de préserver l’Allemagne de l’esclavage et du déchirement. » — « Que fait la confédération ? s’écriait, dans son adresse au roi, une assemblée tenue le 17 février à Nuremberg. Que font les états fidèles au Bund et leurs princes ? Depuis tant de mois, pas un acte ! On reste immobile, semblable au peureux (der Furchtsame) qui du vaisseau en flammes n’ose pas sauver sa vie par un saut courageux dans les ondes écumantes de la mer, pour atteindre le rivage prochain !… » C’est vers Munich en effet qu’étaient maintenant tournés les regards et les vœux du patriotisme tudesque. Des trois monarques de la triade, celui de Wurtemberg était trop vieux et trop prudent pour faire le saut dans les ondes écumantes ; le roi Jean de Saxe, l’érudit profond qui, sous le nom de Philalethes, avait doté le monde d’un commentaire archéologique sur Dante, « étudiait » les droits du duc d’Augustenbourg avec toute la conscience d’un « président de la société des antiquaires » qu’il était[14]. Seul, Maximilien de Bavière, bien que savant lui aussi (il avait travaillé toute sa vie à une réfutation complète du système de Hegel), semblait ambitionner un rôle actif. Aussi est-ce de Bavière que vint maintenant le signal d’une grande levée des boucliers. On devait battre M. de Bismark sur le terrain légal aussi bien que sur le terrain des faits, en brusquant le vote dans la « question de succession » et en mettant sur pied une force armée respectable. Sur cette « question de succession, » M. de Pfordten, le plénipotentiaire de la Bavière près de la diète, préparait depuis longtemps un rapport formidable, vrai monument d’érudition en matière de droit féodal, œuvre immense, œuvre gothique, mais qui, comme tout grand monument de l’âge gothique, comme la cathédrale de Cologne et la Somme de saint Thomas, semblait destinée à ne devoir jamais être achevée. Au mois de février 1864, l’homme d’état légiste n’en était encore qu’à la moitié de son travail. N’importe, le temps pressait, et on résolut de saisir le Bund du premier demi-rapport de M. le baron de Pfordten. En même temps le gouvernement de Bavière invitait les états secondaires à se réunir en conférence ministérielle à Würzbourg, pour aviser à la situation. Le Wurtemberg, la Saxe, Bade, Hesse-Darmstadt, Nassau, Brunswick, Weimar et Cobourg-Gotha se rendirent à l’appel (18 et 19 février), et on résolut à l’unanimité de demander au Bund un vote décisif et prompt dans la question de succession, la convocation des états provinciaux dans le Holstein et l’augmentation considérable de l’effectif de l’armée fédérale dans le même duché. Ce dernier point était surtout significatif. « Comme il est impossible d’admettre, écrivait avec une certaine candeur lord Loftus en date du 17 février, que les troupes fédérales aient à redouter une attaque soudaine dans le Holstein de la part des Danois (alors déjà refoulés vers l’extrémité du Jutland !), la mesure projetée ne peut être regardée que comme une précaution à l’égard de l’Autriche et de la Prusse… »

On se doute bien que M. de Bismark ne resta pas inactif devant la coalition qui essayait de se former. Dès le 13 février, des notes des deux grandes puissances germaniques mettaient les diverses cours allemandes en garde contre le « premier demi-rapport » du plénipotentiaire bavarois. Le ministre prussien ne niait pas la valeur scientifique de ce travail, il y reconnaissait même « des matériaux estimables (schaetzbar) ; » mais il pensait que la question exigeait « un examen profond et solide » (comme si M. de Pfordten, un ancien professeur de Leipzig, n’était pas suffisamment profond et solide !), et il croyait qu’il fallait attendre une meilleure occasion pour aborder un tel examen. Pour lui, il venait précisément de trouver des matériaux bien plus « estimables » à Saint-Pétersbourg et d’engager à ce sujet une négociation secrète qui fut un véritable coup de maître. Le président du conseil de Berlin se souvint à point que la maison régnante en Russie pouvait, le cas échéant, faire valoir des prétentions très sérieuses sur les duchés, et puisque le prince Gortchakov n’avait rien à lui refuser, il en appela sans hésitation à sa bienveillance accoutumée. Ce n’est pas que M. de Bismark voulût demander au vice-chancelier russe de transférer tout simplement les « droits » de la maison de Holstein-Gottorp sur la tête du roi Guillaume Ier : le jeu eût été trop grossier et n’aurait pas manqué de soulever des protestations ; mais il y avait tout près un grand-duc d’Oldenbourg, un membre de la branche cadette de la maison de Gottorp, et c’est à son profit que se poursuivait la transaction. Proche parent de l’empereur de Russie et voisin du roi de Prusse, le grand-duc d’Oldenbourg présentait des avantages précieux ; on pouvait au besoin tenter avec lui quelques échanges[15]. Avant toutes choses, il était dans l’intérêt évident de la Prusse de multiplier les compétiteurs autour de la « succession ; » l’abondance des prétentions et l’obscurité des titres ne devaient laisser en fin de compte d’autre droit clair et précis que celui de la conquête, comme le déclarait en effet plus tard la fameuse consultation des syndics de la couronne. Ce n’est que pendant les conférences de Londres que ce ténébreux arrangement avec la Russie éclata au grand jour et à l’étonnement de quelques naïfs ; mais, dès l’époque dont nous parlons, le ministre prussien en fit un usage discret, dans la mesure qu’exigèrent les circonstances. A une députation du Slesvig, qui vint, le 13 février, à Berlin plaider la reconnaissance du duc d’Augustenbourg, M. de Bismark répondit par une suggestion de plus surprenantes : il fit entendre « que le grand-duc d’Oldenbourg serait un candidat bien plus convenable, puisque l’empereur de Russie serait certainement disposé à lui céder les droits très réels qu’il avait sur une portion du Holstein. » Interpellé au sujet de cette sortie subite par sir A. Buchanan (dépêche du 20 février), le ministre répondit qu’il avait fait la « suggestion » seulement pour le cas où « les droits du roi de Danemark viendraient à être écartés, » — ce que naturellement le bon sir A. Buchanan ne put guère admettre.

C’est là le terrain légal que se préparait M. de Bismark pour l’avenir. Sur le terrain des faits et pour les besoins pressans du moment, il ordonna tout simplement (16 février) la mobilisation du 6e corps d’armée dans la Lusace (sur les frontières du royaume de Saxe), et envoya le général Manteuffel en « mission extraordinaire » à Dresde et auprès de divers autres souverains de l’Allemagne. L’apparition de cet aide-de-camp du roi de Prusse dans les différentes petites cours germaniques y produisit cet étrange effet qui charme le spectateur au quatrième acte de Robert : comme ce duc de Normandie quelque peu infernal, le général diplomate n’eut qu’à secouer son rameau magique, — une lettre plus ou moins autographe, — pour amener partout un assoupissement instantané. La persuasion du Hanovre n’exigea même pas le moindre effort de la part de M. de Manteuffel, et rien de plus curieux que de suivre les évolutions successives de ce petit royaume dans le conflit dano-allemand. Le Hanovre avait d’abord employé tous les moyens pour arranger le conflit et éloigner des duchés une « délivrance » prussienne. La délivrance devenant inévitable, il eut un moment l’illusion qu’elle pourrait se faire par les états secondaires à l’exclusion de la Prusse, et il trempa dans les conciliabules de Munich. Revenu bientôt de son erreur et complètement édifié sur la puissance irrésistible de M. de Bismark, il n’eut plus qu’un seul souci, celui de complaire au cabinet de Berlin dans toutes ses exigences. Le ministre hanovrien, comte Platen, se tint loin des conférences de Wurzbourg, il en détourna même la Hesse électorale, qui avait d’abord montré quelques velléités d’action énergique. « Je me garderai bien, disait-il dès le 13 février à l’agent britannique, M. Howard, de tomber dans la faute de M. de Beust… » Avec M. de Beust naturellement, la négociation fut plus rude, on dut même employer la menace : on fit clairement entendre que le sixième corps d’armée pourrait bien « occuper » Dresde, et le bruit courut un moment que le gouvernement saxon avait ordonné de vider les célèbres « caveaux verts » (Gruenes Gewoelbe) et de transporter les diamans de la couronne et les autres trésors dans la forteresse de Kœnigstein[16]… Poursuivant ainsi avec succès sa tournée terrifiante, le général Manteuffel arrivait le 22 février à Vienne.

Les propositions que venait apporter l’aide-de-camp du roi de Prusse dans la capitale des Habsbourg étaient d’une nature aussi délicate que complexe. Dès l’origine, la cour de Vienne n’avait pas été trop charmée de la tournure que prenaient les affaires des duchés. À ce moment, elle était plus mal à l’aise que jamais. Ces pauvres petits états allemands, que le cabinet de Berlin irritait et exaspérait à plaisir, ils étaient cependant les seuls soutiens des Habsbourg dans la grande pairie ! Ils avaient voulu se porter au secours de Giulay et de Hess en 1859 ; ils avaient été prodigues d’enthousiasme pour l’empereur François-Joseph à la journée des princes à Francfort ; ils n’avaient pas demandé mieux aussi que de voir le petit-fils de Marie-Thérèse « se placer à la tête de l’élan national contre le Danemark. » Comment permettre l’abaissement d’alliés si dévoués ? comment surtout y contribuer de ses propres mains ? Et de même la politique générale de M. de Bismark convenait aussi peu à l’Autriche que sa politique allemande, car enfin où en voulait-il venir avec des audaces et des pétulances dont la chancellerie aulique n’était pas coutumière, et dont l’Europe pourrait bien à la longue se fatiguer ? Le but qu’on s’était proposé par la guerre sur l’Eider (si tant est que l’on se fût jamais proposé un but clair et défini), il était atteint, dépassé même depuis bien longtemps. Dès le 5 février 1864, les Danois ne possédaient plus dans tout le Slesvig que la position de Düppel-Alsen ; dès lors aussi le comte Rechberg avait accepté avec empressement la proposition d’un armistice, la perspective d’une bonne conférence. Le cabinet de Berlin avait péremptoirement rejeté tout cela, et, sans même en prévenir le ministre d’Autriche, il avait fait avancer (19 février) ses troupes jusqu’à Kolding, dans le Jutland ! Interpellé sur cette « invasion » par l’Angleterre, M. de Bismark avait répondu (lord Palmerston le racontait bientôt à la chambre des communes) « que l’occupation de Kolding avait été effectuée sans ordres et même contrairement à des instructions précises, mais qu’elle n’en serait pas moins continuée !… » Les périls d’une telle situation, le comte Rechberg était assez clairvoyant pour les mesurer, et la diplomatie anglaise ne manquait pas du reste de les faire ressortir avec beaucoup de développement. — On allait à un bouleversement général, ne cessait de répéter lord Russell au comte Apponyi à Londres ; la France seule y trouverait profit, et l’Autriche, si évidemment menacée dans ses possessions hongroises, polonaises et italiennes, était la puissance du monde la plus intéressée à un prompt rétablissement de la paix.

Ces argumens mêmes n’en furent pas moins ceux dont se prévalut l’envoyé extraordinaire du roi Guillaume Ier pour rallier le cabinet de Vienne à la politique de son gouvernement ! Il posa seulement en principe ce fait, qu’on ne put guère lui contester, à savoir que l’Angleterre ne ferait rien, absolument rien, qui pût sérieusement menacer l’Allemagne. Cela bien établi, M. de Manteuffel convint qu’il y avait en effet de très grands et de très réels dangers du côté de la France, de cette France qui gardait en main, comme une ressource de son jeu, les deux cartes de l’insurrection polonaise et de l’agitation des états secondaires de l’Allemagne, et qui, dans tous les cas, chercherait très certainement dans les plaines de la Lombardie la revanche de son échec de l’année précédente ; mais tout cela n’indiquait-il pas précisément la voie qu’on avait à suivre ? Tout cela ne devait-il pas impérieusement engager l’Autriche à aider efficacement la Russie dans ses efforts contre la Pologne, à étouffer également dans son germe une confédération du Rhin près de renaître, et à se ménager ainsi des alliances sûres pour le cas d’une guerre en Italie ? La Russie ne demandait pas mieux que de favoriser l’Allemagne dans ses « légitimes » revendications. Et par exemple cette pointe poussée dans le Jutland, qui irritait tant le cabinet britannique et inquiétait le comte Rechberg, le prince Gortchakov en prenait aisément son parti. « Il la considérait simplement, écrivait lord Napier le 20 février, comme une opération militaire sans conséquences. » Pour peu qu’on lui donnât un vigoureux coup de main en Galicie, le cabinet de Saint-Pétersbourg passerait l’éponge sur certaines velléités et certaines « connivences » de l’année 1863. Pour peu aussi qu’on donnât satisfaction pleine et entière aux vœux de la grande patrie par une politique « nationale » dans les affaires des duchés, le patriotisme tudesque se consolerait bien vite de certaines leçons infligées aux petites cours ; il approuverait même des rigueurs qui auraient en définitive servi à sauvegarder « le Rhin allemand. » Quant aux éventualités d’une attaque en Italie pour le printemps, il était tout juste que le cabinet de Vienne reçût à cet égard des assurances très positives. « Il était tout naturel, devait dire le mois suivant M. de Bismark à sir A. Buchanan (dépêche du 12 mars), il était tout naturel (of course) que la Prusse ne pourrait abandonner l’Autriche, si cet empire était exposé aux hostilités des autres puissances par suite de la guerre avec le Danemark, » et le ministre ajoutait que les dangers pour l’Autriche venaient non de la Hongrie, mais bien de l’Italie et de la Pologne. Il est vrai que le président du conseil maintenait en même temps devant sir A. Buchanan le caractère « purement militaire » de la mission de M. de Manteuffel. Toutefois ces « arrangemens militaires » étaient en réalité aussi politiques que possible. L’aide-de-camp du roi Guillaume apportait à Vienne un projet de convention qui fut à la fois quelque chose de moins et de plus que cette « garantie » que l’Autriche n’avait cessé de demander depuis 1860 à tous ceux qui l’abordaient. Le projet stipulait la mobilisation de l’armée prussienne dans le cas d’une attaque sur la Vénétie de la part des Italiens seuls, sa coopération effective dans le cas où la France leur prêterait son aide, et une assistance militaire (si l’Autriche la demandait toutefois) contre tout soulèvement dans les provinces non allemandes de l’empire. Un quatrième et dernier article de la convention réservait pour la Prusse le commandement de l’armée fédérale, si le Bund devait être appelé à participer à la guerre[17].

Le général Manteuffel prolongea son séjour à Vienne jusqu’au 7 mars ; mais les effets de sa mission par rapport aux états secondaires se firent sentir dès le 25 février. Ce jour-là, l’Autriche et la Prusse présentaient au sein de la diète de Francfort « la déclaration-proposition » (Erklaerung und Antrag) par laquelle elles annonçaient prendre le commandement militaire et civil dans le Holstein, c’est-à-dire dans un pays fédéral, dans le seul coin de terre où s’exerçât encore l’exécution du Bund ! Telle était la réponse de M. de Bismark au demi-rapport de M. de Pfordten, aux résolutions « énergiques » de la conférence de Würzbourg et aux projets de M. de Beust d’augmenter l’effectif fédéral dans les pays de l’Eider… La prétention était vraiment exorbitante, l’humiliation était sans bornes ; mais la tournée de M. de Manteuffel avait déjà répandu une terreur si grande que lorsque vint le moment du vote définitif (le 3 mars), la Bavière, le duché de Bade et la 13e curie (un ambigu de quelques petits principicules qui n’ont ensemble qu’une seule voix) osèrent seuls se déclarer formellement contre l’usurpation austro-prussienne. M. de Beust lui-même fit défection, et la déroute des alliés de Würzbourg devint complète. Le roi de Bavière Maximilien Ier ne put survivre à une pareille honte. Il tomba malade le 8 mars ; il mourut deux jours après, « le cœur brisé (am gebrochenen herzen), » ainsi que s’exprimait la presse officieuse de Munich, et ce fut là peut-être le seul trait émouvant et respectable de l’histoire allemande dans ce piteux imbroglio… Chose triste à dire, il semblait que la mort se fût mise au service de M. de Bismark pour lui aplanir les voies. En frappant au mois de novembre le roi Frédéric VII de Danemark, elle avait ouvert à l’heureux ministre les riantes perspectives de la conquête ; elle le délivrait maintenant d’une ligue embarrassante, sinon dangereuse, des princes allemands en leur enlevant le chef désigné.

Le décès de Maximilien Ier sonna le glas funèbre de la troisième Allemagne, qui dès lors ne vit plus autour d’elle que l’abandon et le vide. Ce n’est pas certes le prince Gortchakov qu’elle pouvait invoquer, le désir constant de la Russie étant, ainsi que l’écrivait déjà lord Napier le 11 janvier, « que l’Autriche et la Prusse réassumassent leur contrôle sur le Bund. » L’Angleterre n’avait pas non plus de raisons pour s’intéresser à ces états secondaires qui l’avaient tant irritée, malmenée même, et puis, avec son ordinaire sagacité, la diplomatie britannique voyait dans la « déclaration-proposition » du 25 février un événement « favorable » pour le Danemark. « Cette motion, écrivait M. Howard à lord Russell le 27 février, est sans nul doute une contre-mine pour la conférence de Würzbourg, et elle peut avoir un résultat important, si l’Autriche et la Prusse sont honnêtement disposées (if they are honestly disposed). » Restait le Welche, la grande puissance voisine, bienveillante, à ce qu’on affirmait, — dangereuse pourtant, — éminemment suspecte au patriotisme teuton et plus apathique en apparence que jamais ! On se décida pourtant à faire une tentative de ce côté, et le duc de Cobourg vint le 11 mars 1864 à Paris. Ce singulier personnage, qui avait commencé par incorporer ses soldats dans l’armée prussienne et par prôner l’hégémonie de Guillaume Ier, qui ensuite s’était déclaré « démocrate et ne comptant tenir son rang que de la volonté du peuple, » qui plus tard avait de nouveau acclamé l’empereur François-Joseph le restaurateur de la grande patrie, ce protecteur du National Verein et « des mangeurs de glands et de Français, » venait maintenant demander à un Napoléon de sauver les libertés de l’Allemagne ! Et, retour plus étrange encore des choses d’ici-bas, les « mangeurs de glands » ne s’offusquaient pas de cette démarche faite auprès « de l’ennemi héréditaire ; » seul, le vieux Wrangel parlait d’arrêter le déserteur à son retour, — car le prince était toujours général prussien ! Reçu dans la capitale de France avec tous les égards qui lui étaient dus, le duc démocrate n’eut pas cependant lieu d’être bien satisfait des résultats de son voyage malgré l’affirmation contraire de la gazette officielle de Gotha. On commençait enfin à Paris à voir clair dans les affaires d’outre-Rhin, à se dire que la troisième Allemagne, pour ne pas être précisément une vertu, n’en était pas moins un rêve. En même temps on apprenait que M. de Manteuffel venait de réussir encore sur un autre point de sa mission militaire, qu’il venait de faire sauter « la seconde carte, » et de porter à l’insurrection polonaise un coup décisif et mortel.

Objet, dans l’origine, d’un assez vif intérêt de la part de l’Europe et depuis destiné à s’épuiser et à s’éteindre au milieu d’une indifférence presque générale, le mouvement polonais n’avait pas cessé cependant de préoccuper plus ou moins gravement les cabinets, malgré la grande diversion qu’avait créée le conflit dano-allemand. Rejetée sur l’arrière-plan par les événemens qui éclataient sur l’Eider, resserrée de plus en plus par les rigueurs croissantes de la saison, de la répression moscovite et de la police autrichienne, l’insurrection se maintenait néanmoins au prix de milliers de vies humaines et d’effroyables calamités sociales. C’est sur l’hiver qu’avait compté le gouvernement russe pour y mettre une fin ; elle survivait à l’hiver, et comptait à son tour sur le printemps pour échapper à l’étreinte mortelle. Les « incidens » que le cabinet des Tuileries avait vainement attendus ou voulu provoquer dans l’été de 1863 s’étaient multipliés depuis l’automne ; une guerre générale devenait probable pour le mois de mai ou de juin, et la guerre, c’était le salut ! Du reste, et pour leur malheur, les Polonais savaient très bien que la France n’avait pas complètement abandonné leur cause, ni renoncé à toute espérance de pouvoir leur porter secours. En effet, et malgré la froideur survenue à la suite du discours impérial du 5 novembre 1863, le cabinet français essaya encore à diverses reprises, vers la fin de 1863 et le commencement de 1864, de renouer les négociations avec Vienne au sujet de la Pologne ; il se prévalut même de son attitude « sympathique » dans le différend sur l’Eider, pour insister sur l’adoption d’une ligne de conduite « commune et énergique » dans les affaires polonaises. De temps à autre, M. Drouyn de Lhuys entretenait confidentiellement le prince Metternich de « l’utilité » qu’il y aurait à reconnaître aux Polonais les droits des belligérans, de l’impossibilité où l’on serait de ne pas s’occuper de leur sort, si le printemps les trouvait encore sous les armes. « L’harmonie » cependant était déjà trop parfaite entre M. de Rechberg et M. de Bismark pour que ce dernier n’eût pas connaissance immédiate de pareilles suggestions, et il ne manqua jamais d’en faire grand bruit à Londres et à Saint-Pétersbourg. Cela ne lui servait que trop à augmenter les perplexités de lord Russell et les complaisances du prince Gortchakov dans la question des duchés. Vers la seconde moitié de janvier 1864, le gouvernement français s’inquiéta avec plus de sollicitude qu’à l’ordinaire de l’état de l’insurrection en Pologne. Un agent spécial envoyé sur les lieux fit un rapport assez favorable : il affirma que l’insurrection pourrait tenir de longs mois encore, pourvu que les mesures ne devinssent pas trop rigoureuses du côté de la Galicie. Les rares, mais chaleureux amis de la Pologne dans les régions du pouvoir reprenaient courage et semblaient même retrouver de l’influence. C’était le moment où l’Angleterre redoublait d’instances pour obtenir un « concert et une coopération » dans le conflit dano-allemand. Le cabinet des Tuileries fit une faible tentative pour lier la cause polonaise à celle du Danemark, et le prince de La Tour-d’Auvergne dut sonder les ministres britanniques sur une reconnaissance éventuelle des Polonais comme belligérans. Le comte Russell s’y refusa en termes catégoriques, il eut même hâte d’en informer le cabinet de Berlin et de le « rassurer » pleinement à cet égard, — car ce fut un des bonheurs innombrables de M. de Bismark que, tout en étant en « dissidence » avec les hommes de Downing-street sur les « droits allemands » dans les duchés, il pouvait toujours compter sur leur concours loyal et empressé dès qu’il s’agissait d’empêcher des « complications » nouvelles, dès qu’il était question de « déblayer le terrain » en Pologne, dans les états Scandinaves ou dans les états germaniques. Le chef du foreign office à cette occasion poussa la bonne volonté jusqu’à faire un appel au cœur du prince Czartoryski et lui représenter qu’il devrait, « dans l’intérêt de l’humanité, » engager ses compatriotes à ne pas prolonger « une effusion inutile du sang. » Le principal secrétaire d’état eut même la naïveté d’ajouter que la persistance du soulèvement pourrait « amener de sérieux embarras pour l’Europe ! » — « Nous promettez-vous du moins, demanda le prince, de poser notre question aux conférences qui vont s’ouvrir à Londres, d’y appeler les engagemens de 1815, ne fût-ce que les promesses faites par l’empereur Alexandre II pendant le congrès de Paris ? — Certainement non, répondit lord Russell ; nous sommes au mieux avec la Russie, et puis M. de Brunnow m’affirme que l’empereur Alexandre est plein de bienveillantes intentions envers vos compatriotes… »

On saurait difficilement se faire une idée de l’ardent désir qui animait alors les deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg de voir la Pologne « apaisée » avant le printemps, avant que la France pût tenter quelque « coup » et la Suède de son côté « devenir un foyer d’intrigues, » ainsi que s’exprimait le vice-chancelier russe selon la dépêche confidentielle du comte de Thun. Pour atteindre ce but, M. de Bismark n’hésita pas, lui non plus, à faire un appel indirect au prince Czartoryski, et même à entamer avec lui, par un intermédiaire officieux, une négociation des plus piquantes, où le président du conseil de Prusse fit voir les inépuisables ressources d’une fantaisie aussi brillante que hasardeuse. Tantôt le ministre du roi Guillaume Ier demandait au prince de formuler lui-même des conditions raisonnables et indiquait « une amnistie générale et des concessions larges et sérieuses dont sa majesté le roi de Prusse se porterait garant sur l’honneur ; » tantôt il parlait des quelques palatinats limitrophes et « tranquillisés » qu’on pourrait laisser aux Polonais pour y faire « l’essai d’une administration nationale, » et pourvu qu’ils voulussent contribuer à la pacification immédiate. Dans d’autres momens, l’ingénieux ministre insinuait tout à coup que « ni les Russes ni les Polonais ne pouvaient bien administrer ce pays, » que des troupes prussiennes seraient les plus propres à y maintenir l’ordre « sans le bouleverser, » à « s’interposer entre l’insurrection et la répression, » et il parlait de M. de Mirbach, un ancien président de gouvernement dans le grand-duché de Posen, comme de l’homme le plus capable « d’organiser quelques provinces de ce côté de la Vistule. » Toutefois cette dernière combinaison, « la plus avantageuse pour les Polonais, » ajoutait le ministre, la Prusse ne saurait guère la proposer directement au cabinet de Saint-Pétersbourg ; c’était au prince Czartoryski « et à quelques notables du pays » d’en faire la demande auprès de l’empereur Alexandre !… Dans ces diverses suggestions, plus étranges les unes que les autres, le président du conseil de Prusse poursuivait-il seulement la prompte reddition d’un soulèvement qui ne laissait pas de l’inquiéter, ou bien y cherchait-il encore par-dessus le marché l’occasion « d’arrondir » la monarchie de Frédéric le Grand, de lui procurer « des frontières moins défavorables, » pour rappeler l’expression fameuse de cet homme d’état dans un comité de la chambre, — et reprenait-on ainsi avec le prince Czartoryski la célèbre conversation ébauchée, juste une année auparavant (février 1863), à un bal de la cour avec le vice-président M. Behrend[18] ? — Le prince Czartoryski ne jugea pas devoir mettre trop vite fin à un jeu qui, tout compte fait, ne pouvait qu’ajouter un « incident » de plus à tant d’autres ; mais, M. de Bismark devenant de plus en plus pressant et demandant une « démarche décisive avant le 8 mars » (le jour où commença plus tard l’invasion totale du Jutland !), le prince répondit (le 24 février) avec une entière franchise : « Il conviendrait assurément au souverain d’une nation civilisée de s’offrir comme médiateur dans une lutte acharnée où toutes les lois de l’humanité sont constamment violées. Ce rôle ne manquerait ni de grandeur ni d’habileté ; mais les propositions faites jusqu’à présent n’ont pu dissiper la crainte qu’on ne veuille mettre à profit nos malheurs pour s’enrichir de quelques nouveaux lambeaux de notre territoire… »

il y avait un moyen plus prompt et infaillible d’amener la « pacification » de la Pologne, et M. de Bismark n’eut garde de le négliger. Il savait mieux que tout autre que la « connivence » de l’Autriche en Galicie avait été la principale et presque unique cause du développement et de la longue vitalité de l’insurrection polonaise, et ce fut là aussi un des principaux objets recommandés à toute la sollicitude du général Manteuffel lors de son départ pour Vienne. Certes cette connivence de l’Autriche s’était bien ralentie et affaiblie avec la marche descendante de la négociation diplomatique, et la bureaucratie galicienne ne ressemblait plus guère en février 1864 à celle de février 1863. On était bien plus scrupuleux maintenant sur les « devoirs internationaux, » parfois même on était tracassier au plus haut degré. Depuis le discours du 5 novembre notamment, les instructions du comte Mensdorff-Pouilly, alors gouverneur de la province, s’accentuaient chaque jour davantage dans le sens de la vigilance et de la répression. Si rigoureux que devînt le régime, il permettait cependant encore de rares échappées ; une trouée se faisait de temps en temps dans le cordon, et les insurgés recevaient en armes et en munitions une petite « fourniture. » Dans les grandes occasions, et lorsque la frontière se fermait trop violemment, une représentation « amicale » de M. Drouyn de Lhuys au prince Metternich opérait de nouveau un relâchement de quelques heures, ad augusta in angustiis ! Toutefois il devenait évident pour les hommes d’état qu’une telle situation ne pouvait guère se prolonger, qu’il fallait prendre un parti décisif, et M. de Manteuffel trouva sous ce rapport le terrain bien mieux préparé que dans la question des états secondaires et dans celle du Jutland. On se disait à Vienne que la politique « aventureuse » de 1863 avait fait son temps, qu’on en avait retiré aussi tout l’avantage désirable, — la fin de l’entente franco-russe, — qu’il fallait faire la paix avec. « l’ennemi intime » et rentrer décidément dans le bon et vieux système de la « stabilité, » dans cet accord presque séculaire des trois cours du Nord, qui avait bien aussi ses inconvéniens, il est vrai, mais des inconvéniens lointains, et avec lequel on était au moins à l’abri des « surprises » et des principes nouveaux et subversifs. « L’Autriche avait besoin d’alliances fortes et sûres, » disait le général Manteuffel, et cet aphorisme devint le mot d’ordre de la situation ; il se retrouve jusque dans la dépêche confidentielle qu’envoyait M. de Rechberg le 7 mars à son ambassadeur, près la cour de Rome, — la seule cour qui élevât encore à cette époque, avec la France, sa voix à Vienne en faveur d’un « peuple catholique persécuté dans sa foi. » Certains esprits honnêtes et loyaux de la Burg poussaient à la mesure que recommandait l’aide-de-camp du roi de Prusse par des motifs de pure charité. Puisqu’à tort ou à raison on ne voulait rien entreprendre pour les malheureux insurgés, c’était un devoir d’humanité, pensaient-ils, de ne pas continuer un jeu cruel et d’empêcher l’effusion du sang. Ils pensaient juste, mais ils auraient dû également veiller à ce que « l’ordre » qui allait maintenant régner en Galicie n’eût pas du moins d’effet rétroactif, qu’on ne condamnât pas en 1864 des hommes et même des femmes au carcere duro et « aux fers avec jeûne » pour des actes commis en 1863 au vu et avec la garantie du gouvernement apostolique, que la justice impériale et royale, qui s’était si pertinemment et si longtemps enfoncé le bandeau sur les yeux, ne se mit pas tout à coup à rechercher avec le regard du lynx et à punir sans merci tous ceux des habitans qui avaient « aidé et contribué à la dernière rébellion dans un état voisin et ami. » Quoi qu’il en soit, un rapport solennel, contre-signé par tous les ministres, dénonçait à sa majesté l’empereur, avec force développemens et avec tous les argumens usités en pareil cas, l’état « déplorable et anarchique » qui régnait depuis un certain temps dans la province limitrophe du royaume de Pologne, — et le 29 février la loi martiale était proclamée en Galicie.

Le soulèvement dans le royaume de Pologne ne devait pas survivre un mois au coup qui venait ainsi de le frapper, et M. Drouyn de Lhuys ne put cacher au prince Metternich « le pénible sentiment de surprise » que lui avait causé la résolution « si inattendue » du gouvernement impérial et royal. Le ministre de France fit ressortir « la contradiction de cette attitude nouvelle avec les déclarations favorables à la Pologne que le cabinet de Vienne n’avait cessé de faire jusque-là, » et son excellence ajouta que ce changement imposait désormais à la France « une plus grande réserve et une politique plus conforme à ses intérêts dans les questions pendantes… » On, dut désormais rayer définitivement l’insurrection polonaise, de la liste des « éventualités » pour le printemps[19] ; mais ce qui frappait surtout le cabinet des Tuileries dans la situation, c’était l’alliance du Nord qui venait de se reformer, et dont la mesure du 29 février était le symptôme irrécusable. Les effets de cette nouvelle situation ne se firent pas du reste attendre, et dès le 7 mars, le jour même où la mission de M. de Manteuffel se terminait à Vienne, les deux gouvernemens germaniques annonçaient dans une communication identique aux puissances intéressées « que d’importantes considérations stratégiques avaient motivé l’autorisation donnée au commandant en chef de l’armée austro-prussienne d’avancer dans le Jutland… » Toutefois les deux cabinets de Vienne et de Berlin avaient soin d’ajouter « que l’extension donnée aux opérations militaires ne changeaient rien à leurs déclarations ultérieures, et afin de mieux prouver que ces dispositions conciliantes étaient sincères, ils se déclaraient prêts à entrer en conférences avec les puissances intéressées pour aviser aux moyens de rétablir la paix… »


III

Bien courte et désastreuse avait été la première campagne que les Danois eurent à soutenir dans le mois de février contre un ennemi supérieur en nombre comme en matériel de guerre et qu’aidait encore puissamment la saison d’hiver, et dès le 5 le Slesvig était perdu pour eux par suite de la prise ou plutôt de l’abandon du Danevirk. Ce dernier fait de guerre, encore aujourd’hui enveloppé de ténèbres, faillit même coûter cher au roi Christian IX ; à toutes les angoisses des ministres britanniques vint s’ajouter pour un moment la crainte de voir le peuple de Copenhague, exaspéré et criant à la trahison, se débarrasser de Gruksbourg (le père de la gracieuse princesse de Galles) et proclamer Charles XV ou le prince Oscar de Suède. Un pareil dénoûment, qui aurait pu avoir des conséquences incalculables, fut cependant évité : la politique cauteleuse de M. de Manderström n’était pas de nature à inspirer à la nation en détresse un tel acte « d’immolation de soi-même. » On se contint dans un désespoir morne, mais exempt de tout empor tement. Une circulaire du ministre des affaires étrangères annonçait le 12 février la ferme résolution de continuer énergiquement la lutte, et en même temps le gouvernement de Copenhague adressait aux signataires non germaniques du traité de Londres la demande formelle d’une assistance. Dans la note que l’ambassadeur danois remettait à ce sujet le 11 février au foreign office, M. Torben Bille rappelait toutes les concessions faites jusqu’ici par son gouvernement dans l’intérêt de la paix et « sur les conseils pressons du cabinet de Londres, » ainsi que les déclarations diverses du ministère anglais, qui ne laissaient pas de doute sur son devoir. « Dernièrement encore, ainsi finissait la note, le cabinet de Londres a fait entendre à Francfort que, dans le cas d’une attaque du Slesvig, le Danemark ne serait point laissé seul dans la lutte ; mon gouvernement a dû y voir l’expression d’une détermination à laquelle le gouvernement britannique donnera suite avec toute l’énergie qui caractérise la nation anglaise !… » Outre le traité de Londres, —et surtout par égard pour le cabinet des Tuileries, qui avait décidément pris en aversion « l’œuvre impuissante » de 1852, — le gouvernement de Copenhague, dans sa demande d’assistance, invoquait encore un ancien traité de 1720, par lequel l’Angleterre, la France et la Russie avaient garanti « à sa majesté le roi de Danemark, ses héritiers et successeurs, la possession paisible du Slesvig, » en promettant de « les y maintenir contra quoscunque qui voudraient les y troubler soit directement, soit indirectement. »

Le cabinet de Saint-James fut d’abord assez curieux de savoir comment la France se tirerait de cette réminiscence d’avant le déluge, — de soixante-dix ans avant la révolution ! Mais on n’avait pas moins d’érudition à Paris qu’à Dresde, et M. Drouyn de Lhuys « étudiait » au besoin telle question pour le moins aussi « consciencieusement » que le roi Jean de Saxe. Le ministre des affaires étrangères de France expliqua donc clairement à lord Cowley que la « garantie » qu’on invoquait se rapportait seulement à certaines parties « ducales » du Slesvig, nullement à ses parties « royales, » et il put même montrer une petite carte, faite proprement et à point, qui représentait les divisions du Slesvig en parties ducales et royales très enchevêtrées, et telles qu’elles étaient en cette mémorable année 1720. « Si la carte est exacte, écrit l’ambassadeur britannique le 13 février, et si la garantie de la France s’étend en effet seulement à ce qui fut alors des parties ducales, on ne saurait nier qu’il serait extrêmement difficile d’exécuter maintenant une telle garantie… » Une fois engagé dans ces fouilles historiques, M. Drouyn de Lhuys fit même une véritable trouvaille. « Son excellence me dit tout dernièrement, écrit lord Cowley en date du 23 février, qu’en parcourant de vieilles paperasses (old papers) en rapport avec ce sujet, elle a découvert qu’un article 5 d’un traité signé entre la Prusse et le Danemark le 24 mai 1715 garantissait à cette dernière puissance la possession du Slesvig… » Quel thème pour l’école des chartes ! Au fond, il n’y avait rien de sérieux dans cette archéologie diplomatique : aucune des grandes puissances ne songeait à secourir le Danemark, et le comte Russell, dans sa réponse au gouvernement de Copenhague du 19 février ; déclarait ne pouvoir faire de « nouvelles démarches » sans en être d’abord convenu avec la France et la Russie ! Quant à « la garantie de 1720, » le noble lord pensait que, « l’Autriche et la Prusse ayant fait la déclaration solennelle qu’elles n’avaient pas l’intention de troubler (disturb) l’intégrité du Danemark, il n’était pas nécessaire pour le moment d’examiner la question en principe, c’est-à-dire la validité de la garantie en elle-même… » Le principal secrétaire d’état n’avait qu’un seul souci, celui de faire cesser les hostilités. La Prusse ayant rejeté la proposition d’armistice ; il finit par s’accrocher avec désespoir à cette pensée des conférences que les deux gouvernemens germaniques, ainsi qu’on l’a vu plus haut, voulaient bien admettre, tout en continuant de « donner quelque extension aux opérations militaires » dans le Jutland.

Une grave question se présentait ici tout d’abord. Sur quelles bases allait se réunir la conférence projetée ? « Sur les bases du traité de Londres, répondait naturellement le cabinet de Copenhague, sur le principe de l’intégrité de la monarchie danoise ! » La demande était d’autant plus justifiée que les deux puissances germaniques elles-mêmes, d’après l’affirmation toute récente de lord John, n’entendaient point « troubler » cette intégrité… Il est vrai que dès le mois de décembre M. de Bismark avait hasardé un singulier aphorisme : c’est que la guerre annulait tout traité, et cet aphorisme était depuis devenu le thème favori de la diplomatie tudesque, mais les ministres anglais n’avaient cessé de protester avec énergie contre une pareille doctrine : lord Palmerston la qualifiait d’insensée encore le 8 février et en plein parlement. « Si jamais une telle théorie s’établissait, déclarait à cette occasion le noble vicomte, une grande puissance ayant conclu un traité avec une puissance faible n’aurait, pour se débarrasser de ses engagement, qu’à faire une attaque injustifiable, sans provocation, et à dire ensuite : « La guerre a éclaté, et la guerre met fin aux traités ! » C’est là une doctrine qu’aucun gouvernement qui se respecte lui-même ou qui respecte les principes de la bonne foi ne défendra sérieusement[20]. » Eh bien ! MM. de Bismark et de Rechberg la défendirent néanmoins sérieusement, très sérieusement même et à outrance, — au point que lord Russell dut proposer la conférence (23 février) sans parler des « bases. » Vaine fut la protestation du Danemark, qui se doutait bien du sort que lui préparait une pareille prétention ; vainement aussi le ministre britannique revint-il sur ses pas et parla-t-il derechef des « engagemens de 1852 : » il en parla « au moins comme d’un point de départ » dans une note identique à Vienne et à Berlin du 17 mars. Ce fut de nouveau le tour des puissances allemandes de protester. Pendant un long mois, et alors que le sang coulait dans le Jutland et devant Düppel, le principal secrétaire d’état épuisait toutes les combinaisons que présentaient ces trois mots de conférence, armistice et « bases ; » il demanda le 23 février une conférence sans armistice, puis le 11 mars une conférence avec armistice, ensuite le 17 mars une conférence avec bases, et il finit par se contenter, le 21 mars, d’une conférence sans armistice et sans bases, devant se réunir « dans la simple intention de trouver les moyens de restaurer au nord de l’Europe les bénédictions (blessings) de la paix ! » C’est le 12 avril, et à Londres, que le chef du foreign office donnait aux puissances rendez-vous pour cette espèce de meeting diplomatique sans point fixe, sans programme tracé, — cours libre de droit des gens expérimental. Admonesté, pressé et acculé comme à l’ordinaire par son « meilleur ami, » le Danemark dut céder cette fois comme toujours. La France, qui depuis la mission militaire de M. de Manteuffel se rapprochait quelque peu de l’Angleterre, « n’eut pas d’objections, » tout en pensant « que le plus naturel eût été de prendre pour base le vœu des populations. » La Russie trouva naturellement bon tout ce qui agréait à la Prusse et à l’Autriche. La Suède fit comme tout le monde. Quant à la confédération germanique, que lord Russell n’avait eu garde d’oublier, elle fut longue à se décider, et le cabinet de Saint-James se vit même forcé, par suite de ce retard, de renvoyer la réunion jusqu’au 20 avril. C’est que la confédération voulait d’abord bien s’assurer que l’Autriche et la Prusse n’accepteraient rien de ce qui pourrait léser a le droit et l’honneur allemands ; » c’est qu’elle aurait même voulu décider la « question de succession » avant tout arrangement avec l’Europe ! On dut cependant renoncer à cette dernière pensée. D’ailleurs, et depuis le coup d’état du 3 mars et la mort du roi Maximilien Ier, le Bund ne développait plus d’autre force que celle de l’inertie, et menait l’existence que Dante assigne aux ombres des justes qui ont vécu avant la venue du Sauveur : une existence rongée par le désir et dénuée d’espoir, senza speme, in disio… La diète dut même enterrer sans pompe (13 mars) le « deuxième demi-rapport » de son illustre baron de Pfordten, et elle finit (14 avril) par désigner le baron de Beust comme son représentant à la conférence, en ne lui donnant pour tout viatique que le saint commandement de ne jamais reconnaître le traité de 1852.

On aurait pu croire un instant que les deux grandes puissances libérales de l’Occident allaient mettre à profit l’intervalle causé par tous ces retards pour se rapprocher et former une entente qu’on semblait maintenant souhaiter des deux parts. L’arrivée de lord Clarendon à Paris (13 avril 1864) fut en effet l’indice de rapports meilleurs. L’homme et le moment paraissaient on ne peut mieux choisis. Déjà l’entrée de ce noble lord dans le cabinet britannique au commencement d’avril avait été considérée comme de bon augure. En s’adjoignant ce membre distingué, le cabinet Palmerston-Russell n’avait pas songé seulement à fortifier sa position à l’intérieur, il voulait aussi évidemment faire une avance au souverain des Français après les débats tout récens et irritans de la malheureuse affaire Stansfeld. Lord Clarendon avait été ministre des affaires étrangères du temps de l’alliance intime des deux cours et de la guerre de Crimée, il avait été le plénipotentiaire anglais du congrès de Paris, l’hôte toujours bien vu aux Tuileries et le compagnon aimable des chasses de Compiègne. Il est vrai que lord Clarendon était aussi l’homme de Windsor, le diplomate selon le cœur de la reine Victoria, et on savait depuis longtemps les dispositions de sa gracieuse majesté dans le conflit dano-allemand. Du reste, et comme toujours dans les grandes affaires de la vie, les difficultés tenaient bien plus aux choses qu’aux hommes, et il était impossible de se dissimuler que les choses n’avaient point changé, ou plutôt qu’elles avaient empiré. On n’était plus en ce mois d’avril 1864 aux idées qu’on avait caressées pendant l’hiver ; on ne pensait plus à une « liberté d’action, » à quelque grande entreprise pour le cas où John Bull se déciderait à « nager ». On avait perdu successivement toutes les positions sur lesquelles on avait compté, — en Allemagne, en Pologne, dans les états Scandinaves et dans les principautés danubiennes. — L’alliance du Nord s’était fortifiée et accusée dans des traits qu’on ne pouvait guère méconnaître : au lieu dénouer ou de se laisser nouer les vastes combinaisons, on se tenait à Paris sur ses gardes et déjà sur la défensive. Le gouvernement français était moins libre que jamais de suivre le cabinet de Saint-James dans une vaine campagne diplomatique qui n’aurait fait qu’exaspérer l’Allemagne et resserrer le nœud entre les trois cours du Nord ; il pouvait moins que jamais aussi prendre port à une « démonstration maritime » sans s’être assuré de l’appui illimité de ceux qui la proposaient. Certes il y avait cette demi-vérité qui, selon le proverbe oriental, est encore pire que le mensonge entier, dans l’assertion que les ministres britanniques, et lord Clarendon comme tout autre, devaient bientôt produire au sein du parlement, — à savoir que la France avait demandé une compensation territoriale pour le prix de son concours dans le salut d’une nation malheureuse. Énoncée ou plutôt dénoncée ainsi d’une manière tellement abrupte, la thèse prend un caractère peu honorable et même odieux, qu’elle perd complètement lorsqu’on la considère dans l’ensemble de circonstances ou elle fut présentée. Cet ensemble de circonstances a été développé plus haut : à lord Clarendon comme à ses devanciers dans la tentative d’amener une action commune, il fut répondu que l’action de la France entraînerait une guerre sur mer et sur terre, une grande guerre avec de graves conséquences, et qu’une de ces conséquences les plus immédiates, les plus probables, serait une rectification de la frontière du Rhin. Lord Clarendon pouvait aussi peu qu’aucun autre Anglais bien avisé accepter de pareilles conséquences ou même admettre de pareilles prémisses, c’est-à-dire une guerre sérieuse contre l’Allemagne, — et, telles étant les constellations, il ne restait pour le gouvernement français qu’une marche à suivre. Il devait autant que possible améliorer ses rapports avec l’Angleterre sans trop irriter le sentiment tudesque, afin de ne pas contribuer ainsi à une entente encore plus intime des trois cours de la sainte-alliance. Déjà une dépêche de M. Drouyn de Lhuys du 4 avril 1864 à M. le baron Forth-Rouen, ministre de France à Dresde, avait fait pressentir la légère inflexion que le cabinet des Tuileries entendait maintenant donner à sa politique dans la question des duchés. La dépêche ne condamnait plus d’une manière aussi absolue « l’œuvre impuissante » de 1852. « Si, disait-elle, le rétablissement pur et simple des transactions de 1851 et 1852 est reconnu possible, nous le soutiendrons de préférence. » Ce n’est que pour le cas où le traité de Londres serait abandonné que M. Drouyn de Lhuys se réservait de plaider la cause du suffrage populaire sur les bords de l’Eider. On prenait ainsi le même point de départ que l’Angleterre, tout en indiquant une déviation, si elle devenait impérieuse : on maintenait le vote possible des populations, par principe sans doute, mais quelque peu aussi par calcul. M. de Bismark avait l’esprit bien assez large pour admettre au besoin le suffrage universel, alors surtout qu’il serait convenablement a dirigé » par des caporaux prussiens ; mais on savait que l’Autriche et la Russie répugnaient à cette manifestation du « droit nouveau, » et il parut utile d’introduire cette première et légère divergence entre trois cabinets qui ne s’entendaient que trop. Dans la situation générale créée par la politique anglaise de 1863 et la situation spéciale qu’on s’était faite à soi-même par la circulaire qui avait déclaré le traité de 1852 « une œuvre impuissante, » c’était là peut-être en effet la seule attitude qu’on avait à prendre. Elle ne fut cependant ni des plus commodes ni des plus pratiques, et tandis que toutes les autres puissances arrivaient au meeting diplomatique de Londres avec une pensée ou du moins avec une arrière-pensée très claire et très précise, la France y apportait un sine ira et studio qui sied mieux assurément à ceux qui écrivent l’histoire qu’à ceux qui la font.

« La conférence de Londres a duré six semaines, juste l’espace d’un carnaval, et ce fut en effet une affaire de masques et de mystifications, » disait M. Disraeli dans son étincelant discours du 4 juillet 1864. En train de faire des épigrammes, le caustique orateur aurait pu ajouter que le « carnaval » fut cette fois précédé, au lieu d’être clos, par une véritable descente ; de la Courtille : nous voulons parler de cet excentrique « pèlerinage de Stafford-House » qui eut lieu à la veille même de la conférence et contribua à la retarder. Quelle ironie du destin que l’enthousiasme des Anglais pour Garibaldi et pour le peuple qu’avait affranchi la France à l’heure même où la Grande-Bretagne s’apprêtait à abandonner si lestement le Danemark, son client et son protégé ! Que de bouffonne impertinence aussi dans la naïveté avec laquelle John Bull se disait et se laissait dire à ce moment que c’est à lui qu’était due la résurrection de l’Italie ! Et quelle amusante réminiscence de la Buona sera du Barbier que la brusque fin de toute cette pièce grotesque, l’accord des gentlemen pour faire entendre tout à coup au lion qu’il était malade, pour le renvoyer au plus vite à Caprera, dès que l’on sut que certains représentans des puissances commençaient à prendre ombrage, et que l’enthusiastic exhibition pourrait nuire aux négociations !… Ce n’est qu’après le départ de Garibaldi que les plénipotentiaires se réunirent et inaugurèrent la conférence (25 avril). Les trois premières séances (25 avril, 8 et 9 mai) furent exclusivement consacrées à la question de l’armistice. Il se trouva que les plénipotentiaires allemands manquaient à ce sujet d’instructions ; ils durent en référer à leurs gouvernemens respectifs, et en attendant « les alliés » prenaient d’assaut Düppel, s’emparaient de Fridericia, finissaient d’investir complètement le Jutland jusqu’à la baie de Limfjord. Pour faire hâter l’envoi des instructions, la flotte du canal dut jeter l’ancre aux Dunes : on les reçut enfin, et un armistice fut conclu (9 mai) pour un mois. Le Danemark dut plier en tout, rendre les vaisseaux capturés et lever même le blocus, sans que les a alliés « aient eu seulement à évacuer le Jutland, une province sur laquelle eux-mêmes cependant déclaraient n’avoir pas la moindre prétention.

Les débats véritables, sur le fond du litige, ne commencèrent qu’avec la quatrième séance (12 mai) ; mais dans l’intervalle la question avait fait des progrès notables… en Prusse. Le 21 avril, le roi Guillaume Ier avait fait une petite excursion dans le Slesvig-Holstein en compagnie de M. de Bismark et du général Manteuffel, et la vue des belles provinces tout récemment conquises par la valeur allemande ne put manquer de produire une grande impression sur l’esprit du monarque. « Je regarde comme sacrée la cause des duchés, dit-il aux bourgeois de Rendsbourg ; la chose a été commencée sérieusement, elle doit être terminée de même. » Sérieusement aussi, la presse libérale de Prusse, très en désaccord en cela, il est vrai, avec le reste de l’Allemagne libérale, demandait de « terminer la chose » par une annexion pure et simple ; des adresses écrites dans ce sens se couvraient de milliers de signatures ; les Prussiens voulaient à leur tour avoir combattu pour une idée… avec toutes ses conséquences territoriales : l’idée fut même mise en vers qui parurent vers la fin d’avril à Berlin et à l’imprimerie royale de Decker ! — Donc à la quatrième réunion de la conférence (12 mai) le plénipotentiaire de la Prusse donna lecture d’une déclaration portant « que les puissances allemandes regardaient le terrain de la discussion comme libre de toute restriction résultant d’engagemens qui pouvaient avoir existé avant la guerre entre leurs gouvernemens et le Danemark. » Lord Russell tenait enfin le mot de cette note identique et énigmatique du 31 janvier dont il avait donné lecture, trois mois auparavant, à la chambre des lords, « en laissant au temps et à leurs seigneuries le soin d’en déchiffrer le sens ! » Les puissances allemandes se considéraient comme complètement dégagées du traité de Londres : la guerre l’avait « annulé ! » Le plénipotentiaire russe, le baron Brunnow, qui en 1852 avait plus que tout autre contribué à la confection de ce traité, ne put décemment renier son enfant, il le défendit même avec une force et une chaleur qui pouvaient faire croire à sa sincérité. Peut-être bien aussi le prince Gortchakov jugea-t-il en effet utile de ne pas initier son ambassadeur au fin mot de la comédie, pour qu’il pût jouer son rôle avec plus de succès. Lord Clarendon essaya de la méthode insinuante : on devrait au moins, pensait-il, accepter le traité de 1852 comme point de départ, l’adopter pour type, sauf à y introduire les variantes devenues nécessaires ! « Vous avez donc quelques combinaisons arrêtées pour remplacer le traité de 1852, demanda à son tour le prince de La Tour d’Auvergne aux Allemands ? — Oui, fut la réponse, mais avant de les produire il faut que la question préjudicielle soit décidée et que le terrain soit libre ! » Dans la séance qui suivit (la cinquième, du 17 mai), les plénipotentiaires de l’Autriche et de la Prusse produisirent enfin leur combinaison pour une paix « solide et durable : » c’était « l’indépendance politique complète des duchés. » Cela signifiait-il l’indépendance sous le sceptre de Christian IX, c’est-à-dire l’union personnelle ? L’Autriche et la Prusse ne s’expliquaient que vaguement à ce sujet : elles semblaient seulement admettre l’hypothèse d’une union personnelle, et « sans porter préjudice aux droits acquis ; » mais M. de Beust protesta clairement contre l’union personnelle au nom de la compétence légale du Bund, du nexus du Slesvig avec le Holstein et de la « question de succession. » D’ailleurs tout cela n’était qu’une fausse manœuvre : on savait que le Danemark ne pourrait accepter « l’union personnelle ; » mieux valait pour lui en effet perdre définitivement même tout le Slesvig que de mener l’existence hybride que lui préparait une pareille solution. Aussi les plénipotentiaires danois refusèrent-ils d’accepter la proposition, ne fût-ce qu’ad referendum, et on se sépara en se donnant rendez-vous après les vacances de la Pentecôte.

On se racontait dans le même temps à Londres qu’immédiatement après cette cinquième séance les ministres britanniques s’étaient réunis au grand complet, que lord Palmerston avait proposé dans ce conseil d’assister matériellement le Danemark, mais que la reine avait refusé péremptoirement de sanctionner une telle politique. « Plutôt abdiquer ! » aurait-elle répondu cette fois encore à lord Clarendon… En enfant terrible qu’il était, le comte Ellenborough se fit même bientôt au parlement l’écho de ces bruits. « On croit volontiers en Allemagne, dit le noble lord le 26 mai 1864, on croit sur le continent que les ministres de sa majesté, dans toutes les questions publiques relatives à l’Allemagne, ont autant de difficulté à suivre une politique purement anglaise que les ministres en éprouvaient autrefois sous les deux premiers souverains de la maison de Hanovre. Cela est évidemment faux, car cela est contraire à la constitution, et il est à espérer qu’une politique purement anglaise prévaudra dans les conseils du cabinet anglais… » A des paroles si peu voilées et qui visaient si haut, lord Russell ne put naturellement répondre qu’en revendiquant toute responsabilité pour les conseillers de la couronne. Il affirma que sa gracieuse majesté était une reine constitutionnelle, « bien qu’elle pût, comme les autres monarques, avoir ses affections personnelles, étant alliée par mariage avec des princes d’Allemagne et ayant avec des familles allemandes des liens de parenté. » Quoi qu’il en fit, et l’idée d’assister matériellement le roi Christian IX ayant dû être abandonnée, le cabinet de Saint-James profita des vacances de la Pentecôte pour se mettre d’accord avec le cabinet des Tuileries sur un moyen de pacification, qui ne fut autre que… le partage du Slesvig ! Qu’on se garde toutefois de faire à la France ou même seulement à l’année 1864 l’honneur de cette initiative : dès 1848, lord Palmerston avait proposé le partage du Slesvig pour se tirer d’affaire[21], — si prompt était alors déjà le gouvernement anglais à sacrifier le Danemark, si peu soucieux surtout d’en venir avec l’Allemagne aux extrémités ! Du reste, — la moralité et la dignité du principe une fois écartées, — il est juste de reconnaître que le plan combiné dans les vacances de la Pentecôte présentait certains avantages. On séparait pour toujours les affaires danoises des affaires allemandes ; on cédait, il est vrai, au Bund la partie méridionale du Slesvig (qui, réunie au Holstein et au Lauenbourg, aurait ainsi fait partie de la confédération germanique sous un souverain laissé au choix des populations), mais on pourvoyait à l’intérêt stratégique de la monarchie écourtée en demandant pour elle une frontière (celle de la Slei), qui se rapprochait de l’ancienne ligne de défense du Danevirk. Enfin, et dans un intérêt d’équilibre, on demandait à la confédération « de ne pas ériger ni maintenir de forteresses, ni établir de ports fortifiés (Kiel) dans le territoire cédé par le Danemark… »

C’est avec ce plan que lord John Russell aborda la sixième réunion des plénipotentiaires (28 mai). Les Allemands lui opposèrent immédiatement un contre-projet décisif. Ils ne parlèrent plus d’une « union personnelle » possible : ils demandèrent « la séparation complète des duchés de Slesvig et de Holstein du royaume de Danemark, et leur réunion dans un seul état sous la souveraineté du prince héréditaire le duc d’Augustenbourg ! » Ainsi l’Autriche et la Prusse reconnaissaient cette fois pleinement les prétentions du duc d’Augustenbourg, les mêmes prétentions qui, au mois de novembre 1863, d’après M. de Rechberg « ne pouvaient soutenir un examen sérieux, » et qui devaienl bientôt être jetées par M. de Bismark aux orties. M. de Beust fut dans le ravissement. Il fut doublement heureux de cette séance du 28 mai, car d’un côté les deux puissances germaniques embrassaient enfin la cause du « champion de l’honneur et du droit allemands ; » de l’autre, l’Angleterre abandonnait à son tour le traité de Londres et cédait déjà une portion du Slesvig ! « L’aigle « de Dresde ne put s’empêcher d’épancher sa joie dès le surlendemain dans une longue note à l’adresse du comte Russell. M. de Beust tint à y prouver, entre autres choses, qu’il savait concilier en lui les contraires, être docte Allemand et homme d’esprit en même temps, et il fit un jeu de mots en latin. « Vous voilà donc revenu, s’écriait-il dans sa note du 1er juin 1864 au chef du foreign office, vous voilà donc revenu à l’idée de 1848, à l’idée de partager le Slesvig ! Post tot discrimina… verum ! » Non moins heureux, on s’en doute bien, fut le prétendant. Il eut hâte de venir à Berlin et de tomber dans les bras de M. de Bismark (1er juin) ; mais là de grandes déceptions l’attendaient[22]. Le ministre de Guillaume Ier mettait des conditions à son cadeau : il demandait à pouvoir fortifier et occuper pour la Prusse tels points importans dans les duchés, Kiel entre autres ; il présentait une convention militaire qui incorporait les troupes du nouvel état dans l’armée prussienne et une convention maritime qui livrait à la Prusse les matelots nécessaires à sa future flotte ; il exigeait la cession du canal de navigation projeté d’Eckernförde à Brumsbuttel, c’est-à-dire l’empire sur les deux mers du Nord ; en un mot, il produisit le programme qu’il ne s’est pas lassé depuis de vouloir imposés à l’Autriche et au Bund… Le fier prétendant trouva les servitudes un peu lourdes, « Il ne pouvait accepter des conditions honteuses, on devait tâcher de gagner son cœur plutôt que de le lier par des argumens invariables : dans ce cas. il ferait de la politique prussienne. » M. de Bismark riposta « qu’il avait espéré avoir déjà gagné le cœur du prince ! » Le duc objecta « qu’avec un pareil système il ne pourrait se présenter à la diète et au peuple, » qu’il ne voulait rien promettre qu’il ne pût tenir, et il finit par demander à réfléchir. Sur une observation du président du conseil, que la Prusse pourrait bien se refroidir pour le champion du droit et de l’honneur allemands par suite de sa « conduite, » le duc répondit avec assurance que « sous ce rapport il n’avait aucune inquiétude, vu que l’affaire était déjà trop avancée pour qu’il fut possible de la ramener en arrière…’ Ainsi le croyait le pauvre prétendant ! Il connaissait bien peu les ressources de M. de Bismark ; mais il ne tarda pas à les apprendre dès le lendemain.

Le lendemain en effet (12 juillet) eut lieu la septième réunion de la conférence de Londres. Le télégraphe avait eu le temps de jouer, et M. de Brunnow demanda à faire à ses collègues une « communication » importante. Faisant son deuil du traité de 1852 qu’il avait encore naguère si chaleureusement défendu, le plénipotentiaire russe déclarait subitement que l’empereur, son auguste maître, « désirant faciliter autant qu’il dépendait de lui les arrangemens à conclure, » avait cédé ses droits éventuels, comme chef de la maison de Gottorp, à son parent… le grand-duc d’Oldenbourg ! Voilà comment répondit M. de Bismark à l’assurance du naïf duc d’Augustenbourg ! Il lui montrait qu’il y avait encore un autre prétendant que lui, le grand-duc d’Oldenbourg, un cousin de l’empereur de Russie. Bientôt il devait même s’en présenter un nouveau, également cousin de l’empereur Alexandre II, le prince Frédéric de Hesse[23] ! Avec le souverain légitime, avec le roi Christian IX, cela faisait donc quatre successeurs dans la « question de succession, » sans compter les futurs « copossesseurs » l’empereur François-Joseph et le roi Guillaume Ier !… Du reste, et aux yeux de lord Russell notamment, la communication de M. de Brunnow ne formait qu’un incident de la séance du 2 juin, où il ne fut plus parlé du tout du « prince héréditaire » le duc d’Augustenbourg, et très peu même de la proposition anglaise du partage. Dans cette séance, comme dans la suivante (9 juin), on s’occupa presque exclusivement de l’affaire de l’armistice. La suspension d’armes, convenue un mois auparavant, allait expirer dans quelques jours : il fallut donc aviser pour assurer encore un peu de temps aux délibérations sur une paix « durable. » Les Allemands voulaient bien prolonger l’armistice, le prolonger même autant que possible, pour deux ou trois mois par exemple, en réalité, ils voulaient s’assurer contre toute opération maritime jusqu’à l’automne, saison ou la Baltique devait se fermer. Le Danemark ne voulut accorder que quinze jours de trêve, et il finit par l’emporter.

La situation devenait de plus en plus critique : on n’avait plus que quelques jours à soi, et les Allemands rejetaient la proposition anglaise. Ils ne voulaient rien entendre de la clause qui interdisait la construction ou l’entretien des forteresses militaires ou maritimes dans les territoires qu’on allait concéder, et, quant à la ligne de démarcation, ils la reculaient jusqu’à Aspern-Tondern, et ne laissaient au Danemark qu’une lisière du Slesvig ! Dans cette crise, la flotte du canal fit de nouveau un mouvement vers Spithead, dans la direction de la Baltique, et le comte Russell vint derechef proposer à la France une « démonstration maritime, » une simple démonstration qui intimiderait peut-être l’Allemagne sans effaroucher la reine Victoria, et qui, dans tous les cas, ne manquerait pas de produire son grand « effet moral ! .. « L’idée fut assurément étrange de renouveler la proposition tant de fois déclinée, et cela juste au moment où l’incident Brunnow dans la conférence du 2 juin, où l’entrevue prochaine et annoncée déjà, des trois souverains du Nord à Kissingen, révélaient si bien et aux plus aveugles l’entente parfaite des cours de la sainte-alliance ! Dans sa dépêche au prince de La Tour d’Auvergne du 10 juin, dont il a été déjà parlé plus haut, M. Drouyn de Lhuys prit la peine d’expliquer pour la dernière fois au chef du foreign office, qu’une démonstration maritime à laquelle participerait la France tournerait très probablement à la guerre, que la guerre, si elle éclatait, serait des plus sérieuses, et pour la dernière fois aussi il demanda si dans ce cas l’Angleterre serait disposée à prêter au gouvernement de l’empereur un appui illimité ? Quant à « l’effet moral » dont lord John espérait tant, le cabinet des Tuileries ne put s’empêcher de faire un douloureux retour sur un passé encore récent et saignant, et on entendit de nouveau le refrain triste et saisissant qui clôt presque toujours chaque phase décisive de ces incessantes négociations entre la France et l’Angleterre au sujet du Danemark. « Avant le résultat regrettable qu’ont eu nos démarches communes dans l’affaire de Pologne, — ainsi finissait la dépêche française du 10 juin, — l’autorité des deux puissances n’avait subi aucune atteinte, elles pouvaient l’exposer sans hésitations ; mais aujourd’hui des paroles non suivies d’effet et des manifestations vaines seraient fatales à leur dignité… »

Dès lors il devint évident pour les hommes d’état britanniques qu’ils ne sauraient plus arrêter par des palliatifs la marche triomphante de M. de Bismark. Dans la réunion de la conférence du 13 juin, ils cédèrent encore une nouvelle portion du Slesvig et proposèrent la ligne de Gelting-Bredsledt comme frontière entre l’Allemagne et le Danemark ; mais ils furent déboutés. Le débat ne portait cependant presque plus que sur une simple bande de terre, le différend était concentré dans les plus étroites limites. La France (18 juin) émit son vœu constant et philosophique, elle proposa de consulter les populations dans les districts en litige, ce qui n’agréait guère à aucun des gouvernemens intéressés. L’Angleterre, de son côté, opina pour un arbitrage qu’elle destinait évidemment à l’empereur des Français. Les plénipotentiaires allemands accueillirent (22 juin) cette dernière ouverture par une adhésion dérisoire, en demandant une prolongation d’armistice jusqu’à l’hiver et en se réservant la faculté de ne pas acquiescer à la sentence arbitrale. Tous les moyens d’amener un arrangement se trouvaient épuisés, et lord Russell dut enfin clore les conférences (25 juin) et laisser parler le canon… des autres. Malice étrange du sort ! Le même homme d’état qui, au mois de novembre 1863, avait si supérieurement démontré à la France que son projet de congrès n’était qu’une chimère, qu’il n’y avait pas de congrès possible sans bases, pas de congrès efficace sans moyens de coercition prévus d’avance, le même homme devait au printemps de l’année suivante provoquer, présider et enterrer un aréopage qui, pour être modeste et relativement mesquin, n’en avait pas moins réuni tous les défauts reprochés à « l’adroite manœuvre » du 5 novembre 1863, car la conférence de Londres avait, elle aussi, manqué de bases comme de moyens de coercition, et elle ne pouvait même se dire, comme consolation, le in magnis voluisse. Sans doute le sens pratique anglo-saxon préférera toujours la culbute mortifiante, mais nullement mortelle de l’astronome de la fable à toute chute d’Icare mythologique et olympienne ; mais c’est peut-être le cas de rappeler le mot de Chateaubriand, qui comprenait bien qu’on donnât de la tête contre le mur, mais qui ne comprenait guère qu’on élevât le mur de ses propres mains, et ad hoc

Les négociations étaient rompues, les hostilités avaient immédiatement commencé (26 juin), et après avoir essuyé les ennuis des six semaines de ce meeting diplomatique, il restait encore aux ministres anglais à subir le jugement des représentans de la nation. Rouvert au moment même où éclata la guerre sur l’Eîder (4 février), le parlement n’avait cessé depuis cette époque d’interpeller à chaque instant les conseillers de la couronne : il avait l’appréhension de la gravité des choses, il s’irritait de la marche des affaires, s’étonnait de l’ignorance où on le laissait, et demandait des éclaircissemens, des blue-books, des papers ? « Des papiers ? répondit un jour (en février 1864) dans la chambre des communes lord Palmerston avec le sans-façon qui lui réussit si souvent, oh ! vous en aurez, et je souhaite que vous y trouviez de l’amusement (joy of them) » Les papiers furent distribués en effet, mais tardivement (avril et mai), avec une abondance « suffocante », avec une profusion savamment calculées. La rtichesse même des matériaux devait cacher la pauvreté de la politique. Pendant que les membres studieux de l’opposition s’enfonçaient avec courage dans ce « noir labyrinthe. « et que M. Disraeli notamment débrouillait avec une rare sagacité « la plus importante correspondance (comme il le dit plus tard) que des ministres britanniques aient déposée sur la table du parlement depuis la rupture du traité d’Amiens, » on calmait tant bien que mal les impatiences par la perspective d’un arrangement satisfaisant qui sortirait des délibérations de la conférence. Les délibérations ayant misérablement échoué, les ministres vinrent le 27 juin faire l’exposé de la situation et de leur conduite devant les chambres, et ils ne craignirent pas de récriminer contre le peuple malheureux qui à ce moment poursuivait seul sa lutte suprême. Ils accuseront le Danemark de l’in succès de leurs efforts : le cabinet de Copenhague avait en grande partie causé tout le mal par son obstination et son indocilité ! il n’avait fait ses concessions ni à cœur joie ni à temps ! C’est pourtant l’ambassadeur britannique, sir A. Paget lui-même, qui avait dit à M. Hall qu’il resterait dans tous les cas au gouvernement de Copenhague la consolation d’avoir agi selon le conseil de ses « meilleurs amis. » C’est aussi au sujet de ces récriminations pour le moins déplacées que M. Drouyn de Lhuys adressa au comte Moltke ces paroles déjà citées : « L’attitude que l’Angleterre prend relativement à vous est tristement curieuse ; elle vous accuse d’obstination et d’ingratitude… » Ingrats ou non, les Danois allaient succomber s’ils devaient cette fois encore lutter seuls, et les ministres eurent aussi à s’expliquer sous ce rapport. Ils le firent avec simplicité et franchise : ils déclarèrent catégoriquement qu’ils abandonneraient la monarchie de Christian IX à son sort. Dans un seul cas, celui où les Allemands seraient disposés « à prendre d’assaut Copenhague, à mettre la ville à sac et à faire le roi de Danemark prisonnier, » lord Palmerston réservait la possibilité de l’intervention de l’Angleterre. Encore, et pour illustrer complètement ces belles paroles, lord Russell eut-il la naïveté de raconter le même jour dans la chambre haute que le comte Apponyi lui avait donné l’assurance formelle que l’Autriche et la Prusse ne comptaient pas pousser leurs conquêtes sur le Danemark au-delà de la terre ferme ! il est vrai que le noble lord eut en même temps le soin d’ajouter que, quelque respect qu’il eût gardé jusqu’alors pour l’Autriche et pour la Prusse, il était maintenant convaincu qu’on ne pouvait plus désormais se fier à leurs déclarations ! Et certes ce dernier trait d’un grand gouvernement proclamant ainsi à la face du monde qu’il n’était plus possible de croire à la parole d’honneur de deux autres grands gouvernemens n’est pas un des moins saillans : il achève le tableau de l’anarchie morale où se trouvait alors l’Europe !

Une telle conduite et un tel programme ne purent cependant passer sans toute contradiction dans un pays libre. L’opposition se réunit en plusieurs conciliabules, et une motion fut déposée dans les deux chambres pour voter une adresse à la reine exprimant un blâme énergique contre le ministère. Les débats sur ce vote of censure s’ouvrirent dans les deux chambres le 2 juillet, et ils durèrent jusqu’au 9. Les orateurs les plus illustres et les hommes d’état les plus expérimentés prirent part à cette discussion ; mais c’est M. Disraeli surtout qui la sillonna des éclairs d’une éloquence marquée de la double empreinte des informations les plus sûres et des sarcasmes les plus mordans. Sur les bancs des ministres, la palme d’une apologie insinuante, adroitement menée et témérairement soutenue, appartient sans contredit au sous-secrétaire d’état M. Layard. Le ministère succomba dans la chambre haute, il eut une majorité suffisante en sa faveur dans la chambre des communes ; mais ce qui fut surtout caractéristique et instructif, ce fut la pensée dominante de ces débats, qui ressortait avec une clarté lumineuse, et dans des termes identiques, de l’un comme de l’autre côté du speaker et du lord chancelor. Qu’on veuille bien le remarquer en effet, ce n’est pas une assistance à porter au Danemark que poursuivait l’opposition dans son projet de censure contre le ministère. L’abandon de la malheureuse nation ! tout le monde était d’accord à en reconnaître la nécessité, la « sagesse ; » M. Disraeli le proclamait aussi haut que lord Palmerston, le comte Derby aussi haut que lord Russell, — ce noble et savant comte Derby qui l’année passée pourtant avait si fièrement déclaré que, « si le Danemark se trouvait en péril, personne ne saurait hésiter sur le devoir qu’aurait alors à remplir l’Angleterre !… » On ne reprochait pas non plus aux conseillers de la couronne d’avoir par hasard négligé une occasion précieuse, laissé échapper tel moment où, il leur eût été peut-être donné de secourir le Danemark d’une manière efficace et facile. Bien au contraire : on leur reprochait d’en avoir seulement conçu la pensée, d’avoir eu une velléité quelconque d’agir ; on leur faisait an crime de s’être mêlé des affaires de cette monarchie comme de celles du continent en général, de s’être trop remués et d’avoir trop agité, — medle and mudle, comme l’avait déjà dit lord Derby dès l’ouverture de la session. On ne saurait trop insister sur la grande leçon qui sortit de ces débats mémorables, sur la pleine justification aussi qu’y a trouvée l’abstention qu’avait pratiquée le gouvernement français dans le différend dano-allemand, abstention nécessaire, impérieusement commandée par les circonstances, et à laquelle, encore une fois, on aurait tout au plus le droit de reprocher de n’avoir pas été encore plus absolue et plus franche !

Et toutefois c’est précisément à l’époque où se poursuivaient ces débats si instructifs dans les chambres britanniques, c’est alors que la France eut soudain la pensée de renoncer à son abstention et de se jeter dans la mêlée. Il y eut un moment, — une semaine, — où la France fit jouer tous les ressorts pour entraîner l’Angleterre dans une action commune, où le Danemark assailli eut une lueur d’espoir. — et ce n’est pas là certes un des moins curieux épisodes de l’étrange drame… Depuis le mois de mars, lors de la proclamation de l’état de siège en Galicie, le cabinet des Tuileries avait abandonné toute idée d’une entreprise guerrière en dehors d’un concert avec le cabinet de Saint-James ; depuis la mission de lord Clarendon, il avait aussi renoncé à l’espoir de toute entreprise de même nature en commun avec l’Angleterre. Enfin, devant l’alliance du Nord, qui commençait à se dessiner dans le lointain, il résolut d’améliorer ses rapports avec la Grande-Bretagne, tout en évitant de blesser les puissances allemandes pour ne pas précipiter la situation. Telle est la clé de l’attitude gardée par la France pendant les conférences de Londres. Eh bien ! vers la fin de ces conférences ; le cabinet des Tuileries vit clairement qu’il était loin d’avoir atteint son but, qu’au lieu de se disloquer, l’entente des trois cours devenait chaque jour plus intime, et les entrevues successives entre Alexandre II, François-Joseph et Guillaume Ier à Berlin, à Kissingen, à Carlsbad, dans le mois de juin (du 9 jusqu’au 23), étaient à cet égard des indices peu trompeurs. Les niais seuls pouvaient dire et se laisser dire que de pareilles rencontres en de pareilles circonstances n’avaient point de but ou même de signification politique, que l’empereur de Russie cédait seulement à un bon mouvement de cœur en se ménageant un rendez-vous avec ce souverain de l’Autriche qui avait osé l’année passée lui faire des remontrances au sujet de la Pologne, et dont les employés avaient pratiqué en Galicie la « connivence » qu’on sait. Vers le milieu de juin, un auguste personnage disait à Fontainebleau au prince Metternich qu’on était très bien renseigné sur les propositions que l’empereur Alexandre avait faites à Berlin et devait aussi faire au souverain de l’Autriche, que la France saurait garder son attitude calme, impartiale, et aussi défendre énergiquement au besoin son influence légitime. La vérité est que les trois cours du Nord étaient très sérieusement travaillées en ce moment par l’idée d’établir entre elles une forte solidarité. Une fois rentrée dans l’ancien giron et renonçant à des « aventures, » l’Autriche crut devoir exploiter autant que possible la situation, obtenir surtout cette « garantie » qui était devenue sa pensée fixe depuis la guerre de Lombardie. Et de même, si d’un côté la mission « piémontaise » de la Prusse entraînait toujours un antagonisme latent entre les cours de Berlin et de Vienne, de l’autre cependant les intérêts « conservateurs, » les traditions et les préjugés de ce parti de la croix qui lui donnait sa seule force à l’intérieur poussaient M. de Bismark, à « la grande trinité politique fondée en 1815 sous l’invocation de la trinité chrétienne et sur les ruines du paganisme moderne qu’on nomme, la révolution, » pour parler le langage de M. de Gerfach. Quant à la Russie, il semble qu’elle aurait dû être la puissance la moins disposée à engager l’avenir et à rechercher des ennuis : elle était sortie triomphante de son « combat aérien » avec l’Europe libérale et sentimentale au sujet de cette Pologne qu’elle avait écrasée, et, bonheur ineffable, elle avait en même temps, dans la même année, extirpé à jamais les populations montagnardes et guerrières de la Circassie, conquis définitivement le Caucase et ouvert devant ses légions la route de l’Asie centrale, de Bokhara et de Tachkend, où elles ne cessent depuis de s’avancer. Eh bien ! la peur causée par la réapparition du nom de la Pologne dans les conseils de l’Europe avait été si grande et avait laissé un souvenir si amer, l’exaspération nationale du peuple moscovite avait été poussée si loin, que le cabinet de Saint-Pétersbourg était prêt à sacrifier à ce sentiment plus d’une considération politique comme il y avait déjà sacrifié le port de Kiel. Le renouvellement solennel de la convention de München-Graetz, une signification hautaine et péremptoire aux auteurs des notes et des remontrances de 1863, déclarant que la question polonaise n’était point et ne saurait plus jamais devenir une question européenne, qu’elle était du domaine exclusif des trois puissances copartageantes et sujette à tous les arrangemens ultérieurs qu’elles pourraient trouver dans leur intérêt de prendre, — un pareil coup d’éclat tentait alors l’imagination et l’orgueil des hommes politiques de la Russie, et c’étaient là les propositions que l’empereur Alexandre essayait de faire réussir pendant son voyage en Allemagne.

Le gouvernement français s’émut devant l’œuvre qui se tramait à Berlin, à Kissingen et à Carlsbad, et qui ne pouvait manquer d’avoir aussi ses conséquences sur les bords du Rhin et du Mincio ; il se demanda s’il ne serait point possible d’opposer à cette coalition une alliance sérieuse et éclatante avec l’Angleterre, si les libéraux de la Grande-Bretagne ne partageraient pas son émotion en présence du rétablissement projeté de la sainte-alliance, — et puisque le Danemark luttait encore et que le parlement bouillonnait d’amertume et de dépit, s’ils ne se décideraient pas, à cette dernière heure, à faire quelque chose de sérieux ? Les fameux extraits de dépêches publiés à ce moment même (2 juillet) par le Morning Post semblaient venir à point pour donner le branle à l’opinion ; le cabinet des Tuileries attacha à ces révélations une valeur que ne leur prêtait que trop réellement l’ensemble de la situation ; mais il en espéra aussi une impulsion sur l’esprit public en Angleterre qui ne s’est guère produite, et qu’il était même assez étrange d’attendre. Quoi qu’il en soit, il n’est point douteux que la France n’ait fait quelque tentative du côté du cabinet de Saint-James vers la fin de juin et les premiers jours de juillet. « On m’assure, écrivait à son gouvernement M. Torben Bille, le ministre danois à Londres, en date du 6 juillet[24], que des avances plus ou moins directes ont été récemment faites par le cabinet de Paris pour amener une entente intime, ou même une alliance, avec le cabinet de Londres, en face de la coalition probable des trois cours du Nord. Le cabinet de Paris désire, dit-on, un accord pour toutes les éventualités générales d’une guerre ; son vœu est que des engagemens mutuels et formels soient pris à ce sujet. » Et, de son côté, l’ambassadeur danois à Paris, le comte Moltke-Hvitfeldt, s’exprime encore ainsi le 14 juillet : « L’accord, dont personne ne doute, qui s’est récemment établi entre les cours de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin semble devoir amener une entente entre les deux puissances occidentales ; les deux gouvernemens se donnent mutuellement des preuves de confiance qui sont grosses d’heureux pronostics pour l’avenir… »

Malheureusement ces dépêches sont traversées par d’autres qui montrent un horizon bien moins souriant. « Les avances françaises n’ont pas été accueillies favorablement, mande de nouveau M. Torben Bille de Londres. Tout en désirant une bonne entente avec la France, le cabinet anglais ne se soucie pas de se lier les mains ni de s’engager formellement pour l’avenir. » — « Nous souffrons en ce moment, écrit le comte Moltke de Paris le 7 juillet, de la situation générale de l’Europe. Il parait hors de doute que la sainte-alliance que la France avait réussi à briser par la guerre de Crimée, est maintenant un fait plus ou moins accompli, devant lequel l’empereur, abandonné par l’Angleterre, ou tout au moins ne pouvant pas compter sur son concours, a résolu de garder une attitude plus réservée que jamais… » Hélas ! on ne pouvait même plus compter sur la Suède maintenant, cette Suède qui avait cependant tant parlé et tant fait parler d’elle. « Le comte Manderström m’a fait remarquer, lisons-nous dans une dépêche du comte de Scheel-Plessen de Stockholm (10 juillet), que la France paraissait s’émouvoir un peu. Il n’a pas dissimulé néanmoins que la Suède ne se regardait en aucune façon obligée par ses promesses antérieures, à se joindre à la France pour le cas où cet état se déciderait à prendre les armes, afin de poursuivre un but qui serait dans son intérêt particulier !… » — « Il n’existe pas, s’écrie avec désespoir M. Torben Bille dans sa dépêche du 15 juillet, de rapprochement réel entre le cabinet (de Londres) et celui de Paris : tous deux continuent d’avoir de la méfiance… » Comment en effet le gouvernement français espérait-il encore entraîner l’Angleterre dans une action quelconque ? Le seul enseignement que l’heureuse Albion avait su tirer de sa dernière mésaventure, n’était-ce pas celui-là même que proclamait avec conviction lord Wodehouse, l’envoyé extraordinaire qui, revenu de sa mission et de ses illusions, pensait « qu’on devait à l’avenir éviter autant que possible de se mêler des affaires continentales ? » Et que lui importait, à l’île « triplement cuirassée par sa mer, ses rochers et son fer, » l’entente plus ou moins intime des cours du Nord, voire la résurrection de la sainte-alliance ? Elle avait bien su s’accommoder de la saintes-alliance aux temps des Liverpool, des Castlereagh, sans que cela l’empêchât d’augmenter sa fortune et ses libertés ! Quant aux « ennuis » qu’avait causés la Germanie avec son Disgustenbourg, ils étaient aussitôt oubliés qu’avoués, et le 28 juillet, — la veille même du jour où le Danemark écrasé signait les préliminaires de Vienne, — lord Russell déclarait au banquet du lord-maire « que l’attitude de l’Angleterre n’avait jamais été plus fière, que son influence sur les affaires du monde n’avait jamais été plus grande qu’à l’heure présente !… » — « Être grand, a cependant dit le sublime tragique anglais, être vraiment grand, ce n’est pas seulement remuer de grosses affaires ; c’est savoir défendre jusqu’à un brin de paille et à outrance, alors que l’honneur est en jeu… » Et comment ne pas saluer en passant le génie vraiment divinatoire de Shakspeare, qui a su mettre précisément dans la bouche d’un prince fictif du Danemark des paroles d’une application si nette et si directe à la Grande-Bretagne de nos jours ?

La dernière tentative de la France avait échoué, et avec elle s’était évanoui aussi le dernier espoir du Danemark. Il est vrai que les appréhensions nées des conciliabules des trois souverains du Nord ne tardèrent pas non plus à s’apaiser, sans toutefois complètement disparaître. Il n’est pas douteux que certains arrangemens furent pris à Kissingen et à Carlsbad au sujet d’une politique commune dans les provinces polonaises pour l’avenir ; mais il n’y eut point de coup d’éclat ni de stipulations précises pour toutes les « questions pendantes. » C’est que les exigences étaient trop grandes de part et d’autre ; c’est que M. de Bismark de son côté tenait à « consolider » sa conquête sur l’Eider et à évincer doucement « le copossesseur ; » c’est enfin que notre temps, il faut bien le dire, semble être non moins inerte pour la grandeur dans le mal que pour la grandeur dans le bien. La diplomatie française résolut elle-même d’attendre les événemens et de laisser passer les velléités de coalition. Inertia sapientia, disait à ce moment un personnage auguste, et il n’est pas jusqu’à cette convention au sujet de Rome, à laquelle on commençait à penser dès lors, qui ne doive être comptée parmi les mesures de prudence plutôt que de vigoureuse initiative. De toutes les « questions pendantes » en effet, la question romaine était la moins propre à resserrer, la plus capable même de relâcher les liens entre ces cabinets du Nord, dont l’un est catholique, l’autre protestant, et le troisième orthodoxe. C’est par de telles habiletés qu’on est arrivé à empêcher l’alliance de se manifester in actu, bien qu’elle n’eût cessé de subsister in potentïa. Quant au Danemark, son arrêt était prononcé depuis longtemps. « Je suis sûr, disait M. Drouyn de Lhuys au comte Moltke-Hvitfeldt (dépêche du 12 juillet), que, dans la situation actuelle des affaires, il est de votre propre intérêt que vous vous adressiez directement à l’Allemagne. Une résistance prolongée de votre part serait un acte de véritable folie… » Écrasé par un ennemi supérieur, abandonné de tout le monde, le Danemark finit en effet par s’adresser à ses vainqueurs et par céder sans condition aucune, dans les préliminaires signés à Vienne le 27 juillet, le Holstein aussi bien que le Slesvig tout entier. Sic vos non vobis ! car ce n’est point l’Allemagne qui hérita de ces « duchés-unis. » L’Allemagne de MM. de Beust et de Pfordten, la confédération germanique, le Bund, ne figurèrent même pas parmi les comparses de la paix de Vienne. C’est François-Joseph et Guillaume Ier qui devinrent les « copossesseurs » du Slesvig-Holstein « enlacé par la mer, » — et la semaine même qui précéda la cession, le 21 juillet, un ordre brutal d’un prince prussien avait déjà chassé le pauvre général Hake de Rendsbourg, le seul point qu’occupait encore l’armée du Bund dans le duché « fédéral » qu’elle avait si bien exécuté. Le commandant fédéral fit comme lord Russell envers la Russie et l’Allemagne dans ses deux campagnes diplomatiques de 1863 et 1864 : il laissa au prince Frédéric-Charles « toute la responsabilité de ses actes, » et se retira.

Ainsi fut accompli le démembrement d’une antique et glorieuse monarchie, en plein XIXe siècle et en face d’une Europe unanime à blâmer et à tolérer en même temps « cette entreprise éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire, » The rest be silence : le reste, les démêlés entre les « copossesseurs » du bien ravi, est une affaire tout intérieure et tudesque, ce n’est plus ou ce n’est point encore une question européenne. Quant à la moralité à tirer de cette douloureuse histoire, on peut la résumer en deux mots, et sans sortir même des pièces diplomatiques qui nous ont constamment guidé dans cette pénible étude. Elle se trouve indiquée et prévue, dès le début de la catastrophe danoise, par le plus berné pourtant et assurément le moins voyant des diplomates. « Les événemens qui se passent en Pologne, — écrivait sir A. Buchanan au comte Russell le 28 novembre 1863, — malgré la réprobation des trois grandes puissances, ont amené les Allemands à croire que personne ne s’opposerait par les armes à une œuvre de spoliation contre le Danemark… » Si, au lieu d’être divisées et méfiantes l’une envers l’autre, les deux puissances libérales de l’Occident avaient été unies en ces années 1863-1864, que de bien on eût pu faire, que de mal on eût empêché sur les bords de la Vistule, de l’Eider, et peut-être même du Potomac !


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1865.
  2. Il a été réservé à ces derniers temps de faire pleinement ressortir ce côté honorable du gouvernement provisoire, et voici le curieux passage qu’on lit à ce sujet dans les state papers anglais : « M. Drouyn de Lhuys me dit, raconte lord Cowley dans une dépêche datée du 13 février 1864, qu’en 1848 le Danemark avait demandé la protection de la France, et que M. Bastide, alors ministre des affaires étrangères sous la république, avait chaudement (warmly) pris la cause, et qu’il fût même question d’envoyer dix mille hommes pour assister les Danois dans la défense de leur pays… »
  3. On en trouve la minute dans la curieuse et importante publication qui a paru cette année même (1865) à Copenhague sous le titre Aktstykker vedkommende den danske-tydske strid (t. Ier, p. 87 seq.). C’est au même recueil que sont empruntées les citations suivantes des dépêches suédoises.
  4. Le comte de Scheel-Plessen, envoyé du Danemark près la cour de Stockholm, écrit ce qui suit à M. Hall, en date du 16 novembre 1863 : « Je sais par rapport à ce traité que le roi (Charles XV) a dit avant-hier (le 14, la veille du décès de Frédéric VII !) que des instructions partiront sous peu pour mettre le comte Hamilton en état de procéder à la signature ; je sais aussi que mon collègue de France conseille de ne rien précipiter à cet égard. Je me permets de mander à votre excellence ces données, puisqu’elles me semblent dessiner assez bien la situation du moment… » — Voyez Aktstykker, p. 87, note.
  5. Voyez la dépêche du comte Russell à lord Cowley du 20 décembre 1863 et la correspondance de M. Jerningham, ministre britannique à Stockholm, des 6, 13 et 19 janvier 1864.
  6. Les fameux extraits de dépêches publiés par le Morning-Post les 4 et 5 juillet 1864. A la suite d’un long entretien avec M. Drouyn de Lhuys au sujet de ces révélations de la feuille anglaise, le comte Moltke-Hvitfeldt, ministre du Danemark à Paris, écrit à l’évêque Monrad on date du 12 juillet 1864 : « Personne ne met plus en doute l’authenticité de ces documens, ou tout au moins l’existence des tendances politiques dont ils contiennent la révélation… » (Papiers d’état communiqués au rigsraad.) En effet, et malgré les démentis des gouvernemens intéressés, personne parmi les initiés n’a mis un seul instant en doute le fond authentique de ces documens, — et M. Drouyn de Lhuys moins que personne.
  7. Expression de M. de Talleyrand dans sa note célèbre au congrès de Vienne du 19 décembre 1815. La phrase est d’autant, plus significative qu’elle vient de l’homme qui fut précisément alors le plénipotentiaire du roi Louis XVIII.
  8. Celle que lord Russell a résumée dans sa dépêche au comte Cowley du 30 janvier 1864. Voyez la Revue du 15 juillet.
  9. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. Ier, p. 16.
  10. Dépêche du comte Moltke-Hvitfeldt à M. Bluhme, du 14 juillet 1864 (papiers d’état communiqués au rigsraad).
  11. Séance de la chambre des lords du 4 février 1864.
  12. Voyez la troisième partie de cette étude : M. de Bismark et l’alliance du Nord (Revue du 1er janvier 1865).
  13. Dépêche de M. Torben-Bille à M. Bluhme du 15 juillet 1864 (papiers d’état communiqués au rigsraad.)
  14. Lord Loftus écrivait le 23 décembre 1863 : « Le baron Schrenk (le ministre de Bavière) me dit que la Bavière et la Saxe se trouvaient sur la même ligne dans cette question, la seule ombre de différence entre les deux gouvernemens étant que le roi de Bavière a déjà exprimé sa conviction personnelle quant aux droits légitimes du prince Frédéric, tandis que le roi de Saxe est encore occupé à les étudier… »
  15. Dès cette époque en effet circulèrent des bruits sur un traité d’échange conclu entre la Prusse et l’Oldenbourg (voyez les dépêches de sir A. Buchanan du 19 et du 20 février). Le gouvernement d’Oldenbourg opposa à ces bruits une dénégation absolue, mais que l’avenir seul pourra confirmer.
  16. Voyez surtout les dépêches de lord Loftus du 24 février et de M. Murray du 2 mars.
  17. Lorsque plus tard, à la suite de la convention conclue entre la France et l’Italie au mois de septembre 1864, le cabinet de Vienne rappelait à M. de Bismark les stipulations apportées par le général Manteuffel, le ministre de Prusse répliqua que ces arrangemens n’avaient eu évidemment qu’une signification temporaire, pour le cas d’une guerre qu’auraient amenée les événemens dans les duchés. Les récriminations devinrent alors violentes à Vienne contre M. de Rechberg pour sa conduite « imprévoyante » dans les négociations avec M. de Manteuffel, et c’est surtout à ces récriminations qu’est due la chute du ministre des affaires étrangères d’Autriche.
  18. Voyez sur cette conversation la Revue du 15 septembre 1864.
  19. Il est permis de voir dans la correspondance secrète du prince Czartoryski avec le gouvernement insurrectionnel de Varsovie le reflet des dispositions du gouvernement français pendant cette crise. Au mois de février 1864, et tout en ne dissimulant pas ses doutes et ses appréhensions, le prince croyait encore à des « événemens » et à une tournure « peut-être meilleure. » Dans les derniers jours de mars, le prince écrivait « qu’il devait considérer sa mission comme finie, » que toute action était désormais impossible, et que le gouvernement français avait même dû renoncer à l’idée d’introduire la question polonaise dans les conférences de Londres. Le prince conjurait le gouvernement insurrectionnel de se dissoudre et d’engager le pays à suspendre une lutte sans espoir.
  20. L’Allemagne arguait en 1864 de la guerre pour s’affranchir de toutes ses obligations européennes à l’égard du Danemark, comme la Russie se prévalait depuis longtemps de l’insurrection de 1830 pour se prétendre déliée de ses engagemens de Vienne concernant la Pologne. A cela il y avait à répondre et il fut répondu en effet que l’insurrection de 1830 ou la guerre de 1864 dégageait tout au plus soit la Russie, soit l’Allemagne, de leurs obligations directes envers la Pologne ou envers le Danemark, mais qu’elle ne les affranchissait nullement des stipulations faites avec l’Europe par rapport à l’un ou à l’autre de ces pays. L’argumentation est irréfutable ; seulement, pour lui laisser toute sa force, il ne fallait pas déclarer soudain que les traités de 1815 « avaient cessé d’exister, » ou que l’arrangement de 1852 était « une œuvre impuissante… »
  21. La proposition en fut faite par lord Palmerston dans une note de M. Bunsen du 23 mai 1848, et rejetée par les Allemands par les Danois. Voyez aussi la note de M. de Beust au comte Russell du 1er juin 1864.
  22. M. de Bismark mit par écrit cet entretien pour le roi dès que le duc l’eut quitté. Tout récemment même, il a publié dans le Moniteur prussien du 1er juillet 1865 ce document intime, qui se termine ainsi : « L’impression générale de cette conversation se résume pour moi dans cette pensée, c’est que le prince ne nous voit pas avec un sentiment de reconnaissance, et qu’il nous considère comme des créanciers désagréables auxquels il est disposé à donner la moindre satisfaction possible en mettant en jeu l’appui des états des duchés et celui de l’Autriche. »
  23. Voyez la déclaration adressée par le prince Frédéric-Guillaume de Hesse au comte Russell, président de la conférence de Londres, du 17 juin 1864.
  24. Les dépêches danoises et suédoises qui sont citées dans la suite sont toutes empruntées aux papiers d’état communiqués au rigsraad.