Deux Négociations de la diplomatie européenne - Pologne et Danemark, 1863-64/02

Deux Négociations de la diplomatie européenne - Pologne et Danemark, 1863-64
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 625-675).
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DEUX NEGOCIATIONS
DE
LA DIPLOMATIE EUROPÉENNE

POLOGNE ET DANEMARK. — 1863-64.
Correspondence respecting the insurrection in Poland presented to the both Houses of Parliament (mai 1863). — Correspondance relating to the negociations of the years 1814 and 1815 respecting Poland presented to the House of Commons (mai 1863). — Exposé de la situation de l’empire et Documens diplomatiques, etc. (novembre et mars 1863). — Denmark and Germany : correspondence respecting the affairs of the duchies Holstein, Lauenburg and Schleswig presented to the both Houses of Parliament (mars-juin 1864). — Pièces inédites, etc.

II.
LES CABINETS DANS LA QUESTION POLONAISE.
TENTATIVES SÉPARÉES ET REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES.


I.

Tout en mettant obstacle, comme on l’a vu, aux desseins de la France dans sa tentative contre la Prusse, en se laissant même volontiers de ce côté duper plus que de raison par M. de Bismark, l’Angleterre venait cependant de donner le premier exemple d’une démarche directe auprès du gouvernement de Saint-Pétersbourg en faveur de la Pologne, et de replacer ainsi la question sur le terrain véritable qu’on n’aurait jamais dû négliger ou esquiver[1]. Le même jour en effet (2 mars 1863) où lord Russell écrivait, pour la forme et pour ainsi dire par acquit de conscience diplomatique, une note à l’adresse du cabinet de Berlin qui blâmait la convention du 8 février, le chef du foreign office envoyait à lord Napier, avec ordre de la lire au prince Gortchakov et de lui en laisser copie, une dépêche qui donnait corps aux réclamations que les gouvernemens de l’Europe pouvaient légalement adresser à la Russie. Au point de vue légal où l’on se plaçait, la dépêche n’avait qu’un seul tort, celui de faire porter uniquement les réclamations sur l’état du royaume, tort très grave à coup sûr, puisque le traité de Vienne autorisait parfaitement à étendre la protection de l’Europe à l’ensemble des provinces polonaises soumises au sceptre des tsars. A part cependant cette omission, sans doute très regrettable, le document anglais pourrait bien paraître un modèle de logique et de franchise. Le comte Russell y déplore l’insurrection qui vient d’éclater; il ne doute pas du succès définitif de la force militaire, « mais ce succès, s’il doit être obtenu par une série de combats sanglans, entraînera une grande effusion de sang, un sacrifice déplorable de vies et de ruines. En outre, les actes de violence et de destruction commis des deux côtés engendreront des haines et des ressentimens qui aigriront pour un long avenir les relations entre le gouvernement russe et la race polonaise. » Le grand argument de la Russie, l’argument tsarien et démocratique par excellence, qu’elle avait pour elle les « masses » en Pologne, est écarté d’un trait. Lord Russell y montre les propriétaires fonciers et les classes moyennes profondément désaffectionnés, « et si les paysans, ajoute-t-il, ne sont pas au même degré mécontens, ils donnent cependant peu d’appui et de force au gouvernement russe. » La mesure de la conscription n’est mentionnée que comme la dernière expression du malaise général engendré par le régime maintenu dans le pays depuis 1832. « Le royaume de Pologne, poursuivait la dépêche, a été constitué et annexé à l’empire russe par le traité de 1815, dont la Grande-Bretagne fut une des parties contractantes. Le désastreux état actuel des choses doit être attribué à ce fait, que la Pologne n’est pas dans la condition où les stipulations de ce traité voulaient qu’elle fût placée... Pourquoi sa majesté impériale ne mettrait-elle pas d’un coup fin à cette lutte sanglante en proclamant une amnistie immédiate et sans conditions, en déclarant en même temps son intention de replacer sans délai le royaume de Pologne en possession des privilèges politiques et civils qui lui furent octroyés par l’empereur Alexandre Ier en exécution des stipulations du traité de 1815?... »

Le comte Russell ne perdit pas un seul instant pour communiquer (2 mars) à la France sa dépêche à lord Napier, en ajoutant « que le gouvernement de sa majesté apprendrait avec plaisir que le gouvernement impérial a écrit dans le même sens à l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. » Trois jours plus tard (5 mars, dépêche à lord Cowley), le ministre anglais devenait encore plus pressant. Il avait eu un entretien avec le comte Appony, ambassadeur d’Autriche à Londres; celui-ci lui avait lu une communication du comte Rechberg au prince de Metternich, et lord Russell en avait retiré la conviction « que la ligne adoptée par l’empereur d’Autriche se rapprocherait graduellement de celle de l’Angleterre et de la France. » — « Le gouvernement de sa majesté est donc d’avis, ajoutait-il, que la prochaine démarche à faire serait d’inviter les puissances principales qui ont signé le traité de Vienne à concourir à conseiller à la Russie de revenir aux stipulations et à la politique du traité de Vienne à l’égard de la Pologne. » Déjà lord Bloomfield avait reçu l’ordre de demander ce concours au cabinet autrichien, et la même démarche était prescrite aux différens ambassadeurs de sa majesté près les cours de Prusse, d’Italie, d’Espagne, de Portugal, de Suède et des Pays-Bas.

La position de la France au début de cette nouvelle phase des négociations devenait très embarrassée. Après sa première sortie dans la question de la convention prussienne, et malgré l’échec subi à cette occasion et le dépit qui en était naturellement résulté, il ne lui était guère plus loisible de rentrer, au sujet de la Pologne, dans le silence qu’elle avait gardé avant cet incident. En même temps lord Russell la mettait pour ainsi dire en demeure de se déclarer franchement contre la Russie, chose qu’elle avait toujours évitée, et de plus cette déclaration, on lui proposait de la faire au nom de ces traités de 1815 qui lui inspiraient une répugnance plus ou moins fondée, mais invincible!... Aussi le ministre des affaires étrangères de France fit-il un accueil plus que froid aux ouvertures de lord Cowley (3 mars); il promit seulement d’envoyer à ses ambassadeurs à Berlin et à Saint-Pétersbourg la copie de la dépêche du comte Russell à lord Napier, « en leur faisant observer que le langage du gouvernement de la reine était généralement d’accord avec celui qui leur avait été prescrit. » Enfin, quand vint de Londres le projet d’une demande de concours aux signataires du traité de Vienne, le ministre français dit qu’il prendrait les ordres de l’empereur, et comme lord Cowley se rendait à Londres, il profita de ce départ pour différer toute réponse. Ce n’est que dans la seconde moitié de mars, et au retour de l’ambassadeur anglais (dépêches des 16 et 18), que M. Drouyn de Lhuys déclara que « la France avait déjà dit séparément à Saint-Pétersbourg tout ce qu’elle avait pu dire, » et déclina ainsi catégoriquement la proposition d’écrire une dépêche dans le sens de celle qui avait été adressée à lord Napier. Quant au projet d’une représentation que pourraient faire les signataires du traité de Vienne, le ministre remarquait qu’une telle représentation, pour être efficace, devrait être collective, ce qui rencontrerait probablement de graves difficultés. Le ministre n’insista pas même trop, pour le moment, sur cette nécessité d’une démarche collective, bien que lord Cowley semblât assez disposé à partager ses vues à cet égard. C’est que vers ce temps même, pendant tout ce mois de mars 1863, si gros de complications, le cabinet français avait ses regards tournés ailleurs; c’est qu’il avait noué, l’une après l’autre, deux négociations importantes dont il espérait tirer un profit plus réel et plus immédiat pour la Pologne que n’en promettait la démarche proposée par l’Angleterre, et qu’il convient d’étudier de plus près.

Soyons équitables avant tout, et gardons-nous bien des entraînemens d’un système en apparence simple et net. Si logique, si franche que puisse paraître au premier abord la marche recommandée par l’Angleterre, il entrait certes dans les hésitations de la France à l’accepter une pensée plus élevée que la crainte égoïste de rompre irrémédiablement avec la Russie, un sentiment plus élevé que la simple répugnance d’en appeler aux traités de 1815 : il y entrait la préoccupation sincère et juste du bien véritable que cette tentative pourrait apporter à la Pologne. Un tel bien ne pouvait en effet sortir de représentations bruyantes et solennelles, comme les projetait lord Russell, à moins qu’on ne fût, en cas de rejet, fermement résolu à en appeler à la force. Or le gouvernement français en savait assez sur les dispositions de l’Angleterre pour ne pas compter sur elle dans cette extrémité, qu’il fallait bien prévoir. Et alors n’y avait-il pas à craindre qu’une démonstration, imposante il est vrai, mais non suivie d’effet, ne tournât non-seulement à la confusion des puissances intervenantes, mais n’aggravât encore les malheurs de la Pologne, sur laquelle retomberaient dans ce cas infailliblement toutes les fureurs d’un ennemi irrité, mais non intimidé, blessé dans son orgueil, dans son amour-propre national, et rendu d’autant plus farouche contre la victime abandonnée de tout le monde? Les événemens ultérieurs ne sont-ils pas venus, hélas ! prouver avec trop d’éloquence combien fondées étaient ces craintes et ces prévisions? « Les représentations amicales adressées à la Russie ont été interprétées comme une intimidation et n’ont fait qu’envenimer la lutte,... » disait le discours impérial du mois de novembre 1863, et ce mot est à la fois la censure méritée de l’empressement de l’Angleterre au mois de mars et l’apologie irréfutable des hésitations de la France à cette même époque. Avant de s’engager dans la voie que lui indiquait le cabinet de Saint-James, il était bien naturel que la France réfléchît, qu’elle cherchât s’il n’y avait pas d’autres voies et d’autres moyens pour porter un secours efficace à une cause qui lui était chère, et que malgré tout elle était seule à vouloir, dans un cas donné, soutenir même au prix des sacrifices de la guerre.

C’est à la Russie d’abord que s’adressa la France d’une manière toute confidentielle et intime. Elle tâcha d’engager Alexandre II à quelque grand acte de réparation et de satisfaction envers les Polonais, acte qui, outre le mérite d’être spontané, l’aurait réconcilié avec l’Europe, lui aurait assuré cette alliance française à laquelle il disait attacher un si grand prix. Le cabinet des Tuileries se prévalut même de la démarche que méditait à ce moment l’Angleterre, et qu’il s’abstenait d’appuyer, pour démontrer au tsar la nécessité de prévenir une démonstration pareille par une initiative généreuse et hardie. « Nous serions les premiers, écrivait M. Drouyn de Lhuys le 9 mars, à féliciter la cour de Russie de l’usage qu’elle ferait de son initiative pour rendre superflue toute représentation de la nature de celle que le cabinet anglais se propose de provoquer. » Du reste, si le gouvernement français se sentait obligé en quelque sorte, par des rapports naguère encore intimes et cordiaux, à cet acte de bons procédés, il y eut aussi des considérations, des illusions, si l’on veut, qui pouvaient faire croire au succès possible d’une pareille tentative. Il est hors de doute en effet qu’on avait alors aux Tuileries, sur l’état des esprits en Russie, des notions qui étaient assurément très loin de la vérité, et qu’une expérience prochaine devait singulièrement démentir, mais qui, à cette époque, furent partagées par un grand nombre de publicistes et d’hommes politiques. On avait tant parlé, et surtout laissé parler, du réveil de la Russie, de la formation dans ce pays d’un grand parti libéral, qu’on avait fini par y croire très sérieusement et de très bonne foi. On avait oublié avec quelle prodigieuse facilité la société moscovite sait recevoir et exécuter tout mot d’ordre venu d’en haut; on était loin de prévoir que ces mêmes libéraux de Moscou et de Saint-Pétersbourg, qui, lorsqu’il était de mode à Tsarkoë-Selo de parler réforme et progrès, n’avaient jamais aux lèvres que les mots de liberté et de garanties constitutionnelles, — on ne prévoyait pas, dis-je, que ces mêmes hommes (à l’exception de quelques rares et loyaux esprits) s’exalteraient bientôt sur les avantages et les vertus d’un gouvernement « fort, » voteraient des adresses à Mouraviev, et surpasseraient en violence sauvage et en cruauté froide jusqu’à ces vieux généraux de Nicolas si décriés, outherod the Herod, comme dit Shakspeare. Ces libéraux, interpellés quelquefois en 1861 et en 1862 sur l’agitation polonaise, avaient répondu avec une légèreté insouciante, et comme si ces événemens eussent été bien petits à côté des questions bien autrement grandes et sérieuses qui s’agitaient pour la Russie, des grandes choses qu’elle préparait et devant lesquelles disparaîtrait cette « misère » de Varsovie; ils étaient allés parfois jusqu’à soutenir qu’on serait même tout prêt à « abandonner » la Pologne, pourvu que les Polonais se montrassent « raisonnables » sur la question des frontières. On se rappelle les paroles de M. de Bismark dans sa conversation avec M. Behrend, que les Russes étaient «las du royaume, » et c’est dans le même sens que s’exprimaient parfois certains jeunes diplomates russes, qui n’en furent pour cela que mieux vus et goûtés en France dans quelques cercles très hauts et très intimes. Et de même qu’on avait en Europe des opinions très erronées sur l’existence, la force et surtout la sincérité d’un grand parti libéral dans l’empire du tsar, on s’exagérait aussi les graves dangers que faisaient courir à cet empire les menées d’un parti soi-disant « anarchique et rouge. » Dans les années 1861-62, il y eut en effet quelques troubles en Russie, mais c’étaient de ces émeutes de paysans qui sont en quelque sorte passées à l’état chronique dans l’empire. Ces troubles, d’une portée toute locale, n’avaient aucun caractère politique. Vinrent ensuite quelques vastes incendies; mais c’est là encore un phénomène très ordinaire en Russie, — si normal et indigène même qu’il y est désigné depuis des temps immémoriaux sous le sobriquet populaire et pittoresque du « coq rouge » (krasnyi pétoukh). Ajoutons quelques scènes tumultueuses parmi la jeunesse universitaire, telles qu’en voit chaque année presque toute alma mater de l’Allemagne : on aura ainsi épuisé la liste de ce qu’on appelait alors les « symptômes révolutionnaires » dans l’empire fondé par Pierre le Grand. Le gouvernement russe fit comme tant de gouvernemens trop bien avisés de nos jours : il profita des calamités publiques et des tapages scolaires pour dénoncer les « démagogues, » pour se débarrasser de quelques mécontens; il fit fermer les universités et déporter un certain nombre de jeunes gens. Avec la jactance habituelle au radicalisme, les radicaux russes, qui étaient très peu nombreux et vivaient pour la plupart à l’étranger, donnèrent des proportions démesurées à toute cette affaire, exagérant aussi bien la persécution que la force de leur « parti. » Le dirons-nous? les Russes qui venaient en France étaient presque flattés d’avoir, eux aussi, leur Marianne: c’était là une preuve évidente de civilisation avancée; ils étaient surtout heureux de pouvoir parler de leurs « victimes politiques, » chose qu’ils n’avaient plus connue depuis le 14 décembre 1825. Les radicaux russes à l’étranger allaient même jusqu’à prétendre qu’ils avaient de nombreux adhérens dans l’armée, surtout parmi le corps d’officiers, et ce qui est remarquable, c’est que le gouvernement russe lui-même semblait croire à une pareille propagande et sérieusement la redouter. Une instruction secrète, adressée par M. Miloutine, ministre de la guerre, aux commandans supérieurs en 1862 et divulguée par le Kolokol de Londres, trahissait les préoccupations du gouvernement à cet égard; elle contenait même l’étonnante injonction de faire surveiller, dans certains cas, la conduite des officiers supérieurs par les subalternes et même par les soldats[2]. Cette supposition, alors assez accréditée, que l’armée russe elle-même était travaillée par une propagande active, perce dans un passage curieux d’une dépêche de lord Napier (7 février 1863), où, parlant de la funeste mesure de la conscription à Varsovie, l’ambassadeur anglais dit : « On peut encore se demander si le gouvernement russe agit avec prudence en consentant à incorporer tant d’élémens révolutionnaires dans son armée... » Enfin, au reçu de la nouvelle de l’insurrection polonaise, il se passa à Saint-Pétersbourg une scène militaire étrange et très caractéristique. La vraie couleur locale de cette scène, il ne faut pas la chercher dans la relation officielle et arrangée du Journal de Saint-Pétersbourg du 27 janvier 1863, et qui a passé dans toutes les feuilles de l’Europe, mais bien dans le récit très intéressant qu’en fait ce même lord Napier dans sa dépêche du 26 janvier.


« Hier, sa majesté (Alexandre II) passa en revue le régiment d’Izmaïlov, dans le grand manège, près du palais. Après la parade, l’empereur, qui était à cheval, ayant fait former le cercle autour de lui aux officiers du régiment ainsi qu’aux officiers-généraux de sa suite, parmi lesquels étaient les grands-ducs Nicolas et Michel, leur fit part des nouvelles qui lui étaient parvenues la veille des troubles de Pologne... En terminant, l’empereur prononça une phrase remarquable au sujet de la désaffection qui existe dans l’armée russe, disposition dont il s’est rencontré plus d’une preuve. Sa majesté dit que malheureusement on ne pouvait contester le fait; mais il ajouta qu’il avait l’intime conviction que, s’il se trouvait forcé d’appeler ses troupes à porter secours à leurs camarades en Pologne, il pourrait compter sur leur inébranlable fidélité. Il avait lui-même commandé le régiment d’Izmaïlov du temps de son père, et il savait qu’il pouvait avoir une entière confiance en lui. Ce n’était pas seulement dans les troupes de la garde qu’il avait cette confiance ; il était convaincu que le même sentiment de loyauté existait dans toute l’armée russe. Cette allocution, qui fut accueillie avec des acclamations enthousiastes, fut prononcée d’un ton si pathétique et si émouvant que plusieurs officiers furent émus jusqu’aux larmes, et que le grand-duc Michel, dit-on, sanglotait tout haut... »


Il était nécessaire d’entrer dans ces détails, car ils servent à rappeler une situation, ils servent surtout à expliquer une opinion qui a joué un rôle important à l’époque dont nous parlons. Cette opinion, en effet, a influé non-seulement sur la tentative du gouvernement français auprès de la cour de Saint-Pétersbourg dans les premiers jours du mois de mars 1863, mais sur les propositions mêmes que devait porter plus tard le prince de Metternich à Vienne dans la seconde moitié de ce mois. En un mot, les idées très exagérées qu’on entretenait alors à Paris sur l’état des esprits dans l’empire du tsar avaient fait naître la croyance que la constitution d’une Pologne, très restreinte il est vrai, mais réelle, pourrait être fortement appuyée par « l’opinion libérale » en Russie, pourrait même être concédée par Alexandre II, qu’on se figurait très alarmé du progrès des tendances « anarchiques » dans ses provinces propres. Cette croyance se fait jour dans un passage très significatif du discours prononcé par M. Billault au milieu de ce même mois (20 mars); il laisse assez bien voir l’ordre d’idées où se mouvait alors la politique française dans ses efforts pour la Pologne : « Est-ce que vous croyez, disait M. Billault dans le sénat, qu’il n’y a point pour la Pologne de très légitimes espérances à attendre de ce qui se passe aujourd’hui en Russie? Est-ce que vous croyez que ce gouvernement, lancé dans une nouvelle voie par la volonté de son souverain, sera assez aveugle, assez peu intelligent de ses intérêts pour risquer une complication d’agitations intérieures et ne pas chercher au contraire des solutions qui lui assurent le calme et la paix ?... Cette grande puissance est la plus intéressée, je n’hésite pas à le dire, pour sa force, pour son repos, pour la facilité de son action dans le monde, à résoudre cette question convulsive de la Pologne. Quelle conduite peut lui inspirer la juste appréciation de ces événemens? Je ne me prononce en aucune façon sur cette éventualité, non plus que sur les puissans avis appuyé sur de si pressantes considérations; je me borne à constater qu’il y a là des intérêts évidens, offrant un point d’action sérieux... »

Ces « avis appuyés sur de pressantes considérations » dont parlait le ministre sans portefeuille, cette « initiative » que conseillait à la Russie la dépêche de M. Drouyn de Lhuys citée plus haut, le gouvernement français les développait dans des pourparlers fréquens avec l’ambassadeur russe à Paris, dans des communications confidentielles envoyées à Saint-Pétersbourg, enfin dans une lettre autographe. On citait une parole que M. de Budberg recueillit à cette époque d’une bouche auguste, et qui résumait d’une manière pittoresque les idées et les conseils de la politique française à ce moment : « Il faut savoir se faire couper le bras à temps. » C’est que les vues de la France ne seraient allées à rien moins qu’à ce que la Russie fît abandon complet du royaume de 1815, qui serait devenu un état indépendant sous le sceptre du grand-duc Constantin, petit état il est vrai, mais qui avait des espérances du côté de la Galicie, voire de la Posnanie, en cas de complications à venir. Et en même temps, soit qu’il eût voulu donner plus de force à ses représentations à Saint-Pétersbourg, soit qu’il fût vraiment convaincu de la nécessité absolue « de faire quelque chose pour la Pologne, » — comme le disait le prince Napoléon dans son discours au sénat, — le gouvernement français montra une telle ardeur pour la cause polonaise dans cette première moitié du mois de mars, que les rares amis de cette cause qui avaient une influence ou une position dans les hautes sphères crurent à une volonté très arrêtée et prête à l’action dans l’éventualité d’un refus de la part de l’empereur Alexandre. « Ce qui pourrait arriver de plus malheureux pour vous, — disaient alors ces derniers aux Polonais, — ce serait que la Russie acceptât les demandes exprimées dans la lettre autographe. » Enfin le courrier de cabinet, attendu avec une grande impatience, arriva de Saint-Pétersbourg dans le soir du 9 mars, et le lendemain M. de Budberg était reçu en audience particulière. On lui fit entendre que la réponse russe contenait des propositions tout à fait inacceptables, et l’ambassadeur aurait été congédié par ces mots : « Dites à l’empereur votre maître que si, ce qu’à Dieu ne plaise, j’étais forcé de me trouver dans un camp opposé au sien, j’en serais fâché et malheureux[3]. »

La tentative personnelle auprès de l’empereur Alexandre ayant ainsi échoué pour le moment, « il devenait nécessaire de suivre une autre voie, » ainsi que s’exprime un document officiel. C’est à ce moment, en effet, que le gouvernement français prit une résolution importante et même de la plus haute gravité, — la seule démarche du reste sérieuse et rationnelle qui eût été hasardée par l’Europe sympathique à la Pologne dans tout le cours des transactions que nous avons à raconter, et qui eût pu mener à une solution véritable, si Pergama dextra, si mens non lœva... Tout en ne désespérant pas complétement de ramener encore la Russie par la persuasion dans la voie que lui avait indiquée la lettre autographe, et faisant de cette éventualité toujours désirée et regardée comme possible un des élémens mêmes de la combinaison nouvelle, le cabinet des Tuileries s’adressa à l’Autriche et entama avec elle une négociation qui semblait ouvrir à la question des horizons vastes et tout à fait inattendus. Déjà le 8 mars 1863 était parti de Paris pour Vienne M. Debrauz, agent obscur, mais actif, qui alors et depuis servit plus d’une fois d’éclaireur dans diverses affaires communes à l’Autriche et à la France, notamment dans les arrangemens assez embrouillés qui concernaient la couronne mexicaine de l’archiduc Maximilien. Le 12 du même mois, quelques jours après l’arrivée de la réponse de l’empereur Alexandre à la lettre autographe, ce fut l’ambassadeur d’Autriche lui-même, ce fut le prince Richard de Metternich qui se dirigea précipitamment vers la capitale de François-Joseph, et l’opinion de l’Europe ne manqua pas, et avec raison, d’attacher à ce voyage une très haute signification. Peu importe que ce diplomate distingué se soit rendu à Vienne, non point sur l’invitation du gouvernement français (ainsi qu’on l’avait pensé d’abord assez généralement), mais « sur l’appel spontané de son souverain, » comme crut devoir le déclarer M. Drouyn de Lhuys dans une circulaire du 24 mars, personne ne douta, et la conjecture fut pleinement confirmée dans la discussion du sénat, que le prince de Metternich n’emportât avec lui la pensée du cabinet des Tuileries dans ces graves occurrences. Il emportait avec lui en effet les destinées de la Pologne et les intérêts les plus délicats du monde.

C’est ici le moment de jeter un regard en arrière sur la conduite tenue par l’Autriche depuis deux mois, depuis l’explosion du soulèvement polonais, et d’indiquer la politique que cette conduite semblait révéler, et qui fut de nature à encourager la France dans sa tentative auprès du cabinet de Vienne. Il a été parlé précédemment de l’attitude gardée par le gouvernement autrichien pendant les années 1861-62 envers le mouvement polonais dans la période de démonstrations pacifiques et de revendications légales, attitude expectante, réservée, mais qui ne fut pas dénuée au fond d’une certaine bienveillance. Cette réserve sympathique prit le caractère d’une « connivence » marquée, — pour employer l’expression d’un diplomate russe, — aussitôt que le mouvement se fut changé en insurrection à la suite de la fatale mesure du 21 janvier. Les premières bandes insurrectionnelles s’étaient formées surtout près de la frontière galicienne, dans les palatinats de Radom, de Cracovie, de Sandomir et de Lublin, où le territoire montagneux favorisait la guerre de partisans, seule guerre à laquelle pouvaient songer les malheureux outlaws. En plus d’une occasion, soit qu’ils fussent acculés par des forces supérieures russes, soit que le manque de vivres et de munitions les eût réduits à la dernière extrémité, les insurgés cherchèrent, de désespoir, un refuge en Galicie..., et là, une surprise indicible les attendait. Au lieu d’être livrés, ou internés, ou pour le moins expulsés, — ce qu’ils auraient déjà regardé comme une grande faveur, — on les laissait passer, on les laissait même revenir et recommencer la guerre après s’être ravitaillés, reposés et renforcés d’un nombre respectable de volontaires, tous enfans de la Galicie, sujets de sa majesté apostolique. Bientôt le cri que « l’Autriche laissait faire ! » retentit dans tous les camps insurgés, et devint le signal d’un espoir immense... C’est qu’en effet l’administration autrichienne en Galicie, d’ordinaire si soupçonneuse, si compassée et si froide, semblait tout à coup avoir perdu sa morgue, sa rudesse, ses violences et jusqu’au souvenir de certaines obligations internationales. Elle ne cachait pas son indignation contre les « horreurs » moscovites, elle pleurait sur l’affreux sort des Polonais, elle pleura, et elle fut désarmée, elle laissa même les autres prendre les armes en les priant seulement de ne pas faire trop de bruit. Quant aux officiers autrichiens, le sentiment militaire leur commandait d’honorer une jeunesse brave, composée en grande partie de gentilshommes, et qui savait se battre et mourir. Du reste, depuis la guerre de Hongrie, la haine des Russes était des plus vivaces dans l’armée « noire et jaune, » et elle se fit jour à ce moment avec une grande intensité. Les soldats vendaient parfois leurs armes à ces « braves gens, » et pour empêcher un trafic pareil le commandant militaire proclama dans un ordre du jour que tout soldat qui perdrait son fusil paierait une amende de 15 florins; or, comme tout insurgé payait volontiers pour chaque fusil le double et le triple, la menace du commandant eut l’effet étonnant d’encourager le commerce. Cracovie présenta alors un spectacle étrange : dans les rues, dans les marchés, on ne faisait qu’amasser de la poudre, du plomb et des uniformes ; on organisait des ambulances ; il y avait des maisons qui portaient en toutes lettres l’inscription en polonais « effets pour l’armée nationale; » dans les carrefours, on inscrivait les volontaires, tout cela sous les yeux des autorités autrichiennes, au su de tout le monde, au su des Russes eux-mêmes, qui ne furent point naturellement les derniers à s’en apercevoir. Dès le 4 février 1863, M. de Tegoborski, chef de la chancellerie du grand-duc Constantin, écrivait dans une dépêche confidentielle au baron de Budberg[4] : « Cette connivence de l’Autriche n’est pas ce qu’il y a de moins remarquable dans l’histoire de cette insurrection; j’ai déjà signalé tout cela à Pétersbourg et à Vienne... » Il va sans dire que des plaintes furent adressées de Saint-Pétersbourg à Vienne; il va sans dire aussi qu’à Vienne on fut très ému et blessé d’un pareil soupçon. « Le comte Rechberg (lit-on dans une dépêche de lord Bloomfield du 29 janvier) paraissait très indigné (seemed very indignant) d’une telle insinuation; il a télégraphié immédiatement à M. de Thun (son ambassadeur à Saint-Pétersbourg) pour signifier que le gouvernement impérial serait très reconnaissant de tout renseignement qui le conduirait à découvrir les personnes engagées dans de semblables complots dans les états autrichiens. » Les personnes engagées dans de semblables complots étaient probablement trop nombreuses pour qu’on eût pu les désigner toutes : elles formaient presque la totalité des employés civils et militaires de la Galicie, décidément frappés d’une indolence incurable, et qui permirent, par exemple, à Langiewicz de passer jusqu’à trois fois clandestinement par le territoire autrichien pour voler plus vite au secours d’un de ses corps menacés. Il est vrai que quand cet habile chef de partisans voulut essayer le même tour pour la quatrième fois, il fut reconnu et arrêté; mais il semble qu’on n’en sut pas trop gré à ceux qui avaient déployé à cette occasion un zèle peut-être maladroit : il est sûr du moins qu’ils ne furent point récompensés pour leur importante capture[5]. Pendant toute cette année 1863, la Galicie fut en réalité le refuge, le lieu de ravitaillement, le grenier, le dépôt et la vraie base d’opérations pour les chefs de l’insurrection : c’est là qu’ils allaient chercher de l’argent, des volontaires, des équipemens et des armes. Les envois d’armes, cette question vitale pour l’insurrection, rencontraient, il est vrai, de fréquens empêchemens : la plus grande partie était confisquée; une petite partie finissait cependant toujours par arriver, cela dépendait naturellement du hasard; mais le hasard se montrait singulièrement intelligent en se réglant invariablement sur la température politique générale. On pourrait écrire l’histoire militaire de l’insurrection rien qu’en prenant pour guide les fluctuations de la diplomatie : à mesure que l’action diplomatique devenait plus forte ou plus faible, la frontière galicienne se rélargissait ou se resserrait, et à son tour l’insurrection languissait ou se ravivait subitement, — et ce jeu continua pendant toute une année. Triste jeu en fin de compte, car il sacrifiait des milliers de vies et de fortunes à ce misérable calcul d’infiniment petits qu’on nomme parfois pompeusement raison d’état, car il faisait involontairement penser à l’une des plus belles poésies populaires de la Pologne, où un pauvre oiseau, tour à tour relâché, ressaisi et cruellement torturé, pousse ce cri plaintif : «Enfans, vous jouez, et moi il s’agit de ma vie !» Ajoutons encore, pour finir, que la preuve par le contraire, la demonstratio per contrarium, ne devait point manquer non plus à cette « connivence » dont parlait la dépêche confidentielle de M. de Tegoborski. L’année suivante, alors que M. de Bismark fut parvenu à amener un rapprochement complet entre les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg, il a suffi en effet à l’Autriche de prendre une seule mesure, de déclarer l’état de siège en Galicie, pour mettre d’un trait fin à l’insurrection dans la Pologne russe, qui ne put survivre un mois à ce coup mortel. Le gouvernement autrichien donnait par là une preuve péremptoire tout aussi bien de sa bonne volonté envers la Russie en 1864 que de ses dispositions plus qu’équivoques à son égard dans l’année précédente.

L’attitude diplomatique de l’Autriche aux débuts de l’insurrection polonaise, pour être beaucoup plus réservée et circonspecte que la conduite de son administration en Galicie, n’en semblait pas moins marquée également au coin d’un esprit qui pouvait paraître nouveau et peu conforme aux traditions ordinaires du cabinet de Vienne. L’Autriche avait refusé d’entrer dans la convention russo-prussienne, et si elle avait ensuite également décliné toute participation dans les démarches de la France contre la Prusse au sujet de cette convention fameuse, cela tenait évidemment à d’autres raisons qu’à un sentiment d’hostilité pour la Pologne, et M. Drouyn de Lhuys lui-même se déclarait « satisfait » de la réponse du cabinet de Vienne à cet égard (dépêche de lord Cowley du 5 mars). A la suite de divers entretiens avec le comte Appony, ambassadeur de l’empereur François-Joseph à Londres, lord Russell écrivait au comte Cowley 6 mars) : « La déduction à faire est que l’Autriche ne voit pas clairement son chemin dans le sentier que lui montre le gouvernement français (d’une action diplomatique contre la Prusse) et qu’il ne faut pas la croire tout à fait opposée à la politique dont on lui présente le contour » (averse to the policy of which an outline is presented to her). Elle n’en voyait pas cependant plus clairement son chemin dans le sentier que lui montrait lord Russell, et les représentations qu’il voulait provoquer pour faire revenir la Russie aux stipulations du traité de Vienne n’étaient pas du goût du cabinet autrichien. « Si l’on se proposait d’appliquer à la Pologne les engagemens pris par les puissances de 1815, pourquoi n insisterait-on pas sur toutes les stipulations de cette époque? » avait demandé malicieusement le comte Rechberg à lord Bloomfield (dépêche du 26 février) au premier bruit d’une pareille velléité du cabinet de Saint-James, et c’était là une épigramme à l’adresse de lord John, le grand promoteur de la reconnaissance de l’Italie. Le ministre autrichien oubliait seulement que son gouvernement, lui aussi, n’était pas tout à fait sans reproche devant ces traités, surtout en ce qui regardait la république de Cracovie. Quand le projet anglais fut formellement présenté au cabinet de Vienne, à la suite de la dépêche circulaire adressée par lord Russell le 4 mars à tous les signataires des traités de 1815, le comte Rechberg s’y montra très récalcitrant. « Son excellence ne croit pas que la proposition du gouvernement de sa majesté obtienne du succès à Saint-Pétersbourg, écrivait lord Bloomfield les 8 et 9 mars; elle ajouta qu’elle ne croyait pas que l’établissement d’une représentation nationale dans le royaume de Pologne nous rapprochât de la paix, car il est impossible de dire jusqu’à quel point iraient les aspirations polonaises, si la restauration de leur nationalité était sérieusement appuyée du dehors. » Déjà dans une importante communication au prince de Metternich[6], écrite encore au mois de février, le ministre autrichien s’était exprimé de même sur le peu de probabilité d’obtenir un succès quelconque à Saint-Pétersbourg par des représentations amicales, « et une invitation plus sérieuse serait une mesure d’une telle gravité qu’on ne pourrait y recourir sans la plus mûre délibération. » M. de Rechberg ne repoussait donc pas d’emblée l’idée d’une invitation plus sérieuse à adresser à la Russie (comme il avait par exemple repoussé catégoriquement la proposition française au sujet de la Prusse), il la suscitait même en quelque sorte; il pensait seulement qu’elle demanderait une mûre délibération. Dans cette même communication, on trouve encore un autre passage beaucoup plus significatif. «En réponse aux observations confidentielles de l’ambassadeur de France quant aux avantages probables pour l’Autriche du contraste de sa conduite et de celle de la Prusse et de la Russie envers les Polonais,... le gouvernement autrichien, sous ce rapport, aurait la plus grande répugnance à soulever prématurément les questions et les éventualités qui ne paraissent pas encore imminentes. » Ces questions et ces éventualités paraissaient donc seulement prématurées, mais non impossibles ni inadmissibles; elles répugnaient uniquement parce qu’elles n’étaient pas encore imminentes!

Dès le 14 février du reste, le gouvernement autrichien s’était empressé de démentir dans son journal semi-officiel divers « bruits absurdes » qui couraient sur son compte, « et en particulier ceux qui allaient jusqu’à mettre en avant des conjectures touchant l’occupation du trône de Pologne (dépêche de lord Bloomfield du 15 février). » Deux semaines plus tard, le comte Rechberg déclarait à l’ambassadeur anglais (dépêche du 26 février) « que l’Autriche avait pris pour ligne de conduite une indépendance complète, ce qu’il croyait le meilleur calcul pour la protection des intérêts de l’Autriche et le maintien de la paix en Europe; mais, pendant qu’elle maintenait tous ses engagemens internationaux, elle se réservait le droit de changer d’attitude, s’il lui devenait plus tard avantageux de le faire. » De quel côté s’opérerait alors ce changement, et de quelle manière saurait-il devenir avantageux? Comment se reconnaître en général au milieu de ce langage ondoyant et fuyant de la diplomatie autrichienne, qui se bornait seulement à affirmer que le rétablissement du royaume dans les conditions de 1815 « n’est pas suffisant pour pacifier la Pologne[7], » sans indiquer s’il fallait alors s’abstenir complètement, ou peut-être bien faire quelque chose de plus?... Ce qui était évident toutefois, c’est que le cabinet de Vienne, malgré ses réserves, ses pudeurs, ses répugnances, ses allusions continuelles à « sa position particulière, » comme possesseur de la Galicie, parlait toujours de « son désir de marcher d’accord avec la France et l’Angleterre, » ne se refusait pas à la discussion, la provoquait même, et semblait attendre quelque projet plus sérieux, plus « avantageux. » Ce qui était surtout évident, c’est que M. de Rechberg, tout en professant sa parfaite sécurité quant à la Galicie, croyait toujours à la durée, à l’extension et à la gravité du mouvement polonais. Chose curieuse et qui donne à réfléchir : dès le début de l’insurrection, et à un temps où personne au monde, pas même les Polonais, ne lui attribuait une vitalité quelconque, il se trouva deux premiers ministres de deux états différens, qui, par des motifs très divers assurément et même contradictoires, s’accordaient cependant à lui prédire une longue et importante carrière. Déjà on connaît à cet égard les prévisions de M. de Bismark; quant à celles du comte Rechberg, elles frappent partout dans la correspondance de l’ambassadeur anglais, lord Bloomfield. « Son excellence m’a dit, — écrit-il le 5 février, — que l’insurrection dans le royaume prenait de plus vastes proportions qu’on ne s’y attendait la semaine dernière. » Le 12 février, « au sujet des nouvelles de la Pologne russe, le comte Rechberg me dit que les récits étaient contradictoires. Les succès des troupes impériales étaient importans; mais l’insurrection néanmoins s’étendait de tous côtés, et quoiqu’il pensât qu’on ne pouvait mettre en doute la répression finale du mouvement, il ne lui paraissait pas probable qu’on pût obtenir ce résultat avant longtemps. » Et encore le 8 mars : « Son excellence fit observer ensuite que le mouvement en Pologne, dont le gouvernement russe espérait se rendre maître au moment où nous voici, était plus que jamais loin d’être arrêté, et que la position est devenue plus critique... » La tête a dû quelquefois tourner au comte Russell au moment où il lisait ces appréciations de M. de Rechberg, car c’est précisément à ces mêmes dates que le résident anglais à Varsovie, le colonel Stanton, lui annonçait très positivement qu’il n’y avait plus ou presque plus d’insurrection en Pologne!

Toutes ces connivences administratives et ces réticences diplomatiques dont l’Autriche faisait preuve à l’égard du soulèvement polonais pouvaient bien n’avoir au fond (et n’eurent très probablement en effet) d’autre but que de narguer la Russie, « l’ennemie intime, » ainsi qu’on l’appelait à Vienne, et d’amener la rupture de l’alliance franco-russe, sujet de tant d’appréhensions; peut-être bien tendirent-elles aussi à fortifier en Allemagne, par les apparences d’un libéralisme que toute l’Europe célébrait alors à l’envi, l’influence autrichienne aux dépens de la Prusse, — et c’est cette dernière considération que lord Bloomfield semble regarder comme le principal mobile de la politique de M. de Rechberg en cette occurrence (dépêche du 12 février). Et toutefois il y avait dans la conduite du gouvernement autrichien, surtout dans sa tolérance en Galicie vis-à-vis de la « révolution, » quelque chose de si insolite, de si peu conforme aux habitudes et traditions de sa bureaucratie, de si hasardeux et provoquant à l’égard de la Russie, qu’on était irrésistiblement amené à y rechercher un motif plus sérieux que le simple désir de satisfaire une rancune ou de recueillir de la popularité. Un esprit éveillé, rompu aux affaires et qui se rendait un compte exact aussi bien des conditions de l’empire des Habsbourg que de ses intérêts et de ses craintes, du rôle surtout que le cabinet de Vienne a joué dans la destruction du royaume des Jagellons et des velléités qu’il a eues depuis à de certains momens dans la cause polonaise, — un tel esprit pouvait bien se demander s’il n’y avait pas là, et dans les circonstances présentes, l’indice de dispositions utiles à connaître, à encourager, et qui, rassurées et stimulées en même temps, seraient capables de donner une tournure décisive à la question, de devenir le salut de la Pologne.


II.

Il ne faut point oublier en effet que le partage de la Pologne au XVIIIe siècle n’a été dans les intérêts ni dans les désirs de l’Autriche et qu’elle n’y avait souscrit qu’à contre-cœur, à la dernière extrémité, et pour ne pas laisser s’agrandir de redoutables voisins sans une compensation quelconque pour elle-même. On connaît la phrase célèbre qu’ajouta Marie-Thérèse de sa propre main en signant la convention avec la Prusse et la Russie pour le premier démembrement du malheureux pays. « Placet, — y lit-on, — puisque tant et de savans personnages le veulent ainsi; mais longtemps après ma mort on verra ce qui résulte d’avoir ainsi foulé aux pieds ce que jusqu’à présent on a tenu pour juste et pour sacré. » L’Autriche ne participa point au démembrement suivant, — qui fut, à coup sûr, encore plus inique, plus marqué au coin d’une violence et d’une ruse vraiment infernales que le premier. De toutes leurs possessions, c’est la Galicie que les Habsbourg s’étaient montrés toujours le plus portés à abandonner dans des instans critiques : ils cédèrent la moitié de cette province lors de l’agrandissement du duché de Varsovie, et ils avaient pris en 1812 l’engagement par écrit de se dessaisir du reste en échange de l’Illyrie; mais c’est surtout au moment de la chute du premier empire, et alors que se débattirent entre les puissances alliées les délimitations territoriales de l’Europe, qu’il est curieux d’observer l’attitude prise par l’Autriche à l’endroit de la question polonaise. On ne saurait indiquer à ce propos rien de plus instructif ni même de plus surprenant que le mémorandum présenté le 2 novembre 1814 au congrès de Vienne par le prince de Metternich, et qui n’a été révélé que tout récemment, dans cette année même de 1863[8]. On y fit en effet l’importante déclaration qui suit :


« 1° Animée des principes les plus libéraux et les plus conformes à l’établissement d’un système d’équilibre en Europe, et opposée depuis 1772 à tous les projets de partage de la Pologne, l’Autriche est prête à consentir au rétablissement de ce royaume, libre et indépendant de toute influence étrangère, sur l’échelle de sa dimension avant le premier partage, en réservant aux puissances voisines le règlement des frontières respectives sur le principe d’une mutuelle convenance. 2° Admettant le peu de probabilité qu’un pareil projet puisse même être pris en considération par la cour de Russie, l’Autriche accéderait également au rétablissement de la Pologne libre et indépendante dans les dimensions de 1791, sauf la réserve énoncée dans la proposition première. L’Autriche se prêterait dans ce cas à reconnaître des agrandissemens que la Russie et la Prusse croiraient se réserver sur le nouveau royaume, et qui ne seraient pas incompatibles avec son existence comme corps politique indépendant... »


Ainsi en 1814, au fameux congrès de Vienne, l’Autriche demandait le rétablissement de la Pologne dans ses limites de 1772, ou, à ce défaut, dans celles de 1791, et se déclarait prête à céder la Galicie immédiatement et sans compensation, dans le cas où l’une ou l’autre des deux propositions serait agréée... C’est là à coup sûr un indice, un précédent de la plus haute gravité; c’est là aussi une réponse au moins plausible à tous ceux qui, en 1863, traitaient de pure chimère toute supposition que l’Autriche pourrait, dans un moment donné, prêter la main à une œuvre de réparation envers la grande victime de 1772. On sait du reste que, vers ce même temps, vers la fin de 1814, le prince de Metternich contribuait de toutes ses forces à la formation de cette triple et secrète alliance entre l’Angleterre, la France et l’Autriche, alliance qui fut signée en effet le 3 janvier 1815, et avait pour but de résister à l’avidité démesurée du tsar Alexandre et du roi Frédéric-Guillaume; une pareille combinaison ouvrait certes des perspectives inattendues à la Pologne. Il y eut un moment où la guerre fut tout près d’éclater entre les alliés d’hier, quand le retour de l’île d’Elbe vint subitement réconcilier les quatre puissances et porter un coup mortel aux espérances des Polonais. Après Waterloo, l’accord fut bien plus facile au sein du congrès, et le nouveau partage fut scellé. La possibilité cependant d’une alliance de l’Autriche avec la France et l’Angleterre contre la Russie se représenta encore une fois à la pensée du prince de Metternich en 1828, lors de la guerre de Turquie. Ce fut là un des « magnifiques rêves » de cet homme d’état célèbre, qui eut parfois des idées justes dans la politique générale et craignit pour l’avenir de l’Orient dans les rares momens où il oubliait de craindre « l’esprit subversif » de l’Europe. Enfin en 1831 le cabinet de Vienne avait montré pour l’effort des Polonais des dispositions qui ne furent pas précisément hostiles; il fut même le seul, à intervenir entre les belligérans au moyen d’une offre tardive, hélas! de médiation. Tout cela, il est vrai, n’empêchait point le chancelier de l’empire et de l’état de signer la convention de München-Grätz, de faire peser un joug de fer sur la Galicie, d’y persécuter tout sentiment national, de hasarder même les horribles massacres de 1846 et d’effacer de ses propres mains le dernier vestige d’une indépendance polonaise par l’incorporation de la république de Cracovie. On était le prince Clément de Metternich après tout, c’est-à-dire l’homme qui a prononcé un jour cette fatale maxime rapportée par M. de Hormayr, a que la haute police est dans nos temps si étroitement liée à la politique, qu’elle la domine en quelque sorte ! » Et cependant la pensée d’un rétablissement possible de la Pologne n’en continuait pas moins à tenter parfois l’imagination de plus d’un homme politique à Vienne, et il est remarquable que jusqu’en 1848 le gouvernement autrichien n’avait pas songé à élever une forteresse en Galicie, bien que les frontières fussent ouvertes de tous les côtés au royaume, tant il semblait regarder cette dépouille plutôt comme une possession à terme, bonne à pressurer, que comme une acquisition définitive. C’est que l’Autriche en effet n’a retiré du partage de la Pologne qu’un profit médiocre et bien peu en rapport avec les dangers que lui créa l’agrandissement de cette redoutable Russie, qui devint sa voisine immédiate et s’acheminait dès lors d’un pas lent, mais fatal à la conquête de l’Orient. On regrettait de temps à autre, dans certains cercles politiques de la Burg, de n’avoir plus de « coussin » entre la vieille monarchie des Habsbourg et le jeune empire des tsars ; on se rappelait que le voisin des anciens temps, le royaume des Jagellons, n’avait jamais inspiré de pareilles inquiétudes, et qu’il était resté en paix avec le saint empire romain depuis le XIIe siècle; on aurait encore pu se rappeler que ce royaume était même un jour accouru à la défense de Vienne. A partir de 1831 d’ailleurs, la situation créée à l’Autriche par la destruction de la Pologne se révéla sous un aspect nouveau et des plus menaçans, car c’est depuis lors que se dévoila pleinement et acquit une force à peine soupçonnée jusque-là cette propagande panslaviste qui, quoi qu’on ait dit, mettra encore en péril à un moment donné l’existence même de l’empire des Habsbourg. Or, dans ce monde pour ainsi dire élémentaire de la race slave que la Russie se prépare à absorber, la Pologne est la nation qui représente et maintient principalement le caractère d’une individualité historique ; elle a ses traditions antiques, sa civilisation séculaire, « ses droits inscrits dans l’histoire et les traités, » ainsi que le disait une parole impériale; elle a de plus un attachement inébranlable à l’église catholique, elle est même convaincue d’avoir par ce rapport une grande mission à remplir parmi les frères déshérités de la communion byzantine. Cette personnalité distincte, elle ne veut pas la perdre et la fondre en quelque sorte dans le grand tout et le grand vague de l’idée anté-historique de race. Ici comme partout, elle représente le génie individuel de l’Occident contre l’esprit despotique et niveleur de l’Orient; elle constitue par tout cela une barrière jusque-là encore infranchissable aux vues de la Russie, un obstacle invincible à l’union, même idéale, des peuples de la Slavie; elle recueille par cette obstination la haine des Moscovites, les inimitiés et jusqu’aux malédictions parfois des Slaves de l’Autriche et de la Turquie. L’année 1863 même offrait sous ce rapport un spectacle assurément instructif, et qui devait faire réfléchir plus d’un esprit politique à Vienne. Pendant que l’insurrection polonaise éveillait les sympathies les plus cordiales parmi les Hongrois et même parmi les Allemands de l’empire des Habsbourg, les sentimens des sujets slaves de l’empire étaient bien partagés à cet endroit. Certains journaux de la Bohême et de la Croatie, certains organes yougo-slaves[9] traitaient l’insurrection avec haine et dénigrement; ils surpassaient même souvent en violence contre les Polonais les feuilles russes, et tandis que le reichsrath de Vienne applaudissait généralement à l’attitude du gouvernement dans la question polonaise et l’engageait de toutes ses forces à maintenir l’accord sur ce point avec l’Angleterre et la France, seuls les députés tchèques de cette assemblée tenaient un autre langage et ne cachaient pas leur hostilité pour le mouvement de Varsovie. Il est bon de rappeler aussi qu’on avait toujours remarqué une grande recrudescence dans la propagande panslaviste après chaque désastre de la Pologne contemporaine, après 1831, 1846, 1848 et 1856. Le panslavisme trouvait alors parmi les Polonais eux-mêmes quelques esprits emportés, ulcérés, qui, par désespoir et dépit, embrassaient cette « idée vengeresse, » et servaient avec d’autant plus de dévouement et de succès la cause prônée par la Russie qu’ils n’étaient pas des agens salariés, mais des auxiliaires sincères, des enthousiastes de la haine. Le marquis Wielopolski en est l’exemple le plus marquant, et il ne fallait pas être doué d’une grande faculté de divination pour prédire à cette propagande une nouvelle et redoutable extension, si la Pologne allait cette fois encore être abandonnée à la farouche vengeance de son oppresseur.

Envisagée à ce point de vue, la situation de l’Autriche par rapport à la cause polonaise n’était donc ni aussi simple ni aussi tranchée et « nécessairement et fatalement hostile » que voulaient bien l’affirmer des esprits superficiels, les know-nothing de la politique démocratique et apodictique de nos temps. Il y avait là évidemment un ordre d’idées favorable dont on pouvait tirer parti; il y avait là, pour emprunter une expression de M. Billault, « des intérêts manifestes offrant un point d’action sérieux, » plus sérieux dans tous les cas qu’une tentative amicale faite auprès de la Russie, plus sérieux aussi assurément qu’une représentation collective au nom des traités de 1815 que recommandait obstinément l’Angleterre. Certes le cabinet des Tuileries fit preuve d’une judicieuse ouverture d’esprit, d’une remarquable hauteur de vues, d’une grande sûreté de coup d’œil, quand il calcula les chances qui se présentaient pour la Pologne du côté de l’Autriche. Disons-le encore, le gouvernement français ne pouvait donner aux Polonais de meilleur gage de sa bonne volonté, de son sincère désir de porter un secours efficace à leur infortune qu’en prenant ainsi la détermination subite d’entrer à leur sujet en négociations avec le cabinet de Vienne, de se rapprocher d’une puissance qu’il avait naguère combattue, et qui ne laissait pas de lui inspirer une certaine répugnance. Est-ce à dire pourtant que poser ainsi le problème, c’était déjà le résoudre, et qu’il suffisait seulement d’entrevoir et de plaider la possibilité d’une pareille solution pour en assurer aussitôt le succès? Non malheureusement. On n’a développé jusqu’ici que le côté brillant et pour ainsi dire idéal de la situation de l’Autriche par rapport à la question polonaise : on a tenu à expliquer, à justifier la démarche du cabinet des Tuileries auprès de celui de Vienne dans la seconde moitié de mars 1863; il reste maintenant à exposer brièvement les réalités bien moins encourageantes, les obstacles innombrables que devait rencontrer cette tentative du gouvernement français, et qui la firent échouer en effet. En ce qui touche d’abord la cession de la Galicie, — le point de départ naturellement de toute action à entreprendre de concert avec l’Autriche en faveur d’une Pologne indépendante, — c’était là un sacrifice que seul un système de larges compensations aurait pu rendre acceptable au cabinet de Vienne. Bien que la part faite à l’Autriche dans les démembremens de la Pologne n’ait pas été en rapport avec les profits tout autrement grands qu’avaient retirés la Russie et la Prusse de cette œuvre de spoliation, il n’en est pas moins certain que la possession de la Galicie présente à la maison de Habsbourg des avantages précieux et qui ne pourraient pas être si facilement remplacés par un échange quelconque de territoire. Cette province maintient en effet une communication très essentielle entre Vienne et la Transylvanie, elle assure une ligne stratégique de la plus haute importance entre la capitale de l’empire et les populations fidèles des Saxons et des Roumains derrière la Hongrie, toujours douteuse et prête à s’ébranler, — et rien ne prouve mieux le prix qu’attachait de bonne heure le gouvernement autrichien à cette ligne stratégique que le soin qu’il avait mis à la compléter dès 1776 par l’acquisition de la Bukowine. Il n’épargna alors aucun effort pour obtenir du sultan la cession de ce terrain aride et inculte, mais qui avait le mérite de former le dernier anneau de cette chaîne d’étapes sures qu’on avait gagnée quatre ans auparavant, et qui permettait de prendre toujours au revers ce peuple des Magyares, si fier et si amoureux de ses libertés. Les velléités qu’avait montrées le cabinet de Vienne en 1814 d’abandonner immédiatement et même sans compensation la Galicie en vue de la restauration d’un grand état polonais indépendant pouvaient à certains égards s’expliquer par les acquisitions nouvelles et inespérées qu’il venait de faire alors en Vénétie, en Dalmatie, dans le duché de Salzbourg, et surtout par la prépondérance exclusive qu’il s’était assurée en même temps dans la péninsule italienne, ce qui le faisait graviter au midi de l’Europe et le rendait moins soucieux de ses forces territoriales au nord; mais depuis ce temps l’Autriche s’était non-seulement familiarisée avec sa nouvelle fortune et ses dernières conquêtes, elle avait de plus, et tout récemment même, subi une perte immense, cédé le plus beau fleuron de sa couronne; son influence dans le midi avait considérablement diminué, était probablement destinée à s’éteindre tout à fait, — ce qui devait maintenant lui rendre d’autant plus désirable l’augmentation ou tout au moins la conservation intacte de sa position au nord. Qu’on n’oublie pas non plus que la Galicie est de toutes les possessions de la maison de Habsbourg celle qui exige le moins de dépenses (c’est presque une maxime d’état à Vienne qu’il ne faut rien faire pour son développement matériel ou moral), et qui rapporte comparativement le plus de revenus. Qu’on n’oublie pas surtout que l’Autriche retire de cette partie de la Pologne cent mille hommes de troupes, cent mille soldats d’une bravoure incontestable et d’une fidélité qui jusqu’à ce moment n’a encore donné aucun sujet sérieux d’inquiétude. La perspective de perdre un pareil et si précieux contingent aurait sans doute fait réfléchir tout autre état dans tout autre temps; à plus forte raison devait-elle préoccuper un état comme l’Autriche et par un temps comme le nôtre. « On a vu plus d’une fois, — se répétait-on dans certains cercles politiques de Vienne pendant la mission du prince Richard de Metternich, — on a vu plus d’une fois entreprendre une guerre pour acquérir une province, mais jamais pour en perdre une... — Pour en perdre deux, » ajoutaient les plus fins et les plus soupçonneux en faisant allusion à Venise. Et de même pour les grands intérêts de l’avenir le rétablissement d’une Pologne indépendante semblait, à côté d’avantages incontestables, présenter des inconvéniens égaux, sinon supérieurs. Essayons de résumer à ce sujet les réflexions que l’on trouve dans des lettres écrites à cette époque par des observateurs très fins ou par des personnes qui avaient quelque influence dans les hautes sphères de Vienne.

« Sans doute, se disait-on à Vienne, la Russie est une voisine incommode, dangereuse même ; mais qui voudrait cependant affirmer que la Pologne ne serait pas, elle aussi, incommode et dangereuse, bien qu’à un point de vue différent? Si la Russie est ambitieuse et conquérante, la Pologne ne sera-t-elle pas en revanche turbulente et révolutionnaire? A-t-elle jamais fait mystère de ses sympathies pour l’Italie, pour la Hongrie, pour toutes les causes « perturbatrices? » Il n’est pas même jusqu’à ce spectre du panslavisme que l’on soit certain « d’exorciser » par la restauration d’une Pologne, — car qui sait si le spectacle d’un état slave civilisé, indépendant et libéral, ne sera pas encore une cause de dissolution plus active pour les possessions slaves de l’Autriche que la tentation qui vient maintenant d’un empire fort, il est vrai, mais despotique et barbare? Du reste, pensait-on à Vienne, les dangers qui pourraient venir du côté de la Russie sont dans tous les cas encore bien lointains; ils avaient été notablement diminués, éloignés du moins par la guerre de Crimée; « une grande illusion s’était alors dissipée, » selon le mot de lord Clarendon, et plus d’un défaut de cuirasse avait été heureusement découvert dans ce redoutable empire des tsars, qui avait osé dire de l’Autriche que « tout son corps n’était qu’un immense talon d’Achille. » Le danger véritable, présent, le péril imminent ne venait-il pas au contraire de la France, de cette France démocratique et expansive qui avait fait la guerre d’Italie, ravi aux Habsbourg le Milanais, favorisé la monarchie de Victor-Emmanuel, arboré partout le drapeau de la volonté populaire et fait résonner jusque dans l’Orient turc les mots de délivrance et de nationalité? Était-ce à l’Autriche de seconder maintenant les efforts du cabinet des Tuileries pour la création d’une Pologne indépendante, c’est-à-dire d’un état qui serait indubitablement « l’allié perpétuel » de cette France? Sans parler de l’état des finances, qui réclamait la paix, une guerre comme on la proposait ne mettrait-elle pas l’Autriche dans la dépendance la plus complète de la France? « Une guerre pour la Pologne, — écrivait alors un homme d’état autrichien, — serait la plus grosse des aventures; la tâche serait difficile, tout échec désastreux, et le succès lui-même n’amènerait que des soucis nouveaux. » Et en effet, se demandait-on dans la capitale de François-Joseph, était-ce bien à l’empire des Habsbourg de donner un pareil exemple de la restauration d’une nationalité? Il est vrai que la Pologne n’est pas une nationalité, mais une nation, qu’elle ne représente pas une de ces aspirations vagues sous lesquelles se cachent tant de malentendus et d’impossibilités politiques, qu’elle représente la tradition vivace d’un grand état chrétien qui a eu son existence séculaire, sa mission historique, sa raison d’être et sa nécessité dans l’équilibre du monde; mais, puisque les amis mêmes de la Pologne n’oublient que trop souvent cette distinction grave, essentielle, et confondent sa cause avec celle des nationalités, était-ce bien à l’Autriche de favoriser un pareil quiproquo, à l’Autriche, qui n’est ni une nationalité ni même une nation, mais un gouvernement, c’est-à-dire une dynastie, une bureaucratie et une armée? Du reste n’a-t-on pas déjà retiré des complications polonaises tous les avantages désirables et raisonnables en payant le cabinet de Saint-Pétersbourg de sa monnaie italienne, en rendant l’alliance franco-russe pour un certain temps presque impossible et en raffermissant la position de Vienne contre Berlin dans la grande patrie allemande ? Ne devait-on pas se contenter de ces succès modestes, mais réels, sans courir de périlleuses aventures? On objectera, il est vrai, — concluait-on enfin dans les salons de Vienne, — qu’un prince Clément de Metternich, un prince Félix de Schwarzenberg auraient peut-être mis bien autrement à profit une pareille situation, et qu’un M. de Cavour l’aurait certainement exploitée en grand; mais les temps du chancelier de l’empire et de l’état, aussi bien que ceux du prince de Schwarzenberg, étaient passés, « et c’était un grand bonheur pour l’Autriche de ne pas avoir un M. de Cavour. » Ceux qui voulaient être agréables ne manquaient pas d’ajouter que « c’était même là pour elle un grand honneur... » Telles étaient généralement les objections que produisaient les esprits timides et circonspects, les hommes politiques capables au moins de peser le pour et le contre des projets qu’apportait à Vienne l’ambassadeur autrichien près la cour de France; mais n’oublions pas qu’il se trouvait en outre à la Burg et dans les cercles influens de la capitale toute une légion san-fédiste de vieux croyans, élevés dans le respect de Dieu et du tsar, fermement convaincus que la Russie était de tout temps l’ordre par excellence, la France et la Pologne le mal incarné, et ceux-là n’admettaient pas même de discussion. Le moyen d’amener tant de vieux généraux et tant de vieilles douairières à brûler ce qu’ils avaient toujours adoré, surtout à tolérer ce qu’ils avaient haï depuis leur enfance? Il y eut, il est vrai, quelques esprits, même dans ces sphères exclusives, qui se laissèrent toucher par la considération qu’il s’agissait d’un peuple catholique persécuté sans miséricorde dans sa foi, ses autels et ses prêtres; mais la grande majorité n’y prit aucune garde. Tous ces anciens dignitaires, feld-maréchaux, conseillers auliques et patriarches de la bureaucratie, hommes aux idées pétrifiées et souvent sans idées, décorés et parfois aussi « pensionnés » par le tsar, frémissaient à la seule pensée d’une guerre avec la Russie, trouvaient qu’on ne pactisait déjà que trop avec la « révolution » en Galicie, croyaient à un bouleversement complet et parlaient naïvement de la fin du monde qui approchait : n’en voyait-on pas, au fait, les symptômes indubitables, puisque « le saint-père lui-même s’était laissé séduire par la révolution, » et songeait à élever la voix en faveur des Polonais rebelles!... Ce qui est plus affligeant et prouve la fatalité inexorable qui n’a cessé de peser sur la Pologne, c’est que l’idée d’une guerre contre la Russie était repoussée avec autant d’énergie par l’élément libéral du gouvernement autrichien que par les adorateurs de la « stabilité » d’avant 1848. M. de Schmerling, l’homme qui s’efforçait d’introduire un esprit nouveau dans la vieille monarchie des Habsbourg, n’était pas certes un enthousiaste de la Russie, et son cœur ne fut pas peut-être tout à fait fermé aux souffrances indicibles de la nation polonaise; mais il tenait à la réussite de son œuvre, il craignait toute entreprise guerrière qui aurait entravé l’établissement déjà si pénible des réformes constitutionnelles en Autriche, qui aurait peut-être rendu l’ancien ascendant au parti aristocratique et militaire, et il fut un des adversaires les plus décidés des projets français. L’éminent homme d’état s’est peut-être bien trompé dans ses calculs; peut-être n’a-t-il pas assez prévu que l’abandon de la Pologne en 1863 amènerait, comme en 1831, une recrudescence de réaction dans les cours du Nord qui deviendrait fatale à l’œuvre même qu’il avait voulu préserver par cet abandon. Il est sûr dans tous les cas que, depuis un certain temps déjà, on n’entend plus parler que très peu de M. de Schmerling et moins encore du régime parlementaire en Autriche. Du reste, nombre de libéraux en France partageaient alors l’opinion de M. de Schmerling par rapport à leur propre pays : ils furent contraires à toute guerre pour la Pologne, par la crainte qu’elle n’apportât un temps d’arrêt dans le progrès constitutionnel de la France. On a quelque peine à voir ce que, dans ce pays, la cause libérale a gagné à l’impunité laissée aux Mouraviev, et il est impossible de ne pas se rappeler au contraire que la guerre libératrice au-delà des Alpes avait été suivie, pour la France elle-même, des décrets du 24 novembre.

Pour triompher à Vienne de tant d’obstacles, pour surmonter tant d’hésitations, pour rassurer et satisfaire des intérêts si complexes et si multiples, il aurait fallu à la diplomatie française une décision, une habileté, une persuasion peu ordinaires; il aurait surtout fallu qu’elle apportât un plan aussi vaste que bien combiné dans ses détails. Certes on n’a pas ici la prétention ridicule de discuter les voies et les moyens qui auraient été propres à ce moment décisif; on se borne à indiquer les nécessités manifestes qui s’imposaient dans ces occurrences à tout esprit réfléchi; on ne fait du reste que résumer de nouveau à cet égard les conversations qui se tenaient alors dans divers cercles politiques de la capitale de l’Autriche, les lettres qu’écrivaient vers ce temps des personnages fort au courant des affaires de Vienne, placés pour bien voir et bien juger. Ainsi il est évident que le seul moyen peut-être de réussir, c’était d’attaquer la question par son grand côté, de prendre pour objectif une Pologne indépendante dans des dimensions telles que les avait demandées le memorandum du prince de Metternich de l’année 1814. Des proportions plus modestes données à l’entreprise, toute combinaison bâtarde, au lieu de gagner le cabinet de Vienne, ne pouvaient que le refroidir. Le duché de Varsovie, par exemple, était sans doute une création du premier empire, et pouvait à bon droit prétendre à l’honneur d’être une idée napoléonienne; mais il est certain que ce n’était pas là une idée autrichienne, et que les Habsbourg n’avaient que faire d’une création peu viable qui n’aurait jamais constitué une forte barrière entre eux et l’empire des tsars, la seule considération qui devait les préoccuper dans l’hypothèse d’une restauration de la Pologne. Il est également incontestable que, pour réussir, la France aurait dû faire preuve d’un grand et loyal désintéressement, pratiquer, selon la belle parole du poète anonyme de la Pologne, « cette vertu qui est la plus haute sagesse, » et s’abstenir de toute allusion à une rectification possible de ses frontières, — allusion qui ne pouvait qu’effrayer l’Autriche, la faire craindre pour sa popularité en Allemagne et ajouter à ses appréhensions politiques les scrupules légitimes d’un patriotisme rendu méfiant. On aurait dû comprendre qu’une Pologne libre et indépendante sur la Vistule était un avantage plus grand pour la France, un empêchement plus efficace de toute coalition pour l’avenir, que telle acquisition de quelques nouveaux départemens du côté du Rhin; l’Autriche se doutait bien de cette vérité, et ce fut là une des principales causes de ses hésitations; l’Angleterre, elle aussi, ne l’ignorait point et depuis longtemps : c’est là la source de sa tiédeur pour la cause polonaise...

Quant aux compensations à offrir à l’Autriche, c’était là assurément le point le plus délicat, mais aussi le plus essentiel de l’entreprise. Il y fallait un génie de combinaisons comme en avaient eu les grands politiques de la France, les Richelieu et les Henri IV, uni à cet amour de la justice, à ce respect pour les nations, à cette préoccupation des intérêts légitimes de l’humanité et de la civilisation qui seuls, dans nos temps, peuvent rendre de pareils remaniemens de la carte de l’Europe durables et féconds. Il paraît que la pensée de faire échanger à l’Autriche sa possession polonaise contre la Silésie a été sérieusement discutée, et certes la maison des Habsbourg ne pouvait que prendre en très bonne part la proposition de récupérer une province catholique qu’elle avait légitimement possédée, et qui lui avait été ravie par la plus injuste et la plus perfide agression d’un ancien vassal. Toutefois il était peu expédient de présenter des arrangemens partiels : tout plan sérieux devait nécessairement embrasser un vaste ensemble; la confiance et la coopération de l’Autriche n’étaient au prix que d’une complète entente sur tous les points litigieux, et le sort de la Pologne impliquait aussi celui de Venise. Des nouvellistes à effet ont prétendu qu’on avait agité à ce moment la question de livrer à l’Autriche les principautés danubiennes. Nous sommes persuadé qu’il n’en fut rien; un tel trafic eût été indigne de la France, indigne aussi de la cause qu’elle avait généreusement prise en main, — et certes la Pologne elle-même, si malheureuse qu’elle fût alors, et se débattant dans les étreintes de l’agonie, interrogée à cet égard, n’aurait pas hésité à répondre qu’elle ne demandait pas, qu’elle ne demanderait jamais sa délivrance au prix de l’esclavage d’un autre peuple. Mais il y avait du côté de la Turquie un point qu’indiquaient alors volontiers des esprits politiques à Vienne : il y avait là ce littoral oriental de l’Adriatique qui allait parfaitement aux convenances de l’Autriche, dont l’acquisition pourrait même seule la décider à se dessaisir de la ville des lagunes[10], — et cette combinaison ne blessait en rien ni l’indépendance des peuples ni les intérêts sacrés de la civilisation en Orient. La civilisation n’aurait eu qu’à gagner à voir les peuplades à demi sauvages et à demi païennes même de ce littoral distraites de la domination ottomane et confiées à la tutelle de l’Autriche; et quant à la Turquie, elle était assez prête à l’abandon dont nous parlons, et avait même sa compensation à sa portée. La Circassie, à l’heure qu’il est, expropriée et dépeuplée par les Russes comme la Pologne, était, comme elle aussi, tout en feu au moment qui nous occupe ; elle livrait son combat suprême, en appelait au sultan, et le reconnaissait comme souverain. La Porte n’aurait pas mieux demandé que d’échanger contre ce pays caucasien son littoral adriatique, et cet échange aussi n’aurait été que légitime et aurait profité à la cause de l’humanité, car si les Turcs ne sont que « campés en Europe, » ils ont des racines encore bien solides, un long avenir même, dans l’Asie musulmane, et la domination du sultan sur le Caucase eût été, dans tous les cas, plus rassurante pour l’Europe que celle des tsars. Il y avait donc alors, — telle fut au moins la conviction de quelques esprits intelligens à Vienne, — des matériaux sérieux pour une combinaison à la fois grande et juste; il aurait fallu seulement les bien coordonner et les présenter en un imposant ensemble. Il est vrai que de pareils et vastes remaniemens sur une si grande échelle supposaient la détermination de faire une guerre sérieuse à la Russie, une guerre à outrance; ils supposaient de plus une coopération sincère, et, à certains égards même, active de la part de l’Angleterre. Néanmoins ce qu’il importait surtout, c’est que la France montrât à cette heure décisive la ferme volonté, la résolution inébranlable, de secourir la Pologne coûte que coûte, qu’elle imposât au cabinet de Vienne par une attitude très arrêtée, car c’était là le seul moyen capable de l’entraîner. L’Autriche était en ce moment encore trop éloignée de la Russie et de la Prusse, elle craignait encore trop l’opinion, alors très ardente en faveur de la Pologne, pour qu’elle eût osé faire cause commune avec le prince Gortchakov et M. de Bismark, et d’un autre côté toute solution de la question polonaise affectait trop profondément ses intérêts les plus vitaux pour qu’elle ait pu se renfermer dans une inaction complète. Si la France eût montré la volonté d’agir, d’agir sur-le-champ et à tout prix, le cabinet de Vienne aurait peut-être adhéré, récalcitrant, mais en quelque sorte fasciné. Ce qui dans tous les cas était le moins fait pour triompher des hésitations de l’Autriche, c’était de lui montrer ses hésitations propres, de lui laisser le choix, voire l’initiative, de lui dire : « Marchez, je vous suivrai! » au lieu de dire : « Je marche, suivez-moi!... » Il est peut-être étrange d’invoquer un poète lorsqu’on discute les considérations si peu poétiques de la diplomatie, et toutefois quiconque a un peu réfléchi sur les traditions et les habitudes de l’Autriche reconnaîtra la justesse des paroles que met Schiller dans la bouche d’un des compagnons de son Wallenstein : « S’il fallait attendre jusqu’à ce qu’à Vienne, sur vingt-quatre maux, on eût choisi le plus petit, on attendrait longtemps. Les affaires veulent être brusquées avec ces messieurs, et ils s’accommodent bien mieux là-bas d’une nécessité odieuse que d’un choix pénible[11]... » Bientôt du reste, dans la question danoise, M. de Bismark devait prouver qu’il n’avait pas oublié ses classiques allemands, et qu’il savait aussi au besoin brusquer les affaires avec le cabinet de Vienne.

Au moment où l’ambassadeur d’Autriche près la cour des Tuileries s’acquittait à Vienne de sa mystérieuse mission, un personnage placé sur les marches du trône, le prince Napoléon, disait en plein sénat (19 mars) : «Soyez sûrs que l’empereur fera quelque chose pour la Pologne... Comment? par quels moyens? Je ne saurais le dire : je n’ai pas devant moi le portefeuille de M. le prince de Metternich; mais l’empereur fera quelque chose pour la Pologne...» On voudra bien nous permettre de confesser à cet endroit la même ignorance qu’avouait alors ingénument une altesse impériale; nous n’avons pas devant nous le portefeuille de M. le prince de Metternich, et nous avons vainement cherché dans les documens qui sont à la disposition du public le secret de la mission que remplissait alors ce diplomate distingué. A défaut d’un renseignement de ce genre, force nous est d’en appeler à un souvenir. Le père du prince Richard de Metternich, le vieux chancelier de l’empire et de l’état, avait parfois l’habitude de dire : « Si on me proposait de rétablir la Pologne dans vingt-quatre heures, j’y souscrirais immédiatement; mais pendant ces vingt-quatre heures j’aurais une peur terrible. » Or on a laissé à l’Autriche bien plus de vingt-quatre heures pour souscrire au rétablissement de la Pologne; on lui a laissé un temps indéfini, pendant lequel elle a eu tout loisir d’avoir une peur terrible, — peur de la révolution, de la France, d’elle-même, peur aussi de l’Angleterre! Car il n’est point malheureusement permis de douter que l’Angleterre n’ait mis alors tout en œuvre pour miner les projets de la France, pour détourner et même pour intimider l’Autriche. Lord Bloomfield n’épargna aucun soin afin de faire reculer M. de Rechberg, qui déjà, et de son propre mouvement, était si peu disposé à avancer. On le sut dans tous les cercles politiques de Vienne, on l’apprit aussi à Paris, et on s’y montra très irrité contre le cabinet de Saint-James, qui d’un côté agitait si violemment l’opinion, ameutait toutes les chancelleries contre le tsar, voulait forcer la France de rompre en visière avec la Russie, et de l’autre empêchait tout effort sérieux pour assurer à la Pologne sa liberté et son indépendance. C’est que la Grande-Bretagne ne voulait pas d’une Pologne indépendante; elle ne voulait pas de la guerre en général, et en particulier d’une guerre qui aurait rapproché la France et l’Autriche et menacé dans son existence même la Prusse protestante. « Ingratitude, ton nom est diplomatie! » aurait eu le droit de s’écrier ici Hamlet, surtout en sa qualité de prince de Danemark, car dans les affaires du pauvre Danemark le ministre de Guillaume Ier ne devait nullement savoir gré à lord John Russell des services que celui-ci avait rendus à la Prusse dans les premiers mois de 1863...

L’action du foreign office à Vienne pendant la mission de M. de Metternich est soigneusement passée sous silence dans le blue-book présenté au parlement. Le simple fait même de cette mission ne s’y trouve mentionné qu’une seule fois et comme par hasard. Il n’est point cependant difficile de suivre, en rapprochant quelques pièces publiées dans ce livre et datées de la seconde moitié de mars, les traces de la marche adoptée par l’Angleterre en face des projets de la France. Il y a surtout une curieuse dépêche de lord Russell à lord Bloomfield (17 mars) qui met bien en relief les vues et les préoccupations de l’Angleterre à ce moment, pourvu qu’on la lise à la lumière des dates et sans se laisser imposer par des phrases philanthropiques. Le principal secrétaire d’état y rend compte « d’une longue et intéressante conversation » qu’il vient d’avoir avec le comte Appony, ambassadeur d’Autriche. L’argument constant de l’Autriche contre l’invocation du traité de Vienne en faveur de la Pologne se rapprochait à certains égards de celui de la France, à savoir que l’exécution même de ce traité, si la Russie y consentait jamais, serait encore loin de contenter les Polonais, qui tôt ou tard demanderaient l’indépendance. « Depuis 1815, — disait M. Billault dans la séance du sénat du 19 mars, — depuis 1815, nous avons vu successivement essayer sur ce malheureux pays bien des systèmes. La constitution donnée par Alexandre Ier a abouti à la révolution de 1831; le système violent et oppressif pratiqué sous l’empereur Nicolas n’a pu ni dompter, ni anéantir cette nationalité résistante; les dispositions conciliantes de l’empereur Alexandre II viennent d’aboutir à une nouvelle insurrection. Si le gouvernement russe donne peu à cette nationalité souffrante, elle se tiendra pour opprimée, et restera profondément mécontente; s’il lui concède beaucoup, elle usera de ce qui lui aura été donné pour reconquérir ce qui lui manquera encore. Les traités de 1815 ne sont donc pas une solution. » Et de même le comte Appony argumentait devant lord Russell (dépêche du 17 mars) « que si le traité de Vienne était complètement exécuté et si une diète et une administration nationales étaient établies à Varsovie, les Polonais ne seraient pas satisfaits. Le résultat serait un royaume de Pologne ; mais un royaume de Pologne indépendant exigerait l’annexion de ses anciennes provinces, et si cette politique réussissait, la Galicie serait perdue pour l’Autriche. » Les prémisses de M. Billault et du comte Appony étaient donc en quelque sorte identiques; seulement, là où M. Billault concluait à la nécessité « de faire quelque chose, » et quelque chose de nouveau et de décisif, le comte Appony semblait penser que le mieux serait de ne rien faire du tout, ou plutôt le cabinet de Vienne ne donnait aucune conclusion, et paraissait l’attendre de la France et de l’Angleterre. Or voici ce que répondait l’Angleterre : « J’ai dit au comte Appony, — écrit lord Russell dans la même dépêche, — que j’allais lui parler franchement à ce sujet. La Russie ne peut gouverner la Pologne que de deux manières. L’une était celle de l’empereur Nicolas : la tenir subjuguée et dégradée, détruire sa langue, la contraindre par la force à changer sa religion. Ces moyens répugnent à toutes les notions de justice et de clémence. L’autre était celle d’Alexandre Ier : la protéger contre la haine et la vengeance des Russes, en lui donnant la garantie des institutions populaires et d’une administration locale tout à fait distincte de celle de la Russie. Je crois qu’il n’y a pas de milieu entre un système d’oppression et celui d’un gouvernement libre et juste. Je ne nie pas, ai-je ajouté, que si la Pologne devait prospérer sous un tel régime, les aspirations à l’indépendance seraient entretenues et pourraient peut-être se voir satisfaites dans quinze ou vingt ans; mais je n’hésite pas à avouer que, comparant les deux systèmes, le gouvernement de sa majesté préfèrerait de beaucoup une paix immédiate et une éclatante période de justice, de prospérité et de liberté, avec l’espoir d’une indépendance finale du royaume de Pologne, à la condamnation d’une Pologne russe, à une sombre et néfaste période d’esclavage et de soumission qui serait suivie, peut-être dans peu de temps, d’une nouvelle éruption de haine et de vengeance. — Le comte Appony me dit qu’il comprenait mes vues, mais que l’Autriche, dans sa position, ne pouvait point les partager, » Ainsi le comte Russell se résignait à voir dans quinze ou vingt ans la Pologne indépendante, pourvu que la paix fût immédiate, et cette résignation, il voulait la faire partager à la Russie, menacée dans son avenir, à l’Autriche, qui pensait à sa Galicie! — Après nous le déluge, après nous l’indépendance même de la Pologne, — semblait dire le bon lord John, comme Ézéchias, ce roi juste de la Bible, — pourvu que la tranquillité ne soit pas troublée, que rien ne soit changé du temps que nous vivons!... Voilà donc jusqu’où pouvait s’échauffer le cœur de l’Angleterre pour cette malheureuse nation, qu’elle ne cessait de recommander à la commisération de tous les gouvernemens de l’Europe, et surtout de celui de la France! Aussi est-ce avec une satisfaction à peine contenue que lord Bloomfield mande bientôt au principal secrétaire d’état que les vœux du juste Ézéchias sont pleinement exaucés, que M. de Rechberg va même personnellement le rassurer à cet égard « et par le présent courrier; » le mot de paix revient à plusieurs reprises et avec accent dans cette dépêche de quelques lignes (19 mars) comme une note douce à répéter. « Le prince de Metternich est encore ici; mais M. de Rechberg m’a de nouveau assuré aujourd’hui que la politique de l’Autriche n’a subi aucune modification; n’importe ce qui peut arriver, elle aura toujours en vue les intérêts généraux de la paix. Son excellence dit encore qu’elle enverrait au comte Appony une courte dépêche par le présent courrier, relative à la visite du prince de Metternich à Vienne, et pour l’informer que la politique du gouvernement autrichien reste sans changement... »

Et toutefois le gouvernement autrichien n’avait pas ou se donnait l’air de n’avoir pas encore dit son dernier mot. Ce qui est sûr au moins, c’est que le prince de Metternich revint à Paris, non point découragé tout à fait, et surtout point décourageant. Il croyait seulement que la situation n’était pas encore « assez mûre; » il était persuadé que l’Autriche finirait par se résoudre, pourvu que l’insurrection durât encore deux mois, et le cabinet des Tuileries semblait partager cette croyance. « Le gouvernement autrichien, — disait M. Drouyn de Lhuys dans une circulaire qu’il adressait le 24 mars à ses agens au sujet du voyage du prince de Metternich, — maintient l’attitude qu’il a prise et à laquelle nous avons sincèrement applaudi; sans devancer les événemens, il s’en remet à eux du soin de lui inspirer ses résolutions ultérieures... » Croyance fatale! elle contribua non-seulement à faire persévérer la France dans ses efforts diplomatiques, mais à stimuler la Pologne dans sa lutte sanglante, à lui faire mettre ses derniers enjeux dans un combat si inégal et si terrible...

Quoi qu’il en soit et quelles que pussent encore se montrer les « résolutions ultérieures » de M. de Rechberg, il était évident que, pour le moment du moins, la mission du prince de Metternich n’avait point abouti. La France avait échoué dans ses deux tentatives auprès de la Russie et de l’Autriche, et elle se trouvait, vers la fin de mars 1863, à son point de départ des premiers jours du même mois : devant l’invitation que lui avait adressée l’Angleterre de faire à la Russie des remontrances communes au nom des traités de Vienne.


III.

C’est à l’heure qu’il est la tactique favorite des publicistes et des hommes d’état de l’autre côté de la Manche de reprocher au gouvernement français le dernier martyre de la Pologne, et de se consoler de l’abandon honteux du Danemark par la pensée que la France a patiemment laissé immoler un peuple ami sur les bords de la Vistule et de la Wilna. L’organe de la City revient avec complaisance sur ce douloureux sujet, et se donne la joie de démontrer que les démarches « vacillantes et décousues » du cabinet des Tuileries n’ont contribué qu’à encourager les Polonais dans une résistance désespérée et à rendre la compression d’autant plus sanglante et cruelle. L’Angleterre semble ainsi complètement oublier qu’elle a eu la plus grande part dans ces démarches « vacillantes et décousues, » et qu’elle a contribué plus que tout autre à grossir en Pologne le torrent de sang. On peut discuter la justesse des moyens employés par la politique française dans son intervention pour la Pologne; on peut se demander si cette politique n’a point manqué d’à-propos, d’insistance ou d’audace à tel moment donné, mais on ne saurait être en doute ni sur le but qu’elle poursuivait, ni sur le désir sincère qu’elle avait de porter un secours réel à un peuple en détresse. La France a d’abord hésité à se prononcer dans la question polonaise, en partie, il est vrai, dans la crainte de « compromettre une des premières alliances du continent, » selon la parole d’un discours impérial, mais en partie aussi dans la juste prévision que de vaines protestations ne serviraient qu’à envenimer la lutte. Lorsque plus tard elle s’est décidée à sortir de l’abstention, elle avait commencé... par où devait finir l’Angleterre, par un appel à la « bienveillance et à la conciliation » du tsar; mais cet appel, fait au mois de mars par une puissance amie et alliée, avant toute représentation solennelle et dans le désir même de rendre une représentation de cette nature superflue, était à coup sûr bien plus naturel et digne que celui qu’adressait le comte Russell au mois d’octobre, après avoir multiplié les notes irritantes et pour clore piteusement un débat plein de provocations : le premier était inutile, mais légitime; le second ne fut que dérisoire. La tentative personnelle auprès de l’empereur Alexandre n’ayant point abouti, le gouvernement français avait essayé ensuite de conclure une alliance avec l’Autriche afin de délivrer la Pologne, et on a vu que l’attitude du cabinet de Saint-James fut une des principales causes qui firent échouer une combinaison aussi hardie que généreuse. Ce n’est qu’alors, et après avoir ainsi épuisé plus d’un moyen, que la France consentit à participer à la démarche recommandée avec tant d’insistance par le cabinet anglais, et s’engagea dans des représentations collectives et solennelles auprès de la Russie. Encore la France ne se faisait-elle nullement illusion sur l’efficacité d’une pareille démarche : elle espérait seulement que l’insuccès même de cette campagne démontrerait et imposerait la nécessité des mesures coercitives, et elle était toujours prête à tirer l’épée pour peu que l’Autriche la secondât, pour peu que l’Angleterre n’y mît point absolument d’obstacles. Mais l’Angleterre, que voulait-elle, qu’espérait-elle, à quoi visait-elle par ses démonstrations bruyantes en faveur de la Pologne où elle avait devancé tout le reste de l’Europe? Cette espèce d’émeute diplomatique contre la Russie que provoquait lord Russell dans toutes les chancelleries du continent, cette sorte de Grand-Remonstrance que le descendant des grands whigs portait à Saint-Pétersbourg au nom de l’Europe, les ministres britanniques pouvaient-ils raisonnablement croire qu’elle aurait le moindre effet tant que ne se montrerait pas le ferme dessein d’appuyer au besoin ces représentations par les armes? Les avertissemens dans tous les cas n’ont pas manqué à ce sujet aux ministres anglais : M. Drouyn de Lhuys ne se lassait pas de les prodiguer; le comte Rechberg doutait dès le début que « la cour de Saint-Pétersbourg fût disposée à accepter des représentations amicales » et insinuait « une invitation plus sérieuse[12], » et toute la presse libérale du continent sentait et exprimait très bien une conviction pareille[13]. Non moins concluante fut l’opinion des hommes politiques de la Grande-Bretagne elle-même. « Nous allons au-devant d’une humiliation ou d’une guerre, » disait à plusieurs reprises lord Cowley, et c’est dans des termes presque identiques que s’exprimait aussi lord Derby. « Si la Russie repoussait nos propositions, déclarait le chef du parti tory dans la séance de la chambre des lords du 13 juillet, nous nous verrions dans l’alternative de procéder par la force ou de dévorer une insulte. » Et le comte Grey résumait le débat par cette réflexion irréfutable : « L’intervention diplomatique, si elle ne doit pas être accompagnée par la force, ne fera qu’aggraver les maux de la guerre ; puisqu’on ne veut pas intervenir par les armes, moins on interviendra par les avis, mieux cela vaudra… »

Des avocats intéressés auront beau célébrer le bon sens et la loyauté britanniques, tout esprit impartial reconnaîtra que l’Angleterre a fait en 1863 son possible pour blesser la Russie sans l’intimider, et pour pousser les Polonais au combat sans leur porter le moindre secours. On s’est parfois demandé à Londres sur un ton de malice de quel quartier serait venu à l’insurrection le conseil de durer,… question oiseuse et qui n’est qu’un misérable faux-fuyant ! Ce conseil de durer, toute l’Europe le criait à l’insurrection, et la voix de l’Angleterre ne fut pas certes la plus faible dans ce chœur unanime. En voyant la France parler et protester après avoir hésité et déclaré qu’elle ne parlerait jamais en vain, en voyant la fière Angleterre avec son grand ministre, qui avait pris pour devise le « ciris romanus sum, » intervenir dans sa cause par des notes acerbes et de brûlans discours, en voyant tous les cabinets du monde en émoi et en besogne pour elle, que pouvait faire la Pologne, sinon persévérer dans la lutte et espérer le salut de la prolongation de la guerre ? « Rien n’est plus horrible, — disait le comte Russell dans le parlement le 9 juin, — que la situation actuelle de la Pologne, rien n’est plus horrible que la conduite de la soldatesque russe. Il est pénible pour l’humanité de voir ce qui se passe dans ce pays, et il ne faut pas que la diplomatie fasse des propositions oiseuses et sans chances de succès ; cela placerait les puissances de l’Europe dans une fausse position, si la Russie venait à réprimer l’insurrection. » Le mois d’auparavant (9 mai), le même ministre s’était écrié : « Soyez persuadés que l’opinion publique sera secondée énergiquement. Ce qui a eu lieu en Pologne en 1831-32, ces tentatives tyranniques qui ont passé presque inaperçues, ne pourraient maintenant se reproduire. » En entendant de telles déclarations, la Pologne n’était-elle pas en droit de croire que les tentatives d’un Mouraviev ne passeraient maintenant ni inaperçues ni impunies ? Ou bien pense-t-on que cela devait être un motif de découragement pour les Polonais, quand un homme d’état aussi éminent, un conservateur si convaincu que lord Ellenborough, les adjurait de ne pas mettre bas les armes, de ne pas même consentir à un armistice ? « Un armistice est absolument incompatible avec la situation actuelle, — disait le noble lord le 9 juin dans la chambre haute. — Si les Polonais mettent bas les armes, comment les reprendront-ils, supposé qu’ils ne soient pas satisfaits des arrangemens de la diplomatie ? Je conseille donc aux Polonais de persévérer et non d’abandonner les armes. Le désespoir les a soulevés, et s’ils persistent, ils parviendront à leur but ou se concilieront le respect du monde civilisé… » En vérité, l’Angleterre a tort de vouloir provoquer une comparaison entre sa conduite envers la Pologne en 1863 et celle tenue alors par la France. Les efforts de la France, dans le mois de mars 1863, étaient aussi sérieux que discrets ; ils se passaient dans le silence des cabinets et demeuraient un mystère pour le public ; l’éclat, le retentissement et par suite l’encouragement pour l’insurrection furent du côté du projet anglais, qui s’imposa dans les premiers jours du mois d’avril. Aussi est-ce à ce moment que la malheureuse nation se jeta tout entière dans la lutte, qui jusqu’alors n’avait été soutenue que par les échappés de la conscription ; c’est alors que le parti modéré fit acte d’adhésion à la résistance armée et en prit la direction, « que les pères suivirent les fils, » selon l’expression caractéristique d’une proclamation polonaise de ce temps, et que la Lithuanie s’insurgea. C’est alors aussi que le colonel Stanton, agent consulaire anglais à Varsovie et très hostile d’abord aux insurgés, écrivit (7 avril) ces paroles prophétiques qu’aurait dû bien peser en sa conscience le comte Russell : « Il est à craindre, disait M. Stanton, que si la Pologne est laissée seule à se tirer d’affaire avec la Russie, si les grandes puissances ne prennent pas en main l’arrangement de la question, il ne restera à ce pays que désolation et ruine pour la génération présente, aussi bien que désastre quant au bonheur, à la prospérité et à la civilisation futurs… »

Il est vrai que, pour peu que les Polonais eussent pu garder leur sang-froid et réfléchir sans passion dans une crise si brûlante, ils auraient été amenés à rabattre beaucoup des espérances fondées sur l’intervention de lord Russell ; s’ils avaient de plus eu le loisir de consulter l’histoire et d’envisager la situation avec calme, ils seraient même peut-être bien vite arrivés à la désolante conviction que la résurrection de leur patrie n’avait précisément à l’occident aucun adversaire plus ancien et plus décidé que la Grande-Bretagne. Sans parler en effet de l’indifférence de l’Angleterre au XVIIIe siècle en face du partage de la Pologne (qu’un de ses ministres appela alors simplement a curious transaction, et que ne daigna même pas mentionner parmi les faits notables de l’année le discours du trône), il ne faut pas oublier que ce partage a été consacré par les traités de 1815, qu’il est même devenu la pierre angulaire de l’édifice que l’Angleterre a résolu de maintenir à tout prix. Aucune des puissances européennes n’est peut-être aussi intéressée que la Grande-Bretagne à la conservation telle quelle de l’ordre établi par le congrès de Vienne ; aucune n’est passionnée à ce degré pour une œuvre qui a eu pour principale destination d’empêcher l’expansion de la France et d’établir sur le continent un équilibre essentiellement mécanique qui neutralise toutes les forces par une méfiance réciproque, assure aux états une paix pleine de malaise, et permet à la fière Albion de poursuivre sa glorieuse et fructueuse carrière en restant tranquille et remerciant Dieu, — rest and be thankful!... L’enthousiasme pour Garibaldi et la fameuse dépêche à M. Hudson ne doivent pas donner le change sur cette disposition fondamentale de la politique anglaise. Au début des complications italiennes, l’Angleterre n’a épargné aucun effort pour maintenir au-delà des Alpes la domination de l’Autriche; elle déclarait n’avoir « ni un homme ni un shilling » pour la patrie de Dante et de Michel-Ange: elle n’est devenue sympathique à l’Italie qu’après le fait accompli, alors aussi que la situation se fut compliquée d’une question religieuse éminemment propre à flatter les passions et les haines protestantes, alors surtout qu’à, tort ou à raison on crut que l’unification de l’Italie, achevée malgré la France, pourrait un jour servir contre elle. La Grande-Bretagne, de même que la Prusse, ne se réconcilia pleinement avec l’idée d’une Italie indépendante que du moment où elle espéra y élever une nation ingrate, et M. Kinglake aussi bien que M. de Vincke firent franchement valoir cette considération en plaidant la reconnaissance du nouveau royaume de Victor-Emmanuel. Encore ne faudrait-il pas non plus perdre de vue que le comte Russell a été le premier à promettre à l’Autriche la possession incontestée de la Vénétie et à condamner la reine de l’Adriatique à une mort sans phrases. Quant à la Pologne, la politique anglaise est aussi brièvement que lumineusement résumée dans ce qu’écrivait lord Napier en 1862 à une notabilité de l’émigration polonaise en France : « Il serait insensé, il serait éminemment contraire à nos intérêts de restaurer une Pologne et de contribuer par cela à l’affaiblissement de la Russie. » Dans la même année, lord Derby s’était avancé jusqu’à « opiner, » pendant une discussion de la chambre haute, qu’il serait du « devoir » de l’Angleterre « de ramener les Polonais sous la domination russe, » si jamais ils essayaient de s’en affranchir, même par leurs propres forces! « Ce n’est pas l’affaire du gouvernement anglais, disait de son côté lord Russell dans les séances du parlement des 8 et 9 juin 1863, d’ériger un royaume de Pologne sur son ancienne base; ce n’est pas à nous de restaurer un grand état polonais ni de proposer cette combinaison à l’acceptation des puissances... » L’Angleterre peut désirer la diminution de l’influence moscovite en Asie, et la guerre de Crimée l’a satisfaite à certains égards sur ce point; mais quant à la puissance du tsar en Europe, elle y applaudit, elle y voit un contre-poids salutaire à la prépondérance française. Que ce soit la possession de la Pologne qui constitue la principale force de l’empire russe en Europe, et que la conservation de cette possession ne soit pas en même temps dépourvue pour le gouvernement russe de certains graves embarras et de convulsions périodiques, c’est là un motif de satisfaction et de sécurité de plus pour l’Angleterre avisée : ces embarras, ces convulsions contiennent utilement l’empire des tsars et l’empêchent de devenir trop dangereux. Il est dans la fatalité poignante de la Pologne qu’elle ne puisse ni ressusciter ni mourir, et que cet état d’éternelle agonie soit précisément dans les parfaites convenances de l’Angleterre et de l’Autriche. L’extinction complète du sentiment polonais serait vue en effet avec aussi peu de faveur à Vienne qu’à Londres; la Russie deviendrait alors beaucoup trop forte, et, ce qui est plus grave, un rapprochement entre elle et la France ne serait plus dans ce cas tout à fait impossible. Heureusement l’esprit immortel de la nation polonaise est là pour rassurer « cet esprit de nationalité polonaise, disait le comte Russell dans la séance du parlement du 13 juillet 1863, que je crois ne devoir mourir jamais, que j’espère ne devoir mourir jamais, attendu que ce serait une honte pour l’Europe qu’il mourût, » attendu surtout, aurait-on pu ajouter, que ce serait un grand mécompte pour l’Angleterre!... Diplomatiquement, ce triste calcul a trouvé son expression dans la célèbre formule qu’inventa lord Palmerston dans la séance du 27 février, et qu’il devait plus tard répéter et varier à l’infini : « Nous avons le droit d’intervenir en Pologne, dit alors le chef du cabinet britannique, mais nous n’en avons pas l’obligation. » En d’autres termes, l’Angleterre ne renonce point à se servir du nom de la Pologne comme d’une arme, le cas échéant, dans le cas surtout d’une intimité trop prolongée entre la Russie et la France, ainsi qu’on a pu le voir pendant le congrès de Paris ou dans les années 1861-62; mais, cet avantage une fois obtenu, à une certaine heure, elle est toute prête à abandonner la nation victimée à elle-même et à s’en rapporter pour le reste à « cet amour indomptable, inextinguible inépuisable, des Polonais pour leur patrie[14], » auquel le noble vicomte n’a jamais manqué de rendre un hommage éclatant.

Est-ce à dire pourtant que tout n’ait été que jeu cruel et calcul perfide dans la conduite du cabinet de Saint-James en cette année 1863, et qu’aucun sentiment honorable et bon n’ait eu sa part dans la Grand-Remonstrance que forgeait avec tant de ferveur lord John Russell? Non, assurément. « Il n’y a pas d’homme complet, » s’écrie le Richard III de Shakspeare en découvrant un trait de sensibilité, une lueur fugitive de pitié dans un de ses serviteurs les plus éprouvés; il n’y a pas non plus de principal secrétaire d’état complet, et lord John est le moins propre assurément à atteindre un pareil idéal, à répudier dans son sein ce milk of human kindness que reprochait la terrible lady Macheth à son époux adoré. Le comte Russell n’aurait pas demandé mieux que d’alléger aux Polonais le poids de leurs chaînes, d’empêcher le retour d’horreurs semblables à la conscription de 1863, de leur rendre la domination étrangère supportable, de leur assurer les bienfaits d’un régime quelque peu régulier, des institutions même représentatives, pourvu qu’ils ne songeassent pas à l’indépendance, au moins durant les « quinze ou vingt ans » qu’il compte probablement encore vivre. Dans cette « juste mesure, » la bonté ou plutôt la bonhomie de lord John (qui est en cela l’expression fidèle du caractère britannique pris dans son sens général) s’étendait sur toute créature en Europe, non-seulement sur la Pologne, mais sur la Russie elle-même. « Pourquoi en effet, demandait le principal secrétaire d’état à l’ambassadeur du tsar, le baron Brunnow, pourquoi des institutions représentatives ne seraient-elles pas accordées en même temps au royaume de Pologne et à l’empire de Russie[15]? » Et le comte Russell ajoute naïvement que « comme le baron Brunnow n’était pas instruit des intentions du tsar à ce sujet, il ne l’a pas pressé davantage! » Mais il espérait beaucoup « de la pression » qu’exerceraient sur le tsar la diplomatie et « l’opinion publique de l’Europe. » Depuis le succès prodigieux qu’a eu sa dépêche à M. Hudson, l’honnête chef du parti whig, et avec lui presque tout le peuple anglais, étaient assez près de croire qu’il suffisait de l’opinion publique et d’une note virulente du foreign office pour obtenir la liberté d’un pays. Ils oubliaient seulement que la dépêche à M. Hudson, pour devenir efficace, pour ne pas même devenir ridicule, a dû être précédée d’une certaine guerre « parfaitement respectable, » pour parler le langage de lord Palmerston, où la France a laissé cinquante mille de ses braves sur le champ de la mort; mais l’Angleterre n’aime pas à se le rappeler, — et pourquoi le ferait-elle, puisque Garibaldi lui-même ne semble guère avoir souvenance de ce petit détail? Encore une fois, lord Russell fut très sincère dans son désir de provoquer une amélioration au sort des Polonais dans les limites des traités établis et au moyen d’une correspondance diplomatique; il fut sincère également dans les efforts qu’il fit un peu plus tard pour amener une cessation des hostilités entre les belligérans. C’était là une préoccupation tout anglaise, car si de notre temps la France est toujours prête à proposer un congrès avant la guerre, la Grande-Bretagne de son côté ne manque pas non plus de recommander une trêve aussitôt qu’il y a quelque part effusion du sang. Elle pressa et obtint une suspension d’armes pendant la guerre du Danemark; elle insista avec ardeur sur une même mesure pendant la guerre de Pologne, et dans la crainte de voir « le gouvernement insurrectionnel » refuser cette proposition et suivre les conseils que lui adressait lord Ellenborough, elle fit sonner bien haut les menaces, et lord Palmerston déclarait « que la partie qui rejetterait l’armistice assumerait sur elle une grande responsabilité. » Le gouvernement insurrectionnel eut le bon esprit d’accepter la proposition anglaise[16] : ce fut la Russie qui la refusa; mais lord Palmerston ne songea point alors à faire peser sa colère sur qui de droit. Il se contenta de dire au parlement : « C’est sur la Russie que retombe la responsabilité du rejet; nous avons fait notre devoir... »

A considérer sans illusions et préjugés la politique de l’Angleterre dans la question polonaise, à la voir si étourdie et si légère à la surface, au fond si noire et désolante pour les espérances de la Pologne, on est presque tenté de déplorer que la France se soit engagée avec elle dans une action commune fatalement improductive, et on se demande s’il n’y avait pas pour le cabinet des Tuileries un moyen d’éclaircir la situation d’un coup, en s’épargnant à soi-même un travail fastidieux, aux Polonais une déception cruelle. Ce fut alors le moment le plus décisif pour l’insurrection en Pologne. Le premier acte de la sanglante tragédie y était précisément fini : Langiewicz venait de succomber dans les derniers jours du mois de mars, et, quoi qu’en pût dire lord Ellenborough, l’honneur était sauf: la jeunesse héroïque de Wengrow et de Wonchock avait suffisamment vengé l’outrage que lui avait lancé le Journal officiel de Varsovie. Sans doute le sort politique de la Pologne aurait été bien amer, même si elle se fût soumise immédiatement après la défaite de Langiewicz, mais elle aurait au moins été préservée de la ruine sociale et de la dépopulation en masse que devait plus tard, et après une année de guerre et de négociations, décréter contre elle un ennemi implacable et rendu furieux. Encore une fois, n’y avait-il pas alors pour la France un moyen de s’éviter à soi-même et à la Pologne les épreuves si décevantes et cruelles d’une intervention oiseuse qui devait décider ce malheureux pays à étendre la lutte meurtrière ? Quelques mois avant ces événemens (octobre 1862), et dans une intention dont on n’a pas ici à discuter l’opportunité, le gouvernement français avait voulu provoquer une intervention de l’Europe dans les affaires des États-Unis ; il en avait fait la proposition formelle aux diverses puissances, et sur leur refus il s’était empressé de constater publiquement ses efforts aussi bien que les obstacles qu’il avait rencontrés. Une démarche analogue était-elle tout à fait impossible dans la question polonaise et au moment dont nous parlons ? Après l’insuccès de la mission du prince de Metternich et devant l’invitation pressante de lord Russell de se joindre à ses représentations, le cabinet des Tuileries ne pouvait-il pas faire la déclaration solennelle et franche qu’une sommation péremptoire adressée en commun à la Russie et suivie au besoin de mesures coercitives le trouverait tout prêt, mais qu’il ne voulait pas participer à des notes timides, sans but, et qui ne sauraient qu’aggraver les malheurs de la Pologne ? La réponse de Vienne et de Londres à une pareille proposition n’eût pas été douteuse ; néanmoins en la provoquant, en la rendant publique, le gouvernement français aurait dégagé la situation de toutes les équivoques, il se serait assuré un moyen prompt et honorable de sortir d’une situation pleine d’obscurités et d’embûches, et il aurait en même temps sauvé en Pologne ce qu’hélas ! il y avait encore à sauver… Il est vrai qu’une telle démarche aurait eu l’inconvénient de mettre en lumière la position de chacun, il est vrai aussi que l’opinion publique n’était pas encore peut-être assez préparée à un abandon si complet de la cause polonaise ; mais ce qui probablement empêcha surtout de songer à un moyen si décisif, ce fut l’attitude problématique de l’Autriche. On ne cessait à Paris de se bercer de l’espoir que le cabinet de Vienne finirait par prendre une résolution vigoureuse ; des hommes considérables, des diplomates autrichiens très goûtés, continuaient de l’affirmer. À les en croire, il ne s’agissait que de gagner encore un peu de temps. Or ce temps, comment mieux le gagner et l’utiliser que par des représentations solennelles à la Russie que recommandait le cabinet de Saint-James ? Cela ne servirait-il pas à dessiner plus clairement les dispositions des puissances, à compromettre de plus en plus l’Autriche, à engager l’Angleterre elle-même dans une action dont elle ne saurait répudier les conséquences ? Le gouvernement français regarda donc dès lors avec plus de faveur les ouvertures que lui avait faites lord Cowley, et de son côté le comte Russell se montra plus accommodant sur certains points, à la suite même de l’échec que venait de subir sa tentative isolée du 2 mars 1863. En effet, la note que le chef du foreign office avait expédiée sous cette date à Saint-Pétersbourg au sujet de la Pologne n’a pas même eu les honneurs d’une réplique en forme de la part du cabinet russe. « Le vice-chancelier m’a déclaré, mandait lord Napier le 9 mars, que, par esprit de conciliation, il ne donnerait pas de réponse écrite aux observations du gouvernement de sa majesté… » Le prince Gortchakov s’était borné à discuter la dépêche du 2 mars oralement, et de son point de vue, avec l’ambassadeur britannique, en laissant à ce dernier le soin, ou plutôt « en lui confiant le devoir de communiquer à sa seigneurie (lord Russell) les sentimens du cabinet russe à cette occasion, » et ces sentimens étaient une fin de non-recevoir très catégorique. Peu satisfait d’un pareil résultat, lord Russell se déclara donc (dépêche au comte Cowley du 27 mars) « tout prêt à faire une représentation à la cour de Russie au nom de la Grande-Bretagne, de l’Autriche et de la France, » et c’est ainsi que fut inaugurée, dans la première partie du mois d’avril, l’action collective des trois puissances, que le cabinet des Tuileries n’aurait certes pas demandé mieux que de rendre aussi sincère et efficace qu’elle fut bruyante et stérile.

Une fois cependant engagé dans le système recommandé par l’Angleterre, il est à regretter que le gouvernement français ne l’ait pas adopté d’une manière pleine et entière, qu’il ne se soit pas placé d’emblée sur le terrain des traités de 1815 et n’en ait pas exigé l’exécution immédiate. On aurait ainsi gagné un point de départ fixe et précis pour les négociations ultérieures, et l’épreuve aurait été aussi prompte que décisive. Malheureusement le cabinet des Tuileries avait une répugnance profonde contre toute invocation de l’œuvre de 1815, et M. Drouyn de Lhuys (dépêche au baron Gros du 24 mars) se prévalut même de l’accueil fait par le cabinet russe à la note anglaise du 2 mars « pour ne pas insister sur un retour à l’exécution des actes du congrès de Vienne… et pour envisager plutôt la question polonaise du point de vue européen. » Ce n’était pas certes la considération du peu de faveur dont jouissaient auprès des Polonais les stipulations de Vienne qui engageait ainsi le gouvernement français à éviter ce terrain avec tant de persistance, car les fameux a six points, » auxquels le cabinet des Tuileries devait donner plus tard son assentiment, pouvaient pour le coup encore bien moins prétendre à l’honneur d’être une « solution. » Ce ne fut pas non plus la crainte de voir renfermer exclusivement le débat dans les limites du royaume seul qui inspira ici la politique et le langage du ministre français, car le traité de Vienne autorisait l’Europe à comprendre dans ses réclamations l’ensemble des possessions polonaises de la Russie : lord Palmerston l’avait déjà établi dès 1831 dans une dépêche souvent citée à lord Heytesbury, et il maintenait son dire dans cette année même de 1863. « Le traité de Vienne, déclarait-il dans la séance du parlement du 20 juillet, nous donne le droit de demander que certains arrangemens y consignés soient pris en faveur du royaume de Pologne et des provinces polonaises[17]. » Les répugnances manifestées par le gouvernement français pour un appel au grand pacte de 1815 provenaient, on s’en doute bien, de causes tout autrement intimes ; elles tenaient à des scrupules et à des sentimens assurément honorables, mais que la froide raison ne saurait cependant reconnaître sans réserve. Et de fait, puisque l’austère lord Russell lui-même n’éprouvait aucun scrupule à invoquer le traité de Vienne, malgré la brèche qu’il lui avait faite par sa note à M. Hudson, pourquoi la France aurait-elle eu à cet égard des pudeurs par trop virginales, en souvenir de la campagne d’Italie et de l’annexion de la Savoie ? La loi de 1815 est comme toute loi, même la plus respectable : le plus juste court le risque de pécher contre elle plus de sept fois sans cependant renoncer à ses avantages, et l’Autriche elle-même avait sous ce rapport la confiscation de la république de Cracovie à se reprocher. Quant à un ordre d’idées puisé dans des souvenirs pénibles, — depuis longtemps cependant effacés par des victoires, par des conquêtes glorieuses, — ce n’est pas certes à des hommes d’état qu’il convient de se renfermer dans le monde des souvenirs et de ne pas tenir compte de la réalité évidente. Or il est évident que, malgré toutes les légitimes douleurs qu’il rappelle, et malgré même toutes les graves atteintes qu’il a subies, le pacte de 1815 n’en constitue pas moins, et jusqu’à nouvel ordre, le droit international de l’Europe. On peut en signaler les inconvéniens, en demander la modification, faire même des vœux pour une transformation radicale et complète ; mais, dans les controverses de la diplomatie, il n’est point donné de le nier ou seulement de le vouloir ignorer, et la France elle-même, la France de notre temps, a dû pratiquer cette loi en plus d’une occasion mémorable. N’est-ce pas sur le traité de Vienne que se fondait en 1849 la dépêche célèbre de M.  Brenier, qui protestait au congrès de Dresde contre le projet du prince Schwarzenberg de faire entrer l’Autriche avec toutes ses possessions non allemandes dans la confédération germanique ? N’est-ce pas ce même traité qu’avait invoqué le cabinet des Tuileries dans ses efforts pour la Pologne pendant la guerre de Crimée ? Les complications italiennes n’ont-elles pas également eu leur point de départ dans les réclamations de la France contre certaines positions prises par l’Autriche en Italie, et que n’autorisaient pas les stipulations de 1815 ? Enfin, et dans le cours même des négociations qui font le sujet de ce récit, dans sa dépêche du 3 août 1863 M. Drouyn de Lhuys ne devait-il pas être amené par la force des choses à discuter in extremis avec le prince Gortchakov les conditions faites à la Pologne par le traité de Vienne, et à élaborer à ce sujet un mémoire[18] aussi substantiel que lumineux ?

Mieux donc eût valu se placer de prime abord sur un terrain connu au moins, sinon très large et solide, au lieu de chercher péniblement « un point de vue élevé » qui ne pouvait se trouver que dans une équivoque et un vague dont la diplomatie moscovite ne fut pas la dernière à s’apercevoir et à profiter. « L’ambassadeur de Russie m’a objecté, — écrivait le 17 avril M. Drouyn de Lhuys au duc de Montebello, — que notre communication ne paraissait pas préciser ce que nous désirons pour la Pologne, que nous nous bornions à invoquer les lois d’humanité et les intérêts européens, enfin que les traités de 1815 pouvaient offrir un point de départ pour la discussion, mais que les vues générales dans lesquelles nous nous renfermions n’indiquaient aucune solution déterminée. » Sans doute M. de Budberg ne cherchait ici que matière à discussion ou plutôt à chicane : la Russie ne songeait nullement à l’exécution loyale des traités ; mais c’était là une raison de plus pour l’exiger sans délai ni ambages. Qui sait ? en se voyant si complètement secondée par la France et si péremptoirement déboutée par la Russie sur le terrain légal qui lui était cher avant tout, l’Angleterre se serait peut-être laissé entraîner, dans le premier moment et alors qu’elle n’avait pas eu encore le temps de se refroidir, à des mesures plus décisives. Dans tous les cas, on n’aurait pas rendu au prince Gortchakov le jeu si facile ; on ne se serait pas trouvé à chaque nouvel échange de notes avec Saint-Pétersbourg dans l’embarras et la nécessité pénible de se demander ce qu’on voulait et si l’on était encore unis ; on n’aurait pas passé de longs mois à convenir de ces six points qui ne convenaient à personne. Les lenteurs si cruelles de la négociation dont se plaignait déjà M. Drouyn de Lhuys au mois de mai (dépêches au baron Gros et au duc de Gramont du 4), le manque d’harmonie dans les idées et le langage des trois cours intervenantes auquel le ministre français voulait vainement parer en proposant une convention ou un protocole (dépêches du 20 juin), tous ces inconvéniens étaient la conséquence inévitable du refus originel de la France de se placer sur le terrain des traités. À mesure que se développaient les négociations, la divergence fondamentale entre les trois cabinets augmentait de relief pour former à la fin des disparates complètes. La France devenait toujours plus chaleureuse et plus « générale » dans ses plaidoiries pour la Pologne ; l’Angleterre devenait toujours moins précise dans ses exigences d’un régime constitutionnel et représentatif ; quant à l’Autriche, on a indiqué plus d’une fois son argumentation, aussi ingénieuse que constante. — Puisque, disait M. de Rechberg, les stipulations de 1815 ne sauraient satisfaire les Polonais, puisqu’ils ont besoin de l’indépendance, le mieux est de leur accorder le moins possible, de ne leur accorder même rien du tout… On se rappelle peut-être la scène délicieuse de la comédie de Shakspeare où le serviteur de Timon vient demander cinquante talens pour son maître en détresse A Lucius, que Timon avait autrefois obligé. « Cinquante talens ! s’écrie Lucius, rien que cinquante ? Mais tu plaisantes, mon bon Servilius ! Ton maître a au moins besoin de cent talens : que ferait-il de cinquante ? Je les refuse… » Eh bien ! c’est à peu près le même raisonnement dont usait en 1863 Vienne à l’égard du peuple de Sobieski.

Le vague qui caractérisa dès l’origine l’action collective des trois cours intervenantes influa nécessairement aussi sur la conduite des autres puissances qui crurent devoir répondre soit à l’appel primitif et spécial du comte Russell (4 mars), soit à l’invitation que firent plus tard (17 et 22 avril) la France et l’Angleterre à tous les états de l’Europe indistinctement pour obtenir leur concours à Saint-Pétersbourg, — car de même que la France avait « généralisé » la question qui devait être portée devant le tsar, elle a voulu également étendre à « tous les cabinets » la demande d’appui moral que lord John n’avait d’abord adressée qu’aux seuls signataires du traité de Vienne. « L’intervention diplomatique de tous les cabinets, disait à ce sujet la circulaire de M. Drouyn de Lhuys, se justifie d’elle-même dans une question d’intérêt européen, et ils ne sauraient douter de l’influence, salutaire à tous égards, qu’exercerait certainement une manifestation unanime de l’Europe. » Sans être unanime, — la Belgique, entre autres, et la Suisse se récusèrent en prétextant de leur neutralité, les cours d’Allemagne se turent, et il a été parlé ailleurs de la curieuse réponse que fit à cette occasion M. de Bismark, — la manifestation ainsi provoquée ne manqua point de sembler au premier abord imposante. L’Espagne, le saint-siège, l’Italie, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, le Portugal, élevèrent tour à tour leur voix en faveur de la Pologne ; le Grand-Turc lui-même vint « faire de son côté sa profession de foi[19]. » « Sans avoir la moindre prétention de chercher à se mêler des affaires d’autrui, » la Porte-Ottomane déclarait cependant que ses propres intérêts « la conviaient impérieusement à désirer que l’ordre et la tranquillité règnent partout et surtout chez ses voisins, » — et certes un pareil langage tenu par le « malade » dont l’état venait encore naguère d’être dénoncé comme désespéré par le prince Gortchakov ne manquait ni de piquant, ni d’une allure particulièrement blessante pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg. Et toutefois, à la regarder de près, cette grande remontrance des cabinets de l’Europe n’était guère de nature à inquiéter plus que de raison le vice-chancelier russe malgré ce qu’elle avait de solennel et même d’insolite dans les annales de la diplomatie. Il était évident que, dans l’incertitude où ils se trouvaient sur la portée et le sérieux de l’entreprise des trois cours intervenantes, les états secondaires ne songeaient qu’à s’acquitter d’un devoir de politesse envers la France et l’Angleterre, tout en s’étudiant à ne compromettre en rien leurs bons rapports avec la Russie.

En général, les puissances de second ou de troisième rang furent loin de briller par un excès d’émotion et de chaleur dans les notes qu’elles firent parvenir à Saint-Pétersbourg, et plus d’une parmi elles montra à cette occasion aussi peu de zèle pour la justice que peut-être même de prévoyance pour ses propres intérêts dans un avenir bien prochain. Nulle part, il est permis de le dire, la cause polonaise n’avait éveillé, depuis 1861, autant de sympathie que parmi les habitans de la Suède, et M. Jerningham, l’ambassadeur anglais à Stockholm, le constate dans ses divers rapports au comte Russell. Il parle tantôt (7 mars) « de meetings nombreux et enthousiastes auxquels ont assisté des membres de la chambre des nobles, des bourgeois et des paysans, et qui ont voté les résolutions les plus énergiques, » tantôt (30 mars) de la « sensation considérable qui s’est manifestée à propos de l’arrivée à Stockholm du prince Constantin Czartoryski, reçu aussi cordialement par le souverain que par le peuple… L’enthousiasme était à son comble… » Mais lorsque ces sentimens de la nation scandinave et de son roi durent être formulés par le comte Manderström dans une note destinée au prince Gortchakov, ils y trouvèrent une expression assurément peu fidèle et conforme seulement à l’opinion du sénile ministre suédois, qui déclarait à M. Jerningham (dépêche du 17 mars) « considérer la prompte suppression de l’insurrection comme un bonheur pour la Pologne. » — L’état qui devait le premier et le plus douloureusement se ressentir bientôt des suites de l’abandon de la cause polonaise et du rapprochement opéré par cet abandon entre les trois puissances copartageantes, le Danemark, ne songeait alors qu’à s’assurer les bonnes grâces du tsar. Dans sa dépêche au baron de Plessen du 8 mai, M. Hall, le ministre des affaires étrangères à Copenhague, déclarait « que si le gouvernement du roi venait à son tour exprimer ses vœux et témoigner son intérêt pour le bonheur et la prospérité de l’empire russe, c’est avant tout parce qu’il se rappelait combien de fois le Danemark avait pu constater l’intérêt que le gouvernement impérial lui portait et se féliciter de l’efficacité que le pouvoir bien, assis de la Russie donnait nécessairement aux manifestations de cet intérêt. » M. Hall redoutait donc « les éventualités qui pourraient résulter de la prolongation de l’état actuel des choses en Pologne, » il redoutait « une grande commotion où le Danemark ne fût exposé à courir des chances funestes, » et il désirait « le plus vivement et le plus sincèrement voir la Pologne déposer les armes devant la générosité de l’empereur… » Le pouvoir « bien assis » de la Russie en 1864 a-t-il été d’une grande « efficacité » pour la conservation de la monarchie danoise ? N’est-il pas plutôt permis de croire que la « grande commotion » qu’appréhendait M. Hall, que l’union et l’action énergique de la France et de l’Angleterre dans la question polonaise auraient préservé le Danemark de « chances funestes, » auraient créé à M. de Bismark d’autres préoccupations et empêché l’invasion du Slesvig ? — Quant à l’Italie, nul doute qu’elle eût suivi la France dans une guerre libératrice pour la Pologne : la vertu eût été alors une nécessité trop impérieuse pour ne pas exciter l’enthousiasme ; mais, appelée pour le moment à ne rendre hommage qu’à la justice, elle se montra au plus haut degré gênée, réservée et froide, et oublia un peu trop le droit éternel, son propre passé, bien récent cependant, et jusqu’au sang que les Polonais ont versé pour elle en maintes occasions. Dans sa dépêche du 7 mars au marquis Pepoli[20], le comte Pasolini exprima « la confiance que l’empereur voudrait persister dans les concessions et les réformes si malheureusement interrompues par la révolte ; » il trouva même le moyen de faire quelque peu de la propagande panslaviste, assurément intempestive et déplacée dans une pareille circonstance, en appelant de ses vœux « la réconciliation des deux nations séparées par la foi et par l’histoire, mais unies par l’affinité de races ! » Pour le coup, des instances de ce genre ne pouvaient pas prétendre à peser beaucoup sûr les résolutions du tsar. « J’ai demandé au prince Gortchakov, écrit lord Napier le 6 avril, s’il a déjà répondu au gouvernement italien. Le vice-chancelier a répliqué que les observations orales du marquis Pepoli étaient faites avec si peu d’insistance (had been so slight and occasional), que c’est à peine s’il croyait devoir y prêter attention… » Seul, le souverain pontife ne marchanda point à la malheureuse nation les paroles et les témoignages d’une commisération profonde. Il ne se borna pas aux démarches officielles ; il envoya (juin) le cardinal Reisach à Vienne, en mission confidentielle, écrivit plus d’une lettre touchante et chaleureuse à l’empereur François-Joseph, afin de l’engager à une action commune et énergique avec la France, et dans des prières publiques il proclama hautement et à la face du monde u soldat de la civilisation et de la foi » ce peuple en armes que les plus puissans de la terre n’ont pu se décider à déclarer « belligérant. » Encore à l’heure qu’il est, et alors que le silence des tombes s’est déjà fait depuis longtemps autour de la victime de Mouraviev, Pie IX ne craint pas d’évoquer le nom de la Pologne malgré toutes les frayeurs du cardinal Antonelli, de protester devant Dieu et devant les hommes contre cette extermination de toute une race chrétienne qui s’accomplit au milieu du XIXe siècle, et certes ce n’est pas lui qui, dans ce monde ou dans l’autre, aura à se reprocher « de s’être lassé de la pitié » et à crier ce vœ mihi quia tacui ! que rappelait naguère une allocution émouvante[21]

On connaît les diverses phases successivement parcourues par l’intervention diplomatique des trois puissances, et il suffira de les rappeler ici avec toute la brièveté que mérite une négociation aussi vaine. Devant les premières notes (remises simultanément le 17 avril) et dans l’appréhension d’une action sérieuse encore possible[22], le cabinet russe jugea utile de ne pas retarder sa réponse (26 du même mois) et de lui donner une forme qui pût paraître conciliante. Le prince Gortchakov ne s’y refusa pas le plaisir, il est vrai, de retourner contre la diplomatie française sa propre formule, et de convenir que la question polonaise était européenne en effet, puisqu’elle était… révolutionnaire. « Les tendances révolutionnaires, fléau de notre époque, se concentrent aujourd’hui en ce pays (en Pologne) ; le mal dont il souffre actuellement n’est pas un fait isolé : toute l’Europe en est affectée, et tous les gouvernemens devraient travailler de concert avec la Russie à apaiser ce désordre moral et matériel. » Le vice-chancelier russe ne négligea point non plus de prendre acte de l’opinion exprimée par le cabinet des Tuileries sur « l’insuffisance des combinaisons imaginées jusqu’ici (c’est-à-dire les stipulations de 1815) pour réconcilier la Pologne avec la position qui lui a été faite, » et de trouver dans une telle déclaration « un motif de plus pour ne pas recommencer des expériences qui ont été une source de malheurs. » En même temps cependant la réponse russe avouait « l’opportunité d’aviser au moyen de placer la Pologne dans les conditions d’une paix durable. C’est précisément sur le choix des moyens qui peuvent conduire à ce résultat qu’il serait désirable de s’entendre. »

En somme, la Russie se montrait « disposée à un échange d’idées, » et les trois cours se mirent à l’œuvre pour formuler le programme de leurs demandes. Là commencèrent les embarras, suite inévitable de l’abandon de la seule base diplomatiquement fixe qu’avaient offerte les stipulations de Vienne, et l’Autriche usa de toute son habileté pour réduire le programme à l’état d’ombre, de cette ombre même d’institutions soi-disant nationales dont, à ce qu’elle assurait, jouissait la Galicie ! C’est ainsi qu’après un travail de deux cruels mois (17 juin) furent élaborés les « six points » impossibles, irréductibles, que l’Autriche trouva cependant encore le moyen de réduire dans sa dépêche, que l’Angleterre acceptait comme un pis aller, et que la France admettait « uniquement comme point de départ des conférences. » Cette demande des conférences fut la seule chose sérieuse du programme ; encore l’Angleterre n’appelait-elle à ces conférences que les huit signataires du traité de Vienne[23] ; la France, au contraire, « aurait attaché du prix à ce que l’Europe entière fût appelée à participer aux négociations, » tandis que l’Autriche déclarait seulement « n’avoir pas d’objection contre des pourparlers ou des conférences entre les huit puissances, si la Russie en reconnaît l’opportunité ; » Lord Russell insista de plus sur « une suspension des hostilités ; » M. Drouyn de Lhuys recommanda « une pacification provisoire fondée sur le maintien du statu quo militaire ; » M. de Rechberg s’en tint « à former des vœux sincères pour que la sagesse du gouvernement russe parvînt à arrêter une déplorable effusion de sang. » La divergence entre les trois cours intervenantes éclatait ainsi sur chaque question importante, et bientôt on apprit que le cabinet des Tuileries avait vainement essayé de faire accepter à l’Angleterre et à l’Autriche, sous la forme d’une convention ou d’un protocole, » l’engagement de poursuivre de concert le règlement de l’affaire de Pologne par les voies diplomatiques ou autrement, s’il était nécessaire[24], » En même temps les ministres britanniques multipliaient dans le parlement les assurances qu’en aucun cas l’Angleterre ne ferait la guerre. La situation parut mûre au prince Gortchakov ; la saison était du reste assez avancée pour ôter jusqu’à la moindre appréhension de quelque « coup hardi : » il fit un retour offensif et rédigea ses réponses (13 juillet) dans ce style hautain et tranchant où excelle M. Hamburger, la grande plume du vice-chancelier russe. Le cabinet de Saint-Pétersbourg refusait l’armistice, refusait les conférences, déclinait la compétence des signataires du traité de Vienne, évinçait la France et l’Angleterre, et, — comme trait final, — déclarait vouloir entamer avec la Prusse et l’Autriche, à titre de puissances copartageantes, une négociation séparée… Cette dernière combinaison, qui remettait exclusivement le sort de la Pologne entre les mains de ceux-là mêmes qui l’avaient partagée et opprimée, ne manquait certes pas d’ironie. Lord Napier (dépêche du 16 juillet) avoue ingénument que c’était là quelque chose « à quoi l’on ne s’attendait pas ; » le duc de Montebello déclara une telle ouverture « insultante, tendant à une rupture positive et immédiate, » et l’ambassadeur anglais « partagea pleinement l’impression du duc. » La proposition parut trop forte à M. de Rechberg lui-même, et, « sans chercher l’intention secrète qui a pu diriger le prince Gortchakov, et avant de s’entendre avec les gouvernemens d’Angleterre et de France, » il eut hâte de la repousser spontanément et « catégoriquement » dès le 19 juillet dans une dépêche au prince de Metternich. Cet empressement du cabinet autrichien, d’ordinaire si lent dans ses démarches, fit sensation et parut même de bon augure à quelques hommes d’une foi robuste. D’un autre côté, on répétait alors dans les cercles de Vienne un mot de M. de Rechberg qui présentait cet incident sous une couleur bien différente : « J’ai été très pressé… de retarder les autres,… » aurait dit le ministre de François-Joseph à ceux que sa pétulance avait quelque peu étonnés. Quoi qu’il en soit, il est avéré, et M. Drouyn de Lhuys s’est fait un devoir de le reconnaître, a qu’il n’a pas dépendu du gouvernement autrichien que l’idée suggérée par le cabinet des Tuileries ne fût adoptée. » (Dépêche au duc de Gramont, 3 août.) Cette idée consistait dans une note signée collectivement par les trois puissances « qui aurait donné au cabinet russe la preuve de l’unité de vues qu’il a semblé mettre en doute, et garanti à l’Autriche qu’on entendait rester solidaires des conséquences d’une politique commune. » Ce fut lord Russell qui déclina ce projet et refusa à l’Autriche la garantie qu’elle avait réclamée. Le désarroi était complet ; les puissances écrivirent chacune séparément dans la première moitié du mois d’août (du 3 au 12) des dépêches dont la conclusion seule était identique, et cette conclusion rendait la Russie « responsable des graves conséquences que la prolongation des troubles de Pologne pourrait entraîner. » Le prince Gortchakov, dans sa réponse du 7 septembre, accepta cette responsabilité, et déclara « ne pas vouloir prolonger une discussion » évidemment sans but.


Julian Klaczko.
  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Encore au mois d’avril 1863, un agent anglais envoyé à Cracovie écrivait dans le rapport qu’il fit de sa mission à lord Bloomfield : « Il paraît que le gouvernement russe suspecte beaucoup d’officiers d’être imbus de principes libéraux, et on dit que les soldats ont reçu l’ordre d’obéir à leurs sous-officiers et caporaux et de surveiller les officiers. » (Dépêche de lord Bloomfield du 9 avril. Rapport de M. Mounsey.)
  3. Voici comment s’exprime, sur cet épisode des négociations directes avec la Russie, l’Exposé sur la situation de l’empire, page 104 : « Le cabinet français ne pouvait qu’approuver des demandes (il s’agit ici des demandes exprimées dans la dépêche du comte Russell du 2 mars dont il a été parlé plus haut) qui rentraient jusqu’à un certain point dans l’ordre d’idées plus général où il s’était placé lui-même; mais, pour laisser à la Russie le mérite d’une entière spontanéité, il s’abstint de les appuyer directement... Nous avions signalé au cabinet russe l’intérêt qu’il avait à prévenir, en prenant résolument l’initiative, les représentations diplomatiques; mais nous n’avons obtenu aucune promesse, aucune assurance qui nous permit d’espérer un résultat satisfaisant d’une plus longue insistance personnelle. Il devenait nécessaire de suivre une autre voie. »
  4. Cette dépêche confidentielle a été interceptée par les insurgés, et nous en avons devant nous l’original même (voyez la première partie de cette étude dans la Revue du 15 septembre). Le passage caractéristique dont nous parlons mérite d’être cité in extenso. « C’est à mon avis le point le plus important (il s’agit du palatinat de Radom, où se trouvait alors Langiewicz), vu surtout les facilités que les insurgés rencontrent de la part des autorités autrichiennes, qui permettent que des individus armés quittent Cracovie et la Galicie pour se joindre aux bandes chez nous. J’ai déjà signalé tout cela à Ptbg (Pétersbourg) et à Vienne. Je vous prie cependant de garder ce détail pour vous seul. Encore hier nous avons reçu un rapport de la frontière, etc. Cette connivence de l’Autriche n’est pas ce qu’il y a de moins remarquable dans l’histoire de cette insurrection... »
  5. Rien de plus instructif à cet égard que la lecture d’une pièce insérée dans le blue book, n° 143. C’est un rapport adressé sur l’état de Cracovie et de la Galicie au commencement du mois d’avril par l’agent anglais, M. Mounsey, et inclus par lord Bloomfield dans sa dépêche du 9 avril au comte Russell. Nous en extrayons les passages suivans :
    « Conformément au désir que votre seigneurie m’a témoigné, j’ai l’honneur de mettre sous vos yeux tout ce que j’ai pu apprendre pendant mon très court séjour à Cracovie relativement à l’état du sentiment public au sujet de l’insurrection polonaise... Toute personne ayant résidé vingt-quatre heures dans cette ville doit inévitablement arriver à la conclusion que les habitans sont pénétrés de la plus profonde sympathie pour le mouvement polonais et de la haine la plus prononcée contre la Russie et tout ce qui est russe; je crois que ces sentimens n’existent pas seulement à Cracovie, mais dans toutes les villes de la Galicie. Le peuple de Cracovie n’essaie même pas de cacher ses sentimens. Il les montre de différentes manières, par l’hospitalité, les soins et l’attention pour les blessés, etc. J’ai appris de bonne source qu’un comité insurrectionnel est en permanence et tient séance en ville toutes les nuits. Il est chargé, m’a-t-on dit, d’organiser les bandes, de nommer leurs commandans, etc., et il est en communication constante avec le comité de Varsovie et avec ceux qu’on dit exister à Lemberg et dans d’autres villes galiciennes. On m’a parlé ouvertement de ces démarches générales, et beaucoup de personnes semblaient connaître son existence... Peu après la soumission de Langiewicz, les débris de son armée furent amenés à Cracovie au nombre de plusieurs centaines et enfermés dans le manège et autres bâtimens publics. Avant la fin de la semaine, ils étaient presque tous libres et de l’autre côté de la frontière... » Décidément l’Autriche laissait faire !
  6. Cette communication, destinée au cabinet des Tuileries, a été présentée aussi en copie par le comte Appony à lord Russell, qui la résume dans sa dépêche à lord Cowley du 21 mars.
  7. Réponse du comte Rechberg au comte Russell, citée dans la dépêche de ce dernier à lord Cowley, du 21 mars.
  8. Ce document, de la plus haute importance, ne fut publié pour la première fois qu’en mai 1863, parmi les papiers du gouvernement présentés à la chambre des communes : Correspondence relating to the negociations of the years 1814 and 1815 respecting Poland presented to the House of Commons by command of her majesty. Voyez p. 27, Inclosure 2. Mémorandum by prince Metternich.
  9. Ce nom désigne les Slaves du sud.
  10. Si !"Autriche se décide jamais à faire abandon de la Vénétie, ce ne sera qu’en échange du littoral turc dont nous venons de parler, car lui seul alors lui permettra de maintenir sa puissance dans l’Adriatique. Il est vrai qu’une telle combinaison n’est possible qu’au moyen d’une guerre avec la Russie, et c’est ce que devraient ne pas oublier les hommes sérieux en Italie.
  11. Wollte man’s erpassen,
    Bis sie zu Wien aus vier und zwanzig Uebeln
    Das kleinste ausgewählt, man passte lange!
    Frisch mitten durchgegriffen, das ist besser!
    Sie finden sich in ein verhasstes Müssen
    Viel besser als in eine bittre Wahl.

  12. Dépêche du comte de Rechberg au prince de Metternich du 27 février, résumée dans la dépêche du comte Russell à lord Cowley du 21 mars 1863.
  13. Voici comment s’exprimait dans sa chronique la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1863 : « L’inconséquence de l’Angleterre dans la question polonaise commence à embarrasser les Anglais eux-mêmes. Pour être logique, le cabinet anglais eût dû éviter de se mêler du conflit et d’y intervenir par des représentations diplomatiques. L’intervention diplomatique, si elle ne devait en aucun cas être soutenue par des mesures coercitives, devait aboutir à l’absurdité et à la confusion. Si, après avoir donné des conseils, revendiqué les principes du droit européen, tracé à la Russie une ligne de conduite, l’Angleterre était décidée en aucun cas à ne passer des paroles aux actes et à laisser écraser la Pologne, sa situation serait à la fois odieuse et ridicule. Plutôt que d’arriver à cette conclusion, mieux eût valu pour elle se tenir dès l’origine à l’écart des pourparlers diplomatiques. L’Angleterre ne pourra pas jouer longtemps avec impunité, sans dommage pour son crédit et la sécurité de ses intérêts dans le monde, ce rôle d’avocat sans conviction et sans force efficace, décidé d’avance à plaider tous les procès des nations opprimées et à les perdre avec une inertie égoïste. »
  14. Expressions de lord Palmerston dans la séance du 4 avril 1862 de la chambre des communes.
  15. Dépêche à lord Napier du 10 avril 1863.
  16. Dépêche au prince Czartoryski, Varsovie, 10 juillet 1863, publiée dans le Morning-Post.
  17. Il est caractéristique que le comte de Rechberg lui-même ne parlait jamais dans ses représentations à Saint-Pétersbourg du « royaume, » mais des « provinces polonaises soumises à la Russie. » Voyez entre autres sa dépêche au baron de Thun du 12 avril.
  18. Annexe à la dépêche adressée au duc de Montebello. Documens diplomatiques, pages 57-60.
  19. Dépêche à Khalil-Bey du 14 mai.
  20. Résumée dans la dépêche de lord Napier du 2 avril.
  21. Depuis le rapprochement qui s’est opéré entre la Russie et l’Autriche, M. de Bach, l’ambassadeur de sa majesté apostolique auprès du saint-siège, et qui, dans l’année 1863, avait pris part à la procession solennelle ordonnée par Pie IX à Rome en faveur de la Pologne, n’a cessé de peser sur le souverain pontife afin d’obtenir de lui un langage plus conciliant à l’égard d’Alexandre II. Pie IXe a courageusement résisté jusqu’ici, et dans sa dernière encyclique aux archevêques et évêques de Pologne (du 30 juillet 1864 tout en déplorant des « mouvemens mal conseillés (motus male consultos), » il flétrit (exprobare cogimur) la conduite du gouvernement russe en termes des plus énergiques.
  22. De nombreux indices prouvent que le cabinet de Saint-Pétersbourg a eu quelques inquiétudes sérieuses dans les commencemens de l’intervention, et on peut trouver dans les documens officiels les traces nombreuses d’un certain changement de ton dans les faits et paroles du gouvernement russe à cette époque. On a vu que, vers le milieu du mois d’avril (dépêche de M. Drouyn de Lhuys au duc de Montebello du 16), M. de Budberg en appelait lui-même aux traités de 1815 « comme offrant un point de départ pour la discussion, » malgré le refus qu’avait opposé le prince Gortchakov à une pareille proposition de lord Russell dans le commencement du mois de mars. Devant l’intervention diplomatique imminente, le gouvernement russe se hâta de proclamer (12 avril) une amnistie, dérisoire il est vrai, jugée insuffisante par M. de Rechberg lui-même, mais qui ne laissa pas d’être significative. En même temps le vice-chancelier russe déclarait à lord Napier (dépêche du 6 avril) que le recrutement était abandonné : « le terme en était passé, » et il laissait l’ambassadeur anglais « sous cette impression qu’on n’avait pas envie de continuer le système. » Les procédés de la chancellerie moscovite devinrent d’une politesse exquise et parfois même excessive. Un jour (dépêche de lord Napier du 31 mars), le prince Gortchakov montra à lord Napier « l’extrait d’une feuille anglaise » où il était parlé « du traitement barbare infligé à un sujet britannique par un détachement russe en Pologne, » et lui annonça « qu’il allait immédiatement en référer en Pologne pour les renseignemens. » On sait ce que les autorités autrichiennes en Galicie faisaient et surtout laissaient faire contre les Russes ; mais M. de Rechberg poussa la malice jusqu’à chercher querelle au gouvernement russe au sujet d’une incursion de quelques cosaques sur le territoire galicien dans la poursuite de quelques Polonais fugitifs. « Le gouvernement russe (écrit lord Bloomfield le 9 avril) se montre tout disposé à faire des excuses et à donner satisfaction pour ces actes illégaux… » Les appréhensions du cabinet de Saint-Pétersbourg sont évidentes à cette époque ; il est vrai aussi qu’à cette époque encore le langage de lord Russell n’avait pas ce caractère ultra-pacifique qu’il assuma depuis. « J’ai dit au baron de Brunnow, — écrit-il à lord Napier le 10 avril, — que la communication du gouvernement de la reine était d’une nature pacifique, mais que, ne voulant pas l’induire en erreur, je devais dire quelque chose de plus. Le gouvernement de sa majesté n’a que des intentions pacifiques, mais cet état de choses peut changer, l’insurrection en Pologne peut continuer et prendre de plus larges proportions ; il pourrait survenir des dangers et des complications qu’on n’entrevoit pas pour le moment… » Pourquoi lord John Russell n’a-t-il pas continué sur ce ton, qui aurait peut-être fait réfléchir la Russie ?…
  23. Il semblerait cependant que l’Angleterre se réservait de demander l’admission aux conférences « d’un représentant du gouvernement insurrectionnel. » Voyez le discours de lord Palmerston dans la chambre des communes (séance du 20 juillet 1863).
  24. Dépêches au baron Gros et au duc de Gramont, 20 juin.