Deux Contes/Le Pressoir

s.n. (Librairie Nouvelle) (Anthologie Contemporaine. vol. 60) (p. 1-4).
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Edmond LEPELLETIER

DEUX CONTES

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LE PRESSOIR



Une fière noce que le repas d’épousailles de la fille au père Pierret, le fermier de M. du Pont, le gros fabricant de frocs de Lisieux.

Bathilde Pierret, la mariée, était une gaillarde, fine comme une mouche, solide comme un cheval.

De Vimoutiers à Orbec, on la citait en exemple ; plus d’un gars l’avait convoitée quand par les soirs dorés d’automne, elle s’en revenait du lavoir, son paquet de linge sur la tête et la main sur la hanche, dans une attitude sculpturale et biblique.

Plusieurs fois demandée en mariage, car le père Pierret passait pour avoir du foin ailleurs que dans ses greniers, Bathilde avait fait la sourde oreille aux propositions matrimoniales des fils d’éleveurs, des herbagers et des fromagers de la vallée, qui s’étaient présentés à la ferme, les yeux allumés et la bouche en cul de poule.

Ces refus successifs commençaient à faire jaser dans la contrée.

« La Bathilde fait la fière, disait-on ; qui sait si elle ne sera pas trop heureuse d’épouser un jour Jean Basset ! »

Jean Basset était un pauvre garçon souffreteux et malingre, qui avait été rudement secoué dans son enfance par les convulsions. Il avait la bouche contournée et les jambes torses. D’où son surnom emprunté à l’espèce canine.

Basset était cordonnier de profession et violoneux par plaisir. C’était lui qui faisait danser aux fêtes et aux réjouissances nuptiales.

Avec sa figure de travers, ses petits yeux gris très vifs et le dandinement grotesque qui résultait de ses jambes semblables à ces colonnes sculptées, ornement des buffets bourgeois, style Henri II, Basset avait l’air mauvais et sans cesse semblait en quête de quelque mauvais tour à jouer au prochain.

En entendant les commères le marier ironiquement, lui, le pauvre savetier contrefait et biscornu, avec la belle Bathilde, la fille du plus riche peut-être des fermiers de la vallée d’Auge, Basset avait un tortillement des reins et un décrochement sardonique de la mâchoire qui le rendait plus hideux.

Et les bonnes langues de s’agiter et les bonnets à mèches de se trémousser aux dépens de cette belle mijaurée de Bathilde et de son vilain amoureux de savetier à jambes torses.

Car on savait que Basset en tenait pour la fille au père Pierret, et que peut-être venaient de là sa malice et ses tiraillements nerveux qui faisaient aboyer les chiens et pleurer les enfants.

Cependant, un beau jour, grande rumeur dans toute la vallée de la Toucques : Bathilde se mariait.

Celui qu’elle avait choisi n’était pas du pays.

C’était un étranger venu avec les entrepreneurs de Paris, pour les travaux du chemin de fer.

Un vrai monsieur, ma foi ! Il portait paletot et pince-nez. Le dimanche il faisait canne et avait, en semaine, pour conduire les ouvriers sur le chantier, une belle casquette à galons d’argent.

Bathilde, méprisant les bonnets de coton du pays d’Auge, s’était amourachée de cette casquette. Le père Pierret avait bien résisté d’abord, mais comme Bathilde était majeure et qu’elle avait toute la fortune de sa mère, mariée dotalement, il avait bien fallu lui donner pour mari le conducteur galonné.

Le père Pierret, qu’on laissait à la tête de la ferme, avait fort bien fait les choses le jour de la noce.

Ce qu’on but et ce qu’on mangea fut formidable.

La table avait été dressée en plein air, dans la cour, entre deux rangs de pommiers, devant le corps de ferme qu’encadraient, isolés, de peur du feu, à droite et à gauche, deux bâtiments servant l’un de fromagerie, l’autre de pressoir.

Et quand le soleil eut disparu derrière les coteaux voisins, et que les robustes mangeurs éprouvèrent des besoins successifs de se lever de table, pour un instant bien entendu, Bathilde et son mari se regardèrent expressivement et leurs mains, se cherchant sous la nappe, échangèrent un désir également violent, également irrésistible.

Ils voulaient être seuls, s’appartenir, et oublier la table pantagruélique et les convives échauffés dont plusieurs déjà, étourdis par le cidre et les nombreux trous du milieu, se levaient péniblement et venaient, les jambes trébuchantes, débiter aux mariés de grosses et irritantes plaisanteries.

Mais comment être seuls ? s’en aller était impossible.

Bon pour les mariages de la ville, les disparitions rapides ressemblent à des enlèvements. Toute la noce les eût suivis, et quel déluge de quolibets, quelle avalanche de farces, quelle bordée de niches ! La chambre nuptiale était pourtant là, préparée, fraîche, désirable.

Il n’y fallait pas songer avant minuit.

Si encore on pouvait se lever, s’en aller, ne fût-ce qu’un quart d’heure, le temps d’un mot à l’oreille et d’un baiser sur les lèvres, là-bas, tout seuls, derrière la fromagerie ou bien sous le hangar au bois !…

Et les deux jeunes gens, se comprimant fiévreusement les doigts sous la table, cherchaient, chacun de son côté, un moyen de s’esquiver qu’il ne trouvait pas. Le dieu qui veille, dit-on, sur les amours, vint à leur secours.

Jean Basset, assis au bas bout de la table, son violon à côté de lui, avait les yeux ardemment fixés sur eux.

Il ne mangeait pas, ne buvait pas et gardait l’immobilité, sombre d’un braconnier à l’affût.

Tout à coup, comme poussé par une idée joyeuse, il empoigna son violon et fit grincer la corde sous l’archet.

Tout le monde tourna la tête du côté du savetier-musicien. Il y eut une seconde de brouhaha et de tumulte. On se levait, on se poussait, on criait : « Vive Basset ! » et on haussait les verres pleins à sa santé.

Profitant du désordre, les mariés rapidement avaient quitté la table. Bathilde, en fille experte, entraîna son mari vers le pressoir.

La porte à deux battants était ouverte.

Ils la poussèrent.

Un bruit rauque, comme un sanglot, accompagna cette poussée brusque de l’huis protecteur.

Mais les deux amoureux étaient trop préoccupés, trop troublés aussi, pour faire attention à une porte qu’on ferme et qui grince.

Il leur avait bien semblé qu’on avait marché derrière eux, — mais avaient-ils la tête assez libre pour raisonner ?

Ils ne voulaient, ils ne pensaient qu’une chose : être seuls.

Muets, ravis, surpris, Bathilde et son homme s’étreignirent puissamment et délicieusement.

Puis, cette réflexion leur vint : on allait s’apercevoir de leur absence, on se mettrait à leur poursuite, on les découvrirait… et l’on se moquerait ensuite d’eux… où se cacher ?

La cuve énorme, avec son corset de fer luisant, montait du sol, posée d’aplomb sur quatre madriers. Une échelle y donnait accès. La vis puissante était relevée et le plateau formant plafond au-dessus de la cuve était remonté au cran le plus élevé. Le câble destiné à mettre en mouvement l’appareil, pendait au dehors, le long des parois. Au fond de la cuve, entre deux claies d’osier, gisait un lit de pommes intactes. Depuis deux jours, à cause de la noce, le pressoir était demeuré inactif.

Bathilde et son mari échangèrent un coup d’œil significatif et bientôt tous deux, ayant escaladé l’échelle, disparaissaient dans les profondeurs de la cuve odorante. Un vrai lit nuptial pour une Normande !

Là, du moins, personne ne viendrait les surprendre. Bien malin, pensa Bathilde, qui nous dénicherait là-dedans !…

Un instant, au milieu de leur commune ivresse, ils éprouvèrent comme une vision fantastique et terrible : il leur sembla que la vis du pressoir, en rechignant, s’était mise à tourner, tandis que le plateau, pesant mille kilos, capable de réduire en pâte un bœuf entier placé dessous, paraissait s’abaisser lentement vers eux.

En même temps, on eût dit qu’une forme étrange, une tête d’homme grimaçante et cruelle, la tête de ce méchant violoneux, la terreur du pays, sortait de l’ombre, penchée sur le rebord de la cuve…

Mirage ! illusion ! cauchemar, sans doute ! Ils étaient comme ivres… la vis ne bougeait pas, le plateau restait suspendu au cran de fer qui le retenait tout en haut, et Jean Basset était occupé à racler son violon au milieu de la noce en gaieté…

Leurs yeux se refermèrent et ils s’abandonnèrent tout entiers…

On ne les trouva pas, en effet, comme l’avait pensé Bathilde ; ni ce soir-là ni jamais, on ne les revit.

En vain les avait-on cherchés par tout le pays. Un vrai tour de sorcellerie. On en parla longtemps dans la contrée. Mais personne ne pouvait donner le mot de cette mystérieuse disparition.

Seul, Jean Basset avait un sourire plus étrange que d’ordinaire quand on venait à jaser devant lui de Bathilde et de son mari, les disparus.

Alors, il empoignait son violon, donnait deux ou trois coups nerveusement, et disait en remuant ses maxillaires comme s’il eût éprouvé encore les convulsions de son enfance :

C’est pourtant cet air-là que je jouais quand ils se sont envolés, les amoureux !… Ah ! c’était vraiment une bien belle noce !… Comme on s’amusait ! Vous rappelez-vous, compères, comme nous avons eu chaud à les chercher partout, et quand on se fut bien époumonné à crier aux quatre coins de la ferme : Bathilde ! comme on s’est rafraîchi d’un coup de cidre, au pressoir ? Il avait un singulier goût, ce jour-là, le cidre au père Pierret !… Fameux tout de même !… On n’en fera plus jamais comme celui-là, allez ! C’est moi qui vous le dis ?…

Il ponctuait alors ses étranges et incompréhensibles paroles d’un coup d’archet bizarre, dandinant d’un air satisfait ses reins difformes, contournant sa mâchoire détraquée et faisant frissonner sous son buste trop fort ses jambes maigres et torses.