Description historique et géographique de l’Indostan/Introduction

INTRODUCTION.



Les peuples de l’Europe moderne appellent Indostan tout le pays qui a pour limites à l’est le Gange, à l’ouest l’Indus, au nord les montagnes du Thibet et de la Tartarie, et la mer au sud. Mais l’Indostan est beaucoup moins étendu, et l’on ne doit donner ce nom qu’à la partie située au nord des parallèles du 21e. ou 22e. degré. L’Indostan propre a pour limites au midi le cours de la Nerbuddah, et les frontières méridionales du Bengale et du Bahar. Tout le pays situé au sud de cette ligne, selon les géographes Indiens, est connu sous la dénomination générale de Deccan, et comprend près de moitié des contrées que l’on appelle communément Empire du Mogol. Mais comme le nom d’Indostan a été donné par extension au pays tout entier, il convient d’en distinguer la partie septentrionale par le nom d’Indostan propre. Alors, à la vérité, ses limites occidentales et septentrionales sont l’Indus, les montagnes du Thibet et celles de la Tartarie ; mais c’est improprement qu’on lui donnait pour limite orientale le Gange, qui traverse dans son cours quelques-unes des plus riches provinces de l’Empire, tandis que le Burrampooter, rivière beaucoup plus voisine de la frontière orientale, était entièrement inconnu. L’étendue de l’Indostan propre est à-peu-près égale à celle de la France, de l’Allemagne, de la Bohême, de la Hongrie, de la Suisse, de l’Italie et des Pays-Bas ; et le Deccan, avec la presqu’île, présente une étendue presqu’égale à celle des îles britanniques, de l’Espagne et de la Turquie d’Europe. C’est pour suivre l’usage, que je donne au pays situé au sud de la Kistnah le nom de Presqu’île, car sa forme ne justifie guères cette dénomination. Le nom de Deccan, qui signifie le Sud, pris dans toute son extension, comme je viens de le dire, se donne aux contrées situées au sud de l’Indostan propre ; j’observe cependant qu’il ne convient strictement qu’aux pays situés entre l’Indostan propre, le Carnate, la mer occidentale, et Orissa ; c’est-à-dire, aux provinces de Candeish, Dowlatabad, Visiapour, Golconde, et la partie occidentale du Bérar.

Les premiers historiens Grecs ont désigné cette contrée par le mot Inde, dérivé de Hind, nom que lui donnaient les anciens Perses. Ce furent eux sans doute qui firent connaître aux Grecs et le pays, et le nom qu’il portait M. Wilkins assure positivement que ces mots Hindou ou Indostan ne se trouvent point dans le dictionnaire sanscrit. Il paraît que le peuple à qui cette langue était naturelle, appelait son pays Bharata[1], nom qui, je crois, n’a pas encore frappé les oreilles des savans de l’Europe.

Il est probable que du mot Hind les Grecs formèrent celui d’Inde, et que la terminaison stan qui, dans la langue des Perses signifie pays, est plus moderne ; car nous la trouvons jointe à quelques anciens noms de provinces donnés par les Perses : de Dahœ on a fait Dahestan, de Tapuri, Taberistan, de Corduerie, Curdistan, et beaucoup d’autres. Dans l’application du mot Inde, il est arrivé ce qui arrive ordinairement dans un cas semblable ; c’est qu’il ne servit pas exclusivement à désigner le pays auquel il avait été donné primitivement ; mais qu’on l’appliqua à toutes les contrées adjacentes, et même à d’autres situées au-delà[2] ; car on appela Inde ultérieure, ou Inde au-delà du Gange, le pays situé entre l’Indostan et la Chine ; tandis que la dénomination de Hind ou d’Inde n’appartenait proprement qu’à la contrée habitée par les Hindous ou peuples de l’Inde en deça du Gange. Le nom en est aussi ancien que les plus anciennes histoires profanes, et parmi une infinité d’autres exemples, il peut servir à prouver la haute antiquité de la langue des Perses.

L’Inde, dans tous les temps, fixa l’attention des curieux de tout genre. Ses rares productions et ses manufactures excitaient les spéculations du commerçant, tandis que la religion douce et humaine de Brama, et les mœurs qu’elle inspirait, présentaient un attrait aux philosophes, La structure même du langage de ses habitans avait quelque chose d’original. Heureux les Indiens s’ils fussent restés inconnus à une classe d’hommes ennemis du bonheur de l’humanité ! Leur douceur naturelle, cette mollesse dont ils étaient redevables au climat, un sol riche et fertile qui se couvrait de productions presque spontanées, tout invitait des voisins entreprenans à les attaquer, et ils devinrent aisément la proie de chaque conquérant étranger. Aussi les voyons-nous successivement conquis par les Perses, les Patans et les Mogols. Il est probable que, comme les Chinois, ils eurent rarement une dynastie de rois originaires du pays. Des récits historiques qui datent de vingt-deux siècles représentent les Indiens comme un peuple très-avancé dans la civilisation ; mais à en juger par leurs anciens monumens, ils n’avaient pas porté les arts d’imitation au même degré de perfection que les Grecs et les Romains, ou même les Égyptiens. Chez les Indous et les Chinois les arts semblent s’être toujours bornés à la simple utilité, sans jamais approcher du point de perfection qui annonce un goût délicat ou la hardiesse du dessin.

C’est dans la presqu’île que se trouvent les principaux monumens de la superstition des Indous. Cette circonstance et quelques autres ont fait croire que ce fut là le berceau et le siège de leur religion. On conjecture aussi, et peut-être avec plus d’apparence de probabilité, qu’elle naquit sur les bords du Gange. Les cavernes de Salsette et d’Elephanta, deux îles situées sur la côte occidentale de l’Inde, offrent des monumens de superstition antérieurs à la religion des Indous : ils consistent en appartemens très-vastes, creusés dans le roc et décorés de figures et de colonnes.

L’Inde était peu connue des Grecs avant l’expédition d’Alexandre, qui eut lieu environ 327 ans avant l’ère chrétienne. Il paraît qu’Hérodote, qui écrivit à-peu-près 113 ans auparavant, n’avait recueilli que quelques notions confuses de sa partie occidentale, et seulement sous le rapport du tribut qu’elle payait à la Perse. Il nous apprend (livre 4e.) que Scylax de Caryandre, chargé par Darius, fils d’Hystaspe, de reconnaître l’Indus environ 508 ans avant le Christ, partit de Caspatyrus et de Pactya, lieux situés près de la source de ce fleuve. Hérodote ajoute que les Indiens qui habitent vers le Nord et près du territoire de Caspatyrus et de Pactya, ont les mêmes mœurs que les Bactriens (leurs voisins), et sont le peuple le plus vaillant de l’Inde. Les sables, dit-il, rendent déserte la partie orientale de l’Inde. Cette description ne peut convenir qu’à la contrée située à l’est de l’Indus, et au sud du Panjab (pays arrosé par les cinq branches orientales de l’Indus) ; et elle prouve évidemment que la connaissance qu’Hérodote avait de l’Inde, quant aux particularités, ne s’étendait pas au-delà du pays qui vient d’être désigné ; il en est encore une autre preuve indirecte, c’est qu’il ne fait aucune mention du Gange, devenu si fameux un siècle après. Il convient, à la vérité, que ce désert de sable était le terme de ses connaissances à l’est.

Quant aux découvertes de Scylax, voici le récit d’Hérodote. « Darius voulant connaître l’embouchure de l’Indus (le second fleuve qui produit des crocodiles) envoya Scylax de Caryandre, avec d’autres officiers d’une fidélité reconnue, pour faire cette découverte. Ils partirent sur différens vaisseaux de Caspatyrus et du territoire de Pactya[3] ; descendirent le fleuve, d’abord à l’est vers la mer, ensuite tournant à l’ouest, ils arrivèrent le 30e. mois au lieu où Nechao, roi d’Égypte, avait fait embarquer les Phéniciens pour visiter les côtes de la Lybie (Afrique.) Après ce voyage, Darius subjugua les Indiens, et devint maître de la mer ». (Hérodote, livre 4.)

Dans un autre endroit du même livre, il parle de quelques contrées de l’Inde situées au sud, fort loin des conquêtes des Perses. Il dit que le teint des peuples de ces contrées est aussi noir que celui des Éthiopiens ; ce sont sans doute les habitans de la presqu’île. Il savait encore qu’ils ne tuaient point d’animaux, qu’ils se contentaient des productions de la terre, exposaient celles qui n’étaient pas de nature à se conserver, vivaient principalement de riz, avaient des chevaux plus petits que ceux de leurs voisins, et fabriquaient de superbes étoffes de coton.

Après ce récit de l’expédition de Scylax, est-il encore raisonnable de croire qu’Alexandre s’imaginait avoir découvert les sources du Nil, lorsqu’il fut sur les bords de l’Indus ? Supposerons-nous qu’Aristote ne fit pas connaître les livres d’Hérodote à son élève ? Ou, au contraire, ne devons-nous pas plutôt croire que ce prince connaissait tous les détails des découvertes de Scylax faites cent quatre-vingts ans avant lui, découvertes qui étaient de nature à l’intéresser particulièrement, et dont Hérodote ne parle que par occasion ?

Je n’ajoute pas plus de foi à la surprise que l’on raconte d’Alexandre, lorsqu’il vit les marées dans l’Indus. Hérodote (livre 2) n’entre-t-il pas dans des particularités relatives à celles de la mer rouge, lorsqu’il les décrit, non-seulement comme très-hautes, mais offrant chaque jour le flux et le reflux ? L’intelligent et ingénieux voyageur Volney nous apprend que la marée est de trois pieds et demi (mesure anglaise) à Suez.

Arrien ne parle des marées que lorsque la flotte d’Alexandre arriva près de l’embouchure de l’Indus. Il est vrai qu’elles sont moins hautes dans ce fleuve que dans tout autre de même force et d’une pente aussi douce ; cependant, comme elles sont sensibles à cinquante ou soixante milles au-dessus de son embouchure[4], nous pouvons conclure qu’il eût été difficile qu’Alexandre et son armée ne s’en fussent pas apperçus dans leur voyage de Pattala jusqu’à la mer, en supposant même qu’ils n’en eussent jamais entendu parler.

D’ailleurs Arrien, en parlant d’une marée qui causa tant de dommage à la flotte, décrit ce flux soudain d’un volume d’eau qui s’élève au-dessus du niveau ordinaire de la mer, et que l’on appelle Bore, comme il arrive souvent dans le Gange, etc. Arrien dit que les vaisseaux qui étaient sur le sable, furent déchirés par la fureur de la marée, tandis que ceux qui étaient enfoncés dans la vase, furent remis à flot sans dommage. Voici la raison de cette différence, que les lecteurs en général n’apercevraient pas : Le fait est que le fond du canal dans les grands fleuves est de vase, tandis que les bords sont de sable ; et il est de la nature de la Bore de ne pas suivre les détours du canal, mais de se précipiter par la ligne la plus courte ; la Bore doit conséquemment traverser les bancs de sable qu’elle rencontre, et causer plus de dommage aux vaisseaux qui sont échoués, qu’à ceux qui sont à flot.

Il paraît aussi par le 3e. livre d’Hérodote que la partie de l’Inde située sur les bords de l’Indus, était assujétie à un tribut régulier, qui ne fut pas entièrement réduit sous le gouvernement des Perses ; car dans l’énumération des vingt satrapies de la Perse sous Darius, fils d’Hystaspe, l’Inde est comptée pour une, et même la quotité de sa contribution excède celle des autres ; elle devait donner pour sa part 4680 talens d’argent d’Eubée, sur 14,560, qui formaient le total du revenu annuel. Pour expliquer cette prodigieuse différence, Hérodote nous dit que les Indiens étaient fort nombreux, et que le tribut était proportionné à leurs moyens. Il est bon d’observer que ce tribut se payait en or, tandis que celui des autres satrapies s’acquittait en argent. L’Ayin Acbaree jette un grand jour sur cette particularité, en nous apprenant que les branches orientales de l’Indus, et quelques autres rivières descendant des montagnes du Nord, roulaient de la poudre d’or. Hérodote nous dit à cette occasion, que vers ce temps l’or était estimé treize fois son pesant d’argent.

L’expédition d’Alexandre donna aux Grecs une connaissance plus étendue de l’Inde, quoiqu’il ne traversa que les pays dont parle Hérodote, c’est-à-dire, la contrée qu’arrosent l’Indus, ses différentes branches et les rivières qui s’y joignent. Mais elle avait fait naître l’esprit de recherches, et dans le long séjour que Mégasthène, ambassadeur de Seleucus, fit à Palibothra, capitale des Prasii, il se procura et transmit aux Grecs presque toutes ces notions sur l’Inde, que nous trouvons dans Strabon, Pline et Arrien. Mégasthène, pendant une résidence de plusieurs années, avait tenu un journal de tout ce qu’il avait vu et entendu concernant l’Inde en général. Son journal existait du temps d’Arrien, et son ambassade avait eu lieu environ 300 ans avant l’ère chrétienne.

La communication par terre, entre la Syrie et l’Inde, fut interrompue de bonne heure. L’indépendance de la Bactriane rompit un anneau de la chaîne qui unissait l’Inde à la Syrie. Vers le même temps, le commerce de l’Inde passa de Tyr à Alexandrie, en Égypte, où il fut florissant sous les auspices des Ptolémées, jusqu’à ce que l’Égypte devint une province romaine. Les Romains eux-mêmes lui donnèrent encore plus d’étendue, et Alexandrie ne cessa d’être le centre de cet immense commerce, que lorsque le passage du cap de Bonne-Espérance eut été une seconde fois découvert. Je vais profiter de cette circonstance pour entrer dans quelques détails sur le voyage de l’Inde par la mer rouge.

Ce commerce fit connaître aux Égyptiens et aux Romains les côtes et les productions de l’Inde, comme le prouvent divers passages des auteurs que nous avons cités, et particulièrement Ptolémée. Mais il est fort étonnant que cet homme qui connaissait si bien les côtes de l’Inde, comme sa carte le démontre, en ait ignoré la forme générale ; car il projette sur une petite courbe les côtes situées entre l’Indus et le Gange, tandis qu’elles présentent les côtés d’un triangle, dont la perpendiculaire est presque égale à sa base, le cap Comorin en étant le sommet. Si l’on compare les dimensions proportionnelles de l’Inde, telles qu’on les voit dans Diodore de Sicile, Pline et Arrien, on les trouvera assez régulières, et l’on sera porté à croire qu’il ne nous est parvenu de l’antiquité que les plus mauvaises cartes de l’Inde, et que Ptolémée, en traçant la sienne, ne s’est pas conformé aux idées reçues de son temps, parmi les personnes éclairées. Pline vécut environ 60 ans avant Ptolémée, et Arrien environ 20 ans après ; ils empruntèrent d’Ératosthène et de Mégasthène la notice qu’ils nous ont laissée des dimensions de l’Inde.

Diodore dit que l’Inde a 32,000 stades du nord au sud, et 28,000 de l’est à l’ouest, c’est-à-dire, qu’elle a en largeur les sept huitièmes de sa longueur.

Arrien donne les mesures recueillies par Ératosthène et Mégasthène. « L’Inde, dit-il, est bornée à l’ouest par l’Indus, au nord, par une continuation du mont Taurus, qui, selon les lieux, prend les noms de Paropamisus, d’Emodus et d’Himaus ; au sud, elle est bornée par l’océan, qui sert aussi de limites à sa partie occidentale.[5] Peu d’auteurs, ajoute-t-il, nous ont fait connaître le peuple qui habite vers les bouches du Gange, où est située Palibothra. »

Des montagnes où l’Indus prend sa source, jusqu’à son embouchure, il y a, selon Ératosthène, 13,000 stades, et de ces montagnes jusqu’à la mer orientale, l’étendue est un peu moins considérable ; mais comme une vaste pointe de terre (la presqu’île) s’avance de 4,000 mille stades dans la mer ; on peut en compter seize mille. De Palibothra jusqu’à l’extrémité occidentale de l’Inde, Ératosthène compte 10,000 stades mesurés, sur la grande route, et il donne à sa longueur totale (de l’est à l’ouest) 20,000 stades ; appelant largeur ce qu’Ératosthène appelle longueur. Les proportions données par Mégasthène sont les plus exactes ; car l’Inde a, de longueur, environ 28 degrés d’un grand cercle, du nord au sud, ou du Caucase indien au cap Comorin, et à-peu-près 20 de largeur de l’Indus à l’embouchure du Gange ; nous pouvons même porter cette largeur à 22 degrés, si nous comptons, à partir de l’embouchure de chacun de ces fleuves, la plus éloignée. Cela prouve qu’Arrien avait des dimensions proportionnelles de l’Inde, la même idée que nous en avions, il y a quarante ans ; car alors nous l’estimions au moins de deux degrés plus étroite qu’elle n’est réellement. Il est impossible de déterminer quelle longueur Mégasthène entendait par un stade, tant cette mesure itinéraire a éprouvé de variations dans les différens temps ; mais en proportionnant le nombre de stades au nombre de degrés renfermés dans les mesures de l’Inde données par Mégasthène, le degré d’un grand cercle comprendrait 800 de ces stades. D’Anville en a compté tantôt 1050, tantôt 1100. Il est probable que Mégasthène a fixé ses mesures sur la distance itinéraire, d’une extrémité à l’autre de la contrée, et non sur la distance horizontale, selon laquelle on en mesure aujourd’hui la longueur et la largeur. Les différences apparentes dans la longueur du stade ne viendraient-elles pas des différentes méthodes de compter les distances ?

Pline estime la longueur des côtes entre l’embouchure du Gange et Pattala ou Tatta, située à l’embouchure de l’Indus, à 3,320 milles romains (je suppose chaque mille de mille pas). La véritable mesure de ces côtes, sans égard aux sinuosités, mais d’après leur forme générale, est de quarante degrés d’un grand cercle. D’Anville donne 75 milles romains à un degré ; il s’ensuivrait que les 3,320 milles dont nous venons de parler, produiraient 44 degrés au lieu de 40, qui sont la vraie mesure. Mais si le pas est de 4 pieds anglais 10 pouces 2 centièmes, le degré sera de 78½ milles romains ; et par ce calcul, les 3,320 milles romains donneront 42 degrés, ou à un vingt-unième près de la vérité. Quel que soit celui des deux calculs que l’on adopte, il est évident que Pline a bien connu la forme de la presqu’île, et que Ptolémée qui, vivant à Alexandrie, était à portée d’en avoir une connaissance plus exacte, ignorait absolument sa forme générale, quoiqu’il connût beaucoup de détails.

L’histoire de l’Inde, par Arrien, extrêmement curieuse, et qui mérite plus d’attention qu’on ne lui en accorde communément, nous fait voir combien peu de changemens ont eu lieu chez les Indous, dans l’espace d’environ vingt-un siècles, et ces changemens sont l’effet des conquêtes étrangères, qui cependant ont produit ici moins d’altération que par-tout ailleurs ; car les usages qui, dans chaque pays, acquièrent un degré de vénération, deviennent sacrés dans l’Inde par leur union intime avec la religion dont les rites se mêlent à tous les actes de la vie. C’est à cette circonstance, et à la barrière que la religion des Bramines a toujours élevée entre les Indous et le reste des hommes, que nous devons attribuer la longue durée de leur culte et de leurs coutumes, qui ne peuvent se détruire qu’avec le peuple qui les pratique. Leur religion et leurs usages triomphèrent de l’enthousiasme et de la cruauté des vainqueurs Mahométans, qui en reçurent même une leçon de modération. Ils virent, ces conquérans, qu’une religion qui n’admet point de prosélytes, ne doit pas inspirer de craintes à un gouvernement.

Au premier coup-d’œil, on doit être surpris de voir Arrien se borner à la description d’une partie de l’Inde, lorsqu’il avait annoncé lui-même qu’il allait parler de toute la contrée, et que des écrivains qui l’avaient précédé étaient entrés sur ce pays dans les plus grands détails. Ceci peut cependant s’expliquer, en disant qu’il ne voulut suivre que des auteurs, témoins oculaires, et non compilateurs. Il est évident d’ailleurs, qu’il n’eut pour but dans sa notice de l’Inde, que de donner plus de jour à l’histoire de son héros. De toutes les particularités qu’il nous a conservées, je vais en rapporter quelques-unes, qui prouveront à ceux qui connaissent ce pays, combien ses anciens habitans ressemblaient à ceux d’aujourd’hui. 1o. Ils avaient la taille élancée. 2o. Ils se nourrissaient des végétaux. 3o. Ils étaient distribués en sectes et classes, et la même profession se perpétuait dans les familles. 4o. Ils se mariaient à sept ans, et le mariage était prohibé entre différentes classes. 5o. Les hommes portaient des pendans d’oreille, des souliers bigarrés ; des voiles leurs couvraient la tête et une grande partie des épaules. 6o. Ils avaient la figure barbouillée de couleurs. 7o. Les personnes de distinction avaient le privilège exclusif de faire porter des parasols sur leurs têtes. 8o. Des épées à deux mains, et des arcs tirés par les pieds étaient en usage. 9o. La manière de prendre les éléphans était la même qu’aujourd’hui. 10o. Ils avaient des manufactures d’étoffes de coton, d’une blancheur extraordinaire. 11o. On voyait dans le pays des fourmis monstrueuses ; ce sont, avec de l’exagération, les termites ou fourmis blanches. (Hérodote, liv. 3e. parle aussi de fourmis, mais la notice qu’il en donne est encore plus extravagante que celle d’Arrien). 12o. Des maisons de bois étaient placées sur les bords des grandes rivières, mobiles à volonté, et susceptibles d’être enlevées, lorsque la rivière changeait de cours. 13o. Le tala ou tal, espèce de palmier était connu. 14o. Ils avaient encore le banian ou burr, à l’ombre duquel venaient s’asseoir les dévots de la contrée.

Il est certain qu’Arrien était mal informé relativement à quelques-unes des particularités que nous venons de rapporter ; à l’égard, par exemple, du tala, des fourmis blanches, et de la manière dont les Indiens se barbouillent le visage. Les maisons de bois me paroissent avoir été, de toute antiquité, particulières aux bords de l’Indus, et le Ayin Acbaree en a fait la remarque. Arrien nous informe qu’il doit sa notice de l’Inde, à Néarque et à Mégasthène. En parlant des maisons de bois, c’est Néarque qu’il a suivi. Cet auteur, en voyant ces sortes de maisons sur les bords de l’Indus, a conclu qu’elles étaient en usage dans le reste de l’Inde. Quant à Mégasthène, Arrien savait qu’il n’avait pas pénétré fort avant dans l’Inde, quoiqu’il eût été plus loin que ceux de la suite d’Alexandre. Cette opinion peut expliquer en partie pourquoi Arrien n’a pas conservé le journal de Mégasthène, en l’insérant soit dans son histoire d’Alexandre, soit dans sa notice de l’Inde.

Sa géographie de l’Inde se rapporte principalement aux parties septentrionales, ou celles qu’Alexandre et Mégasthène avaient vues. Sa liste des rivières, dont plusieurs se trouvent aussi dans Pline, et où nous pouvons démêler quelques-unes des dénominations modernes, ne contient que les rivières qui se jettent dans le Gange et l’Indus : telles sont, Cainas, la Cane ; Cossoanus, Cosa ou Coss ; Sonus, Soane ; Condochates, Gunduck ; Sambus, Sumbul ou Chumbul ; Agoramis, Gogra ; Commenases, Caramnassa, etc. etc.

Des différentes histoires d’Alexandre parvenues jusqu’à nous, celle d’Arrien paraît la plus exacte, spécialement en ce qui regarde la géographie des marches d’Alexandre, et de son voyage dans le Penjab. Cette contrée, par la nature de ses rivières, et les particularités de leurs confluens, se prêtait facilement à la description des marches du conquérant. Diodore et Quinte-Curce avaient, ou devaient avoir les mêmes matériaux qu’Arrien, c’est-à-dire, les journaux ou relations de Ptolémée et d’Aristobule, qui, en qualité d’amis et de compagnons d’Alexandre, devaient être bien informés.

Il nous est aussi permis de croire qu’il y avait à la suite d’Alexandre, des journalistes, qui n’avaient pas tous le même mérite : l’expérience de notre temps ne nous fournit-elle pas assez d’exemples de cette espèce pour rendre probable cette opinion ? Ne voyons-nous pas aussi des compilateurs, dont le goût et les dispositions particulières préfèrent le merveilleux aux récits avoués par la saine raison ? Tels furent Diodore et Quinte-Curce, et notamment ce dernier, qui transforme les moindres incidens en miracles et en phénomènes. Arrien aussi raconte ses merveilles, mais c’est de manière à ne pas se compromettre ; il semble qu’il se croye obligé d’en faire le récit, mais sans paraître y ajouter foi lui-même, ni désirer de les faire croire aux autres.

On doit regretter qu’Arrien n’ait pas conservé le journal de Mégasthène, comme il a fait de celui de Néarque. Nous devons aussi regretter le livre de Boeton ou Biton, qui contenait la géographie des marches d’Alexandre. Ce livre existait du temps de Pline, qui le cite ; mais je pense que si Arrien l’eût eu sous les yeux, certains passages de sa géographie seraient plus exacts. Assurément, s’il eût lu Hérodote avec attention, il n’aurait pas passé sous silence le voyage de Scylax sur l’Indus ; il n’aurait pas représenté son héros comme n’ayant aucune connaissance des marées, tandis que ce fait si curieux frappe tous ceux qui lisent le même livre. Il en avait lu cependant une partie ; car il cite l’opinion d’Hérodote sur le Delta du Nil, et fait allusion au conte des fourmis qui déterrent l’or dans l’Inde, etc.

On ne peut douter, que la religion des Indous ou de Brama, n’ait été universelle dans l’Indostan et le Décan, avant les conquêtes d’Alexandre, si nous en croyons Hérodote et Arrien. Sera-t-il plus étonnant qu’une seule religion ait dominé dans l’Inde entière, quoique soumise à divers gouvernemens, qu’il ne l’est de nos jours, de voir la religion chrétienne dominer en Europe sur des contrées plus étendues, ou la Musulmane embrasser dans trois parties du monde un espace encore plus vaste ? S’il n’y avait qu’une religion dans l’Inde, les savans savent aussi qu’on y parlait plusieurs langues différentes ; et l’histoire ancienne et moderne nous offre les preuves les plus positives, que, du temps d’Hérodote à celui d’Acbar, l’Inde fut divisée en plusieurs royaumes ou états. C’est un point sur lequel sont d’accord Hérodote, Diodore, Pline, Arrien, et même Abul Fazil, qui, sous le règne d’Acbar, dans le 16e. siècle, composa une histoire des provinces Indiennes.

Ce fut sans doute parce que cette vaste contrée, presque toute entière, fut réunie sous une même religion et sous la domination d’une seule famille, celle de Tamerlan, et particulièrement sous Aurengzeb, que l’on s’imagina, mais fort mal à propos, que l’empire Mogol, ainsi nommé de la dynastie Mogole ou Mongul, ou celle de Tamerlan, n’avait jamais eu qu’un seul chef.

Mais, quelle qu’ait été la division du reste de l’Indostan, il paraît qu’un grand empire occupa la partie principale de l’immense plaine ou vallée que le Gange arrose dans son cours. La capitale de cet empire fut tantôt Delhi, tantôt Patna, selon que ses limites varièrent. S’il n’existe plus aujourd’hui, c’est probablement parce que les provinces du Bengale appartiennent à des étrangers ; mais, à ne considérer que les intérêts communs qui unissent le Bengale et le pays d’Oude, rien n’est encore essentiellement changé : donnez aux choses leur cours naturel, et toute la vallée ne formera bientôt qu’un seul état.

L’empire dont je parle fut celui des Prasii et des Gangarides, du temps d’Alexandre et de Mégasthène. La force de leurs armées et le nombre des éléphans qu’ils conduisaient à la guerre, attestent le degré de leur puissance. Cet empire paraît s’être étendu à l’ouest jusqu’au Panjab ; et, s’il est vrai que Palibothra ait été située où est aujourd’hui Patna, comme les dernières découvertes rendent cette opinion probable, nous pouvons supposer qu’il comprenait au moins une partie du Bengale. En effet, le royaume des Prasii devait être aussi grand que la France. Ce pays, selon Arrien, était riche, ses habitans bons laboureurs et excellens soldats. Il était gouverné par des nobles, et la paix y régnait. Les chefs n’imposèrent jamais sur ce peuple, ni le joug de la servitude, ni celui de l’injustice. Le philosophe qui aime mieux contempler le bonheur paisible de tout un peuple, que de suivre la marche d’un conquérant, félicitera l’humanité, en voyant Alexandre s’arrêter devant les frontières de cette heureuse contrée.

Le commerce de l’Occident avec l’Inde, qui toujours enrichit ceux qui l’entreprirent, changea souvent de mains et ne suivit pas toujours les mêmes canaux. Les habitans de l’Asie mineure et des contrées civilisées de l’Europe, eurent, dans tous les temps, un goût décidé pour les étoffes et les productions de l’Inde. Les toiles de coton, si fines qu’elles ne souffraient pas de concurrence, et d’autres plus grossières et d’une utilité plus générale, convenaient si bien aux habitans des climats tempérés, des bords de la Méditerranée et du Pont Euxin. Les golfes de Perse et d’Arabie, offraient à ce commerce une route très-facile. C’était sur-tout, par le golfe d’Arabie qu’il se faisait, peu de jours suffisant au transport par terre entre la mer Rouge et le Nil, et entre la mer Rouge et la Méditerranée. Il est très-probable, et cette conjecture est appuyée sur la tradition indienne, qu’il y eut autrefois, de temps immémorial, une communication entre l’Égypte et l’Indostan. Ces deux contrées présentent des ressemblances frappantes entre certains usages, qu’il serait difficile d’attribuer à des causes physiques, et qu’Hérodote raconte des anciens Égyptiens.

Ce fut par mer que cette communication dut avoir lieu, à en juger par la nature des pays intermédiaires, et par le siège des manufactures ; et d’ailleurs, une nation assez hardie pour entreprendre la navigation autour de l’Afrique, comme il n’est pas douteux que le firent les Égyptiens sous les Pharaons, pouvait-elle ne pas visiter les côtes d’une mer si voisine, et que la régularité des vents périodiques rendait d’un accès si facile ? Rien, à mon avis, ne peut démontrer, que le riche commerce de Salomon comprît celui de l’Inde, mais cette opinion me paraît très-probable, et je suis aussi porté à croire que les vaisseaux qui, après un voyage de trois ans, arrivèrent à Tarse en Cilicie, avaient été jusqu’aux extrémités de l’Afrique. Les flottes de Salomon partaient des ports de la mer Rouge, la conquête que David avait faite de d’Idumée, l’ayant rendu maître des ports qui se trouvent sur la branche nord-est de cette mer. Tyr avait été fondée environ deux siècles et demi avant cette époque, et l’on peut conclure, de son état florissant sous Hiram, contemporain de Salomon, que les commerçans de cette ville opulente faisaient presque tous le commerce du monde alors connu, et sans doute celui de l’Orient. Le commerce ouvrant une route si facile aux richesses, il n’est pas surprenant qu’un prince aussi éclairé que Salomon ait suivi l’exemple de ses voisins, et qu’il ait profité de la situation de ses états et de l’agrandissement de son royaume, qui s’étendait de l’Euphrate à la mer Rouge, et jusqu’aux frontières de l’Égypte, pour envoyer ses vaisseaux dans l’Inde par la mer Rouge et le golfe Persique. Volney pense que Salomon, en s’emparant de Tadmor ou Palmyre, (événement qui arriva environ mille ans avant l’ère chrétienne), voulait en faire l’entrepôt du commerce de l’Inde par le golfe Persique et le cours de l’Euphrate. Cette idée me paraît aussi probable qu’ingénieuse. Cependant, le commerce de Salomon n’eut qu’une courte durée : il nous rappelle les faibles efforts que fit de nos jours un prince, dont les possessions sont au milieu des terres, et qui fut obligé d’emprunter des matelots de la moderne Tyr, comme Salomon emprunta ceux de l’ancienne. Sans doute, il doit paraître contraire au génie d’une puissance commerciale de favoriser les entreprises d’une puissance rivale ; mais quelquefois les gouvernemens sont obligés d’adapter leur politique aux circonstances, et de permettre, même aux dépens de l’état, des opérations qui enrichissent les particuliers. Je ne puis assurer si le commerce de l’Inde se faisait concurremment par les Tyriens, les Égyptiens et les Juifs ; cela me paraît très-probable, je crois même qu’ils le firent par le golfe Persique et la mer Rouge, comme nous l’avons vu de notre temps. Mais quel que pût être, du temps de Salomon, le commerce de Tyr, nous voyons cette ville, environ un siècle après, fonder la colonie de Carthage, ensuite, trois autres siècles écoulés, c’est-à-dire, vers la date de la prophétie d’Ézéchiel, qui la concernait, sa grandeur avait passé en proverbe.

Lorsque Tyr fut soumise par Alexandre, (332 ans avant l’ère chrétienne, et environ 260 après Ézéchiel), cette ville était en possession de tout le commerce de l’Inde. Il se faisait par la mer Rouge jusqu’à Eziongaber ; et de là à travers les déserts, jusqu’à Rhinocorura, ville située sur la Méditerranée, sur les frontières communes de la Palestine et de l’Égypte, deux contrées alors au pouvoir des Perses. De Rhinocorura, les marchandises étaient portées par mer à Tyr, et de là passaient dans la circulation. La destruction de Tyr par Alexandre, et la fondation d’Alexandrie qui en fut la suite, ouvrit au commerce un nouveau canal, ou plutôt le fit rentrer dans celui dont il s’était détourné, je veux dire l’Égypte. Lors du partage des états d’Alexandre, l’Égypte échut aux Ptolémées. Alexandrie, ce nouvel entrepôt du commerce, attira tous les soins de ses maîtres et devint même la capitale du royaume. Ptolémée-Philadelphe fit creuser un canal, à partir d’Arsinoë (près de Suez) jusqu’à la branche pélusienne du Nil. Dans la suite, peut-être à cause de la fatigante et dangereuse navigation de la partie supérieure de la mer Rouge, il fonda la ville de Bérénice sur la côte occidentale de cette mer, et presque sous le tropique, à 450 milles au-dessous de Suez. Les marchandises se transportaient de Bérénice à Coptos sur le Nil, à travers le désert de la Thébaïde : elles descendaient ensuite ce fleuve jusque près d’Alexandrie, qui devint aussi l’entrepôt du commerce de l’Orient et de l’Occident, et l’une des plus opulentes cités de ces deux parties du globe.

Il paraît que sous les Ptolémées, les Égyptiens étendirent leur navigation jusqu’à l’extrémité du continent Indien, et que même ils remontèrent le Gange jusqu’à Palibothra.

Alexandrie fut encore le centre du commerce, même après que l’Égypte fut devenue une province Romaine, et pendant les révolutions qui se succédèrent dans l’Orient[6] ; elle ne cessa d’être un entrepôt considérable, qu’au moment où l’on retrouva le passage du cap de Bonne-Espérance, il y a environ 300 ans. À cette époque, le commerce de l’Inde prit une route nouvelle, dont il n’est pas probable qu’il s’écarte jamais.

Bérénice était sur la mer Rouge le port où les Romains faisaient le commerce de l’Inde du temps de Pline (l’an 79 de l’ère chrétienne). Cet historien, dans son 6e. livre, nous transmet quelques particularités curieuses sur cette navigation. On y remarque, entr’autres, qu’à cette époque même, l’on se plaignait que le commerce de l’Inde absorbait les richesses de l’Europe. Selon Pline, ce commerce coûtait chaque aimée 50 millions de sesterces, et encore ne s’étendait-il pas à toutes les parties de l’Inde. Arbuthnot évalue un sesterce au quart d’un denier, de 62½ grains d’argent ; à ce taux, les 50 millions de sesterces équivaudraient à plus de 440,000 liv. sterling (environ 9,680,000 francs), d’après le prix moyen actuel de l’argent. La valeur des cargaisons apportées de l’Inde et de la Chine en Angleterre, dans l’espace d’une année, a excédé trois millions sterling, y compris le fret.

De Bérénice il fallait trente jours de navigation, pour descendre la mer Rouge jusqu’à Ocelis (Gella), dans le détroit de Bab-el-Mandel. Il y avait aussi le port de Muza (Moka), mais celui d’Ocelis était regardé comme le meilleur et le plus commode pour le départ.

D’Océlis à Muziris, premier port marchand dans l’Inde, la navigation était de 40 jours, de sorte qu’en sortant de Bérénice vers le milieu de l’été, on pouvait arriver dans l’Inde à la fin d’août, lorsque la mousson du sud-ouest avait cessé d’être dangereuse, et que l’on pouvait naviguer facilement près des côtes. Pline observe que l’on partait avec un vent d’ouest. Nos vaisseaux Européens feraient actuellement en quinze jours cette traversée, qui exigeait autrefois quarante jours de navigation ; la distance n’étant en ligne directe que de 1750 milles marins (les mêmes que les milles géographiques).

Les premiers voyages se firent, autant qu’on le peut conjecturer, le long des côtes de l’Arabie jusqu’au promontoire Syagrus (le cap Rasalgate), et de là, en côtoyant la Perse jusqu’à l’embouchure de l’Indus, etc. On découvrit ensuite une route plus courte et plus sûre ; car, du cap Rasalgate, les vaisseaux allaient directement à Zizerus, port Indien, situé, selon toute apparence, dans la partie septentrionale de la côte de Malabar. Enfin, comme nous l’avons dit plus haut, les vaisseaux, en sortant de la mer Rouge, se rendaient en droite ligne à Muziris. Il est probable que, si les navigateurs longeaient en grande partie les côtes de l’Arabie, c’était pour être moins longtemps hors de la vue des terres ; peut-être l’usage habituel que nous faisons de la boussole a-t-il augmenté pour nous la difficulté de faire des voyages de long cours, sans nous en servir.

Selon Pline, Muziris était une place de commerce fort incommode, attendu que le peu de profondeur du port, ou l’embouchure de la rivière, forçait de décharger les marchandises dans de petits bâteaux, assez loin de l’entrepôt : on avait en outre à craindre les pirates de Nitria. Le pays des Niconidiens offrait un autre port plus commode et plus commerçant, nommé Barace ou Becare, et comme le poivre de Cottonara s’y transportait dans de petites barques, on en peut conclure que Barace était situé dans la contrée de Canara, qui produit encore aujourd’hui le meilleur poivre du pays, ou que ce port n’en était pas éloigné. Malgré mes recherches, je n’ai pu parvenir à déterminer la position des ports de Muziris et de Barace : la côte de Malabar en présente une infinité à qui convient la description que je viens d’en donner : il faut d’ailleurs observer qu’un port peu profond pour les vaisseaux marchands des Romains, sans contredit plus petits que les nôtres, ne serait pas regardé aujourd’hui comme un port. Cependant, cette côte des pirates et ce pays d’où l’on tirait le poivre, sont des particularités qui circonscrivent nos recherches. Les vaisseaux marchands qui se rendaient à Muziris passaient près de la croisière des pirates ; et comme cette croisière, à en juger par les renseignemens que nous ont laissés Pline et Ptolémée, était alors à-peu-près la même qu’à présent, c’est-à-dire, entre Bombay et Goa ; j’ai lieu de penser que les ports marchands dont Pline fait mention, étaient situés entre Goa et Tellicherry. Le Periple de la mer des Indes et la Géographie de Ptolémée, ne jettent sur ce point qu’une faible lumière.

Voici l’ordre dans lequel Ptolémée place les différens ports : Tyndis, en s’avançant vers le sud, est situé après Nitria, ensuite Becare ou Barace, Melcynda ou Nelcynda, Cottiara et Comaria ou le cap Comorin, dont le véritable nom est Komrin ou Komry. Le Periple place Tyndis, Muziris et Barace dans le même ordre, et à une distance respective de 500 stades. Goa, Meerzaw (vulgairement Merjee), et Barcelore ou Bassinore, sont les trois ports à qui conviennent le mieux les particularités dont j’ai parlé plus haut. Le premier de ces ports, savoir Goa, est sur la côte des pirates, ayant au nord Newtya, peut-être le Nitrias de Pline et de Ptolémée, près duquel les pirates croisaient pour attendre les vaisseaux Romains qui allaient à Muziris. Le second, dont le nom de Meerzaw ou Merjee semble avoir quelqu’affinité avec Muziris, est également situé sur une rivière, à quelque distance de la mer.

Barcelore ou Bassinore, aujourd’hui la principale factorie pour le poivre, serait peut-être Barace. Je croirais que Nelisuram est l’ancien Nelcynda ; car je ne supposerai pas avec d’Anville, que Barace et Nelcynda étaient le même port ; j’en fais deux places bien distinctes. Pline dit que Nelcynda était situé dans le royaume de Pandion ; ce qui répond à Madura, ou on le comprend au moins dans la partie méridionale de la presqu’île : par conséquent plus nous placerons Nelcynda au sud, moins nous craindrons de nous tromper. Ce ne sont que des conjectures, quant aux positions particulières ; mais il est fort peu important de les déterminer avec précision ; il nous suffit d’être assurés que les ports marchands doivent être situés dans le pays de Canara, la Cottonara de Pline ou la contrée qui produit du poivre, c’est-à-dire, entre Goa et Tellicherry, comme nous l’avons déjà observé.

Les vaisseaux revenaient de la côte de l’Inde vers le mois de décembre, avec la mousson de nord-est ; et lorsqu’ils entraient dans la mer Rouge, ils trouvaient, selon Pline, un vent de sud, ou de sud-ouest. Le voyage durait une année, et les profits étaient immenses ; mais cet historien ne nous dit rien de la nature des cargaisons.

Ses ouvrages ne renferment aucunes particularités concernant quelques voyages faits par les Romains au golfe du Bengale ou à la presqu’île de Malaca (la Chersonèse d’or) ; quoique, selon Strabon qui écrivait avant Pline, il soit certain que l’on avait remonté le Gange jusqu’à Palibothra. La Géographie de Ptolémée, qui fut composée environ 60 ans après Pline, offre les preuves les plus convaincantes, que les deux presqu’îles de l’Inde avaient été visitées. Il y est fait mention de la pêcherie de perles entre Ceylan et la Terre-Ferme, de diamans trouvés sur les bords du Sumbulpour, et du cap que l’on croit être le cap Gordeware, d’où partaient les vaisseaux qui allaient commercer sur la côte de Malaca. On trouve encore dans cette Géographie quelques noms qu’il est facile de reconnaître. Arcati, capitale des Sorœ, ou Sora-Mandalum, d’où, par corruption, s’est formé Coromandel ; Mesolia, le district où est situé Masulipatam ; la rivière de Cauvery, sous le nom de Chaboris, etc. Ptolémée décrit aussi la presqu’île au-delà du Gange, jusqu’à la Cochinchine, ou peut-être jusqu’aux frontières de la Chine, ou Sinœ. (Voyez les antiquités géographiques de l’Inde, par d’Anville). Nous observerons encore que les îles placées par Ptolémée dans le golfe du Bengale, et qui sont probablement les îles d’Andaman et de Nicobar, passaient pour être la plupart habitées par des antropophages : les navigateurs modernes ont adopté la même idée. D’autres îles qui sont peut-être certaines parties de Sumatra, ou quelques-unes de celles qui sont situées le long de sa côte occidentale, avaient la même réputation ; et nous lisons dans Marsden, que l’on croit généralement qu’il existe à Sumatra, même aujourd’hui, des mangeurs d’hommes. Je pense que les îles Bonœ-Fortunœ sont le grand Andaman, et que les dix Maniolæ doivent s’entendre des Nicobars du nord ; c’est exactement le même nombre. Les cinq Barassœ, les trois Sindœ, et les trois Saba-Dibœ sont les îles que je crois faire partie de Sumatra, ou les îles qui en sont voisines.

  1. Voyez les notes des Hectopades, ou fables nouvellement traduites du sanscrit (ou sanscreet) par M. Wilkins, pag. 332. Ce savant est le premier Européen qui ait su la langue sanscrit. C’était celle de l’ancien Indostan ou Bharata : elle cessa d’être vulgaire aussi-tôt après la conquête qu’en firent les Mahométans, dans le 11e. siècle. Il y a quelques années que cette langue n’était connue que des Pundits ou Bramines savans, qui avaient soin de s’en réserver exclusivement la connaissance, parce qu’elle était la dépositaire sacrée de leurs institutions religieuses et de leurs mystères, qu’ils eussent craint de communiquer au peuple, sans leurs propres commentaires et des interprétations. Le témoignage d’estime qu’ils accordèrent en cette occasion à M. Wilkins, nous rappelle ce que firent autrefois, à l’égard d’Hérodote, les prêtres Égyptiens. Il est beau de voir que le mérite personnel de ces deux hommes leur valut principalement cette honorable distinction.
  2. Le mot Lybie fut d’abord particulier aux contrées de l’Afrique, où les Grecs envoyèrent des colonies ; mais ensuite ils l’appliquèrent eux-mêmes à tout le continent. Les Romains donnèrent également le nom d’Afrique à tout ce qu’ils connurent du continent, tandis que, dans l’origine, il n’appartenait qu’au territoire de Carthage. Le mot Asie fut d’abord particulier à la Natolie, qui prit ensuite le nom d’Asie mineure lorsque toute la partie connue de ce continent fut appelée Asie.
  3. Je conclus que Pactya est la moderne Pehkely. Quelques-uns ont supposé que Caspatyrus était Cachemire ; mais sa situation éloignée de l’Indus rend cette opinion improbable ; mais Pehkely ou Puckholi est sur les bords de ce fleuve.
  4. La marée dans l’Indus est sensible à environ 65 milles de son embouchure, selon l’observation de M. Callender, qui a demeuré long-temps à Tatta, près de la pointe du delta de l’Indus. Dans le Gange la marée est sensible à 240 milles de l’embouchure, et dans la rivière des Amazones à 600 milles.
  5. Il paraîtrait ici qu’Arrien suivit la géographie d’Alexandre, qui regardait l’Inde comme la partie la plus orientale de l’Asie, et supposait que les bords de l’Océan, à l’embouchure du Gange, prenaient brusquement leur direction vers le nord et le nord-ouest ; car il croyait que la mer Caspienne en était un golfe. (Voyez sa harangue sur les bords de l’Hyphase). Mais Ptolémée, avant Arrien, avait décrit Sérica, et les frontières des Sinæ, c’est-à-dire, les contrées qui bornent la Chine à l’ouest et au nord-ouest, le pays des Eleuths, et une partie de la Tartarie.
  6. Le commerce des Vénitiens en Orient, se faisait par Alexandrie et la mer Rouge.