Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre V/Paragraphe 1

CHAPITRE CINQUIEME.


DESCRIPTION
DES ANTIQUITES D’EDFOÛ,

Par E. JOMARD.

§. I. Observations générales et historiques.


Dans la partie la plus reculée de la Thébaïde, est un lieu presque inconnu en Europe, et qui renferme un des plus beaux ouvrages de l’antiquité. Cet ouvrage est le temple d’Edfoû, que l’on peut comparer, pour la conception du plan, pour la majesté de l’ordonnance, pour l’exécution et la richesse des ornemens, à ce qu’il y a de plus magnifique en architecture.

Edfoû est un assez gros village du Sa’yd, situé sur la rive gauche du Nil, entre Syène et Esné, à cinq myriamètres[1] au-dessus de ce dernier endroit. D’après les nouvelles observations astronomiques, ce village est à 24° 58′ 43″ de latitude boréale, à 30° 33′ 44″ de longitude à l’orient de Paris : il est éloigné du fleuve d’environ un kilomètre et demi[2]. Les habitans sont mahométans pour la plupart, et le reste est composé de chrétiens qobtes. Un grand nombre est occupé à la fabrication de plusieurs espèces de poteries, et principalement des ballâs[3], que l’on fait avec une terre argileuse tirée de la montagne voisine : pour certains vases, on se sert d’une argile plus fine, mêlée de limon et de cendre, et qui prend au feu une belle couleur rouge. Une industrie héréditaire a conservé chez ces pauvres gens les pratiques anciennes du pays et la tradition des belles formes de l’antiquité : en effet, le tour des potiers d’Edfoû, et le galbe des vases que j’y ai vu fabriquer, représentent fort bien ce qu’on a découvert d’analogue dans les peintures égyptiennes.

On rencontre à Edfoû beaucoup d’Arabes de la tribu des A’bâbdeh, l’une des plus remarquables de toutes celles qui fréquentent l’Égypte, soit par les mœurs de ces Arabes, soit par leur physionomie, soit enfin par l’usage des cheveux longs, presque inconnu dans l’Orient. J’en ai vu arriver à ce village de grandes troupes, voyageant sur le Nil, à cheval sur des faisceaux de joncs et de roseaux ou sur des troncs de dattier, et portant leurs habits et leurs armes sur la tête[4] : ce qui prouve (pour le dire en passant) que le danger des crocodiles n’est pas tel qu’on le pense communément ; car les crocodiles abondent à Edfoû.

Ce petit bourg n’étant remarquable que par son commerce de poteries et par l’avantage d’être le premier lieu, après les cataractes, où l’on trouve abondamment des vivres, je ne m’arrêterai pas davantage à le décrire ; mais c’est un fait digne d’attention, que toutes les grandes villes de l’ancienne Égypte ont subi le même sort que celle qui nous occupe, et dont il nous reste un si grand monument ; leur population s’est dissipée ; aux cités qui furent les plus florissantes, à commencer par Thèbes, Memphis, Héliopolis, rien n’a succédé que des hameaux ou une solitude absolue.

La ville qui a fleuri au lieu où est Edfoû, a laissé quelques traces de son existence ; mais la tradition ne nous en a conservé presque aucun souvenir, et ce qu’en disent les anciens se réduit à peu de mots. Nous devons aux Grecs qui ont occupé l’Égypte, le seul nom que l’antiquité nous en ait conservé : elle fut nommée par eux la grande ville d’Apollon, Apollinopolis magna ; ce qui la distingue d’Apollinopolis parva, située à deux myriamètres et demi[5] au-dessous de Thèbes. Mais cette dénomination et toutes les autres dénominations semblables ne retracent point les vrais noms antiques des lieux de l’Égypte[6]. Les Grecs, qui rapportaient tout à leur mythologie, voyaient leurs dieux partout ; c’est ainsi qu’ils ont distribué, pour ainsi dire, entre les villes égyptiennes, presque toutes leurs divinités.

La ville d’Apollinopolis magna était située, suivant Strabon, entre Latopolis et Syène, au-dessus de la ville des Éperviers. Pline la met au rang des plus célèbres villes de la Thébaïde, et il fait mention du nome Apollopolites, auquel elle donnait son nom. Elle est désignée sous le nom d’Apollonos superioris dans l’Itinéraire d’Antonin, à trente-deux milles de Lato ou Latopolis[7], et, dans la Notice d’Hiérocles, sous le nom d’Apollonias, entre Latopolis et Ombos[8]. Enfin, dans la Notice de l’empire, elle est indiquée sous le même nom que dans l’Itinéraire d’Antonin, et placée entre Syène et Contra-Lato.

Toutes ces positions conviennent fort bien à Edfoû ; la distance marquée dans l’Itinéraire s’y rapporte avec une précision remarquable. Les trente-deux milles reviennent à 47,400 mètres[9] : c’est effectivement la distance exacte d’Edfoû à Esné, l’ancienne Latopolis[10].

Ptolémée, dans sa Géographie, place Apollinopolis magna par les 24° 40′ de latitude. Toutes ses latitudes étaient calculées à partir de Syène : or, il supposait Syène sous le tropique, c’est-à-dire à 23° 50′ de latitude ; obliquité qu’on attribuait de son temps à l’écliptique ; mais, comme la latitude de Syène est de 24° 5′ 23″, c’est environ 15′ qu’il faudrait ajouter à la latitude d’Apollinopolis donnée par Ptolémée. Son observation ne différerait alors que de trois à quatre minutes de la plus récente ; or, on sait qu’une différence de quatre minutes, pour les positions géographiques de Ptolémée, est de peu d’importance.

Il n’y a donc aucun doute que l’ancienne Apollinopolis magna n’ait existé au lieu même où est aujourd’hui le village d’Edfoû ; ce fait avait été jusqu’ici supposé plutôt que prouvé par les géographes. Au temps d’Adrien, cette ville avait encore assez d’importance pour qu’on y eût frappé une médaille en l’honneur de cet empereur, sous le nom des habitans du nome d’Apollinopolis : elle est de l’an onzième d’Adrien, et représente, d’un côté, la tête du prince, ceinte de lauriers ; de l’autre, la figure d’Apollon un arc à la main[11]. Mais, vers la fin du quatrième siècle, à l’époque où Ammien Marcellin composa son histoire, cette cité était déchue de son rang, et les trois principales villes de la Thébaïde étaient Coptos, Hermopolis et Antinoé[12].

Hérodote n’a pas connu la ville d’Apollinopolis, ou a négligé d’en faire mention. On s’étonnerait qu’il eût passé sous silence un temple aussi ancien et aussi important que celui d’Edfoû, si l’on ne savait qu’il a également omis de parler des temples magnifiques de Philæ, de Tentyra, de Latopolis et d’Ombos : de toute la Thébaïde, Hérodote ne parait avoir connu que Thèbes, bien qu’il dise être allé jusqu’à Éléphantine ; et sa description de l’Égypte n’est véritablement complète que pour le Delta et le pays inférieur. Diodore de Sicile ne fait non plus aucune mention du temple qu’on voit à Edfoû. Il a fallu que les armes romaines assujettissent tous les bords du Nil, pour que l’Égypte fût connue ou du moins visitée d’un bout à l’autre ; tant ce peuple avait opposé de barrières à la curiosité des étrangers, et tant les mœurs nationales avaient conservé d’empire, lors même que les institutions n’étaient plus.

L’état où est tombée l’Égypte sous le Bas-Empire et sous les Arabes, a enfin permis de l’explorer toute entière. Depuis la renaissance des lettres, l’Europe savante y a fait passer une foule de voyageurs mais une autre religion, d’autres mœurs non moins intolérantes que les anciennes, avaient toujours mis obstacle aux découvertes, jusqu’à ce qu’un peuple aussi puissant que les Romains envoyât sur les rives du Nil une armée d’élite, accompagnée d’observateurs qui ont porté leurs pas jusque dans les parties les plus secrètes et les plus reculées du pays. Alors la Thébaïde a offert à leurs regards des merveilles presque inconnues ; les conjectures des savans et des écrivains les plus illustres ont été confirmées, leurs espérances justifiées, et leurs vœux accomplis[13]. Peut-être les monumens d’Edfoû sont-ils une des conquêtes les plus précieuses de cette expédition littéraire.

Le village d’Edfoû renferme deux anciens édifices d’une proportion bien différente, mais tous deux si bien conservés, qu’on en donnerait une idée fausse en leur appliquant le nom de ruines ; car il suffirait d’en ôter les décombres qui les embarrassent, pour voir paraître des monumens presque intacts[14].

Ces deux temples sont à peu près à angle droit ; la distance de l’un à l’autre est peu considérable : ils se trouvent tous deux au nord-ouest du village, au pied d’une chaîne de monticules formés par les ruines de l’ancienne ville et recouverts de sables. Ces hauteurs sont parsemées, comme partout ailleurs, de poteries brisées, de briques pilées, et de toutes sortes de débris. L’étendue qu’elles occupent n’a pas été mesurée ; mais elle paraît fort grande, quand on jette la vue au couchant. On trouve aussi sur la rive du Nil des vestiges qui annoncent l’ancien état de la ville : ce sont les restes d’un quai en pierre et d’escaliers qui conduisaient au fleuve.

Le grand temple domine au loin le village et tout le pays : c’est pour cela que les habitans l’appellent Qala’h, c’est-à-dire la citadelle. Des ruines d’Elethyia, qui se trouvent à plus de deux lieues, j’ai aperçu ce temple s’élevant ainsi au-dessus d’Edfoû. Mais ce qui est digne de remarque, c’est qu’une grande partie du village est bâtie sur la terrasse même du monument : cette observation, que l’on a également faite à Philæ, à Denderah, ainsi qu’en d’autres lieux, est plus frappante à Edfoû qu’ailleurs, à cause de la grande élévation de l’édifice. De loin et au premier abord, il est impossible de se figurer que les constructions modernes, bâties au pied et sur le toit du temple, soient de véritables habitations[15] : mais, quand le voyageur est assez près pour s’en convaincre, quand il voit les misérables fellâh qui les habitent, aller et venir d’une masure à l’autre, et qu’il aperçoit les ruelles tracées sur la plate-forme[16], il ne sait plus que penser d’un tel contraste ; l’illusion s’empare de son esprit, et de si grands travaux paraissent à son imagination l’ouvrage d’un pouvoir surnaturel : il ne saurait se persuader que les aïeux de ces pauvres gens aient su élever cette façade plus haute d’un tiers que notre Louvre, ces majestueuses colonnades, ce portique, cette enceinte ; qu’ils aient sculpté cette merveilleuse profusion d’ornemens qui frappent la vue de toutes parts ; enfin, qu’il se soit trouvé parmi eux un esprit capable de concevoir un plan d’un ensemble aussi parfait[17], et des hommes assez puissans, assez constans, pour l’exécuter. Cependant les indigènes occupent encore le même sol, le climat n’a point changé, le Nil inonde encore le territoire, enfin une nature abondante y prodigue toujours ses bienfaits ; mais l’Égypte a perdu ses lois, et les Égyptiens n’ont plus de patrie.

Le spectateur, déjà familiarisé avec les beautés supérieures de l’architecture égyptienne, trouve encore à Edfoû de quoi exciter en lui une attention nouvelle. C’est là, plus qu’ailleurs, qu’il se fait une idée de l’harmonie et de la régularité des plans ; car ce monument, un des plus grands de ceux de la Thébaïde, est encore le plus complet et le mieux conservé de tous : on saisit donc avec empressement cette occasion d’étudier l’art de la disposition, art dans lequel les architectes de l’antiquité semblent n’avoir rien laissé à désirer ; enfin, on parcourt avec une vive curiosité toutes les parties de cet édifice, et, par la connaissance de ses détails si bien coordonnés entre eux, on acquiert de l’ensemble une idée générale et complète.

  1. Dix lieues.
  2. Un tiers de lieue.
  3. Sorte de jarre en usage par toute l’Égypte.
  4. Les A’bâbdeh affluent dans la Thébaïde, particulièrement près de Syène (Voyez, dans le mémoire de M. du Bois-Aymé, de plus grands détails sur les A’bâbdeh).
  5. Cinq lieues.
  6. Je ne ferai pas ici la recherche de l’ancien nom d’Edfoû : ce point sera traité dans un travail général sur la géographie comparée.
  7. Dans la Table de Peutinger, vulgairement appelée théodosienne, on trouve écrit Tentyra, entre Ombos et Lato : il faut lire Apollinopolis. Les distances marquées sont d’ailleurs fort défectueuses.
  8. Le texte porte Λάττων et Ὄμβροι
  9. Dans un Mémoire sur le système métrique des anciens Égyptiens, je donne une évaluation précise du mille de l’Itinéraire.
  10. Voyez la carte d’Égypte.
  11. Voyez l’Histoire des Ptolémées, par Vaillant.
  12. Ammien Marcellin, lib. XXII, pag. 340 ; Paris, 1681.
  13. Voy. Bossuet, Discours sur l’histoire universelle ; Rollin, Histoire ancienne ; d’Anville et la Nauze, Mémoires de l’Académie des inscriptions, tom. XLIII, in-12.
  14. J’appellerai celui du nord le grand temple, et l’autre le petit temple.
  15. Voyez pl. 48.
  16. Voyez pl. 49.
  17. Voyez pl. 50.