Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II/Section II/Paragraphe 4

§. IV. Des cataractes supérieures.

L’opinion qui a prévalu si long-temps sur la dernière cataracte, provenant de ce qu’on a confondu celle-ci avec les cataractes supérieures, j’ai cru qu’il était utile de faire ici le rapprochement des unes et des autres, pour mieux connaître la source de l’erreur. Je ferai d’abord, d’après Bruce, voyageur trop vanté et trop rabaissé peut-être, l’énumération des chutes qui précèdent celle de Syène. Celle qu’il appelle cataracte de Goutto, la première depuis la source du Nil, ou plutôt de Bahr el-azraq[1], est située près de Kerr, vers le onzième degré et demi de latitude, avant le lac de Tzana ou Dembea : la chute est d’environ seize pieds[2]. Après cette chute, on trouve plusieurs cascades que ce voyageur ne compte pas pour des cataractes.

La seconde est celle d’el-Assar, placée, comme la première, avant le lac de Tzana. Elle prend son nom d’une rivière qui se jette dans le fleuve un peu au-dessous ; sa hauteur est estimée à vingt pieds : la nappe d’eau est très-large, et présente un coup d’œil magnifique[3].

La troisième est celle d’Alata, située au sortir du lac, la plus grande et la plus imposante que Bruce ait observée ; elle a quarante pieds de hauteur : le P. Lobo avait estimé celle-ci à cinquante pieds. C’est à un demi-mille au-dessous qu’on voit un pont sur le Nil, ayant une seule arche.

En traversant la grande chaîne de montagnes qui suit le parallèle du onzième degré, et qui borne au nord le pays des Gongas, chaîne excessivement élevée, le Bahr el-azraq a trois autres chutes considérables[4] et voisines l’une de l’autre ; mais il est impossible d’ajouter foi à la hauteur qu’on rapporte pour la première de ces cataractes, c’est-à-dire deux cent quatre-vingts pieds. On sait que le saut du Niagara, qui, du côté des États-Unis, a cent soixante pieds environ, et d’où il sort un nuage continuel qui s’aperçoit à une grande distance, présente un phénomène qui est unique sur le globe. D’ailleurs, à la manière dont Bruce décrit ces trois cataractes, il est aisé de deviner qu’il ne les a pas vues de ses propres yeux.

Il en est de même de la cataracte suivante, qui est beaucoup plus connue, et qui fait la septième, suivant ce voyageur ; elle est située au-dessus d’Ibrim, et on l’appelle Gianadel, nom que plusieurs écrivent ' Jan-Adel, mais sans fondement : on croit qu’elle est due à une chaîne de montagnes qui va de l’est à l’ouest, vers le 22° 15′ de latitude. Enfin la dernière est celle que j’ai décrite.

El-Edriçy rapporte que les barques de Nubie sont forcées de s’arrêter à la montagne de Gianadel, et que de là les marchandises sont transportées à dos de chameau jusqu’à Syène, qui en est éloignée de douze stations. « En cet endroit, dit-il, le côté qui regarde l’Égypte est escarpé, et le Nil se précipite à travers des rochers aigus avec une impétuosité et une violence épouvantables[5]. » Une station représente une journée de marche de chameau ; la valeur moyenne des stations, dans la Géographie d’el-Edriçy, est de vingt-cinq mille pas : mais il paraît que la difficulté des chemins doit faire réduire cet espace de plus de moitié ; car il n’y a guère que cent à cent vingt mille pas de Gianadel à Syène.

Selon Abou-l-fedâ, « les deux chaînes de montagnes qui enferment la haute Égypte partent de Genâdil : au-dessus d’Asouân, il y a une montagne d’où le Nil coule et forme une cataracte à travers des rochers aigus et élevés, où les barques ne peuvent passer ; c’est là la limite de la navigation des Nubiens, du côté du nord, et des Égyptiens, du côté du midi[6]. » Michaëlis pense que Genâdil[7] est un nom propre également donné à la chute de Syène et à celle qui est au-dessus : j’ignore sur quoi il appuie son opinion ; mais, si elle était fondée, elle contribuerait à expliquer comment l’on a confondu l’une et l’autre cataracte[8]

Les géographes Strabon et Ptolémée, ainsi qu’Héliodore, Eustathe et d’autres anciens, distinguaient seulement deux cataractes, la grande et la petite, quoiqu’ils sussent vaguement qu’il y en avait davantage ; et leurs descriptions s’appliquent toujours à celles de Genâdil et de Syène. Pomponius Mela cite un lac immense d’où le Nil se précipite avec impétuosité ; mais il ne le nomme qu’après avoir parlé de l’île de Meroé, et de la jonction de l’Astapus avec l’Astaboras[9] : aujourd’hui l’on ne connaît aucun lac dans un lieu semblable. Il est bien à présumer que la description de Mela est renversée, c’est-à-dire que ce lac serait celui de Dembea, et que la chute devrait s’entendre de la grande cataracte d’Alata.

Ptolémée place la grande cataracte près de Pselcis, à 22° 30′ de latitude ; ce qui est, à quinze minutes près, la même que celle de Genâdil : ainsi, il n’y a presque pas de doute sur cette position, vu l’éloignement bien plus grand des autres cataractes. Mais Strabon est celui qui donne l’indication la plus précise, en comptant douze cents stades entre la grande et la petite[10] ; car ces douze cents stades font quarante-trois lieues sur le pied de sept cents au degré, évaluation ordinaire de Strabon.

Aristide rapporte qu’en conversant avec un Éthiopien, à l’aide d’un interprète, il apprit qu’il y avait quatre ou même six mois de navigation depuis Syène jusqu’à Meroé, à cause de la grande quantité des cataractes, dont le nombre s’élevait à environ trente-six au-dessus de Pselcis. Quelqu’exagéré que soit le récit d’Aristide, on y trouve une circonstance dont la vérité est frappante : c’est qu’au-delà de Meroé le cours du fleuve est double ; qu’une des deux branches a ses eaux couleur de terre, et l’autre, couleur du ciel[11] : or, c’est précisément ce qui caractérise le Bahr el-abyad et le Bahr el-azraq d’aujourd’hui, autrement la rivière Blanche et la rivière Bleue ; c’est aussi ce qui a fait reconnaître le véritable Nil dans ces derniers temps, et l’on voit que les noms actuels du pays se trouvent conformes à cette distinction.

Je n’ai pas encore parlé de Philostrate, auteur qui nous a transmis des détails intéressans sur l’Éthiopie et sur le Nil, dans sa Vie du fameux Apollonius de Tyane ; j’y ai trouvé une description des cataractes supérieures, que je vais rapporter en peu de mots. Il représente Apollonius voyageant avec ses compagnons, tantôt par terre, tantôt sur le fleuve, et visitant tous les lieux avec la plus grande curiosité. Après avoir quitté le pays des gymnosophistes, Apollonius et les siens se dirigèrent vers les montagnes ou catadupes, en remontant le Nil du côté gauche. « Les catadupes, dit Philostrate, sont des montagnes escarpées d’où le Nil descend, en arrachant la terre qui forme le limon d’Égypte : le bruit du Nil, dans sa chute, est épouvantable ; aussi plusieurs ont perdu l’ouïe pour s’être avancés trop près. En approchant, ils commencèrent à entendre un bruit semblable à celui du tonnerre qui gronde ; alors Timasion leur dit : Nous voici près de la cataracte qui est la dernière pour ceux qui descendent le Nil, et la première pour ceux qui le remontent[12]. Après avoir marché dix stades, ils virent le fleuve tombant de la montagne, ayant la grandeur du Marsyas et du Méandre à leur jonction. À quinze stades de là, ils entendirent le bruit d’une cataracte deux fois plus considérable et plus haute, et insupportable à l’ouïe, tellement que les compagnons d’Apollonius ne voulurent pas avancer plus loin ; mais celui-ci, accompagné d’un gymnosophiste et de Timasion, se rendit à la cataracte. De retour, il raconta aux siens que c’était là. qu’étaient les sources du Nil, paraissant suspendues à une hauteur prodigieuse[13], que la rive était comme une carrière immense où l’eau se précipitait toute blanche d’écume avec un fracas effroyable, et qu’enfin le chemin de ces sources était excessivement roide et escarpé, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer[14]. »

Il paraît évident, par cette description, qu’Apollonius voyageait sur la rivière Bleue, et non sur la rivière Blanche, et qu’il était arrivé aux plus hautes montagnes que le Nil traverse sous le parallèle du onzième degré : c’est là que nous avons vu qu’il y avait trois cataractes plus considérables que toutes celles du fleuve. Parmi les modernes, aucun Européen n’est encore parvenu dans ces lieux impraticables, et l’on sait que les anciens ont beaucoup mieux connu que nous l’intérieur de l’Afrique. Je passe sous silence la description des peuples qui habitent ce pays, et je ferai seulement remarquer dans ce passage, que Philostrate paraîtrait favorable à ceux qui ont regardé la rivière Bleue comme le Nil des anciens. On pourrait en dire autant du passage de Pomponius Mela que j’ai rapporté plus haut, et aussi d’un autre passage d’Æthicus : ce dernier, dans sa Cosmographie, dit que le Nil, à sa source, forme un grand lac de 154 milles de tour, et qu’en sortant de ce lac il arrive aux anciennes cataractes (ad cataractas veteriores), après avoir parcouru 454 milles[15], c’est-à-dire 300 milles depuis le lac. Or le lac de Dembea est en effet de cette grandeur, et le cours du fleuve a aussi 300 milles depuis le lac jusqu’aux cataractes situées sous le onzième degré ; mais cela ne prouverait pas que la branche principale du Nil fût celle-là, comme l’ont imaginé les jésuites portugais, et Bruce après eux. Je n’ajouterai plus qu’une remarque, c’est qu’il paraît que Bruce, qui ne pouvait parcourir pied à pied une aussi grande étendue de pays que celle qu’il a décrite, avait du moins recueilli des renseignemens assez exacts, et qu’il ne s’en est pas tenu à copier uniquement les relations des jésuites portugais, comme on l’en a accusé un peu injustement.

La description qu’il fait de la cataracte d’Alata donne l’idée d’un spectacle si magnifique et d’un effet si grand, qu’il ne saurait, dit-il, s’effacer de la mémoire. Le bruit de la chute est tel, qu’il plonge dans un état de stupeur et de vertige, et que le spectateur n’a plus ses facultés pour observerle phénomène avec attention. La nappe d’eau qui se précipite a un pied d’épaisseur, et plus d’un demi-mille de large ; elle s’élance d’environ quarante pieds dans un vaste bassin, d’où le fleuve rejaillit avec fureur, et répand en diverses directions des flots tout bouillonnans et pleins d’écume[16]. L’eau en tombant forme un arc, sous lequel, suivant Bruce, il est impossible qu’on se place (quoi qu’en ait dit le P. Lobo), parce que l’épouvantable fracas de la chute mettrait en danger de perdre l’ouïe ; un brouillard épais, ajoute-t-il, s’élève continuellement au-dessus de la cataracte. Ce tableau paraîtrait convenir en quelques points à la description de Philostrate ; mais, dans cette dernière, il n’est pas question du lac au sortir duquel se trouve la chute d’Alata, et l’on voit, au contraire, des circonstances qui se rapportent bien aux cataractes de la grande chaîne de Fazuclo ou du onzième degré.

La seule conséquence que je tirerai de ces relations anciennes et modernes, c’est qu’il y avait et qu’il y a encore cinq ou six cataractes où la chute est très-haute et le bruit considérable ; savoir, celle d’el-Assar, celle d’Alata, celles de Fazuclo, et celle de Genâdil, et que, si l’on a prétendu que le bruit de la dernière cataracte frappait de surdité les habitans du voisinage, il ne faut pas moins l’attribuer à l’existence des cataractes supérieures avec lesquelles on l’a confondue, qu’à un ancien état du lit du fleuve, supposé très-différent de ce qu’il est aujourd’hui.

  1. L’opinion la plus récente est que le Bahr el-azraq, ou rivière Bleue, n’est pas le Nil, mais bien le Bahr el-abyad, ou rivière Blanche, que l’on croit prendre sa source dans le pays de Donga, au huitième degré de latitude nord, et douze degrés plus à l’ouest que les sources de la rivière Bleue. Bruce, comme on sait, en décrivant ces prétendues sources du Nil, n’a fait que répéter la description donnée par les missionnaires portugais un siècle et demi auparavant.
  2. Voyage de Bruce, t. III, p. 654
  3. Voyage de Bruce, t. III, p. 642 et suiv.
  4. Ibid., p. 481 et suiv.
  5. Geogr. Nub., pag. 17 ; Paris, 1619.
  6. Abulf. Descript. Ægypt., p. I ; Gotting., 1776.
  7. Ce mot est écrit ainsi dans Abou-l-fedâ.
  8. Il résulte des recherches que en arabe, M. Raige a bien voulu faire à ma prière sur ce nom que l’on ne peut s’en tenir au sens de Genâdil, pluriel de gendal, qui signifie pierre suivant Golius ; et dont la racine veut dire renverser : il préfère le sens de Genâdil, dont le premier mot signifie en arabe, élevé*, et à la racine, tomber, se précipiter ; le second mot est persan, et désigne métaphoriquement une qualité excessive.
  9. Pomp. Mela, de situ orbis, p. 27 ; Lugd. Batav., 1646.
  10. Strab. Geogr. l. XVII, p. 786.

    * Littéralement, gibbosum.

  11. Æl. Arist. in Ægyptio, edente S. Jebb, p. 346 ; Oxon., 1722.
  12. Il paraît que Philostrate ne compte pas ici les cataractes de Genâdil et de Syène.
  13. Il y a dans le texte huit stades.
  14. Philostr. Oper., p. 299 et seq. ; Paris, 1608
  15. Æthic. Cosmogr., pag. 491 ; Lugd. Batav., 1646
  16. La hauteur de cette chute surpasse de dix à douze pieds celle de l’Orénoque à Maypurès, mesurée par M. de Humboldt.