Des pas sur la neige

paru dans le journal Excelsior (p. 64-74).


VII

Des pas sur la neige


La Roncière, par Bassicourt,
le 14 novembre.

Prince Rénine, boulevard Haussmann, Paris.

« Mon cher ami,

« Vous devez me trouver bien ingrate. Depuis trois semaines que je suis ici, pas une lettre de moi ! Pas un remerciement ! Et pourtant, j’ai fini par comprendre à quelle affreuse mort vous m’aviez arrachée et le secret de cette histoire effrayante ! Mais, que voulez-vous ? Je suis sortie de tout cela dans un tel état d’accablement ! J’avais un tel besoin de repos et de solitude ! Rester à Paris ? Continuer avec vous nos expéditions ? Non, mille fois non ! Assez d’aventures ! Celles du prochain sont fort intéressantes. Mais celles dont on est victime et dont on manque mourir… Ah ! cher ami, quelle horreur ! Comment oublierai-je jamais ?…

« Alors ici, à la Roncière, c’est le grand calme. Ma vieille cousine Ermelin me choie et me dorlote comme une malade. Je reprends des couleurs, et tout va bien de la sorte. Tout va si bien que je ne pense plus du tout à m’intéresser aux affaires des autres, mais plus du tout. Ainsi figurez-vous… (je vous raconte cela parce que, vous, vous êtes incorrigible, curieux comme une vieille portière, et toujours disposé à vous occuper de ce qui ne vous regarde pas) figurez-vous donc qu’hier j’ai assisté à une rencontre assez curieuse. Antoinette m’avait menée à l’auberge de Bassicourt, où nous prenions le thé dans la grande salle, parmi les paysans — c’était jour de marché — lorsque l’arrivée de trois personnes, deux hommes et une femme, mit brusquement fin aux conversations.

« L’un des hommes était un gros fermier vêtu d’une longue blouse, avec une face rubiconde et joyeuse, qu’encadraient des favoris blancs. L’autre, plus jeune, habillé de velours à côtes, avait une figure jaune, sèche et hargneuse. Chacun d’eux portait en bandoulière un fusil de chasse. Entre eux, il y avait une jeune femme mince, petite, enveloppée dans une mante brune, coiffée d’une toque de fourrure, et dont le visage un peu maigre, excessivement pâle, surprenait par sa distinction et sa délicatesse.

« — Le père, le fils et la bru, murmura ma cousine Ermelin.

« — Comment ? cette charmante créature est la femme de ce rustaud ?

« — Et la belle-fille du baron de Gorne.

« — Un baron, le vieux bonhomme qui est là ?

« — Le descendant d’une très noble famille qui habitait le château autrefois. Il a toujours vécu en paysan… grand chasseur, grand buveur, grand chicanier, toujours en procès, à peu près ruiné. Le fils, Mathias, plus ambitieux, moins attaché à la terre, a fait son droit, puis s’est embarqué pour l’Amérique, puis, ramené au village par le manque d’argent, s’est épris d’une jeune fille de la ville voisine. La malheureuse, on ne sait pas trop pourquoi, a consenti au mariage… et voilà cinq ans qu’elle vit comme une recluse, ou plutôt comme une prisonnière, dans un petit manoir tout proche, le Manoir-au-Puits.

« — Entre le père et le fils ? demandai-je.

« — Non, le père habite au bout du village, une ferme isolée.

« — Et le sieur Mathias est jaloux ?

« — Un tigre.

« — Sans raison ?

« — Sans raison, car ce n’est pas la faute de Natalie de Gorne, qui est la femme la plus honnête, si, depuis quelques mois, un beau cavalier rôde autour du manoir. Cependant les de Gorne ne déragent pas.

« — Comment, le père aussi ?

« — Le beau cavalier est le dernier descendant de ceux qui ont acheté le château jadis. D’où la haine du vieux de Gorne. Jérôme Vignal, que je connais et que j’aime beaucoup, est joli garçon, très riche, et il a juré — c’est le vieux qui raconte cela quand il est pris de boisson — d’enlever Natalie de Gorne. D’ailleurs, écoutez…

« Au milieu d’un groupe qui s’amusait à le faire boire et le pressait de questions, le bonhomme, déjà éméché, s’exclamait avec un accent d’indignation et un sourire goguenard dont le contraste était vraiment comique.

« — Il en sera pour ses frais, que j’vous dis, ce bellâtre-là ! Il a beau faire la maraude de not’côté et reluquer la petite… Chasse gardée ! S’il approche de trop près, un coup de fusil, n’est-ce pas, Mathias ?

« Il empoigna la main de sa belle-fille.

« — Et puis, la petite sait se défendre aussi, ricana-t-il. Hein ! Natalie, les galants, t’en veux point ?

« Toute confuse d’être ainsi apostrophée, la jeune femme rougit, tandis que son mari bougonnait :

« — Vous feriez mieux de tenir votre langue, mon père. Il y a des choses qu’on ne dit pas tout haut.

« — Les choses qui tiennent à l’honneur, ça se règle en public, riposta le vieux. Pour moi, l’honneur des de Gorne, ça passe avant tout, et c’est pas ce godelureau-là, avec ses airs de Parisien…

« Il s’arrêta net. En face de lui, quelqu’un qui venait d’entrer paraissait attendre la fin de la phrase. C’était un grand gars solide, en costume de cheval, la cravache à la main, et dont la physionomie énergique, un peu dure, était animée par de beaux yeux qui souriaient ironiquement.

« — Jérôme Vignal, souffla ma cousine.

« Le jeune homme ne semblait nullement embarrassé. Apercevant Natalie, il la salua profondément, et, comme Mathias de Gorne avançait d’un pas vers lui, il le dévisagea, ayant l’air de dire :

« — Eh bien ! et puis après ?

« Et l’attitude était si insolente que les de Gorne détachèrent leurs fusils et les empoignèrent à deux mains comme des chasseurs à l’affût. Le fils avait un regard féroce.

« Jérôme demeura impassible sous la menace. Puis au bout de quelques secondes, s’adressant à l’aubergiste :

« — Dites donc, j’étais venu pour voir le père Vasseur. Mais son échoppe est fermée. Vous voudrez bien lui donner la gaine de mon revolver qui est décousue, n’est-ce pas ?

« Il tendit la gaine à l’aubergiste et ajouta en riant :

« — Je garde le revolver au cas où j’en aurais besoin. Sait-on jamais ?

« Puis, toujours impassible, il choisit une cigarette dans un étui d’argent, l’alluma au feu de son briquet, et sortit. Par la fenêtre, on le vit qui sautait sur son cheval et qui s’éloignait au petit trot.

« — Crebleu de bon sang ! jura le vieux de Gorne, en avalant un verre de cognac.

« Son fils lui colla la main sur la bouche et le contraignit à s’asseoir. Près d’eux, Natalie de Gorne pleurait…

« Voilà, cher ami, mon histoire. Comme vous le voyez, elle n’est pas palpitante, et ne mérite pas votre attention. Rien de mystérieux là-dedans. Aucun rôle à jouer pour vous. Et j’insiste même, particulièrement, pour que vous ne cherchiez pas là le prétexte d’une intervention qui serait tout à fait inopportune. Évidemment, j’aurais grand plaisir à ce que cette malheureuse femme qui, paraît-il, est une vraie martyre, soit protégée. Mais, je vous le répète, laissons les autres se débrouiller, et restons-en là de nos petites expériences… »

Rénine acheva la lettre, la relut, et conclut :

— Allons, tout est prêt pour le mieux. On ne veut plus continuer nos petites expériences parce que nous en sommes à la septième, et qu’on a peur de la huitième qui, d’après notre pacte, a une signification toute spéciale. On ne veut plus… tout en voulant… sans avoir l’air de vouloir.

Il se frotta les mains. Cette lettre lui apportait un témoignage précieux de l’influence que, peu à peu, doucement et patiemment, il avait prise sur la jeune femme. C’était un sentiment assez complexe, où il y avait de l’admiration, une confiance sans bornes, de l’inquiétude parfois, de la crainte et presque de l’effroi, mais de l’amour aussi, il en avait la conviction. Compagne d’aventures auxquelles elle participait avec une camaraderie qui excluait toute gêne entre eux, voilà qu’elle avait peur soudain, et qu’une sorte de pudeur, mêlée de coquetterie, la poussait à se dérober.

Le soir même, qui était un soir de dimanche, Rénine prenait le train.

Et, au petit matin, après avoir parcouru en diligence, sur un chemin tout blanc de neige, les deux lieues qui séparaient la petite ville de Pompignat où il descendit, du village de Bassicourt, il apprit que son voyage pourrait avoir quelque utilité : la nuit, on avait entendu trois coups de feu dans la direction du Manoir-au-Puits.


— Le dieu de l’amour et du hasard me favorise, se dit-il. S’il y a eu conflit entre le mari et l’amoureux, j’arrive à temps.

— Trois coups de feu, brigadier. Je les ai entendus comme je vous vois, déclarait un paysan que les gendarmes interrogeaient dans la salle de l’auberge, où Rénine était entré.

— Moi aussi, dit le garçon d’auberge. Trois coups de feu… Il était peut-être minuit. La neige qui tombait depuis neuf heures, avait cessé… et ça a retenti dans la plaine tout à la suite… pan, pan, pan.

Cinq autres paysans encore témoignèrent. Le brigadier et ses hommes, eux, n’avaient rien entendu, la gendarmerie tournant le dos à la plaine. Mais il survint un valet de ferme et une femme, qui se dirent au service de Mathias de Gorne, et qui, en congé depuis l’avant-veille à cause du dimanche, arrivaient du Manoir où ils n’avaient pu pénétrer.

— La porte de l’enclos est fermée, monsieur le gendarme, fit l’un d’eux. C’est la première fois. Tous les matins, M. Mathias va l’ouvrir lui-même sur le coup d’six heures, en hiver comme en été. Or, voilà qu’il est plus de huit heures. J’ai appelé. Personne. Alors on est venu vous voir.

— Vous auriez pu vous renseigner chez M. de Gorne père, leur dit le brigadier. Il habite sur le chemin.

— Dame, ma foi oui, mais on n’y a pas pensé.

— Allons-y, décida le brigadier.

Deux de ses hommes l’accompagnèrent, ainsi que les paysans et un serrurier que l’on réquisitionna. Rénine se joignit au groupe.

Tout de suite, à l’extrémité du village on passa devant la cour du vieux de Gorne, et Rénine le reconnut à la description qu’Hortense lui en avait faite.

Le bonhomme attelait sa voiture. Mis au courant de l’affaire, il s’esclaffa.

— Trois coups de feu ? Pan, pan, pan ? Mais, mon cher brigadier, le fusil de Mathias n’a que deux coups.

— Et cette porte close ?

— C’est qu’il dort, le fiston, voilà tout. Hier soir il est venu vider une bouteille avec moi, peut-être bien deux… ou même trois… et ce matin il fait la grasse matinée avec Natalie.

Il grimpa sur le siège de son véhicule, une vieille charrette à bâche toute rapiécée, et fit claquer son fouet.

— Au revoir la compagnie. C’est pas vos trois coups de feu qui m’empêcheront d’aller au marché de Pompignat, comme chaque lundi. J’ai deux veaux sous la bâche, qui peuvent pus attendre l’abattoir. Bien le bonjour, camarades.

On se remit en route.

Rénine s’approcha du brigadier et déclina son nom.

— Je suis un ami de Mlle Ermelin, du hameau de La Roncière, et, comme il est trop tôt pour me présenter chez elle, je vous demanderai la permission de faire avec vous le détour du Manoir. Mlle Ermelin est en relations avec Mme de Gorne, et je serais heureux de la tranquilliser, car j’espère bien qu’il n’y a rien eu au Manoir, n’est-ce pas ?

— S’il y a eu quelque chose, répondit le brigadier, nous lirons ça comme sur une carte, rapport à la neige.

C’était un homme jeune, sympathique, qui paraissait intelligent et débrouillard. Dès le début, il avait relevé avec beaucoup de clairvoyance des traces de pas que Mathias avait laissées, la veille au soir, en retournant chez lui, traces qui se mêlèrent bientôt aux empreintes formées dans les deux sens par le domestique et par la fille de ferme. Ils arrivèrent ainsi devant les murs d’un domaine dont le serrurier ouvrit aisément la porte.

Désormais, une seule piste s’offrait sur la neige immaculée, celle de Mathias, et il fut facile de noter que le fils avait dû largement participer aux libations du père, la ligne des pas présentant des courbes brusques qui la faisaient dévier jusqu’aux arbres de l’avenue.

Deux cents mètres plus loin se dressaient les bâtiments lézardés et délabrés du Manoir-au-Puits. La porte principale en était ouverte.

— Entrons, dit le brigadier.

Et, dès le seuil franchi, il murmura :

— Oh ! oh ! Le vieux de Gorne a eu tort de ne pas venir. On s’est battu ici.

La grande salle était en désordre. Deux chaises cassées, la table renversée, des éclats de porcelaine et de verre attestaient la violence de la lutte. La grande horloge qui gisait à terre marquait 11 h. 12.

Sous la conduite de la fille de ferme, on monta vivement au premier étage. Ni Mathias ni sa femme n’étaient là. Mais la porte de leur chambre avait été défoncée avec un marteau que l’on trouva sous le lit.

Rénine et le brigadier redescendirent. La salle communiquait par un couloir avec la cuisine, située en arrière, et qui avait une sortie directe sur un petit enclos pris dans le verger. Au bout de cet enclos, un puits près duquel il fallait nécessairement passer.

Or, du seuil de la cuisine jusqu’au puits, la neige, qui n’était pas bien épaisse, avait été balayée de façon irrégulière, comme si l’on avait traîné un corps. Et autour du puits, des traces de piétinements s’enchevêtraient, montrant que la lutte avait dû recommencer à cet endroit. Le brigadier retrouva les empreintes de Mathias, et d’autres, des nouvelles, plus élégantes et plus fines.

Elles s’en allaient, celles-là, droit dans le verger, toutes seules. Et trente mètres plus loin, près d’elles, on ramassa un browning, qu’un des paysans reconnut pour être semblable à celui que, l’avant-veille, Jérôme Vignal avait sorti dans l’auberge.

Le brigadier examina le chargeur : trois des sept balles avaient été tirées.

Ainsi le drame se reconstituait peu à peu dans ses grandes lignes, et le brigadier, qui avait ordonné que l’on se tînt à l’écart et que tout l’emplacement des vestiges fût respecté, revint vers le puits, se pencha, posa quelques questions à la fille de ferme, et murmura, tout en se rapprochant de Rénine :

— Cela me paraît assez clair.

Rénine lui prit le bras.

— Parlons sans détours, brigadier. Je connais suffisamment l’affaire, étant comme je vous l’ai dit, en relations avec Mlle Ermelin, laquelle est une amie de Jérôme Vignal et connaît aussi Mme de Gorne. Est-ce que vous supposez ?…

— Je ne veux rien supposer. Je constate simplement que quelqu’un est venu hier soir…

— Par où ? Les seules traces d’une personne venant vers le Manoir sont celles de M. de Gorne.

— C’est que l’autre personne, celle dont les empreintes révèlent des bottines plus élégantes, est arrivée avant la tombée de la neige, c’est-à-dire avant neuf heures.

— Elle se serait donc cachée dans un coin de la salle, d’où elle aurait guetté le retour de M. de Gorne, lequel est venu après la neige ?

— Précisément. Dès l’entrée de Mathias, l’individu a sauté sur lui. Il y a eu combat. Mathias s’est sauvé par la cuisine. L’individu l’a poursuivi jusqu’auprès du puits et a tiré trois coups de revolver.

— Et le cadavre ?

— Dans le puits.

Rénine protesta.

— Oh ! oh ! comme vous y allez !

— Dame, monsieur, la neige est là, qui nous raconte l’histoire ; et la neige nous dit très nettement : après la lutte, après les trois coups de feu, un seul homme s’est éloigné et a quitté la ferme, un seul, et les traces de ses pas ne sont pas celles de Mathias de Gorne. Alors où se trouve Mathias de Gorne ?

— Mais ce puits… on pourra faire des recherches ?

— Non, c’est un puits sans fond accessible. Il est connu dans la région, et c’est par lui que l’on désigne ce manoir.

— Ainsi vous croyez vraiment ?…

— Je le répète. Après la tombée de neige, une seule arrivée : Mathias. Un départ : l’étranger.

— Et Mme de Gorne ? Tuée aussi, et précipitée comme son mari ?

— Non, enlevée.

— Enlevée ?

— Rappelez-vous la porte de sa chambre, démolie à coups de marteau…

— Voyons, voyons, brigadier, vous affirmez vous-même qu’il n’y a eu qu’un départ, celui de l’étranger.

— Penchez-vous. Examinez les pas de cet homme. Regardez comme ils sont enfoncés dans la neige, enfoncés au point qu’ils percent jusqu’au sol. Ce sont les pas d’un homme chargé d’un lourd fardeau. L’étranger portait Mme de Gorne sur son épaule.

— Il y a donc une sortie dans cette direction ?

— Oui, une petite porte dont la clef ne quittait pas Mathias de Gorne. Il lui aura pris cette clef.

— C’est une sortie vers la campagne ?

— Oui, un chemin qui rejoint à douze cents mètres la route départementale… Et savez-vous où ?

— Non.

— Au coin même du château.

— Le château de Jérôme Vignal ?

— Le château de Jérôme Vignal.

Rénine fit, entre ses dents :

— Bigre ! ça devient grave. Si la piste continue jusqu’au château et qu’elle s’y arrête, nous sommes fixés.

La piste continuait jusqu’au château, ils purent s’en rendre compte après l’avoir suivie à travers des champs onduleux où la neige s’était amoncelée par endroits. Les abords de la grande grille avaient été balayés, mais ils constatèrent qu’une autre piste, formée, celle-ci, par les deux roues d’une voiture, s’en allait dans un sens opposé au village.

Le brigadier sonna. Le concierge qui avait déblayé également l’allée principale arriva, un balai à la main. Interrogé, cet homme répondit que Jérôme Vignal était parti ce matin avant que personne ne fût levé, et après avoir attelé lui-même sa voiture.

— En ce cas, dit Rénine, lorsqu’ils se furent éloignés, il n’y a qu’à suivre les traces de roues.

— Inutile, déclara le brigadier. Ils ont pris le chemin de fer.

— À la station de Pompignat, d’où je viens ? Mais alors ils auraient passé par le village…

— Justement, ils ont choisi l’autre direction, parce qu’elle conduit au chef-lieu où s’arrêtent les rapides. C’est là où réside le Parquet. Je vais téléphoner, et comme aucun train ne quitte le chef-lieu avant onze heures, on n’aura qu’à surveiller la station.

— Je crois que vous êtes dans la bonne voie, brigadier, dit Rénine, et je vous félicite de la façon dont vous avez mené votre enquête.

Ils se séparèrent.


Rénine fut sur le point de rejoindre Hortense Daniel au hameau de La Roncière, mais, tout bien réfléchi, il préféra ne pas la voir avant que les choses ne prissent une tournure plus favorable, et, regagnant l’auberge du village, il lui fit porter ces quelques lignes :

« Très chère amie,

« J’ai cru comprendre en lisant votre lettre que, toujours émue par les choses du cœur, vous désiriez protéger les amours de Jérôme et de Natalie. Or tout permet de supposer que ce monsieur et cette dame, sans demander conseil à leur protectrice, se sont sauvés après avoir jeté Mathias de Gorne au fond d’un puits.

« Excusez-moi de ne pas vous rendre visite. Cette affaire est diablement obscure, et près de vous je n’aurais pas la liberté d’esprit nécessaire pour y réfléchir… »

Il était alors dix heures et demie. Rénine alla se promener dans la campagne, les mains au dos, et sans regarder le beau spectacle des plaines blanches. Il rentra déjeuner, toujours pensif, indifférent au bavardage des clients de l’auberge, qui, tout autour de lui, commentaient les événements.

Il monta ensuite dans sa chambre, et s’y était endormi depuis un temps assez long, lorsque des coups, à la porte, le réveillèrent. Il ouvrit.

— Vous !… vous… murmura-t-il.

Hortense et lui se contemplèrent quelques secondes, silencieusement, les mains dans les mains, comme si rien, aucune pensée étrangère et aucune parole ne pouvait se mêler à la joie de leur rencontre. À la fin il prononça :

— J’ai eu raison de venir ?

— Oui, dit-elle avec douceur… Oui… Je vous attendais…

— Peut-être eût-il été préférable que vous me fissiez venir plus tôt au lieu d’attendre… Les événements n’ont pas attendu, eux, et je ne sais trop ce qui va advenir de Jérôme Vignal et de Natalie de Gorne.

— Comment ! vous n’êtes pas au courant ? dit-elle vivement.

— Au courant de quoi ?

— On les a arrêtés. Ils prenaient le rapide.

Rénine objecta :

— Arrêtés… non. On n’arrête pas ainsi. Il faut les interroger d’abord.

— C’est ce qu’on fait à l’heure actuelle. La justice perquisitionne.

— Où ?

— Au château. Et comme ils sont innocents… Car ils sont innocents, n’est-ce pas ? vous n’admettez pas plus que moi qu’ils soient coupables ?

Il répondit :

— Je n’admets rien et ne veux rien admettre, chère amie. Cependant, je dois vous dire que tout est contre eux… Sauf un fait, c’est que tout est trop contre eux. Il n’est pas normal que tant de preuves soient accumulées, ni que celui qui tue raconte son histoire avec une pareille candeur. En dehors de cela, rien que ténèbres et contradictions.

— Alors ?

— Alors, je suis très embarrassé.

— Mais vous avez un plan ?

— Aucun jusqu’ici. Ah ! si je pouvais le voir, lui, Jérôme Vignal… la voir, elle Natalie de Gorne, et les entendre, et connaître ce qu’ils disent pour leur défense ! Mais vous comprenez bien que l’on ne me permettra ni de les questionner, ni d’assister à leur interrogatoire. Du reste, ce doit être fini.

— Fini au château, dit-elle, mais cela va se continuer au Manoir.

— On les emmène au Manoir ? fit-il vivement.

— Oui… du moins d’après ce que dit l’un des deux chauffeurs qui ont amené les automobiles du Parquet.

— Oh ! en ce cas, s’écria Rénine, tout s’arrange. Le Manoir ! Mais nous y serons aux premières loges. Nous verrons et nous entendrons tout, comme il me suffit d’un mot, d’une intonation, d’un clignement d’œil, pour découvrir le petit indice qui me manque, nous pouvons avoir quelque espoir. Venez, chère amie.

Il la conduisit par la route directe qu’il avait suivie le matin et qui aboutissait à la porte que le serrurier avait ouverte. Les gendarmes laissés en faction au Manoir avaient pratiqué un passage dans la neige, le long de la ligne des empreintes et autour de la maison. Le hasard permit à Hortense et à Rénine d’approcher sans être vus et de pénétrer par une fenêtre latérale dans un couloir où s’accrochait un escalier de service. Quelques marches plus haut se trouvait une petite pièce qui ne prenait jour, par une sorte d’œil-de-bœuf, que sur une grande salle du rez-de-chaussée. Lors de sa visite du matin, Rénine avait remarqué cet œil-de-bœuf, que recouvrait à l’intérieur un morceau d’étoffe. Il écarta l’étoffe et découpa l’un des carreaux.

Quelques minutes plus tard, un bruit de voix s’élevait de l’autre côté la maison, aux abords du puits, sans doute. Le bruit devint plus distinct. Plusieurs personnes envahirent la maison. Quelques-unes montèrent au premier étage, tandis que le brigadier arrivait avec un jeune homme dont ils ne virent que la haute silhouette.

— Jérôme Vignal, fit Hortense.

— Oui, dit Rénine. On interroge d’abord Mme de Gorne, là-haut, dans sa chambre.

Un quart d’heure passa. Puis les personnes du premier étage redescendirent et entrèrent. C’étaient le substitut du procureur, son greffier, un commissaire de police et deux agents.

Mme de Gorne fut introduite, et le substitut pria Jérôme Vignal d’avancer.

Le visage de Jérôme était bien celui de l’homme énergique qu’Hortense avait dépeint dans sa lettre. Il ne montrait aucune inquiétude, mais bien plutôt de la décision et une volonté ferme. Natalie, petite et toute menue d’apparence, les yeux pleins de fièvre, donnait cependant une même impression de calme et de sécurité.

Le substitut, qui examinait les meubles en désordre et les traces du combat, la fit asseoir, et dit à Jérôme :

— Monsieur, je vous ai posé jusqu’ici peu de questions, voulant avant tout, au cours de l’enquête sommaire que j’ai menée en votre présence et que reprendra le juge d’instruction, vous montrer les raisons très graves pour lesquelles je vous ai prié d’interrompre votre voyage et de revenir ainsi que Mme de Gorne. Vous êtes maintenant à même de réfuter les charges vraiment troublantes qui pèsent sur vous. Je vous demande donc de me dire l’exacte vérité.

— Monsieur le substitut, répondit Jérôme, les charges qui m’accablent ne m’émeuvent guère. La vérité que vous réclamez sera plus forte que tous les mensonges accumulés contre moi par le hasard.

— Nous sommes ici pour la mettre en lumière, monsieur.

— La voici.

Il se recueillit un instant et raconta, d’une voix claire et franche :

— J’aime profondément Mme de Gorne. Dès la première heure où je l’ai rencontrée, j’ai conçu pour elle un amour qui n’a pas de limites, mais qui, si grand qu’il soit, et si violent, a toujours été dominé par l’unique souci de son honneur. Je l’aime, mais je la respecte encore plus. Elle a dû vous le dire, et je vous le redis : Mme de Gorne et moi, nous nous sommes adressé la parole, cette nuit, pour la première fois.

Il continua, d’une voix plus sourde :

— Je la respecte d’autant plus qu’elle est plus malheureuse. Au vu et au su de tout le monde, sa vie est un supplice de chaque minute. Son mari la persécutait avec une haine féroce et une jalousie exaspérée. Interrogez les domestiques. Ils vous diront le calvaire de Natalie de Gorne, les coups qu’elle recevait, et les outrages qu’elle devait supporter. C’est à ce calvaire que j’ai voulu mettre un terme en usant du droit de secours que possède le premier venu quand il y a excès de malheur et d’injustice. Trois fois, j’ai averti le vieux de Gorne, le priant d’intervenir, mais j’ai trouvé en lui, à l’endroit de sa belle-fille, une haine presque égale, la haine que beaucoup d’êtres éprouvent pour ce qui est beau et noble. C’est alors que j’ai résolu d’agir directement, et que j’ai tenté hier soir, auprès de Mathias de Gorne, une démarche… un peu insolite, mais qui pouvait, qui devait réussir, étant donné le personnage. Je vous jure, monsieur le substitut, que je n’avais point d’autre intention que de causer avec Mathias de Gorne. Connaissant certains détails de sa vie qui me permettaient de peser sur lui d’une manière efficace, je voulais profiter de cet avantage pour atteindre mon but. Si les choses ont tourné autrement, je n’en suis pas entièrement responsable. Je vins donc un peu avant 9 heures. Les domestiques, je le savais, étaient absents. Il m’ouvrit lui-même. Il était seul.

— Monsieur, interrompit le substitut, vous affirmez là, comme Mme de Gorne du reste l’a fait tout à l’heure, une chose qui est manifestement contraire à la vérité. Mathias de Gorne n’est rentré, hier, qu’à 11 heures du soir. De cela deux preuves précises : le témoignage de son père, et la marque de ses pas sur la neige, qui tomba de 9 h. 15 à 11 heures.

— Monsieur le substitut, déclara Jérôme Vignal, sans remarquer le mauvais effet produit par son obstination, je raconte les choses telles qu’elles furent et non pas telles qu’on peut les interpréter. Je reprends. Cette horloge marquait neuf heures moins dix exactement, quand j’entrai dans cette salle. Croyant à une attaque, M. de Gorne avait décroché son fusil. Je mis mon revolver sur la table, hors de ma portée, et je m’assis.

« — J’ai à vous parler, monsieur, lui dis-je. Veuillez m’écouter.

« Il ne bougea pas et n’articula pas une seule syllabe. Je parlai donc. Et, tout de suite, crûment, sans aucune de ces explications préalables qui auraient pu atténuer la brutalité de ma proposition, je prononçai les quelques phrases que j’avais préparées :

« — Depuis plusieurs mois, monsieur, j’ai fait une enquête minutieuse sur votre situation financière. Toutes vos terres sont hypothéquées. Vous avez signé des traites dont l’échéance approche et auxquelles il est matériellement impossible que vous fassiez honneur. Du côté de votre père, rien à espérer, lui-même étant fort mal en point. Donc vous êtes perdu. Je viens vous sauver.

« Il m’observa, puis, toujours taciturne, s’assit, ce qui signifiait, n’est-ce pas, que ma démarche ne lui déplaisait pas trop. Alors, je tirai de ma poche une liasse de billets de banque que je déposai en face de lui, et je poursuivis :

« — Voilà soixante mille francs, monsieur. Je vous achète le Manoir-au-Puits et les terres qui en dépendent, hypothèques à ma charge. C’est exactement le double de ce que ça vaut.

« Je vis ses yeux briller.

« Il murmura :

« — Les conditions ?

« — Une seule, votre départ pour l’Amérique.

« Monsieur le substitut, nous avons discuté pendant deux heures. Non pas que mon offre l’indignât, je ne l’aurais pas risquée si je n’avais connu mon adversaire, mais il voulait davantage, et il discuta âprement, tout en évitant de prononcer le nom de Mme de Gorne, à qui, moi-même, je n’avais pas fait une seule allusion. Nous avions l’air de deux individus qui, à propos d’un litige quelconque, cherchent une transaction, un terrain où ils puissent s’entendre, alors qu’il s’agissait de la destinée même et du bonheur d’une femme. Enfin, de guerre lasse, j’acceptai un compromis, et nous arrivâmes à un accord que je voulus aussitôt rendre définitif. Deux lettres furent échangées entre nous, l’une par laquelle il me cédait le Manoir-au-Puits contre la somme versée ; l’autre, qu’il empocha aussitôt, et par laquelle je devais lui envoyer en Amérique une somme égale le jour où le divorce serait prononcé.

« L’affaire était donc conclue. Je suis sûr qu’à ce moment il acceptait de bonne foi. Il me considérait moins comme un ennemi et comme un rival que comme un monsieur qui vous rend service. Il alla même, afin que je puisse rentrer chez moi directement, jusqu’à me donner la clef qui ouvre la petite porte de la campagne. Par malheur, tandis que je prenais ma casquette et mon manteau, j’eus le tort de laisser sur la table la lettre de vente signée par lui. En une seconde, Mathias de Gorne vit le parti qu’il pourrait tirer de mon oubli. Garder sa propriété, garder sa femme… et garder l’argent. Prestement il escamota la feuille, m’asséna sur la tête un coup de crosse, jeta son fusil et m’étreignit à la gorge de ses deux mains. Mauvais calcul. Plus fort que lui, après une lutte assez vive qui dura peu, je le maîtrisai et l’attachai avec une corde qui traînait dans un coin.

« Monsieur le substitut, si la décision de mon adversaire avait été brusque, la mienne ne fut pas moins rapide. Puisque, somme toute, il avait accepté le marché, je l’obligerais à tenir ses engagements, du moins dans la mesure où j’y étais intéressé. En quelques bonds, je montai jusqu’au premier étage.

« Je ne doutais point que Mme de Gorne ne fût là et qu’elle n’eût entendu le bruit de nos discussions. Éclairé par une lampe de poche, je visitai trois chambres. La quatrième était fermée à clef. Je frappai. Aucune réponse. Mais je me trouvais à l’un de ces moments où nul obstacle ne vous arrête. Dans l’une des chambres, j’avais aperçu un marteau. Je le ramassai et démolis la porte.

« Natalie de Gorne était là, en effet, couchée à terre, évanouie. Je la pris dans mes bras, redescendis et passai par la cuisine. Dehors, en voyant la neige, je songeai bien que mes traces seraient faciles à suivre, mais qu’importait ? Avais-je à dépister Mathias de Gorne ? Nullement. Maître des 60,000 francs, maître du papier où je m’engageais à lui verser une somme égale le jour du divorce, maître de son domaine, il s’en irait, me laissant Natalie de Gorne. Rien n’était changé entre nous, sauf une chose : au lieu d’attendre son bon plaisir, j’avais saisi tout de suite le gage précieux que je convoitais. Ce n’était donc pas un retour offensif de Mathias de Gorne que je redoutais, mais bien plutôt les reproches et l’indignation de Natalie de Gorne. Que dirait-elle, une fois près de moi, captive ?

« Les raisons pour lesquelles je n’eus point de reproche, monsieur le substitut, Mme de Gorne, je crois, a eu la franchise de vous les dire. L’amour appelle l’amour. Chez moi, cette nuit, brisée par l’émotion, elle m’a fait l’aveu de ses sentiments. Elle m’aimait comme je l’aimais. Nos destinées se confondaient. Elle et moi, nous partîmes ce matin, à 5 heures…, sans prévoir un instant que la justice pouvait nous demander des comptes. »

Le récit de Jérôme Vignal était fini. Il l’avait débité tout d’un trait, comme un récit appris par cœur et auquel rien ne peut être changé.

Il y eut un instant de répit. Dans le réduit où ils se cachaient, Hortense et Rénine n’avaient pas perdu une seule des paroles prononcées. La jeune femme murmura :

— Tout cela est fort possible, et, en tout cas, très logique.

— Restent les objections, fit Rénine. Écoutez-les. Elles sont redoutables. Il y en a une surtout…

Celle-ci, le substitut du procureur la formula dès l’abord :

— Et M. de Gorne, dans tout cela ?…

— Mathias de Gorne ? demanda Jérôme.

— Oui, vous m’avez raconté avec un grand accent de sincérité une suite de faits que je suis tout disposé à admettre. Malheureusement, vous oubliez un point d’une importance capitale : qu’est devenu Mathias de Gorne ? Vous l’avez attaché dans cette pièce. Or, ce matin, il n’y était pas, dans cette pièce.

— Naturellement, monsieur le substitut. Mathias de Gorne, acceptant, en fin de compte, le marché, s’en est allé.

— Par où ?

— Sans doute par le chemin qui conduit chez son père.

— Où sont les empreintes de ses pas ? Cette nappe de neige qui nous entoure est un témoin impartial. Après votre duel avec lui, on vous voit, sur la neige, vous éloigner. Pourquoi ne le voit-on pas, lui ? Il est venu, et il n’est pas reparti : où se trouve-t-il ? Aucune trace. Ou plutôt…

Le substitut baissa la voix :

— Ou plutôt, si, quelques traces sur le chemin du puits, et autour du puits… quelques traces qui prouvent que la lutte suprême a eu lieu là… Et après, rien… plus rien…

Jérôme haussa les épaules.

— Vous m’avez déjà parlé de cela, monsieur le substitut, et, cela, c’est une accusation de meurtre contre moi. Je n’y répondrai point.

— Me répondrez-vous sur le fait qu’on a ramassé votre revolver à vingt mètres du puits ?

— Pas davantage.

— Et sur l’étrange coïncidence de ces trois coups de feu entendus dans la nuit, et de ces trois balles qui manquent à votre revolver ?

— Non, monsieur le substitut. Il n’y a pas eu, comme vous le croyez, de lutte suprême auprès du puits, puisque j’ai laissé M. de Gorne attaché dans cette pièce et que j’ai laissé également mon revolver. Et, d’autre part, si l’on a entendu des coups de feu, ils ne furent pas tirés par moi.

— Coïncidences fortuites, alors ?

— C’est à la justice de les expliquer. Mon unique devoir est de dire la vérité, et vous n’avez pas le droit de m’en demander davantage.

— Si cette vérité est contraire aux faits observés ?

— C’est que les faits ont tort, monsieur le substitut.

— Soit. Mais, jusqu’au jour où la justice pourra les mettre d’accord avec vos assertions, vous comprendrez l’obligation où je suis de vous garder à la disposition du Parquet.

— Et Mme de Gorne ? demanda Jérôme anxieusement.

Le substitut ne répondit pas. Il s’entretint avec le commissaire, puis avec un des agents, auquel il donna l’ordre de faire avancer une des deux automobiles. Ensuite, il se tourna vers Natalie.

Madame, vous avez entendu la déposition de M. Vignal. Elle concorde absolument avec la vôtre. En particulier, M. Vignal affirme que vous étiez évanouie quand il vous a emportée. Mais cet évanouissement a-t-il persisté durant le trajet ?

On eût dit que le sang-froid de Jérôme avait encore affermi l’assurance de la jeune femme. Elle répliqua :

— Je ne me suis réveillée qu’au château, monsieur.

— C’est bien extraordinaire. Vous n’avez pas entendu les trois détonations que presque tout le village a entendues ?

— Je ne les ai pas entendues.

— Et vous n’avez rien vu de ce qui s’est passé près du puits ?

— Il ne s’est rien passé, puisque Jérôme Vignal l’affirme.

— Alors, qu’est devenu votre mari ?

— Je l’ignore.

— Voyons, madame, vous devriez pourtant aider la justice et nous faire part tout au moins de vos suppositions. Croyez-vous qu’il y ait eu accident, et que M. de Gorne, qui avait vu son père et qui avait bu plus que de coutume, ait pu perdre l’équilibre et tomber dans le puits ?

— Quand mon mari est rentré de chez son père, il n’était nullement en état d’ivresse.

— Son père l’a déclaré cependant. Son père et lui avaient bu deux ou trois bouteilles de vin.

— Son père se trompe.

— Mais la neige ne se trompe pas, madame, fit le substitut avec irritation. Or les traces de pas sont toutes sinueuses.

— Mon mari est rentré à huit heures et demie, monsieur, avant la chute de la neige.

Le substitut frappa du poing…

— Mais enfin, madame, vous parlez contre l’évidence même !… Cette nappe de neige est impartiale !… Que vous soyez en contradiction avec ce qui ne peut pas être contrôlé, je l’admets ! Mais cela, des pas dans la neige… dans la neige…

Il se contint.

L’automobile arrivait devant les fenêtres. Prenant une décision brusque, il dit à Natalie :

— Vous voudrez bien vous tenir à la disposition de la justice, madame, et attendre dans ce Manoir…

Et il fit signe au brigadier d’emmener Jérôme Vignal dans l’automobile.

La partie était perdue pour les deux amants. À peine réunis, ils devaient se séparer et se débattre, loin l’un de l’autre, contre les accusations les plus troublantes.

Jérôme avança d’un pas vers Natalie. Ils échangèrent un long regard douloureux. Puis il s’inclina devant elle et se dirigea vers la sortie, à la suite du brigadier de gendarmerie.

— Halte ! cria une voix… Demi-tour, brigadier !… Jérôme Vignal, pas un mouvement !

Interloqué, le substitut leva la tête, ainsi que les autres personnages. La voix venait du haut de la salle. L’œil-de-bœuf s’était ouvert, et Rénine, penché par là, gesticulait :

— Je désire que l’on m’entende !… J’ai plusieurs remarques à faire… une surtout à propos de la sinuosité des traces… Tout est là !… Mathias n’avait pas bu… Mathias n’avait pas bu…

Il s’était retourné et avait passé les deux jambes par l’ouverture, tout en disant à Hortense, qui, stupéfaite, essayait de le retenir :

— Ne bougez pas, chère amie… Il n’y a aucune raison pour qu’on vienne vous déranger.

Et lâchant les mains, il se laissa tomber dans la salle.

Le substitut semblait ahuri :

— Mais enfin, monsieur, d’où venez-vous ? Qui êtes-vous ?

Rénine brossa ses vêtements maculés de poussière et répondit :

— Excusez-moi, monsieur le substitut, j’aurais dû prendre le chemin de tout le monde. Mais j’étais pressé. En outre, si j’étais entré par la porte au lieu de tomber du plafond, mes paroles auraient produit moins d’effet.

Le substitut s’approcha, furieux.

— Qui êtes-vous ?

— Le prince Rénine. J’ai suivi l’enquête du brigadier, ce matin. N’est-ce pas, brigadier ? Depuis, je cherche, je me renseigne. Et c’est ainsi que, désireux d’assister à l’interrogatoire, je me suis réfugié dans une petite pièce isolée…

— Vous étiez là ! Vous avez eu l’audace !…

— Il faut avoir toutes les audaces, quand il s’agit de la vérité. Si je n’avais pas été là, je n’aurais pas recueilli précisément la petite indication qui me manquait. Je n’aurais pas su que Mathias de Gorne n’était pas ivre le moins du monde. Or, voilà le mot de l’énigme. Quand on sait cela, on connaît la vérité.

Le substitut se trouvait dans une situation assez ridicule. N’ayant point pris les précautions nécessaires pour que le secret de son enquête fût observé, il lui était difficile d’agir contre cet intrus. Il bougonna :

— Finissons-en. Que demandez-vous ?

— Quelques minutes d’attention.

— Et pourquoi ?

— Pour établir l’innocence de M. Vignal et de Mme de Gorne.

Il avait cet air calme, cette sorte de nonchalance qui lui était particulière aux minutes d’action, et lorsque le dénouement du drame ne dépendait plus que de lui. Hortense frissonna, pleine d’une foi immédiate.

— Ils sont sauvés, pensa-t-elle avec émotion. Je l’avais prié de protéger cette femme et il la sauve de la prison, du désespoir.

Jérôme et Natalie devaient éprouver cette même impression d’espoir soudain, car ils s’étaient avancés l’un vers l’autre, comme si cet inconnu, descendu du ciel, leur avait déjà donné le droit de joindre leurs mains.

Le substitut haussa les épaules.

— Cette innocence, l’instruction aura tous les moyens de l’établir elle-même, quand le moment sera venu. Vous serez convoqué.

— Il serait préférable de l’établir tout de suite. Un retard pourrait avoir des conséquences fâcheuses.

— C’est que je suis pressé…

— Deux à trois minutes suffiront.

— Deux à trois minutes pour expliquer une pareille affaire !…

— Pas davantage.

— Vous la connaissez donc si bien ?

— Maintenant, oui. Depuis ce matin, j’ai beaucoup réfléchi.

Le substitut comprit que ce monsieur était de ceux qui ne vous lâchent pas et qu’il n’y avait qu’à se résigner. D’un ton un peu goguenard, il lui dit :

— Vos réflexions vous permettent-elles de nous fixer l’endroit où se trouve M. Mathias de Gorne actuellement ?

Rénine tira sa montre et répliqua :

— À Paris, monsieur le substitut.

— À Paris ? Donc, vivant ?

— Donc vivant, et, de plus, en excellente santé.

— Je m’en réjouis. Mais, alors, que signifient les pas autour du puits, et la présence de ce revolver, et ces trois coups de feu ?

— Mise en scène, tout simplement.

— Ah ! ah ! Mise en scène imaginée par qui ?

— Par Mathias de Gorne lui-même.

— Bizarre ! Et dans quel but ?

— Dans le but de se faire passer pour mort et de combiner les choses de telle façon que, fatalement, M. Vignal soit accusé de cette mort, de cet assassinat.

— L’hypothèse est ingénieuse, approuva le substitut, toujours ironique. Qu’en pensez-vous, monsieur Vignal ?

Jérôme répondit :

— C’est une hypothèse que j’avais entrevue moi-même, monsieur le substitut. Il est très admissible qu’après notre lutte et après mon départ Mathias de Gorne ait formé un nouveau plan où, cette fois, la haine trouvait son compte. Il aimait et détestait sa femme. Il m’exécrait. Il se sera vengé.

— Vengeance qui lui coûterait cher, puisque, selon vos assertions, Mathias de Gorne devait recevoir de vous une nouvelle somme de 60 000 francs.

— Cette somme, monsieur le substitut, il la récupérait d’un autre côté. L’examen de la situation financière de la famille de Gorne m’avait, en effet, révélé que le père et le fils avaient contracté une assurance sur la vie au profit l’un de l’autre. Le fils mort, ou passant pour mort, le père touchait cette assurance et dédommageait son fils.

— De sorte, dit le substitut en souriant, que, dans toute cette mise en scène, M. de Gorne père serait complice de son fils.

Ce fut Rénine qui riposta :

— Précisément, monsieur le substitut. Le père et le fils sont d’accord.

— On retrouvera donc le fils chez le père ?

— On l’y aurait retrouvé cette nuit.

— Qu’est-il devenu ?

— Il a pris le train à Pompignat.

— Suppositions que tout cela !

— Certitude.

— Certitude morale, mais pas la moindre preuve, avouez-le…

Le substitut n’attendit pas la réponse à la question posée. Jugeant qu’il avait témoigné d’une bonne volonté excessive et que la patience a des bornes, il mit fin à la déposition.

— Pas la moindre preuve, répéta-t-il en prenant son chapeau. Et surtout… surtout, rien dans vos paroles qui puisse contredire, si peu que ce soit, les affirmations de cet implacable témoin, la neige. Pour aller chez son père, il a fallu que Mathias de Gorne sortît d’ici. Par où ?

— Mon Dieu, M. Vignal vous l’a dit, par le chemin qui va d’ici chez son père.

— Pas de traces sur la neige.

— Si.

— Mais celles-là le montrent venant ici, et non pas s’en allant d’ici.

— C’est la même chose.

— Comment cela ?

— Certes. Il n’y a pas qu’une façon de marcher. On n’avance pas toujours en marchant devant soi.

— De quelle autre manière peut-on avancer ?

En reculant, monsieur le substitut.

Ces quelques mots, prononcés simplement, mais d’un ton net qui détachait les syllabes les unes des autres, provoquèrent un grand silence. Du premier coup, chacun en comprenait la signification profonde, et, l’adaptant à la réalité, apercevait dans un éclair cette vérité impénétrable qui semblait soudain la chose la plus naturelle du monde.

Rénine insista, et, marchant à reculons vers la fenêtre, il disait :

— Si je veux m’approcher de cette fenêtre, je puis évidemment marcher droit sur elle, mais je puis aussi bien lui tourner le dos et marcher en arrière. Dans les deux cas, le but est atteint.

Et, tout de suite, il reprit avec force :

— Je résume. À huit heures et demie, avant la tombée de la nuit, M. de Gorne venait de chez son père. Donc aucune trace, puisque la neige n’avait pas encore tombé. À neuf heures moins dix, M. Vignal se présente, sans laisser non plus la moindre trace de son arrivée. Explication entre les deux hommes. Conclusion du marché. Ils se battent. Mathias de Gorne est vaincu. Trois heures se sont passées ainsi. Et c’est alors, M. Vignal ayant enlevé Mme de Gorne et s’étant enfui, que Mathias de Gorne, ulcéré, furieux, mais entrevoyant tout à coup la plus terrible des vengeances, conçoit l’idée ingénieuse d’exploiter contre son ennemi cette neige dont on invoque maintenant le témoignage et qui a couvert le sol pendant un intervalle de trois heures. Il organise donc son propre assassinat, ou plutôt l’apparence de son assassinat et de sa chute au fond du puits, et il s’éloigne à reculons, pas à pas, inscrivant sur la page blanche son arrivée au lieu de son départ. Je m’explique clairement, n’est-ce pas, monsieur le substitut ? inscrivant sur la page blanche son arrivée au lieu de son départ.

Le substitut avait cessé de ricaner. Cet importun, cet original, lui paraissait subitement un personnage digne d’attention et de qui il ne convenait point de se moquer.

Il lui demanda :

— Et comment serait-il parti de chez son père ?

— En voiture, tout simplement.

— Qui le conduisait ?

— Son père.

— Comment le savez-vous ?

— Ce matin, le brigadier et moi, nous avons vu la voiture et nous avons parlé au père alors que celui-ci se rendait, comme de coutume, au marché. Le fils était couché sous la bâche. Il a pris le train à Pompignat. Il est à Paris.

Les explications de Rénine, selon sa promesse, avaient à peine duré cinq minutes. Il ne les avait appuyées que sur la logique et la vraisemblance. Et cependant il ne restait plus rien du mystère angoissant où l’on se débattait. Les ténèbres étaient dissipées. Toute la vérité apparaissait. Mme de Gorne pleurait de joie. Jérôme Vignal remerciait avec effusion le bon génie qui, d’un coup de baguette, changeait le cours des événements.

— Regardons ensemble ces traces, voulez-vous, monsieur le substitut ? reprit Rénine. Le tort que nous avons eu, ce matin, le brigadier et moi, c’est de ne nous occuper que des empreintes laissées par le soi-disant assassin et de négliger celles de Mathias de Gorne. Pourquoi eussent-elles attiré notre attention ? Or, justement, le nœud de toute l’affaire est là.

Ils sortirent dans le verger et s’approchèrent de la piste. Il ne fut pas besoin d’un long examen pour constater que beaucoup de ces empreintes étaient gauches, hésitantes, trop enfoncées du talon ou de la pointe, différentes les unes des autres par l’ouverture des pieds.

— Gaucherie inévitable, dit Rénine. Il eût fallu à Mathias de Gorne un véritable apprentissage pour conformer sa marche arrière à sa marche avant, et son père et lui ont dû le sentir, tout au moins en ce qui concerne les zigzags que l’on peut voir, puisque le père de Gorne a eu soin d’avertir le brigadier que son fils avait bu un coup de trop.

Et Rénine ajouta :

— C’est même la révélation de ce mensonge qui m’a éclairé subitement. Lorsque Mme de Gorne a certifié que son mari n’était pas ivre, j’ai pensé aux empreintes et j’ai deviné.

Le substitut prit franchement son parti de l’aventure et se mit à rire.

— Il n’y a plus qu’à mettre des agents aux trousses du pseudo-mort.

— En vertu de quoi, monsieur le substitut ? fit Rénine. Mathias de Gorne n’a commis aucun délit. Piétiner les alentours d’un puits, placer plus loin un revolver qui ne lui appartient pas, tirer trois coups de feu, s’en aller chez son père à reculons, il n’y a rien de répréhensible. Que pourrait-on lui réclamer ? Les 60,000 francs ? Je suppose que ce n’est pas l’intention de M. Vignal et qu’il ne déposera aucune plainte ?

— Certes non, déclara Jérôme.

— Alors, quoi, l’assurance au profit du survivant ? Mais il n’y aurait délit que si le père en réclamait le paiement. Et cela m’étonnerait fort. Tenez, d’ailleurs, le voici, le bonhomme. Nous allons être fixés sans plus tarder.

Le vieux de Gorne arrivait en effet en gesticulant. Sa figure bonasse se plissait pour exprimer le chagrin et la colère :

— Mon fils ? Paraît qu’il l’a tué… Mon pauvre Mathias mort ! Ah ce bandit de Vignal !

Et il montrait le poing à Jérôme.

Le substitut lui dit brusquement :

— Un mot, monsieur de Gorne. Est-ce que vous avez l’intention de faire valoir vos droits sur une certaine assurance ?

— Dame, fit le vieux, malgré lui…

— C’est que votre fils n’est pas mort ? On dit même que, complice de ses petites manigances, vous l’avez fourré sous votre bâche et conduit à la gare.

Le bonhomme cracha par terre, étendit la main comme s’il allait prononcer un serment solennel, demeura un instant immobile, et puis, soudain, se ravisant, faisant volte-face avec un cynisme ingénu, le visage détendu, l’attitude conciliante, il éclata de rire :

— Gredin de Mathias ! alors il voulait se faire passer pour mort ? Quel sacripant ! Et il comptait sur moi peut-être pour toucher l’assurance et la lui envoyer ? Comme si j’étais capable d’une pareille saloperie !… Tu ne me connais pas, mon petit…

Et, sans demander son reste, secoué d’une hilarité de bon vivant que divertit une histoire amusante, il s’éloigna, en ayant soin cependant de poser ses grosses bottes à clous sur chacune des empreintes accusatrices laissées par son fils.


Plus tard, lorsque Rénine retourna au Manoir afin de délivrer Hortense, la jeune femme avait disparu.

Il se présenta chez la cousine Ermelin. Hortense lui fit répondre qu’elle s’excusait, mais que, un peu lasse, elle prenait un repos nécessaire.

— Parfait, tout va bien, pensa Rénine. Elle me fuit. Donc, elle m’aime. Le dénouement approche.