Des deux individus exhibés sous le nom d’Hommes-chiens

DES DEUX INDIVIDUS EXHIBÉS
SOUS LE NOM D’HOMMES-CHIENS.

C’est sous ce nom très-peu scientifique, comme on voit, que l’on présente au public parisien un paysan russe et son fils âgé de trois ans, qui doivent aux longs poils soyeux qui couvrent tout leur visage, de faire le tour de l’Europe. Cette bizarrerie est d’ailleurs la seule justification du nom dont les ont affublés les plaisants de notre capitale.

Ces individus, examinés récemment par quelques anthropologistes, sont en outre remarquables par l’atrophie du système dentaire. Nous passerons successivement en revue chacune de ces difformités, et nous verrons que ce n’est pas une simple coïncidence qui les fait rencontrer toutes deux chez les mêmes individus.

Andrian Jeftichjew, dit l’Homme-Chien, dessiné d’après nature.

Cet homme, appelé Andrian Jeftichjew, se présente vêtu de la chemise de soie rouge que portent les propriétaires russes. Il est né dans le gouvernement de Kostroma, pays couvert de forêts ; il a cinquante-cinq ans. Quoique de taille moyenne, il est taillé en Hercule ; sa démarche est lourde, son intelligence obtuse, ainsi que doit l’être d’ailleurs celle de tout paysan russe. Disons enfin qu’il a été strumeux dans son enfance, ainsi que l’attestent les taches blanches que l’on remarque au-devant de sa pupille.

Les longs poils qui couvrent tout son visage sont d’un blond assez sale. Relevés sur le front pour ne pas gêner la vue, ils tombent du nez, des tempes, des joues, et surtout de l’intérieur des conduits auditifs, en longues mèches soyeuses d’une longueur de 7 à 8 centimètres qui donnent à leur porteur la physionomie d’un chien griffon.

Le devant de la poitrine est couvert de poils serrés et nombreux ; ses avant-bras ont des poils follets assez, longs, mais clair-semés. Nous aurions voulu examiner le reste du corps, mais l’homme refusa absolument de se déshabiller.

On se tromperait si on attribuait cette difformité à une extension de la barbe à tout le visage. Loin de là, cet homme ne possède à vrai dire ni barbe, ni sourcils, ni même de cils, enfin, aucun des poils normaux du visage humain. Il est impossible en effet de confondre avec les poils rudes de la barbe, ces longs filaments plus fins et plus soyeux que les cheveux. Pour mieux établir cette différence, j’ai comparé au microscope un des poils qui poussent sur le menton d’Andrian, avec un poil d’une barbe très-douce. Ce dernier, ayant près de 15/100 de millimètre, était trois fois plus épais. J’ai comparé également au microscope un des poils qui poussent sur sa tête avec un cheveu ordinaire ; celui-ci était de plus de moitié plus épais.

De quelle nature sont donc ces poils longs, fins et soyeux, sans moelle, développés en foule sur le visage de cet homme ? Nous croyons que ce sont les poils follets répandus normalement sur le visage humain, qui ont pris ici une longueur extraordinaire, sans augmenter de beaucoup de grosseur.

Notre visage, en effet, est en temps normal, littéralement couvert de poils extrêmement nombreux et serrés mais invisibles, tant ils sont fins et courts. Et ici je ne puis mieux faire que citer notre plus savant anatomiste, M. Sappey : « Sur la peau des ailes et du lobe du nez, les poils sont aussi rapprochés que ceux qui végètent au-devant des lèvres et du menton. Le pavillon de l’oreille, dont la peau est si mince et si douce au toucher, présente lorsqu’on l’examine à la loupe, une véritable forêt de poils. Il en est de même de la peau plus mince et plus transparente encore qui recouvre les paupières. Le sein le plus blanc et le plus uni en est ombragé sur toute sa surface. »

On conçoit que cette forêt microscopique dont parle le savant professeur puisse croître au point d’acquérir les dimensions que nous lui voyons chez notre paysan russe. Nous verrons tout à l’heure que cette exubérance du système pileux a été déjà, mais bien rarement observée.

Passons à présent à son petit garçon, Fédor. Il est âgé de trois ans ; il est très-vif et paraît plus intelligent que son père, comme la plupart des enfants du peuple. Son visage est également velu, et il le sera peut-être plus que son père ; à présent, les poils sont plus blonds, plus courts et encore plus fins ; ils sont disposés sur son nez en forme de couronne, ce qui donne au visage une expression singulière.

Le soi-disant Russe qui a conduit ces deux hommes à Paris raconte que la mère, morte depuis peu de temps était également poilue, et ne donne aucun autre détail sur leur famille. Il raconte, en outre, qu’Andrian Jeftichjew est un « homme des bois » vivant dans les forêts, se nourrissant de racines, etc., renseignements qui ne méritent qu’une confiance relative.

Un phénomène d’une haute importance, parce qu’il se rattache à plusieurs autres du même ordre, est relatif à la denture de ces individus. Le père n’a que 5 dents en tout, une en haut et 4 en bas, et on nous dit qu’elles n’ont poussé qu’à l’âge de 17 ans, et son fils n’en a que 4 en bas et pas une seule en haut. Or les quelques individus velus dont on connaît les observations avaient également des mâchoires fort mal garnies. On a souvent parlé d’une danseuse espagnole, Julia P…, qui vécut assez longtemps à Londres, et dont le visage (d’ailleurs parfaitement hideux), était tout couvert de poils, assez semblables à ceux d’Andrian, mais plus roides, je crois ; le savant dentiste, le docteur Magitot, a bien voulu me montrer le moule des deux mâchoires de cette horrible personne ; eh bien, on y constate l’absence des dents de sagesse en bas et en haut, celle des incisives inférieures et de plusieurs autres dents. Ce n’est donc pas sans surprise qu’on lit ensuite dans M. Darwin que Julia P… possédait double rangée de dents. — La jeune Espagnole en question possédait, entre autres agréments, d’énormes tumeurs fongueuses des gencives, ce qui donnait à sa bouche l’extérieur d’un museau de singe, mais il me parait difficile de confondre ces masses rouges et charnues avec des dents.

Des voyageurs anglais ont observé dans la Birmanie une famille de 4 personnes (le père, la fille et deux petits-fils) absolument velues. Il n’y avait de nu, au moins chez l’homme, que les mains et les pieds. Tous avaient des râteliers fort incomplets. De même qu’Andrian, l’Indien d’Ava, Shwe Maong, n’avait ni barbe, ni sourcils ; la tête et le tronc étaient couverts de poils soyeux, venus à l’âge de 6 ans ; il n’avait que 9 dents.

Tels sont les exemples les plus authentiques d’hommes velus que je connaisse, et on voit que chez tous, on observe simultanément à la vigueur du système pileux un état misérable du système dentaire. Évidemment il n’y a pas là une simple coïncidence.

Nous admettrons donc, avec M. Darwin, une relation entre ces deux systèmes, et voyant, dans les exemples précédents, l’un péricliter tandis que l’autre prospère, nous dirons avec lui qu’il y a eu ici balancement entre eux. D’autres faits observés chez les animaux nous montreront la sympathie qui lie quelquefois leur sort.

Tout le monde sait qu’en passant à l’état de cochon, le sanglier perd à la fois sa rude fourrure et ses redoutables défenses. Ici, les dents ne diminuent pas en nombre, mais en puissance ; le système dentaire s’atrophie.

On a pu voir à la récente exposition des chiens, au Jardin d’acclimatation, plusieurs espèces de chiens nus. Tels sont les chiens égyptiens, les chiens turcs, les seuls balayeurs de Constantinople, enfin les chiens dont se régalent les Chinois. Eh bien, ces animaux ont des mâchoires très-incomplétement garnies, et qui certainement ne leur permettraient pas de vivre à l’état sauvage. Ces exemples semblent indiquer certaines relations entre le développement des poils et celui des dents, mais le lecteur voit combien ces relations sont mal connues, et combien de nouvelles observations sont nécessaires pour les éclairer.

Mais nous voilà bien loin d’Andrian et de Fédor. On peut se demander à quelle cause il faut attribuer leurs deux anomalies. Il faut, comme dans les cas de ce genre, interroger : 1o le milieu dans lequel ils ont vécu ; 2o l’état de leurs ancêtres. — Nous ne prétendons pas établir à quelle cause il faut s’attacher davantage, mais la question méritait d’être posée. Les milieux ont une influence des plus promptes sur la toison des animaux ; ainsi nos moutons changent sous les tropiques leurs riches toisons contre une jarre courte et rare ; par contre, les animaux qui viennent des pays chauds, dans notre jardin d’acclimatation, acquièrent en quelques années une robe protectrice. Mais, sur le système pileux de l’homme, les milieux paraissent avoir peu d’influence.

Nous ne connaissons pas les ancêtres d’Andrian, mais nous voyons qu’il a transmis sa difformité à son fils ; celle-ci peut donc être héréditaire, comme elle l’a été durant trois générations chez les Birmans que je citais tout à l’heure. Nous ne parlons pas des parents de la danseuse Julia ; ils sont l’un et l’autre inconnus.

L’hérédité est une cause trop puissante pour que nous n’en tenions pas le plus grand compte. Elle nous paraît la cause la plus probable de la difformité qui nous occupe.

Terminons par un nouveau trait anthropologique touchant Andrian Jeftichjew ; ceux qui regardent la religiosité comme caractérisant l’humanité apprendront avec intérêt que cet homme-chien, doué d’ailleurs d’une intelligence moins que rustique, destine tout l’argent qu’il pourra récolter à un ordre religieux de son pays, pour faire dire des prières après sa mort, car il tient, paraît-il, à porter son affreux visage en paradis.

Dr J. Bertillon.